YUN Ji Sun - E

publicité
20on
UNIVERSITE PARIS 8 - VINCENNES-SAINT-DENIS
ECOLE DOCTORALE - « PRATIQUES ET THEORIES DU SENS »
THÈ SE
pour l'obtention du grade de
Docteur de l'université Paris 8 –VINCENNES-SAINT-DENIS
Discipline : Philosophie
Présentée et soutenue publiquement par
YUN
Ji Sun
Pluralité et corrélation des valeurs
sous le regard de l’intuition
- Sous-titre : L’examan du rapport des valeurs à un infini
négatif par le biais d’une intuition dé-synthétisante
soutenue au 18 Janvier 2013
Jury
-M. Stéphane Douailler(Université Paris 8, Directeur de thèse)
-M. Christian Godin(Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, Prérappporteur)
-M. Jean-Clet Martin(Directeur de programme du Collègue International
de philosophie, habilité à diriger la recherche, Pré-rapporteur)
-M. Patrice Vermeren(Université Paris 8, Président du jury)
1
2
Remerciements
A mes chers parents, ma sœur, Ji-Yeong YUN, et à mon tony, Anthony
CHADUC.
3
Résumé en français
La thèse se donne pour but de déstabiliser la configuration synthético-analytique en
vertu de laquelle les valeurs s’ordonnent dans un système.
Opposant l’agrégat
chaotique au système architectonique, elle entreprend de décéler un rapport enfoui des
valeurs à un infini négatif : celui du vrai à une volonté de vérité, du bien à un mal
radical, du beau à un monstrueux. A cet effet elle fait appel à une intuition désynthétique pour révéler la tension cachée entre ces termes, éparpiller l’unité molaire du
système et offrir la pleine jouissance des excès libertins de l’infini négatif. Si le vrai, le
bien et le beau sont des valeurs résultant du mouvement centripète de la raison,
l’agrégat chaotique résulte pour sa part d’un mouvement centrifuge de l’illimité
indéterminé. Il relève du dehors de la raison. Parler de liberté sans Loi et de chaos est
rendu possible par les ressources d’une intuition dé-synthétisante qui s’oppose à
l’activité synthétique de la raison. Cette liberté sans Loi est ordinairement représentée
d’un point de vue moral comme mal radical, et d’un point de vue esthétique comme
monstrueux. Mais le mal radical et le monstrueux consistent en réalité à se confronter
au Néant et au sans fond de l’infini négatif lorsque le jeu des tensions décelable dans
les valeurs est mené jusqu’à l’extrême de son indétermination sans recourir à un
aucun point d’attache stable. Sous cet aspect la thèse se veut une contribution aux
entreprises de pensée qui travaillent à opposer une pluralité dé-synthétique à l’unité
synthétique ainsi qu’une corrélation-connexion rhizomatique à la division analytique
du divers.
Résumé en anglais
The thesis gives to destabilize the configuration synthético-analytical whereby
values are ordered in a system. Between the aggregate chaotic system architectural
she began to detect a relative buried values to negative infinity: the true desire of
4
truth, good for a radical evil, of a beautiful monster. For this purpose it uses a desynthetic intuition to reveal the hidden tension between these terms, unit molar
scattering system and provide the full enjoyment of libertine excess negative
infinity. If true, the good and the beautiful are the values resulting from the
centripetal movement of reason, the aggregate results for the chaotic part of a
centrifugal movement of unlimited undetermined. It is outside of reason. Talk
about freedom without law and chaos is made possible by the resources of a desynthesizing intuition that opposes the synthetic activity of reason. This freedom
without law is usually represented a moral point of view as radical evil, and an
aesthetic point of view as monstrous. But radical evil and monstrous actually
consist to confront the Void and bottomless negative infinity when the game
voltages detected in the values is carried to the extreme of its indeterminacy
without resorting to any point permanent attachment. In this respect the thesis is a
contribution to thinking companies working to oppose a plurality de-synthetic
synthetic unity and correlation-rhizomatic connection to various analytical
division.
Mots-clés en français
Système,
agrégat
chaotique,
déterritorialisation,
intuition
dé-
synthétisante, chaos, infini négatif, monstrueux, mal radical, moléculaire,
immanence, etc.
Mots-clés en anglais
System, chaotic aggregate, deterritorialization, de-synthetic intuition,
chaos, negative infinity, monstrous, evil radical, molecular, immanence, etc..
-
Laboratoire
d’études
et
de
recherches
5
sur
les
logiques
contemporaines de la philosophie(LLCP)- Université Paris VIII, 2
Rue de la Liberté 93526 Saint-Denis cedex 2
TABLE DES MATIERES
Remerciements …………………………………………………………. 3
Résumé……………………………………………………………………… 4-5
Pluralité et corrélation des valeurs sous le regard de
l’intuition
INTRODUCTION ……………………………………............................................ 9
Chapitre I. Le réaménagement du discours sur l’être : la temporalité, la vie et
la valeur
I–1
Le renversement du discours sur l’être et l’altérité…………………. 35
I- 2 L’être en termes de l’individuation et de la vie et sa spatio-temporalité
spécifique……………………………………………………………………………………... 57
I – 3 L’examen du lien entre l’être et la pensée et la déterritorialisation de la
notion d’être…………………………………………………………………………………. 81
I- 4 La nouvelle épochè à l’usage de l’abolition du régime de l’ego……. 100
І - 5 La considération de la relation des trois valeurs dans la dimension de
l’existence……………………………………………………………………………………… 115
6
Chapitre II. La critique de la connaissance et de la vérité
II- 1 La critique de la thèse kantienne concernant
le statut de la
connaissance…………………………………………………………. 124
II - 2 L’examen de la notion de vérité dans l’histoire de la philosophie et sa
construction en termes de la volonté de vérité………………. 139
II – 3 L’intuition comme instance pré-synthétique et dé-synthétique……148
Chapitre Ш. La critique de la morale
Ш-1. L’indéterminabilité de la volonté par la seule Loi éthique………….. 183
Ш-2 La question du mal radical en considération du rapport de la volonté à la
Loi…………………………………………………………………………………………………….. 198
Chapitre IV. Le beau, le sublime, le monstrueux
IV-1 La question du sublime et l’analyse de sa sublimation………….. 218
IV-2 Le jeu de dérèglement de forme entre le beau, le sublime et le
monstrueux……………………………………………………………………………. 229
Chapitre V. Le chaos et l’immanence
V-I L’horizon d’immanence et le chaos……………………………………. 245
V-II La critique de la théorie stoïcienne des devenirs incorporels : le corps et
les devenirs corporels…………………………………………………………….. 260
7
V –III La multiplicité moléculaire et l’agrégat chaotique : les réseaux-tiges de
micro-chaosmos…………………………………………………………………………. 268
CONCLUSION……………………………………………………………………………….. 276
Bibliographie………………………………………………………………………………….. 285 - 299
8
INTRODUCTION
____________________________________________
J’observe le grand mouvement des trois valeurs, intimement tissé,
semblable à celui des astres qui se rencontrent, s’influencent et se poussent, dans
mon esprit. On a considéré que les valeurs, vérité, bien, beau, circulèrent d’une
manière distincte les uns des autres sur chaque orbite rigoureusement séparée
dans le système existant de la philosophie. Mais est-ce qu’en réalité chaque
valeur mène son mouvement strictement isolé et indépendant, sans jamais en
9
rencontrer une autre? Imaginons d’entrer dans l’univers de ces valeurs où chaque
orbite se croiserait, se rétorderait intimement, et où leur mouvement fluide ne
cesse de rendre instable la « ligne d’articulation » 1 du système des valeurs. On
pensait que le « tracé territorial » 2 de chaque valeur était fixe et stable, mais en
fait, comme le remarquent G. Deleuze et F. Guattari dans Mille plateaux, leur
contour est une zone stratégique de « déterritorialisation » 3 qui consiste à défaire
l’agencement sédentaire et à dépasser la ligne de clôture. En ce sens les orbites
des valeurs sont dynamiquement instables et ouverts par leur mouvement
déterritorialisant. En plus, mes arguments tentent d’exposer que le vrai, le bien
et le beau se constituent au tour de l’articulation entre le vrai et le faux, le bien et
le mal et le beau et le monstrueux dans le sens où le rapport des premiers aux
seconds consiste en
leur rapport à l’indéterminé ; pour déceler ce rapport
inavoué, il nous faudrait l’intuition dé-synthétisante qui déstabilise l’acte
synthétisant de la raison et qui éclate la dissimulation de l’angoisse du Néant.
Mais avant d’explorer le mouvement des trois valeurs, examinons d’abord
en quoi consiste l’agencement de ces trois dernières dans le système existant de
la philosophie pour critiquer la caractéristique territorialisante et figée du
système. Il est peu probable de nier que la vérité, le bien et le beau en tant que la
triade de la valeur fondamentale 4 constituent le système de la philosophie au
sens où chaque domaine philosophique, soit métaphysique, soit éthique, soit
esthétique, est fondé sur l’une de ces trois dernières ; précisément Louis Lavelle
écrit ceci dans la préface du Traité des valeurs :
« La philosophie n’a jamais cessé de mettre la valeur au premier plan de
ses préoccupations, non point seulement, […], dans le domaine esthétique ou
dans le domaine moral, mais encore dans le domaine métaphysique. […] Les
valeurs intellectuelles correspondent à la connaissance des choses, les valeurs
1)
Dans Mille plateaux G. Deleuze assimile la ligne d’articulation à celle de
segmentarité et celle des territorialité, et il l’oppose à la ligne de fuite.
2 ) G. Deleuze et F. Guattrai, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1991.
3 ) Ibid.
) « Selon la philosophie des valeurs, la valeur englobe les différentes sortes de
valeurs, mais principalement elle est celle qui constitue le vrai, le bien et le beau » la définition du terme « valeur », Paul Fouquié, Dictionnaire de la langue
philosophique, Paris, P.U.F., 1969
4
10
morales concernent tous les actes que l’on doit accomplir et les valeurs
esthétiques sont liées à l’appréciation artistique, esthétique des objets ».5
Sur le canevas du système ces trois éléments sembleraient peu se fondre,
du fait que la valeur essentielle ne permet jamais de se fonder les unes sur les
autres et que chaque domaine philosophique en tant que sphère indépendante
dans le système repose sur une scission rigoureuse entre ces valeurs afin
d’imposer leur autonomie. L’enjeu de la thèse du texte cité, c’est d’analyser les
valeurs en tant qu’éléments essentiels du système philosophique qui ont bâti
chaque domaine. Il est vrai que les systèmes de la philosophie ont proposé
généralement de fortes séparations entre ces trois dernières, jusqu’à en faire des
chapitres distincts. Rickert Heinrich le confirme dans le système des valeurs et
autres articles :
« […] Si l’on jette en effet un regard sur l’histoire de la philosophie des
valeurs depuis Kant, tout se passe comme si s’était déjà formée une division si
profonde des valeurs dans lesquelles se tiennent les problèmes philosophiques
que l’accord général y règne au quatre espèces de valeurs-les valeurs logiques,
esthétiques, éthiques, et les valeurs religieuses-et, moyennant le partage entre
vie
scientifique,
vie
artistique,
vie
éthique
et
vie
religieuse
ou
« métaphysique », le domaine peut valoir comme un domaine clos, pourvu
qu’on prenne ces concepts de manière suffisamment large. En principe, on n’a
pas été plus loin, du moins jusqu’à présent. Même la philosophie des valeurs la
plus englobante qui soit tentée de nos jours ne va pas au-delà de cette
quadripartition. […] » 6.
De là nous pouvons remarquer que le système philosophique a tendance à
se répartir7 en trois ou quatre domaines selon les valeurs correspondantes, et le
vrai, le bien et le beau édifient par le biais du système leurs propres « domaines
5
) Louis Lavelle, Traité des valeurs, Tome I, préface p. IX, XV, Paris, P.U.F., 1951
) Rickert Heinrich, Le système des valeurs et autres articles, Paris, J. Vrin, 2007,
p. 136.
6
) Ibid. p. 137 : « Nous sommes à la recherche de répartitions au sein desquelles les
membres s’excluent mutuellement, de sorte que tout ce qui ne s’insère pas dans un
groupe appartient nécessairement à l’autre ».
7
11
clos » qui excluent les uns et les autres et qui constituent des secteurs territoriaux
bien délimités. Le texte de Rickert dans le système des valeurs et autres articles
expose l’idée selon laquelle les valeurs sont constitutives de la vie humaine et
selon laquelle sont fermes et stables les frontières des domaines distribuées par
le système des valeurs. Je pense que le philosophe allemand relève un point très
intéressant en termes de valeurs : la question de valeur implique la tendance
ardente d’un sujet qui aspire à réaliser toujours des valeurs d’une manière
effective et complète ; en réalité, cette « tendance au plein-achèvement » 8 d’un
sujet peut s’appliquer différemment selon les domaines axiologiques ; il faudrait
noter que la tendance est mise en relation avec l’opposition entre un tout infini et
ses parties finies, mais aussi avec le temps 9. Examinons le système des valeurs
que Rickert nous a présenté : le vrai peut constituer deux domaines distincts : la
science, et le domaine mystique (religieux) dont Kant a écarté la possibilité de
savoir ; la science est considérée comme un « domaine de la totalité in-achevée »
puisque face à la science qui est une totalité infinie, le sujet fini ne peut réaliser
sa vérité logique jusqu’à un terme, et si l’on tente de localiser à tout prix son
opération effective de la tendance dans l’axe du temps, le plein-achèvement de la
vérité logico-scientifique ne serait pas réalisable dans le présent, mais toujours
renvoyé au futur dans le sens où l’on la considère comme une « étape dans un
procès progressif » 10 ; de ce fait, la science est des biens d’avenir. Ensuite, le
domaine mystique est lié aux vérités religieuses, et ce domaine est considéré
comme « celui de la totalité pleinement-achevée » dans le sens où ces vérités
religieuses seraient accomplies dans l’éternité. Et le beau constitue le domaine de
l’art dans le système rickertien, et pour Bergson comme pour Rickert « le sujet
intuitionnant vit immédiatement l’unité » 11 jubilatoire qui abolit l’écart de sujet
et de l’objet, c’est pourquoi l’art est considéré comme un « domaine de la
particularité pleinement-achevée » ; dans ce cas les valeurs esthétiques seraient
accomplies dans le présent. Les valeurs morales constituent un domaine socioéthique, et le bien est une totalité infinie pour un sujet fini, ce domaine est celui
de la totalité plein-inachevé ; Kant prétend que le Bien serait réalisé dans
l’éternité pour garantir sa validité suprême, mais Rickert ne prononce pas sur ce
) Rickert, ibid., pp. 140-142.
) Ibid., p. 141-144.
10 ) Ibid., p. 142.
11 ) Ibid., p. 150.
8
9
12
sujet dans ce texte. De là nous pouvons constater que les valeurs sont
constitutives de la vie humaine 12 et que le système des valeurs consiste à
distribuer à chaque valeur un « territoire » au sens deleuzien et à délimiter leur
frontière d’une manière précise et stable. Comme le constatent Deleuze et
Guattari dans Anti-Œdipe, le processus de « territorialisation » consiste à
circonscrire le champ approprié et à distinguer son milieu et le dehors afin de
rendre reconnaissable son monde ; sans ce processus la réalité reste étrangère,
menaçante pour nous commes les multiplicités in-formes qui nous rappelle le
chaos. C’est pourquoi on tente de « coder » 13 le flux de multiplicités in-formes
afin de les rendre perceptible. On peut dire que le système est un appareil de
codage14 de ce flux : la répartition en plusieurs domaines axiologiques montre
bien la volonté de canaliser et d’ordonner le flux informe et d’approprier la réalité
à des normes territorialisantes. Deleuze remarque qu’une distribution
territoriale consiste à écarter et à annuler la différence dans le distribué du même
que la raison en tant qu’un processus d’identification tend à maîtriser le donné
comme divers dans le système kantien15. Comme le constate François Laruelle, la
philosophie est une volonté de détermination, et « elle balance entre le constat
d’une sous-détermination et le projet d’une surdétermination du réel, tout en
visant surtout une Détermination suffisante » 16 ; en ce sens cette volonté qui se
croit suffisante à elle-même supporte très mal tout ce qui est indéterminé, telle
est la caractéristique du système philosophique.
Mais il nous reste à demander ce qui permet de configurer les valeurs
d’une manière distincte et séparée, et également à analyser la stratégie de
territorialisation. En ce qui me concerne, c’est le système en tant que le champ
de leur configuration est régi par son propre principe de la raison. Afin de
) Comme l’affirme Rickert plus haut, là où il y a les valeurs, il y a aussi « la vie
scientifique, vie artistique, vie éthique et vie religieuse ou ‘métaphysique’ ».
12
) G. Deleuze et F. Guattari, Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972.
) Ibid.
15 ) G. Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968, pp. 288-290.
16 ) Didier Moulinier sur la philosophie de François Laruelle : il faudrait noter que
les sites internet, le blog de François Laruelle jouent un rôle de moteur important
qui fait propager ses pensées de la non-philosophie.
http://la-non-philosophie.blogspot.kr/search?updated-max=2011-0313
14
09T14:53:00%2B01:00&max-results=6&start=18&by-date=false
13
pouvoir élucider la cause de leur agencement, il est nécessaire de comprendre
d’abord ce qui est le système. Le « système » est considéré comme « un
assemblage d’éléments fonctionnant d’une manière unitaire et formant un tout
cohérent».17 Sa caractéristique est d’organiser les éléments selon l’unité et de
diviser en parties par des concepts distincts. Frank Pierobon précise bien la
caractéristique du système dans Kant et la fondation architectonique de la
métaphysique :
« Un système se définit tout autant dans l’individuation de ses divers
éléments que dans l’unité totalisatrice de leurs articulations réciproques».18
En plus Platon présente dans le Phèdre le rassemblement et la division
comme la méthode de mener et construire sa pensée, c’est-à-dire celle de la
dialectique de Socrate :
« Le premier en direction d’une idée unique amène dans une vue
d’ensemble ce qui est partout dispersé, […] il consiste à être capable de
découper selon l’idée, en suivant les articulations naturelles […] [265d] » 19.
Cette construction méthodique de la pensée correspond au système. De là
on pourrait constater que l’acte systématisant engendre non seulement la
division élémentaire mais aussi l’unité totalisante des éléments pour ériger un
tout, car celui-là vise par-dessus tout à coordonner les éléments en systèmes et à
les accorder avec l’ordonnance systématique.
Est-ce que ce double mouvement du système, qui apparaît tiré vers deux
sens différents, l’un vers la division et l’autre vers l’unité, est contradictoire ? Je
) « Ce mot provient du verbe synistani(grec) qui veut dire combiner, établir,
rassembler » Définition du terme « système » dans le dictionnaire de l’Académie
française (8 e édition)
17
) Frank Pierobon, Kant et la fondation architectonique de la métaphysique,
Grenoble, Million, 1990, p.14.
18
) Jean Lefranc précise la méthode de la dialectique de Socrate, constituée du
rassemblement et de la division dans Platon et le platonisme (Paris, Armand Colin,
1999, p.20).
19
14
pense que ce double mouvement systématique est procédé par le moteur central
commun qui est la « raison ». C’est ce moteur principal qui dirige le système,
étant donné que « la raison est toujours ce qui unifie, ce qui tend vers une
totalité » 20. Frank Pierobon explique que le système kantien est un tout conçu
comme complet et achevé au sens où il n’y a rien à ajouter du fait de sa
perfection, car celui-là est conçu par la raison, et l’idée de totalité ne réside pas
dans la formation arbitraire et contingente des éléments, mais dans sa formation
parfaite et a priori guidée par la raison.21 En ce sens, le système n’est rien d’autre
que le travail de la configuration architectonique de la raison. On pourrait dire
que dans le système, les divisions rigoureuses des éléments et leur unité ne sont
point contradictoires dans la mesure où tous ses éléments se sont organisés et
divisés conformément à l’idée de tout que la raison vise à construire. Mais si l’on
accepte l’idée que le système est un tout a priori établi par la raison, est-ce que
tous ses éléments sont déjà anticipés avant même qu’ils soient formés? On ne
peut nier que cette caractéristique systématique nous montre ses cotés
inéluctablement abstraits et spéculatifs ; ma critique sur le système va
s’approfondir avec l’exposé de l’analyse de la caractéristique systématique.
On va puiser des pistes, que Kant nous a indiquées dans ses Critiques en
vue de justifier ses projets systématiques, et il est vrai que ses remarques sur le
système nous permettent de comprendre sa nature et d’analyser ses
caractéristiques. Si le système est un assemblage d’éléments, ces derniers ne sont
pas rassemblés d’une manière aléatoire en amas, mais ils se sont rigoureusement
ordonnés et organisés selon l’unité systématique. Car, comme on l’a déjà vu plus
haut,
c’est
la
raison
qui
les
coordonne,
articule
d’une
manière
« architectonique » 22 adéquate à l’idée de tout. Mais d’où vient ce besoin de
20
) Jean Lacroix, Kant et le katisme, Paris, P.U.F., 1966, p.76.
) Ici on va délimiter la considération du système à celle de Kant afin de ne pas se
perdre dans l’indétermination de la direction de notre critique sur le système. Car ce
qu’implique le mot « système » est tellement immense que l’on devrait d’abord viser
la direction où on va.
21
) Le mot « architectonique » est apparu dans la Critique de la raison pure de
Kant : « l’architectonique est l’art des systèmes, c’est-à-dire la théorie de ce qu’il y a
de scientifique dans notre connaissance, étant admis que l’unité systématique
22
15
systématicité? La systématicité vise à réunir des connaissances en tant que
science pour établir leur ensemble bien organisé qui se soumet à l’ordre dû à la
raison. On veut construire un « tout » qui soit structuré d’une façon
architectonique et dans lequel rien ne serait laissé au hasard dans sa formation et
où la configuration de tous ses éléments et leur articulation sont déterminées a
priori. Récapitulons les caractéristiques du système : la raison réunit des
connaissances sous une unité systématique et aussi les divise en parties par des
concepts distincts, articule pour ériger un tout bien organisé. Kant écrit dans le
chapitre de la théorie transcendantale de la méthode de la Critique de la raison
pure que cette division provient de leur hétérogénéité totale et de leur différence
d’origine, et qu’il faudrait isoler des connaissances distinctes afin qu’elles ne se
confondent pas avec les autres. Mais on peut demander d’où vient cette
différence d’origine. Pour le philosophe allemand c’est la différence des principes
qui permet la division de la philosophie en plusieurs domaines dans le système
philosophique. Kant écrit ainsi :
« La philosophie a deux objets ; la nature et la liberté ; par conséquent
elle comprend la loi de la nature aussi bien que la loi des mœurs ; d’abord en
deux systèmes particuliers, en plus en un système philosophique unique. » 23
La division aussi bien que l’unité est prescrite par la raison ; il est certain
que ces deux choses ne sont pas contradictoires en vue de former un tout. En ce
qui me concerne, on devrait observer attentivement ce double mouvement du
tourbillon du système : d’un coté, ce tourbillon gigantesque aspire toutes
connaissances en unité ; d’un autre coté, celui-là les fragmente conceptuellement.
Cette double tension qui maintient le système nous montre également les
doubles aspects de la philosophie car Isabel Weiss nous dirige vers le
rapprochement du système et de la philosophie dans Le Dictionnaire de
philosophie :
« Le système renvoie, en particulier en ce qui concerne la philosophie
allemande de Kant à Hegel, à un principe intrinsèque d’organisation par lequel
convertit la connaissance vulgaire en science. » (A832/ B860)
) Kant, Critique de la raison pure, trad. Par Alexandre J.-L. Delamarre et
François Marty ; Paris, Gallimard, 1980, p. 696.
23
16
la philosophie se développe de façon unitaire » 24.
D’une part, les divisions des éléments se font par la distinction
conceptuelle dans laquelle chacun est rigoureusement hétérogène au point qu’ils
ne se mêlent pas avec les autres ; d’autre part, leurs éléments sont combinés
d’une manière unitaire pour constituer un tout qui traduirait la totalité du réel.
Isabel Weiss ajoute que l’enjeu de la définition du système n’est rien d’autre que
la définition même de la philosophie.25 En ce qui me concerne, il est évident que
la notion de la division et de l’unité est non seulement les deux axes du tourbillon
systématique de la philosophie, mais aussi qu’elle est liée à la question de
l’agencement des trois valeurs dans le système. Comme le constate François
Laruelle, la division/la synthèse et l’unification de ces dyades sont un
mouvement constitutif du système de philosophie26. Car comme nous l’avons vu
précédemment, ces deux notions contribuent à organiser un système
philosophique, et la configuration des trois valeurs dans le système repose sur
celles-là. Mais quel serait exactement l’agencement des valeurs? Dans le système
existant ce dernier apparaît à la fois distinct et unitaire. Qu’est-ce que cela
signifie? Pour ce faire, il faudrait d’abord savoir distinguer avec beaucoup de
lucidité, la division de la pluralité et aussi l’unité de la corrélation, car même si en
apparence la confusion de ces notions semble inévitable, en fait, il existe une
différence subtile mais cruciale dans la détermination de leur sens, qui mettrait
en relief l’aspect unique de ma thèse par rapport à la pensée systématique. La
notion de la division repose sur l’analyse conceptuelle des éléments qui n’a rien à
voir en réalité avec la pluralité dérivée de leur singularité. La division se fait
lorsqu’il y a au moins plus de deux éléments antinomiques ; l’hétérogénéité
) La définition du terme « système » dans le Dictionnaire de philosophie, sous la
direction de Jean-Pierre Zarade, Paris, Ellipses, 2007, p. 569.
24
Et également l'œuvre capitale de Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques,
montre bien que son plan est l'architecture du système de la philosophie.
25
) Ibid., p. 570.
26
) le principe de la philosophie suffisante et la non-philosophie de François
Laruelle par Didier Moulinier :http://la-non-philosophie.blogspot.kr/2012/02/leprincipe-de-philosophie-suffisante.html#more
17
semble obliger à les séparer l’un de l’autre dans le système. Mais quels sont ses
critères et ses conséquences? La lame de division est taillée du concept, c’est-àdire que la division est déclenchée par l’analyse conceptuelle découpant des
objets en catégories conceptuelles et que le processus de la division dans le
système se poursuit par l’opération de « l’extension d’un concept en plusieurs
classes » 27. C’est ainsi que le système s’articule. Ici la relation du tout à la partie
semble être très étroite car soit la division, soit l’unité se trouve dans le même
plan systématique déterminé par le concept. Les éléments divisés et classifiés par
le concept excluent tout naturellement leur singularité du fait que l’analyse
conceptuelle étant la base de la division se rapporte au caractère abstrait, général
des éléments, et que la division classificatoire efface leur caractère singulier
irréductible à l’analyse conceptuelle. Dès lors, on peut dire que la notion de la
division est inéluctablement distincte de celle de la pluralité consistant à montrer
la diversité des éléments dans leur singularité. La notion de l’unité est basée sur
la synthèse unificatrice du divers. Devant divers éléments non ordonnés l’esprit
humain se sent littéralement dérouté, il exige de les ordonner sous une unité qui
permet de se rapprocher d’une idée de totalité étant l’idéal de la raison afin de
pouvoir fixer une seule orientation finale vers laquelle tous les éléments se
dirigeraient. Mais cette coordination unificatrice du divers ne se rapporte pas du
tout à l’intégralité dynamique de celui-ci dans leur interaction, et on ne peut nier
que les liens entre les éléments, déterminés selon l’unité, ont un caractère
unilatéral, en quelque sorte totalitaire imposant de suivre une seule direction de
synthèse comme un point de convergence final du système. Afin d’ériger un tout
ayant une ordonnance systématique, on a subordonné tous les éléments à l’idée
de l’unité. Cela est essentiellement différent à l’idée de la corrélation consistant à
considérer divers éléments dans leur interaction dynamique sans pour autant
faire diminuer ni leur intégralité ni leur diversité. Il est certain que l’idée de la
corrélation ne peut être un synonyme de la subordination des divers éléments à
l’unité, et qu’elle consiste à envisager leurs divers aspects dans leur lien
plurilatéral interagissant et dépassant la limite de l’idée d’unité. Ma thèse est de
mettre en lumière la pluralité et la corrélation des valeurs qui étaient occultées
depuis longtemps et qui consiste à se libérer de la croyance à la systématicité.
) André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris,
P.U.F., 2002, dans la définition du terme « division » fait par Hamilton.
27
18
Selon Isabel Weiss, l’enjeu de la critique du système serait de remettre en cause
la pensée conceptuelle qui est l’instrument même de la systématicité. En ce qui
me concerne, les deux axes du tourbillon systématique ne pourraient donc saisir
le réel mouvement des trois valeurs, selon lequel celles-ci se meuvent à la fois
dans leur pluralité et leur corrélation; car les mailles conceptuelles seraient trop
serrées pour faire passer la pluralité, de même que les mailles unificatrices
seraient trop larges pour s’ajuster à leur corrélation. Mais comment pourrait-on
concevoir le dynamisme de leurs véritables mouvements et sortir de la sphère
conceptuelle du système? En quoi consiste leur dynamisme qui nous mène à une
sphère tout autre que la sphère conceptuelle et systématisante ?
Afin de démontrer les aspects mouvants de ces valeurs, lesquels relèvent du
dynamisme de leur déterritorialisation, il nous faudrait d’abord resituer la
considération de ces valeurs dans un champ de discussion tout autre que le
précédant, à savoir dans une dimension tout autre que la dimension conceptuelle
et systématisante. Car tout mon argument précédent nous confirme que la
considération de ces valeurs se restreignait à rester dans la dimension conceptuelle
où on analyse, divise, classe et unifie celles-ci en visant à construire un système, et
que cela occulte la plupart de leurs aspects à cause de sa vision limitée ne pouvant
capter leur pluralité et leur corrélation. Depuis si longtemps l’écran de la
discussion conceptuelle sur lequel on projette la vision de la raison, ne nous
montrait qu’une configuration systématique des valeurs bien séparées selon
l’ordonnance rationnelle, mais pour que de nouvelles constellations des valeurs
puissent s’afficher dans leur intégralité et dans leur dynamisme, il serait nécessaire
de quitter le champ de discussion conceptuel et systématisant et de trouver leur
nouveau champ de configuration sur lequel on projette une nouvelle vision capable
de saisir leur dynamisme. La dimension où l’on pourrait restituer la possibilité de
les considérer d’une manière judicieuse, intégrale, c’est la dimension de l’existence,
qui n’est réductible ni à la sphère de la représentation, ni à celle de la chose en soi.
Mais dans quelle mesure en est-il ainsi ? Avant de soulever cette nouvelle
dimension, qui annoncerait la rupture avec sa précédente, il importe de demander
de quelle manière le terme d’être était configuré dans l’histoire de la philosophie.
Car ce terme bouillonné de sens se situe au cœur même du globe métaphysique qui
exerce tant de haute pression sur lui afin de le rendre parfaitement malléable à son
19
intention précise ; nous visons à rendre compte non seulement du processus de sa
formation mais aussi de la cause de sa transformation et de sa déformation. Pour
ce faire, je vous propose d’examiner le parcours du terme d’« être » au sein de la
métaphysique. Comme l’ « être » est l’objet même de la métaphysique28 , cette
dernière produisait sans cesse les discours sur l’être dans lesquels le terme d’être
est déterminé sous diverses formes et de différentes manières. Dans ce cas, je me
demande quel est l’enjeu de la métaphysique à vouloir parler de l’être. Est-ce que
la méta-physique n’a pas tendance à transposer le terme d’être à l’ordre de l’infini,
c’est-à-dire hors de l’ordre du monde physique ?
Il me semble que ce
questionnement soit déjà une sorte d’un énoncé plein de sens à analyser, sous
forme interrogative, et qu’en outre il relève plusieurs problématiques ; d’abord,
une
analyse
étymologique
nous
révélera
une
remarque
intéressante :
« transposer » signifie « placer en intervertissant l’ordre ou bien faire changer de
forme ou de contenu en faisant passer dans un autre domaine » 29 ; cela revient à
dire que celui qui n’était pas de cet ordre a été forcé d’être déplacé dans un autre
domaine en subissant une certaine transformation ou même une déformation, et
de là on pourrait dire que l’objet de la transposition est sans doute l’être et que
c’est la métaphysique qui tente de le transposer dans la dimension de l’au-delà en
l’arrachant de sa dimension temporelle dans laquelle l’être est inséré. Mais par
quel moyen ? C’est le dispositif conceptuel qui est construit par des parcours des
discours consistant à définir, distinguer, classer et à unifier, et qui nous permet de
filtrer et d’éliminer des éléments contingent et variable à partir de l’être afin d’en
extraire une essence purement intelligible et invariable de laquelle est composée la
dimension de l’au-delà et grâce à la quelle celle-ci trouve parfaitement sa raison
d’être. En ce sens je pense que la métaphysique n’est rien d’autre qu’une instance
de pouvoir consistant à exercer certaine forme d’actions (au sens large) sur une
pensée ou une chose en ayant pour un but précis de les conduire sous sa direction
unilatérale. On peut constater notamment chez Platon ce déplacement
intentionnel du terme d’être : le philosophe grec tente de définir ce que c’est l’être
) La métaphysique est considérée comme la science de l’être en tant que l’être
depuis Aristote.
28
) La définition du terme « transposer » dans le Dictionnaire de la langue
française Le Robert Micro, Paris, Dictionnaire Le Robert, 2002, p. 1355.
29
20
afin de fonder ce dernier sur une base absolument stable ; pour ce faire il distingue
l’Etre – il oriente déjà fortement ce terme vers la dimension infinie- de ce qui
apparaît à nos sens voués à l’illusion et la finitude comme des êtres sensibles. En
vue de marquer la différence qualitative de l’Etre avec des êtres sensibles, Platon
caractérise ces derniers comme ce qui ne flotte que sur la surface de l’être du fait
de leur mutabilité fluide, c’est-à-dire comme de simples « apparences sensibles »,
considérées comme superficielles et non essentielles par rapport à l’Etre ayant son
point d’ancrage au fond de la notion d’immuabilité30. Ici nous pouvons remarquer
que Platon cherche à associer inlassablement la notion d’« être» à celle de
« permanence » afin de conférer une identité stable et unitaire à des êtres
particuliers immergés dans le flux de changements31.
Mais l’association de ces deux notions hétérogènes semble arbitraire. Car la
permanence étant « un caractère de ce qui demeure malgré l’écoulement du
temps » 32 n’était pas auparavant la caractéristique essentielle de l’être lequel mène
son odyssée au cours du temps ; c’est depuis Parménide et grâce à Platon que la
notion de permanence est véritablement mise en premier plan non seulement en
tant qu’un caractère principal de l’être mais aussi que l’élément-clé qui détermine
et différencie le terme d’« être » des autres. On peut constater que l’opération
philosophique de Platon était très délicate : en transplantant la notion de
30
) Platon, Timée, Flammarion, 1993.
31
) Platon, Timée, traduit par Chamberry : « Il(le ciel) est né ; car il est visible,
tangible et corporel, et toutes les choses de ce genre sont sensibles, et les choses
sensibles, appréhensibles à l’opinion accompagnée de la sensation, sont, nous
l’avons vu, sujettes au devenir et à la naissance. Nous disons d’autre part que ce qui
est né doit nécessairement sa naissance à quelque cause. Quant à l’auteur et père de
cet univers, il est difficile de le trouver, et, après [27c29e] l’avoir trouvé, de le faire
connaître à tout le monde. Il est une autre question qu’il faut examiner à propos de
l’univers, à savoir d’après lequel des deux modèles son architecte l’a construit,
d’après le modèle immuable et toujours le même, ou d’après celui qui est né. Or, si
ce monde est beau et son auteur excellent, il est évident qu’il a eu les yeux sur le
modèle éternel ; s’ils sont au contraire ce qu’il n’est même pas permis de dire, c’est
sur le modèle qui est né. Il est donc clair pour tout le monde qu’il a eu les yeux sur le
modèle éternel. Car le monde est la plus belle des choses qui sont nées, et son auteur
la meilleure des causes. Donc, si le monde a été produit de cette manière, il a été
formé sur le modèle de ce qui est compris par le raisonnement et l’intelligence et qui
est toujours identique à soi-même. »
) La définition du terme de « permanence » dans le Vocabulaire technique et
critique de la philosophie de Lalande André (Paris, P.U.F., 2002, p.756).
32
21
permanence au cœur du terme d’« être », le philosophe grec réussit à disséquer
celui-ci des éléments jugés contaminés par le flux de temporalité comme le devenir
et l’altération, et à le transposer enfin dans un tout autre domaine soi-disant « pur,
sain et saint » où l’Etre se retrouve glorieusement différencié des « sous-êtres »
étant des êtres sensibles. L’intérêt de son opération est de faire un plein saut vers
l’Intelligible étant cet autre domaine à immigrer, terre promise, à laquelle la notion
d’être peut enfin s’ancrer solidement sans être égarée par le risque perpétuel du
flux de changement ; et en ce sens son opération philosophique pourrait être
assimilée à un exode hors de temporalité, pour gagner un terrain éternel étant
l’Intelligible. C’est ainsi que le terme d’être a été transposé dans la dimension de
l’intelligible, et on pourrait dire que celui-là est employé comme une sorte
d’ancrage conceptuel pour ce qui est en cours de changer. C’est pourquoi chez
Platon le devenir et l’altération des choses sont considérés comme des éléments
exclus du terme d’« être», du fait qu’ils en tant que la caractéristique des sensibles
relèvent du monde fini, éminemment distingué du monde transcendant et infini
dans lequel le terme d’Etre retrouve sa définition parfaitement adéquate.
Maintenant, observons Chez Kant la démarcation du fini et de l’infini afin de
constater de quelle manière est configurée le terme d’être ; il est indéniable que
chez le philosophe allemand se présente un grand tournant de la métaphysique :
non seulement la démarcation du fini et de l’infini prend une ampleur
incomparable et mais aussi il déplace leur statut dans la métaphysique à travers sa
théorie Critique : selon lui ce qui apparaît n’est plus similaire à l’apparence
illusoire au sens platonicien, mais l’apparition au sens kantien est celui qui
apparaît à notre faculté de connaître y compris la sensibilité et l’entendement,
cette première concerne des phénomènes consistant à être re-présenté par l’esprit
humain, constitue un domaine de l’expérience où est assumée lucidement notre
finitude. En ce sens le terme de l’« être » élargit son champ d’application jusqu’aux
êtres sensibles, par rapport à celui de Platon qui a délibérément rétréci son champ
d’application en réservant ce dernier à des êtres purement intelligibles. Néanmoins
chez le philosophie allemand il subsiste encore la notion d’être qui est à l’ordre
infini, même si la façon de la traiter est fondamentalement inversée (Kant donne
plus d’importance à des êtres phénoménaux dans le domaine de la connaissance
alors que Platon à des êtres intelligibles) : l’être à l’ordre infini est considéré
comme ce qui existe indépendamment de notre faculté de connaître, à savoir de
22
toute expérience possible, et il sombre dans l’inconnaissable sous le nom de la
Chose en soi ; certes, infinie, mais son statut réel en tant que la source de la
véritable connaissance est destitué par la tentative Critique de Kant, qui lui
attribue plutôt un statut limitatif et problématique et qui édifie la connaissance
possible seulement dans le domaine fini33. Il importe de rappeler que cet Etre en
soi n’y est pas supprimé, même si son zone d’influence a été indéniablement
rétrécie dans certain domaine et que pour que le terme d’être ait un sens complet
chez Kant, il nous faudrait l’Etre en soi qui jouera un rôle fondamental dans
d’autres domaines, notamment dans le domaine de la morale. Il est intéressant de
remarquer que chez Kant tout ce qui est connaissable pour nous se range dans
l’ordre du fini alors que ce qui échappe à notre activité de connaître dans l’ordre de
l’infini ; ici le critère de la démarcation du fini et de l’infini, c’est l’expérience34 qui
est un exercice de la faculté de connaître comme la sensibilité et l’entendement,
sur une donné sensible afin de la convertir en représentation et de construire un
objet de connaissance possible ; Kant met en relief la caractéristique complexe de
l’expérience dans laquelle la connaissance provenant de celle-ci est un composé
des données sensibles a posteriori et de la faculté de connaître a priori. Ici on
pourrait noter que le terme de l’« être » est axé au tour de la notion d’expérience,
non point de celle de permanence ou d’immuabilité, et que l’être en dehors du
domaine de l’expérience perd toute sa légitimité dans le domaine de la
connaissance 35 . On pourrait remarquer que déterminer l’être par le biais du
discours consistant à définir le terme d’être, nécessite à discerner son intelligibilité
car selon le degré de cette dernière on peut classifier et ranger celui-là non
seulement dans le domaine de la connaissance mais également dans l’ontologie :
par exemple, chez Platon les êtres perçus par le sens sont classés au rang inférieur
à l’Etre aperçu par l’intellect aussi bien dans le domaine de la connaissance que
33
) Kant, La Critique de la raison pure, préface de la seconde édition, III, 12
) Christian Godin nous donne sa définition dans le Dictionnaire de philosophie
(Paris, Fayard, 2004, p.469-470) : « l’expérience au sens kantien : un ensemble du
processus de synthèse grâce auquel le sujet, par le moyen des catégories de
l’entendement, unifie les données sensibles, les transformant en objets possibles
pour la connaissance. »
34
35
) A. Renault, Kant, Aujourd’hui, Paris, Flammarion, 1997, pp. 68-72.
23
dans l’ontologie36 ; par contre, chez Kant les êtres sensibles occupent toute place
dans le domaine de la connaissance contrairement à l’Etre en soi qui y est évincé
mais seulement ontologiquement considéré comme infini, du fait de son
inintelligibilité par le moyen de l’expérience. A travers son projet critique Kant
tente de circonscrire le domaine du connaissable en refaisant la cartographie
cognitive grâce à laquelle des sources hétérogènes de la connaissance valable se
localisent et par laquelle certaine partie des facultés de l’esprit comme la raison et
l’intuition intellectuelle, se réduit humblement dans son fonctionnement cognitif ;
et notamment dans l’introduction de la Logique transcendantale de la Critique de
la Raison pure, le philosophe allemand précise que la source de la connaissance
est restreinte à deux facultés de l’esprit étant la sensibilité et l’entendement37. En
ce sens, la chose en soi étant un objet intelligible par la Raison, excède bel et bien
notre faculté de « connaître », ne rentrerait certainement pas dans le domaine de
l’expérience où les données sensibles accueillies par la sensibilité sont synthétisées
par l’entendement en tant que des phénomènes ; alors que ces derniers sont des
ob-jets qui se tiennent sous le regard d’un sujet connaissant et qui se règlent
entièrement sur notre faculté de connaître, la chose en soi résiste à se modeler sur
celle-ci ; sa ténacité nous fait croire très longtemps que ce soit notre faculté de
) Platon, République : « Prends donc une ligne coupée en deux segments inégaux,
l'un représentant le genre visible, l'autre le genre intelligible, et coupe de nouveau
chaque segment suivant la même proportion ; tu auras alors, en classant les
divisions obtenues d'après leur degré relatif de clarté ou d'obscurité, dans le monde
visible, un premier segment, celui des images – j'appelle images d'abord les ombres,
ensuite les reflets que l'on voit dans les eaux, ou à la surface des corps opaques, polis
et brillants, et toutes les représentations semblables ; [...] Pose maintenant que le
second segment correspond aux objets que ces images représentent, j'entends les
animaux qui nous entourent, les plantes, et tous les ouvrages de l'art. [...] Examine à
présent comment il faut diviser le monde intelligible. [...] De telle sorte que pour
atteindre l'une de ses parties l'âme soit obligée de se servir, comme d'autant
d'images, des originaux du monde visible, procédant, à partir d'hypothèses, non pas
vers un principe, mais vers une conclusion ; tandis que pour atteindre l'autre – qui
aboutit à un principe anhypothétique – elle devra, partant d'une hypothèse, et sans
le secours des images utilisées dans le premier cas, conduire sa recherche à l'aide des
seules idées prises en elles-mêmes. » La République, livre VI
36
) Kant, La Critique de la raison pure : « Notre connaissance vient de deux sources
fondamentales de l’esprit, dont la première consiste à recevoir les représentations (la
réceptivité des impressions), et dont la seconde est le pouvoir de connaître un objet
au moyen de ces représentations(la spontanéité des concepts) ; par la première un
objet nous est donné ; par la seconde il est pensé en rapport avec cette
représentation(à titre de simple détermination de l’esprit) .» ; [A50/B74 ] dans
l’introduction de la Logique transcendantale de la Critique de la Raison pure( trad.
par Delamarre et Marty, Paris, Gallimard, 1980).
37
24
l’esprit qui doit se conformer à elle, non inversement, mais Kant refuse d’admettre
la validité d’une connaissance ne procédant pas à se régler sur notre faculté de
connaître, de ce fait il congédie la chose en soi hors du domaine du connaissable.
Par suite il ôte de la chose en soi tout son statut de connaissance métaphysique
auparavant attribué, en prenant cette entreprise pour une sortie de secours au
dogmatisme38 ; et il déplace celle-là vers la dimension du suprasensible, dédiée à
ce qui dépasse l’expérience, donc à l’inintelligible. En ce qui me concerne, chez
Kant le terme d’être est à la fois élargi et inversement ciblé dans la mesure où le
philosophe allemand étend son champ d’application jusqu’au domaine du sensible
au nom de l’expérience et où il cible uniquement ce qui est connaissable par cette
dernière en décentralisant la chose en soi hors de visée et où dans le domaine de la
connaissance il y a un renversement de l’ordre flagrant par lequel le statut de l’être
sensible est radicalement réhabilité et par lequel celui de l’Etre en soi est révoqué.
Le schéma de la distinction de l’être s’articule en termes du fini et de l’infini chez
ces deux philosophes.
Ici on pourrait noter que cette distinction ne réside pas seulement au
niveau ontologique, mais aussi au niveau épistémologique, car le critère
épistémologique joue un rôle fondamental dans la détermination du statut de
l’être, et que le terme de l’être n’est point univoque, mais plurivoque dans le sens
où l’on ne peut le situer uniquement dans un seul domaine, du fait que le terme de
l’être touche plusieurs dimensions dans lesquelles il est orienté différemment et
selon lesquelles se diffusent divers sens. Néanmoins le prisme de ce terme ainsi
focalisé en l’être fini et l’être infini ne nous permettrait pas d’observer
intégralement des rayonnements complexes dégagés de l’être. Car on ne peut nier
que dans cette distinction est constamment présente la volonté de classifier, de
diviser et d’unifier ce terme de l’être afin de l’insérer dans le système de la pensée
au nom de l’intelligibilité : la distinction de ce terme bipolarisée en être fini et Etre
infini, implique indispensablement l’acte de l’esprit dans la mesure où celle-là
provient de leur différent niveau d’intelligibilité ; l’être fini est déterminé par le
biais de la représentation consistant à le rendre présent et percevable à la
sensibilité et l’entendement de même que l’Etre infini est déterminé par
l’opération de le rendre intelligible à la raison, laquelle consiste à le transposer
38
) A. Renault, Kant aujourd’hui, pp. 80-96.
25
dans un domaine suprasensible par le moyen de la pensée spéculative. La question
de l’être nous renvoie à celle de sa connaissance et de son sens39; pour ce faire il
serait d’abord nécessaire de le rendre intelligible à l’esprit et de le définir, mais par
quel moyen et comment peut-on le faire ? On commence par s’interroger sur ce
qu’est l’être ; « Qu’est-ce que l’être ? » ; dans cette question on peut remarquer que
le langage joue un rôle crucial au service de la pensée : cela nous ouvre sans doute
la possibilité de délimiter d’une manière précise et distincte le sens de l’être grâce
au fil conducteur finement tissé par la pensée, qui nous guide constamment dans
le labyrinthe des mots et des sens, et en ce sens définir un terme est un acte de
focalisation et de précision, qui vise à former le concept de l’être le plus pointu.
Mais il ne faut pas oublier que le concept de l’être ne survient pas miraculeusement
tout à coup, mais que celui-là parvient à se construire progressivement à l’aide
d’une série animée de questions/réponses concernant ce sujet en traversant toute
périphérie des mots similaires et contraires et en suivant inlassablement le
mouvement de la pensée discursive mené par la force centripète de la raison. De ce
fait, on peut dire que cette définition conceptuelle s’opère, s’accomplit au sein du
discours sur l’être, qui est un cheminement de l’examen de la pensée sur ce dernier
par le moyen du langage40, et qu’en ce sens cette première implique tout parcours
de la pensée mais également en témoigne. Le langage et la pensée sont
coopérateurs stimulants d’élaborer le concept de l’être afin de rendre
rationnellement saisissable et connaissable ce dernier pour nous (on le saisit par le
filet fin des mots et le connait par la lumière de la pensée !) puisque le concept de
l’être est un des points de convergence rationnels, vers lequel se dirigent des
opérations de la pensée. Ainsi la question de l’être est-elle aménagée
soigneusement dans la dimension de la pensée où l’opération de la raison prime
sur d’autres opérations de l’esprit et où l’intelligibilité rime avec la rationalité
humaine tels que le langage et la pensée conceptuelle ; dans ce cas la question de
l’être deviendrait justement une tâche de lui conférer un concept adéquat. Mais on
pourrait constater que dans cette dimension de la pensée il existe une forte
tendance à vouloir d’identifier l’être au concept de l’être ; c’est un danger qui nous
) Platon a déjà remarqué ce point, c’est pourquoi il a attribué aux sensibles le
statut de doxa et aux idées immuables celui de la vérité.
39
) Dixsaut Monique précise remarquablement bien le parcours du discours au
service de la pensée dans Platon et la question de la pensée (Paris, Vrin, 2000).
40
26
guette toujours lorsque l’on compte de s’interroger sur quelque chose en termes du
langage et de la pensée. Mais pourquoi en est-il ainsi ?
L’être ≠ le concept de l’être
Le langage et la pensée conceptuelle, ces deux derniers, sont l’écran
épistémique qui nous permet d’appréhender l’être, mais à condition de l’apercevoir
d’une manière détournée et indirecte (voir le schéma) ; mais dans quelle mesure
en est-il ainsi ? Comme l’on l’a déjà constaté plus haut, la pensée (penser) et le
langage (parler) ont pour but de rendre intelligible l’être à notre esprit ; pour ce
faire ils sont obligés de réfracter la cible de la vision étant l’être en vue de le rendre
conforme à leur critère. Si l’on considère cet écran épistémique comme une
manière de voir des choses, notamment l’être, par l’analogie avec l’optique, ces
angles de réfraction épistémique forment au bout de compte le concept de l’être
qui n’est pas tout à fait équivalent de l’être mais un pur résultat de notre
production épistémico-rationnelle. La pensée et le langage visent à focaliser l’être
sur leurs propres angles spécifiques, et il s’ensuit que l’objet en question, à savoir
l’être, se règle sur le regard rationnel construit par l’écran épistémique. Ici il
importe de voir qu’il subsiste un décalage évident entre l’être et le concept de
l’être ; et on devrait alors éviter à confondre ce premier avec le concept de l’être car
on a souvent tendance à évacuer l’être dans la question même de l’être en le
remplaçant par le concept de l’être. Comment peut-on expliquer cette fâcheuse
tendance ? La substitution de l’être par le concept de l’être montre le fait que l’on
dissimule ce qui est réellement absent dans la question de l’être car l’être est
27
curieusement absent là où sont remplis les discours rationnels sur l’être, c’est-àdire dans la question de l’être habilement élaborée par la pensée et le langage.
Lorsque l’on s’interroge sur l’être, par quel moyen le fait-on? C’est en termes du
langage et de la pensée rationnelle que la question de l’être est posée et traitée ; ils
construisent et diffusent des discours rationnels sur l’être afin de parvenir à dire
enfin ce que c’est l’être sous une forme d’un concept précis et concis. Comme nous
l’avons déjà constaté, il ne faudrait pas oublier que ce cheminement rationnel est
tracé d’une manière plus ou moins oblique et décalée par rapport à l’être en raison
de l’écart entre la pensée et l’être, – on le discutera plus tard d’une manière
approfondie -, et que si la visée de la question de l’être consiste à rendre intelligible
l’être à l’esprit, cette intelligibilité dépend évidemment de notre capacité de
connaissance, et le zone d’onde de l’intelligibilité humaine est rigoureusement
modulé par notre écran épistémique fixe. On peut conclure que dans la question de
l’être, paradoxalement ce dernier est en retrait et que par contre le concept d’être
s’y installe vigoureusement à travers des discours rationnels qui l’engendrent et le
véhiculent en remplissant tout le terrain de la discussion. C’est en cela que consiste
le piège de la question sur l’être insérée dans la dimension de la pensée.
Maintenant je vous propose de réaménager la question de l’être dans une
nouvelle dimension en sortant de la dimension de la pensée régie par l’écran
épistémique rationnel qui consiste à changer et à manipuler la direction des ondes
naturelles émanées de l’être en vue de les intercepter et de les rendre perceptibles.
Cela revient à dire de poser la question de l’être en dehors de cet écran
épistémique. Mais en est-il vraiment possible? De prime abord, il nous semble
impossible d’en détacher la question de l’être car on ne peut nier que la
constitution même de la question est déterminée par le langage et la pensée et que
la question de l’être est déjà orientée et structurée par ces derniers : celle-ci est
formulable en « qu’est-ce que l’être ? » et cela déclenche une série de
questions /réponses, à savoir de dialogues rationnels construits par l’orchestre des
croisements harmonieux et conflictuels des réflexions sur l’être ; et menée par la
force centripète de la raison elle aboutira enfin à une définition d’un concept
d’être, lequel est considéré comme le noyau de la pensée discursive. Il est vrai que
l’écran épistémique a pour fonction de formater même notre manière de voir et
qu’en ce sens le langage et la pensée structurent notre regard aussi bien que notre
28
rapport au monde car ceux-là agissent inévitablement sur la façon de considérer et
de traiter des choses, et on peut dire que celle-là est cadrée par les angles
spécifiques dictés par ces premiers. Certes, ils sont les éléments constitutifs de
notre manière de voir, mais ils ne sont surement pas générateurs de « toutes »
manières de voir des choses du fait qu’ils ne peuvent déterminer spécifiquement
que le seul regard rationnel ; même si ce dernier est considéré comme un regard
dominant par rapport aux autres, on ne peut nier qu’il existe plusieurs manières de
voir tels que le regard intuitif et le regard mystique ou imaginaire, etc., et que
chaque manière de voir suppose son propre cadre épistémique distinct ; et il
s’ensuit que ces regards hétérogènes témoignent de l’existence des autres cadres
épistémiques possibles. Sortir du cadre épistémique rationnel, cela suggérait donc
de réorienter notre cadre épistémique vers un nouvel horizon qui serait
complètement différent de celui de la pensée rationnelle.
Il est important de prendre en considération un grand bouleversement du
terrain philosophique, par lequel est soulevée un nouvel horizon appelée « la
dimension de l’être » qui n’est réductible ni à la représentation ni à la chose en soi
et qui nous annoncera sa rupture radicale avec la dimension antécédente étant la
dimension de la pensée. Il me semble que cela bascule forcément la discussion
philosophique existante sur l’être plongée dans toute une gamme de polémiques
sur l’être, notamment celles entre l’idéalisme consistant à prétendre la primauté de
la représentation sur la chose en soi, et le réalisme consistant à réclamer celle de la
chose en soi sur l’autre ; et dans ce cas rétablir une nouvelle discussion sur l’être
est devenu une nécessité, mais pour ce faire il faudrait que le terrain de discussion
dans lequel sont agencés et établis les arguments et les réflexions existants d’une
manière spécifique, soit lui-même remise en question. Car dans chaque dimension
de discussion il réside un ordre spécifique qui dicte la manière dont s’organisent
des arguments et auquel se soumet l’orientation des idées ; et en ce sens on peut
dire que selon la dimension de discussion, dans laquelle une question s’est insérée,
l’angle d’approche de la question varie complètement. Changer de la dimension de
discussion veut dire que toutes discussions sur l’être devraient être réinstaurées et
réexaminées dans toute autre échelle qui n’adopte point l’angle d’approche
existant sur la question ; il s’agit alors de resituer ou repositionner la question de
l’être dans la dimension de l’existence qui nous proposerait la conversion de l’ordre
29
de traiter des choses : c’est le réaménagement de la question de l’être dans la
dimension de l’existence. Etant donné que depuis longtemps la question de l’être
s’est insérée dans la dimension de la pensée et que, -me semble-t-il-, cette
première est mal positionnée en étant subordonnée à un ordre qui ne lui est pas
adéquat et qui dérègle sa nature et s’éloigne davantage de son éventuelle résolution
: d’où viennent tous problèmes métaphysiques de l’être, dans lesquels sombrent
nos arguments sans pouvoir trouver une issue ; et que cela déroute
considérablement la discussion sur l’être dans la mesure où cette dernière est
toujours axée au tour du concept de l’être non point de l’être lui-même. Mais
lorsque la discussion sur l’être est axée au tour du concept de l’être, quel problème
pourrait-il être engendré ? Si nous observons de plus près la discussion
métaphysique existante sur l’être, nous pouvons constater certainement que dans
la dimension de la pensée où s’inscrit la métaphysique occidentale, nous ne
pouvons jamais considérer intégralement les aspects dynamiques et mouvants de
l’être, c’est-à-dire que certaine partie de l’être est effacée intentionnellement car le
concept en tant que l’une des visées majeures d’un parcours de la pensée
discursive, consiste à exclure notamment ces éléments changeants qui perturbent
redoutablement l’ordre de la pensée et refusent de s’y soumettre en raison de leur
nature hors-norme. Dans ce cas la cartographie de l’être, que la discussion
métaphysique nous propose, n’est pas du tout complète ; immergée dans la
dimension de la pensée la question de l’être n’arrive pas à intégrer ses aspects
changeants en raison de la rigidité inhérente du concept, qui ne vise à capter que
les essences immuables parfaitement conformes à son ordre. Je pense que cet
effacement des changements et de l’altérité au sein de l’être est une des erreurs
fatales commises par la pensée rationnelle, et que si l’identité de l’être doit
expulser tous ses éléments variables pour être légitime, cette première que l’on
recherche tant tout au long de l’histoire de la métaphysique n’est qu’un pur
concept construit par la subordination unilatérale de l’être à l’ordre de la pensée.
J’ai remarqué que tant que la discussion reste insérée dans la dimension de la
pensée, tout ce qui la dépassait est obligé d’être extirpé pour que la pensée puisse
circonscrire son espace légitime ; et qu’en ce sens ses instruments telles que les
catégories, la définition et le concept, servent à rejeter la nature mouvante de l’être,
qui se traduirait par l’incompatibilité épistémique. Afin que la question de l’être
soit réaménagée dans une nouvelle dimension de discussion, il est nécessaire de
30
savoir la nature de l’être. Mais avant d’avancer nos arguments, ici je sollicite la
circonspection de nos lecteurs afin de réorienter nos pensées depuis longtemps
encadrées de la définition conférée par l’histoire de la philosophie ; car certains
termes sembleraient être tout évidents et tous déjà déterminés par nos
prédécesseurs intellectuels et on néglige de les redéfinir ; néanmoins afin de
comprendre ma thèse le déplacement du sens des termes est primordial : par
exemple, on devrait poser la question de la manière suivante : « Est-ce que ces
trois valeurs sont celles de Platonisme dans le sens où elles sont considérées
comme Essence ou Idée, ou bien est- ce qu’elles en différencient complètement? ».
Le terme d’« être » aussi devrait être révisé de cette façon-là car chaque terme a sa
propre boussole qui lui guiderait vers la meilleure direction possible et grâce à
laquelle retrouveraient leur sortie nos pensées bloquées dans l’impasse à cause de
la définition mal orientée. Resituer le sens de l’être dans un autre terrain relève
alors de cette exigence. Qu’est-ce que l’être ? Si l’on part d’abord de l’analyse
étymologique du terme d’être, l’être signifie « les choses qui subsistent et
demeurent dans leur multiplicité et leur accroissement » 41. Mais qu’est-ce qui peut
demeurer justement dans leur mouvement quantitatif et qualitatif ? Il serait fort
intéressant d’analyser les réponses des philosophes grecs en vue de comprendre le
mécanisme de la pensée métaphysique : ils pensaient, comme le point de départ de
leur questionnement, que celui qui « subsiste » dans le flux de transformation ne
soit pas au même ordre que celui qui change ; ici nous pouvons finement constater
que déjà dans l’intention même de formuler cette question : « qu’est-ce qui
subsiste dans le changement ? », ils cherchent à trouver un élément éminemment
différentiel qui résiste au principe du changement et qui réside hors de ce dernier.
Puisqu’ils jugeaient le changement un élément purement fugitif et accidentel dans
lequel on ne trouve aucune stabilité, et un élément de rupture, par lequel l’être se
heurte à la discontinuité. Mais ici je vous propose d’évaluer différemment le
changement qui est, me semble-t-il, souvent trop facilement sous-estimé. Si le
changement est un phénomène qui dure toute la vie, et un élément qui nous
constitue dans la continuité, je me demande si ce qui « demeure » dans leur
mouvement ne pourrait pas résider à l’intérieur même de ce mode de
changement ? Observons que l’être au cours de la vie traverse des changements,
) La définition de l’être dans le Dictionnaire : les Notions philosophiques I, dirigé
par Auroux Sylvain, Paris, P.U.F., p. 888.
41
31
mais rappelons que ces derniers ne sont point un simple facteur accidentel, -étant
leur qualification conférée depuis longtemps par la métaphysique occidentale-, qui
consiste à flotter uniquement sur la couche externe de l’être ; on peut remarquer
que les changements traversent l’être, car ce dernier les inclut qualitativement en
lui, et le changement n’est pas un élément éphémère mais un évènement principal
qui marque l’être, et qu’en ce sens tout au long de la vie l’altérité s’intègre
profondément dans l’être et réorganise même l’être. En outre, la modification se
meut dans la suite de son enchaînement, et tant le mode de changement est en
marche, l’être est stimulé et constitué de ce flux de changement d’une manière
continuelle ; certes, le changement apporte à l’être certaine discontinuité ou même
un déséquilibre, mais cet élément discontinu est inclu aussi bien dynamiquement
que naturellement dans son déploiement capital qui est la vie. Il convient alors de
dire que celui qui demeure dans ce mouvement pourrait résider à l’intérieur du
mode de changement. Pour ce faire il faudrait savoir remettre en question la
définition métaphysique de l’être en termes de l’essence abstraite qui contribue à
lui conférer la caractéristique atemporelle 42 ; l’être n’est pas un invariant
logiquement conçu par la pensée en tant qu’un élément absolument constant,
indépendant et séparé de tous les autres facteurs. Car il me semble que l’idée de
l’être comme invariant ou immuable provienne de l’illusion métaphysique qui
consiste à imaginer un espace absolument stérile et abstrait, dans lequel règne
légitimement le concept d’être immuable et où la temporalité et le milieu étant ses
facteurs variables sont complètement évacués ; on peut observer que l’idée de l’être
immuable et séparé du monde temporel s’opère par l’obstination paradoxale de la
pensée, qui consiste à vouloir inlassablement concevoir l’invariable dans ce qui est
variable. C’est pourquoi il était inévitable d’inventer un espace de la pensée où le
concept d’être immuable se tient convenablement et où tous ses aspects variables
jugés contingents se consument sans exception par l’opération conceptuelle. Dans
ce cas existe –il l’espace de l’être, et si c’est le cas, en quoi consiste-t-il ? On peut
noter que l’espace dans lequel l’être est effectivement inséré implique une
interaction complexe avec d’autres facteurs puisque contrairement à l’espace de la
pensée intentionnellement isolé et vide, l’espace de l’être est forcément lié à la
temporalité qui rend possible la modification et le mouvement, et qu’en ce sens il
42
) Nietzsche et Heidegger ont remarqué que l’ontologie occidentale place d'un côté
un Ê tre immuable hors du temps, et d'un autre côté un être changeant, un moindre
être, soumis au temps et à la corruption.
32
est un espace ouvert et souple dans lequel l’existence étant un acte d’être prime sur
l’essence préalablement conçue par l’acte de la pensée. On peut en conclure que ce
qui demeure dans leur mouvement n’est point un résidu de concept après la mort
d’un être mobile, et que ce résidu de concept qui constitue l’idée de l’être
immobile, est incapable de rendre compte de la nature fluide et intégrale de l’être ;
à vrai dire l’éternité que l’idée de l’être permanent veut incarner n’est réalisable
d’une manière effective que dans le prolongement illimité de la temporalité, non
pas hors de son champ temporel et dès lors, ce qui demeure dans leur changement
n’est rien d’autre que ce qui est mobile et lié à la temporalité. En outre il s’ensuit
que la question de l’être devrait quitter son espace fantasmagorique purement bâti
de la pensée, où le concept d’être substitue entièrement l’être, et tenter de
rejoindre le terrain fertile de l’être où la temporalité devient son moteur principal
et où la présence de l’être est constamment affirmé par son mode de mouvement
dynamique qui rime avec la vie. Ainsi est-elle réaménagée la question de l’être
dans la dimension de l’existence où l’être peut prendre légitiment un nouvel élan
avec la temporalité. Etre au sens du verbe englobe également le processus de la
différenciation de même que cette dernière est nécessaire pour croître
qualitativement, sinon on tomberait dans une stagnation totale qui signifierait la
mort aussi bien intellectuelle que corporelle. Dans ce cas on peut dire que l’être se
modifie continuellement par la vibration et l’éruption de son énergie vitale et que
lorsque l’être s’arrête à changer, c’est la fin de la vie et le terminus de l’être, et que
l’invariant considéré comme ce qui réside hors de temps ne peut donc relever de la
dimension de l’existence qui s’inscrit dans la temporalité ; en ce sens le
mouvement et le changement ne sont pas un simple épuisement, mais un moteur
de pulsation vital contre l’état de l’inertie totale. Etre, c’est évoluer au sens large à
travers le temps, inclure des modifications en prenant un élan dynamique,
d’autant plus que l’être ne peut être prédéterminé conceptuellement ; il n’est point
un processus de lutte stérile contre la vie afin de conserver rigidement une essence
abstraite qui n’est rien d’autre qu’un élément élaboré par et pour la pensée sous la
forme d’un concept. Il est évident que c’est dans la dimension de l’existence que la
question de l’être pourrait être révisée d’une manière appropriée car elle proposera
un nouveau cadre épistémique qui nous permettrait de compléter la cartographie
de l’être d’une manière satisfaisante : c’est l’intuition que nous allons discuter plus
tard.
33
Nous pouvons remarquer que la question des mouvements des valeurs
étant ma thèse principale, est sans doute indiscernable par la pensée conceptuelle.
Mon argument supposera implicitement certain rapport entre l’être et la valeur du
fait que, comme l’on l’a déjà vu plus haut, l’être s’opère dans l’oscillation du
changement mais est propulsé en avant d’une manière décisive par l’acte
d’évaluation et la volonté de la vie, qui servent de sa propre boussole. En ce sens on
ne peut nier que la question de la valeur est intimement liée à celle de l’être, en
outre, les philosophes des valeurs comme L. Lavelle et Le Senne insistent ainsi sur
leur corrélation :
« l’être et la valeur représentent deux points de vue sur une même
réalité » ; « la valeur implique l’être, réciproquement l’être implique la valeur ».43
Ces deux pôles nous conduiraient surement, tout au long de mes
arguments, à arriver à un point de convergence où ces trois valeurs se trouvent
dans des mouvements à la fois corrélatifs et pluriels. Comme nous l’avons vu
précédemment, le système en tant que l’appareil de codage de flux informe
consiste à marquer le tracé territorial des valeurs d’une manière stable et fixe,
cependant leur frontière est une zone stratégique de « déterritorialisation » dans
laquelle
l’agencement
sédentaire
des
valeurs
se
vire
au
mouvement
« nomadique » 44, et le décodage du flux se fait par l’intuition dé-synthétique qui
serait discutée les pages à venir.
43
44
) Louis Lavelle, l’existence et la valeur, Paris, Collège de France, 1991.
) G. Deleuze et F. Guattrai, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1991.
34
CHAPITRE I
Le réaménagement du discours sur l’être : la temporalité, la vie
et la valeur
35
I–1
Le renversement du discours sur l’être et l’altérité
Explorons d’une manière approfondie tous reliefs des enchainements
d’interrogations bâtis depuis l’Antiquité, ressemblants à des chaines de
montagnes, sur l’être, lesquels nous montreraient comment se positionne l’être
dans l’histoire de la philosophie. Depuis le dualisme platonicien qui proclame
l’écart fondamental entre le sensible et l’intelligible45 et qui établit plus ou moins
une hiérarchisation de ces deux niveaux ontologiques ; l’être était censé relevé de
l’ordre de l’intelligible en tant qu’essence et n’est pas identifié à un corps sensible,
) Qu’est-ce que l’intelligible? André Lalande nous confère sa définition dans Le
vocabulaire technique et critique de la philosophie (Paris, P.U.F., 2002) :
« L’intelligible est ce qui ne peut être connu que par l’intelligence, et non par les
sens. Par suite de la doctrine traditionnelle qui considère les sens comme la source
de l’illusion, la réflexion conceptuelle et la raison comme le principe de la
connaissance vraie, intelligible est devenu, en ce sens, synonyme de réel, d’existant
en soi dans l’ordre métaphysique. »
45
36
et se positionne opposé à l’apparence dans la mesure où l’apparaître sensible se
déploie sous un mode de corporéité assujetti au changement contrairement à l’être
qui puise son essence uniquement dans l’intellect. Car Platon a cherché ce qu’est
l’être non pas dans de multiples exemples sensibles, mais dans l’Idée, eîdos46, à
savoir son essence commune, capable d’être abordée uniquement par l’activité de
l’intellect et permettant sa définition conceptuelle et acquérant autant une
dimension épistémologique libérant la connaissance véritable qu’une dimension
ontologique nous conférant la réalité. Tous ces reliefs de la strate philosophique
fortement marqués par le dualisme platonicien, nous mènent à dire que pour que
quelque chose se tienne à titre d’« être » dans l’ordre métaphysique, il devrait
s’inscrire dans l’immuabilité et l’identité, et que l’être régissant le sensible s’oppose
radicalement au devenir et au changement considérés comme des facteurs
contingentes, non-nécessaires pour constituer un être en tant qu’être. Etant donné
que selon Platon tout ce qui relève de l’ordre de l’intelligible demeure immuable,
est considéré comme supérieur à ce qui reste sous l’impact du temps, à savoir au
sensible en devenir. Mais quelle est la visée de réduire l’être à l’intelligible? C’est de
vouloir le rendre intemporel, c’est-à-dire de vouloir en effacer complètement toute
trace du sensible lié au changement et au mouvement ; car l’homme cherche
toujours à saisir ce qui est constant, non pas ce qui est changeable qui ne facilite
pas de fixer son regard « connaissant » sur cela et qui dépasse la zone d’onde
réceptif de l’intelligence humaine par son mouvement perpétuel, et il me semble
que cette aspiration au constant vienne incontestablement de notre conception
négative de la temporalité liée à celle de la finitude. L’homme tend vers ce qui est
immuable afin d’espérer se libérer de son destin voué à la finitude qui bascule
l’être dans la périssabilité ; de là on peut dire que l’immuabilité et l’identité sont ce
qui caractérise la tendance de l’intellect consistant à puiser le « constant » du flux
mouvant de l’être afin que l’homme puisse en tirer des « connaissances stables » et
quelques choses d’infini, qui s’inscriraient enfin hors de joug temporel. Mais je me
demande si tout cela correspond bien à la nature même de l’être. Par exemple,
lorsque l’on observe le flux mouvant du fleuve- autant pour Héraclite qu’à mes
yeux c’est un excellent exemple qui nous rend ‘‘perceptible’’ et ‘‘palpable’’ la nature
) Dans La métaphysique Jean Lefranc écrit ceci : « Le renversement paradoxal
de Platon est d’identifier l’être, l’ousia, non plus avec le corps, mais avec l’idée
(eîdos). »
46
37
changeante des choses -, on a l’impression d’être incapable d’y saisir ce qui est
immobile et constant et est complètement déconcerté devant un tel mouvement en
devenir qui échappe à notre intelligibilité ; notre esprit ne trouve aucun
soulagement possible dans ce flux changeant qui refuse d’y être conforme et ce
dernier devient pour lui de plus en plus angoissant et assourdissant en raison de
son dynamisme indomptable ; dans ce cas le seul apaisement, me semble-t-il, c’est
de se régler sur le sujet (l’esprit rationnel) plutôt que sur la nature de l’être. En ce
sens l’observation du courant du fleuve est principalement menée par l’esprit
rationnel qui consiste à dicter l’ordre, la régularité et la stabilité à ce qui semble
sans cesse mouvant et dispersé ; ici on ne peut nier le fait que l’opération
manipulatrice de l’esprit sur l’objet observé (fleuve fluide) est bien tangible étant
donné que la condition même de l’observation possible, c’est de régler la chose sur
le sujet rationnel47. Néanmoins, il nous reste encore à répondre à une question
suivante : dans ce cas quelle serait la nature de ce fleuve qui est en train de couler48
mais qui échappe bel et bien à notre intelligibilité rationnelle? Comment résoudre
ce paradoxe maintenu depuis si longtemps? Ce paradoxe fait sombrer l’être dans
un double plan incommunicable où l’être était nulle part ni dans le monde sensible
ni dans le monde nouménal dans la mesure où l’être nouménal manque de sa
présence effective et où l’être phénoménal de sa nécessité. En ce sens il faudrait
bien préciser que l’on ne doit pas confondre le sens de l’être avec celui de la Réalité
en soi que la métaphysique occidentale vise à trouver tant derrière des
phénomènes changeants et instables et à laquelle l’esprit rationnel attribue
l’immuabilité et l’identité ; car on ne peut nier que le concept de réalité en soi
suppose l’effacement ou, au moins, l’affaiblissement considérable de la légitimité
de la réalité effective, à savoir le monde sensible qui nous entoure, et que suggérer
un autre niveau de la réalité de l’être distinct du monde phénoménal signifie
inévitablement l’insuffisance de ce dernier ; mais il faudrait examiner ‘‘de quoi’’ il
est insuffisant. Sans doute, le rétrécissement de la dimension du monde
phénoménal est du à sa caractéristique mouvante qui manque de l’ordonnance et
) Comme nous pouvons le constater, cette formulation est incontestablement
influencée par la pensée critique de Kant, qui qualifie le terme « connaissance »
comme le résultat de processus de se régler sur le sujet non point sur la chose.
47
) C’est la question posée par Héraclite pour exposer la nature changeante de
l’univers.
48
38
de l’identité immuable aux yeux de l’esprit rationnel ; en ce sens le concept de
réalité en soi ne serait-il pas une ‘‘invention’’ de l’esprit rationnel qui tente de bâtir
l’être comme son fondement absolu ? Tous les changements que l’être traverse au
cours du temps, ne peuvent se traduire par un simple signe des aspects
contingents qui s’effacent aussitôt sans moindre laisser sa trace au cœur de l’être,
mais ils lui introduisent le panorama d’indicateurs, qui nous permet de le
constituer progressivement et de l’identifier en temps réel. Car constituer l’être
n’est point affaire de la Pensée absolue ou de l’Idéa, qui consiste à attribuer et à
déterminer son essence d’une manière a priori une fois pour toute, mais c’est un
processus continu de réaffirmation et de reconstruction de ce qu’il est. Ici je
propose une toute autre interprétation des changements et du mouvement : ils
révèlent l’énergie constante de l’être, qui est la vie permettant de continuer à
maintenir l’être en laissant évoluer ce dernier en devenir. Si l’on suppose que la
nature de l’être soit ce qui est mouvant et en devenir, pris par son élan d’énergie
vitale, l’être ne peut se soumettre à l’ordre de l’intelligible, qui réside dans
l’immuabilité. Il convient de dire que le mouvant et le devenir sont la
manifestation même de l’être sous une forme de vie de même que ce qui s’arrête
dans l’immobilité n’exprime que la détérioration de la vie.
Je vous propose d’analyser davantage le mécanisme de la pensée
métaphysique occidentale qui domine majoritairement le discours de l’être.
Attribuer une entité réelle à une définition conceptuelle revient à dire que ce qui
est intellectuellement intelligible obtient le statut du réel et que toue le reste qui
n’est pas au même ordre intelligible est tombé au rang de Non-être tels que les
sensibles. J’observe notamment dans la philosophie platonicienne certain
amalgame de terme entre le réel et la logique : chez Platon la notion de réel
s’articule dans la distinction entre ce qui est vrai et faux, le philosophe grec
évalue le monde sensible comme rempli de fausseté. Car ce monde voué au
changement ne peut jamais nous attribuer un jugement constant ayant la valeur
de vérité d’une manière permanente : par exemple, la proposition « la fleur est
rouge » ne pourrait être vraie que pendant certain moment de la saison de même
que sa valeur de vérité est sans cesse affectée par le flux de changement qui
menace un jugement constamment identique. Dans ce cas comment surmonter
ce trouble de jugement ? C’est ce qui préoccupe Platon ; observons de plus près
39
le mécanisme de sa pensée : la valeur de jugement s’articule dans l’accord de la
proposition avec la réalité qui la confirme ou dénie ; mais si cette réalité en tant
qu’un référent est elle-même changeante, les jugements que nous portons sur
quelque chose n’ont plus de validité constante ; selon lui c’est ce qui nous amène
dans une illusion. Troublé de la possibilité de la mouvance du jugement, qui
relativise considérablement la valeur de vérité comme le faisaient les sophistes, le
philosophe grec désigne la temporalité comme la cause de sa mouvance, du fait
que c’est un ancrage flottant sur le flux du changement ; et il tente de trouver un
ancrage inébranlable auquel s’attache un jugement d’une manière absolue, mais
cela serait uniquement possible dans un tout autre niveau de réalité non point
dans ce monde sensible ; qu’est-ce que cela signifie ? Cela témoigne le fait que
Platon a échoué à trouver un ancrage absolu dans ce monde présent étant une
réalité effective, où il lui semble que la vérité logique soit réduite à un jeu de
circonstance, et de ce fait il fallait que le philosophe grec trouve une autre
solution : son option nous apparaît radicale ; il change carrément le référent luimême qui sert du critère de jugement et n’hésite pas à introduire un nouveau
référent plus solide dans lequel un jugement pourrait rester constamment
identique sans être affecté par le temps et dans lequel sa valeur de vérité ne serait
en aucun cas remise en doute. Cela engendra le bouleversement du mode du
jugement existant. Par exemple, pour qu’une proposition « la fleur est rouge »
soit ‘‘toujours’’ vraie, il ne s’agit plus d’une fleur particulière, perçue
différemment par nos sens selon le flux du temps, puisque celle-ci a forcément
son référent dans ce monde sensible, mais il s’agit de l’Idée de fleur, qui n’est rien
d’autre qu’une fleur en soi résidant indépendamment du monde sensible et « se
donnant à voir à l’esprit » 49 rationnel, selon Platon, à savoir intelligible purement
par la pensée non point par le sens, et qui nous permet d’attribuer le concept de
fleur en général. De là on pourrait dire que cette deuxième relève d’un tout autre
référent, à savoir du monde des Idées, qui n’est pas régi par la temporalité mais
par l’ordre intelligible nous assurant d’une façon absolue son identité
permanente et sa vérité50. Pourquoi Platon déplace-t-il le référent vers le monde
) Comme je trouve cette expression remarquable, je la cite ici ; elle est dans le
livre de Janiere Abel (Platon, Paris, Seuil, 1994, p. 60)
49
50
) Platon, Timée.
40
des Idées, qui n’est concevable que par l’intellect ? Puisque contrairement aux
sens qui pourraient être sans cesse dispersés par des informations extérieures, la
pensée ou l’intellect est une faculté qui consiste à dégager inlassablement une
sorte d’unité dans de diverses données et, en ce sens, qui est une instance
suprême de l’identité -comme l’on peut le constater chez Descartes-. Si un
jugement reste censé tantôt vrai, tantôt faux, selon Platon le monde sensible ne
cessant de se différer n’est qu’un monde contradictoire qui récuse même le
principe de l’identité ; puisque dans ce monde changeant « la fleur est rouge »(A)
et « la fleur n’est pas rouge » (-A) pourraient être tous les deux admis ; en ce sens
on peut dire que celui-ci peut nous entraîner non seulement dans l’éventuelle
fausseté logique mais aussi dans l’immense incommodité de lui attribuer une
identité stable. Néanmoins je me demande pour quelle raison Platon chasse tant
sévèrement la temporalité hors du terrain philosophique. Lorsque la valeur d’une
proposition se réfère à la temporalité, cette dernière est autant un facteur
déterminant du jugement de valeur que l’un des critères de jugement, et en ce
sens le jugement deviendra ‘‘dia-chronique’’, à savoir qu’il traverse la temporalité
et acquerra de l’historicité ; mais selon Platon le jugement censé « stable » ne
doit jamais être diachronique car ce jugement a une fixité rigide qui refuse
catégoriquement de varier sa valeur selon le flux du temps et pour ce faire Platon
le situe soigneusement hors du temps afin de garantir l’éternelle identité du
jugement ainsi que sa validité immuable qui ne dépend pas de l’historicité
souvent censée contingente et particulière. En effet, le monde des Idées que bâtit
Platon comme un nouveau référent légitime, consiste en les réalités intelligibles
qui sont éminemment « transcendantes » au monde sensible en raison
notamment de son atemporalité51 ; cela revient à dire que par opposition à des
choses sensibles, celles-là peuvent se débarrasser complètement du résidu autant
du temporel que du corporel, et qu’elles n’en forment que l’essence pure et
immuable qui ne procède jamais de l’élément extérieur telle que la temporalité,
mais qui est déterminée d’une manière a priori et que notre âme ou intellect seul
peut apercevoir. Ici si l’on le regarde de plus près, on peut constater que
l’opposition du monde sensible au monde des Idées s’articule dans celle du
corporel à l’intelligible ou bien au spirituel ; il est évident que le dualisme entre le
) Comme nous l’avons déjà vu précédemment, Nietzsche et Heidegger ont affirmé
que la métaphysique occidentale attribue une primauté sur l’Etre immuable aux
sensible.
51
41
corps et l’âme y est bel et bien présent et que comme le constatent A. Bouchouchi
et P-H. Castel dans la Notion de philosophie II, cette opposition implique aussi
« l’opposition logique du faux et du vrai » 52. Je suis entièrement d’accord avec ce
point car le corporel reçu par le sens consonne avec le changeant et le relatif alors
que l’intelligible aperçu par l’intellect avec l’immuable et l’absolu ; ici le critère de
la vérité réside dans l’identique ; en ce sens ce qui diffère sans cesse, à savoir les
phénomènes sensibles, est considéré comme faux ; on reviendra sur ce point plus
tard. Il en est ainsi que Platon attribue à son nouveau référent le degré de réalité
beaucoup plus élevé que le monde sensible en raison de sa stabilité unitaire que
l’on souhaite tant établir à l’être, et que le monde sensible perd sa validité aussi
bien ontologique que logique du fait de sa caractéristique inconstante et
indéterminée.
Lier la question de vérité au temps est une stratégie récurrente de la
métaphysique occidentale : dans le discours propositionnel c’est le concept qui
est un réservoir de la propriété de l’objet désigné et que Platon tente de former à
travers la définition ; par exemple, pour que la proposition sur l’arbre soit vraie,
la description de l’arbre dans la proposition devrait s’accorder au concept d’arbre
concerné. Dans ce cas le concept est une garantie de la vérité logique. A. Kojève a
analysé remarquablement le rapport entre le concept et le temps dans
l’introduction à la lecture de Hegel, et il y présente quatre possibilités du rapport
entre concept et temps : il montre que Platon a considéré le concept comme
l’éternel qui se rapporte à l’Eternité hors du temps, et que le philosophe grec
distingue le concept et l’existence qui s’inscrivent chacun dans une dimension
différente ; tandis que l’existence est temporelle en tant qu’un changement, le
concept est identique sans être affecté par le temps53. Selon Platon « le concept se
rapporte à autre chose qu’à lui-même » 54, mais à l’Eternité qui est intemporel ;
tandis que Kant considère le concept comme l’éternel qui se rapporte au temps 55.
A. Kojève décrit à merveille l’idée de Platon concernant le rapport entre concept
) Anissa Bouchouchi et Pierre-Henri Castel, La Notion de philosophie II,
Chapitre. La vérité, sous la direction de Denis Kambouchner, Paris, Gallimard, 1995,
p. 335.
52
53
54
55
) A. Kojève, L’introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947, pp. 338-339.
) Ibid., p. 339.
) Ibid., p. 338.
42
et temps en en faisant un schéma adéquat :
« […] Le Concept (éternel) ne se rapporte qu’à l’Eternité, et l’Eternité se
révèle exclusivement par le Concept. Tout en étant dans le Temps, ils sont donc
sans rapports avec le Temps et le temporel. Le rapport double, voire circulaire,
du Concept (éternel) et de l’Eternité coupe donc le cercle temporel. Le
changement en tant que changement reste inaccessible au Concept. Autrement
dit, il n’y a pas de vérité dans le temporel. […] Le cercle éternel du Savoir absolu,
tout en étant dans le temps, est sans rapport avec le temps. […] Et c’est pourquoi
nous devons représenter la conception platonicienne du Savoir absolu de la
manière indiquée par la figure 7.
Figure 7 » 56
De là on peut constater que si l’Eternité est hors du Temps chez Platon, son
« système est radicalement transcendant » 57, du fait que ce dernier suppose une
dimension atemporelle, permanente.
En ce qui me concerne, il est fort intéressant de constater que le
Platonisme a tendance à déprécier toute sorte d’« infini négatif » que Plotin a
attribué à ce qui est totalement indéterminé tel que le Néant alors que Platon
confère une importance inouïe à l’intelligible transcendant qui est considéré
comme l’« infini positif » 58. Dans ce cas en quoi consiste-t-il l’infini négatif et
56
57
) A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p.342 ; p. 340.
) Ibid., p. 347.
) Dans le Parménide, Platon présente l’éventail de divers sens du concept d’infini
qui va de la puissance suprême de l’Un à l’indétermination de la matière. Et Platon
parle de « mauvais infini » dans le Philèbe. On peut constater que l’être indéterminé
58
43
qu’est-ce que l’on peut tirer de cette conception ? Le philosophe grec voyait ce
redoutable infini négatif notamment dans le flux de changement perpétuel de
l’être, qui lui semble continuellement ‘‘indéterminé’’ et qui échappe à
l’intelligibilité rationnelle. Mais pourquoi cette caractéristique indéterminée estelle tant refoulée dans la notion d’être? Platon pense que le mouvement instable
de l’être tel que le changement fait sombrer des êtres inévitablement dans le Néant
du fait que le changement lui semble menacer et même annuler sans cesse toute
détermination stable en y rajoutant les états différents, voire contradictoires. Alors
que la détermination spécifique qui consiste à circonscrire des propriétés d’un
être-substance, permet de définir quelque chose en termes d’attributs essentiels, le
changement perpétuel conduit un être dans l’état d’indétermination embarrassant,
qui nous empêche de délimiter clairement ce qu’est l’être. Puisque pour attribuer
une qualité comme une propriété d’un être, celle-là devrait résider dans une
certaine stabilité et durabilité ; si des panoramas de qualités qui ne durent pas chez
l’être sont nommés « changement », on ne peut nier que ce dernier déconcentre
inlassablement la fixité de ses propriétés soi-disant ‘pures et essentielles’ et est un
jongleur redoutable qui joue avec la frontière entre ce qu’est l’être et ce qui ne l’est
pas. Dans ce cas on considérait le changement comme un élément perturbateur
qui tente de glisser à l’être une fissure étant son indétermination perpétuelle. Nous
pouvons remarquer que la détermination des propriétés d’un être, à savoir sa
définition, vise à distinguer rigoureusement ce qu’il lui appartient et ce qu’il ne
l’est pas, et qu’elle suppose déjà une exclusion des autres éléments non-conformes
afin de circonscrire clairement son territoire. En ce sens, le changement qui
consiste en l’oscillation des états multiples, est un mouvement envahissant qui
traverse librement la frontière de l’être et de non-être en produisant les attributs
‘accidentels’ qui appartiennent malgré tout à certains aspects de l’être étant son
apparence sensible ; et de ce fait, on peut dire qu’il rend leur frontière
indéterminée. Néanmoins je vous propose ici de remarquer un point de
renversement sur la position de l’attribut liée à celle du sujet : par le biais du
facteur changement, devient presque illimitée la possibilité d’additionner ou
d’enlever ses attributs par rapport au sujet d’un énoncé, si nous élargissons le
peut se ranger au niveau d’un « infini négatif » que Plotin assimile au Néant et au
Mal.
44
champ d’application du terme ‘attribut’ à l’usage grammatical dans lequel
« l’attribut est la fonction déterminant le sujet d’un énoncé par l’intermédiaire d’un
verbe d’état » 59 et qui a son étendue beaucoup plus vaste que celle de la logique
classique. Ici la subtilité de la différence de son usage nous amène à une réflexion
intéressante : dans la logique classique fortement marquée par la métaphysique,
l’attribut est considéré comme ce qui découle d’une substance étant ce qui
demeure permanente nonobstant le changement ; on peut distinguer les attributs
essentiels rapportés à l’essence de la substance, –Descartes restreint avec
conviction la notion d’attribut à l’attribut essentiel qui constitue la nature de la
substance-, et les attributs accidentels à ceux qui arrivent d’une manière
contingente60 ; par contre, en grammaire qui l’applique dans un terrain beaucoup
plus large et concret, l’attribut qui ne se rapporte plus seulement à l’entité
métaphysique, substance, est désormais susceptible de mentionner ou de décrire,
dans un énoncé, non seulement les propriétés d’un sujet mais aussi ses divers états
par le biais d’un verbe. Cela signifie que, comme nous l’avons déjà vu, le sujet d’un
énoncé ne se positionne plus en tant que la substance-cause qui engendre ses
attributs, mais simplement une séquelle des attributs. Du fait que ce premier n’est
déterminable et situable que « par l’intermédiaire du verbe d’état » 61 , non
inversement : ce n’est plus à partir de la substance que nous pouvons déduire ses
attributs. En ce sens, le sujet est dé-substantialisé, et ce sont des verbes d’état, qui
sillonnent le sujet en constituant l’ensemble de sa caractéristique. Ici on peut
constater que la succession d’états divers d’un sujet n’est plus considérée comme
relevée de l’attribut accidentel qui est toujours exclu de la constitution de la nature
du sujet, mais comme celui autour duquel se construit progressivement ce qui est
le sujet. Par exemple, il y a un arbre, et si son changement est bien pris en compte
dans sa considération, à savoir que les attributs au sens large expriment non
seulement les propriétés essentielles d’un sujet mais aussi ses modalités
) M. Christian Godin mentionne la définition du terme ‘attribut’ dans son
Dictionnaire de philosophie (Paris, Fayard, p. 121). Mais c’est moi qui l’ai souligné
par rapport à son importance qui consiste à faire émerger une nouvelle réflexion sur
l’usage de l’attribut.
59
) Il faudrait précise que Platon nous a présenté des thèses relatives à l’être dans le
Parménide; accident/essence, être/néant, repos/mouvement, un/multiple, etc.
60
61
) G. Deleuze et F. Guattari, La logique du sens, pp. 212-216.
45
changeantes
:
l’arbre
peut
avoir
même
des
attributs
quasiment
contradictoires autant dans ses vécus phénoménologiques que dans ses énoncés :
« l’arbre a des feuilles vertes » et « l’arbre a des feuilles rouges » sont tous les deux
acceptables en tant que l’état du sujet à condition que l’axe de temporalité où le
changement joue y est aussi pris en compte. A. Kojève remarque bien la nature du
temps dans le discours propositionnel :
« […] et le Temps n’est que l’ensemble infini de toutes les identifications du
divers, c’est-à-dire de tous les changements quels qu’ils soient. […] toute pensée
discursive se développe nécessairement dans le Temps parce que l’attribution du
prédicat au sujet est déjà un acte temporel. » 62
Il faudrait noter que les attributs mentionnant le parcours d’états du sujet
se rapportent non seulement à son apparence sensible mais aussi à son intériorité,
- je suis consciente que l’utilisation du terme ‘intériorité’ n’est point satisfaisante à
cause de sa vision encore trop dualiste intérieur /extérieur, mais afin de monter
que le descriptif du changement peut embrasser la plupart de dimensions d’un
sujet, je l’ai placé ici d’une manière stratégique mais problématique et
préparatoire avant de passer au crible la validité de la vision dualiste
intérieure/extérieure plus tard. Car son intériorité consistant en l’activité de
l’esprit ou de l’affect est constituée de ses états multiples et variés qui vibrent tout
au long de la vie et par rapport aux évènements auxquels ils traversent. Il importe
de préciser que la digue de la substance, qui ne contenait que les attributs
essentiels contre toute vague du changement, est complètement immergée des
flots de l’accident, de l’exister et des affectifs auparavant censés séparés de
l’essence ; désormais les attributs se livrent à la surabondance réelle d’un sujet
plutôt qu’à sa pureté stérile et fantasmagorique.
En ce sens, l’entreprise de la circonscription d’un être par le biais des
attributs apparaît une affaire quasi-irréalisable du fait que ses attributs d’état,
lesquels se développent au cours du temps en se multipliant en illimité, rend
autant sa délimitation
continuellement dispersée
et imprécise
que sa
détermination rationnelle impossible. C’est pourquoi beaucoup de métaphysiciens
occidentaux considéraient le changement comme l’« infini négatif » qui éparpille
62
) A. Kojève, L’Introduction à la lecture de Hegel, pp. 360-361.
46
sans cesse la stabilité de l’être étant sujet-substance et qui entraîne celui-là dans le
flux immense d’indétermination63. Par exemple, les attributs accidentels d’un être
sont considérés comme incompatibles ou étrangers au régime de l’être régi par la
pensée du fait de leur aspect constamment variable qui perturbe l’identité
immuable de l’être, et en fin de compte ils sont tombés au statut de non-être, se
rejoignent dans l’illimité indéterminé en tant que l’altérité et la différenciation.
Même si celui-là est aussitôt renvoyé mais laisse quand même en lui ses traces.
Nous pourrions constater que cet illimité indéterminé nous livre un sentiment de
vulnérabilité extrême puisque définir quelque chose est toujours l’acte de pouvoir,
qui vise à maîtriser l’autre sous notre regard rationnel, mais ne pas pouvoir le
déterminer revient à dire que l’on est confronté à un tel évènement de hors-norme,
qui dépasse notre cadre épistémologique, et de ce fait, qui nous rend
complètement
impuissant.
Dès
lors
l’illimité
indéterminé
nous
reste
redoutablement insoumis à tel point qu’il semble opposé carrément à l’être car ce
dernier consistait en la détermination des propriétés essentielles qui sont
constamment unifiées au nom de l’identité alors que l’illimité indéterminé consiste
en un plein mouvement centrifuge des qualités variables qui sont divergentes et se
diversifient sans cesse à l’encontre de la force centripète de la raison vers l’identité
d’un être ; de ce fait, celui-là s’assimile d’abord au non-être qui représente l’altérité
de l’être64. C’est en cela que l’on lui attribue la caractéristique négative.
Surtout, dans le platonisme le flux de variation des qualités, qui se déploie
dans le monde sensible est considéré comme un mouvement dépérissant vers la
mort. On voyait dans l’illimité indéterminé le gouffre du chaos qui jette l’être au
néant ; ce néant ne signifie surement pas une absence totale, mais plutôt un état
d’excès par excellence, qui se présente sous le mode de la confusion chaotique ou
de l’inintelligibilité totale. Je constate que Denys l’Aréopagite partage aussi ce
point de vue sur le néant dans la Théologie négative :
63
) Arnaud Villani expose la nature de l’infini négatif dans son texte, Infini.
) La définition du « Non-être » est bien précisée dans Les Notions
philosophiques : dictionnaire II : « En fait, le non-être n’est, pour lui(Platon), que la
connotation de l’altérité : en rendant chacun autre que l’être, l’autre fait de lui un
non-être ; […] » (Les Notions philosophiques : dictionnaire II, publié sous la
direction d’André Jacob, Paris, P.U.F., 1990, p.1765.)
64
47
« visé dans le dépassement de détermination, le néant sera tel par excès et
non point par défaut, néant suressentiel, […] » 65 .
Par la suite, on regarde l’infini négatif comme assimilé au néant, chaos
animé de l’excès de qualités qui se heurtent et se dispersent en n’arrivant jamais à
un point de convergence possible. Devant tel mode d’indétermination, l’homme se
sent complètement perdu et profondément troublé comme s’il était confronté à la
mort qui nous resterait à jamais immaitrisable et inintelligible et qui se
rapporterait intimement à l’image de l’enfer construite par tous les démesurés
indéterminés et qui menacerait toujours l’homme par ses aspects inintelligibles.
Ces sentiments de vulnérabilité devant telle masse d’indétermination à laquelle G.
Deleuze assimile la différence, purs disparates, sont bien décrits dans la Différence
et répétition :
« Il apparaît que les purs disparates forment ou bien l’au-delà céleste d’un
entendement divin inaccessible à notre pensée représentative, ou bien l’en deçà
infernal, insondable pour nous, d’un Océan de la dissemblance ».
Deleuze précise que cet illimité indéterminé qui continue à se différencier
sans jamais être attaché à une unité identitaire réside hors de pensable66. Si la
pensée consiste à rendre quelque chose « clair et distinct » par le biais de la
détermination rationnelle telles que la conceptualisation, l’unification et l’analyse,
etc.,- comme le démontre Descartes dans les Méditations métaphysiques-,
l’impensable est celui qui n’est pas compatible à sa structure épistémique, et de ce
fait, resterait confus, indéfini et insaisissable pour nous ; c’est pourquoi l’illimité
indéterminé hors de portée de notre pensée est considéré comme l’infini négatif
dans lequel on voit un enfer du pensable et la mort de la pensée.
Dans ce cas me semble-t-il que l’homme soit obligé de chercher un autre
recours absolu grâce auquel il surmonte les menaces perpétuels des démesurés
négatifs : par exemple, chez Platon ce qui est indéterminé par l’intellect se range
du côté inférieur du monde alors que ce qui est déterminé d’une manière stable par
l’intellect du côté supérieur du monde ; l’intelligible transcendant est évalué
65
66
) Denys L’Aréopagite, La Théologie négative.
) G. Deleuze, Logique du sens, p. 298.
48
comme un « infini positif » 67. Car si l’infini négatif est un illimité qui est dispersé et
désordonné en chaos, l’intelligible transcendant est celui qui est régulée par
l’Intelligence grâce à laquelle il acquiert un ordre dans son ensemble unifié ; et on
peut dire que cet infini intelligible maîtrise l’excès des attributs et domine
parfaitement les risques des combinaisons d’attributs contradictoires. Comme l’on
l’a déjà vu précédemment, c’est l’intelligence, à savoir la raison, qui a une force
centripète consistant à converger les multitudes d’attributs vers un point unique et
fixe étant l’identité d’un être (voir le schéma illustré). Récapitulons que
l’intelligible transcendant est en mesure de délimiter les attributs essentiels d’un
être parmi tant d’autres attributs possibles et de déterminer les propriétés de l’être
en termes de l’identité.
Lorsque nous comparons ces deux mouvements de l’illimité, on peut
constater qu’ils sont menés dans une direction complètement opposée : le
mouvement centrifuge de l’infini négatif se dirige vers l’altérité tandis que le
mouvement centripète de l’infini positif vers l’identité, et qu’ils engendrent
également deux choses différentes68 : pour le premier le démesuré indéterminé et
pour le second le mesuré déterminé ; et en plus, chacun de ces mouvements suit
son propre rythme : le premier suit le désordre et le second l’ordre. Il faudrait
) L’infini positif est présenté dans le Parménide et dans Le commentaire de
Simplicius à la Physique d’Aristote, Livre III, chap. 4-8.
67
) Dans la Logique du sens, G. Deleuze parle de centralité du Concept et aussi de
l’excentralité du chaos. (pp. 100-101)
68
49
noter que la notion de l’intelligible transcendant est assimilée à celle de Dieu dans
la théologie occidentale, et je vous propose ici d’observer comment s’opère la
construction de la notion de Dieu. La notion de l’intelligible transcendant, infini
achevé et régulé par l’intellect, va prendre possession de tous les attributs
« positifs » dans le sens où toutes qualités affirmatives tels que la Toute-puissance,
la Perfection et l’Eternité, etc., sont subsumées sous le concept d’Etre suprême,
Dieu. Mais pour quelle raison est-ce que le concept de Dieu censé être détenteur de
tous les attributs possibles, n’inclut pas les attributs négatifs? Est-ce que le concept
de Dieu en tant que l’infini est autorisé à déterminer ses attributs? Les arguments
des théologiens du Moyen Age nous y fournissent une réponse : les attributs
négatifs tels que l’impuissant, l’imparfait et le temporel, ne sont pas considérés
comme des propriétés autonomes qui ne dépendent pas des autres, mais comme
les dérivées des propriétés positives, qui ne représentent que le degré du manque
de ces dernières. Faute de statut intégral des propriétés, les attributs négatifs au
sens propre ne sont pas autorisés à être accordés au concept de Dieu, que l’on vise
à construire en tant qu’une notion la plus parfaite. Ici on peut remarquer que la
notion de Dieu en tant que l’infini positif est lucidement délimitée et déterminée
par l’opération de l’intellect contrairement à l’infini indéterminé : ses attributs
devraient être adéquats à la notion de l’Etre suprême, et pour ce faire l’intellect est
invité à circonscrire avec une telle précision les propriétés de Dieu en maîtrisant
une éventuelle irruption de combinaison d’attributs négatifs ; de même que la
multitude d’attributs positifs n’est point éparpillée aléatoirement, mais
éminemment coordonnée et convergée en une unité suprême qui s’appelle Dieu.
La construction de la notion de Dieu nous permet de constater que celle-ci est un
infini positif dans le sens où son infinité est affirmée toujours par l’ordonnance et
la détermination que l’intellect établit alors que pour l’infini négatif son infinité par
ses désordres et son indétermination, qui dépasse notre intelligibilité.
Néanmoins, j’insiste sur le nouvel apport de l’infini négatif dans la
métaphysique occidentale : comme nous l’avons constaté précédemment, cet
illimité indéterminé tels que le changement ou l’état de l’excès, nous amène à
penser à la mobilité de frontière de l’être et de non-être ; car cela montre que ces
derniers ne sont pas deux choses antinomiques qui sont rigoureusement
distinguées par la différence de nature, mais ceux qui sont distingués seulement
50
par la différence de degré69. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Cela suppose que nous devions aborder la question de l’être d’une manière
complètement différente ; ici la pensée de Gilbert Simondon influencée par les
courants scientifiques y apporte un nouveau souffle : les nouvelles données de la
biologie et de la physique contemporaines ébranlent notre conception de l’être
inséré dans l’immuable et le fixe ; par exemple, comme le présente Van Lier Henri
dans l’individuation selon Simondon, la biologie contemporaine nous montre
seulement la mitose étant « une division de la cellule où chaque chromosome se
dédouble » 70, c’est-à-dire celui qui est en son plein processus chimico-vital. Dans
ce cas, au lieu d’engager directement une discussion sur l’être à partir de l’êtresubstance qui est assimilé également à la notion traditionnelle d’individu étant
« une substance stable composée d’éléments stables » 71, Simondon nous suggère
de parler du processus « ontogénétique » 72 de l’être, d’après lequel, - comme le
constate Van Lier Henri -, il n’y a plus de l’individu achevé une fois pour toute tel
que suppose la notion de substance, mais « il n’y a que des organismes en
opération constante de s’individuer » 73 telles que la cellule en pleine division ou la
) « La différence de nature » et « celle de degré » sont des termes employés par G.
Deleuze dans le Bergsonisme, et j’estime que ces termes nous sont éminemment
utiles puisque cela permet de vérifier si une distinction sur telles choses est
légitimement construite.
69
) La définition lexicale du terme ‘mitose’ dans Le nouveau Petit Robert 2007,
dictionnaire de la langue française, Paris, Le Robert, 2006, p.1610
70
) Henri Van Lier précise que cette définition de l’individu est inscrite dans l’idée
de l’Occident traditionnel dans L’individuation selon Simondon, (archive de la
conférence Mars, 2006)
71
72
) La définition de l’ontogenèse dans Wikipedia, nous livre également une
compréhension claire du terme ‘ontogénétique’ : « L'ontogenèse (ou ontogénie)
décrit le développement progressif d'un organisme depuis sa conception jusqu'à sa
forme mûre, voire jusqu'à sa mort. En biologie du développement, ce terme
s'applique aussi bien aux êtres vivants non-humains qu'aux êtres humains mais on le
retrouve aussi dans le domaine de la psychologie du développement où l'ontogenèse
désigne le développement psychologique d'un individu depuis l'enfance jusqu'à l'âge
adulte et plus généralement, pour désigner les transformations structurelles
observés dans un système vivant qui lui donne son organisation ou sa forme finale. »
51
particule dans sa réaction chimique aux autres éléments. Ce processus
ontogénétique consiste à présenter l’être sous le mode d’opération d’individuation
continue répartie en trois stades : 1° l’état pré-individuel et indéterminé, 2° l’état
individué et déterminé, 3° l’état trans-individuel. Ici on peut constater que sa
méthode ontogénétique, puisée dans la pensée scientifique, renverse totalement
notre conception onto-théologique qui présuppose une substance, entité
métaphysique et son principe absolu ; et que cela nous ouvre un nouvel horizon de
vision sur l’être. Ce qui m’intéresse chez Simondon, c’est qu’il présente un état
initial et primordial de l’être74 qui s’assimile curieusement à l’état d’excès accordé à
l’illimité indéterminé : cet état chaotique que je viens de mentionner tout au long
de l’argument précédent, est un néant démesuré et bouillonné de disparates
hétérogènes à tel point que celui-ci reste une pure masse d’excédent non
distribuable à un sujet déterminé et distinct ; je pense que Simondon partage le
même point de vue sur ce sujet dans la mesure où l’individuation étant le
processus « ontogénétique » de l’être, ait pour fonction de montrer comment l’être
s’opère autant dans son indétermination que dans son détermination. Le
philosophe contemporain écrit de la manière suivante dans L’individuation à la
lumière des notions de forme et d’information :
« La place première accordée à l’individuation implique que, l’individu
n’étant pas le premier, ce qui est premier soit non-individué, pré-individuel,
indéterminé, indéfini (apeiron) » 75.
De là on peut considérer l’état indéterminé du néant comme l’état
) L’explication de Van Lier Henri est très claire pour comprendre l’individuation
dans le cadre onto-génétique.
73
) J’évite d’utiliser « l’état originel de l’être » que Simondon a censé employé dans
ses œuvres, puisque le terme ‘originel’ semble impliquer tant de confusion ontothéologique et que je préfère « son état initial et primaire» afin de m’éloigner de tout
malentendu possible.
74
) Jean-Yves Chateau cite carrément le texte originel de Simondon qui se trouve
dans l’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, dans son
livre de vocabulaire simmodonnien afin de nous guider vers la compréhension du
terme clé de sa philosophie. (Le vocabulaire de Simondon, Paris, ellipses, 2008,
p.48.
75
52
primordial de l’être. G. Deleuze explique également ce point crucial de la
philosophie de Simondon dans l’île déserte et autres textes :
« La condition préalable de l’individuation, selon Simondon, est l’existence
d’un système métastable. C’est faute d’avoir reconnu l’existence de tels systèmes
que la philosophie tomba dans les deux apories précédentes. Mais ce qui définit
essentiellement un système métastable, c’est l’existence d’une ‘disparation’, au
moins de deux ordres de grandeurs de deux échelles de réalités disparates, entre
lesquels il n’y a pas encore de communication interactive. Il implique donc une
différence fondamentale, comme un état de dissymétrie. » 76.
Nous pouvons remarquer que l’état métastable qui comporte, selon
Simondon, « les potentiels, tensions, incompatibilité et disparation » 77 dépasse
toute forme de stabilité unilatérale prescrites dans la substance, et que la
sursaturation et surfusion de l’état métastable s’assimile merveilleusement à l’état
d’excès du néant infini qui consiste à accumuler dynamiquement le multiple
d’états variés et désordonnés gagnant de plus en plus de l’énergie centrifuge ne
laissant pas déterminer une chose quelle qu’elle soit. En ce sens, l’état du chaos
que l’illimité indéterminé implique relève d’un état primordial de l’être dans lequel
l’être est en cours de formation, et est une condition du processus de
l’individuation de l’être. Il en résulte que l’illimité indéterminé en tant que le
néant, état métastable, est indispensable de la constitution de l’être.
La réflexion de Simondon sur la stabilité et la métastabilité est si
pénétrante que cela peut apporter une importante critique de la pensée
métaphysique, notamment celle de l’inflexibilité du dualisme métaphysique ; il
précise ceci dans L’individuation à la lumière des notions de forme et
d’information :
« L’individuation n’a pu être adéquatement pensée et décrite parce qu’on
) G. Deleuze, L’île déserte et autres textes, Paris, Les Editions de Minuit, 2002, p.
121.
76
) Jean-Yves Chateau, sur la définition du vocabulaire simondonnien tels que
« l’individu, l’individuation et le principe d’individuation » dans Le vocabulaire de
Simondon, Paris, ellipses, 2008, p. 49.
77
53
ne connaissait qu’une seule forme d’équilibre, l’équilibre stable ; on ne
connaissait pas l’équilibre métastable ; l’être était implicitement supposé en état
d’équilibre stable ; or, l’équilibre stable exclut le devenir, parce qu’il {ce
premier} correspond au plus bas niveau d’énergie potentielle possible ; il est
l’équilibre qui est atteint dans un système lorsque toutes les transformations
possibles ont été réalisées et que plus aucune force n’existe ; tous les potentiels
se sont actualisés, et le système ayant atteint son plus bas niveau énergétique ne
peut se transformer à nouveau. Les Anciens ne connaissaient que l’instabilité et
la stabilité, le mouvement et le repos, ils ne connaissaient pas nettement et
objectivement la métastabilité ».78
Mais l’équilibre stable n’est un cas limité, et la plupart des cas, ce sont des
états métastables qui supposent l’existence d’une « disparation » entre deux
réalités hétérogènes ; comme le constate Deleuze, « l’individuation est la mise en
communication des disparates » 79 . De là nous pouvons remarquer que les
facteurs disparates sont toujours inclues dans l’être et que l’individuation ne suit
pas simplement le principe du Même, mais implique celui de l’Autre.
Il me semble que ce texte nous confère le point de conjonction par rapport
à la seconde conception de l’illimité indéterminé comme l’altérité et le
changement, au sujet de l’être : même si l’être qui rentre en phase de
l’individuation est censé être d’un état un peu plus déterminé que son état initial,
ce premier comporte toujours en lui ses potentiels, qui se traduisent par les états
de l’altérité, capables de changer sa structure et d’animer le processus
d’individuation en plusieurs élans métastables. Cela revient à dire que certain
degré de l’illimité indéterminé est plus ou moins impliqué au sein de l’être ; l’être
achevé, une fois pour toute, de sa détermination, à savoir la substance, telle que
désigne la métaphysique occidentale à propos de la notion d’être, n’est, en fait,
possible que dans l’abstraction. La substance évacuée de tous ses potentiels
restera confinée dans le cube de l’identité, impénétrable et incommunicable, qui
) G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et
d’information, Grenoble, Million, 2005, p. 26. C’est moi qui ai introduit le mot ‘ce
premier’ avec entre parenthèse afin de préciser exactement ce que le terme désigne.
78
79
) Deleuze, La Différence et la répétition, p. 317.
54
est un espace idéal et apesanteur de l’être, éminemment conçu par l’esprit ; dans
ce cas, la substance arrachée de son environnement et préservé de tout risque
externe, perd toute sa valeur ; son espace purifié et fermé qui ne tolère aucun
contact avec les hétérogènes pourrait être un lieu potentiellement dangereux
pour lui, puisqu’une petite dose de contamination suffira à provoquer sa
suffocation fatale. C’est pourquoi les métaphysiciens, ses parents légitimes, qui
voudraient concevoir à tout prix un être parfait et pur, défend avec telle
conviction son créature fragile et imaginé contre toute possibilité de contagion
d’altérité et de multiplicité dispersée. Mais lorsque l’on décide de sortir enfin de
ce conditionnement de la notion d’être artificiellement manipulé par l’esprit, il
est certainement possible que le panorama du processus ontogénétique que l’être
nous offre tout au long de son individuation, nous invite à élargir l’horizon même
de notre vision auparavant censée bornée à l’esprit rationnel. Ici on nous propose
de voir l’être en termes de l’opération dynamique d’individuation, non point de la
substance déjà révolue et stabilisée : du point de vue du processus ontogénétique,
l’être est toujours en formation par le biais des transformations renouvelées ; en
ce sens, l’être n’est ni déjà formé, ni seulement transformé ; celui-ci inclut en lui
des potentiels étant une énergie indéterminée, non point prédéterminée, qui le
basculent de nouveau à l’état de l’altérité, et son odyssée continuerait à durer tant
que les mouvements de l’altérité se renouvèlent. En outre, on peut dire que
l’instabilité et la stabilité ne sont point des caractéristiques contradictoires ou
incompatibles dans son opération d’individuation, mais y sont intimement
entrelacées l’une de l’autre afin de former dynamiquement ce qui est l’être. Il
importe de préciser que c’est l’état métastable qui comporte les énergies
potentielles et mène en quelque sorte le jeu dans la mesure où celui-là est capable
de propulser son processus encore inachevé ; en ce sens, les aspects indéterminés
des potentiels constituent les devenirs formatifs de l’être. Par conséquent,
l’opposition dualiste du devenir et de l’être n’est plus tenable : Simondon note
que le devenir est la dimension de l’individuation, dans laquelle l’être déploie son
processus ontogénétique, et que celui-là n’est plus considéré comme ce qui arrive
par hasard à l’être et ni comme ce qui est exclu de former ce dernier ; cela montre
qu’en quittant le point de vue substantialiste de l’être, nous pourrions suivre
pleinement le courant de devenir jaillissant du fond actif de l’individuation et
formant simultanément ce qui est l’être. On peut dire que la philosophie de
55
Simondon réhabilite le statut intégral des devenirs : la réalité effective de l’être
consiste en ces derniers car sans les devenirs l’opération ontogénétique est
impossible à se réaliser ; aucun être ne peut plus se former et ne poursuit son
cheminement en stagnant en état d’arrêt. En ce sens, il me semble que la stabilité
immuable que la notion de substance suppose en tant que sa caractéristique
principale, est plutôt fantasmagorique que réelle, et l’état stable au sens absolu
n’est qu’une phase terminale d’un achèvement de toutes énergies potentielles et
dans la plupart des cas l’état stable est un moment futile de l’individuation qui
prépare l’élan d’un prochain état métastable. Nous pouvons dire que certain
degré de l’illimité indéterminé inséré dans l’état métastable revivifie la formation
d’un être dans le sens où le chaos et l’altérité lui sont indispensables en vue
d’effectuer d’une manière dynamique son processus ontogénétique. Nous
parvenons à dire que l’évaluation de l’illimité indéterminé comme l’infini négatif
n’est plus judicieuse, et que la notion de substance consistant exclusivement en
l’essence qui précède de l’exister n’est plus tenable dans la mesure où l’être qui ne
suppose aucun état chaotique et initial n’est qu’une notion chimérique construite
par la pensée, -on le discutera bientôt-. Il importe de constater que la frontière de
l’être et de non-être que l’histoire de la philosophie a essayé de marquer et de
renforcer durant des siècles, n’est point légitime puisque le devenir et le
changement sont la condition génétique de l’être, non point le non-être délaissé ou
l’exclu de l’être, et que dans ce cas cette frontière est tellement ébranlée et
bouleversée que nous pouvons la franchir librement et sommes également invités à
retranscrire la nouvelle cartographie de l’être, laquelle représente mieux son
cheminement fluide et son espace ouvert et indéterminé.
56
I-2
L’être en termes de l’individuation et de la vie et sa spatiotemporalité spécifique
Comme nous avons proposé précédemment d’une ontogenèse de l’être, il
est évident que la tentative d’ancrer les attributs essentiels à un point fixe appelé
‘substance’ s’avère vouée à l’échec en quête de ce qui est l’être, et que l’être
incorpore en lui indispensablement l’élément de l’hétérogénéité en tant que sa
réalité effective tels que le chaos indéterminé et le changement sont la condition de
son processus ontogénétique. A partir de cette conception ontogénétique de l’être
que Simondon nous a fournie, je vise à proposer une nouvelle notion de l’être.
Désormais, l’être n’est plus un terme fermé, fixe et confiné dans sa substantialité
isolée, mais un terme mouvant et corrélatif capable de traverser tout son parcours
57
énergico-vital et de prendre en considération son interaction dynamique avec les
autres facteurs. On peut dire que le champ d’application de ce terme « être » est
éminemment élargi et innové grâce aux travaux de Simondon influencés par le
courant scientifique contemporain ; et que cela nous permet de situer tout
autrement la notion d’être dans la dimension des devenirs où celui-là continue à se
former en se transformant et où son opération d’individuation est en train de
s’accomplir. Je sers de l’apport de Simondon comme l’outil méthodique pour
destituer la notion d’être de la propriété substantielle (voir le schéma suivant).
Substance --------------------------- l’être en opération d’individuation
Identité------------------------------ altérité, métastabilité
Unilatéral--------------------------- interactif, relationnel
Immuable--------------------------- devenir
Abstrait------------------------------ concret
Intelligible--------------------------- physico-vital, psycho-social
Comme nous l’avons déjà examiné dans le chapitre précédent, et aussi
comme l’affirme Simondon dans L’individuation à la lumière des notions de
forme et d’information :
« L’individu parfait, totalement individué, substantiel, appauvri et vidé de
ses potentiels, est une abstraction ».
Cela revient à dire que la substance, individu déjà tout achevé, ne procède
d’aucune individuation concrète, mais de l’abstraction rationnelle. Dans ce cas, il
serait légitime d’effectuer la destitution de la substance afin de s’orienter vers la
notion inédite de l’être inséré dans l’opération d’individuation. Nous pouvons ici
constater que l’être en question s’articule différemment de la substance ; l’être se
replace glorieusement dans sa réalité effective où son individuation s’opère d’une
façon dynamique, n’est point isolé dans la réalité intelligible séparée de toute son
actualisation concrète, et sa réalité effective consiste en la réalité physico-vitale où
58
la matière et le vivant s’individuent, et en la réalité psycho-sociale où l’homme et la
société s’individuent. Son concept de l’individuation physique et biologique, celui
de l’individuation psycho-sociale m’ont permis d’élaborer l’idée de la réalité
effective racinée dans le monde concret, monde sensible, où son individuation est
en cours d’accomplissement dynamique. En ce sens, le trait de l’être n’est plus
abstrait, mais sans doute concret du fait que l’opération d’individuation consiste à
effectuer sa formation à travers des transformations renouvelées. Il est certain que
c’est l’altérité et les disparates qui sont des éléments indispensables à former ce qui
est l’être et qui est celui qui permet de maintenir son processus toujours en
marche ; et en plus, c’est sa caractéristique métastable qui consiste à créer en lui
l’état de l’altérité successif et qui autorise à arracher ce dernier de la rigidité de la
logique de l’identité. Si l’être reste dans l’immuable- comme le dictent les
métaphysiciens occidentaux-, il est véritablement catastrophique pour son
individuation puisque l’immuabilité renfermera à jamais l’être dans l’inertie totale
où aucune individuation n’est plus possible de poursuivre ; mais qu’en réalité,
l’être se forme dans le flux de devenirs où son processus ontogénétique s’active.
L’être n’est plus une substance qui impose la suprématie de son principe aux
autres facteurs tels que le temps et le monde entouré, etc. ; mais capable de tisser
une relation avec les autres en échangeant des interactions qui animeront la
possibilité du changement de sa structure ; la notion d’être réside désormais dans
sa modestie éveillée du fait qu’il est un être relationnel, non point absolument
indépendant qui ne nécessite aucun autre agent que lui-même. De là nous
parvenons à remarquer que nous renversons tous schémas de la propriété de la
substance
en
vue
de
« déterritorialiser»
la
notion
d’être ;
ce
terme
« déterritorialisation » est inventé par Félix Guattari et développé par Gilles
Deleuze
dans
Mille
plateaux
et
l’Anti-Œdipe, et
son
idée
de
« déterritorialisation » nous apporterait la possibilité de révoquer la substance de
son règne métaphysique, et celle de quitter le territoire métaphysique, pris
depuis fort longtemps comme une terre promise, où la fixité devient le premier
mot d’ordre de sa « territorialisation ». Dans quelle mesure peut-on quitter ce
territoire métaphysique qui a conditionné toute notre relation avec le monde et
les choses et qui nous apparaît du coup infranchissable?
Il est certain que déterminer les propriétés d’une substance est un acte de
59
circonscrire son territoire80 ; cela revient à dire que l’on cherche une étendue de
l’espace qui lui appartient d’une façon intégrale et légitime et sur laquelle son
pouvoir s’exerce à son comble ; afin de circonscrire son territoire, il faudrait savoir
distinguer ce qui lui appartient de ce qui ne l’est pas, mais pour ce faire le critère
de l’inclusion et de l’exclusion devrait être établi d’une manière claire ; et le critère
a pour fonction de subordonner ses éléments d’appartenance aux normes
territoriales qui rendrait possible la définition d’une entité territoriale, -en ce sens,
la quête de l’« identité nationale » vise le renforcement de sa territorialisation par
lequel les normes territoriales se codifient intensément en vue de se différencier
des éléments non conformes, et par lequel se dégage nettement sa ligne de
démarcation ; dans ce cas, l’«identité nationale » n’est rien d’autre qu’une entité
territoriale pure et absolue que l’on tente d’édifier glorieusement au dessus de
l’horizon national - et d’expulser d’autres éléments hors de sa frontière. Comme
l’indique Deleuze dans L’Anti-Œdipe, toute territorialisation provient d’une
volonté de coder ce qui est fluide, non délimité et inexploré ; ce codage a
évidemment pour but de rendre rationnel et saisissable ce qui n’est pas encore
déchiffré81. Dans ce cas, devant un tel flux de l’être qui nous dépasse, nous sommes
tentés de territorialiser, à savoir de nous approprier cette terre indomptée, et le
codage s’opère d’une manière unilatérale : c’est dans cette logique que l’on
« substantialise » les attributs d’un être, c’est-à-dire codifie ses nombreuses
caractéristiques en termes de la fixité, afin de les rendre conformes à ses normes
territoriales, et que les attributs accidentels censés impossibles à « coder » 82 selon
) A partir de la définition lexicale, Deleuze parvient à construire le concept de
territoire qui s’étendra à l’idée de « territorialisation », de « déterritorialisation » et
de « reterritorialisation », qui constituent les trois moments du mouvement du
devenir. Ces termes deleuziens sont expliqués d’une manière claire dans Le
Vocabulaire de Gilles Deleuze (Paris, J. Vrin, sous la direction de Robert Sasso et
Arnaud Villani, 2003, p. 82-100).
80
) G. Deleuze et F. Guattari, Anti-Œdipe.
) Deleuze précise la fonctionnalité philosophique de la notion de
« territorialisation » dans l’Abécédaire de Gilles Deleuze (Paris, 1972, p.41). Et le
Vocabulaire de Gilles Deleuze le retrace d’une manière détaillée : « la notion de
territorialisation, […] désignant un processus comparable à celui d’une
« machine » qui capte, délimite et code un flux. Tout au long de l’histoire, par
exemple, la « machine sociale ou socius » a toujours eu cette fonction : « coder le
flux du désir, les inscrire, les enregistrer, faire qu’aucun flux ne coule qui ne soit
tamponné, canalisé, réglé » (Paris, J. Vrin, sous la direction de Robert Sasso et
Arnaud Villani, 2003, p. 85).
81
82
60
ses normes sont évincés de son territoire sain et propre où sont régulées toutes ses
propriétés d’une manière ordonnée et sur lequel s’affirme sa suprématie ; c’est
ainsi que les attributs censés essentiels tels que l’immuable, l’identique, etc., se
rangent parmi des propriétés foncières d’une substance et s’intègrent dans ce
territoire ; il nous apparaît que l’entreprise de la « territorialisation » en termes de
substance est réussie dans le sens où cela parvient à acquérir son espace
rigoureusement substantialisé et subordonné. Mais on peut se rendre compte du
caractère infertile de son territoire substantialisé, à savoir complètement stérilisé ;
car toutes ses propriétés prétendues proviennent de l’abstraction du fait de leur
critère d’immuabilité et de la sophistication du codage, et, comme l’on l’a déjà
constaté, ce territoire métaphysique n’accepte que le produit de la codification
rationnelle étant les attributs essentiels, et ces derniers y sont séparés des attributs
accidentels qui se caractérisent par les devenirs dans lesquels l’être se forme,
s’individue d’une façon effective. En ce sens, l’être sans devenir restera à jamais
sans fécondité possible qui consiste à engendrer les nouveaux flux, et le territoire
métaphysique devient un monastère stérile où l’être est privé de se reproduire et
de se produire dans le dynamisme, et où celui-là devrait se régler rigoureusement
sur toute codification complexifiée. Nous sommes tant désireux de quitter ce
territoire restreint et accablant afin d’explorer « des terres non délimitées » qui
nous livreront un nouvel horizon de pensée et de vision ; nous effectuons une
déterritorialisation de la notion d’être d’une manière absolue 83 : les contours
indépassables d’une substance sont le point de stratégie deterritoriale dans le sens
où nous osons à expérimenter ces limites territoriales ; des critiques de la
métaphysique substantielle seraient l’une des jeux d’expérimentations audacieuses
mais laborieuses, qui visent à franchir le territoire métaphysique d’une manière
définitive ; et lorsque le moment est venu, nous ne recommencerons plus à suivre
le même cadrage de territorialisation qui consiste à imposer le système de codages
aux flux irréductibles ; et désormais nous remettrons toute sorte de délimitation en
question dans un sens où la « reterritorialisation» à un lieu stable et délimité n’est
) Dans Mille plateaux, Deleuze distingue deux sortes de déterritorialisations :
l’une est la déterritorialisation relative, qui consiste à changer de territoire en vue de
construire un nouveau territoire ; et l’autre est la déterritorialisation absolue, qui
consiste à ne pas répéter à territorialiser mais à explorer « une terre non délimitée ».
83
61
plus la finalité de la déterritorialisation, et où celle-là est prise dans un processus
perpétuel de déterritorialisation qui a pour stratégie de nous enraciner nulle part,
mais de se circuler partout en vue de pousser les limites existantes qui cadrent
notre vision et notre manière d’être, plus loin possible. Je vois ici une force
inégalable du mouvement qui jouit du jeu de mobilité élastique consistant à
traverser et aussi à transpercer toute frontière déterminée en maintenant son
parcours toujours en marche, et qui refuse de rester dans une forme de rigidité
stagnante redoutablement menaçant sa cadence dynamique : le mouvement
s’oppose à la stagnation inerte qui consiste à s’ancrer dans un tel lieu ou tel état
stable et qui est un stade où la volonté de conservation empêche tout courant de
renouvellement possible. Lorsqu’un mouvement s’arrête, toute son énergie se perd
et aussitôt il se plonge dans l’état de stagnation, et pour qu’un mouvement soit en
vie,
il
devrait puiser constamment son
énergie
dans
la
volonté de
déterritorialisation qui consiste à continuer à basculer dans un nouvel horizon. En
un sens, penser la notion d’être en termes de l’opération d’individuation,
signifierait de rendre compte d’un processus des déterritorialisations au sein de
l’être : dans l’opération d’individuation qui est un mouvement perpétuel de
l’affirmation de la vie, l’être se déterritorialise sans cesse en franchissant toujours
le seuil de l’état stagnant84 en vue de continuer son mouvement ; et, comme nous
l’avons argumenté précédemment, l’être en individuation n’est rien d’autre que
celui qui est en cours de formation par le biais des transformations, et ces
dernières dégagent l’énergie permanente du mouvement d’individuation de même
que la volonté de déterritorialisation empêche à l’être de se stagner dans un état
stable et fixe, et lui permet d’expérimenter son seuil de limites à chaque fois qu’il
cherche à s’enfermer dans la cristallisation de sa forme antérieure. L’être mène un
combat perpétuel contre tout processus de sa cristallisation qui consiste à absorber
toute son énergie en pétrifiant l’être. En un sens, la pensée n’est rien d’autre que
l’une des cristallisations d’un être sous forme d’un cube abstrait étant le concept, là
où le souffle de vie et son énergie mouvante s’arrêtent définitivement et où la
) L’idée de vie qui consiste à franchir les seuils existants à travers la
déterritorialisation est celle de Deleuze ; l’idée de vie chez Deleuze est notamment
bien présentée dans Le vocabulaire de Deleuze de Zourabichvili François. Inspirée
de cette idée, je compte non seulement d’interpréter la notion d’individuation de
Simondon en termes de déterritorialisation, mais aussi d’élaborer la notion d’être
en termes de la vie.
84
62
stabilité gagne du terrain.
Revenons sur ma remarque selon laquelle l’individuation d’un être est un
mouvement perpétuel de l’affirmation de la vie ; dans ce cas, on peut se demander
ce que c’est la vie. Afin d’élucider cette dernière d’une manière détaillée, il ne
faudrait jamais la décontextualiser du processus ontogénétique d’un être, car la vie
est coextensive à ce processus du devenir sans lequel celle-ci ne peut être
actualisée. Revenons aussi à la proposition précédente : « l’individuation d’un être
est un mouvement perpétuel de l’affirmation de la vie » ; dans ce cas, qu’est-ce qui
affirme la vie ? Je dirais que c’est la volonté de puissance amplement inspirée de
Nietzsche, mais gardant un petit étincellement unique qui cherchera sa propre voie
de signification distincte : tout d’abord, partons à partir de la volonté de puissance
nietzschéenne afin de la déterritorialiser vers un nouvel horizon de pensée ; je
compte de traiter la notion de volonté de puissance particulièrement en corrélation
de celle de vie ; en ce sens, la volonté de puissance se rapporterait à la vie de la
manière suivante : « toute vie comme tendant à s’affirmer plus de puissance » 85 ;
« Nietzsche est en mesure de montrer que la vie se ramène à une forme
particulière de la volonté de puissance, qu’elle est interprétation et comme tel
processus articulé à l’intensification et à la croissance » 86. Il convient de dire qu’au
sein de la vie, la volonté de puissance désigne vouloir devenir plus, c’est-à-dire
vouloir devenir plus intense que jamais, et que cette intensité se présenterait, de
prime abord, sous une forme d’un jeu de forces multiples qui consistent à se
heurter et à s’allier les unes aux autres et aussi à bouillonner en tension. La volonté
de puissance a pour fonction de faire éclater la tension du rapport de forces
multiples en vue d’en tirer une intensité immesurable ; mais pour ce faire, celle-là
devrait « évaluer » chaque force par rapport à lui-même et aussi à sa relation avec
les autres, c’est-à-dire « déterminer des degrés, des disparités de force » 87. Mais en
quoi consiste la force ? La force signifie d’après Nietzsche « un quantum de pulsion
) La définition du terme « volonté de puissance » chez Nietzsche dans Le Grand
dictionnaire de la philosophie, Sous la direction de Michel Blay, Paris, Larousse,
2003, p. 1082.
85
) La définition de la vie chez Nietzsche est en corrélation de la volonté de
puissance dans Le Vocabulaire des philosophes, philosophie moderne (XIXe siècle),
Ouvrage coordonné par Jean-Pierre Zarader, Paris, ellipses, 2001, p. 684.
86
87
) Nietzsche, les Fragments Posthumes, XII, 2 [148].
63
ou de volonté, de production d’effets » 88 ; cela revient à dire qu’évaluer chaque
force désigne peser et comparer le degré d’intensité et la qualité de chaque pulsion
par rapport aux autres et à lui-même afin d’en puiser la combinaison de force la
plus puissante et concentrée qui produira des devenirs plus intenses et plus
créateurs. On peut noter que la volonté de puissance consiste en un processus de
faire éclater la tension des forces diverses au moyen de l’évaluation créatrice au
sens où son critère de jugement ne réside plus dans l’essence ou quelque chose de
transcendant en dehors de nous, mais dans le libre jeu de sens attribués selon la
qualité ou le degré de la force exercée, et que cela permet d’amplifier l’intensité et
la croissance des forces. En ce sens, la quête de l’intensité immesurable étant la
direction souhaitée de la volonté de puissance, est à la fois un effort et un
processus permanent qui visent à engendrer à chaque fois les devenirs plus
intenses et plus créateurs. Je vois dans la volonté de puissance le libre courant
d’énergie des devenirs créateurs, lequel produit à nouveau de la force permettant
de recréer le nouveau flux du devenir qui continue à s’intensifier encore ; lorsque
la volonté de puissance affirme la vie, cette dernière est propulsée par ce moteur
extraordinaire étant la volonté de puissance, qui consiste à maintenir en continuité
le haut circuit d’énergie et à l’amplifier plus intensément ; et en ce sens, chaque
moment de la vie deviendra un lieu d’investissement d’énergie inouï et un moment
inaugural du jaillissement d’une nouvelle intensité des forces par le biais d’un acte
d’évaluation créatrice. Il est vrai que depuis longtemps le déni de la vie, considéré
comme une forme de la volonté de vérité d’après Nietzsche, est exercé par la
métaphysique occidentale qui réside dans la négation d’une réalité effective et
concrète d’un être en vue de construire une réalité immuable et éternelle au-delà
de la vie ; mais qu’ici ce désir de dénier la valeur de la vie en vue d’attribuer la
valeur suprême à la vérité en s’emparant de toute force de la vie, est surmonté par
l’avènement de la volonté de puissance laquelle consiste à engendrer la
combinaison de forces plus intenses de la vie ; en ce sens, la volonté de puissance
affirmative attribue une valeur suprême à la vie. Le courant d’énergie émané de la
volonté de puissance, est enfin mise en circuit avec la vie qui était depuis
longtemps délaissée, et il la pousse à traverser tous processus ontogénétiques de
l’être d’une manière dynamique ; en ce sens, la volonté de la puissance, par
) Nietzsche, La généalogie de la morale, I, § 13 : il détermine le sens de la force
en rapport avec la volonté de puissance.
88
64
opposition à la volonté de vérité, revivifie et ressuscite la vie qui était condamnée à
rester exclue de toute affirmation de son existence effective. Dans ce cas, nous
pouvons reformuler la proposition de la manière suivante : « l’individuation d’un
être est un mouvement perpétuel de l’affirmation de la vie, propulsé par la volonté
de la puissance ».
On peut noter que comme la volonté de puissance réside dans tous les
devenirs qui proviennent d’une combinaison de forces plus intenses, elle est
capable de pénétrer également dans toute l’étendue de l’être qui se constitue des
devenirs : à partir de la matière jusqu’à l’organisme socio-collectif, société ; et
que celle-là a pour effet d’engendrer l’énergie propulseur des devenirs lesquels
s’intensifieront dans toutes ces dimensions lesdites. De là on peut dire que si la vie
est ce qui exige d’être affirmée par la volonté de puissance afin d’obtenir sa validité
effective, celle-là ne se restreint plus à l’ensemble de l’organisme biologique, mais
s’étend jusqu’à la matière censée inerte et à l’organisme socio-collectif du fait que
la volonté de puissance avec laquelle la vie est concomitante, pénètre dans toute
l’étendue de l’être ; pour dire plus précisément, la vie n’est plus un simple terme
qui désigne une entité organique, mais « une tendance créatrice » 89 qui consiste à
traverser tout parcours de l’individuation d’un être grâce à la propulsion de la
volonté de puissance. Cela revient à dire que la vie est stimulée constamment par
ce propulseur qui permet de lui fournir de l’énergie à déterritorialiser ce qu’elle a
déjà délimité durant son parcours, c’est-à-dire à déterritorialiser à chaque fois le
seuil de l’intensité de force existant afin de devenir plus intense que jamais ; en ce
sens, la constatation de Deleuze sur la vie, assemblée par Zourabichvili François
dans Le vocabulaire de Deleuze, est remarquable : « ce qu’on appelle ici « vie »
ne dépend pas de la nature des éléments, mais du rapport de déterritorialisation
mutuelle qui les entraine vers des seuils inédits » 90. La vie déborde évidemment
la cristallisation d’une forme, à savoir refuse d’être canalisée dans les limites de
l’être vivant déjà formé ; mais cette tendance créatrice poursuit sa course dans
) Cette expression provient de Deleuze qui décrit le terme « la vie nonorganique », mais tout en étant inspirée de cet extraordinaire penseur, j’en puise des
réflexions subtilement différentes sur la vie puisque je la lie directement avec la
notion de la volonté de puissance.
89
90
) Zourabichvili François, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, ellipses, 2003, p. 88.
65
l’opération d’individuation d’un être en modifiant sans cesse sa direction et en
incluant activement le hasard. On peut dire que la volonté de puissance et la vie
sont des termes cruciaux à la lumière desquels nous pouvons mieux comprendre le
processus des déterritorialisations au sein de l’être. On peut observer que les
parcours d’individuation des êtres s’intensifient de plus en plus ; et que ces
processus parviennent à se ramifier en plusieurs niveaux différents selon leur seuil
de l’intensité distinct telles que « l’individuation physique et vitale, l’individuation
psychique et psycho-sociale » 91. Il importe de préciser que la distinction entre la
matière, l’être vivant et l’organisme socio-collectif, ne provient que de la différence
d’un seuil de canalisation de l’énergie, et que leur différ ence n’est point
substantielle, ni celle de nature, mais seulement celle de degré. On peut constater
que la volonté de puissance, ce vouloir devenir plus, est également plurielle dans
ces différents régimes de l’individuation : en ce sens, l’être en individuation se
présente sous diverses formes de diffusion de la puissance : l’énergie pour la
matière, la vitalité pour l’être vivant, la volonté pour l’homme ou de la société, se
diffusent abondamment tout au long de l’individuation ; néanmoins, comme le
remarque Nietzsche, cette puissance ne relève point d’un sujet ou d’un être
particulier, car la volonté de puissance est, en quelque sorte, un concentré de
courant d’énergie, qui consiste à passer dans un être ou un acte par le biais de la
vie, et cette dernière rend compatible ou convertible ce courant d’énergie à la
capacité de réception d’un être ; en ce sens, la vie, tendance créatrice, a pour
fonction d’emporter de l’énergie mais d’une façon compatible à ses récepteurs. Il
en est ainsi que la relation entre la volonté de puissance, la vie et l’être en
individuation, s’esquisse.
Notons que l’angle de vue que nous adoptons ici vis-à-vis de l’être, vise à
sortir de l’anthropocentrisme qui affecte depuis longtemps et redoutablement la
question de l’être et d’où découle la fameuse onto-théologie. L’anthropocentrisme
consiste à vouloir réaménager toute question conformément à la structure de la
pensée humaine. En ce sens, réduire l’être à la notion de l’« essence »
substantielle, en le séparant de la réalité effective de son individuation, revient à
dire que l’on le règle sur notre structure épistémologique. La notion d’être que
91
) C’est Simondon qui nous présente ainsi les différents niveaux de l’individuation .
66
nous élaborons en termes de l’individuation, refuse de rester figée dans l’immuable
construit par l’esprit et privé de vie ; et l’être-substance se rangeant du côté de
l’intelligible, perd toute sa légitimité. On peut remarquer que la tendance créatrice,
vie, se dessine dans la dimension temporelle de même que le temps joue un rôle de
véhiculer
le
processus
de
la
vie,
qui
consiste
à
se
déterritorialiser
perpétuellement et à s’inscrire dans le mouvement des devenirs. Il importe de
noter que la notion de temporalité acquerra une nouvelle dimension grâce à celle
d’être en termes de la vie ; l’être en individuation est traversé par cette tendance
créatrice grâce à laquelle celui-ci peut se lancer dans l’aventure des devenirs en
s’intensifiant à chaque fois. Cela nous permettrait de renverser le dualisme
platonicien qui considérait la temporalité comme une source de la dégradation de
l’être lié uniquement au corps sensible et qui préférait pétrifier l’être dans
l’immuable et l’immobile où la temporalité s’évapore complètement. L’être en
termes de la vie ne peut synchroniser son rythme mouvant et celui de la pensée,
qui consiste à fractionner, figer et à fixer ; du fait que la tendance créatrice
s’oppose à la tendance conservatrice étant la pensée, qui consiste à conférer de
l’ordre à l’ensemble de ce qui est donné. Il est évident que le rythme mouvant de
l’être et celui de la pensée semblent mener une cadence peu compatible étant
donné que chacun suit sa propre temporalité : d’un côté, l’être en termes de la vie
se lance dans des devenirs évolutifs, ici le temps est considéré non seulement
comme la dimension même de l’être où son individuation s’effectue, mais aussi
comme le flux continu où ses devenirs se déploient et s’intensifient sans cesse ;
de l’autre, la pensée étant une tendance conservatrice, vise à atterrir habilement
dans l’immuable, terre promise qui reste à jamais stable et fixe nonobstant le
vent du devenir, ici le temps est considéré comme un axe linéaire composé des
points fixes et divisibles selon la prise de vue de l’intelligence. Comme l’ont
constaté Nietzsche et Heidegger, nous pouvons aussi remarquer que la notion de
temporalité a joué un rôle cruciale dans la distinction entre l’immuable et le
changeant, qui constitue le dualisme de la métaphysique occidentale : comme nous
l’avons déjà examiné précédemment, aux yeux des philosophes tel que Platon,
dans le temps tout semble ne pas s’arrêter à changer, et ce processus de
changement est une course vers la finitude, à savoir la mort alors qu’en résidant
hors du temps l’Etre peut être enfin à l’abri du changement, rester immuable dans
l’éternel. Dès lors, depuis Platon on voit le temps comme une condamnation à la
67
finitude, et le devenir comme des aspects purement accidentels de l’être, qui ne
constituent point son essence92, et l’Etre ainsi privé de vie se renferme à jamais
dans l’intelligible qui est, en quelque sorte, son château fort afin de se préserver du
changement que subissent tous corps. Alors que les apparences sensibles dotées de
la corporéité s’élancent vers le mouvement et la différence, l’Etre intelligible tels
que l’Idéa se sépare radicalement des aspects changeants et garantit l’identité et
l’immuabilité de l’être en tant que le principe du devenir qui subordonne ce
dernier à l’Unité. D’où vient la conception dualiste chrétienne de l’ici-bas et de l’audelà93, qui attribue au corps sensible un monde fini lié au temps et à l’âme un
monde infini et éternel. Dans son dualisme Platon oppose le changement attaché
au temps à la permanence et considère cette dernière comme destinée uniquement
à l’Etre intelligible en raison de son intemporalité ; mais est-ce que la permanence
est une propriété intemporelle, c’est-à-dire synonyme d’éternité? Il convient de
savoir de quelle dimension la permanence relève : elle n’est pas une propriété
intemporelle, mais réside dans le temps d’une manière durable contrairement à
l’éternité ;
la permanence
est
« un
caractère
de ce
qui
est durable
temporellement », c’est-à-dire de ce qui consiste à maintenir la constance de l’être
dans le temps et non point hors du temps. Ici nous pourrions remarquer que la
notion de permanence se mêle, depuis longtemps, confusément avec celle de
substance, et que c’est la raison pour laquelle on considérait celle-là comme
demeurant intemporelle. Dans ce cas, en quoi la substance consiste-t-elle ? La
substance s’oppose aux accidents variables qui transforment ses aspects sensibles
au fil du temps, elle ne subit aucun changement car ce dernier est censé être
focalisé seulement sur le niveau de l’apparence sensible dont la variation de l’état
ne peut à aucun moment subvertir la nature de la substance étant un pur
intelligible au-delà du sensible, de telle sorte que la substance reste immuable face
aux changements, garde son identité en tant que substratum, à savoir support
solide des attributs changeants, qui sert à forger le concept de Sujet auquel tous
prédicats se rapportent. Cependant, comme nous l’avons vu précédemment tout au
long de l’argument, la substance ne peut être conçue que dans l’intellect ; en ce
92
) Platon, Timée.
) L’idée de l’influence du dualisme platonicien sur la conception chrétienne du
monde est présentée dans La métaphysique de Jean Lefranc ( Paris, Armand colin,
1998, p.56 ).
93
68
sens, la notion de substance se rapproche forcément de celle de l’essence et de
l’Idée platonicienne, et on peut dire que l’idée de l’identité se maintient dans
l’intelligible, non pas dans le sensible ; Arioste précise également que la substance
se trouve hors du temps et du mouvement, et que c’est sa transcendance qui
marque sa prééminence ontologique par rapport aux attributs attachés à la
temporalité94. L’idée de permanence se glisse subtilement dans celle d’identité qui
constitue la substance du fait que cette dernière est ce qui est durable
intemporellement, et que la caractéristique durable inscrite dans l’idée de
permanence semble se mêler indistinctement avec d’autres sortes de durabilités, et
semble, de prime abord, opposée plutôt aux changements qui ne durent pas
longtemps, qu’à l’immuabilité ; et qu’en outre, dans un univers dualiste comme
celui de la métaphysique occidentale on devait choisir le camps auquel elle
appartenait et la mettait confusément du coté de l’immuable où la substance
demeure la même malgré le cours du temps, comme le faisait Platon. C’est ainsi
que se présente l’amalgame entre la notion de permanence et celle de substance, et
c’est pourquoi la permanence est prise pour l’intemporel épargné de tout
changement possible en tant que l’une des caractéristique de la substance. Mais, en
réalité, la dimension de laquelle la substance et la permanence relèvent, est
complètement différente : alors que cette première est ce qui demeure et dure hors
du temps, la permanence est le caractère de ce qui dure dans le temps ; cela revient
à dire que celle-ci réside dans le temps et que la temporalité est une dimension
dans laquelle le changement et la permanence se côtoient mutuellement. Dès lors,
elle n’est point à l’inverse du changement, mais à celui de la substance
intemporelle. Car la notion de permanence liée à la temporalité est non seulement
compatible avec celle de l’être en termes de la vie, qui se déploie constamment
dans le temps et qui se forme dans les devenirs, mais aussi s’intègre dans celle-là :
la permanence traverse le temps étant une dimension dans laquelle toute histoire
de l’être en termes de la vie se déroule ; et l’être en question vise à maintenir sa
permanence vitale par le biais des changements et de l’évolution et à assurer sa
continuité au fil du temps. Ici nous pouvons remarquer que l’être n’est plus
assimilé à la substance concevable uniquement dans l’intelligible, et que la
permanence ne signifie point rester immobile, figée à l’état identique sans aucun
) Dans l’Introduction à la lecture de Hegel, A. Kojève expose bien l’idée d’Aristote
concernant le rapport du Concept(pensée) au temps.
94
69
changement, mais exprime, en quelque sorte, une volonté de maintenir l’intensité
de l’être d’une manière stable afin de poursuivre son individuation. Comme nous
l’avons vu, la notion de changement comme celle de temps n’est plus évalué
comme absolument négative et éphémère, mais le panorama du changement et
des transformations au cours de l’individuation d’un être, est regardé du point de
vue évolutif comme ce qui est indispensable à la formation d’un être. On peut dire
que le changement ne signifie pas une rupture fracassante avec la nature de l’être,
ne reste pas seulement au niveau superficiel, mais peut apporter à l’être son élan
d’intensité permanente et ses essors créatifs d’autant plus qu’il devient un élément
constitutif de l’être. L’être en termes de la vie et de l’individuation nous montre que
celui-ci se construit à travers des changements, et qu’en d’autres termes, ce sont
ses devenirs qui forment ce qui est l’être ; car ce dernier palpitant d’énergie ne se
contente pas de stagner à l’état identique de même que le courant du fleuve se
renouvelle en continuité, et il importe de noter que des changements peuvent
contribuer à la constance même de l’être. De ce fait, la constance et le changement
ne sont plus les termes opposants qui appartiennent aux mondes distincts, comme
on les considérait dans la métaphysique occidentale, mais complémentaires qui
consistent à permettre de constituer l’être. Le temps et le changement ne sont plus
le signe maudit de l’être fini comme dans de nombreuses traditions religieuses et
philosophiques, mais, bien au contraire, témoignent la force incomparable de
l’être, qui mène son odyssée sans être découragé par l’idée de l’intemporel et de
l’immuable et qui jaillit de la volonté de puissance consistant à devenir plus et à
devenir plus intense que jamais. L’enjeu de mon argument est de subvertir la
strate de la pensée philosophique et de revaloriser ce qui était latent et négligé afin
de remodeler l’horizon de notre vision. Nous allons proposer une nouvelle
conception de temporalité qui correspondrait mieux à la notion de l’être en termes
de la vie car la temporalité est un élément essentiel de l’être sans lequel le
déroulement de son individuation n’est plus assuré et, par la suite, sans lequel sa
réalité ne peut plus se tenir d’une manière effective. Il faudrait noter que la
conception erronée de la temporalité déforme la vision du monde et de l’être du
fait que la conception de temporalité n’est rien d’autre qu’une forme de mise en
rapport avec le monde et l’être. En quoi la nouvelle conception de temporalité
consiste-t-elle?
70
Tout d’abord, il faudrait se demander comment on conçoit le temps avant
de demander ce qu’est ce dernier. Puisque souvent le second mode de
questionnement, « Qu’est-ce que A ? », nous amène à prétendre saisir sa nature
ou essence en y répondant, et que vouloir définir ce qu’est A provoquerait en
nous inévitablement certains embarras dans la mesure où soit nous serions
conscients de l’insuffisance de notre réponse éventuelle soit nous serions
inconscients de son insuffisance en donnant des séries de réponses incomplètes.
Stratégiquement parlant, nous sommes tentés d’examiner dans quelle mesure
nous saisissons le temps ; en ce sens, la conception de temporalité existante
serait le premier objet d’examen. La conception de temporalité existante est
construite, au début, par l’approche rationnelle de l’esprit par rapport au
changement de jour et nuit et au déplacement des étoiles dans le ciel ; comment
mesurer autant le cours du jour que le mouvement astronomique censé toujours
fluide? Pour ce faire, il nous faudrait un critère qui est fixe et immobile par
rapport aux choses sans cesse mouvantes, et qui consiste à compter chaque degré
de déplacement dans le système quantitatif du mesure afin de les rendre
observables qui signifierait de se soumettre au regard-pouvoir de l’observateur
en les mettant conformes aux critères de mesure. Il importe de constater que la
préoccupation de cette méthode consiste à analyser et à diviser des phénomènes
observés en points fixes et mesurable et à l’interpréter dans le domaine de la
quantité et de l’espace95 : étaler le découlement du temps dans le domaine de
l’espace, qui est, au moins, visualisable et qui facilite, de prime abord, de compter
le mouvement temporel ; mais, en réalité, ce transfert d’une dimension
hétérogène à une autre pose beaucoup de problèmes. Si l’on est conscient, grâce à
la remarque de Bergson, du fait que la notion de temps existant a toujours une
analogie avec celle de mouvement spatial autant dans la philosophie que dans la
science, l’interprétation de cette analogie peut nous amener vers deux directions
qualitativement différentes : il est
vrai que l’écoulement du temps semble
s’accompagner du déroulement du mouvement interne et externe des choses :
par exemple, si le temps s’arrêtait, il n’y aurait rien qui bouge et change ; ce n’est
pas parce que le temps engendre d’une manière causale le mouvement, mais c’est
parce que ce dernier s’effectue dans le temps : d’une part, de la même façon que
) Bergson a déjà remarqué ce point sur le caractéristique de la pensée liée à la
quantité.
95
71
le mouvement défini dans la physique n’est rien d’autre que la distance
parcourue entre temps 1 et temps 2 séparés par deux bornes distinctes et fixes, la
trajectoire de l’écoulement du temps peut être dessinée dans l’espace comme
celle du déplacement physique car ici le mouvement temporel est spatialement
représenté. Bergson a bien remarqué que l’analogie du temps au mouvement
permet de « spatialiser l’écoulement du temps » 96 afin de mesurer et de
quantifier ce dernier : la succession temporelle indiquée par l’avant et l’après est
composées de la série d’instants clairement distincts et ponctuels de même que le
déplacement successif est indiqué par le devant et le derrière, est noté dans la
trajectoire composée des points fixes ; de là le philosophe français constate que la
notion de succession temporelle représente bien le temps spatialisé.97
Je saisis dans cette constatation du temps composé de l’« avant » et de
l’« après », une idée très intéressante : dans cette composition temporelle, il n’y a
pas de « pendant », il n’y a que l’articulation d’« avant » et d’« après » qui efface
nettement l’avènement possible du « pendant » ; il est vrai que la métaphysique
occidentale a tendance à penser le « pendant » à partir de l’« avant » et de
l’« après » faute de moyen de concevoir la réalité de ce « pendant » fluide :
comme le constate Simondon dans L’individuation à la lumière des notions de
forme et d’information, l’opération d’individuation, ce « pendant » crucial, a été
pensée uniquement à partir du principe d’individuation qui se placerait « avant »
l’individuation, et de l’individu tout constitué qui se situerait « après » son
individuation ; l’absence de la conception du « pendant » en tant que ce qui est
en train de durer, est flagrante dans la métaphysique occidentale du fait de sa
négligence profonde envers ce qui est mouvant et changeant. Même si l’on y
essaye de juxtaposer la conception chronologique de temporalité avec la
composition de « avant »-« pendant »-« après », il importe de préciser que ce
« pendant » est toujours considéré comme ce qui devrait être réglé sur l’avant et
96
) Cette expression vient de Henri Bergson qui oppose le temps à la durée.
) J. –L. Vieillard-Baron écrit ceci dans Bergson ; la durée et la nature (p.5960) : « Mais la durée ne s’identifie pas à la succession […] car la succession n’est que
la projection de la durée dans un milieu homogène ; autrement dit, la succession est
une image spatialisée du temps. La succession définie par l’avant et l’après déroule
ces moments dans l’espace en les mettant sur le même plan : […] »
97
72
l’après qui servent du critère à localiser ce qui est sans cesse fluide et à le rendre
conforme à notre cadre épistémologique qui cherche inlassablement le stable
dans ce qui est instable et changeant. En ce sens, toute l’histoire de la philosophie
occidentale consiste à abroger le statut légitime du « pendant » qui est un
élément constitutif et essentiel non seulement de la temporalité mais aussi de
l’être, et à attacher cette réalité fluide aux points de repérage qui le sectionnent ;
c’est en cela que concevoir l’être en opération d’individuation est censé être une
stratégie audacieuse et prodigieuse qui consisterait à renverser la conception de
temporalité existante intimement liée à celle de l’être et du monde, et à proposer,
d’une certaine manière, une nouvelle forme de conception de temps. L’enjeu de
notre argument serait alors de réhabiliter le statut du « pendant » là où l’être se
forme activement. Le temps ne se découpe pas de manière statique, mais
continue à durer comme un flux incessant ; en ce sens, c’est dans la durée
indivisible
comme
caractéristique,
par
excellence,
du
« pendant »,
où
l’écoulement du temps réside d’une manière intégrale non point fragmentaire.
Dans ce cas, une question rebondit à nouveau : comment peut-on concevoir la
durée d’une manière indivisible ? Il convient de constater qu’afin que nous
puissions nous approcher de l’être d’une manière judicieuse, c’est-à-dire
concevoir l’être en termes de l’individuation, cela nécessite d’adopter une autre
façon de voir des choses y compris la conception de la temporalité ; pour ce faire,
Bergson
a
façonné
à
merveille
la
notion
d’intuition
à
la
portée
métaphysique distinguée. L’intuition se concentre et est réglée sur « la durée
qualitative » que la pensée rationnelle n’a jamais mise en lumière, mais qui peut
capter la force d’intensité et la vivacité évolutive de l’être, incompatibles au
système de la quantité et de l’espace. Cette notion de « durée qualitative » vient
de la philosophie de Bergson qui met l’accent sur le temps non quantitatif, vécu
par la conscience intérieure, par opposition au temps scientifiquement mesurable
et quantifié par l’intelligence ; cette temporalité que propose Bergson, reflète
l’aspect du flux mouvant de l’être en son devenir. Mais j’ajoute que cette durée,
« pendant »
réhabilité, ne se rapporte pas seulement au temps vécu
intérieurement, mais aussi à la temporalité indivisible de l’avènement des
devenir, dans laquelle la réalité effective de l’être s’accomplit d’une façon
concrète : en ce sens, la durée se rapporte aussi bien à notre psychologie qu’à
notre corporéité du fait que l’être en termes de la vie montre que la volonté de
73
puissance a pour effet d’intensifier l’intégralité d’un être qui se forme ensemble
non point séparément.
En quoi la durée se distingue-t-elle tant du temps divisible? La durée est
complètement différente de la succession qui ne juxtapose que les états statiques
et sectionnés de la durée, pris par la vue de l’intelligence ; par exemple, de la
même façon qu’un stroboscope ne peut prendre que les images instantanées et
immobiles des choses mouvantes afin de saisir son mouvement intégral, le temps
d’horloge concrétisant fidèlement l’idée de sa spatialisation, est incapable de
saisir d’un seul coup la coulée continue de la durée, et est obligé de la diviser
point par point afin d’enfin rendre compte de son intégralité. Mais la question
reste encore posée : est-ce que le temps d’horloge peut saisir l’intégralité de la
durée ? Comment peut-on expliquer la durée qui existe entre et pendant 11H
50M 52S et 11H 50M 53S, mais qui est complètement omise et négligée dans le
temps d’horloge98 ? Cela montre qu’afin de compter la durée qualitative, à savoir
ce qui n’est pas quantitativement mesurable du fait de son flux nonfractionnable, l’intelligence adopte des repères artificielles, abstraites qui la
divisent en dénombrables états fixes, et la projette dans l’espace mathématique
telle que les coordonnées où se précisent quantitativement la position temporelle
et son mouvement. Dès lors, la durée s’oppose au temps physique, est indivisible
et irréductible à une série d’« instants » fixes étant un produit de la division et de
l’abstraction intellectuelle du temps, curieusement ressemblants à l’immuable
platonicien que l’esprit rationnel souhaite tant capturer dans le flux du temps.
Néanmoins, en soufflant une nouvelle interprétation à l’analogie du temps
avec le mouvement, je manierais l’élasticité de la notion d’espace-temps
qu’auparavant Bergson a inexplorée, afin de proposer non seulement une
nouvelle conception de temporalité mais aussi une nouvelle dimension de l’être.
En ce qui me concerne, l’analogie du temps au mouvement, qui suppose certaine
affinité entre le temps et l’espace, pourrait prendre tout à fait un autre sens ; je
compte de le diriger vers une direction totalement différente : certes, le temps est
une durée insécable qui comporte la continuité dans laquelle le flux du devenir se
98
) Henri Bergson, la pensée et le mouvant, sur la notion de durée.
74
déploie et qui refuse de se soumettre à l’acte systématique de sa spatialisation ;
néanmoins, est-ce que l’on peut concevoir vraiment le temps, -comme le
prétendait Bergson-, sans corrélation avec l’espace? Il convient de rappeler que la
notion de temporalité était évoquée ici en vue de reconstruire celle de l’être ; en
ce sens, la première devrait être traitée en considération de la dernière. Comme
nous l’avons vu, l’être en termes de la vie a une temporalité propre et unique qui
s’oppose à celle de l’Etre défini par le platonisme ; à vrai dire, celui-ci n’a pas de
temporalité au sens où l’Etre réside dans une dimension totalement atemporelle
où le résidu du temps tels que le changement et le devenir ne peut jamais
l’atteindre. Par contre, l’être en termes de la vie n’est jamais un être au-delà du
temps et de ce monde présent, mais est une existence enracinée dans son terrain
terrestre attaché à l’ici et au maintenant, et ce qui se rapproche, à mon sens,
indéniablement du dasein de Heidegger. Cela veut dire que comme le Dasein
heideggérien, celui-là se rapporte à un être-au-monde et à un être dans le temps ;
il importe de constater que l’être n’est plus considéré comme détaché du monde
qui l’entoure en tant qu’un pur Intelligible, mais que l’être en termes de la vie
n’est rien d’autre qu’un être-là dans son espace-temps où son parcours
d’individuation se déroule d’une façon effective. Car contrairement à l’Etre
intelligible qui refuse de s’inscrire ni dans le temps, ni dans le monde sensible en
vue de rester intact et immuable de tout changement, l’être en termes de la vie est
un concentré de devenirs évolutifs, qui traverse sa dimension spatio-temporelle,
et ne se cache pas en aucun cas de s’inscrire dans son temps et son espace ; et
c’est dans sa dimension spatio-temporelle où l’être déploie son mouvement
interne (changement) et externe (déplacement) permettant de lui apporter un
élan d’intensité constante. De là on peut dire que l’être en termes de la vie
possède son espace-temps évolutif au cours de son existence et de son
individuation, et que celui-ci est constitutif de son être. Néanmoins, il convient
de préciser que sa dimension spatio-temporelle se distingue éminemment de
celle du scientifique que Bergson a tant critiquée.
Afin de montrer leur différence, je compte de mettre en lumière le
processus de la transition du statut de l’apparence selon lequel on consacre une
place différente à l’espace et le temps, au cours de l’histoire de la philosophie et
de l’humanité, et cela nous permettrait de saisir ses différentes conceptions de
75
l’espace-temps selon le point de vue que l’on adopte. D’abord plaçons-nous dans
l’ère de Platon : pour le philosophe athénien, tout ce qui apparaît dans ce monde
sensible ne cesse de changer en devenir ; et de ce fait, l’apparence est considérée
comme le moindre être à cause de son caractère changeant et instable ; ici on
peut constater que selon Platon le sens de l’être est attribué uniquement à celui
qui reste toujours le même sans jamais être affecté par un changement, c’est-àdire à l’immuable, et que, par contre, celui qui continue à changer et qui réside
dans l’altérité ne peut en aucun cas se trouver dans le rang de l’Etre, est vu
comme un sous-être, voire un non- être99 au sens où son statut est si précaire que
l’on ne peut lui attribuer le titre de l’Etre, synonyme de stabilité éternelle et
réservé aux résidents du monde immuable, et où l’on préfère le considérer
comme « non-existant et invisible », voire illusoire, afin de continuer à rester
dans le rêve de l’Utopie où rien n’est perturbé par l’imperfection vouée aux
choses sensibles. Cependant, Platon est obligé d’admettre certain rapport entre
l’apparence et le réel car afin que le monde sensible qui continue à changer
devienne l’objet de connaissance qui s’inscrit dans l’ordre stable, il faudrait que
l’apparence sensible entretienne un lien avec la réalité. Le philosophe athénien
estime que leur rapport est semblable à celui de la copie au modèle, dans lequel il
existerait indéniablement l’hiérarchie des valeurs ontologico-épistémologique
entre les deux : l’un serait vrai, l’autre faux de même que l’un serait parfait et que
l’autre imparfait, etc comme dans l’articulation entre le bien et le faux, le beau et
le laid, le bien et le mal, etc.
Même si l’apparence est une copie peu fiable de la réalité intelligible, du
fait de sa dépendance ontologique de la réalité on peut y trouver parfois certaine
« trace » de cette dernière ; par là Platon nous laisse une possibilité de discerner
les lois qui révèlent certaine stabilité permanente dans l’apparence sensible,
c’est-à-dire de saisir le principe du changement à partir de ce qui est immuable ;
et
en
ce
sens,
« la
temporalité
n’est
qu’une
mode
accidentelle
de
l’intemporel » 100 . On pourrait en conclure que Platon subsume tout ce qui se
) Le sens platonicien de l’être réside dans l’identité de même que celui du non être dans l’altérité : je me réfère à l’idée de Vincent Descombes dans Le platonisme.
(Paris, P.U.F., 1971, p.67)
99
100
) Nicolas Grimaldi, Ontologie du temps, Paris, P.U.F., 1993, p. 109.
76
trouve dans l’altérité, sous l’identique et l’immuable, et qu’avoir une
connaissance ou faire une science en matière de l’apparence sensible nous
demande d’ajuster le devenir au format de
l’immuable ; car dans une pure
altérité et un devenir perpétuel on ne peut saisir des connaissances stables, et de
ce fait, la mise en œuvre du processus de connaissance exige d’extraire la
causalité, la stabilité et la symétrie du devenir sensible 101 afin de décoder la
raison permanente du devenir et de le rendre intelligible. Comme le constate
Deleuze, nous pouvons ainsi déceler « le motif platonicien » : « distinguer
l’essence et l’apparence, l’intelligible et le sensible, l’Idée et l’image, l’original et la
copie, le modèle et le simulacre » 102. Dans cette distinction il y a toujours la
primauté du premier sur le second ; la copie n’est valable que tant qu’elle est
fidèle au modèle original en maintenant le rapport de ressemblance avec ce
dernier, mais « le simulacre est construit sur une disparité, sur une différence, il
intériorise une dissimilitude » 103. Le simulacre refuse d’adopter le modèle du
Même104, mais suit un modèle de l’Autre qui consiste à produire « le devenir-fou,
un devenir illimité » 105 qui dissipe la limite, le Même. De là nous pouvons dire
que Platon avait la volonté de conquérir ou maîtriser à tout prix ces simulacres
qui résistent à l’ordre du Même.
Ensuite, rentrons dans l’ère de Kant : on devrait bien remarquer qu’à
partit du philosophe allemand le statut de l’apparence prend tout autre sens par
rapport à son statut antécédent s’inscrivant dans le couple d’oppositions
platonicien apparence sensible/essence intelligible ; dans ce cas, qu’est- ce que
l’apparence? C’est ce qui apparaît à notre conscience ; en ce sens, l’apparence
) Luc Brisson, Jean-François Pradeau, Dictionnaire Platon, Paris, Ellipses, 2007,
p.44 :
101
« Or, dans le monde sensible, la permanence se manifeste sous ces traits : causalité,
stabilité et symétrie. Il y a causalité si tout effet dépend d’une cause ; stabilité, si la
même cause produit toujours le même effet ; et symétrie, si ce rapport de causalité
se répète ; […] »
102
103
) G. Deleuze, La Logique du sens, p. 295.
) Ibid., pp. 296-297.
) Deleuze, Logique du sens, p. 297 ; Platon, Théétète 176 e.
) Ibid., p. 298 ; dans le Philèbe, Platon a mentionné la caractéristique du devenir
illimité.
104
105
77
s’opposerait au monde tel qu’il est, qui existe indépendamment de nous ; elle
n’est rien d’autre que le monde tel que « nous le percevons». Celle-là ne se
caractérise plus par sa défectuosité inhérente par rapport à la réalité intelligible
comme dans le dualisme platonicien, mais désormais prend un sens de
l’« apparition », précisément de l’apparition pour nous ; en ce qui me concerne,
Kant utilise le terme de phénomène afin de montrer son nouvel horizon. Même si
dans son ouvrage Kant a nettement distingué le terme d’apparence de celui de
phénomène, cela a pour objet de s’éloigner du dualisme platonicien et d’attribuer
à ce qui nous apparaît un nouveau statut. Deleuze remarque un point décisif dans
le kantisme :
« Au lieu de garder le couple disjonctif platonicien : apparence/essence,
Kant lui substitue le couple conjonctif : ce qui apparaît /condition de
l’apparition».106
Cela veut dire que Kant met en évidence ce qui apparaît et tente de déceler
la condition de l’apparition au lieu de supposer le monde derrière ce qui apparaît.
Tandis que le monde tel qu’il est existe indépendamment de nous, le monde tel
qu’il « apparaît » dépend du sujet connaissant qui n’est point un sujet empirique,
mais un sujet universel et transcendantal. Mais quelle serait la condition de
l’apparition? Ce qui nous apparaît est « un phénomène qui est donné dans
l’expérience sensible » alors que la condition de l’apparition est indépendante de
l’expérience particulière et contingente, est donc « ce qui est universel,
nécessaire ». Et en tant que la condition de l’apparition, qui rend possible une
expérience, « celle-là s’applique à tous les objets de l’expérience » 107. On pourrait
remarquer que le temps et l’espace sont considérés comme la condition de
l’expérience sensible, c’est-à-dire que tout objet perçu par le sens apparaît
immédiatement dans le temps et dans l’espace étant le cadre de sensibilité. Cette
condition de l’expérience se rapporte à une question fondamentale : « comment
le sujet transcendantal aperçoit des objets en tant que des phénomènes
?». Lorsqu’un sujet transcendantal peut percevoir un objet, ce dernier n’est plus
) Cette idée se réfère aux cours de Deleuze sur Kant (Cours Vincennes : synthèse
et temps – 14/ 03/ 1978).
106
107
) Ibd.
78
celui qui existe indépendamment de nous, mais celui qui dépend indéniablement
de notre structure cognitive. Même avant de lancer un processus de perceptionpar exemple, cet objet est carré, bleu, grand, etc. -, le sujet transcendantal le
traite automatiquement dans le réseau espace-temporel afin de le rendre
connaissable car notre structure cognitive, notamment la sensibilité étant la
faculté de saisir un donné sensible, nous exige de le localiser dans l’espace-temps,
et on peut dire que toute apparition sensible est conditionnée par le cadre a priori
de la sensibilité étant l’espace-temps.
Mais désormais je propose d’entrer dans une nouvelle conception de
l’espace-temps : il importe de remarquer que ce dernier n’est ni un secteur de
dégradation de l’Idée platonicienne, ni le cadre de la structure cognitive de
l’homme, ni l’espace-temps scientifique ; mais celui-là a pour fonction un vecteur
de la vie, avec lequel cette tendance créatrice étant la vie peut se propager d’une
manière effective en pénétrant tout processus d’individuation d’un être. Or, la
question se pose encore : « comment la conception de la temporalité d’ici et
maintenant peut se rejoindre à celle de durée ? ». Il importe de remarquer que la
temporalité d’ici et maintenant n’est conçue que dans le réseau de la durée dans
la mesure où celle-là est un terme stratégique afin de désigner une dimension
concrète et propre de chaque individuation d’un être, qui s’inscrit dans son
espace-temps bien spécifique ; en quelque sorte, c’est une temporalité
revendiquée contre toute tendance intemporelle de la métaphysique en vue de
restituer à l’être son lieu et son heure. Il faudrait préciser que la temporalité d’ici
et
maintenant
implique
inéluctablement
le
« pendant »
créateur
où
l’individuation d’un être s’accomplit, et de ce fait, où l’être se forme activement ;
l’ici et le maintenant suivent éminemment le rythme fluide et continu du
pendant. En ce sens elle ne signifie point l’instant figé et fractionné du
mouvement de la durée, mais y est incluse dans la mesure où la conscience de
l’ici et maintenant traverse la durée tout entière afin de rendre la vivacité à
chaque moment de ce mouvement, et où l’ici et le maintenant vibrent sur tout le
trajet de la durée. Etant donné que la durée n’est pas une temporalité constituée
d’une masse floue imbibée d’un temps psychologique, mais a sa propre structure
distincte constituée d’un passage mouvant de l’ici et maintenant. Il convient de
dire que la durée a pour effet de ressusciter la dimension intégrale du
79
« pendant » où l’être ou l’événement est en cours de se créer, et où ceux-ci y sont
constamment localisés par le fil de l’ici et maintenant. Accompagné de la durée,
ce filament fin de l’ici et maintenant nous permettrait de suivre le flux de
devenirs d’une façon palpable. On peut constater que cette nouvelle temporalité
de durée avec le fil de l’ici et maintenant, correspond à merveille à la notion
d’être en termes de la vie et de l’individuation, car la tendance créatrice étant la
vie traverse la durée de l’individuation d’un être où le mouvement des devenirs
créateurs s’intensifie perpétuellement et où le filament de l’ici et maintenant y est
constamment vibré par la traversée de la tendance créatrice.
80
I–3
L’examen
du
lien
entre
l’être
et
la
pensée
et
la
déterritorialisation de la notion d’être
Lorsque nous renversons la notion d’être-substance avec la nouvelle
conception de l’être en termes de la vie, qu’est-ce qui se passerait dans la strate de
la pensée philosophique ? L’irruption d’une nouvelle strate qui se forme en rupture
radicale avec le sédiment de la strate antécédente, s’annonce ; cette nouvelle strate
ne suit plus l’ordre de celle de la pensée puisque celle-là provient d’un
surgissement d’un nouvel horizon où la conception de l’être et de la vie s’organise
d’une manière totalement différente. Comme nous l’avons vu dans le chapitre
81
précédant, l’être en termes de la vie est susceptible d’exprimer la combinaison de
forces plus intenses contrairement à l’être substantiel comme Idée ou Essence, qui
est régie par l’ordre de l’Intelligible préservé de tout dynamisme de la vie. Nous ne
saurions nier que ce qui est concevable par l’intellect ne puisse acquérir aucune
suprématie par rapport à l’être en termes de la vie, alors que le dualisme
platonicien
a
réservé
à
l’Intelligible(Idée)
une
éminente
dimension
épistémologique et ontologique. Mais afin d’examiner le lien entre l’être et la
pensée, nous sommes invités à observer de plus près la structure de la strate de la
pensée philosophique précédemment établie, selon laquelle la notion d’être
s’organise d’une manière spécifique. Dans la strate de la pensée, la représentation
et la chose en soi s’articulent au tour d’un terme d’être dans la mesure où la
première est un objet appréhendé par la sensibilité et l’entendement, et où la
seconde un objet par la raison (l’intellect). On pourrait ainsi constater que la
notion de chose en soi forme un couple de concept binaire avec celle de
représentation ; elles sont deux éléments qui correspondent aux deux niveaux
différents de la conscience d’objet portant, en fait, sur la même chose, être ;
comme l’affirme Heidegger dans Kant et le problème de la métaphysique, leur
distinction ne se fait que selon le point de vue qu’on adopte vis-à-vis d’un être ;
de là on peut dire que celle-ci n’est pas déterminée par la différence de leur
nature108, qui supposerait l’existence des deux réalités bien hétérogènes, mais par
la différence du degré de la conscience d’objet. Si l’on regarde de plus près, on
peut remarquer que la chose en soi ne peut être complètement envisagée comme
une présentation dans l’ordre de l’être, censée opposée à la re-présentation dans
l’ordre de la pensée, c’est-à-dire non pas comme ce qui existe en soi, hors de
toutes nos perceptions intellectuelles, mais elle réside même dans le mode
opératoire de la pensée qui consiste à montrer l’aspect supra-phénoménal de
l’être via la Raison. Selon le point de vue intellectuel, l’être s’articule sous ses
aspects phénoménal et suprasensible, par suite il est évident que l’on ne peut
réduire l’être à son seul aspect suprasensible. Même si l’on a tendance à
confondre la distinction épistémologique entre la chose en soi et la
représentation avec la dichotomie ontologique au sens platonicien, dans laquelle
la seconde est considérée comme un moindre être, la première comme un
) Ce terme « différence de la nature » se réfère évidemment à Deleuze dans son
Bergsonisme. Celui-là sert à distinguer un faux problème.
108
82
véritable Etre, ce couple de concept ne relève absolument pas de la
différenciation ontologique, mais en fait, ces deux éléments peuvent être
subsumés sous la notion d’être qui est irréductible à aucun d’entre eux, et
englobe, dépasse tous les deux. Dès lors la représentation et la chose en soi sont
deux aspects distincts, au point de vue épistémologique, mais d’une même et
seule chose qui est l’être au point de vue ontologique. En ce sens, il est nécessaire
de redéfinir l’être qui ouvre un nouvel horizon d’une dimension « ontologique »
qui dépasse sa distinction épistémologique et qui remet en question le lien entre
l’être et la pensée.
J’ai l’intention de déplacer la problématique du lien entre l’être et la
pensée(concept) dans un cadre complètement différent du cadre de l’histoire de
la philosophie occidentale. Puisqu’auparavant la thèse de leur lien réside dans
l’écart entre l’être et l’acte de le saisir, qui consiste à s’articuler dans la distinction
entre l’être tel qu’il est et la pensée. De prime abord, il semble que ces deux
derniers soient des éléments absolument indépendants l’un de l’autre, comme
exprime la fameuse formule proposée dans l’histoire de la philosophie
occidentale : « l’être tel qu’il est est ce qui existe indépendamment de nous », à
savoir de toute notre conscience au sens large de la pensée humaine. Mais quel
est l’enjeu de la thèse de la transcendance de l’être à la pensée ? A travers le
prisme de la pensée platonicienne, à savoir au sein même de l’histoire de la
philosophie, nous allons d’abord examiner de quelle manière la notion d’être tel
qu’il est est formée et comment s’opère sa relation à la pensée. On peut constater
que la notion d’être s’inscrit dans une immuabilité comme dans Idée (eidos) du
platonisme. Puisque le philosophe grec affirme que le concept lié à la vérité est
éternel et se rapporte à l’Eternité hors du temps, et qu’il suppose la dimension
transcendante qui dépasse l’aspect temporel de l’existence sensible109. Ce qui est
curieux, c’est que cette notion est délibérément séparée de toute corporéité
sensible, à savoir que, comme nous l’avons déjà examiné dans les chapitres
précédents, toute la dimension charnelle et organique de l’être, liée à la
temporalité, est complètement effacée, mais que l’être prend une forme d’un pur
intelligible permettant de persister au-delà du temps, mais en vaporisant tout
contenu variant du sensible. Tout au long de l’observation j’étais frappée de
109
) A. Kojève, l’Introduction à la lecture de Hegel, pp. 336-347.
83
constater qu’il y a une similitude flagrante entre la notion d’être intelligible et
l’abstraction intellectuelle laquelle se différencie de celle de l’entendement
servant à s’appliquer majoritairement aux choses sensibles ; je suis d’autant plus
consciente du fait que les défenseurs du platonisme se sentiront offensés par
cette approche car ils croient la réalité objective de ce fameux être intelligible (ils
verraient même cette phrase comme une formule de tautologie : la réalité
objective = l’être intelligible) ; mais supposer l’existence d’une réalité absolue et
transcendante n’est-il pas illégitime et ne nous entraînerait-il pas dans un piège
du dogmatisme? En examinant dans quelle mesure la notion d’être intelligible est
conçue au sein du platonisme, j’aurais la possibilité de réorienter celle-là. Platon
s’intéresse à une question que son maître spirituel, Socrate, continuait à poser :
« Qu’est-ce que … ? » 110. Selon le philosophe grec cette question nous conduit à
livrer une définition fixe et commune qui dépasse la mutabilité et la singularité
des êtres sensibles, afin que l’on forme une réponse enfin stable malgré
l’écoulement du temps et fonde un savoir sûr de l’être. En ce qui me concerne,
Platon autant que Socrate, a désorientée le questionnement car il la fait subir une
désorientation spatio–temporelle dans le sens où ce qui est défini devrait
s’inscrire dans l’omniscient et l’immuable : de ce fait, il ne cessait d’inspecter si
le processus du questionnement « Qu’est-ce que » ne reste pas hors de trajectoire
transcendant
ou
ne
tombe
pas
dans
l’énumération
des
exemples
particuliers résidant dans la dimension spatio-temporelle spécifique ; mais, au
fond, ce questionnement nous renvoie à « décrire » la nature d’un être dans tous
les plans d’une manière à la fois humble et fidèle afin de montrer son intégralité
irréductible au concept, qui réside bel et bien dans la dimension spatiotemporelle où l’être s’accomplit d’une manière effective, et qui inclut aussi ses
aspects ontogénétiques ; en ce sens, ce que demande ce questionnement, il ne
s’agit pas à sélectionner ou omettre certain aspect, à aplatir la nature d’une chose
au coup unilatéral de la raison comme on le fait au nom de la définition. D’où
vient cette tendance unilatérale? Il me semble que cela est intimement liée à la
volonté de définir ce qui est encore indéterminé en raison de la caractéristique
mouvante des choses ; conférer à l’être une définition consiste à le délimiter avec
précision au terme de réflexion111 et à le déterminer l’ensemble de caractères qui
110
) Platon, La République, livre VI et VII.
84
appartiennent à un concept112. Dès lors définir la nature de l’être a pour but d’en
extraire une idée générale, une conception abstraite éloignée des exemples
particuliers par la seule force gracieuse de l’esprit. Car la définition est un acte de
la pensée qui consiste à éliminer toutes traces des devenirs ontologiques
échappant à sa rigidité cognitive en les considérant comme impurs ou fugitifs ;
Platon en tant qu’un alchimiste de connaissance n’hésite pas à lancer ce
processus de purification rationnelle afin de volatiliser des composants
intellectuellement intraitables et de puiser une essence soi-disant « pure». De là
on peut constater clairement que la définition que les philosophes antiques nous
donne comme une bonne réponse à la question de la nature de l’être, n’est que
des aspects épistémologiques de ce dernier vu selon le point de vue intellectuel ; à
savoir que cela ne correspond absolument pas à l’intégralité de la nature de l’être
que l’on ne peut que décrire sans pouvoir la réduire selon notre intention ou
notre but. Pourtant Platon tente de passer du plan épistémologique au plan
ontologique en inventant la notion d’être intelligible ; mais est-cela bien
légitime? Dans l’invention de la notion concernée, celle d’essence joue un rôle
primordiale ; du fait que la définition se rapporte à l’essence immuable d’une
chose. Dans ce cas, je tente d’examiner la notion d’essence d’une manière
généalogique. Ici je vous suggère de porter une grande attention sur l’opération
par laquelle se forme l’essence. C’est à partir de l’opération qui forme cette
dernière que nous pourrions enquêter d’une manière généalogique sur ce qui est
l’essence ; nous devrions commencer par sa genèse opératrice. L’essence est
définie comme « ce qui désigne la chose telle qu’elle est conçue et connue par
l’entendement » 113 ; ce dernier est assimilable à une intellection qui est un acte par
lequel l’esprit saisit la généralité d’une chose. Dans cette opération de l’intellection
la particularité d’une chose n’est pas envisageable, mais seulement sa
caractéristique commune évaluée « générale » peut être retenue. Nous pouvons
) La définition de terme « déterminer» dans le Dictionnaire Le Petit Robert,
Canada, Dictionnaires Le Robert, 1993.
111
) Platon précise que l’acte de définition nous aide à extraire la propriété aux
choses par le biais de discours dialectique.
112
) Je renvoie la définition du terme « essence » au Grand dictionnaire de la
philosophie qui mentionne bien ses diverses directions du sens : je prends
intentionnellement le sens moderne de ce terme (Paris, Larousse, 2003, p. 367).
113
85
constater que l’essence d’une chose est le résultat de l’opération de généralisation
de l’esprit, par laquelle on réunit des caractères communs sous un concept
unique 114. Il convient de dire que cette opération est inéluctablement liée à la
formation d’un concept lequel a pour fonction de subsumer les caractères
communs sous son unité conceptuelle ; et que c’est le concept qui rend
déterminable l’essence d’une chose. En ce sens, il semble totalement inapproprié à
désigner l’être par l’essence qui résulte de l’opération de l’intellect. En outre,
l’essence sans l’exister n’est rien d’autre que l’un des fantasmes de la pensée
laquelle veut affirmer sa puissance d’une manière absolue en construisant par ses
propres moyens une notion complètement indépendante du devenir et fondée
sur la pensée elle-même. Dès lors, je me permets de tenter de décaler la notion
d’être vers un nouveau terrain afin de construire sa dimension ontologique plein
de vie et dégagée de ses aspects purement épistémologiques car on peut constater
que l’être immuable et intelligible n’est rien d’autre que le résultat de
l’intellection pure comme idées de la raison, et qu’en ce sens celui-là s’insérerait
mieux dans la sphère de la pensée que dans celle de l’être. Ici et désormais je
déclare que nous parlerions d’un être irréductible à la notion d’être immuable et
intelligible, mais d’un être qui mène son odyssée dans la temporalité en termes
de la vie.
L’enjeu de la discussion, c’est d’abord d’admettre les limites de la pensée,
qui consistent à être inaptes à apercevoir l’être en termes de la vie ; ensuite
d’évoquer le nouveau terrain de concevoir des choses en étant en rupture avec la
première. Dans la strate de la pensée philosophique au tour du terme d’être,
l’acte de saisir ce dernier est rigoureusement dirigé par la pensée « qui comporte
tous
les
phénomènes
cognitifs
ayant un
caractère
de
rationalité et
d’intelligibilité ».115 La pensée vise à puiser plus de connaissances possibles aux
choses, et pour ce faire elle pose des choses en tant qu’objet devant un sujet ;
celui-là devrait être réglé et convenable aux cadres cognitifs de l’esprit humain,
) La généralisation est un processus de l’entendement grâce auquel on peut
écarter le concept des aspects singuliers et contingents.
114
) Je me réfère à la définition de la pensée d’André Lalande dans Le vocabulaire
technique et critique de la philosophie (P.U.F., Paris, 2002)
115
86
c’est-à-dire re-présenté par nos regards rationnels. Car comme l’affirme Kant,
des choses ne peuvent être présentes en tant que telle à l’esprit humain, et de ce
fait, ce dernier doit former leurs représentations afin de pouvoir concevoir des
choses en tant qu’objet pensé. Il importe de préciser que l’acte de représenter
nécessite la distance entre le sujet pensant et l’objet pensé. Par exemple, avant de
devenir un objet de l’esprit, des choses nous restent comme quelque chose de
chaotique et désordonné, mais grâce à l’acte de la pensée sur lequel des choses se
règlent, elles deviennent enfin des objets ordonnés en classes et en catégories
conformes aux critères de notre connaissance. Dans ce processus de cognition on
peut affirmer que ce que nous saisissons de l’être au nom de la connaissance
humaine n’est point sa réalité en tant que telle, car premièrement, celle-ci
dépasse largement nos facultés cognitives, et deuxièmement, on ne peut
concevoir que des objets traités par nos facultés cognitives, ceux-là sont leurs
représentations 116 ; et ce que la pensée nous a transcrit concernant l’être, ne
s’accorde qu’avec notre manière de concevoir des objets pensés, non point avec la
réalité de l’être. Cependant, il faudrait noter que le terme de la réalité de l’être est
délibérément arraché de son ancienne strate ; et qu’elle n’est plus assimilée ni à
la chose en soi ni à l’Intelligible, mais désigne une réalité effective et concrète
d’un être où son individuation s’accomplit, est constamment poussé par la
tendance créatrice étant la vie, et où l’être se forme ainsi par le biais de
transformations. C’est sur ce point qui se différencie radicalement de la thèse
traditionnelle de l’écart entre l’être et la pensée ; certes, la pensée ne peut saisir
l’être, mais ce dernier change totalement de sa dimension, qui consiste à être
irréductible à l’essence, à la chose en soi ; comme nous l’avons déjà vu
précédemment, l’être en termes de la vie revendique sa spatio-temporalité
spécifique en tant que l’une des conditions de ses devenirs constitutifs et
créateurs. A. Kojève nous offre une belle analyse du rapport entre concept et
temps qui nous permet de réfléchir le rapport entre l’être et la pensée (concept) ;
Kant considère le concept comme l’éternel qui se rapporte à « ce qui est dans le
) Schopenhauer a laissé une éminente remarque, avec une telle clarté, sur ce sujet
dans le Monde comme volonté et comme représentation, VOL. I : « Tout ce qui
existe pour la connaissance et, par suite, le monde entier n’est rien qu’objet vis-à-vis
d’un sujet, vision de ce qui voit, en un mot, représentation. »
116
87
Temps » 117 :
« Le monde où l’Homme pense est donc nécessairement un Monde
temporel. Et si la pensée humaine effective se rapporte à ce qui est dans le
temps, l’analyse kantienne montre que c’est le Temps qui rend possible
l’exercice effectif de la pensée. Autrement dit, nous ne pouvons nous servir de
nos Concepts éternels qu’à condition de les rapporter au Temps en tant que tel,
c’est-à-dire à condition de les schématiser. » 118
De là nous pouvons dire que le facteur temporel joue un rôle primordial non
seulement dans la constitution de l’être mais aussi dans l’application du concept
au temps ; et que comme dans l’idée de Kant nos concepts sont schématisés dans
le cadre spatio-temporel.
Nous continuons à discuter, pour le moment, le mécanisme connaissant
de la pensée vis-à-vis de l’être afin d’analyser son processus et son mode
opératoire spécifique. En ce qui me concerne, les connaissances que la pensée
vise à en tirer, ne sont que les « data » traités pour nous. De même que le mot
« data » est un mot anglais qui signifie des informations recueillies pour certain
intérêt ou but précis, les connaissances sont recueillies par nos facultés cognitives
et ne sont rien d’autres que des informations tirées des objets pensés
subordonnés au processus de cognition de l’esprit humain. Ici, comme ce mot
« data » est une allégorie des connaissances, sa méthode de procéder peut y être
aussi appliquée d’une manière analogique dans le sens où ces informations ne
sont jamais utilisables sans passer par des processus de cognition tel que la
raison ou l’entendement, sinon cela ne reste que brut, c’est-à-dire non
reconnaissable par notre esprit humain, et où elles sont traitées, maniées par des
concepts étant un instrument de codification spécifique de l’esprit rationnel en
vue de pouvoir interpréter des choses à notre manière. Il est donc indéniable que
la pensée conceptuelle ne peut jamais saisir l’être en tant que tel, et que le
décalage entre ce dernier et la pensée est renforcé à cause de la limite de son
processus de cognition rationnelle consistant à borner l’être au statut d’objet.
Analysons le mécanisme du processus de la pensée afin d’éclaircir notre rapport
117
118
) A. Kojève, L’Introduction à la lecture de Hegel, p. 351.
) Ibid., p. 360.
88
aux choses. Concevoir des choses nécessite la mise en relation de notre esprit
avec celles-là, mais avec quel moyen et de quelle manière? Comme nous l’avons
déjà vu, lorsque l’homme rencontre des choses, en vue de pouvoir les connaître il
exerce l’acte de la pensée consistant à vouloir ordonner ces dernières qui lui
apparaissaient de prime abord désordonnées et débordantes, et cela montre
notre volonté de prise de pouvoir sur des choses. Car les concevoir par le biais de
la pensée entraîne la détermination de notre relation unilatérale aux choses, où la
position des choses se trouve dans l’opposition du sujet à l’objet. Le terme
« objet » expose la caractéristique de ce rapport : comme le constate Kant, l’objet
est ce qui est devant le regard d’un sujet observant
119 ,
à savoir que l’objet
présuppose l’existence de celui qui le pose devant lui, sujet pensant, et ce
positionnement opposé du sujet devant l’objet implique une distance rationnelle
entre les deux, qui écartent et distinguent l’un de l’autre d’une manière
hiérarchisée. Cela veut dire que ce que nous avons en vu se soumet à notre esprit
rationnel par lequel des choses sont représentées et pensées, étant donné que, en
raison de notre finitude inhérente, l’homme ne peut présenter immédiatement à
l’esprit des choses telles qu’elles sont, mais simplement les y re-présenter en tant
que ses objets pensés. De ce point de vue on pourrait dire que l’objet est
entièrement dépendant du regard du sujet, est constitué de ses représentations
intellectuelles. Tel est l’acte de la pensée exercé sur l’être, qui inclut
nécessairement un rapport de pouvoir inégal entre le sujet et l’objet, et l’être est
posé comme l’« objet» soumis au pouvoir d’un sujet connaissant afin que ce
dernier conquiert des connaissances ; delà on pourrait constater que ce rapport
du sujet connaissant à l’objet montre un écart profond entre l’être et l’acte de le
saisir. Mais pourquoi ce type de rapport du sujet à l’objet plutôt qu’un autre?
Je ne peux nier que l’analyse du mécanisme de notre rapport aux choses
implique une approche psychanalytique, car « la relation d’objet est, en
psychanalyse, le rapport du sujet avec les objets qui constituent le monde dans
lequel il vit » 120 ; en ce sens, comme nous pouvons le constater dans la Critique
) L’objet est corrélatif au sujet dans le sens où la présence d’un sujet est
constitutive de l’objet et où l’objet est dépendant du regard du sujet. Kant a bien
remarqué ce point.
119
89
de la raison pure de Kant, concevoir des choses est une manière d’être mis en
relation avec le monde constitué de nos représentations. Comme on l’a déjà vu,
des choses telles qu’elles sont ne sont point conformes à l’appareil cognitif de
l’homme conditionné à la rationalité : devant de telles choses qui ne nous
accordent aucun droit à les soumettre à nos regards, c’est notre esprit qui est
complètement désemparé et désorienté faute de moyen de les pénétrer, et celuilà est plus ou moins obligé de se confronter aux choses « inconnues » qui
susciteraient en nous les angoisses inconsolables : quelle serait la réaction du
sujet, lequel se trouve dans une telle situation déplaisante? Le sujet essaye de
dissiper ces angoisses qui engendrent en lui un état de tension et il met en cause
ces choses inexplorables qui lui semblent provoquer une sorte de trouble dans
l’ordre cognitif de l’homme, au tribunal de la connaissance - du fait que l’inconnu
nous livre toujours certaine forme d’inquiétude faute de notre maîtrise sur lui- et
ici, la sentence leur semble extrêmement rigide : comme dans ce tribunal la
légitimité de l’existence des choses dépend entièrement de l’intelligibilité
rationnelle de l’homme, les choses en tant que telles qui dépassent celle-là ne
sont jugées que comme porteuse d’illusion ou de désordre causant des angoisses.
Si l’on observe de plus près, son mécanisme réside dans le rapport du dominant
au dominé : devant de telles choses inconnues nous devrions nous positionner en
tant qu’un sujet dominant qui maîtrise ses objets, afin de ne pas rester
complètement déconcerté par leur grandeur qui ne nous autorisent aucun
contrôle sur eux, et de prendre possession de leurs connaissances, celles-là
deviennent « ses objets » qui lui appartiennent et, cette fois, se subordonnent
docilement à ses ordres rationnels. On pourrait en conclure que les choses ne
sont valables qu’en tant que ses objets représentés ou pensé et que cela provient
de notre volonté de prise de pouvoir sur le monde où le sujet règne. Mais ces
angoisses sont – elles bien apaisées en nous après cette mesure de force? Malgré
tous ces processus cognitifs, le sujet connaissant ne pourrait se libérer
complètement de ces angoisses causées par des « inconnaissables », ici il ne s’agit
plus de quelque chose d’inconnu ou de connu, mais des « inconnaissables » qui
nous revoie directement à notre propre limite cognitive étant donnée que ces
fameuses choses ne sont pas disparues, mais simplement opprimées par la
) La définition du terme « objet » dans le site de wikipédia nous montre bien la
direction
de
la
psychanalyse
concernant
la
relation
d’objet.( http://fr.wikipedia.org/wiki/objet )
120
90
sentence du tribunal de la connaissance qui le juge invalide à cause de sa
grandeur inintelligiblement prépondérante par rapport à notre esprit rationnel,
et que plus on ressent ces angoisses, plus il peut avoir la possibilité de remettre
en question notre propre pouvoir ; par suite, on est obsédé du désir de prise de
pouvoir sur des choses, par lequel on opprime au maximum celles-là et exploite
ses objets en tant que la preuve de son pouvoir. La remarque de François
Laruelle est très intéressante par rapport à l’image de la pensée dans la
philosophie occidentale : depuis longtemps la pensée est considérée comme une
prise de position stable et fixe qui soumet l’objet sous le regard du sujet
connaissant, mais le philosophe français nous propose une nouvelle image de la
pensée qui serait ni statique, ni unilatérale, mais « ondulatoire » dans le sens où
elle émet et reçois dynamiquement les interférences des autres facteurs121.
Il paraît que l’acte de la pensée essaye de moduler les ondes de l’être restant
inaptes à notre intelligibilité, par ses dispositifs rationnels afin de pouvoir capter
ses représentations restant dans la longueur d’ondes bien audible. Mais au lieu de
moduler ces ondes qui consistent en toute sa vibration ontologique, ne serait-il pas
judicieux de remodeler notre propre manière de concevoir des choses ? Mais pour
ce faire, il faudrait revenir sur la notion d’être et de choses telle qu’elles sont.
Certes, on ne peut nier que la notion d’être tel qu’il est provient du dualisme
platonicien, renvoie inévitablement à un être doublement transcendant : d’un côté
celui-là est identifiable à celle d’« Idea (eidos)», par opposition à l’être sensible, et
est épargné de tous changements possibles dans le temps ; de l’autre il est dispensé
de toute modification cognitive possible de l’homme ; de là on pourrait dire que
l’être tel qu’il est comme Idea est à la fois transcendant au monde extérieur
matériel(monde
sensible)
et
au
monde
intérieur
mental
de
l’homme(représentation)122. Mais je me demande si ce transcendant préservé de
toute perturbation possible n’est pas la fantasmagorie de l’esprit humain : le
monde des Idées (Ίδέα) auquel appartient cet être, est censé ni sensible ni
représentatif, mais suprasensible et une pure présence pleine 123 ; mais si l’on
regarde de plus près, on peut remarquer que cette présence prétendue pleine n’est
) François Laruelle, Qu’est-ce que la non-philosophie ?
) Kant nous décelait la distinction entre les idées et les représentations à travers
sa Critique de la raison pure.
121
122
123
) Platon dans le Phédon explique la théorie des Idées.
91
possible que dans son absence totale au monde sensible et au monde des
représentations du sujet ; cela revient à dire que paradoxalement sa plénitude est
un état absolument vide de tout élément agitateur. Ici des questions intéressantes
rebondissent : est-ce que la notion de l’être transcendant n’est-il pas un résultat de
la soustraction de ces mondes lesdits ? Dans quelle mesure pouvons-nous
concevoir la notion d’être comme Idea ? On peut dire que celle-ci est conçue à la
manière inverse dans le sens où elle n’est pas positivement conçue en remplissant
et additionnant son contenu convenable à la perfection, mais où elle est
négativement conçue en en soustrayant des éléments perturbateurs : la démarche
de la conception de l’être est constituée de l’opération de soustraction des
éléments, non point de celle d’addition des éléments. Dans ce cas, on peut
formuler la définition de la notion d’être transcendant de la manière suivante :
« l’être transcendant n’est pas ce qui est sensible et représentatif ». En soustrayant
ces caractères perturbateurs de la notion d’être, sa perfection est garantie de même
que son monde des Idées semble rester à jamais imperturbable. De là on peut dire
que la notion d’être comme Idea n’est qu’une conception formée par l’opération de
déduction faite de tous composants de l’être sensible et de l’être représenté ; et
qu’en ce sens, celle-là n’a pas de réalité en soi, n’est pas fondée sur elle-même,
mais, au contraire, fondée sur ce qu’elle n’est pas. La notion de l’être transcendant
comme Idea n’est plus valable ; il convient de dire que, comme je l’ai déjà
remarqué plus haut, la notion d’être devrait être arrachée de l’ancienne strate de la
pensée philosophique et devrait être proposée à partir d’un nouvel horizon de
vision.
Avant de montrer un nouvel horizon de vision, nous allons exposer le
point de vue rationaliste au sujet du lien entre l’être et la pensée en vue de
raffiner notre argument sur leur relation à la lumière de la lecture de
l’Introduction à la lecture de Hegel. Comment leur lien a-t-il été conçu dans le
rationalisme, et pourquoi leur décalage a-t-il été renforcé davantage? Dans la
tradition de la philosophie occidentale, il subsistait toujours la croyance tenace
selon laquelle l’univers est gouverné par la Raison suprême et est rationnel dans sa
totalité. Cette lignée de pensée issue du rationalisme s’étend à l’idéalisme absolu
dans lequel la pensée et l’être sont prétendus en accord ; mais il me semble que
cette idée se dérobe habilement à leur écart réel en réduisant leur différence de la
92
nature à une identité unitaire sous le nom de la Raison ; en fait, cela renforce
davantage leur écart et a tendance à figer l’être dans le régime absolu de la raison.
Dans ce cas comment procède-t-elle cette tentative de réduire l’être à la raison? Il
importe de constater que notre croyance métaphysique concernant l’univers en
tant que la sphère de la Raison suprême, montre l’idée de la primauté absolue de la
Raison sur l’être : Parménide (VI-Vième siècle av. J.-C) réclame que dans cet
univers, ce qui est pensable est identique à celui qui existe car pour lui rien n’y est
hors de la Raison suprême, c’est-à-dire ce qui n’est pas pensable par la Raison ne
peut exister. A. Kojève expose bien le rapport entre Concept et Eternité dans son
Introduction à la lecture de Hegel : Parménide prétend que le Concept est
l’Eternité, et que le Concept n’a aucun rapport au temps, et que la seule pensée
peut établir que l’être est ; en ce sens « l’Etre et la Pensée (conceptuelle) sont une
seule et même chose, disait Parménide » 124. Cependant sa conception de l’être est
de l’ordre de la pensée conceptuelle, semble insatisfaisante car si le Concept
(pensée) est l’Eternité, premièrement, cela n’est pas réalisable par l’Homme, et
« l’Etre qui pense tout ce qui peut être pensé, et qui crée les objets pensés par le
seul acte de les penser, est le Dieu » 125 ; deuxièmement, l’existence temporelle du
Concept et de l’Homme n’est point explicable selon l’idée de Parménide 126 .
Ensuite, nous allons étudier aussi l’idée de Hegel concernant le rapport de l’être et
de la pensée à la lumière de l’analyse de Kojève : Hegel pense que le Concept est le
Temps, et que ce dernier n’est rien d’autre que l’Histoire universelle, c’est-à-dire
« celle du Discours humain qui révèle l’Etre » 127 . Hegel admet qu’un concept
« cheval » présuppose l’entité temporelle, empirique d’un cheval vouée à la
finitude, et que dans ce cas « le Concept serait le maintient permanent de
l’anéantissement du cheval réel », c’est-à-dire celui de Temps128. Dans l’ontologie
de Hegel, « l’Etre devient conforme au Concept à la fin de l’Histoire » par la
dialectique hégélienne « qui transforme l’Etre en fonction de ce même
Concept » 129 . En ce sens pour Hegel l’être et la pensée peuvent s’accorder,
cependant c’est toujours la pensée qui prime sur l’être et qui dicte ce dernier.
124
125
126
127
128
129
) A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p. 352.
) Ibid., p. 358.
) Ibid., p. 364.
) Ibid., p. 366.
) Ibid., p. 373.
) Ibid., p. 374.
93
Wiliam Barrett demande, dans Irrational, man (Newyork, Doubleday,
1990), si la raison n’a pas exclu l’être du tableau du réel en prenant tout seul le
statut de la réalité sans jamais considérer l’aspect de l’être. Ma tentative consiste à
montrer le rationalisme comme l’une des causes de l’écart entre la pensée et l’être
en ayant pour fin de faire rebondir la valeur irréductible de l’être par la stratégie de
l’intuition dé-synthétique et de la déterritorialisation des valeurs. L’idée selon
laquelle la Raison en tant que Réalité est en accord parfait avec celui qui existe,
devrait être remise en question. Car premièrement, la réalité n’est pas réductible à
la raison du fait que celle-là ne demeure pas seulement au niveau spéculatif, mais
se trouve au niveau de l’effectivité de son existence. Dans ce cas, la réalité implique
nécessairement la dimension de l’existence de l’être et de ses devenirs ; en ce sens,
elle est plus qu’une chose déterminée par sa concevabilité rationnelle, mais est
celui qui « existe » dans ses devenirs d’une manière effective et concrète. En fait, la
Raison qui a le pouvoir spéculatif, ne peut englober l’être dans la totalité de la
réalité effective où s’accomplissent ses devenirs créateurs, puisque ces derniers ne
peuvent jamais être préalablement programmés par la Raison, impliquent toujours
le hasard et l’élan imprévisible de l’énergie de la vie qui mène à transformer sans
cesse ce qui est déjà l’être. Et deuxièmement, il n’existe pas de primauté de la
Raison sur l’être, vu que, comme nous l’avons déjà remarqué, l’être en tant que le
mouvement des devenirs dépasse complètement sa sphère d’influence. En plus, le
mode opératoire de la Raison est à l’encontre de la nature de l’être : alors que la
Raison a toujours tendance à rendre des choses rigides, fixes et analysables, l’être
est ce qui est fluide et indivisible dans son intégralité. Et la raison nécessite la
médiation des concepts et des idées afin de tirer la connaissance rationnelle de
l’être, qui est toujours partielle et rend l’être figé130. En ce sens, c’est l’être qui a la
primauté sur la Raison de même que celui-là ne peut jamais être remplaçable par
le pensable de la Raison. Il importe de rendre compte que l’idée selon laquelle le
rationnel est la réalité, a pour effet de renforcer considérablement l’écart entre la
pensée et l’être, car en cachant leur différence de nature, ce qui est pensable par la
raison accapare illégitimement le statut de la réalité et efface la dimension des
devenirs de l’être ; et réduire l’être à ce qui est concevable par la raison est une
tentative non seulement illégitime mais aussi dangereuse dans le sens où ici l’être
ne se résume qu’à une essence prédéterminée et programmée par la raison et où
130
) Bergson, la pensée et le mouvant.
94
tout élan imprévisible des forces de la vie est intégralement éjecté hors de
pensable, à savoir de la dimension de l’être. On peut dire qu’il existe un abîme
irrémédiable entre ce qui est concevable par la raison et ce qui est dans les
devenirs effectifs : comme l’on l’a constaté plus haut, la raison n’est pas capable
d’apercevoir l’être sans médiation des instruments rationnels tels que l’idée et le
raisonnement, qui consiste à inscrire l’être dans la fixité et l’immuabilité abstraite ;
et il importe de préciser que le rationnel n’a pas de statut intégral de la réalité,
mais simplement le statut spéculatif et cognitif assez restreint. La tradition de la
philosophie occidentale négligeait depuis longtemps l’aspect de l’être-devenirs en
mettant exclusivement l’accent sur la raison ; et une fausse croyance de la
primauté de la pensée sur l’être n’aggrave que leur écart en dissimulant l’opération
réductrice de la Raison. En outre, Kant constate remarquablement dans L’Essai
pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives que le réel au
sens effectif n’est point réductible à du logique ni déductible du concept131. JeanMarie Vaysse précise la distinction entre ce qui est de l’ordre logique et ce qui est
de l’ordre existentiel, instaurée par le philosophe allemand dans La stratégie
critique de Kant :
« Les principes d’identité et de non-contradiction ne suffisent donc pas à
expliquer l’effectivité, […]. Sont ainsi remis en cause le panlogisme du
rationalisme dogmatique et la validité du concept de causalité. S’il faut en effet
distinguer l’ordre logique des relations conceptuelles et l’ordre existentiel des
relations réelles, si le réel n’est plus homogène au possible et si l’existence est
indéductible du concept, la relation de causalité relève plus d’un principe logique
et la possibilité des concepts n’est plus celle des choses. […] » 132.
En ce sens la prétention du rationalisme, laquelle consiste à identifier le
rationnel au réel, est complètement dénoncée ; et ici nous pouvons constater que
ce qui est réel n’est plus assimilable à ce qui est intelligible par la Raison, mais à ce
qui est effectif dans le monde ; par conséquent, l’ordre existentiel de l’être regagne
enfin son effectivité légitime qui le rend réel plutôt qu’illusoire ou trompeuse. Son
irréductibilité au rationnel montre le fait qu’il n’y a pas de primauté de l’intelligible
131
) Kant, L’Essai pour introduire le concept de grandeurs négatives, Paris, Vrin.
132
) Jean-Marie Vaysse, La stratégie critique de Kant, Paris, ellipses, 2005, p. 10.
95
sur l’existence effective de l’être.
Ici nous pouvons constater que la plupart des tentatives métaphysiques
consistait à effacer inlassablement ou au moins à rendre considérablement
impuissant le contenu effectif et concret d’un être, c’est-à-dire toute trace du
propre et du particulier censée impropre à exprimer la notion d’être en général et
abstrait ; dans ce cas pour quelle raison avons– nous tant refoulé le propre et le
particulier dans le système de la pensée? Si nous l’observons de plus près, ces
éléments refoulés s’articulent toujours dans le couple binaire qui les renvoie
implicitement aux éléments opposés ; est-ce que cela ne montre pas leur
réciprocité inavouée au tour du principe de refoulement de certaine
catégorie d’être ? (voir le schéma suivant)
Sur le plan logique soit par la voie d’induction qui va du particulier au
général, soit par celle de déduction qui va du général au particulier, quel que soit
son mode opérationnel, ces deux catégories d’être sont opérées d’une manière
interdépendante. Mais dans quelle mesure s’organise-t-elle la construction de la
notion d’être dans la métaphysique occidentale ? Nous pouvons constater que la
construction de la notion d’être s’y opère par l’acte de l’évacuation de certaines
caractéristiques d’être, lesquelles s’attachent à la temporalité comme nous l’avons
remarqué précédemment ; et que dans ce cas, le principe de refoulement de
certaine catégorie d’être réside dans la négation et l’abrogation de tous ses aspects
véhiculant la temporalité. C’est en cela que le système de la pensée métaphysique
dresse un tableau de catégorie d’être refoulée au sein de la notion d’être, lequel
96
consiste en le particulier, le concret, le singulier, le devenir et le personnel, etc. ;
Derrida nous confère une remarque parallèle sur ce point dans Eperons, les styles
de Nietzsche :
« […] la propriété ou la propriation du propre est précisément nommée
comme ce qui n’est propre à rien, ni donc à personne, ne décide plus de
l’appropriation de la vérité de l’être, […], l’histoire de l’être comme histoire dans
laquelle rien, aucun étant n’advient, […]. » 133
Nous pouvons remarquer que sur le plan métaphysique la notion d’être
fonctionne comme l’invariable qui ne se modifie rien dans sa forme134, c’est-à-dire
indépendant des variations des éléments concrets au sens où les contenus peuvent
changer, mais où la forme en tant que sa structure reste intacte : cela revient à dire
que la notion d’être en tant que l’immuable, le général, l’universel, l’abstrait et
l’impersonnel, joue en quelque sorte le rôle de la forme structurale qui s’applique
unilatéralement aux contenus variables tels que le devenir, le singulier, le
particulier, etc. : par exemple, afin de parler d’une « femme » en suivant
l’indication de Platon dans sa manière de définir quelque chose, il ne s’agit plus de
parler de cette femme-là qui relève d’une telle tranche d’âge particulier ou de cette
femme-ci qui un tel groupe ethnico-culturel particulier, dans ce cas quelle femme
dont nous tentons de parler ? Selon Platon, parler de quelque chose sur le plan
métaphysique ne signifie point parler de quelque chose en particulier ou singulier,
susceptible de s’exposer au changement temporel, mais précisément parler de
quelque chose qui est au-dessus des singuliers et des particuliers ; du fait que
l’énumération des exemples concrets de nombreuses femmes particulières qui
représentent leur diversité irréductible à une norme identitaire et unilatérale
mènerait la tâche métaphysique de rendre possible sa définition dans une impasse
redoutable ; et que pour l’économie d’effort les métaphysiciens inventent une autre
catégorie d’être qui dépasse la catégorie d’être concret et particulier. Mais qu’est-ce
qui est au-dessus de tous ceux qui sont changeants ? Et
pour
quelle
raison
) J. Derrida, Eperons, les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1977, chapitre.
Abîmes de la vérité, p. 98.
133
134
) L’invariable peut correspondre au stable, permanent, éternel, etc.
97
supposons-nous cela? Par là il importe de remarquer que leur tentative
métaphysique consiste à élaborer un élément différentiel qui a pour fonction de
conférer la légitimité d’un statut éminent et supérieur de certaine chose par son
degré de distinction par rapport aux autres, et a pour but d’établir un système de
hiérarchie bien maintenu. La fabrication d’un élément différentiel est
constamment observée dans les nombreuses tentatives métaphysiques : telle est la
construction d’une autre catégorie d’être tels que le général, l’abstrait, l’universel,
etc., laquelle consiste à imposer son éminente différence de nature par rapport aux
autres modes d’être, et à se positionner non seulement supérieur aux autres mais
aussi comme étant la forme structurale qui ne dépend pas de la variation des
contenus particuliers ; en ce sens, cela nous permettrait de parler d’une femme
sans avoir besoin de mentionner tant de femmes diverse et différente, mais
simplement de femme en tant que femme en général et
universelle, qui ne
tombera plus à l’état dispersé d’un exemple mais qui s’érigera en la principe de ses
exemples consistant à les régler sur lui ; c’est en cela que la notion de femme en
général et universelle se construit en tant que le principe des femmes particulières
et singulières, qui attribue une norme identitaire de la femme à laquelle toutes
femmes singulières devront se conformer. C’est ainsi qu’une simple autre catégorie
d’être dans le plan logique devient la forme structurale des contenus variables ou le
principe des divers exemples dans le plan métaphysique. Mais serait-il légitime de
considérer des femmes en particulier et singulières comme un simple exemple
parmi tant d’autres ou comme un des contenus variables ? Cela montre que le
principe de refoulement de certaine catégorie d’être consiste en le vouloir d’établir
un système de hiérarchie dans lequel certaine catégorie d’être appuyée sur son
élément différentiel peut avoir une sorte de légitimité de prendre un statut
dominateur consistant à assujettir les autres à son pouvoir, et dans lequel elle agit
sur eux comme le principe consistant à diffuser leurs normes et à régler les autres
sur lui ; c’est en ce sens que les femmes en particulier et singulières sont assujetties
aux normes prescrites par la catégorie de femme en général qui se pose comme son
principe, et que celles-là sont réduites à un exemple semblable à l’une des
nombreuses copies de l’original, lequel se caractérise par sa dépendance
inéluctable à un principe ; c’est pourquoi le singulier, le particulier, le concret, le
devenir et le personnel sont ainsi refoulés par la catégorie dominante. Mais
Derrida nous montre l’illégitimité de la tentative métaphysique de refouler et de
98
dominer le singulier et le particulier dans l’Eperons, les styles de Nietzsche :
« Il n’y a pas une femme, une vérité en soi de la femme en soi, la
typologie si variée, la foule des mères, filles, sœurs, vieilles filles, épouses,
gouvernantes, prostituées, vierges, grand mères. […] » 135
« Il n’y a pas d’essence de la femme parce que la femme écarte et s’écarte
d’elle- même » .136
« Elle engloutit toute essentialité, toute identité, toute propriété ».137
Dans ce cas, dans quelle mesure peut-on enfin rendre compte de l’être dans
ses devenirs créateurs qui s’inscrivent dans la catégorie refoulée d’être ?
135
) J. Derrida, l’Eperons, les styles de Nietzsche, p. 83.
136
) Ibid., p. 38.
) Ibid., p. 39.
137
99
I-4
La nouvelle épochè à l’usage de l’abolition du régime de l’ego
Nous allons évoquer un nouvel horizon de vision qui consiste à concevoir
des choses en se libérant de la logique du rapport du sujet à l’objet et en laissant
surgir des choses dans sa dimension spatio-temporelle perpétuellement créatrice,
contrairement à la pensée présupposant la supériorité de notre regard aux
choses. Notre examen sur ce sujet nous mènerait à changer de la dimension de
discussion où la conception de l’être s’articule d’une manière complètement
différente et inédite. Car viser à présenter une nouvelle vision qui se libère de la
logique dualiste du sujet pensant et de l’objet pensé, a le risque d’être interprété
100
comme le retour au métaphysique dogmatique, et dans ce cas, comment la
proposer sans tomber dans le risque de la métaphysique dogmatique?
Il importe de voir que s’affranchir du rapport du sujet et de l’objet
signifierait sortir de la logique même de la pensée occidentale qui consiste à
donner la primauté de la raison sur l’être; sans évoquer de nouveaux terrains de
discussion, l’avancée de notre discussion apparait impossible à cause de notre
thèse concernant l’être, qui semble toucher le fond de la polémique
métaphysique occidentale. Notre discussion va se diriger vers un nouvel horizon
de la vision sur l’être, qui nous ouvre une nouvelle relation aux choses et nous
livre une réelle prééminence de l’être sur la raison. Quelle serait la caractéristique
de la nouvelle vision qui nous initierait à un autre mode de relation aux choses?
Supposons que le statut du sujet dominant par rapport à l’objet, présent dans
l’acte de la pensée, ne soit plus valable dans une nouvelle relation aux choses où
on n’exigerait pas de distance rationnelle entre notre regard et des choses, par
laquelle le sujet rationalise, conceptualise ces dernières en tant que ses objets, et
où on s’y affranchit de la logique de rapport du sujet à l’objet qui nous écarte de
la réalité des choses. Ici, j’évoquerais intentionnellement le terme « la suspension
de jugement » qui était utilisé auparavant par Husserl sous le nom d’épochè,
mais cet épochè stratégiquement décontextualisé prendra une nouvelle direction
de sens au fil de mes arguments ; cette méthode radicale préparera la nouvelle
couche de discussion afin de faire dégager la caractéristique distincte de la
nouvelle vision. D’abord j’exposerai le nouvel sens de la suspension de jugement
qui prendra une forme de la vacuité absolue dans laquelle toute activité mentale
décline définitivement. Auparavant chez Husserl ou chez Descartes, l’épochè a
pour effet de remettre en question la validité du monde extérieur situé hors de
l’esprit ; mais l’épochè que nous allons tenter a pour effet contraire d’effondrer ce
monde constitué de l’esprit. En ce sens, ici la suspension de jugement signifierait
alors un arrêt total de toute forme d’activité mentale constituée par le sujet
appelé ego ; par ce dernier en tant que le pivot de toute activité mentale, sont
véhiculés les sentiments, les jugements intellectuels, affectifs et moraux, les
opinions y compris les préjugés, les convictions, les croyances et les souvenirs, les
volontés, les désirs, etc. Pour quelle raison sommes-nous sollicités à arrêter nos
activités mentales? Si l’on ne suspend pas cette activité de l’ego, celle-là prendra
101
vite une forme d’avalanche intérieure qui continuerait à stimuler les uns et les
autres – par exemple, les jugements de valeur pourraient engendrer certain
dégout envers quelque chose, celui-ci pourrait former une croyance ou une
opinion particulière, et ces dernières consolideraient encore ces jugements de
valeur- , et qui continuerait à accélérer leur pas dans l’excès, - toues ses activités
mentales finissent par réaliser son excès dans la vie ; par exemple, la
discrimination selon les jugements de valeur, la colonisation selon la conviction
de conquérir le monde et la nature, etc. Il me semble que cette suspension de
jugement proposée soit beaucoup plus radicale que le doute cartésien et la
suspension de jugement husserlienne dans tous les plans ; on pourrait dire que
cet acte de suspension vise alors non seulement l’anéantissement de toute
activité mentale, mais aussi celui de l’ego lui- même, et une fois qu’est démoli le
palais de toutes nos idées où l’ego siège, l’ego lui-même sera disparu, car celui-ci
n’est qu’un concept constitué de toute activité mentale ; si l’on arrête de penser,
est-ce que l’ego pensant, cogito pourrait continuer à subsister en tant qu’un
garant de la certitude? En ce sens, la suspension de jugement que j’évoque est
différente de celle de Husserl car pour lui l’activité d’arrêt de jugement est menée
par l’ego cogito qui est en quelque sorte l’œil du cyclone où est neutralisée la
validité de tous les jugements supposant l’existence du monde extérieur, et où le
seul ego cogito est épargné de toute opération radicale du doute en tant que le
domaine inébranlable de la certitude ; et Husserl prétend que la suspension
nommée épochè est la mise entre parenthèse de la validité du monde objectif et
que celui-là ne vise point à douter de la validité de l’ego cogito, et que l’épochè est
une méthode qui donne du relief à l’apodicticité de ce dernier ; par principe son
épochè sauvegarde l’ego cogito. Mais d’où vient la thèse de l’apodicticité du
cogito, et est-ce que le prétendre serait légitime?
Cela remonterait à la philosophie de Descartes qui érige le cogito en
fondement de la certitude grâce à un doute méthodique. Le cogito cartésien
doute de tout tels que nos croyances, nos jugements, même l’existence de Dieu, jusqu’ici sa démarche de mise en doute est plus ou moins similaire, par sa
caractéristique radicale, à notre démarche de mise entre parenthèse de tout -,
sauf son propre existence qui exerce l’acte de doute138 car Descartes a découvert
138
) Descartes, Méditations métaphysiques.
102
que malgré tout ce processus de doute radical à la première personne, je ne peux
nier le fait que je suis en train de douter de tout, et que afin que je puisse douter,
il faudrait bien que je sois ; et par conséquent, le philosophe français en conclut
que l’ego pensant est la seule certitude que je peux prétendre avoir. A partir de ce
doute méthodique qui nous fait parvenir à quelque chose de certain et
d’indubitable, Descartes construit le concept de l’ego cogito en tant que le
fondement de toute vérité du fait de son caractère indubitable 139. Désormais le
philosophe français tente de rétablir toutes les vérités en passant tout au crible
sous le regard éminente du cogito, et ce qui résiste au doute, ce sont des choses
claire et distincte dans la pensée, c’est cela qui pourrait être considéré comme
vérité, non rien d’autres ; c’est ainsi que le cogito étant ego pensant devient le
seul garant de toute vérité. En ce qui me concerne, c’est cet acte de penser qui
constitue l’existence et la certitude de cet ego; Descartes lui- même a déclaré la
fameuse formule suivante : « je pense donc, je suis ». Dans Sur le prisme
métaphysique de Descartes, Jean-Luc Marion aussi affirme ceci :
« L’ego n’existe donc qu’en tant que pensée pensante : l’ego n’accède pas
seulement à l’existence par la pensée, mais surtout comme pensée, et rien
d’autre » 140.
On pourrait dire que la pensée est constitutive du concept de l’ego. Il en
est de même dans la pensée d’Emanuela Scribano :
« La pensée est la condition nécessaire et suffisante pour connaître
l’existence de l’ego, donc la pensée constitue la nature de l’ego » 141.
Dans ce cas, si toute forme de pensée est interrompue ou au moins
suspendue, est-ce que le concept d’ego pourrait subsister? La nouvelle
suspension de jugement que j’évoque tente de dépasser le doute méthodique
139
) Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion.
) Jean-Luc Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, PUF, 1986,
p. 158.
140
) Emanuela Scribano, Descartes et la question du sujet, coordonné par Kim Sang
Ong-van-curg, Paris, P.U.F., 1999, p. 49-50.
141
103
cartésien qui n’a jamais mis en question l’ego étant à la fois son point d’arrivée et
le point fixe d’établissement de toutes vérités, et celle-là remet en cause l’ego luimême d’où dérivent tous jugements possibles ; alors qu’ à travers l’épochè
Husserl a suspendu uniquement la validité du jugement supposant le monde
extérieur, je pousse à interrompre toute forme de jugement supposant non
seulement le monde, mais aussi l’ego, et je tente de mettre tout acte de la pensée
constituant l’ ego hors circuit. S’il en est ainsi, est-ce que l’existence de l’ego peut
être encore maintenue dans la certitude intacte? Comme l’on l’a vu
précédemment, le lieu d’ancrage de la certitude cartésienne n’était pas vraiment
l’existence de l’égo qui respire et se promène, mais le fait de penser qui donne la
possibilité de nous arracher d’une réalité trompeuse et qui nous insère dans une
position distincte des autres vivants ; de là on pourrait dire que sans l’activité
mentale étant la pensée142, l’ego lui-même ne pourrait garantir ni la certitude de
toutes autres vérités, ni même celle de son propre existence. Dès lors, notre
suspension de jugement qui met la pensée hors de jeu, pourrait faire éclipser le
concept même d’ego ; et cet acte décisif nous emmènerait à témoigner le
crépuscule de l’ego sur lequel convergeaient tous ses diverses sensations et
expériences au nom de l’unité synthétique. A partir de ce point-là on pourrait
remarquer deux choses cruciales : premièrement, cet acte d’anéantissement d’ego
par l’interruption totale de la pensée est similaire à la méditation bouddhique
grâce à laquelle on entre dans le vide total où on se détache complètement de
tout y compris le monde extérieur et aussi son vouloir, son pouvoir, son falloir –
par exemple, ses désirs, sa volonté, sa capacité et son devoir, et son identité, etc.-,
et où on considère son propre existence, à savoir ego comme une illusion
construite par ses idées et ses pensées de même que selon le bouddhisme si l’on
suspend l’acte de la pensée à travers la méditation, cet ego aussi va s’annihiler car
il
n’est
que
l’une des
illusions
de
la
pensée dont
on
devrait se
détacher complètement. Deuxièmement, par rapport au statut de l’ego il existe
une différence décisive entre la suspension de jugement husserlienne et la
mienne: tandis que cette dernière vise à abolir le concept d’ego constitué de
) Emanuela Scribano explique dans son livre que la pensée n’est pas seulement
l’activité intellectuelle telle que la raison ou l’entendement, mais aussi la sensibilité
et l’imagination. Elle identifie la pensée à la conscience, et son interprétation
phénoménologique de la pensée nous aide à affirmer que la pensée est toute
l’activité mentale de l’ego.
142
104
pensée, l’épochè de Husserl tente de sauvegarder l’ego cogito. En quoi consiste
cette sauvegarde de l’ego cogito dans la pensée de Husserl?
Chez Husserl, l’acte de mise entre parenthèse de tout, nommé épochè,
permet de suspendre la validité de tous jugements du monde, et nous autorise
même à remettre en question l’ego imprégné du flux naturel de quotidienneté,
contrairement au doute cartésien qui a préservé le cogito de son opération
radicale, mais seulement à condition que cette remise en question de l’ego
parvienne à renouveler ce dernier en tant que l’ego pur sorti de la limite de l’ego
naturel absorbé du mondanité ; et il importe de préciser que, en aucun moment,
cela ne vise pas à abolir l’ego. On peut constater que Husserl ne refuse pas
d’hériter du résultat de la méthode cartésienne qui est l’ego pensant en tant que
le fondement de toute certitude car à travers l’épochè Husserl parvient à
confirmer la certitude immédiate de soi dans la relation immédiate que j’établis
avec moi-même, et de là il érige la notion de l’ego transcendantal étant la
conscience indubitable et universel chez tous les hommes pensants, en tant que
le fondement de la certitude, de même que Descartes érige le cogito en tant que le
fondement de la vérité; une fois que la validité de la réalité du monde extérieur
est neutralisée, c’est à partir de la
conscience transcendantale,
ego
transcendantal que la validité de toutes les autres choses peut être rétablie. Dans
les Méditations cartésiennes, Husserl définit l’épochè de la manière suivante :
« La méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi
pur, avec la vie de conscience pure qui m'est propre, vie dans et par laquelle le
monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu'il existe pour
moi» 143.
Est-ce que l’épochè husserlien peut s’assimiler au doute cartésien? On
peut remarquer que son épochè se distingue de ce dernier dans certain point :
alors que le doute cartésien suppose d’abord la non-existence du monde et des
choses qui ne sont ni dans le même degré de certitude ni dans le même ordre
substantiel que l’ego pensant, son épochè n’est pas une négation de l’existence du
monde, contrairement à ce que l’on peut le croire à la première vue ; mais
simplement en mettant sa validité en parenthèse sans la faire subir la négation,
143
) Husserl, Méditations cartésiennes.
105
Husserl nous sollicite à convertir notre attitude naturelle qui s’habitue à
supposer l’opposition naïve entre le monde extérieur et la conscience intérieuresur cette logique simplificatrice est basé le solipsisme qui anéantit le monde
extérieur et qui s’enferme dans sa conscience intérieure- et sollicite à considérer
le monde dans la corrélation avec la conscience, et vice versa ; alors Husserl en
conclut que l’épochè ne vise pas à détruire le monde, mais à faire surgir le sens
du monde tel qu’il apparaît à la conscience.
Mais est-ce que la pensée de Husserl nous propose une nouvelle relation
du sujet à l’objet? On pourrait dire que grâce à son épochè qui libère la
conscience de l’attitude naturelle et des préjugés, Husserl pourrait nous fournir
l’aspect intégral de la conscience qui s’affranchit du découpage mécanique de
l’intériorité et de l’extériorité en utilisant le terme corrélatif « noème - noèse » ; il
affirme que la conscience n’est jamais une conscience renfermée à l’intériorité,
mais toujours « conscience de » quelque chose qui a son intentionnalité ou sa
direction visée- cela est nommé « noèse » désignant l’acte de la conscience
intentionnelle-, et que l’objet n’est pas un simple objet extérieur à nous, mais
qu’il n’est valable qu’en tant que l’objet de la conscience- cela est nommé
« noème » désignant l’objet intentionné de la conscience- ; le couple de terme
« noème-noèse » nous montre la structure corrélative de l’intentionnalité grâce à
laquelle Husserl prétend avoir surmonté la relation opposée du sujet à l’objet 144.
Cependant, même si Husserl pense avoir dépassé cette paire d’opposition du
sujet à l’objet, en ce qui me concerne, la structure du rapport du sujet à l’objet
n’en subsiste pas moins dans le concept d’intentionnalité ; en fait, il simplifie la
question du rapport du sujet à l’objet comme celle de l’intériorité à l’extériorité,
mais depuis les Temps modernes la question de la relation du sujet à l’objet est
maniée d’une manière plus sophistiquée et évoluée, il ne s’agit plus du simple
découpage du sujet intérieur et de l’objet extérieur, dans quelle mesure est-ce
qu’on l’a remaniée? Auparavant on pensa que l’objet réel du monde extérieur et
la conscience intérieure du sujet se trouvent en opposition radicale selon laquelle
il n’y a pas de connexion possible entre les deux, et cela nous a conduit à inférer
que notre connaissance n’atteint pas l’objet réel ; et au tour de cette question la
prise de positions des philosophes antécédents a varié : soit on est complètement
144
) Husserl, Méditations cartésiennes.
106
indifférent à l’objet extérieur en se contentant de rester dans la conscience
intérieure, soit on croit d’une manière absolue l’existence de l’objet réel en
méprisant notre conscience intérieure. Mais depuis les Temps modernes les
philosophes le remaniaient ainsi : « notre esprit ne connaît pas directement des
objets réels, mais peut connaître des idées que notre conscience en forme » ; cela
nous montre que la question du rapport du sujet à l’objet change le point de
focalisation au sens où la distinction du sujet et de l’objet ne dépend plus de la
dichotomie du dedans et du dehors et où l’objet que l’on considère n’est plus en
dehors de la conscience du sujet, mais des idées qui sont des objets représentés
de la conscience ; et il convient de dire que le sujet et l’objet se mettent dans leur
imbrication inévitable : le sujet en tant que l’acte de la pensée jette son regard à
un objet et ce terme « sujet » implique toujours l’objet de la pensée qui n’est pas
indépendant de la conscience à tel point que celui-ci devient « son » objet, à
savoir des objet représentés ou des idées. Il est manifeste que leur rapport ne
réside plus dans l’ordre antithétique où ces deux éléments, sujet et objet, se
trouvent opposés et écartés, mais dans la corrélation intime où le sujet pensant et
l’objet pensé forment une paire complète de pensée en impliquant l’un et l’autre,
c’est-à-dire que dans la conscience 145 le sujet visant et l’objet visé sont coprésents en tant qu’ils forment l’unité de la pensée. Ici on pourrait donc constater
que la notion de l’intentionnalité élaborée par Husserl n’expose que la structure
interdépendante du sujet et de l’objet maniée par les philosophes modernes
comme Descartes et Kant dans la mesure où pour Husserl autant que pour les
philosophes modernes l’objet n’est pas indépendant de la conscience du sujet, et
où l’être n’est qu’un apparaître nommé soit idées, soit représentations, soit
phénomènes purs, dans la conscience du sujet. On peut en conclure que Husserl
a subtilisé la formule concernant le rapport du sujet à l’objet avec le couple de
terme « noème-noèse », mais qu’il n’a pas vraiment dépassé, comme il le
prétendait, la logique du sujet pensant et de l’objet pensé que je critiquais plus
) André Lalande recueille la définition du terme « conscience » dans Le
Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Paris, P.U.F., 2002, p.173) de la
manière suivante : « […] En réalité, le mot ‘conscience’, au sens A, désigne la pensée
même, antérieure à la distinction du connaissant et d connu ; comme telle, elle est la
donnée première que la réflexion analyse en sujet et en objet. (M. Blondek ; M.
Bernès ) »
145
107
haut. Car cet objet nommé « noème » doit être visé nécessairement par la
conscience du sujet, et sans le regard du sujet la validité d’un objet ne peut être
confirmée ; et cela nous montre indéniablement le statut supérieur de l’ego
pensant, et même si ce dernier implique l’objet, il est « son » objet, c’est-à-dire
que cet objet est posé devant le regard de l’ego cogito pour que notre esprit
prenne possession de sa connaissance et le rende intelligible en tant que l’objet
représenté- du fait que sans ce processus de « poser devant » la lumière du
regard de l’ego, aucun objet ne peut nous être connu ou intelligible, resterait dans
l’inintelligibilité obscure - ; et l’objet sur lequel on pose notre regard n’est pas
l’objet réel du monde qui ne se soumet pas à l’ordre de notre esprit, mais l’objet
pensé et visé. En ce sens, la logique du rapport du sujet à l’objet est présente dans
la notion d’intentionnalité de Husserl pour autant que l’épochè met tout d’abord
l’accent sur la certitude de l’ego cogito à partir de laquelle tout autre peut être
rétabli et que ce processus de rétablir des choses certains et distincts en tant que
vérité dépend de l’acte de les poser devant le regard de l’ego cogito ; de telle sorte
que le noème-noèse ne reflète que la structure du sujet visant et de l’objet visé.
Husserl pense qu’après l’épochè on peut se trouver dans un état pur où
l’ego transcendantal regard le monde comme des phénomènes purs apparaissant
à sa conscience, c’est-à-dire ses propres vécus, et où le monde livre son sens à
cette conscience pure car cette dernière n’est rien d’autre que l’ego
transcendantal acquérant son indubitabilité dans la relation à la fois immédiate
et évidente de moi avec moi-même146 , et à partir de ce fondement apodictique
étant la conscience transcendantale, le monde est constitué. Selon Husserl l’arrêt
total de jugement est un moyen de faire renouveler ou même renaître la
conscience dans laquelle le monde apparaît nouveau pour nous et sans laquelle le
monde n’a aucun sens. Mais une question peut se poser : est-ce que l’acte de
l’épochè peut garantir l’infaillibilité de la conscience? Comment pourrait-on
garantir que cette conscience est toujours sans lacune, est dotée de la certitude et
que la pensée, les sentiments, la sensibilité et l’imagination étant l’activité de la
) Natalie Depraz précise dans Husserl l’indubitabilité de l’ego transcendantal de
la manière suivante: « la relation immédiate que j’entretiens avec moi-même
désigne ma conscience percevant comme dotée d’une « apodicticité », c’est-à-dire
d’une indubitabilité définitive ». (p.31)
146
108
conscience ne sont pas déclenchés par un agent hallucinatoire telles que la folie,
l’illusion causées à l’intérieur même de la conscience? Analysons encore la
formule de Descartes ; « je ne puis douter que je doute, donc je suis » : il est vrai
que je ne peux douter le fait que je doute, mais cela est absolument insuffisant
d’inférer la certitude de l’ego car même si je ne peux douter le fait de douter et ce
doute est révélateur de l’aspect immédiat de ma relation avec la conscience, le
processus de doute radical ne devrait s’arrêter ici, il avance par élans envers le
dernier point où personne n’osait franchir son pas de doute Car la certitude
affirmée auparavant par ma relation immédiate avec la conscience ne peut
inclure la notion d’inconscient et cette dernière est la preuve même de
l’incertitude de la conscience. Et si l’acte de la mise entre parenthèse de tout est
un acte « philosophique », cela devrait nous permettre de douter même de nousmêmes et de tout fondement apparaissant apodictique ; c’est pourquoi je peux
continuer à douter même la certitude de l’ego qui se prétendait certain sans
jamais être révoqué en doute, mais qui m’inspire un sentiment accablant de sa
faillibilité face à la notion d’inconscient. Dès lors, je peux formuler cela : « je ne
puis douter le fait que je doute, mais je peux douter moi-même ». Mais jusqu’à
maintenant pour quelle raison doit-on penser que l’ego soit préservé de tout
doute?
Depuis l’époque moderne l’amplification du pouvoir de l’ego ne cesse de
renforcer, et l’ego a détrôné le Dieu et se prétend détenteur de l’objectivité et de
la certitude à partir duquel toute science est établie, et nos contemporains ne
semblent pas prêtes à y renoncer ; la suspension de jugement husserlienne
consiste à restituer la notion de l’égo sur le plan universel afin que l’ego justifié
de son apodicticité obtienne sa suprématie sur le monde et qu’il devienne le
véritable centre autour duquel tout tourne et duquel tout dépend. Mais en
remettant en cause la certitude de l’ego je viserais à renverser son statut suprême
fondé sur sa faculté de pensée et de la conscience, et si dorénavant le concept de
Dieu a été considéré comme le fondement apodictique de toute vérité, depuis le
Temps Moderne le concept d’ego cogito remplace le Dieu ; comme critiquer
l’apodicticité du fondement de l’époque est toujours traité comme une tentative
dangereuse de renverser son paradigme, nous rencontrerons la résistance
fulgurante vis-à-vis de notre argument qui ose mettre en question l’absoluité de
109
l’ego pensant. Pouvoir douter de son fondement même, c’est là d’où émane la
puissance incomparable de la philosophie ; et la question radicale commence par
douter de ce qui apparaît le plus sûr et serait un pivot innovateur qui déconstruit
et recrée la manière de penser. Lorsque l’on interrompe toute activité de la
conscience de façon à évacuer toutes pensées sans laisser aucun issu de secours à
l’ego- cette suspension de jugement se différencie de celle de Husserl-, l’ego,
point d’attache de tout jugement, ne peut s’ancrer dans la certitude intacte car on
ne peut jamais nier que l’apodicticité de l’ego est établie par l’acte de pensée et
que sans ce dernier la notion de l’ego elle-même ne peut être construite. On peut
constater que jusqu’à maintenant tout acte de la conscience tels que les
réflexions, les souvenirs et l’imagination, etc., s’identifiait à l’ego lui-même et
consolidait l’ampleur de son statut, et que tout univers tournait au tour de l’ego
qui pense, mais qu’après l’arrêt total de jugement de l’ego là où il n’existe ni de
jugement, ni d’ego, le principe de la certitude, sujet pensant, s’effondre
totalement avec le monde qu’il a construit, et que l’univers ne tourne
certainement plus au tour de lui et nous laisse voir enfin ce qu’il est en lui-même
sans être occulté par la conscience de l’ego et sans être réduit à titre d’objet. Il en
résulte que la vacuité totale étant une nouvelle manière de la suspension de
jugement nous permettrait de mettre un terme en même temps à l’acte de la
pensée et à la suprématie de l’ego. C’est cela qui est ma visée de la suspension de
jugement.
L’interruption de toute pensée nous livre une vacuité intérieure dans
laquelle nous ne sommes plus le centre du monde en tant que le sujet pensant qui
a le pouvoir de soumettre des objets à son regard, mais grâce à laquelle des êtres
et nous se trouvent dans une pure égalité ; car il n’y a plus de pivot central, sujet,
auquel toues choses se rapportaient comme ses objets de même que le primat du
sujet transcendantal est totalement remise en question. Dans cet état où le vide
abolit le règne de l’ego, qu’est-ce qui se passerait ? Lorsque nous interrompons
toute activité de la pensée, nous pouvons remarquer que le processus de la
pensée consiste, en fait, en la chaîne de l’engendrement successif où le regard
rationnel déclenche des jugements qui provoquent des pensées et où ces
dernières vont susciter encore des émotions, et ensuite, etc. ; afin de briser sa
chaîne infernale qui ne s’arrête jamais grâce au haut circuit d’énergie de la vie
110
hyper-concentré sur la zone central étant le sujet unificateur, il est nécessaire d’y
interrompre tout courant d’énergie d’une manière radicale. L’ego s’éteint en
même temps que ses activités constitutives sont mises hors circuit. Comme si,
après avoir éteint la lumière, on avait, au début, l’impression d’être dans une
totale obscurité qui nous prive de toutes images, mais petit à petit on s’habitue à
cette interruption de la lumière artificielle, dans ce vaste champ d’obscurité on
découvre que la lueur floue des choses commence à émaner et brille avec une
intensité fragile mais inouïe : c’est de la même façon que, après l’abolition du
centre synthétisant, le vide qui n’a aucun point central émerge avec une telle
force sereine, et petit à petit, le courant d’énergie de la tendance créatrice étant la
vie, libéré de l’accaparement de l’ego, commence à circuler dynamiquement ; la
lucidité fluide émane tout naturellement et est incroyablement présente dans
toute durée vibrée du fil d’ici et maintenant ; ici l’horizon de la conscience se
dessine d’une manière complètement dilatée et inédite. Je vous suggère de
réorganiser tout autrement le terme « conscience » auparavant attachée à une
activité affective et cognitive d’un sujet ; mais, comme l’on l’a constaté, la
structure binaire du sujet /objet n’est plus présente dans cette conscience-là qui
se libère de son point central ; en ce sens, il faudrait penser à la conscience sans
sujet, qui n’est assimilable ni à la démence ni à l’absence de conscience : il est
vrai que pour les occidentaux qui sont conditionnés à être le sujet dominant de
son corps et de son monde, ils ont du mal à comprendre ce qui est la conscience
vide et libérée du sujet, et que selon eux l’acte de conscience n’est rien d’autre
qu’un prolongement de celui de l’ego maître et est toujours attaché et régulé
d’une manière synthétique à un sujet cohérent et rationnel ; mais lorsque l’on
signale la fin du règne de ce maître puissant en nous, on croit que le monde
s’effondre et que la pire impossibilité se produise ; il est évident que « son »
monde égologique s’effondra avec la mort de l’ego, mais que cela nous ouvre un
nouvel horizon de monde et de vision de même que la mort de Dieu nous a
ouvert l’horizon du nouvel monde où règne l’ego. La conscience sans sujet est une
conscience dilatée qui refuse de se confiner à l’étroit cube égologique mais qui est
stimulée dynamiquement par le courant d’énergie de la tendance créatrice
consistant à passer les êtres les uns et les autres ; cette conscience ne cherche
plus son ancrage fixe et unitaire mais aspire toujours à la fluidité de ses
mouvements-devenirs et à ses intensités inouïes. Le vide créateur nous confère
111
une lucidité fluide qui se distingue bien de la lucidité rationnelle d’un sujet
pensant ; alors que celle-ci est une lucidité tranchante qui consiste à disséquer
des choses en objets et est représentée comme la lumière de l’esprit qui rayonne
l’objet en face, celle-là se caractérise par la fluidité qui ne consiste point à
déterminer le rapport de pouvoir entre sujet et objet, mais à le déterritorialiser
complètement, et la lucidité fluide nous livre une ouverture à la lueur émanée des
forces créatrices des devenirs des choses, non point à la lumière de l’esprit. Il
importe de voir que la durée étant notre nouvelle temporalité est remplie de la
présence fluide de cette forme de conscience éveillée et libérée dans le sens où le
fil de l’ici et maintenant est censé constamment traversé et revivifié par la
conscience sans sujet du fait que cette conscience rend chaque moment de la vie
comme une émergence d’une nouveauté inouïe irréductible à la répétition du
passé, libérée d’anticipation de l’avenir. Nous pouvons constater que la durée
n’est
point
composée
de
la
chaîne
du
passé-présent-avenir
qui
est
structurellement assimilable à celle de l’avant-pendant-après147 et où le présent
n’est qu’un moment désespérément occulté et futile sans son explication à partir
du passé et de l’avenir ; et que grâce à l’épochè que nous venons d’effectuer, nous
sommes délivrés de la chaîne temporelle du passé-présent-avenir et que la durée
ne se positionne plus dans ce schéma qui cadre la temporalité d’une manière
unitaire, mais capte la force de la tendance créatrice étant la vie qui consiste à
refuser de se cristalliser sous aucune forme prédéterminée ; en ce sens, la durée
ne peut se cristalliser dans cette chaîne temporelle pré-donnée et consiste en
chaque moment fluide et inédit, qui a pour effet de déterritorialiser aussi bien ce
qui a acquis précédemment que la structuration prévisible de ce qui va arriver
postérieurement. Mais la question se pose encore : après notre épochè, est-ce
qu’il n’y a plus de jugement ni d’affectivité ? Il importe de constater que l’épochè
a pour but de ne pas cristalliser des jugements, des émotions sous forme d’un
sujet-ego qui renforce le mécanisme de réaction répétitive dans le sens où il
réagit à des événements et des choses par rapport à ce qu’il a vécu auparavant
non point à ce qu’il vit maintenant ; et que l’interruption de toute activité de
pensée devrait être une tentative constante qui remet toujours en question la
validité de l’ego pensant et qui expérimente les limites de l’ego en mettant ses
147
) H. Bergson, La pensée et le mouvant.
112
activités hors circuit –ce n’est pas parce que l’on a réussi à interrompre une fois
l’activité de l’ego que l’on peut dépasser le régime dictatorial de l’ego-. Il faudrait
noter qu’un seul épochè n’est surement pas définitif d’abolir le monde
égologique ; et que contrairement aux autres épochès husserlien et cartésien qui
ont prétention d’avoir réussi à rétablir son monde et son existence avec une seule
tentative, cet épochè devrait poursuivre son mouvement tout au long de la vie car
le sens de notre épochè réside dans l’esprit d’expérimentation perpétuelle qui
continue à déterritorialiser ce qui est déjà circonscrit et acquis ; c’est la toute
différence de nature entre les autres épochès précédents qui consistent à
renforcer la construction de son nouveau territoire, et le nôtre qui consiste à
fragiliser sans cesse sa ligne frontale et à s’en libérer. En ce sens, on peut
constater que cet épochè constamment exigé d’être renouvelé, crée en nous une
tension des forces entre les deux niveaux de conscience : conscience sans sujet et
conscience assujetti au sujet cohabitent en quelque sorte ; dans ce cas, comme
nous l’avons vu plus haut, l’épochè a pour fonction de ne pas cristalliser les
jugements, les émotions et les pensées sous forme d’un sujet, lesquels continuent
à se former malgré tout : certes, des jugements semblent apparaître sans cesse,
mais si nous ne les attachons point au sens égologique, cela ne peut consolider le
régime
égologique
et
est susceptible d’affaiblir
considérablement
leur
assujettissement à l’ego. Cette stratégie permanente permet de rendre possible
l’abolition du régime de l’ego ; grâce à notre épochè qui consiste à déconnecter le
lien entre les actes de la pensée et la zone centrale égologique, les jugements, les
émotions ne peuvent plus puiser leur énergie constante à cet ego déréglé
incapable de les synthétiser. C’est ainsi que toute activité de pensée perd ses
forces, se recule de plus en plus ; ici nous sommes invités à déconnecter le lien
éventuel de tout acte de la pensée avec son central, ego unificateur, cela revient à
dire que lorsque nous ne centralisons plus ces activités vers un point d’ancrage
fixe et abstrait, celles-ci se vaporisent plus facilement sans laisser leur effet de
condensation qui est l’ego synthétisant. Grâce à cet épochè vaporisateur qui
efface peu à peu le pouvoir égologique, un nouvel horizon de voir des choses peut
enfin apparaître. Il importe de noter que l’épochè est non seulement un stade
préparatoire à l’apparition d’un nouvel horizon de vision mais aussi un stade
constamment inclus et présent dans cet horizon du fait que c’est son perpétuel
mouvement de déterritorialisation, qui nous permet de tisser tout autrement
113
notre relation avec l’être. Cet horizon nous dirigerait vers l’être dans son
intégralité ontogénético-dynamique où ses devenirs créateurs s’accomplissent en
tant que sa réalité effective et constitutive, non point vers l’ego ; cela n’est rien
d’autre que l’intuition.
114
І–5
La considération de la
relation des trois valeurs
dans
la
dimension de l’existence
Lorsque nous tentons de déplacer la notion d’être dans une dimension de
l’existence, il importe de constater d’abord que depuis longtemps la notion d’être
s’inscrivait dans la dimension de l’essence qui s’opère dans la raison. Ici du point
de vue généalogique de la formation de l’essence, le mode opératoire de la raison
consiste à concevoir l’essence sous forme de l’idée ou du concept en général du
fait que l’essence s’éloigne de la particularité et de la corporéité changeante ; en
plus, du point de vue cognitif l’essence nous est saisissable également par le
moyen du concept et de l’idée. En ce sens, nous pouvons remarquer que la notion
d’être était intentionnellement insérée et aménagée dans la dimension
115
conceptuelle –ici ce terme « dimension conceptuelle » est stratégiquement utilisé
en vue de nous montrer sa caractéristique oppositionnelle avec la dimension de
l’existence - où l’essence se forme d’une manière abstraite et immuable. G.
Deleuze constate cette idée à la lumière du regard d’André Lalande dans La
Différence et la répétition : « Lalande dit que la réalité est différence, tandis que
la loi de la réalité, comme le principe de la pensée, est identification : ‘‘la réalité
est donc en opposition avec la loi de la réalité, l’état actuel avec son devenir’’ » 148.
Il assimile la réalité à la dimension de devenir, c’est-à-dire celle de l’existence.
Examinons la limite de cette dimension conceptuelle de la notion d’être, qui
aggrave la coupure de la relation entre les trois valeurs, et discutons la nouvelle
considération de leur lien corrélatif. L’écart entre la pensée et l’être engendre
également le décalage entre la dimension conceptuelle et la dimension de
l’existence ; tandis que l’une des modalités principales de la pensée est encore un
concept, l’existence ne se limite pas simplement à une sorte de modalité
contingente, mais a le pouvoir éminent d’inclure les hasards en lui afin d’accomplir
les devenirs créateurs et constitutifs de l’être ; en ce sens l’existence dépasse
largement le concept qui n’est point susceptible de maîtriser les aspects hasardeux
et changeants de l’être. Cela montre également la primauté de la dimension de
l’existence sur la dimension conceptuelle. Mais pour mieux éclaircir ce qui est la
dimension de l’existence, il faudrait d’abord déterminer ce qui est l’être dans
l’histoire de la philosophie occidentale : l’être désigne « ousia » en grec, qui
englobe à la fois l’exister (esse) et l’essence (quiddité) ; car selon saint Thomas
d’Aquin(1225-1274), « tout être
est nécessairement
(essence) et de son acte d’exister (esse)»
149
composé de ce qu’il est
; ici l’essence est ce qui est
conceptualisable par l’abstraction dans la notion d’être. Même si notre tendance
habituelle nous mène à considérer l’ordre rationnel comme ce qui existe
réellement, l’exister ne peut jamais être réductible à la dimension conceptuelle de
l’être, ni concevable par le concept. Car il dépasse complètement le concept y
compris toute abstraction de l’entendement et l’idée du fait de son élan toujours
) G. Deleuze, Différence et Répétition, p. 292 ; A. Lalande, Les illusions
évolutionnistes, pp. 347-348.
148
149
) Etienne Gilson, L’être et l’existence, Paris, librairie philosophique J. Vrin, 1948,
p. 105.
116
imprévisible et de ses forces novatrices jaillissant de la vie, qui consistent à
empêcher la structuration prédéterminée et répétitive de l’être. Nous pouvons
noter que nous n’avons pas de concept propre, direct de l’exister et que
l’essence en tant que la caractéristique immuable et générale d’un être, procède de
l’abstraction de la pensée et, de ce fait, ne reflète point la nature mouvante de
l’être ; car le concept et l’abstraction en tant que l’activité de la pensée ne peuvent
accéder à l’exister qui dépasse son cadre épistémologique en raison de ses aspects
dynamiques. Ici je tente de placer la notion d’être en termes de l’individuation et
de la vie afin de réorienter notre discussion sur l’être. Le concept n’arrive pas à
saisir l’être dans sa réalité effective où son individuation ontogénétique se déploie.
Etant donné que l’être en termes de l’individuation et de la vie échappe toujours à
la concevabilité rationnelle et qu’il est au delà de la pensée abstraite dans son
éminent mouvement des devenirs, et que la conceptualisation de l’être provoque
nécessairement son figement
et sa cristallisation contre lesquels
lutte
constamment le mouvement de déterritorialisation mené par la force de la vie. En
plus l’individuation inclut les facteurs disparates dans la notion de l’être150.
La dimension de l’existence n’est ni le lieu de l’actualisation du programme
préconçu par la Raison, ni celui de l’accomplissement de l’essence d’un être, ni
celui de l’égarement des pures contingents ; en ce sens, non seulement elle ne
nécessite rien qui la précède chronologiquement et causalement, mais aussi elle ne
se présente point comme un degré inférieur à un archétype. En quoi consiste la
dimension de l’existence ? Comme nous l’avons déjà vu précédemment, l’être ne
s’inscrit que dans la dimension de l’existence là où ses devenirs sont son seul
principe constitutif et où aucun principe préalablement construit telles que
l’essence, la Raison, etc., n’est présent, n’est supposé. Les devenirs parviennent à
inciter le nouveau flux des devenirs du fait qu’en devenant ils sèment le petit degré
d’hétérogénéité là où son seuil d’équilibre est sur le point de basculer, et que ce
degré d’hétérogénéité agira comme un élément stimulateur du déséquilibre et de
l’instabilité qui mènent à générer le nouveau flux de devenir. En quoi consistent les
devenirs ? Ils consistent en le passage fluide d’un état à un autre, pris dans une
continuité indivisible et poussé par le courant d’énergie de la vie, qui configure le
panorama de changements constitutifs de l’être. L’être est ce qui devient
150
) G. Deleuze, Différence et répétition, p. 317.
117
continuellement grâce au courant d’énergie de la vie propulsé par la volonté de
puissance qui cherche à déterritorialiser son état antécédent vers un état nouveau
plus intense, à savoir qu’il est ce qui se forme en devenant comme l’être en
individuation ; il importe de constater que hors de ce processus de l’individuation
on ne peut penser nullement l’être dans la mesure où vouloir expliquer ce dernier à
partir de l’avant et de l’après l’individuation montre le fait que l’être y est pensé
seulement en tant que son absence et qu’omettre le pendant crucial où les devenirs
constituent l’être est un acte illégitime ; en ce sens, c’est uniquement dans le
processus de l’individuation où on peut penser l’être d’une manière légitime dans
sa présence dynamique.
Mais pourquoi depuis longtemps considère-t-on la Vérité, le Bien et le
Beau comme des valeurs séparées, indépendantes ayant une orbite différente ? Car
l’homme a tendance à concevoir les choses d’une manière conceptuelle ; cette
façon de concevoir des choses consiste à circonscrire un « territoire » 151 déterminé
qui ne se confond jamais avec d’autres et est une zone subordonnée à une norme
particulière d’une manière unilatérale. Dès lors, considérer ces valeurs dans la
dimension conceptuelle signifie délimiter leur domaine fixe et distinct, les coder
selon leurs normes spécifiques : c’est ainsi que le territoire métaphysique, éthique
et esthétique se circonscrivent d’une façon distincte. Comme le constate Deleuze
dans le platonisme, on tente de délimiter « le domaine et de le fonder et de le
sélectionner, d’en exclure tout ce qui viendrait en brouiller les limites » 152. En fait,
c’est la raison qui consiste à imposer l’ordre à l’illimité en tant que le principe
inconditionné. Si la pensée est un mouvement qui se dirige vers la transcendance,
l’intuition est un mouvement qui embrasse l’immanence. A. Badiou dans Deleuze,
la clameur de l’être nous propose l’idée d’intuition très intéressante : il la
constitue à partir de la pensée deleuzienne153 ; « l’intuition est une description
151
152
) Cela est lié à la notion de territorialisation de G. Deleuze dans Mille plateaux.
) Deleuze, Logique du sens, p. 299.
) Dans Deleuze, la clameur de l’être, A. Badiou se réfère à la Différence et
répétition de Deleuze pour construire son idée sur l’intuition : « Comme Deleuze
nous le dit, toute construction de la pensée va de A à B et de B à A. Mais ‘‘En allant
de A à B, puis en revenant, de B à A, nous ne retrouvons pas un point de départ
comme dans une répétition nue ; la répétition est bien plutôt, entre A et B, B et A, le
parcours ou la description progressive de l’ensemble d’un champ problématique(DR
272)’’ »
153
118
progressive d’un ensemble comme une aventure descriptive » 154. Cela signifie que
l’intuition n’est pas similaire à l’observation cartésienne 155 , ni à la vision
mystique qui saisit tout d’un coup, mais plutôt un parcours aventurier,
nomadique qui consiste à décrire le mouvement déterritorialisant d’une manière
assidue ; il faudrait noter que ce parcours intuitif ne présuppose aucune
dimension verticale qui comporte le mouvement ascendant et descendant vers la
transcendance, mais celui-là ne fait que produire des mouvements horizontaux
au niveau de la surface de sorte que la dimension immanente des choses suffit au
parcours intuitif. Comme l’affirme Badiou dans son livre, l’intuition, c’est qu’il
s’agit du mouvement de l’être en devenir ; de là nous pouvons constater que
l’intuition est un parcours descriptif qui suit humblement le mouvement
déterritorialisant des devenirs sans prétendre de distribuer un ordre quelconque.
Dès lors, la dimension conceptuelle est un lieu de l’inscription de l’ordre de
la raison où l’être est saisi dans sa généralité abstraite conçue par ses instruments
rationnels tels que le concept et les catégories. Selon Kant, l’homme s’analyse dans
trois dimensions indépendantes : la raison pure constituant la dimension
cognitive, et la raison pratique qui constitue la dimension de l’acte moral et de la
liberté humaine, la faculté du jugement de goût constituant la dimension
esthétique. Ici chaque dimension s’occupe d’une fonction totalement différente et
est indépendamment séparée au niveau conceptuel et théorique. Comme le
constate Deleuze, le système du Même opère la distribution sédentaire,
hiérarchique des représentations156. Même si Kant a construit les trois Critiques
dans l’intention d’ériger chacune dans une autonomie rigoureuse, il admet quand
même que « le goût rend ainsi possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt
moral, de la nature à la liberté, de l’entendement à la raison»157. Ces trois valeurs
semblent se fondre tantôt sur certain point tantôt ne le sont point ; il importe de
154
) Ibid.
155
) Ibid.
) Deleuze, Différence et répétition, p. 356.
156
) Le Dictionnaire des philosophes, sur Kant, Paris, Encyclopeadia Universalis,
1993, pp. 830-831.
157
119
préciser que dans la dimension conceptuelle le processus de connaître un objet a
pour but de le soumettre à son regard rationnel, et qu’en ce sens, la considération
des valeurs est déjà conditionnée plus ou moins par son cadre rationnel du fait que
la circonscription rigoureuse des valeurs est présupposée comme le point de
départ tel que montrent les trois Critiques de Kant. En revanche, si l’on considère
le lien des valeurs dans la dimension de l’existence, leur frontière apparaît assez
vague et endosmotique. Etant donné qu’elles y sont sans cesse déterritorialisées
par la force éminente de la tendance créatrice étant la vie, qui consiste à déborder
la ligne frontale entre ces territoires fixes et à évaluer les valeurs par la volonté de
puissance qui pèse chaque combinaison de forces selon son intensité particulière
et créatrice. Il faudrait noter que ces valeurs, le vrai, le bien et le beau, ne sont
point la valeur en soi qui réside indépendamment de la dimension de l’existence
d’un être et qui s’inscrit dans la dimension transcendante où son essence se
conforme parfaitement à l’ordre de l’Intelligible ; mais que l’être constitué des
devenirs créateurs, s’inscrit dans la dimension de l’existence où c’est l’évaluation
des forces des devenirs qui construit les valeurs, et qu’en ce sens, ces dernières se
rapportent intimement à ce qui est l’être dans ses devenirs, sans lequel les valeurs
ne peuvent se former. Prétendre une valeur en soi signifie la primauté de la valeur
préétablie par la Raison sur la vie qui refuse de se conformer à un ordre
transcendant par sa grandeur immanente et qui crée sans cesse le flux inédit des
devenirs de l’être. Nous pouvons supposer que la valeur se rapporte toujours à
quelque chose ou quelqu’un de même que la conscience est toujours celle de
quelque chose ; ici nous devrions poser une question à la manière nietzschéenne :
qui veut des valeurs ? Qui construit les normes et les critères des valeurs ? Ce
questionnement nous rendrait attentifs à l’intentionnalité des valeurs au double
sens : dans le premier sens, nous demanderions son intentionnalité au sens
husserlien par rapport à quoi ou quelqu’un ; dans le second sens, l’intention
subjective de la construction de telle valeur plutôt que d’autres. Dans ce cas
pourquoi parlions-nous du vrai, du bien et du beau parmi tant d’autres valeurs? Je
vise à remettre en question le système de la pensée philosophique existant qui
consiste à considérer les trois valeurs comme soit essentielles soit intrinsèques ;
c’est pourquoi nous devrions exposer aussi bien leur intentionnalité que leur
corrélation respective lesquelles démontreraient leur caractéristique relationnelle
et extrinsèque. Qui veut la séparation des valeurs ? Comme nous l’avons déjà vu,
120
c’est l’ordre de la raison qui consiste à délimiter des domaines distincts afin
d’ériger un système rationnel dans ses articulations analytiques. Dans ce cas, qui
construit les normes et le critère de jugement des valeurs ? Il est indéniable que
des valeurs sont le résultat d’une évaluation des faits ou des choses selon le critère
du jugement, et qu’elles ne sont point celles qui proviennent de nulle part, de
l’impersonnel comme prétendues transcendantes, mais celles qui sont déterminées
et orientées par sa provenance particulière et l’intention bien visée. Je reconnais
l’apport exceptionnel de Nietzsche sur ce point : le philosophe allemand n’hésite
pas à exposer et à s’interroger sur l’intention cachée et le vouloir inavoué de la
construction des valeurs et des notions philosophiques ; cela a pour effet
d’ébranler non seulement le système de la pensée philosophie mais aussi celui du
monde dans la mesure où c’est la volonté de puissance qui est omniprésente dans
toute sorte de construction et qui évalue constamment des forces qui se rivalisent,
se luttent et se lient, en termes de valeurs. Vouloir parler de la pluralité et de la
corrélation de ces valeurs signifie que l’intentionnalité de ces dernières se trouve
dans la dimension de l’existence où l’être est sans cesse traversé par les forces de la
vie, et où les valeurs sont concomitantes aux devenirs de l’être. Il me semble que,
au-delà des devenirs constitutifs de l’être, il n’y ait rien et que ce soit le terminus
des valeurs, du critère de jugement et de toute évaluation ; lorsque les devenirs
continuent à produire leur flux, nous pouvons affirmer que l’être est connecté avec
le courant d’énergie de la vie qui le mène à s’intensifier plus, et que sa quête de
l’intensité créatrice lui permet de créer des valeurs selon ses évaluations des forces.
En ce sens, il est évidant que nous devrions déplacer la considération des valeurs
dans la dimension de l’existence. On doit noter que la distinction entre le vrai, le
bien et le beau s’opère dans l’articulation entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le
beau et le monstrueux, et que cette articulation se fait par le critère de l’infini
négatif qui est un devenir-fou, indéterminé. Dans ce cas leur frontière se dilate, se
torde, se déterritorialise du fait que chaque valeur comporte une part de l’infini
négatif qui décentralise, menace le système des valeurs existant. Désormais, nous
allons considérer ces mouvements des valeurs sous l’angle de la force de la
tendance créatrice par laquelle les valeurs aussi sont en opération de construction
et de déconstruction et d’évaluation continue. Notons que les imbrications intimes
des valeurs créent une nouvelle possibilité dans le domaine philosophique ; étant
donné que depuis longtemps la métaphysique, l’éthique et l’esthétique se basaient
121
sur chacune de ces trois valeurs d’une manière indépendante, mais que la
corrélation entre ces valeurs permet de voir ces domaines dans leur mouvement de
déterritorialisation par lequel nous pouvons mener une critique radicale que
Nietzsche tente de faire, à savoir la critique des trois Critiques kantiennes, qui
consiste à remettre en cause le statut même de la connaissance elle-même, de la
morale et du goût esthétique au lieu de déceler leur légitimité afin d’ériger une
vraie connaissance, une vraie morale et un vrai goût esthétique, comme le constate
remarquablement G. Deleuze dans Nietzsche et la philosophie.158 Et cette thèse
consiste à déceler le secret de l’articulation entre le vrai et le faux, le bien et le mal,
le beau et le monstrueux à la lumière de la notion de l’infini négatif.
158
) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 2005, pp. 102-103.
122
CHAPITRE
II.
La critique de la connaissance et de la vérité
123
II- 1
La critique de la thèse kantienne
concernant le statut de la connaissance
Kant a prétendu fonder une métaphysique comme science. Mais malgré sa
prétention les conséquences du kantisme ou même les interprétations du kantisme
se dispersent dans de différentes directions incompatibles les unes et les autres qui
ne s’accordent pas avec celle-là. Comment peut-on positionner le projet Critique
de Kant par rapport aux
problématiques concernant la possibilité de la
connaissance légitime ? Sa tentative de fonder la métaphysique comme science
vise à fonder une connaissance sur la légitimité ; mais en quoi consiste-t-elle sa
légitimité? Le terme « légitimité » signifie la caractéristique de ce qui est fondé par
et conforme à la loi : sa définition au sens propre du terme nous permet de mieux
comprendre le sens même du projet critique de Kant dans la mesure où le terme
« critique » au sens kantien désigne « l’enquête philosophique sur la légitimité et
124
la possibilité » 159 de la connaissance, et où Kant cherche la loi ou l’ensemble de
règles, qui détermine la construction d’une connaissance rationnelle de même que
le scientifique cherche la loi de la nature, qui détermine les rapports entre des
phénomènes naturels ; et pour ce faire, le philosophe allemand essaye d’éclaircir le
mécanisme d’un processus cognitif de l’esprit dans lequel les dispositifs cognitifs
tels que la sensibilité, l’entendement et la raison, s’articulent d’une manière précise
et spécifique afin de construire une connaissance cohérente et rationnelle. Afin de
rendre une connaissance légitime, c’est-à-dire rendre la conforme à la loi de la
cognition rationnelle de l’homme, nous sommes sollicités de discerner non
seulement le mécanisme d’un processus cognitif de l’esprit mais aussi l’ensemble
de ses règles consistant à conditionner son expérience160 ; tel est l’itinéraire de son
projet critique. Comme nous l’avons déjà vu plus haut, son exigence d’une
connaissance légitime implique nécessairement la recherche de la scientificité
puisque nous ne pouvons nier que son entreprise critique est inspirée de et
influencé en effet par la tendance de la science moderne qui consiste à traiter des
faits en utilisant le moyen expérimental et en les mesurant afin d’obtenir la
certitude 161 dans la mesure où Kant traite notre expérience
en observant et
analysant son mécanisme d’une façon à la fois concrète et rigoureuse en vue
d’obtenir une condition de possibilité de la connaissance ou de l’expérience, qui a
pour fonction de déterminer la construction d’une connaissance. Michel Meyer
explique sur ce point dans la Science et métaphysique chez Kant (Paris, Puf, 1988)
que cette tentative critique vise à modeler la méthode métaphysique sur celle de la
géométrie et de la physique pour y apporter l’apodicticité et la rigueur. Mais
pourquoi est-ce que Kant a utilisé le terme « connaissance » avec le terme
) La définition du terme « critique » au sens kantien est ainsi donnée dans Kant
et le kantisme de Jean-Cassin Billier. (Paris, Armand Colin, 1998, p. 90)
159
) L’« expérience » au sens kantien est définie dans le Dictionnaire de la
philosophie de C. Godin de la manière suivante : « ensemble du processus de
synthèse grâce auquel le sujet, par le moyen des catégories de l’entendement, unifie
les données sensibles, les transformant ainsi en objets possibles pour la
connaissance ». (Paris, Fayard, 2003, pp. 470-471)
160
161
) Cette définition de la science moderne est celle de Heidegger dans Qu’est-ce
qu’une chose ? (Paris, Gallimard, 1971)
125
« expérience » ? Il importe de constater que leur utilisation est rigoureusement
élaborée par Kant dans l’intention du projet critique, est très technique dans la
mesure où, comme le précise Kant dans la Critique de la raison pure,
« l’expérience n’est plus une simple collection des données, mais suppose une
activité de l’esprit », c’est-à-dire que le terme « expérience » implique déjà le
processus cognitif de l’esprit qui consiste à synthétiser les données divers et
sensibles avec son instrument rationnel tels que catégories et concept ; en ce sens,
l’expérience au sens kantien se rapporte directement au processus de construction
d’une connaissance, qui s’opère étape par étape dans chacun des dispositifs
cognitifs de l’homme tels que la sensibilité, l’entendement et la raison.
Notre argument s’articulera au tour de la thèse du statut de la connaissance
et aussi de sa construction. Ici je vous invite à suivre la réflexion de Noelting
Gérald, psychologue contemporain franco-canadien, sur le processus cognitif de
l’esprit humain, où s’organisent les deux niveaux de l’interaction entre sujet et
objet d’une manière déterminée, en vue de comprendre comment se construit une
connaissance :
« A chaque stade de développement (cognitif), l’expérience montre que le
sujet appréhende des données à un premier niveau (que nous appelons objectal
[…]) et il les ‘traite’ à un second niveau (que nous appelons opératif […]). Le
traitement consiste en une composition. Composition signifie arrangement,
agencement. Les donnés subissent des réarrangements dans l’espace afin de
fournir une ‘totalité’ cohérente. […] Or, au cours du développement, le sujet
n’apprend pas, il ‘construit’. Les instruments de cette construction sont d’une part
le schème du sujet (le ‘programme’), d’autre part les données du milieu tels
qu’appréhendés par le schème. […] C’est pourquoi la connaissance est cohérente,
car la composition est une recherche d’unité dans la diversité des données
présentes. […] car à chaque étape elle ‘réordonne’ les éléments qu’elle appréhende
pour donner une totalité intégrée (et hiérarchisée). » 162
Sa remarque est très intéressante dans le sens où le développement cognitif
) Dans Le développement cognitif et le mécanisme de l’équilibration de Noelting
Gérald. (Québec, Gaëtan Morin Editeur, 1982, p. 315-316)
162
126
qu’il est en train de nous décrire est étonnamment similaire à l’analyse du
processus cognitif de l’esprit présentée par Kant et où il suppose deux étapes
successives de cognition, lesquelles consistent en l’appréhension des données
et ensuite en leur traitement ; il me semble que la premier étape consistant à
appréhender des données corresponde au stade de la perception sensible de cellesci par le biais de la sensibilité, et que la seconde étape à les traiter au stade de leur
synthétisation sous l’unité catégoriale ou conceptuelle par le biais de
l’entendement. Il est intéressant de noter que G. Noelting utilise le terme
« traitement » qui montre certain aspect analogique à l’informatique, puisque si
nous supposons qu’une connaissance soit une « construction » de l’esprit, il
faudrait admettre le fait que l’opération de sa construction s’effectue par des
dispositifs ou appareils cognitifs de l’esprit, qui consistent à traiter d’une manière
spécifique des données et des informations reçues selon ses schèmes tels que le
réseau spatio-temporel de la sensibilité et la catégorie de l’entendement, etc. ; et
que son mécanisme consiste en des processus cognitifs qui procèdent d’une façon
consécutive et systématique ; et c’est en cela que le psychologue franco-canadien
présente le schème cognitif d’un sujet connaissant comme un ‘programme’ qui
traite des informations données d’une façon déterminée. En ce sens, pour que la
construction d’une connaissance soit possible, il nous faudrait non seulement les
schèmes cognitifs du sujet tels que les dispositifs cognitifs de l’esprit nous les
fournissent mais aussi les données ou les informations telles qu’elles sont
appréhendées par ce schème ; et à chaque étape du processus cognitif, les facultés
de connaissance « réordonnent » - comme l’expression de Noelting-, réorganisent
les informations selon leurs propres structures d’agencement cognitives, qui
s’articulent différemment les unes des autres, c’est-à-dire que la manière de
structurer les données varie selon la sensibilité, l’entendement et la raison ; on
discutera ce point en détail plus tard. Ici nous pouvons constater que les données
ainsi mentionnées ne sont plus assimilables aux choses du monde extérieur,
prétendues comme existant en soi et indépendamment de nous, mais qu’elles sont
données dans notre cadre épistémologique, et de ce fait, désignent le corrélat du
schème cognitif du sujet connaissant ; et que c’est en ce sens que nous connaissons
seulement des phénomènes qui impliquent le fait que l’opération cognitive de
l’esprit agit sur les objets donnés, et qui sont un objet en tant qu’il se règle sur la
structure cognitive du sujet, non inversement. Ici dans le mécanisme du processus
127
cognitif, le rapport entre le sujet connaissant et l’objet donné suppose une
dissymétrie indéniable dans la mesure où c’est le sujet qui « est une fonction
portant des structures »
163
à ses représentations en tant qu’une instance
unificatrice et synthétisante de ces dernières afin de constituer un objet de
connaissance possible, donc d’expérience possible ; et où « c’est l’objet qui tourne
autour du sujet, non inversement », à savoir que le point central dans le
mouvement de la construction d’une connaissance n’est plus l’Objet réel qui
rayonne éminemment à l’extérieur d’un sujet et autour duquel ce dernier tourne,
mais est déplacé vers le sujet connaissant qui structure et détermine l’objet donné
et autour duquel ce dernier tourne ; c’est pourquoi on appelle cette entreprise
critique « révolution copernicienne » 164. Il convient de constater qu’en ce sens les
phénomènes sont l’objet d’expérience possible se soumettant à sa condition de
possibilité qui n’est rien d’autre que le sujet connaissant ; et que Kant qualifie son
programme critique de transcendantale qui consiste à nous fournir une condition a
priori de possibilité de l’expérience, à savoir de la connaissance, laquelle réside
dans l’opération des facultés cognitives du sujet, et qui a pour fonction d’élucider le
mécanisme de la construction d’une connaissance.
En quoi consiste-t-il le statut de connaissance ? Selon Kant, pour qu’une
chose devienne connaissable, au moins reconnaissable pour nous, comme nous
l’avons déjà constaté précédemment, elle devrait se régler sur notre faculté de
connaître en suivant le processus de la sensibilité, de l’entendement et celui de la
raison pure ; c’est la structure de notre faculté cognitive tels que la forme a priori
de la sensibilité(le réseau spatio-temporel), la catégorie de l’entendement, l’unité
synthétique de l’aperception transcendantale, qui nous permet de « former » une
connaissance pour nous ; sans passer ces instances formatrices, une chose ne peut
devenir connaissable d’une manière légitime. En ce sens nous ne saurions nier que
l’objet de la connaissance légitime devrait se conforme au regard du sujet
connaissant, et que, comme le précise Philibert Secratan dans les Méditations
) Le terme « transcendantal kantien » est bien déterminé dans Les Notions
philosophiques, Dictionnaire 2, Pairs, P.u.f., 1990, p. 2637.
163
164
) Ibid. p. 2636.
128
kantiennes165 , le criticisme kantien consiste à renverser le régime dogmatique de
relation sujet/Objet où le sujet est dominé par l’Objet réel, en soi qui dépasse son
pouvoir connaissant, en régime transcendantal de relation Sujet/objet où le sujet
connaissant domine et conditionne son objet. En passant du statut dominé au
statut dominant l’intelligence rationnelle de l’homme devient le nouveau maître
du monde dans le sens où ce monde est constitué par le sujet connaissant ; mais
le renversement d’un régime en un autre ne signifierait pas une Révolution du
rapport de pouvoir inégalitaire car seulement le dominant est substituée par un
autre alors que le système de rapport de pouvoir dominant/dominé subsiste
encore. En ce sens, chez Kant le régime de la relation sujet/objet n’est point
dépassé d’une manière radicale, mais il réforme le système de rapport de pouvoir
en légiférant la nouvelle loi transcendantale qui légitime le règne du sujet
connaissant dans le monde. Cela revient à dire que sa prétention de légitimité et
de l’universalité d’une connaissance reflète, en quelque manière, sa volonté de
réformer la connaissance dans certaine direction spécifique. Il faudrait noter que
la construction d’une connaissance ainsi mentionnée se fonde sur la cognition
rationnelle qui désigne une cognition régionale, spécifique, non point une
cognition entièrement globale ; cela veut dire que la connaissance que Kant
prétend établir selon l’ordre transcendantal, est une connaissance ciblée et
focalisée en quête de la rationalité, qui consiste à être conforme aux règles des
certaines facultés cognitives régionales tels que l’entendement, la raison, d’autant
plus que la cognition humaine consiste à désigner et à englober tout acte de
connaître tels que reconnaître, affirmer, constater, percevoir, analyser,
synthétiser, raisonner, imaginer, conjecturer, anticiper, etc., et consiste en
multitude des cognitions régionales, et, de ce fait, qu’elle ne se réduit pas à la
cognition rationnelle. Dans ce cas nous sommes sollicités à observer chez Kant sa
volonté de connaître au sens nietzschéen, laquelle consiste en quantum de
pulsions hiérarchisées, rivales ou contradictoire, qui crée un état de tension entre
elles et se traduit finalement en la passion de la vérité ; puisque, comme le révèle
Nietzsche avec sa perspicacité inégalable, toute connaissance n’est point
l’expression impersonnelle d’une objectivité d’un savant, mais est l’expression
même de la volonté ou de la pulsion de connaître spécifique dans la mesure où
165
) Secretan Philibert, Les médiations kantiennes, Paris, L’age d’homme, 1981.
129
celle-ci a pour effet de pousser à produire un tel type de connaissance plutôt
qu’un autre, selon une visée spécifique : comme nous l’avons déjà remarqué,
Kant a déplacé stratégiquement l’axe central de la question de la connaissance
vers le sujet transcendantal qui a pour fonction de conditionner et de structurer
l’objet d’expérience possible selon ses schèmes a priori ; mais Zourabichvili
François explique l’idée critique de Deleuze vis-à-vis du projet transcendantale
de Kant dans Le vocabulaire de Deleuze de la manière suivante :
« Kant a su créer la question des conditions de l’expérience, mais le
conditionnement qu’il invoque est celui de l’expérience possible et non réelle, et
demeure extérieure à ce qu’il conditionne (Nietzsche et la philosophie, 104 ;
Bergsonisme, 17).» 166
Il paraît que le texte cité comporte plusieurs points à relever afin de faire
émerger la volonté de connaître de Kant : premièrement, dans quelle intention
est-ce qu’il convoque la condition a priori de la possibilité de connaissance, donc
de l’expérience ? Deuxièmement, pourquoi est-ce que le philosophe allemand
parle de l’objet d’expérience possible plutôt que celui d’expérience réelle ?
Troisièmement, dans quelle mesure peut-on connaître cette condition
transcendantale de l’expérience ?
Lorsque Kant convoque la condition a priori de la possibilité de
connaissance au tribunal de la cognition rationnelle, qu’est-ce qu’il veut prouver
avant tout ? Pourquoi est-ce qu’il ne se contentait pas de la pièce de conviction
donnée étant l’expérience sensible et empirique ? Le philosophe allemand
d’esprit minutieux s’obstine toujours à trouver ce qu’il rend possible une
expérience et une connaissance ; car pour lui l’expérience empirique n’est pas
seulement une simple pièce de conviction à montrer mais aussi un événement en
question à enquêter, et c’est pourquoi il pose des questions : qu’est-ce qui rend
possible une expérience ? Est-ce que celle-ci est une construction ou bien une
donation naturelle? Au fil des années de l’enquête, le philosophe allemand arrive
à rendre compte du moment-clé de cet événement : une expérience n’est pas une
donation de la nature, à savoir de la chose en soi, dans laquelle le sujet se règle
166
) Zourabichvili François, Le Vocabulaire de Deleuze, Paris, ellipses, 2003, p. 34.
130
sur l’Objet réel qui existe en soi, indépendamment de lui en tant que l’archétype
de l’être, mais une construction du sujet connaissant, dans laquelle c’est
l’objet en tant que ses représentations constituées, qui se règle sur le sujet ; dès
lors, il s’intéresse à déceler la relation de cet objet avec nos facultés de connaître :
en quoi consiste leur relation et quel est le mécanisme de l’expérience, de la
connaissance ? Il traite la question avec une approche similaire à celle d’un
ingénieur dans la mesure où il étudie l’agencement de ces deux composants
principaux, leur mode opératoire et leur
fonctionnement, la structure de
l’expérience qui conditionne les objets. Car Kant est bien conscient que
l’expérience est une belle construction de l’esprit et, de ce fait, qu’il faudrait
comprendre son mécanisme et son principe d’opération. C’est ainsi que la
recherche de la condition de possibilité de l’expérience s’installe chez lui ; mais
pour qu’une condition soit susceptible de déterminer et de conditionner tous les
objets de l’expérience non pas certains objets particuliers, il est indispensable
que cette condition se fonde sur l’a priori qui est « antérieur à l’expérience
sensible et indépendant d’elle » 167 et qui est ce qui est nécessaire et universel par
opposition à l’a posteriori qui « dérive de l’expérience » 168 sensible ou empirique
et qui est ce qui est contingent et particulier. Et une condition a priori de
l’expérience devrait s’appliquer à tous les objets de l’expérience en tant que ses
conditions nécessaires et universelles169 ; de là Kant invente une nouvelle notion
de l’a priori en rapport avec la faculté cognitive de l’homme : il entend par là
« tout ce qui appartient à la structure de notre appareil de connaissance » 170.
Nous pouvons constater que pour Kant notre faculté cognitive joue un rôle d’une
instance a priori de l’expérience : nos appareils cognitifs consistent en la faculté
de connaître qui est la sensibilité et l’entendement, et chaque appareil dispose de
) La définition du terme « a priori » dans Le Dictionnaire de la philosophie de C.
Godin, p. 96.
167
168
) Ibid., p. 91, la définition du terme « a posteriori ».
) La remarque de G. Deleuze sur la notion de l’a priori chez Kant m’a aidé à
reconstituer son itinéraire et sa perspective transcendantale. Les cours Vincennes de
G. Deleuze sur Kant, synthèse et temps, 14/03/1978.
169
) Dans Les Notions philosophiques le terme « a priori » chez Kant est défini ainsi.
(Paris, Puf, p.140)
170
131
sa propre structure a priori distincte : la sensibilité a une forme a priori étant le
cadre spatio-temporel qui s’applique à tous les données sensibles et qui les
structure d’une manière spécifique ; l’entendement a aussi une forme a priori
étant les catégories qui permettent de synthétiser ces diverses données sensibles
sous des schèmes conceptuels classificatoires. Dès lors, il convient de dire que ces
formes a priori sont « la condition de possibilité de la connaissance de l’a
posteriori » 171 ; cela revient à dire que sans ces formes a priori de notre faculté
cognitive, les données sensibles a posteriori ne peuvent jamais être reconnues
comme notre expérience ; la construction de la connaissance, de l’expérience est
possible grâce à l’articulation ingénieuse entre des données sensibles a posteriori
et la structure a priori de l’appareil cognitif de l’homme. En ce sens, dans le
mécanisme de la connaissance, celle-là est une pièce principale de la construction
de la connaissance transcendantale, qui a pour fonction de formater des données
sensibles selon ses schèmes ; en outre, la reconstitution de l’événement
« expérience » n’est possible que dans cette condition transcendantale. Mais une
question peut rebondir encore sur ce point : Kant a précisé de la formuler de la
manière suivante : « elle est la condition a priori de possibilité de l’expérience
possible » ; dans ce cas, pourquoi parle-t-il de l’expérience possible plutôt que
l’expérience réelle ? Quelle est la différence entre les deux ? Pour y répondre, il
faudrait noter que Kant est bien conscient que l’aspect logique de l’être se
distingue de son aspect réel au sens effectif, à savoir son existence ; Jean-Marie
Vaysse le remarque dans la Stratégie critique de Kant :
« S’il faut en effet distinguer l’ordre logique des relations conceptuelles et
l’ordre existentiel des relations réelles, si le réel n’est plus homogène au possible
et si l’existence est indéductible du concept, la relation de causalité ne relève
plus d’un principe logique et la possibilité des concepts n’est plus celle des
choses » 172.
171
) Ibid., p. 141.
) Jean-Marie Vaysse nous confère une remarque excellente sur la philosophie
transcendantale de Kant dans La stratégie critique de Kant. (Paris, ellipses, 2005)
Nous allons revenir encore sur ce point qui décrit la différence entre la logique et
l’existence chez Kant.
172
132
C’est en ce sens que l’expérience possible et l’expérience réelle s’articulent
d’une manière distincte et cohérente chez Kant ; si nous supposons que
l’expérience réelle soit la perception effective des objets donnés dans la
dimension de l’existence, l’expérience possible est la perception possible au sens
logique des objets donnés dans la dimension transcendantale, à savoir qu’elle
est ce qui est conforme à la condition dans laquelle des objets sont
connaissables pour nous. Dans ce cas, chez le philosophe allemand le terme
« expérience » revêt un sens transcendantal qui permet de le distinguer, d’une
manière raffinée, du terme expérience sensible et réelle auparavant utilisée.
Grâce à l’éclaircissement de certains points lesdits, nous pouvons
esquisser
la
volonté
de
connaître
chez
Kant :
elle
consiste
à
rechercher l’universalité et la nécessité de la connaissance en supposant la forme
a priori de notre faculté cognitive rationnelle, qui s’applique toujours
aux diverses données et qui les structure d’une manière unilatérale ; dans ce cas,
comme le remarque Nietzsche, la volonté de connaître chez Kant n’est rien
d’autre que la passion de la vérité, qui consiste à croire une forme de principe
apodictique et sûr s’inscrivant dans la certitude inébranlable. Sur ce point précis
Jean Lefranc partage le même point de vue ; il écrit ainsi dans Comprendre
Nietzsche :
« Kant ne met pas en cause la vérité scientifique, celle de la physique de
Newton. […] ; il se contente d’en dégager les fondements, les conditions
« transcendantales » […] » ; « […] Kant lui aussi -, que ce qu’il visait était en
apparence la certitude, « la vérité » […] » 173.
Mais comment se construit-elle cette vérité élaborée par Kant, étant la
connaissance de la condition transcendantale de l’expérience possible ? En vue
de radicaliser nos questionnements sur la notion de vérité, nous tentons de nous
interroger sur la provenance de la connaissance de la condition transcendantale
de l’expérience et la légitimité de cette vérité défendue par Kant : si le philosophe
173
) Jean Lefranc, Comprendre Nietzsche, Paris, Armand Colin, 2005, p. 219-220.
133
allemand avait été vraiment fidèle à son principe critique qui consiste à examiner
l’usage légitime de nos facultés cognitives, comment aurait-il pu procurer la
connaissance de la condition transcendantale de l’expérience, sur laquelle est
fondée sa théorie de connaissance, mais qui est elle-même une notion tirée de la
méta-expérience du fait de son caractère a priori. Si Kant tente d’élucider la
condition a priori de l’expérience possible à travers son projet critique, nous
avons également le droit de demander quelle est la source de ce principe de
construction de l’expérience possible et d’où provient cette connaissance de la
condition transcendantale ; puisque c’est grâce à cette connaissance de la
condition de l’expérience possible que nous sommes capables de comprendre son
mécanisme et de vérifier la légitimité d’une connaissance quelconque. Il faudrait
noter que même si Kant a réussi à reconstituer l’événement étant « expérience »
à partir des éléments du sujet connaissant avec la combinaison des données
sensibles, il ne nous a pas divulgué dans son projet critique ni la condition de
cette condition transcendantale ni sa provenance exacte de même que les
métaphysiciens ne remettent jamais en question le principe qui fonctionne
comme une vérité apodictique et sur lequel est fondé son système métaphysique.
Car la faculté de connaître limitée, selon lui, à la sensibilité et à l’entendement,
n’est point susceptible de nous procurer ce genre de connaissance éminemment a
priori étant ce qui rend possible la condition transcendantale de l’expérience, qui
ne provient nullement de l’expérience et qui la dépasse en jouant le rôle de son
principe consistant à la structurer et à la conditionner. Deleuze critique aussi la
condition a priori de possibilité de l’expérience possible chez Kant dans Nietzsche
et la philosophie :
« Nous demandons une genèse de la raison elle-même, et aussi une genèse
de l’entendement et de ses catégories : quelles sont les forces de la raison et de
l’entendement ? Quelle est la volonté qui se cache et qui s’exprime dans la
raison ? […] » 174 .
Lorsque ces projets critiques consistent à s’obstiner à trouver une condition,
extérieure au conditionné, laquelle joue un rôle du principe d’un conditionné afin
174
) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 2005, p. 104.
134
de comprendre le conditionné, il existe au fond le même registre de la volonté de
connaître entre la recherche du premier principe métaphysique et celle de la
condition transcendantale ; mais considérer quelque chose toujours sous le
rapport entre le conditionné et la condition n’est-il pas de réduire celle-là à ce qui
devrait être expliqué, compris à partir de ce qui n’est pas du même ordre que lui ?
Pourquoi cet avide soif à un principe ou une condition supérieure à nous ? Si nous
pouvons trouver l’explication de notre affect obsessionnel à la vérité chez
Nietzsche, il me semble que ce soit chez G. Simondon où nous pouvons trouver
quelque étincelle de lumière qui nous ouvre la possibilité de penser quelque chose
dans l’évolution de cette chose elle-même, non point en dehors de lui. Si Deleuze
cherche à établir un « empirisme supérieur » consistant à nous conférer « des
conditions qui ne soient pas plus larges que le conditionné » 175 en adoptant la
volonté de puissance comme une condition de l’expérience réelle, il faudrait que
celles-ci ne soient pas extérieures au conditionné, mais y est complètement
internes dans la mesure où elles ne sont pas posées ni avant l’évolution des
devenirs d’un conditionné ni après celle-là en tant qu’un principe a priori, premier
ou transcendant, qui est toujours rigide et immuable par rapport à ses
conditionnés, mais où elles sont susceptibles d’être malléables sous l’action des
devenirs des conditionnés176 et sont prises dans leur mouvement des devenirs, et
qu’en ce sens dans l’empirisme supérieur le rapport entre la condition et le
conditionné ne soit plus celui de pouvoir entre le dominant et le dominé, dans
lequel le premier impose ses règles au second d’une manière unilatérale, mais que
ces deux se tiennent dans un rapport d’interaction dynamique et, de ce fait, se
constituent ensemble ; car la condition ainsi mentionnée n’est jamais donnée une
fois pour toute et antérieurement à ce qui est conditionné comme un principe
premier de la métaphysique, mais elle est toujours concomitante avec ce qu’elle
détermine, et se forme dans l’évolution des devenirs de ses conditionnés, et se
rapporte à l’expérience réelle au sens effectif, laquelle s’inscrit dans la dimension
de l’existence, et dans ce cas, comme le note Deleuze dans Nietzsche et la
175
) G. Deleuze, Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 17 ; p. 22.
) Dans Nietzsche et la philosophie Deleuze utilise le terme « empirisme
plastique » afin de montrer la caractéristique flexible de la condition qu’il vient de
nous proposer, par opposition au principe métaphysique qui impose sa rigidité aux
conditionnés.
176
135
philosophie, désormais la condition légitime est ce « qui se métamorphose avec le
conditionné et qui se détermine dans chaque cas avec ce qu’il détermine » 177.
Nous tentons de remettre en cause le statut même de la connaissance.
Nietzsche a mené une entreprise audacieuse et radicale de la subversion du statut
de la connaissance ; le philosophe allemand nous confère une remarque perçante
sur le mode opératoire de la connaissance : il note que depuis très longtemps la
métaphysique occidentale consiste à exprimer à tout prix avec conviction ardente
ce qui devient par ce qui est178 ; elle essaye de capturer en vain le flux continu des
sensations et des devenirs par des filets conceptuels de la pensée, auxquelles les
devenirs se dérobent toujours. De même que l’on ne peut couper le flux coulant
d’eau avec la lame tranchante du couteau, vouloir saisir le flux des devenirs si
fluides avec un instrument rigide de l’esprit n’est voué qu’à l’échec. Nietzsche
analyse remarquablement le mode opératoire de la connaissance et le critique
d’une manière sévère dans les Fragments posthumes :
« Ne pas connaître mais schématiser, - imposer au chaos suffisamment
de formes et de régularité pour que nos besoins pratiques soient satisfaits. Dans
la formation de la raison, de la logique, des catégories, c’est le besoin qui a
fourni les normes, un besoin non de « connaître », mais de subsumer, de
schématiser dans un but de compréhension, de calcul… ( l’ajustement,
l’interprétation par la similitude, par l’égalité, -le même processus par lequel
passe chaque impression de sens, c’est ainsi que se développe la raison !). Ce
n’est pas une ‘’idée’’ préexistante qui est à l’œuvre ici mais l’utilité de telle sorte
que les choses ne deviennent calculables et maniables par nous seulement si
approximativement nous les voyons égales » 179.
Ici il me semble que le philosophe allemand considère le processus de la
connaissance comme une sorte de pêche forcée consistant à attraper tout ce qui
est saisi par des filets ; l’homme a tellement besoin de rendre intelligible ce qui
177
) Ibid., p. 57.
) Jean Lefranc, Comprendre Kant, Chapitre 19. La volonté de vérité, Paris,
Armand Colin, 2003, p. 227.
178
179
) Nietzsche, Fragments posthumes, Printemps, 1888, 14 [152].
136
l’entoure afin de « comprendre, de prévoir et de dominer le monde » 180 ;
Nietzsche révèle que ce sont ses besoins pratiques qui le poussent à être avide de
la connaissance, mais que des intentions élevées ou objectives des savants qui
consistent à produire des connaissances pour des connaissances, ne sont qu’une
mystification infondée sur l’origine de la connaissance. L’homme schématise,
ordonne le flux incessant des devenirs selon des concepts, des catégories de la
pensée ; ce à quoi il s’intéresse en termes de la connaissance, c’est uniquement ce
qui est subordonné à la norme d’un codage rationnel, à savoir conforme à des
mailles de ses filets de pêche cognitive. En suivant fidèlement la direction de
l’esprit vers un objectif pratique et précis, l’homme-pêcheur est capable de
maîtriser le monde et la nature. L’homme s’intéresse à l’utilité pour mieux agir
dans le monde : la quête de l’utilité se traduit par le besoin ou la pulsion de
prévoir et de réagir efficacement aux phénomènes qui nous entourent. Comme le
constate Bergson, c’est le principe de l’action de l’intelligence, lequel consiste à
mettre des choses à ses profits ; il faudrait noter que la connaissance s’opère dans
le processus de la pensée qui consiste à figer l’articulation réelle des devenirs en
les soumettant à ses cadres épistémologiques. Mais paradoxalement l’homme a
toujours tendance à considérer la connaissance comme ce qui est détaché de tous
points de vue particuliers et de toutes intentions subjectives, à savoir étant
universelle, objective et neutre ; d’où provient cette falsification de l’intention et
quelle est l’intention de cette falsification? De même que tout mythe sur l’Origine
permet d’ériger une nouvelle institution sur la légitimité omnipotente tels que
montrent de nombreux mythes historico-anthropologiques de la naissance d’un
pays ou d’un peuple, cela contribue à construire une mythologie idéologique du
statut de l’homme grâce à laquelle l’homme n’est plus censé être pêcheur trivial
de la connaissance, contraint de subvenir inlassablement au besoin pratique,
mais à la quelle il s’élève en un détenteur de l’objectivité suprême, quasi-divine,
qui est censé être détaché de tout besoin pratique, et se contente de résider dans
un temple contemplative ; en ce sens, on peut observer que l’homme en
mythologie se détache complètement de toute condition humaine qui consiste en
les besoins de base, liés au survie et de ce fait, qui consiste à rendre l’homme
indispensablement trivial au monde. On peut dire que la mystification et
180
) Jean Lefranc, Comprendre Nietzsche, Armand Colin, 2003, p. 229.
137
mythologie de l’origine de la connaissance est intimement liées à celles du statut
de l’homme ; car admettre la connaissance comme le moyen de tirer certain
intérêt utile et pratique pour l’homme signifierait également que son statut se
limite à celui d’un homme trivial, à savoir homme-pêcheur régi par le besoin de
survie. C’est pourquoi l’on tend avec tant de conviction à dénier ce récit médiocre
concernant
la naissance de
nos
connaissances à laquelle se rapporte
nécessairement celle de notre statut ; l’homme tend à effectuer une mystification
sophistiquée et basée sur la mythologie de la naissance de l’homme : ici ce
dernier se range au statut de l’homme-prophète lequel consiste à concevoir la
connaissance en tant que sa fin suprême non point que ses moyens utilitaire ; et
lequel se délivre de toute pulsion particulière et subjective en se livrant à l’oracle
de l’Objectivité universelle. Mais en réalité, l’homme connaissant n’est rien
d’autre que celui qui est régi par la pulsion intense de comprendre et de prévoir
le monde en vue de subvenir au besoin pratique ; en ce sens, Nietzsche est l’un
des premiers dénonciateurs de notre mystification sur la naissance de l’homme et
de la connaissance. De là nous sommes sollicités à détruire nos propres
mythologies de l’humanité par lesquels s’articulent tout forme de dualisme
hiérarchisé tels que le culturel et le naturel, le cultivé et le sauvage, le dominant
et le dominé, etc., – est-ce que l’homme-pêcheur est plus « sauvage » que
l’homme-prophète ? Pas si sûr, si l’on remonte à toute l’histoire de l’humanité -.
Dès lors, il convient de dire que notre besoin et nos pulsions inlassables de
maîtriser le monde démontrent d’une manière la plus évidente que celui-ci est,
en effet, immaîtrisable pour nous ; puisque le monde est constitué des devenirs
qui dépassent l’intelligibilité de l’homme consistant toujours à fixer les principes
immuables et les règles afin de nous apporter une explication enfin rationnelle et
compréhensible ; sans ceux-ci l’homme est perdu dans ce monde des devenirs,
qui ne nous livre aucune opportunité de les capter, mais il lui impose ses propres
schèmes cognitifs et de ce fait, se trouve dans le rapport de pouvoir, du côté du
dominant ; tel est le récit le plus trivial sur la naissance de l’homme connaissant.
138
II - 2
L’examen de la notion de vérité dans l’histoire de la philosophie
et sa construction en termes de la volonté de vérité
Les trois Critiques kantiennes consistent à circonscrire les limites et
l’étendue légitimes de chaque domaine réparti en trois champs philosophiques
distincts selon les différentes législations de la raison : comme le constate Olivier
Dekens dans Comprendre Kant, chaque domaine est déterminé et ordonné par ses
propres législations distinguées, à savoir qu’un tel découpage territorial est
effectué en fonction du différent pouvoir de la raison ; lorsque l’entendement
légifère, c’est le domaine de la connaissance théorique qui se circonscrit par la loi
de la nature, et on nomme celui-là raison pure ; lorsque la raison légifère, c’est le
domaine de la liberté et de la pratique par la loi de la liberté, et on nomme celui-là
raison pratique :
139
« La Critique de la raison pure est le code juridique de l’entendement
connaissant : la Critique de la raison pratique est celui de la raison
agissante » 181.
Mais entre ces deux domaines où l’un repose sur le sensible, l’autre sur le
suprasensible, il y a un abîme irréparable ; la troisième Critique intervient pour
remédier ce point faible en tant qu’un terme médiateur, Dekens l’explique ainsi :
« Tantôt Kant paraît assigner au jugement téléologique –celui qui pose
l’organisation finalisée de la nature – la tâche d’unification des domaines.
Tantôt le jugement esthétique – celui qui statue sur la beauté et la laideur de
l’art ou de la nature- est considéré comme le vrai lien du passage, en ce qu’il
exprime le libre rapport des différentes facultés de l’esprit » 182.
C’est ainsi que la cartographie de la philosophie se dessine d’une manière
architectonique ; en ce sens la philosophie critique de Kant vise à construire le
système
architectonique
en
divisant
rigoureusement
les
domaines
philosophiques en fonction des différents usages de la faculté de l’esprit. Comme
nous l’avons constaté, Kant a contribué à établir les différents domaines
philosophiques qui s’articulent avec chacune de trois valeurs (le vrai, le bien et le
beau) d’une manière distincte ; dans ce cas, si nous supposons que la Critique de
la raison pure se rapporte plus ou moins à la vérité du fait que celle-là vise à
fonder une connaissance nécessaire et universelle sur l’usage légitime de la
raison, nous sommes ici sollicités à examiner ce qu’est la vérité en fonction de la
volonté de vérité nietzschéenne.
D’abord, nous présenterons la notion de vérité construite par l’histoire de
la philosophie occidentale afin de mettre la notion de vérité en perspective, à
savoir d’«en exposer toutes les dimensions et présenter l’arrière-plan, le
contexte » 183. Nous y explorons ses plis de sens depuis longtemps marqués :
) Olivier Dekens nous confère une remarquable explication sur les dispositifs
architectoniques de la pensée kantienne dans Comprendre Kant (Paris, Armand
Colin, 2003, p. 19).
181
182
) Ibid., p. 20.
140
nous ne pouvons nier que la notion de vérité se réfère toujours à la
caractéristique suivante : l’immuabilité, la non-corporalité, l’éternité ; de ce fait,
elle s’assimile inévitablement à la notion de Dieu qui garantie la véracité des
choses et des propositions en tant qu’une instance suprême. Thomas d’Aquin
définit la vérité comme la concordance entre rei (chose) et intellectus (l’énoncé
ou la pensée) ; cela suppose la distinction entre le sujet et l’objet, insérée dans un
rapport de pouvoir déséquilibré : soit le sujet se règle sur l’Objet réel ; soit l’objet
connu en tant que l’objet représenté se règle sur le Sujet connaissant. Cette
conception scolastique selon laquelle la vérité est considérée comme une
concordance entre rei et intellectus, montre une certaine prééminence de
l’intellectus sur rei : comme le note M.-H. Perey dans Les Notions philosophiques
II, « cela entraine une différenciation entre la vérité ontologique et la vérité
logique. La vérité ontologique implique une concordance entre l’objet et son
type-idéal. La vérité logique considère la conformité de la pensée, ou du langage,
avec la chose connue » 184. Nous pouvons constater que ces deux types de vérité
mettent en avant l’intellectus dans le sens où dans le premier type de vérité
l’objet est considéré comme la copie de son archétype, et de ce fait, est obligé de
se rapporter à son Idéa ou son Essence au sens platonicien, et où dans le second
type de vérité la chose connue est censé ce qui est représenté par l’esprit du sujet
connaissant et se correspond inéluctablement à la pensée ou l’énoncé du sujet.
Mais ces deux types de vérité ne sont point contradictoires, peuvent être
concomitants : par exemple, « chez Descartes, d’une part la validité des vérités
éternelles est assurées par Dieu ; d’autre part, les choses que nous concevons
clairement et distinctement sont toutes vraies » 185. En ce sens, la notion de vérité
comporte non seulement la dimension épistémologique de la conformité entre
l’énoncé et l’objet concerné mais aussi la dimension onto-théologique de
l’instance absolue et objective de Dieu lequel garantit la vérité des propositions et
des choses. Chez Kant il faudrait noter que le renversement du rapport entre
sujet/objet est crucial pour la construction de la notion de vérité du fait qu’ici la
) La définition de « mettre en perspective » dans Le Dictionnaire Le Petit Robert
2011, p. 1871.
183
) La définition du terme « vérité » dans Les Notions philosophiques II, Paris,
PUF, 1990, p. 2717.
184
185
) Ibid., p. 2717 ; le Discours de la méthode de Descartes, IV.
141
question de la connaissance liée à la valeur de vérité, ne concerne plus la relation
de nos représentations à l’Objet réel, mais celle de nos représentations au sujet
connaissant ; en ce sens, ici la vérité est fondée sur l’activité du sujet connaissant,
qui consiste à structurer et à conditionner son objet selon ses schèmes cognitifs,
plutôt que sur sa réceptivité passive et quasiment effaçable devant l’Objet en
soi186 ; et de ce fait, elle réside dans la conformité de l’objet représenté au énoncé
du Sujet connaissant ; il distingue la vérité formelle et la vérité matérielle : la vérité
formelle désigne la concordance au niveau de la forme de l’énoncé sans contenu ;
la vérité matérielle une correspondance entre la pensée et son objet ayant le
contenu effectif de l’expérience187. J’ai l’intention de mettre en relief la notion de
vérité chez Heidegger par rapport aux autres conceptions de la vérité car ce qui
m’intéresse chez lui, c’est que sa notion de vérité ne peut être envisageable qu’en se
rapportant nécessairement au Dasein, à savoir à l’être-là inséré dans le monde et le
temps, même si le philosophe allemand reste encore à situer la vérité en opposition
à la non-vérité : il tente de déplacer la notion de vérité vers sa conjonction
indispensable avec l’être. De ce fait il s’agit de la vérité de l’être non point de la
vérité toute seule qui se fonde sur elle-même et en elle-même ; Heidegger refuse
d’admettre la structure onto-théologique de la vérité, qui suppose une existence
d’un Principe suprême ou d’un Etre premier à partir duquel émane la vérité et qui
était admise dans la métaphysique occidentale. Le philosophe allemand essaye
d’éclaircir la conception de la vérité dans un fondement à nouveau ontologique qui
se sépare du fondement onto-théologique. Dans De l’essence de la vérité, il analyse
l’imbrication intime de deux concepts de vérité, proposés dans l’histoire de la
philosophie occidentale ; la transition de la notion de vérité en tant que la relation
de conformité entre le jugement et l’étant dont on juge, laquelle était admise pour
les philosophes classiques, à celle de vérité en tant que « l’ouvert sans retrait » qui
pour les grecs : cela vise à dépasser la conception traditionnelle de la vérité qui
réside dans la concordance logique de l’énoncé, respectant l’ordre de l’intellect, et a
pour effet d’entraîner l’aspect temporel de l’être comme condition de son
ouverture. Il constate que le Dasein, être-là dans le temps et le monde, est
préalablement exposé à l’état de l’opacité et du voilement du fait qu’il est
) Cette idée se réfère à la notion de vérité expliquée dans Les Notions
philosophiques II, p. 2719.
187 ) Ibid.
186
142
complètement submergé dans le flux de quotidienneté mondaine, qui le fait
dériver sans cesse, et de ce fait, dans la plupart de cas le Dasein réside dans la nonvérité ; mais qu’en ce sens la vérité heideggérienne se traduit par un événement
décisif où l’être enlève son voile épais en s’ouvrant non seulement à lui-même mais
aussi au monde. Quelque soit le mode opératoire de la construction de la vérité,
nous pouvons demander quelle est la fonction de la vérité et pourquoi nous
aspirons tant à en disposer une : jusqu’ici la vérité est censée être une instance
suprême qui a pour fonction de garantir la validité des autres choses non
seulement dans l’ordre épistémologique mais aussi dans l’ordre onto-théologique,
et aussi censée toujours s’opposer à la non-vérité, fausseté ou opacité déroutante
en tant que la transparence lucide ou l’émanation de la lumière absolue : pourquoi
avons-nous besoin d’un tel garant ?
Nous pouvons lire l’histoire de la philosophie comme une lutte permanente
contre l’incertitude et la tromperie qui nous menacent à tout moment ; il me
semble que le doute radical de Descartes soit déclenché par un affect semblable à
une phobie de l’incertitude et de la tromperie : il se demande si le monde qu’il croit
en vrai n’est pas une illusion et si le créateur même de ce monde n’est pas un
trompeur malveillant ; il se doute non seulement de tout qui l’entoure, mais aussi
toute sa croyance intérieure ; même si l’on défend ce doute hyperbolique contre
toute accusation irrationnelle, il ne faut pas négliger le fait que même le doute en
tant qu’un affect est « inhérent au pouvoir de la pensée » d’après la remarque de
Freud, et qu’il est subordonné à certain mécanisme affectif ou bien cognitif ou bien
volitif ; ce n’est pas parce que le doute cartésien est « subordonné à une intention
de la vérité » 188 que son doute peut se distinguer éminemment des autres doutes
qui ont une intention affective ou volitive particulière. Son doute aussi a une
intention particulière de la vérité, qui consiste à chasser en lui et autour de lui
toute forme d’incertitude et de tromperie ; est-ce que cette avidité de la certitude
nommée intention de la vérité n’est-il pas aussi intense que d’autres affects ? Le
philosophe français pris par la force du doute s’interroge sur la véracité de
l’existence et de l’intention de toutes choses : on se demande si le monde existe
réellement ou bien si Dieu n’est pas un Malin Génie ayant une mauvaise intention
) Le doute dans la philosophie est ainsi mentionné dans Les Notions
philosophiques I, Paris, Puf, 1990, p. 694.
188
143
de me tromper ; tout homme est rongé par la peur d’être trompé, on veut être
parfaitement conscient de tout ce qui se passe en lui et autour de lui dans toute
transparence où il est possible que la vue omniscient pénètre l’intégralité de son
intention et de son existence. Cela montre notre vouloir de tout maîtriser ; mais
pour le satisfaire, nous cherchons d’bord à distinguer ce qui est trompeur et ce qui
ne l’est pas, et l’exercice du doute réside à ce niveau là où la validité du monde et
de la vie est totalement remise en question en quête de ce qui est absolument
certain et inébranlable ; nous souhaitons tant enlever toute opacité de notre vue
limitée à voir l’apparence des choses, non point leur intention la plus profonde ;
nous ne nous contentons pas de croire ce que nous voyons en tant que les
insatisfaits perpétuels, mais tentons d’aller fouiller les plus profondes intentions
qui se cachent derrière l’apparence. De ce fait nous sommes tous aventuriers
obsessionnels en quête de la véracité des choses, sur laquelle nous pouvons enfin
fonder toutes choses d’une manière certaine, inébranlable et intégralement
transparente ; l’avidité du pouvoir souverain de tout maîtriser et de reconstruire
un nouvel monde éminemment vrai, est le motif principal du doute radical. Nous
pouvons analyser le mécanisme du doute : ce dernier est basé sur une croyance
selon laquelle il existe inéluctablement un monde vrai auquel s’oppose un monde
faux du fait que juger quelque chose comme fausse n’est possible que lorsque le
degré de fausseté est toujours déterminé par rapport à son original et à son
archétype et que la vérité joue non seulement le rôle de critère de jugement mais
aussi celui de sa référence absolue. Plus le monde nous apparaît faux et trompeur,
plus nous avons persuadés de l’existence d’un monde Original et Vrai lequel
devient une norme du jugement vrai/faux : tel est le mécanisme perpétuel de ce
doute philosophique - je ne te crois pas, tu caches quelque chose qui montrerait
que tu parles du mensonge étant à l’encontre de la vérité. Je veux savoir la vérité,
dis-le-moi ! Je suis persuadé que tu parles de mensonge, il serait autrement, la
vérité. Je ne veux que la vérité !!-. En ce sens, la passion de la vérité n’est rien
d’autre que la croyance absolue de l’existence d’un principe apodictique sur lequel
le monde vrai se fonde et grâce auquel la fausseté est chassée ; nous voudrons nous
fonder aussi sur une confiance suprême dans laquelle l’inquiétude du doute ne
peut plus nous troubler ; tout est garanti en vrai grâce à l’existence de la vérité
qui se pose comme une instance suprême des choses. C’est pourquoi depuis
Platon notre soupçon envers l’apparence et le monde, n’a cessé de durer de même
144
que notre passion pour la vérité ne cessait de grandir. Il faudrait noter que le doute
philosophique n’est rien d’autre que l’expression même de la passion de la vérité,
et que c’est cette volonté de vérité étant le vouloir intense pour cette dernière, qui
nous permet de produire le système de vérité telles que la science, la morale et la
religion. En ce sens, la vérité n’est point une donation naturelle qui émane des
choses elles-mêmes comme le prétendaient les métaphysiciens, mais à vrai dire
elle s’opère dans un exercice de l’affectivité intense tels que le doute et l’incertitude
puisque ceux-ci sont déclencheurs d’un vouloir de la vérité, lequel permet de
produire ses effets étant le système de la vérité. Ici nous pouvons constater que la
vérité n’est nullement une instance objective mais est un effet du vouloir de la
vérité, qui se traduit par un phénomène affectif et volitif. En ce sens, il convient de
dire que c’est la croyance absolue en vérité, qui est un élément constitutif de
l’essence de la vérité métaphysiquement admise et qui, elle toute seule, permet de
maintenir une fiction la plus hyperbolique consistant à mettre en évidence
l’existence du monde vrai et absolu derrière le monde apparent ; de tels affects
mélangés tels que le doute, la croyance, la conviction, etc., sont nommés « volonté
de vérité » au sens nietzschéen qui nous autorise à comprendre le mécanisme de
la vérité. Il me semble que l’apport de Nietzsche soit de révéler l’enracinement
profond de la notion de vérité dans le sol fertile d’affectivité alors que dans la
métaphysique occidentale la notion de la vérité est depuis fort longtemps censée
être celui qui est suspendu à l’aérien au-delà de la terre. On peut dire que la notion
de vérité n’est jamais ce qui est le plus universel, le plus élevé des choses ou du
monde, se tenant à la cime céleste séparée du monde terrestre et étant conçu dans
l’air pur et stérilisé de l’esprit, mais est en réalité ce qui est le plus particulier, le
plus intime du monde dans la mesure où sa conception a lieu dans le sol fécond
d’affectivité et où, comme le remarquent Schopenhauer et Maine de Biran sur la
caractéristique du vouloir, la volonté de vérité est une expérience intense
s’inscrivant dans la jonction du corps et de l’affect189.
) Jean Lefranc mentionne ainsi dans Comprendre Nietzsche : « […] l’expérience
interne du vouloir se situe à la jonction de la libre initiative de la conscience, et du
dynamisme propre au corps » (Paris, Armand Colin, 2003, p. 99).
189
145
Il est fort intéressant de voir que dans Nietzsche et la philosophie Deleuze
désigne la pensée comme la source de la construction déroutante de la notion de
vérité : premièrement, le vrai est censé être contenu à l’intérieur même de la
pensée, à savoir réside dans le bon fonctionnement de la structure de la faculté
cognitive de l’esprit, et c’est pourquoi on attribue une véracité suprême à l’idée
innée et à l’a priori des concepts, qui semblent provenir de la pensée elle-même190.
C’est en ce sens que la Critique de la raison pure de Kant consiste à nous montrer
que la connaissance vraie est obtenue seulement par l’exercice légitime de la
faculté de connaître, et que la forme a priori tels que le réseau spatio-temporel de
la sensibilité et la catégorie de l’entendement, se trouve toujours dans la structure
interne de la faculté de connaître non point en dehors de sa structure cognitive. La
pensée se prétend être détentrice de la vérité ou bien être la condition même de la
vérité ; nous pouvons remarque que c’est cela qui déroute notre conception de
vérité hors du contexte de la volonté de vérité. Deuxièmement, la pensée accuse
avec conviction celui qui n’est pas de l’ordre de la pensée tels que « le corps, les
passions, intérêts sensibles » 191, de la source de la non-vérité, puisque la pensée se
prétend produire uniquement la vérité et que de ce fait, la non-vérité, la fausseté,
l’erreur, ne proviennent nullement d’elle, mais de ce qui est à l’extérieur de la
pensée. C’est ainsi que toute non-vérité semble se trouver hors d’elle, et que la
pensée en tant qu’elle est subordonnée éminemment à l’ordre de la pensée
rationnelle, estime être l’abri de toute fausseté synonyme d’irrationalité troublante.
La pensée estime être en aucun cas la responsable de l’erreur ou de la fausseté en
tant que la détentrice de la vérité. C’est pourquoi le point de vue de la pensée exclut
fermement toute possibilité de la construction de la vérité dans l’affectivité
complexe de la volonté de vérité, et la pensée veut fonder à tout prix la notion de
vérité sur l’ordre de la pensée rationnelle. C’est cette illusion qui nous rend
impossible de mettre en cause la valeur de la vérité. Troisièmement, si l’on opte
une bonne « méthode » 192 qui nous permet de suivre le bon fonctionnement de la
structure cognitive de la pensée, on peut croire atteindre la vérité en même temps
que s’éloigner de la mauvaise voie consistant en l’affectivité, le corps et l’intérêt
190
) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, 1962, p. 118.
191
) Ibid.
192
) Ibid.
146
sensible. On pense qu’avec la méthode universelle de la pensée qui est adéquate à
la structure interne de celle-ci, on peut obtenir le vrai et supprimer le faux. C’est en
ce sens que la déduction ou l’induction est inventée en tant que la bonne méthode
de raisonner selon l’ordre de la pensée ; et que le vrai est toujours considéré
comme l’universel abstrait qui se soumet éminemment à l’ordre de la pensée.
Lorsque l’on démasque le mécanisme de la vérité, on peut remarquer que les
prétentions mentionnées de la pensée ne sont rien d’autre que ses propres
fantasmagories, ont pour fonction de dissimuler le fait que notre affectivité
fougueuse envers la vérité joue le rôle principal de la construction de la vérité et
que le vrai se constitue en dehors de l’ordre de la pensée rationnelle et qu’en ce
sens le vrai n’est point à l’abri de la fausseté et de l’erreur, mais réside dans le jeu
hilarant et créateur des sens.
147
II – 3
L’intuition comme instance pré-synthétique et dé-synthétique
Revenons à notre nouvelle épochè étant à la fois le préparatoire de
l’avènement de l’intuition et l’un de ses principaux modes opératoires, afin
d’examiner la compatibilité de l’intuition accompagnée de l’épochè avec la
volonté de puissance. De prime abord, cette dernière qui consiste en jeu de forces
multiples et qui consiste à tirer de cet état bouillonné de tension une intensité
immesurable, semble être incompatible voire contradictoire avec la notion de
l’intuition suivie d’une nouvelle épochè consistant à interrompre toute activité
mentale y compris l’affectivité et le vouloir. Néanmoins, il faudrait noter que la
148
volonté de puissance ici évoquée n’est point une affectivité ordinaire, mais
suppose une condition préalable qui consiste à intensifier l’amplitude même de
l’activité de force, afin d’être capable de recueillir un tel état de tension entre de
multiples forces ; en ce sens, on peut dire que la volonté de puissance nécessite le
stade préparatoire de l’épochè autant que l’intuition. Comme nous l’avons
remarqué dans le chapitre précédent, notre épochè joue le rôle d’un interrupteur
de toute activité mentale de l’esprit, laquelle empêche la circulation du courant
d’énergie de la volonté de puissance par sa préoccupation fantasmagorique étant
la construction de l’ego. Il est vrai que nous avons toujours tendance à converger
toute activité mentale tels que le jugement, les sentiments, l’affect et le vouloir, la
pensée, la réflexion, etc., à un seul pivot central nommé « ego » ou « le moi » qui
consiste à synthétiser ces multiples états dispersés sous son unité unificatrice ;
c’est ainsi que toute activité mentale consiste à s’orienter d’une manière
unilatérale vers un point Unique et Central qui absorbe toute tension créatrice
des forces diverses. Plus on pense, plus l’ego peut imposer son omnipotence en
tant
que
régulateur
et
qu’unificateur
des
activités
mentales
;
mais
paradoxalement sans celles-ci, l’ego ne peut jamais subsister dans la mesure où
les activités mentales de l’esprit en sont constitutives. En ce sens, comme nous
l’avons vu, la suspension radicale de toute forme de pensée vise non seulement à
abolir le régime de l’ego pensant, mais aussi à laisser jaillir librement tout état de
tension entre des forces diverses sans les réduire à une seule instance rationnelle
et unificatrice. Il faudrait noter que le concept d’ego pensant a pour effet de
dissoudre toute disparité créatrice des forces ; les vouloirs incompatibles, les
affects complexes, les réflexions contradictoires etc., qui dessinent le panorama
de tensions multiples, sont unilatéralement orientés vers une seule directive
étant la raison qui est aussi l’une des forces parmi tant d’autres, laquelle consiste
toujours à vouloir rendre conforme les devenirs des forces à ce qui est déjà résolu
en termes de l’identité unitaire. Il est vrai que notre épochè a pour effet de
dissoudre à son tour le régime d’ego pensant en mettant en cause le mécanisme
même de la pensée, qui cherche à se converger inlassablement à un point
d’ancrage unique et stable à tel point qu’elle invente par ses propres moyens une
Unité fantasmagorique étant l’ego-sujet. Alors que le concept d’ego-sujet consiste
à intensifier son condensation en absorbant toutes énergies de la tension des
forces, notre épochè vise à éparpiller totalement ses effets de condensation en
149
déconnectant le lien des activités mentales avec la zone centrale égologique ;
pour ce faire, elle a coupé d’abord tout courant d’énergie à ses activités mentales
conditionnées à être ramenées à son centre égologique, et après l’interruption de
la pensée, curieusement, la conscience n’a jamais été aussi éveillée que dans cet
état de vacuité fluide où l’anéantissement de l’ego advient et où l’horizon de la
conscience est dilatée d’une manière inédite à tel point que tout émerge d’une
énergie revivifiée du corps. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Lorsque l’horizon
de la conscience se dilate jusqu’à son comble, c’est le moment le plus sensible et
le plus vulnérable de la conscience, où on peut faire éclater son hyper-sensibilité
envers le monde et les choses, qui frôle l’extrémité de son horizon et qui y oscille
tout en étant prête à basculer dans le corps. Car après l’interruption intégrale de
l’activité de l’esprit, on parvient à comprendre que l’esprit n’est qu’une région
locale, reculée du corps, qui consiste à se réagir au monde extérieur, à en tirer
l’utilité, à conserver celle-ci, non point une entité intégrale et suprême d’un être.
Il faudrait revoir la caractéristique de l’esprit en termes de la volonté de
puissance : comme le montre Nietzsche, selon la volonté de puissance qui a pour
fonction de déterminer le degré d’intensité de chaque force en rapport avec les
autres, les forces se réorganisent dans le rapport de pouvoir différentié ; et selon
le quantum de pulsion, qui est un élément différentiel consistant à déterminer
son degré distinct des autres pulsions, il y a des forces plus intenses et des forces
moins intenses, qui s’articulent avec le rapport de domination ; Nietzsche qualifie
les forces plus intenses comme actives, les forces plus affaiblies comme réactives.
La combinaison de forces les plus intenses que vise la volonté de puissance,
s’opère dans l’évaluation de l’intensité de forces, hiérarchisée selon le rapport de
pouvoir différent. Le philosophe allemand caractérise l’esprit comme une forme
des forces réactives qui consistent à réagir et à conserver, à s’adapter193 et qui
s’occupent de la fonction régulatrice alors que le corps est caractérisé comme une
forme des forces actives consistant à agir, à se transformer, s’occupant de la
fonction créatrice. En ce sens notre épochè permet d’orienter des forces réactives
qui se concentrent sur la construction de l’ego pensant, vers des forces actives
étant le corps délivré de cette illusion égologico-centrique ; c’est pourquoi nous
pouvons dire que l’épochè a pour fonction d’augmenter l’amplitude même de
193
) Nietzsche, Volonté de puissance, II, 43, 45, 187, 390.
150
l’activité des forces.
Passant de l’interruption de l’esprit rationnel et ensuite de la dilatation de
la conscience jusqu’à l’avènement du corps, on est exigé d’adopter une nouvelle
manière de voir avec le corps étant les forces actives elles-mêmes ; il est vrai que
jusqu’à maintenant on s’habitue toujours à voir des choses avec l’esprit, optique
étroite, restreinte à certaine zone locale du corps, et que de ce fait, l’esprit ne
consiste qu’à réfléchir, à analyser, à ordonner, à synthétiser des choses et a pour
fonction réactive de conserver ce qui est identique, invariable aux choses, de les
subordonner à un principe immuable d’une manière unilatérale, etc. Mais voir
avec le corps implique sentir, être affectée, affecter, sympathiser, vouloir, créer,
se transformer,
etc. ; et cette nouvelle manière de voir avec le corps est
connectée avec des forces actives, et elle n’est rien d’autre que l’intuition dans la
mesure où celle-ci est susceptible d’apercevoir le flux de devenirs en tant que ce
qui se transforme sans cesse, sans recourir à aucune médiation de l’ordre stable
de l’esprit, et de sentir pleinement la vibration irréductible des hétérogènes sans
vouloir les soumettre à une unité synthétisante de la pensée. Ici on va examiner
dans quelle mesure l’intuition peut être compatible avec la volonté de puissance.
Pour ce faire, on revient à analyser en quoi consiste la volonté de puissance :
d’abord, quelle direction de sens désigne le premier terme « volonté » ici
évoquée ? Patrick Wolting explique bien l’usage spécifique du terme « volonté »
chez Nietzsche, en rapport avec le terme « volonté de puissance » :
« La
volonté
renvoie
fondamentalement
au
type
d’organisation
caractérisant une structure pulsionnelle donnée, bien hiérarchisée ou au
contraire anarchique. Dans cette perspective, la qualité de la volonté est
appréciée en fonction de son aptitude à affronter efficacement les résistances,
sur la base d’une hiérarchie bien définie, qui est la condition d’une collaboration
efficace […] » 194.
Ici le terme « volonté » implique déjà une tension des forces multiples, où
diverses pulsions se heurtent, se rivalisent et se coopèrent continuellement ; c’est
) Le vocabulaire des philosophes, sur Nietzsche, Patrick Wolting, Paris, ellipses,
2002, p. 685.
194
151
ainsi que le second terme « puissance » peut être rendue intelligible toujours en
conjonction avec ce premier terme, et vice versa, et qu’elle est assimilable à des
forces ou à un quantum de pulsions qui engendrent un état de tension créatrice.
Pour quelle raison ici la tension des forces est–elle censée créatrice ? La volonté
de puissance chez Nietzsche n’est point une instance répressive qui consiste à
considérer toute forme de tensions comme un élément potentiellement
perturbateur de son système établi et de ce fait, à la dissoudre ou l’éliminer en
quête de sa sécurité ; mais comme le définit Jean Lefranc dans Comprendre
Nietzsche, la volonté de puissance est « une multitude de forces en lutte
réciproque » 195 ; en ce sens, il convient de remarquer que cette lutte en état de
tension des forces est indispensable ou plutôt constitutive de la volonté de
puissance. Car c’est cette tension permanente des forces, qui autorise à la volonté
de puissance d’évaluer le degré d’intensité de chaque force en rapport avec les
autres, et d’élaborer ses meilleures combinaisons possibles ; en ce sens, on peut
dire que cette première est une condition préalable de la volonté de puissance du
fait que, comme le note J. Lefranc, la réalité de celle–là est « faite du jeu
complexe et particulier des forces qui sans cesse agissent et réagissent » 196 .
Qu’est-ce que vise la volonté de puissance ? Il faudrait noter que la volonté de
puissance fonctionne ici comme un point de stratégie de toute tension des forces
dans la mesure où, par le biais de l’évaluation, elle en puise la combinaison de
forces la plus intense étant non seulement déclencheuse des devenirs créateurs
mais aussi d’une nouvelle tension. En ce sens la volonté de puissance a pour effet
de produire des devenirs les plus créateurs étant non seulement le résultat de
combinaisons de forces les plus intenses mais aussi la manifestation même des
forces actives lesquelles se traduisent par « la puissance de transformation » 197 et
consistent à traverser le flux de devenirs. Ici je vois le point de compatibilité de la
notion de volonté de puissance avec celle d’intuition dans la mesure où toutes les
deux consistent à apercevoir des devenirs en termes des forces actives étant le
corps, et de ce fait, où elles considèrent les devenirs comme ce qui est créateur et
formateur de la réalité effective, en se libérant radicalement de l’optique
195
) Jean Lefranc, Comprendre Nietzsche, Paris, ellipses, 2003, p. 95.
196
) Ibid.
197
) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, 1962, p. 48.
152
rationnelle de l’esprit, qui consiste à imposer unilatéralement l’ordre stable et la
forme rigide aux devenirs. En plus, la volonté de puissance et l’intuition sont plus
ou moins connectées avec le corps dans le sens où leur mode opératoire est en
quelque sorte une affectivité active où la tension et l’intensité des forces multiples
sont ressenties à chaque fois de l’évaluation et où la sympathie intuitive entre
deux choses constituées de forces actives étant le corps se dilate d’une façon
palpable. Dans L’évolution créatrice Bergson écrit également ainsi :
« La réalité est apparue comme un perpétuel devenir. Elle se fait ou elle
se défait, mais elle n’est jamais quelque chose de fait ».
Mais il importe de préciser ici que le terme « réalité » que nous venons de
mentionner, n’est point de l’ordre nouménal au sens du « Réel transcendant et
absolu » que les métaphysiciens occidentaux supposaient comme un fondement
onto-épistémologique de la vérité, mais elle est auto-suffisante pour justifier sa
légitimité par sa propre effectivité dans le monde présent sans recourir à la
supposition d’un arrière-monde. En ce sens, la volonté de puissance autant que
l’intuition adoptent le point de vue dynamique et immanent de la réalité, lequel
consiste à se détacher de la croyance au Réel immuable et transcendant étant
l’une des pures constructions fantasmagoriques de l’esprit et les tendances
réactives des forces.
Je vais apporter quelque précision sur la notion d’intuition en corrélation
avec celle de corps au sens nietzschéen, afin d’élucider certaine zone d’ombre de
celle-là. Comme nous l’avons noté plus haut, l’intuition est une nouvelle manière
de voir avec le corps lequel consistant en des forces actives alors que l’intelligence
est une manière de voir avec l’esprit consistant en des forces réactives ; dans quel
sens l’intuition implique-t-elle le corps ? Pour y répondre, nous devrions revenir
à la tendance réactive de l’intelligence, dictée par l’esprit rationnel, en
comparaison de la tendance active de l’intuition. Nous avons affirmé plus haut
que la réalité est immanente et mouvante, ne se rapporte qu’à ce monde effectif ;
dans ce cas d’où provient la stabilité, l’immuabilité toujours censées être l’essence
par excellence de la réalité ? Comme le constate Nietzsche dans la Volonté de
puissance, c’est l’esprit qui consiste en « la volonté de modeler et d’assimiler» 198
153
des choses selon ses schèmes cognitifs afin d’en tirer des combinaisons des
causes-effets et des prévisions, etc. Ici je vous suggère d’observer le mécanisme
de l’assimilation dans la structure cognitive de l’esprit en vue de soutenir la thèse
de la différence du mode opératoire entre l’intelligence et l’intuition : Noelting
Gérald nous apporte une excellente élucidation analytique sur ce point, il écrit
dans Le développement cognitif et le mécanisme de l’équilibration de la manière
suivante :
« […] Il y a assimilation générale de l’objet par le schème avec
transformation de cet objet selon la structure du schème. […] » 199.
Cela explique que l’intelligence dispose de sa propre manière de traiter
des choses, dans laquelle passant par le processus d’assimilation celles-ci se
transforment en ses objets et se modèlent conformément sur ses schèmes
cognitifs ; dans ce cas la réalité en tant que ses objets adéquats, est contrainte de
se conformer à ses schèmes spécifiques, et de ce fait on lui attribue la stabilité,
l’immuabilité qui ne sont en effet que l’ « empreinte » cognitive de l’intelligence
sur la réalité. Mais d’où vient cette avide volonté de modeler, d’assimiler des
choses selon sa propre « perspective » restreinte? Nietzche analyse d’une façon
psychologique les intérêts inavoués derrière cette volonté de connaître, et localise
la zone d’intelligence selon ses fonctions spécifiques par rapport au corps :
l’intelligence a ses intérêts particuliers et distincts qui se rapportent au besoin de
conservation et d’adaptation, et qui ont pour rôle de commander les directions
même de l’intelligence ; ses activités consistent à calculer la probabilité à partir
des éléments donnés, à « combiner les causes et les effets » 200, à dresser les
schémas des catégories, qui s’articulent en structure binaire, etc. Cela vise à nous
conférer une explication commode de la réalité en vue d’en tirer une utilité
pratique tel que prévoir le monde selon ses schémas de causalité, réagir à des
phénomènes avec le mécanisme répétitif du mémoire, s’habituer à reproduire le
modèle existant plutôt qu’en inventer à nouveau. Le philosophe allemand
explique que cette tendance spécifique de l’intelligence est la manifestation d’une
198
) Nietzsche, la Volonté de puissance, tome I, livre II, § 44, p. 214.
) Gérald Noelting, Le développement cognitif et le mécanisme d’équilibration,
Québec, Gaëtan Morin Editeur, 1982, p. 303.
199
200
) F. Nietzsche, la Généalogie de la morale, § 16, p. 100.
154
telle volonté constituée de forces réactives lesquelles ont pour fonction
d’approprier des choses et d’adapter le monde à ses schèmes cognitifs. Mais il
localise l’intelligence dans une zone très restreinte, réduite, contrairement aux
métaphysiciens occidentaux qui lui attribuaient toujours le statut de la totalité
suprême en assimilant l’esprit à l’essence même de l’Etre ; il énonce dans la
Volonté de puissance que l’intelligence, à savoir la pensée consciente, n’est
qu’une petite région reculée du corps car ce dernier qui était depuis longtemps
négligé et méprisé à tort par les métaphysiciens, a en effet un impact
immesurable sur nous en tant que forces actives qui commandent, dominent des
forces réactives étant l’esprit, et qui dépassent éminemment la zone d’influence
de l’esprit conscient et son pouvoir. Il importe de préciser que la naissance de
l’esprit conscient censé être une totalité supérieure au corps, est un résultat d’un
exercice solipsiste qui s’efforce inlassablement de se détacher du corps en
prenant le corps pour la cause de toute erreur, et qui croit pouvoir établir un
monde vrai par le seul moyen de la pensée ; l’esprit se prétend être le critère de la
vérité en tant qu’une chose claire et certaine du fait qu’il est le seul résistant à sa
propre opération de doute, mais cela ressemble curieusement à un monologue de
l’esprit, qui joue tout seul plusieurs rôles, celui de juge(la seule instance opérative
du doute), de l’accusé innocenté (le seul résistant à l’accusation de fausseté) et
celui de loi (le seul critère de la vérité) ; est-ce que cela ne s’assimile pas plutôt à
un processus de construction des divagations d’un malade qui s’enferme dans
son monde clos mais protecteur ? Notre épochè distincte de la leur, vise
notamment à remettre en question la prétention de l’esprit devenue trop
hyperbolique, à raffiner la conscience dans son silence absolue et à faire émerger
enfin le corps.
En quoi consiste le corps ? Comme le note G. Deleuze dans Nietzsche et la
philosophie, le corps est « composé d’une pluralité de forces irréductibles » ; le
jeu de forces multiples en tension est inscrit dans le corps : par exemple, à travers
le corps nous ressentons plusieurs pulsions entremêlées et contradictoires qui se
luttent, se poussent et s’aillent perpétuellement, ici il importe de constater que
l’unité du
« je » n’est point garantie,
mais
constamment
oscillée et
dynamiquement basculée dans plusieurs directions. Le corps consiste en « le
155
processus pulsionnel hiérarchisé » 201, et de ce fait il n’est rien d’autre que la
volonté de puissance qui cherche à opérer une combinaison des forces les plus
intenses en évaluant leur degré d’activité de force et en déterminant leur rapport
d’hiérarchie, dans lequel les unes dominent les autres avec une interdépendance
indispensable. Les sens attachés au corps ont pour fonction de témoigner
fidèlement la vibration multiple et variante des devenirs, qui échappe sans cesse
à se cristalliser ; les sens ont une capacité de se laisser suivre le mouvement des
devenirs sans vouloir les orienter vers une telle direction déterminée ou
présupposée ; en ce sens elle dispose d’une élasticité ou d’une plasticité 202
distincte et inimitable, qui consiste à être susceptible de se transformer sous
l’action d’une force et de garder sa nouvelle forme lorsque la force a cessé
d’agir203. Il est très intéressant de constater que les sens et le corps disposent
d’une sensibilité amplifiée de communication par rapport aux forces, et sont
capables de se dilater ou se contracter selon le degré et l’action des forces, et que
de ce fait ils se transforment eux-mêmes avec les mouvements des forces ; notons
que cette malléabilité surprenante ne peut jamais retrouver dans l’intelligence
qui consiste à imposer ses formes fixes aux devenirs au lieu de prendre leurs
formes et à résister aux forces des devenirs d’une manière réactive et
conservatrice. En ce sens le corps accompagné des sens a un pouvoir redoutable
et quasi-illimité, qui consiste à prendre les formes des forces en s’ouvrant aux
forces multiples et en se livrant à l’ivresse de l’action des forces ; c’est un double
processus d’incorporation : d’une part, le corps incorpore les forces en lui, et
d’autre part, il s’incorpore avec elles ; c’est ainsi que le corps s’élève au statut de
la déesse de métamorphose, laquelle a les visages multiformes et de milliers de
forces et de pulsions qu’elle traverse ; de ce fait sa puissance est tout simplement
immesurable et incommensurable par rapport à la puissance de l’esprit conscient
) Patrick Wolting, Les Vocabulaires des philosophes, Nietzsche, sur le terme
« corps », Paris, ellipses, 2002, p. 658.
201
) Nietzsche utilise le terme adjectif « plastique » dans la Volonté de puissance
afin de désigner la caractéristique flexible et malléable des sens ou du corps, par
opposition à la caractéristique rigide et fixe de l’intelligence.
202
) Cela se réfère à la définition du terme « plastique » dans Le dictionnaire Le
Petit Robert 2011, p. 1927.
203
156
qui ne consiste qu’à réduire l’action dynamique et variable des forces à ses
schèmes cognitifs présupposés. L’esprit conscient a pour fonction de garder
toujours sa forme constante et de l’imposer aux autres forces agissantes ; mais il
faudrait noter que sa rigidité a pour effet de limiter considérablement son
pouvoir et de rétrécir même son étendue ; le quantum d’énergie des forces et des
pulsions est régularisé d’une manière constante par l’esprit conscient, et cela
l’empêche d’amplifier en maximum ses puissances. C’est pourquoi celui-là ne
reste que dans une petite région reculée et restreinte de l’immense globe des
forces étant le corps et il ne pourra jamais surpasser ce dernier du fait de sa
réaction rigidement conservatrice aux autres forces. Néanmoins, le corps ne peut
calculer lui-même ses probabilités de réception des forces, ni prévoir leur
variabilité possible car les activités des forces ne se soumettent à aucune loi de
causalité ni au principe de régularité, du fait de ses structures pulsionnelles ; en
plus, la volonté de puissance liée au jeu complexe des forces vise à dépasser sans
cesse toute forme de délimitation qui consiste à fixer les forces dans un état
déterminé, à marquer d’une manière rigoureuse leur seuil et de ce fait qui se
traduit par l’acte de territorialisation ; elle cherche précisément à déterritorialiser
les seuils des forces, qui consistent à cantonner les activités des forces dans un
état déterminé et stable ; il en est ainsi que les activités des forces peuvent se
réjouir du jeu de mobilité dynamique des forces, irréductibles à aucune forme de
fixation tels que la causalité, le principe de finalité, etc. Le corps constitués de
multitude de forces en tension, est emportée par la volonté, pulsion par
excellence, de transgresser toute frontière délimitée qui fonctionne comme un
lieu de détention des forces et qui les réduit à l’état de rigidité stagnante, et par
celle de libérer et d’amplifier leur courant d’énergie. Il importe de remarquer que
l’esprit conscient telle que l’intelligence consiste à effectuer l’opération de la
délimitation afin de coder le flux des devenirs ; cette opération de la délimitation
vise à établir durablement quelque chose dans un état déterminé et stable, et cela
montre que du point de vue de l’énergie pulsionnelle, elle consiste à conserver le
même quantum de force d’une façon constante afin de la faire durer dans un état
stable ; tel est son mécanisme des forces : par exemple, le processus de l’analyse
ou de la synthèse ne vise pas à augmenter la totalité du quantum des forces, mais
à réorganiser, à articuler et à ordonner les éléments donnés en maintenant
rigoureusement la constance de leur quantum de force afin d’ériger son système
157
dans la stabilité inébranlable ; par contre, comme on l’a vu plus haut, le corps
vise à agrandir sa puissance en produisant la combinaison des forces la plus
intense, et de ce fait, du point de vue de l’énergie pulsionnelle le quantum des
forces hiérarchisées peut s’intensifier. Mais il faudrait noter que sa quête de
l’intensité plus grande s’accompagne inévitablement des risques perpétuels, des
conflits et de ses excès aussi ; c’est là que le corps acquiert sa prééminence
incomparable sur l’esprit conscient qui calcule minutieusement la probabilité du
hasard et qui tend à maîtriser, à planifier tout selon ses schèmes
cognitifs. Comme l’on a vu plus haut, l’activité des forces n’est ni prévisible, ni
maîtrisable, elle est constituée du feu d’artifice des hasards, qui se heurte,
s’éclate en créant des résonances des forces plus extraordinaires et plus
spectaculaires ; en ce sens elle dépasse éminemment le niveau du conscient par
sa grandeur immesurable ; Nietzsche insiste sur la supériorité du corps
inconscient sur l’esprit conscient ; il affirme ainsi dans la Volonté de puissance :
« Tout ce phénomène du corps est, au point de vue intellectuel, aussi
supérieur à notre conscience, à notre esprit, à nos façon consciente de penser,
de sentir et de vouloir, que l’algèbre est supérieure à la table de
multiplication » 204.
Il est très intéressant de remarquer dans quelle mesure la primauté de
l’ordre de l’esprit conscient est subvertie par celui du corps inconscient ? Depuis
longtemps, la lucidité transparente, consciente de l’esprit était le critère même de
la vérité : chez Descartes l’ego pensant est l’un des garants de la vérité ; de là
nous pouvons dire que l’horizon de la vérité suppose indispensablement
l’existence d’une Conscience -quelque soit la nature de la conscience attribuée :
conscience humaine ou Conscience divine- qui la constate, confirme son
exactitude et affirme sa certitude inébranlable, et qui consiste à constituer l’une
des axes cruciaux de son horizon ; et qu’ici l’exigence de la lucidité est une
condition même du fondement de la vérité dans la mesure où sa capacité de
rendre compte de tout ce qui se passe en lui devrait s’élargir jusqu’à celle de
rendre compte de ce dont est constitutif le monde vrai, à savoir de son principe.
L’obsession d’être conscient de tout, d’être éveillé à tout moment pour ne pas être
204
) F. Nietzsche, la Volonté de puissance, II, 226.
158
trompé et pour être le détenteur de la vérité, se traduit par une insomnie
maladive d’un ego pensant lequel ne cesse de penser ; et de là on peut observer le
fait que dans cet état d’insomnie persistante cet ego n’est plus maître de ses
propres pensées qui poussent sans cesse et vigoureusement et qui sont en train
de l’envahir, contrairement à ce que croyaient les métaphysiciens occidentaux ; et
que tant que l’homme n’abandonne pas l’idée de la lucidité permanente de la
conscience, qui a permis de construire la concept d’ego pensant, il en souffrira
jusqu’à son épuisement car chez l’homme il n’y a pas que d’idées transparentes,
certaines et perçantes, déterminées, cohérentes, où est marqué l’effort conscient
de rendre les idées claire et certaine, mais des idées opaques, confuses et moues,
indéterminées et contradictoires, dispersées, qui échappent à sa surveille
consciente, sont entrelacées les unes et les autres en lui ; l’homme est par nature
incapable de saisir tout ce qui se passe en lui, certaines pensées nous échappent
comme s’il existait une fuite d’effort conscient par laquelle des idées, des
sentiments ne se ramènent plus tout à fait au point centrale de l’ego pensant,
mais se dispersent, oscillent, s’échappent. L’ego pensant qui considère le
sommeil de la conscience comme l’un des drames les plus tragiques de l’homme
conscient où il se laisse même tromper éventuellement, est en réalité une mission
impossible à accomplir car non seulement ses nuits blanches le rendent
extrêmement fatigué et exténué, mais aussi malgré son insomnie persistante qui
est un combat permanent pour ne pas s’exposer à des rêves épouvantablement
contradictoires et irrationnels, il est perturbé toujours par ses spectres de
pulsions contradictoires, d’idées dispersées, qui émanent sans cesse. Si nous
parvenons à rendre compte que nous ne sommes même plus conscients de touts
nos propres états, l’ego pensant n’est plus le point de source d’où émane toutes
ses pensées, ni une source lumineuse qui éclaire ses propres états, dans ce cas on
peut dire que le statut de l’ego pensant est considérablement réduit à tel point
qu’il n’est qu’une petite région du corps. C’est ainsi que la thèse de la
prédominance de l’esprit sur le corps, qui était défendue depuis fort longtemps,
est remise en question d’une façon subversive, et on peut constater que toute
histoire de l’esprit n’est en effet que « le symptôme d’une transformation plus
profonde et d’une activité des forces » 205 du corps. Qu’est-ce que cela veut dire ?
159
Il faudrait noter que le terme « symptôme » pris isolément ne peut assurer la
compréhension satisfaisante de son sens, mais qu’il est toujours renvoyé au
couple de terme, un symptôme de quelque chose ou d’un tel état : cela revient à
dire d’abord que l’esprit conscient est celui qui se rapporte indispensablement au
corps et qui exprime l’état du corps, et qu’il ne peut jamais être pris
indépendamment ou bien supérieurement au corps ; le symptôme est ce qui
manifeste un tel état ou une telle chose cachée, en ce sens celui-là n’est rien
d’autre qu’une expression de ces derniers et est secondaire par rapport à eux. De
là nous pouvons dire que l’esprit conscient n’est point une essence suprême de
l’ego, qui est capable d’ériger le monde sur le fondement de vérité, mais qu’il sert
à exprimer, à révéler l’un des états du corps, dans lequel les forces sont orientées
particulièrement vers l’utilité pratique ; en ce sens, l’esprit conscient réside en
tant que les signes du corps, non point que le maître de ce dernier, qui consiste à
subordonner le corps à son ordre. Le renversement du régime est radical pour
autant que l’esprit conscient n’est qu’un indice des états du corps, qui ne peut
point exister indépendamment du corps ; ce dernier constitué de multitude des
forces en tension prime sur l’esprit conscient du fait que les structures
pulsionnelles du corps ne sont pas prescrites par celui-là, et gardent certaine
autonomie par rapport à lui qui, par contre, -comme l’on a déjà vu- est
dépendant du corps. Dans quelle mesure est-ce que le corps est impliqué dans
l’intuition ?
Le corps traversé de la volonté de puissance, est un ensemble d’affectivité,
qui consiste à sentir, à vouloir et même à penser – si on suppose que l’esprit
conscient soit un petit canton du corps- d’une façon supérieure à toute forme de
conscience ; Nietzsche précise que « la volonté de puissance n’est pas un être ni
un devenir, c’est un pathos » 206 , et G. Deleuze le commente d’une manière
pertinente dans Nietzsche et la philosophie :
« C’est-à-dire la volonté de puissance se manifeste comme la sensibilité
205
206
) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 44.
) F. Nietzsche, La Volonté de puissance, II, 311.
160
des forces » 207.
Cela veut dire que la volonté de puissance est une sensibilité des forces,
qui est capable non seulement d’évaluer et de peser leur degré d’intensité dans
l’ensemble de leur rapport, mais aussi d’être affectée par ces forces en rapport. Et
de ce fait nous pouvons constater que le corps est non seulement traversé de
l’ensemble des forces en tension, mais aussi détermine leur rapport hiérarchisé :
le sentir, le vouloir et le penser sont une manière d’exprimer la volonté de
puissance. Après notre épochè qui fait parvenir le corps en réduisant l’impact
abusif de l’esprit conscient, le nouvel horizon de vision, étant une manière de voir
avec le corps, émerge aussitôt ; il n’est rien d’autre que l’intuition qui s’oppose à
l’intelligence rationnelle régie par des forces réactives et orientée vers le besoin
de conserver. De ce fait on peut dire que l’intuition est celle qui est régie par des
forces actives lesquelles consistent à produire, à se transformer et à inventer au
lieu de reproduire, de conserver et d’adapter, et lesquelles se détachent de la
tendance réactive des forces. Comme précise Bergson, l’intuition est un effort
pour s’arracher à toutes les habitudes de l’intelligence préoccupées de l’utilité.
Mais pour quelle raison est-ce que cette préoccupation pratique devrait être
écartée ainsi ? Pour ce faire il faudrait noter que l’intuition a une temporalité
éminemment distincte de celle de l’intelligence : comme l’on a vu précédemment,
si l’intelligence consiste à juxtaposer l’écoulement du temps sur l’espace
parcouru, cela montre que l’idée de penser le temps en termes de l’espace signifie
la tendance de l’intelligence, qui vise à cristalliser les changements en états fixes,
stable, divisibles, et l’hétérogène en l’homogène afin d’en tirer une connaissance
utile pour l’homme et de rendre le temps conforme à ses schèmes cognitifs ; par
contre, l’intuition consiste à concevoir l’écoulement du temps en tant que la
durée qui est une continuité indivisible et immesurable, mais traversé d’une
manière très fluide par le fil conducteur de l’ici-maintenant ; la durée est ainsi
saisie par l’intuition qui fait rebondir toute tendance ou toute nuance palpitante
des devenirs. De là on peut dire que toutes nos habitudes cognitives, pratiques
sont conditionnées de la tendance réactive de l’intelligence qui consiste à cadrer
le monde avec ses angles de vue spécifiques, et que l’intelligence est un point de
vue rigide qui impose au monde sa propre forme déterminée. Comme le constate
207
) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Puf, p. 71.
161
Bergson, l’intuition est une tension permanente qui lutte contre nos habitudes
conditionnées de l’intelligence ; en ce sens la remarque de J. –L. Vieillard-Baron
sur ce point me semble judicieuse :
« L’effort de l’intuition est donc un sursaut de la volonté pour entrer […]
dans la durée » 208.
Nous pouvons remarquer qu’elle est à la fois une résistance par excellence
à des forces réactives de l’intelligence et une prise de pouvoir du corps. Car la
revanche des forces actives est annoncée par l’avènement du corps qui fonctionne
comme le nouveau moyen de sentir, de vouloir et de penser le monde d’une façon
complètement différente de l’intelligence. Avec l’intuition, désormais il s’agit de
produire, de se transformer et d’inventer le nouveau flux des devenirs ; ici la
volonté de puissance est toujours présente dans la mesure où le corps est
intégralement affecté par la vibration des diverses forces pulsionnelles : par
exemple, lorsque nous sommes inspirés de l’idée extraordinaire d’un grand
auteur comme Nietzsche, notre esprit conscient aussi bien que tous nos sens
semblent s’éveiller afin de consacrer toutes nos énergies à l’élaboration d’une
nouvelle idée, et aussi de capter quelque étincelle de lumière émanant de l’idée
de cet auteur ; et on peut constater que l’intuition intervient déjà dans tous
processus de l’inspiration pour autant que durant la lecture des œuvres de
Nietzsche nous ne lisons pas simplement avec l’esprit mais absorbons
littéralement chaque phrase qui nous touche et affecte tous nos corps : ses
phrases retentissent dans nos oreilles comme le discours d’un grand génie pour
l’humanité toute entière, s’élancent profondément sur notre cœur comme « une
hache qui brise le glacier de notre existence » 209, et elles traversent ainsi tous nos
corps en nous émouvant et en bouleversant la combinaison des forces existante,
et cela engendre à nouveau un jeu des forces en tension, lequel prépare leur
nouvelle combinaison la plus intense étant le résultat de l’inspiration. L’intuition
) J.-L. Vieillard-Baron, Bergson et le bergsonisme, Armand Colin, Paris, 1999,
pp. 56-57.
208
) Franz Kafka décrit ainsi la raison pour laquelle nous devons lire des livres dans
son Journal.
209
162
est une manière de voir avec le corps dans le sens où elle consiste à
déterritorialiser toute forme de cristallisation du changeant et de l’hétérogène, et
où elle laisse rebondir le flux des devenirs dans son intégralité irréductible ; il
importe de noter que, après l’interruption de l’ego pensant, nous rendons compte
le fait que nous sommes entièrement un corps composé de multiples forces en
tension. Ici la caractéristique du corps semble se rapprocher de celle de l’infini
négatif dans le sens où sa structure pulsionnelle constituée de la diversité des
forces contradictoires et conflictuelles réside toujours dans l’état indéterminée où
la possibilité de leur combinaison apparaît illimitée, et où rien n’est présupposé
comme un principe étant la cause première, « auquel tout le développement
ultérieur est subordonné » 210 ; nous ne saurons nier que le corps est composé des
états multiples, variés de l’affect et de la force, qui oscillent, se dispersent sans
cesse, et de ce fait que sa délimitation en termes de stabilité et d’immuabilité
semble être quasi-impossible. Après notre épochè qui invalide le statut
omnipotent de l’ego pensant, l’avènement du corps est accompli dans l’intuition
qui a pour effet de réaménager l’esprit conscient dans le petit canton reculé du
corps, et qui consiste à sentir, à vouloir et à penser quelque chose toujours en
termes du corps constitué des sens. Par exemple, lorsque l’on compose un poème
inspiré d’une rose jaune imbibée de neige dans le jardin, on devrait d’abord
ouvrir tous nos sens pour l’accueillir pleinement : la vivacité de sa couleur jaune
en contraste avec la blancheur de la neige, qui tape l’œil, et la fraîcheur gelée de
la neige, informée par le touché, et la douceur veloutée des feuilles du rose et son
parfum délicat, rappelés par le souvenir d’enfance ; toutes ces diverses
informations recueillies par nos sens peuvent se combiner librement avec la
multitude des émotions et des affects incités ; la possibilité de leur combinaison
est quasi-illimitée, et de là des milliers de poèmes différents peuvent être nés.
Nous pouvons remarquer que cet illimité combinatoire dans l’intuition provient
de sa caractéristique indéterminée lié au corps ; il est vrai que ce dernier est
toujours traversé par le flux des états variés des forces qui se luttent, et que de ce
fait sa stagnation dans un état fixe n’est jamais définitive à moins qu’il arrive à sa
phase terminale, et qu’elle implique aussitôt une autre métastabilité qui
engendre les jeux des forces en tension et ses changements ; il faudrait penser le
) La définition du terme « principe » dans Le Vocabulaire technique et critique de
la philosophie de A. Lalande, Puf, p. 826.
210
163
corps en termes de l’opération dynamique de l’individuation dans le sens où
celui-ci se forme par le biais des jeux des forces multiples en tension, qui
poussent à se transformer sans cesse, et où il vise constamment la combinaison
des forces la plus intense en renouvelant ses agencements des forces
pulsionnelles.
Comme l’on a vu plus haut, avec notre intuition les informations senties
par nos sens ont de multiples possibilités combinatoires avec la diversité des
forces pulsionnelles tels que l’affect et l’émotion ou le vouloir, la pensée, etc. :
c’est cette variabilité quasi-illimitée qui caractérise l’essence même du corps. Il
importe de préciser que l’état chaotique et dynamique du corps ressemble au bigbang primordial dans la mesure où la violente tension conflictuelle entre la
quantité des forces hétérogènes engendre un déséquilibre extraordinaire
consistant à provoquer un processus des devenirs créateurs. Etant une manière
de voir avec le corps, l’intuition consiste en le jeu libre et hilarant de l’aperception
d’une chose qui s’inscrit dans un état de combinaison complètement
indéterminée : cela revient à dire que l’intuition ne cherche point la cohérence
synthétique de la perception des divers sous forme de l’unité conceptuelle ; et
qu’elle vise notamment à déterritorialiser toute forme d’unité synthétisante qui
réduit les singularités différentielles des éléments au critère unilatérale de
l’identité ; l’intuition se concentre sur la différence qui, d’une part, permet de se
distinguer des autres dans l’ensemble de rapport, et qui, d’autre part, consiste à
changer et à varier sans cesse ses états. Selon Deleuze les articulations du réel au
sens effectif ne sont rien d’autres que la « différence » ; il utilise l’intuition
comme la méthode stratégique de déceler la différence en tant que ce qui se
différencie des autres mais aussi de lui-même. Sur la question de la saisie de la
différence, le concept d’intuition chez Deleuze nous donne une réponse
satisfaisante dans le Bergsonisme : par l’acte de l’élargissement de l’intuition, elle
poursuit les articulations du réel, qui consiste à se différencier des autres et de ce
fait qui constitue la différence de nature, alors que par l’acte de resserrement de
l’intuition, elle poursuit les lignes de faits qui consiste à se différencier de luimême par les changements des états et de ce fait qui constitue la différence
interne. En appuyant sur le passage de L’énergie spirituelle I de Bergson,
Deleuze montre les deux mouvements du réel effectif, lesquels consistent en les
164
articulations du réel et en les lignes de faits : ces premières sont un mouvement
d’extension qui tente de déceler la différence de nature par rapport aux autres,
qui va vers la multiplicité des choses ; et ces secondes sont un mouvement de
contraction qui cherche la différence interne avec soi-même, qui va vers la
virtualité de ses devenirs. Nous pouvons remarquer que l’intuition a pour
fonction d’opérer des combinaisons indéterminées des divers d’une façon
illimitée et qu’elle ne suit plus l’ordre de la synthèse cohérent : par exemple, dans
le roman de F. Kafka, Métamorphose, le héro, Gregor Samsa se réveille en
découvrant qu’il s’est transformé en un grand insecte, son visage accolé sur un
corps d’insecte affreusement fin avec ses membres immanipulablement longs et
étranges ; ces combinaisons quasi-impossibles à représenter renversent l’ordre
du pensable, et la tête d’un être-humain avec le corps d’insecte ouvre ainsi
violemment la phase pré-synthétique du monde, que Slavoj Žizek assimile à
l’aspect négatif de l’imagination transcendantale 211. Žizek remarque dans Le Sujet
qui fâche « l’aspect négatif, perturbateur de l’imagination transcendantale » que
Kant a négligé de mentionner : dans la Critique de la Raison pure, Kant
considère celle-ci comme ce qui « rassemble la multiplicité de sensations sans y
impliquer l’activité de l’entendement » 212, il la voit comme « la médiation entre la
pure multiplicité sensible de l’intuition et l’activité synthétique cognitive de
l’entendement »
213
; mais Žižek met l’accent sur l’aspect perturbateur de
l’imagination, dont Kant essaye de ne pas relever, mais sur lequel Hegel se
concentre avec une perspicacité distinguée ; et la forme première, primordiale de
l’imagination réside dans sa fonction perturbatrice, négative, qui a pour effet de
disperser sans cesse les divers dans un désordre flâné en bouleversant toute
forme d’Unité synthétique. Même si Kant essaye de « distinguer de l’imagination
empirique et reproductrice, comme faculté de se représenter un objet même en
son absence et reposant sur les seules lois empiriques de l’association,
l’imagination transcendantale et productrice, dont la fonction est d’assurer une
médiation entre la réceptivité de la sensibilité et la spontanéité de
) Slavoj Žizek, Le sujet qui fâche, tr. de l’anglais par Stathis Kouvelakis, Paris,
Flammarion, 2007, pp. 41-48.
211
212
213
) Ibid., p. 41.
) Ibid., p. 43.
165
l’entendement » 214, nous ne pouvons nier que sous la notion d’imagination sa
phase et sa forme primordiale qui consiste à combiner les divers d’une façon
absolument indéterminée à tel point que leur combinaison reste en un agrégat
chaotique
plutôt
qu’en
une
réunion
d’un
ensemble
coordonné,
est
indistinctement impliquée ; Hegel décrit clairement la fonction de cette
faculté dans La Philosophie de l’esprit :
« C’est ici la libre faculté-arbitraire de briser les images et de les
combiner de la manière la plus libre » 215
Et il la nomme précisément « imagination présynthétique ». Nous
pouvons constater que cette dernière déchire avec une rare violence l’unité d’un
Tout ordonné, se réjouit de distordre ses combinaisons dans un désordre le plus
libertin : elle est un moment d’excès par excellence, semblable à un infini négatif
qui consiste en état pur d’indétermination illimitée. Et les philosophes
occidentaux qui essayent d’établir une Unité ordonnée à l’ensemble d’un
système, redoutent notamment ce moment d’excès : comme le montre Žižek,
Kant le qualifie comme « le Mal diabolique » de même que Hegel comme « la
nuit du monde ». Quelle est la relation implicite entre la phase pré-synthétique
de l’imagination et sa phase synthétique ? Il faudrait noter que sa phase
primordiale est non seulement celle qui précède à sa phase synthétique dans
l’ordre chronologique et logique, mais aussi celle qui prédomine sur cette
dernière d’une façon implicite mais toujours constante. Il y a la tête d’un homme
par là, le corps d’insecte par ici, et le flux des multiplicités désordonnées flotte
toujours sur la surface de sa phase synthétique dans la mesure où, comme le
précise Deleuze dans la Philosophie critique de Kant, l’activité synthétique de
l’imagination ne parvient pas à rejoindre à l’unité synthétique de l’aperception
qui est le centre égologique, conscience de « Je », et où l’imagination
transcendantale n’est point susceptible de rapporter sa synthèse du divers à un
objet quelconque faute de l’unité qui nous permet de reconnaître une chose en
) Jean-Marie Vaysse, Le Vocabulaire des philosophes, Kant, sur le terme
« imagination », Paris, ellipses, 2002, p. 36.
214
) F. Hegel, La Philosophe de l’esprit 1805, trad. par G. Planty-Bonjour, Paris,
PUF, 1982, p. 13.
215
166
identifiant comme un tel objet spécifique216 ; en quoi consiste-t-elle l’unité d’un
objet x ? C’est ce qui unifie les éléments multiples représentées à un tout
organisé, unique ; et qui permet de ramener les divers éléments à ce qui
appartient à un objet ; de ce fait l’unité rend possible d’identifier une chose
comme un tel objet spécifique x en donnant une coordination directive aux divers
représentés : par exemple, ce qui rend possible d’identifier une chose comme un
être-humain, c’est que la combinaison des divers représentés est ordonnée en
suivant une certaine direction de l’unité : les divers caractéristiques d’un êtrehumain sont coordonnées d’une manière spécifique ; l’être-humain est constitué
d’un corps mammifère avec quatre membres distincts, est un bipède avec une
intelligence sophistiquée qui lui permet d’utiliser ou inventer des outils ; cela
montre que la combinaison de ses divers caractéristiques est organisée et
déterminée par l’ordre spécifique qu’impose son unité. C’est pourquoi l’on juge la
combinaison de la tête d’un homme avec le corps d’insecte impossible à
identifiable du fait qu’elle bouleverse et renverse totalement la coordination
rigoureuse de l’unité. Comme nous l’avons vu plus haut, dans la phase
synthétique de l’imagination la recognition d’un objet n’est pas encore
possible, du fait que les divers représentés ne sont pas coordonnées
unilatéralement à une unité spécifique comme le Je, sujet unificateur ; et que
comme le remarque Hegel, leur synthèse primaire ne suppose pas encore la
distinction du sujet /objet et que leur mode combinatoire ne dispose ni du sujet
qui unifie les divers éléments d’une manière coordonnée, ni l’objet sous lequel on
peut les subsumer. Dans ce cas, l’imagination transcendantale que Kant essaye
de distinguer tant bien que mal de l’imagination pré-synthétique réside encore
dans la phase indistincte du sujet et de l’objet ; de là je vois une éminente
possibilité de dépasser la structure de sujet pensant/objet pensé.
L’imagination est un moment de surabondance où le point central, unique
de l’ego pensant est complètement absent, et où les divers représentés se vibrent,
se heurtent, se dispersent partout dans le mouvement centrifuge de l’infini
négatif ; l’altérité, le désordre, le démesuré indéterminé émergent en tant qu’un
horizon primordial de l’aperception des choses comme si après le big-bang
primordial l’univers pouvait apparaître. La force primaire et irréductible de
216
) G. Deleuze, La philosophe critique de Kant, Paris, Puf, 1963, p. 25.
167
l’imagination nous dicte le fait qu’il existe « des instances irrationnelles dont
l’existence ne se déduit pas de l’exercice de l’entendement » 217, et que l’existence
des choses senties par le corps n’est déductible d’aucun concept218. En ce sens
précis l’imagination peut se rapprocher de l’intuition que nous venons
d’évoquer ; car celle-ci est un moment d’apercevoir des choses par le corps sans
recourir à l’instance de l’unité synthétisante des aperceptions, qui est la
conscience de « Je », ni à celle de l’identification d’un objet pensé ; dans
l’intuition une instance irrationnelle des divers ne peut être senti intégralement
que par le corps, non point par l’esprit conscient de soi-même, ego pensant ou
« Je pense », qui a pour fonction de « rassembler leur multiplicité et de
l’organiser en un Tout cohérent » 219 ; et le mouvement centrifuge, dynamique des
divers n’y est soumis à aucun ordre de l’unité rationnelle. Lorsque l’on voit le
monde avec le corps, qu’est-ce qui se passerait ? Le cadre cognitif de l’esprit
rationnel ne cesse d’être subverti pour autant que cette frontière cognitive
humainement
établie
est
un
lieu
stratégique
d’expérimentation
de
déterritorialisation, et que toute sorte d’activité synthétisante constitutive du
sujet n’y est plus valable, mais dynamiquement dépassée ; de la même façon que
le jeu complexe des forces en tension vise la combinaison des forces la plus
intense, le jeu libre des divers éparpillés tend à la combinaison indéterminée du
multiple la plus créatrice, qui s’effectue dans l’intuition. Il importe de remarquer
que l’intuition a pour effet de dénoncer la notion de sujet comme une fiction en
mettant en cause radicalement l’activité unificatrice et unilatérale de
l’esprit rationnel ; avant que le régime de l’entendement exerce son pouvoir
synthético-conceptuel qui consiste à régler le monde sur ses schèmes cognitifs,
l’intuition est un moment exceptionnel où l’emprise unificatrice de l’esprit
conscient n’est pas encore atteinte, et où les forces contradictoires et
conflictuelles des divers ne sont pas domptées, sont à l’état sauvage, librement
indéterminées. C’est là où réside l’énergie inégalable de l’intuition : la structure
binaire du sujet /objet qui nécessite une certaine distance privilégiée du sujet
) Marion Doussot, La philosophie des Lumières, Kant, Paris, Editions France
Loisirs, 2001, p. 570.
217
) Ibid.
) Žižek illustre bien la critique de Kant par Heidegger sur son recule devant
l’abîme de l’imagination dans Le Sujet qui Fâche, p. 46.
218
219
168
pensant vis-à-vis de l’objet pensé, et qui consiste à régler ce dernier sur le sujet,
est supprimée par l’opération
de
l’intuition. Comme nous
l’avons
vu
précédemment, le jeu complexe des divers en tension ne se subordonnent pas à
un point central unitaire du sujet, activité synthétisante de l’esprit conscient,
mais est pleinement senti, voulu par le corps qui a pour fonction de dilater, de
contracter librement leur combinaison de forces irréductibles. De là on peut
constater que, avec l’intuition, c’est le corps qui advient au moment de
l’aperception d’une chose, non point l’entendement ni la raison, et que lorsque
l’on aperçoit une pomme avec l’intuition, cette pomme n’est pas celle qui est
synthétisée par le concept de pomme en général, mais celle qui est éminemment
singulière et irréductible à aucune ordre rationnel de l’esprit conscient. Il
faudrait noter que l’esprit rationnel a tendance à substituer l’idée de pomme en
général, universelle, abstraite et immuable, à une pomme singulière au moment
de l’identification cognitive d’une chose ; et que tout processus de recognition
d’un objet suppose que l’instance irrationnelle des divers est substituée par une
instance rationnelle de l’unité synthétisante ; dans ce cas la connaissance d’un
objet suppose toujours un acte violent qui nous force de rentrer conformément
dans l’ordre rationnel de l’esprit conscient qui constitue soi-disant l’homme
raisonnable ; et qui nous oblige de nous contenter seulement de cet objet
substitué, imposé en nous éloignant inlassablement de l’instance irrationnelle
des divers s’inscrivant dans l’infini négatif. Mais dans l’intuition nous ne nous
sommes plus sevrés de de l’instance irrationnelle des divers, qui nous est donnée
abondamment et qui est un horizon primordial de l’aperception des choses ; de
ce fait la pomme sentie à travers l’intuition resterait entièrement irréductible à la
substitution conceptuelle d’une pomme en général, en outre, elle est lui-même un
corps composé du jeu des forces en tension, qui rencontre nos corps récepteurs ;
dans ce cas qu’est-ce qui se passerait ? Nous pouvons constater que la vibration
de couleur de la pomme avec le jeu de lumière témoigne non seulement les
devenirs changeants de cette pomme, mais aussi ceux de notre corps récepteur ;
la pomme et nous sont intimement entrelacés par la tendance créatrice étant la
vie, qui consiste à traverser le corps en le poussant constamment vers le seuil
inédit des forces et en engendrant ses devenirs. Mais afin d’éclaircir davantage la
notion d’intuition, nous sommes invités à revenir à un point polémique étant la
question de sujet qui semble être un lieu de déterritorialisation, mais qui exerce
169
encore son impact immense sur la construction de ce que nous sommes, de ce
que nous devons être.
Ici j’envisage de garder une position critique vis-à-vis de certain point de
vue de Žižek sur la question du statut de l’imagination ; notamment vis-à-vis de
son intention de vouloir situer l’imagination transcendantale dans le processus
psycho-cognitif du sujet. Dans Le Sujet qui fâche, il mentionne que ce moment de
l’imagination s’assimile à celui de folie égologique de Descartes220 ; je pense que
cette assimilation est un peu trop hâtive dans la mesure où, même si le doute
cartésien me semble également un moment d’engouement de l’ego dans son
propre monde établi, et celui de son renferment en lui-même, qui consiste à
dénier l’existence du monde extérieur, et même si, comme l’illustre
merveilleusement Kant dans son texte de 1766,
« Le délire ce n’est donc pas seulement le sommeil de la raison, mais
aussi son exercice le plus vigilant et insomniaque. Aussi peut-on dire que le fou
a peut-être tout perdu sauf la raison, car ce qui fait problème n’est point la
cohérence de son raisonnement, mais la rupture avec la pierre de touche de
l’expérience » 221.
Nous ne saurions nier que ce moment de doute cartésien est régi bel et
bien par le pouvoir de la raison à son apogée, et que son délire n’est point proche
du désordre délirant de l’imagination pré-synthétique, qui consiste à bouleverser,
à lacérer toute forme de rationalité et de ce fait à renverser le régime égologique
et rationnel. Si l’imagination est la pulsion de l’insurgé qui ne soumet à aucun
ordre établi du rationnel, et qui consiste à le disloquer totalement, le doute
cartésien est le désir d’un seigneur qui vise son omnipotence et qui consiste à
renforcer davantage l’ordre du rationnel. En ce sens, nous pouvons dire que le
désordre délirant de l’imagination se distingue radicalement du délire suprême
de cogito ; le doute cartésien est un moment de l’insomnie de la raison, et de ce
fait ne s’assimile point à celui de son sommeil profond où la nuit du monde
220
) Slavoj Žizek, Le Sujet qui fâche, Paris, Flammarion, 2007, pp. 49-52.
) Jean-Marie VAYSSE a décrit avec une telle justesse éminente le projet critique
de Kant dans La Stratégie critique de Kant (Paris, ellipses, 2005, p. 12).
221
170
émerge avec l’avènement de l’imagination pré-synthétique. Žižek essaye de
localiser le moment de l’imagination dans le processus psycho-cognitif du sujet
en le mettant comme un moment médiateur entre la nature et le logos ; il me
semble que sa remarque sur le statut de l’imagination soit assez juste à condition
que l’assimilation de l’imagination au doute cartésien soit entièrement retirée.
Dans l’imagination la structure de sujet/objet n’est pas encore construite, et
celle-là est un moment d’entre les deux, nature et logos, « qui, tout en ne relevant
plus la nature, n’est pas encore le logos, et qui doit être ‘refoulé’ par le logos » 222.
Il faudrait noter que le doute cartésien s’opère rigoureusement dans la structure
sujet pensant/objet pensé, et que, même si ce doute apparaît un moment de
déconnexion radicale avec le monde extérieur, cela a pour but précis de convertir
ce monde extérieur en son objet pensé qui est susceptible d’être subordonné au
regard du sujet pensant ; en ce sens, le doute cartésien n’est point le moment
médiateur entre nature et logos, mais le moment même du logos, où le pouvoir
de l’ego pensant est à son comble. L’imagination qui ne nécessite aucune
structure binaire du sujet/objet nous fait réfléchir au statut même du sujet : en
quoi consiste la notion de sujet ? Jacob Rogozinski illustre bien le statut
équivoque du sujet chez Kant dans Kanten : il est vrai que dans la Critique de la
raison pure Kant a tenté tout d’abord de construire la notion de sujet
transcendantal, mais après de la défaire d’une manière radicale : d’une part, dans
sa partie de l’Analytique transcendantale il nous suggère la notion de sujet qui est
une unité synthétique de l’aperception des divers, et qui consiste à coordonner
ces derniers d’une manière cohérente afin d’identifier un objet, ici le sujet est le
Je pense qui s’inscrit dans la permanence et qui n’est rien d’autre qu’une
conscience transcendantale, distincte du moi empirique et précédant toute
expérience en tant que sa condition de possibilité ; d’autre part, dans sa partie de
la
Dialectique
transcendantale
la
notion
de
sujet
transcendantal
est
fondamentalement critiquée, je vois que, à partir de cette critique radicale de la
notion de sujet je pourrai découvrir quelque étincelle cruciale nous permettant de
sophistiquer une nouvelle conception de conscience sans sujet que j’ai évoqué
dans le chapitre précédent.
Si J. Rogozinski nous a montré la complexité et le conflit interne du statut
222
) Žizek, Le Sujet qui fâche, Paris, Flammarion, 2007, p. 52.
171
du sujet dans la Critique de la raison pure de Kant, ici j’ai l’intention de me
servir stratégiquement de leur relation conflictuelle au profit de la critique de la
notion de sujet. La consigne est la suivante : nous allons critiquer la notion de
sujet transcendantale à la lumière de sa propre déconstruction que Kant a
effectuée dans la partie de la Dialectique transcendantale de la Critique de la
raison pure. Il me semble que la volonté de puissance s’exerce sur nous dans la
mesure où nous allons nous servir de la tension interne des forces dans sa
première Critique, afin de produire une combinaison des forces la plus intense
qui serait l’élaboration de la notion de conscience sans sujet. L’activité
synthétisante et unificatrice du sujet transcendantale nous a fourni une
conception de sujet formel, vide de contenu, qui s’applique à tout objet de
l’expérience, mais, comme le montre Rogozinski dans Kanten,
« La Dialectique transcendantale dénonce comme illusion la position
d’un Je pense ‘isolé’ de tout le reste, séparé par ‘abstraction’ de mon ‘existence
empiriquement déterminée » 223.
En fait, si l’on remonte à l’étymologie du terme de sujet, hypokeimenon,
comme l’indique Aristote, cela désigne d’abord « le fond sous-jacent » 224 qui
nous reste totalement « indéterminé et pré-catégorial » par son altérité
incessante ; je vois par là l’assimilation de hypokeimenon à l’infini négatif dans la
mesure où tous les deux se caractérisent par l’instabilité et l’altérité perpétuelle
dues à leur état indéterminé, en ce sens nous pouvons dire que,
étymologiquement la notion de sujet implique en lui certaine fissure qui se
traduit par une fuite d’identité. Mais les philosophes occidentaux essayent de
refouler tout au long de l’histoire de la philosophie cette caractéristique sombre
de la notion de sujet, et de rapprocher la notion du sujet, hypokeimenon, de celle
de substance, ousia, afin d’y introduire la caractéristique stable, permanente et
de maîtriser la dispersion incessante : le concept classique de sujet devient ainsi
quelque chose de substantiel, ce qui « persiste dans son identité malgré le
) Jacob Rogozinski, Kanten, chapitre. Je suis l’être même, Paris, Editions Kimé,
1996, p. 77.
223
224
) Ibid., pp. 75-91.
172
changement de ses attributs » 225 accidentels, en supprimant, refoulant toute
trace indéterminée et pré-synthétique d’hypokeimenon. Kant critique dans la
partie de la Dialectique transcendantale le rapprochement de la notion de sujet
avec celle de substance, et tente d’éloigner la notion d’ego de celle de sujet
substantialisé ; pour ce faire, on devrait se demander d’abord quelle est la
fonction du sujet qui est substantialisé, précisément dans la partie de
l’Analytique transcendantale : nous pouvons remarquer que l’ancrage du sujet
dans l’identité permanente est une condition nécessaire qui permet de garantir la
cohérence de la liaison entre de diverses représentations successives, car ici le
sujet fonctionne comme l’unité synthétisante qui attribue un ordre à ses diverses
représentations, et comme un point de repère auquel ces dernières sont
coordonnées. De là nous pouvons dire que, comme le montre Kant dans la
Dialectique transcendantale, la notion de sujet transcendantal se réduit en effet à
une fonction logique qui consiste à assurer la cohérence de la liaison entre les
représentations successives ; la remarque de Kant sur la nature de l’Ego
complètement éloignée du sujet transcendantal est d’autant plus surprenante en
raison de sa radicalité prononcée : comme le constate bien Rogozinski dans
Kanten, Kant dénonce l’identité permanente d’un sujet en assimilant l’état
mouvant de l’ego à celui d’une « boule élastique » ; Rogozinski le décrit ainsi :
« De même qu’une ‘boule élastique’ qui en heurte une autre lui
‘communique tout son mouvement’, de même on pourrait imaginer une série
d’Ego dont chacun ‘communiquerait son état’ au suivant » 226.
Cela suppose que l’Ego se meut dans un flux de changement perpétuel, et
que l’identité permanente du sujet n’est qu’une illusion de la raison qui a pour
fonction de dissimuler la série de glissements des états d’altérité de l’Ego, et de
fantasmer l’homogénéité immuable du sujet. Les états mouvants de l’Ego sont
« transférés » à un son autre état suivant avec l’écoulement du temps ; le terme
‘transfert’ suppose un certain écart de ses états antérieurs par rapport à ses
suivants en raison de son altération incessante ; ses états mouvants glissent les
uns dans les autres, et cela impliquerait de la force résistante entre eux, et en ce
225
226
) Ibid.
) Kanten, p. 81.
173
sens nous pouvons dire que la notion d’ego chez Kant est ce qui est composée de
milles visages différents sans le nom propre du moi identique. Si la combinaison
de divers états de l’ego s’opère ainsi d’une manière indéterminée, l’unité
synthétisante, le Je pense, est complètement éclatée, dispersée, et de ce fait sans
le sujet identique les diverses représentations n’arrivent point à se rapporter à un
objet quelconque ; et l’aperception de divers ne dispose plus ni de l’objet, ni du
sujet, resterait dans l’état purement pré-synthétique, assimilé au moment de
l’imagination. Rogozinski remarque braillement que si l’on lève l’illusion de
l’identité du sujet permanent, il y a un « fond sous-jacent » de l’indétermination
illimitée et de l’altération incessante, lequel révèle le sens originaire de
l’hypokeimenon.
De la nous pouvons dire que la notion d’ego pensant, cogito, n’est qu’une
petite parcelle qui flotte sur le fond immense de l’indétermination illimitée, non
point un ancrage stable de l’identité du sujet ; et que l’ego existe en tant qu’un
abîme de dispersion et d’excès délirant. En ce sens, notre conscience constituée
de flux mouvant d’activités affective, volitive et intellectuelle, ne nécessite plus à
se rapporter à un point central unique auquel ce flux changeant est unifié d’une
manière unilatérale, mais comme l’on a vu que ce point de convergence est un
pur mirage de la raison, elle est une conscience qui continue à se disperser et à se
dilater en transférant ses états antérieurs au suivants et en suivant habilement le
flux mouvant d’altérité. Le « transfert » de l’état antérieur de la conscience vers
un autre état nous témoigne que l’espace de la conscience n’est point uniforme,
ni parfaitement lissé par l’homogénéité linéaire du cogito, mais est traversé par
de multiples reliefs accidentés qui montre la fissure de l’identité du cogito, et qui
décentralise totalement l’unité synthétisante de l’aperception. Même si les
philosophes occidentaux imaginent l’espace de la conscience comme la sphère
coordonnée et unifiée du cogito, qui ne comporte aucune fissure et aucune
opacité troublante, celui-là ne peut être en effet circonscrit d’une manière
déterminée en raison de son « fond sous-jacent » qui est lui-même sans cesse
mouvant, mais est constamment contracté et dilaté, déterritorialisé d’une
manière indéterminée. Les états variés de la conscience sont dispersés, combinés
d’une manière la plus libertine, et ses états ne sont pas succédés d’une façon
linéaire en se soumettant ou se convergeant à l’unité synthétique du sujet
174
pensant, mais ils sont décalés les uns et les autres, glissés les uns dans les
autres du fait de leur altération perpétuelle ; nous pouvons dire qu’ils comportent
les écarts, la rupture et même la contradiction incompatible, et que la conscience
est un lieu de tension des forces multiples qui se luttent et qui s’influencent
constamment, et fonctionne comme un point de divergence plutôt que comme
celui de convergence. Dès lors, nous pouvons conclure que la conscience en tant
qu’une instance divergente, peut résider sans sujet unifiant dans la mesure où
elle est le fond sous-jacent mouvant, instable qui laisse le flux d’activités
affective, volitive, intellectuelle glissé et indéterminé, et où elle puise de cette
tension désordonnée la combinaison des forces la plus intense, qui ne se réduit à
aucune forme de synthèse unificatrice ; et ici il faudrait préciser le sens du terme
« le fond sous-jacent mouvant, instable », qui semble de prime abord
contradictoire du fait que le terme « fond » est censé être sur ce quoi repose toute
chose, ce qui supporte toute chose d’une manière stable, mais que sa
combinaison avec épithète « mouvant, instable » renverse sa destination
fonctionnelle, crée une sorte de tension conflictuelle, dynamique au sein du
terme ; si le fond lui-même est mouvant, tout ce qui se tient au dessus de lui est
voué au changement et au mouvement, et le fond n’existe plus comme l’arrièreplan transcendant et permanent qui garantit la stabilité du monde et des choses,
mais comme un plan immanent qui ne recule point devant l’au-delà ou l’arrièreplan et qui s’érige dans le flux de devenirs. En ce sens, la conscience sans sujet est
le sans-fond immanent qui consiste à annuler l’exigence métaphysique de
l’arrière-plan et à supprimer le point fondamental et central de l’unité. C’est en ce
sens précis que la notion de conscience sans sujet est élaborée comme l’une des
conditions de l’avènement de l’intuition. Lorsque la conscience réside
effectivement sans sujet, comment peut-on définir le statut de l’ego ou du moi ?
Kant essaye de sauvegarder l’existence de l’ego ou du moi, qui se distingue
de la notion de sujet synthétisant, cogito : ici nous pouvons observer que dans la
Dialectique transcendantale le philosophe allemand tente de dissocier l’ego(moi)
et le cogito qui étaient auparavant associés d’une manière indistincte notamment
à partir de Descartes, et qu’il dissèque leur confusion de terme d’une manière
chirurgicale ; le sujet pensant, cogito, est en quelque sorte une ampoule
envahissant sur la surface du moi, qui consiste à gonfler son étendu en absorbant
175
toute vitalité du moi, mais si l’on adopte une vision plus fine et perçante qui
serait notre instrument chirurgical le plus efficace, on peut parvenir à sectionner
cette ampoule du moi et à faire l’éclater. Il me semble que prendre le cogito pour
l’intégralité du moi soit une pathologie plus grave qui consiste à confondre la
partie avec un tout ou à le réduire à une parcelle ; et que depuis Descartes
l’histoire de la philosophie occidentale est une histoire collective atteinte par
cette pathologie. Comme remarque bien Rogozinski dans Kanten, Kant essaye
d’analyser la proposition je pense d’une manière inédite dans la Dialectique
transcendantale de la seconde édition de la Critique de la raison pure, en vue de
subvertir la primauté de je pense sur j’existe :
« La proposition je pense ou j’existe pensant est une proposition
empirique parce qu’elle a pour fondement une intuition empirique qui donne sa
matière à l’acte je pense » 227
Et Kant précise ainsi dans les Prolégomènes :
« Ce n’est là rien de plus que le sentiment d’une existence sans aucun
concept » 228.
Kant nous révèle qu’en réalité le cogito est basé sur un sentiment d’exister,
qui ne nécessite aucune catégorie, et qui précède toute structure du sujet/objet ;
et que l’existence irréductible du moi empirique prime sur l’activité synthétisante
de l’entendement. Même si le philosophe allemand dénie aussitôt cette
assimilation du cogito à un sentiment afin de construire un sujet transcendantal
dans sa première Critique, il montre dans l’Opus Postumum que l’horizon du
cogito est en effet l’ego incarné et corporel, et que, comme l’explique Rogozinski,
le moi est « un sentiment d’existence singulière de cet Ego que je suis » 229. De là
nous pouvons remarquer que la conception du cogito, sujet pensant, n’est
possible qu’à travers l’ego corporel qui ressent le fait d’exister dans le monde, et
que le je pense présuppose toujours le j’existe en tant que sa possibilité réelle de
227
) J. Rogozinski, Kanten, p. 84.
228
) Kant, Prolégomènes, § 46 note, 2, p. 115.
229
) Rogozinski, Kanten, p. 86.
176
l’aperception. Il importe de noter que le cogito n’est point l’intégralité de l’ego
corporel, mais seulement une petite région, attachée à l’activité synthétique de
l’aperception, qui nécessite son fond sous-jacent mouvant étant le moi corporel.
Rogozinski constate à partir de la Dialectique transcendantale de la première
Critique de Kant, que c’est « la dimension originaire de l’affectivité qui constitue
l’être même de l’Ego » 230 ; de là nous pouvons dire que le lieu de l’inscription de
l’affectivité qui est le corps devient la dimension même de la constitution du moi.
Ici j’insiste quand-même sur la distinction de l’ego avec le moi, même si Kant
semble les utiliser d’une façon indistincte ; alors que l’ego est encore une notion
centripète qui consiste à concentrer ses diverses activités sur la zone égologique
unificatrice, le moi est une notion centrifuge qui consiste à les laisser disperser
d’une manière indéterminée dans la mesure où le moi est constitué d’abord de
ses affectivités multiples qui s’inscrivent dans le corps, et où le moi n’est rien
d’autre qu’une instance irrationnelle et pré-synthétique, pré-catégorielle. C’est en
ce sens précis que notre épochè tente d’invalider le statut suprême de l’ego
pensant, qui était maintenu depuis longtemps par l’absolutisation de l’activité
réflexive de l’esprit rationnel ; et que notre épochè laisse émerger l’horizon de la
conscience sans sujet qui est le corps.
Si l’on peut définir le moi comme le sentiment d’exister et la sensation
corporelle d’exister dans ce monde, ce moi suppose indispensablement le corps
qui le ressent ; ici nous pouvons constater que l’existence du corps en tant que
le vecteur de l’affectivité constitutive du moi, est la condition réelle de
l’aperception dans la mesure où la phase primordiale de l’aperception des
divers réside dans le fond sous-jacent mouvant de l’indétermination illimitée,
qui est le corps. Comme le précise Rogozinski, le sentiment d’exister, éprouvé
par le corps, est « la teneur première de moi-même, des choses et du
monde » 231, et si l’on l’analyse d’une manière stratigraphique, ce « fond sousjacent » qui est le corps est lui-même un flux mouvant et indéterminé,
semblable à celui de magma, et permet à la fois de construire et de déconstruire
de couches superficielles qui sont le résultat de la cristallisation de ce flux
230
) Ibid. p. 88.
231
) Ibid., p. 85.
177
indéterminé telles que la notion de sujet permanent, de temporalité spatialisée
et linéaire, etc. Ces notions sont la fixation ou la pétrification du corps-magma
sur la surface cantonnée de l’esprit rationnel ; mais ce fond sous-jacent
redoutablement fluide prépare l’éclatement de la tension conflictuelle des
diverses forces pulsionnelles, laquelle y gît toujours afin de bouleverser
l’agencement de ses couches superficielles qui deviennent sans doute
excessivement affermies. L’intuition est, pour ainsi dire, susceptible de capter
des ondes sismiques qui transmettent la tension des forces émanant du fond
mouvant, et qui ont pour effet d’ébranler le sol de pensée, structuré par deux
pôles cognitives, sujet/objet ; l’intuition vise à révéler le sans-fond immanent
qui ne se réduit pas seulement à un abîme négatif, mais aussi qui a pour rôle
actif de déterritorialiser et de disloquer toutes notions fantasmagoriques de
l’esprit tels que l’immuabilité, l’identité, l’unité, etc. ; et qui gît en nous en tant
que la condition fondamentale de l’être tel que la mort nous témoigne sa
présence indéniable. Il importe de noter que l’intuition en tant que la manière
de voir avec le corps, fait intervenir pleinement le corps dans l’aperception, non
seulement en tant que sa phase initiale mais aussi que son horizon essentiel ;
lorsque nous voyons une pomme à travers notre intuition, nous sommes le
corps qui ressent intensément à la fois l’existence effective du moi singulier et
celle d’une pomme singulière ; ici il faudrait préciser que le moi singulier est
constitué de l’ensemble d’une perception indéterminée d’exister, éprouvée par
le corps, et est traversé et vibré par le flux de devenirs et de changements ; et de
ce fait que le moi singulier se distingue bien du sujet pensant, cogito, qui est
construit postérieurement par la structure synthético-conceptuelle de l’esprit
rationnel, et qui s’inscrit dans la généralité abstraite et l’identité permanente.
Ce que l’intuition met en lumière, c’est l’existence singulière qui ne se réduit à
aucun concept, qui consiste en le flux d’altération incessante, déclenché par son
fond mouvant et indéterminé étant le corps ; comme nous l’avons vu plus haut,
si l’existence singulière est sentie et confirmée par le corps, l’essence générale
est déterminée et construite par l’entendement ; à travers notre épochè
l’intuition suspend l’acte synthétisant de l’entendement, qui consiste à
subordonner les multiples existences singulières à des catégories unificatrices.
L’intuition permet d’observer et de se concentrer sur le processus d’altération,
dans lequel l’existence singulière est constituée de la pluralité de ses états
178
irréductibles, qui est engendrée par son fond mouvant étant le corps et qui
provoque en lui la tension et le conflit constant. En ce sens nous pouvons dire
que l’existence singulière est affectée et formée dynamiquement par le corpsmagma, flux indéterminé et mouvant de l’infini négatif ; et de ce fait qu’elle
refuse de se cristalliser sous une forme d’essence immuable, prédéterminée par
le concept. L’intuition est susceptible d’intercepter les ondes sismiques et
magnétiques des flux du sans-fond immanent, concrétisés par le flux
d’affectivité du corps ; et voir avec le corps signifie observer ce flux rythmique
d’affectivité qui émane des choses constituées du corps, et qui dynamise la
formation des devenirs des choses, et qui restait depuis longtemps inaudible en
raison du processus cognitif abusivement focalisé et polarisé sur l’esprit
rationnel. Ici accompagnés de l’intuition, nous sommes tentés de nous tourner
vers une autre temporalité qui se distinguerait de celle proposée et consolidée
par la métaphysique occidentale : d’abord il faudrait analyser cette seconde
temporalité régnante ; il est vrai que la notion d’identité permanente du sujet
réside dans une temporalité linéaire et homogène qui garantit la succession
continue et uniforme des représentations du moi ; Jean-Clet Martin le précise
dans les Variations de la manière suivante :
« Le ‘je pense’ accompagne toutes nos représentations dans la mesure où
le rapport de nos représentations à un objet est réglé par un ordre de
succession, un ordre temporel d’où le hasard se trouve exclu » 232.
Si l’on l’observe de plus près, le temps homogène et linéaire fonctionne
comme un support indispensable pour attribuer à de diverses données
éparpillées un ordre convenable à la logique de la causalité ; cela vise à chasser
le hasard consistant à produire les devenirs changeants qui ne se soumettent
point à la chaîne de causalité nécessaire ; et dans le temps linéaire tout semble
réglé, unifié à tel point que les diverses représentations ne sont pas
désordonnées chaotiquement, mais susceptibles d’être liées les unes aux autres
au moins chronologiquement, en plus d’une manière synthétique. Pour que la
continuité ininterrompue et uniforme du sujet soit garantie, le sujet étant une
) Jean-Clet Martin, Les variations, la philosophie de Gilles Deleuze, Paris,
Editions Payot & Rivages, 1993, p. 31.
232
179
substance immuable a besoin d’une trajectoire temporel linéaire et homogène
qui permet de répéter ce qu’il était toujours, son essence prédéterminée et
conçue par l’esprit rationnel. En réalité la notion d’identité permanente du sujet
nécessite le lissage artificiel qui uniformise l’écoulement du temps en ordre
linéaire par le moyen de son abstraction conceptuelle. Mais nous avons
remarqué que l’identité permanente du sujet est complètement éclatée, est une
illusion de l’esprit rationnel ; et il faudrait noter que le moi singulier continue à
se transformer, à changer, et à déterritorialiser ce qu’il était, et de ce fait que son
trajet temporel est discontinu et distordu en raison de les écarts qui subsistent
entre la multitude des états du moi singulier hétérogènes. En quoi consiste-telle la temporalité du moi singulier ? Lorsque l’on sort de la conception
classique de la temporalité, qui consiste en son enchaînement linéaire et
successif régi par la loi de causalité, on peut enfin envisager une autre
temporalité qui se libère de la logique de nécessité dans laquelle rien n’arrive
par hasard et tout est causalement lié et déterminé, et dans laquelle le hasard,
irruption des devenirs contingents est exclu, maîtrisé ; et une autre temporalité
est susceptible d’inclure dynamiquement le hasard en tant que son élément
essentiel et créateur qui consiste à produire les devenirs et à faire émerger du
nouveau en disloquant l’enchaînement linéaire, causal.
Ici il est fort intéressant de remarquer qu’il existe un double paradoxe au
niveau de la transcription du temps dans la temporalité classique et aussi dans
la nouvelle temporalité : comme le constate Bergson, la temporalité classique
linéaire qui constitue la continuité successive et l’identité permanente du sujet,
est schématisée par la spatialisation de l’écoulement du temps, qui est converti
en une série des points homogènes ; et un paradoxe y émerge dans le sens où la
prétendue continuité ininterrompue du sujet, qui garantit son identité, n’est
transcrite que par la série des points clairement distincts et divisibles, lesquels
supposent leurs intervalles et leurs écarts indéniables, et de ce fait laquelle
interprète le temps par leur discontinuité instantanée. Par contre, une autre
temporalité que propose Bergson, c’est la durée qui brise la logique de causalité
linéaire en incluant le hasard et l’irruption du nouveau consistant à distordre
l’espace immuable du sujet pensant ; la temporalité du moi singulier est
discontinue dans la mesure où ses changements et transformations perpétuelles
180
ont pour effet de disloquer la perspective linéaire du temps, de transpercer le
monde fermé de la substance immuable, qui consiste à répéter ce qu’il était d’or
et déjà dans son essence ; mais le paradoxe au niveau de sa transcription y est
aussi présent : la discontinuité des devenirs du moi singulier, est transcrite par
le flux continu de la durée, qui semble indivisible ; d’où provient ce paradoxe ?
Si la temporalité linéaire est composée d’une série homogène des points
divisibles, elle dispose d’une surface uniformisée et lissée par l’abstraction de
l’esprit rationnel, et son paradoxe démontre que la continuité que l’esprit
rationnel prétend construire à partir de la notion de sujet, est en effet une fausse
continuité qui n’est qu’une prolongation de l’état statique de l’immuabilité ; c’est
pourquoi cette temporalité homogène consiste en l’enchaînement statique des
points divisibles. Le flux continu de la durée dispose d’une surface irrégulière
avec des reliefs de différents niveaux, laquelle montre la discontinuité
irréductible du moi singulier et l’hétérogénéité de ses devenirs ; et son paradoxe
témoigne que la discontinuité que tisse le processus d’altération, est susceptible
d’être inclue dans et transférée dynamiquement vers d’autres états mouvants du
moi singulier, du fait que ce dernier se forme par le biais de transformations
permanentes et que dans cette temporalité le hasard et l’altération ne sont point
exclus, mais considérés comme un élément constitutif de la continuité
dynamique qui implique des aspects discontinus. Ici il importe de redéfinir à
nouveau la notion de continuité en vue de décoder le sens même de ces
paradoxes : si la discontinuité des états du moi singulier s’opère dans la durée,
cela veut dire que la durée, continuité indivisible, comporte en lui la tension
conflictuelle entre des devenirs hétérogènes, laquelle engendre les ondes
discontinues, et mais que cette tension indéterminée provenant du processus
d’altération permet de propulser et de mettre toujours en marche le mouvement
de la continuité, et que si dans la continuité les aspects discontinus et
incompatibles sont complètement absents ou exclus, elle se réduit à la simple
juxtaposition des états statiques, qui consiste à ne plus avancer, mais à stagner à
l’état identique. C’est cela que la métaphysique occidentale a attribué à tort à la
notion de continuité permanente en la confondant avec l’identité logique (A=A),
et que la métaphysique occidentale a pétrifié la caractéristique mouvante,
indéterminée de la continuité sous forme de l’éternité immuable qui répète à
jamais son état identique sans être perturbée par d’autres éléments hétérogènes.
181
Il importe de remarquer qu’en réalité, la notion de continuité permanente
s’oppose complètement à celle d’éternité immuable dans la mesure où la
première se rapporte à l’instabilité dynamique de la temporalité, et où la
seconde à la stabilité absolue de l’atemporalité. Nous pouvons dire que la
continuité dynamique qui s’inscrit dans le processus d’altération est la durée, et
que la discontinuité qui déchire la logique linéaire de causalité, a le pouvoir de
créer le nouveau, et de stimuler et de mettre le mouvement de continuité en
marche.
182
CHAPITRE Ш
La critique de la morale
183
Ш-1.
L’indéterminabilité de la volonté par la seule Loi éthique
Ici nous tentons d’examiner et de mettre le terme de volonté en lumière,
lequel joue un rôle de l’élément principiel dans la constitution d’un acte moral. En
quoi consiste la volonté ? Il importe d’accorder l’attention au fait que le terme de
volonté se rapporte souvent à un état de « conflit entre des tendances » 233
233
) Lalande recueille la définition de la volonté de Ed. Claparede dans son
Dictionnaire technique et critique de la philosophie : « Il me semble que ce qui
caractérise vraiment la volonté, et la distingue d’autres activités comme les
opérations intellectuelles, c’est la présence d’un conflit, conflit entre des tendances,
[…]. L’acte de volonté a pour fonction de résoudre ce conflit entre les fins » (p. 1218).
184
hétérogènes tel que le montre ingénieusement Nietzsche : le terme « volonté »
suppose une tension des diverses forces aussi bien affectives que rationnelles.
Nous ne saurons nier que, comme le note Kant dans la Critique de la raison
pratique, « la raison n’est pas le seul principe déterminant de la volonté » 234, et
que cette dernière consiste en jeu de tension entre les aspects pathologiques tels
que le désir, l’appétit et le penchant, l’habitude, etc., et les aspects rationnels telle
que la raison. Depuis longtemps les philosophes occidentaux avaient tendance à
hiérarchiser les composants variés de la volonté selon une direction spécifique en
subordonnant ses aspects pathologiques à ses aspects rationnels ; cela suppose que
ce jeu de tensions des forces multiples a été étouffé d’une manière unilatérale et
despotique dans la mesure où la volonté en tant que « le mouvement vers de
diverses tendances » 235 est contrainte d’être dirigée et régie uniquement par la
raison et de se figer sur la forme pure de l’impératif catégorique. De là nous
pouvons dire que les philosophes occidentaux considèrent le mouvement
oscillatoire et créateur vers des mobiles ou des motifs hétérogènes comme une
dispersion dangereuse qui nécessite une intervention de la raison en vue de la
réguler et de constituer un acte moral, de même que les divers sensibles sont
obligés d’être synthétisés par l’entendement afin de se conformer aux catégories de
ce dernier et de constituer une connaissance légitime. Ici nous devrions analyser la
raison pour laquelle une intervention de la raison au niveau de la volonté est ainsi
exigée chez les philosophes occidentaux. Si le jeu de tension des forces multiples
étant la volonté laisse combiner les affects, la sensibilité et les autres mobiles d’une
manière indéterminée, comme le constate brillamment Nietzsche dans Par-delà
bien et mal, nous ne pouvons plus rendre compte d’une manière satisfaisante des
motifs de nos actions236, et cette situation embarrassante où l’agent n’est plus
complètement conscient de tout ce qui constitue ses propres actes, montre notre
incapacité de « dominer et de régner sur la conscience » 237 ; c’est cela que
redoutaient le plus les philosophes occidentaux. Le fait d’être traversé et dominé
par la tendance affective et pathologique, non point de pouvoir la maîtriser et la
234
38.
) E. Kant, la Critique de la raison pratique, Première partie, v, 20, Gallimard, p.
) La définition du terme « volonté » dans Les Notions philosophiques II, Paris,
PUF, p. 2758.
235
236
237
) F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, 191, Gallimard, 1971, p. 104.
) Ibid., 198.
185
subordonner à la disposition rationnelle, témoigne la présence indéniable de la
force du corps-magma lequel est capable de réaménager l’agencement de l’esprit
rationnel et lequel prime sur ce dernier. Les philosophes occidentaux essayaient de
définir la volonté en termes de l’intention qui se traduit par la « cause et l’origine
des actions » 238 ; qu’est-ce que cela implique ?
Cela implique que le terme de la volonté se rapporte à un sujet conscient et
lucide chez qui la transparence de ses pensées est assurée ; en ce sens le jeu de
tension entre des tendances est exigé d’être maîtrisé et dirigé par le sujet pensant,
cogito, détenteur de la raison, et l’opacité des composants de la volonté est chassée.
D’après eux, notamment chez Kant, l’homme en tant que le détenteur de la raison,
est le seul étant capable d’accomplir un acte rationnel, réfléchi, à savoir un acte
moral ; cela revient à dire que l’acte moral suppose nécessairement l’existence d’un
sujet rationnel qui est lucidement conscient des composants de sa volonté mais
aussi qui prétend maîtriser l’organisation même de ses composants. De là on peut
dire qu’ici l’homme, sujet pensant, est celui qui se réjouit de la transparence de sa
volonté par le biais de la raison. Mais si l’on le regarde de plus près, on peut
constater que cette lucidité revendiquée dans tous domaines y compris celui de la
connaissance et de la morale, provient d’une obsession paranoïaque sur le sujet
rationnel ; ce dernier est, pour les philosophes occidentaux, ce qui se distingue
éminemment du sujet empirique subordonné à la loi de la causalité naturelle en
raison de sa corporéité, et en ce sens on peut dire que le sujet rationnel est plutôt
assimilé à l’esprit (entendement et raison), et que cela suppose le dualisme entre le
corps et l’esprit (voir le schéma suivant).
) On montre l’assimilation du terme de la volonté à celui de l’intention dans Les
Notions philosophiques II, p. 2758.
238
186
Il est indéniable que la distinction entre le sujet empirique et le sujet
rationnel provient du dualisme marquée depuis Platon, s’articule avec celle entre le
monde des phénomènes et le monde de l’intelligible ; chez Kant cette distinction
dualiste est bel et bien maintenue d’autant plus que la moralité kantienne est basée
sur celle-ci ; comme le montre le schéma, chez le philosophe allemand le sujet
empirique, détenteur du corps animé de l’impulsion, de la sensibilité et de
l’affectivité se soumet à la loi de la causalité naturelle, et de ce fait reste dans le
monde des phénomènes, alors que le sujet rationnel, détenteur de la raison et
distinct de sa corporéité, est capable de dépasser la loi de la causalité naturelle et
de suivre la loi de la causalité libre, dictée par la seule raison. Les philosophes
occidentaux s’obstinent à construire l’image de l’homme rationnel, raisonnable qui
prime sur et se détache de l’homme passionnel, irrationnel ; il importe de
constater que selon eux l’homme en tant que l’être rationnel et raisonnable devrait
mener une lutte perpétuelle contre l’instinct, la passion, les affects ; mais que ces
caractères préréflexifs qui proviennent de sa corporéité et qui ne se laissent pas
être déterminés par la raison, sont considérés comme une animalité, l’un des
visages de l’énergie indéterminée du corps-magma, et comme ce qui devrait être
dompté par la raison du fait de sa force débordante. Nous pouvons dire que pour
les philosophes occidentaux la morale est en quelque sorte la manière dont
l’homme essaye de conquérir sa partie indéterminée qui s’opère dans l’infini
négatif ; et qu’en ce sens l’homme moral est un conquistador du corps-magma,
même s’il me semble que sa mission soit vouée à l’échec contrairement à la grande
187
ambition du projet rationnel élaboré par les philosophes occidentaux. Car ils se
sont trompés de la carte qui ne respecte guère la cartographie spécifique du corpsmagma, et de ce fait qui ne mène nulle part ; et il faudrait noter que le corpsmagma n’est point quelque chose de maîtrisable par la raison, mais ce qui est par
excellence hors de maîtrisable, et ce qui est capable de dévorer, de disloquer
l’univers ordonné de la raison. En ce sens la volonté, faculté de désirer, se rapporte
au corps-magma qui diffuse l’affect, la sensibilité et l’instinct, etc. ; et celle-là ne
peut être constituée que du perpétuel mouvement de conflit entre de diverses
tendances, lequel est dirigé par la volonté de puissance, non point par la raison.
Nous pouvons constater que de la même façon que l’entendement nécessite l’unité
synthétique des diverses perceptions, la raison dans l’usage pratique nécessite
l’unité synthétique des diverses tendances, laquelle est le sujet pensant et
rationnel, et laquelle s’occupe de les ordonner selon les règles déterminées ; mais,
comme nous l’avons vu dans de chapitres précédents, si ce point central
égologique est supprimé, n’est qu’une fiction de l’esprit, et si la conscience se tient
sans sujet, en quoi consisterait-il l’acte moral ?
Nous allons d’abord examiner ce qui constitue l’acte moral au sens kantien
afin de comprendre dans quelle mesure la raison prétend agir sur les facteurs
affectifs et pathologiques, et de montrer que la moralité est l’une des notions,
construite par l’aspiration de l’homme au monde intelligible. Selon Kant, l’homme
ne se contente pas de se soumettre à la loi de la causalité naturelle qui règne sur le
monde des phénomènes, et il est intéressant de remarquer que vouloir se détacher
de cette chaîne de la nécessité naturelle est une aspiration au monde intelligible de
même que l’homme de caverne veut se délivrer de la chaîne du monde des
apparences ; l’homme, notamment celui passionné de la raison, philosophe, aspire
tant à dépasser le monde sensible duquel relève sa corporéité, et à atteindre le
monde intelligible que l’esprit ou l’âme serait le seul moyen de rejoindre. La notion
de moralité est née dans ce contexte de la tradition dualiste répandue dans
l’histoire de la philosophie occidentale ; et il faudrait noter que l’idée de l’homme
moral est construite et élaborée par l’ambition de dépasser la limite du sujet
empirique. En distinguant le monde des phénomènes de celui de l’intelligible, Kant
essaye d’insérer une nouvelle causalité autre que la causalité naturelle des
phénomènes en vue de détacher l’homme de la chaîne de la causalité naturelle et
188
de le faire suivre une nouvelle loi autre que la loi de la nature. Vouloir briser la
chaîne de la nécessité causale de la nature signifie vouloir y introduire la liberté
humaine qui permet de distinguer l’homme des animaux et des phénomènes de la
nature ; ce qui préoccupe Kant, c’est que quel facteur pourrait être un élément
différentiel qui rend l’homme absolument distinct des animaux et d’autres êtres de
la nature, et en ce sens, nous pouvons dire que la question de la liberté au sens
moral joue un rôle de l’élément différentiel de l’homme rationnel par rapport aux
autres êtres empiriques. Qu’est-ce qu’implique vouloir conférer à la volonté une
nouvelle forme de loi, distincte de la loi de la causalité naturelle ? Cela implique
que Kant essaye de proposer au sujet de la constitution d’un acte moral un
ensemble de règles, qui s’articule dans une loi de causalité spécifique et
distincte afin que la volonté soit nécessairement soumise à cette loi ; mais pour
quelle raison le philosophe allemand introduit-il encore la notion de loi au
domaine éthique ? Si l’on l’observe de plus près, on parvient à constater que si la
liberté consiste à se détacher de la loi de la causalité naturelle, produite par
l’entendement, celle-là se présente néanmoins dans le mode d’un autre type de
causalité-« causalité libre »- produite par la raison, et que, aussi bien dans le
domaine théorique que dans le domaine pratique, la loi permet de réguler les
divers selon l’ordre déterminé et de ce fait de les soumettre à une causalité qui a
pour fonction d’expliquer et de rendre intelligible leur mécanisme et de les inscrire
dans l’ordre de la nécessité. Nous pouvons dire qu’en ce sens l’introduction de la
loi dans le domaine pratique vise à inscrire un acte libre au sens moral dans l’ordre
de la nécessité, non point celui du hasard, et que même la notion de liberté se
combine dans une loi de causalité libre. Dans quelle mesure la loi éthique est-elle
conçue chez Kant? J. Rogozinski précise dans Le don de la loi, Kant et l’énigme de
l’éthique « la dérivation analogique de la loi pratique à partir du concept de loi en
général » 239 de la nature ; et à savoir que chez Kant le modèle de la loi éthique n’est
rien d’autre que la loi de la nature dans la mesure où on peut trouver un certain
rapport analogique entre les deux : premièrement, ces deux lois sont forgées par la
faculté du sujet : de même que la loi de la nature est produite par la faculté de
connaître, entendement, la loi éthique est produite par la faculté de penser,
raison ; et deuxièmement elles sont valables pour tous les êtres raisonnables, dotés
) J. Rogozinski, Le don de la loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, PUF, 1999,
p. 65.
239
189
de la faculté adéquate tels que l’entendement et la raison ; à savoir elles sont
admises d’une manière universelle par tous les sujets rationnels capables de
produire la même forme de loi. Lorsqu’une volonté est soumise à la loi de causalité
libre, forgée par la raison, on peut dire qu’elle est une volonté libre au sens moral,
laquelle ne dépend pas de la causalité naturelle liée à la corporéité, mais seulement
est déterminée par le seul facteur étant la raison, et que la loi de la raison se
présente sous forme d’un impératif catégorique dans la mesure où, comme le note
Descartes, la volonté étant le jeu de tension entre de multiples tendances est
confrontée à ce qu’elle doit vouloir, dicté par la raison, et où ce qu’elle doit vouloir
prime sur ce qu’elle veut de même que la raison prime sur le corps dans le domaine
pratique ; et où le conflit entre plusieurs facteurs qui composent et animent la
volonté, recule devant une sentence d’un juge étant la raison qui nous impose de
suivre impérativement la loi de causalité libre. Il importe de remarquer qu’il s’agit
ici de la volonté, faculté de désirer, qui est l’objet du jugement moral, non point de
l’effet de l’acte, produit par la volonté, et qu’en ce sens la volonté est considérée
comme l’intention d’un acte, qui se définit comme une cause pratique, et chez Kant
la volonté en tant qu’une cause pratique est assimilée indéniablement à un sujet
pratique intégral doté de la raison. Comme le remarque J. Rogozinski, dans la
Critique de la raison pratique de Kant, le cogito, sujet connaissant et pensant, se
glisse dans le sujet pratique, dans la mesure où le sujet pratique en tant que la
volonté libre devrait être absolument conscient des composants de sa propre
volonté afin de déceler si sa volonté, élément constitutif du sujet pratique, soit
déterminée par la raison ou soit affectée par la corporéité sensible comme le désir,
l’instinct, etc. De là nous pouvons constater que Kant suppose déjà le fait que le
sujet pratique en tant que l’héritier du cogito, a une conscience lucide et
rationnelle qui est capable d’inspecter tout ce que la volonté veut ; mais qu’en fait
cette conscience rationnelle ne peut scruter que ce que la volonté doit vouloir, et ne
peut transpercer l’opacité redoutable de ce que la volonté veut. C’est là où se pose
le problème de la volonté chez le sujet pratique : même si Kant essaye d’éloigner ce
dernier de ce danger indéniable en distinguant nettement une « pure volonté
intelligible » qui est indépendante de l’expérience sensible, déterminée par la
raison, et qui constitue le sujet pratique, et une volonté impure « affectée de désirs
sensibles » 240 et qui constitue le sujet empirique, le sujet ne peut connaître tous les
190
composants réels de ses mobiles, lesquels se glissent secrètement dans la volonté
soi-disant pure « en simulant la loi morale sous le masque du devoir » 241. Car la
faculté de désirer dépasse la faculté de penser dans le sens où la raison, conscience
rationnelle, ne peut intercepter tous mouvements changeants, indéterminés du
vouloir, constitués du flux du corps-magma ; et la raison ne peut déterminer une
volonté d’une manière définitive du fait qu’une volonté, jeu de tension entre des
tendances, continue en effet à osciller et à vibrer discrètement sans que la raison le
rende compte. Le jeu de dissimulation et de simulation de la volonté, lié à la
corporéité, risque de perturber sérieusement l’ordre de la loi éthique défendue par
les philosophes occidentaux ; puisque cela montre la faillibilité de la raison dans
l’usage pratique, qui consiste à être incapable de déceler exactement ce qui
provient du dedans et ce qui provient du dehors à l’égard de la composition de la
volonté, et que dans ce cas la prétendue pureté de la volonté, qui était l’une des
conditions principales d’un acte moral, est complètement remise en cause. C’est en
ce sens que l’examen généalogique, à savoir « l’enquête de la nature psychophysiologique »
242
,
sur l’origine de la morale, mené par Nietzsche, est
remarquablement judicieux dans la mesure où il met les motifs qui composent la
volonté, en l’observation psycho-physiologique, non point en l’observation
rationnelle, afin de révéler la source instinctive et corporelle des évaluations des
valeurs morales ; de ce fait si l’on analyse de plus près la moralité prétendue, celleci n’est constituée que de motifs, d’intentions « immoraux », engendrés et animés
par le corps-magma. Dans ce cas quelle place occupe-t-elle la corporéité dans la
philosophie morale européenne ?
Il importe de remarquer que dans l’histoire de la philosophie occidentale la
corporéité du sujet empirique est considérée non seulement comme le signe de la
soumission à la loi de la causalité naturelle mais aussi comme le facteur
relativement extérieur par rapport à l’esprit censé être le facteur absolument
intérieur. Si la corporéité diffuse l’affect, les sentiments, l’instinct et les passions,
etc., l’esprit comme entendement et raison, opère la réflexion, le concept, la
) J. Rogozinski, Le don de la loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, PUF, 1999,
p. 87.
240
241
242
) Ibid., p. 76.
) Constantinides Yannis, Nietzsche, Paris, Hachette, 2001, p. 81.
191
catégorie, etc. ; pourquoi la corporéité est censée être le facteur extérieur alors que
l’esprit est considéré comme le facteur intérieur, et d’où provient de cette
distinction ? Dans l’histoire de la philosophie occidentale la thèse du dualisme
entre corps et âme occupe une place centrale : comme nous l’avons déjà vu
précédemment, depuis Platon la corporéité est considérée comme ce qui est
changeante dans le temps, donc comme ce qui est périssable, vouée au monde des
phénomènes, des apparences alors que l’esprit ou l’âme est considéré comme ce
qui est immuable, atemporel, et comme ce qui réside dans le monde de
l’intelligible ; de ce fait la corporéité est censée être un facteur superficiel et
secondaire par rapport à l’esprit qui semble immuable, stable en tant que son
facteur principal, essentiel et inhérent. Et chez Descartes, ce qui constitue le sujet
pensant, cogito, est l’esprit rationnel, et dans le doute radical, le corps est supposé
comme absolument extérieur au sujet pensant tels que la table devant nous, le mur
à côté de cette table, lesquels nous entourent, mais qui ne constituent point, ne
détermine point l’attribut principal du sujet pensant ; pour le philosophe français
le rapport du corps et de l’âme est un rapport de maîtrise comme celui d’une
machine et d’un ingénieur. En ce sens, nous pouvons dire que l’homme rationnel
est assimilé à l’esprit qui contrôle le corps-machine, et que cela suppose le fait que
le corps-machine implique une distance inévitable avec le Je pense, se situe plus
ou moins à l’extérieur du cogito ; les philosophes imaginent un pilote-ingénieur
étant l’esprit à l’intérieur du corps-machine, mais je me demande si cette
conception du corps et de l’esprit n’est pas erronée. Comme le remarque Nietzsche,
si le rapport de maîtrise entre corps et âme est totalement renversé, qu’est-ce qui
se passerait ? Le corps n’est plus un simple corps-machine qui est en soi inerte
sans l’intervention de l’esprit, mais un corps-magma qui est le flux indéterminé et
mouvant de l’infini négatif, et le sans-fond immanent capable d’éclater et de
bouleverser des couches superficielles étant l’esprit. Ici il importe de constater que
l’esprit ou l’âme se situe au niveau des couches superficielles par rapport au corpsmagma qui les produit et réorganise leur agencement ; et que le primat de l’esprit
sur le corps est intégralement remise en cause ; la thèse de l’extériorité du corps et
de l’intériorité de l’esprit n’est plus tenable dans la mesure où c’est le corps-magma
qui commande, produit l’esprit-couche. Dans ce cas la notion de sujet pensant en
tant que le garant de la vérité, est un effet illusoire de l’esprit-couche ; de ce fait la
conscience se détache de la fantasmagorie du point central égologique, elle
192
consiste en un mouvement divergeant qui rend dynamique et indéterminé le jeu de
tension entre de multiples tendances et de diverses forces. En ce sens vouloir
déterminer la volonté par la seule raison est une tentative vouée à l’échec dans le
sens où la raison n’est rien d’autre que ce que le corps-magma produit ;
l’autonomie de la volonté, qui consiste à « se soumettre seulement au
commandement de la raison pratique, indépendamment de tout mobile
sensible » 243 n’est qu’une fiction de l’esprit-couche. Et, comme nous avons vu
précédemment, la volonté consiste en le jeu de tension entre de diverses tendances
tels que le désir, l’affect, l’instinct et les passions, la réflexion, etc. ; et ce qui
détermine la volonté en termes de la décision d’un acte, c’est la volonté de
puissance, qui consiste à en tirer la combinaison des forces la plus intense, non
point la raison qui a pour but de réguler la volonté d’une manière unilatérale et
formelle. Nous pouvons dire que c’est l’acte créatif animé par la volonté de
puissance, lequel est capable de briser la chaîne de la modalité de cause-effet, et d’y
introduire le nouveau ; et que cela n’implique point une nouvelle forme de loi
quelconque contrairement à l’acte moral au sens kantien, qui implique une
nouvelle loi de la raison ; car le corps-magma refuse et dépasse toute forme de
structuration qui consiste à analyser son mécanisme et à prévoir ses
fonctionnements, et son désordre indéterminé et pré-synthétique le rend
immaîtrisable par l’esprit tels que l’entendement et la raison, et montre sa
dimension irréductible et redoutablement indéterminée.
Même au sein de la raison nous avons déjà constaté certaine faillibilité dans
son usage pratique : même si Kant pense que ce n’est pas la raison humaine qui
prescrit la loi éthique, et que celle-ci nous est donnée, révélée au mode d’une
obligation « en déterminant immédiatement la volonté » 244 de même que les
philosophes occidentaux croyaient que la voix de la conscience nous appelle lors
d’une décision d’un acte moral, la raison est insuffisante de devenir le seul principe
déterminant de la volonté morale, et c’est non seulement parce que le déguisement
de la volonté « impure » devient si raffiné que nous risquons de nous tromper de la
) M. Godin nous livre ainsi la définition de l’autonomie de la volonté chez Kant
dans son Dictionnaire de la philosophie (Paris, Fayard, 2004, p. 129).
243
244
92.
) J. Rogozinski, Le don de la loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, Puf, 1999, p.
193
véritable intention d’un acte, mais aussi parce que la moralité elle-même consiste
en un jeu de déguisement de ses désirs en intention pure et un jeu théâtral de
simulation de bienveillance, lesquels résident à feindre vouloir sans rien désirer,
mais est en effet une forme de désir le plus virulent de l’homme, qui vise à incarner
ou au moins à semblant d’incarner une valeur suprême attribuée par la collectivité
humaine tel que le bien et y jouant le rôle de l’élément différentiel en vue de se
distinguer des autres, de les dominer, et de se rendre intégralement conforme à
l’ordre établi de la société. J. Rogozinski met en question la thèse principale de la
philosophie morale de Kant, d’après laquelle « la Loi éthique détermine
immédiatement la volonté à agir » : il pense que « la synthèse pratique de la Loi et
de la volonté » n’est fondée sur aucune déduction, et que de ce fait « la possibilité
réelle de l’impératif catégorique » lequel dicte la soumission de la volonté à la Loi,
n’est point prouvée245 . Lorsque Kant insiste sur le fait que la Loi éthique est
donnée à notre conscience finie sous le mode impératif en tant qu’un « fait de la
raison », Rogozinski nous suggère de demander s’il n’y aurait pas de risque d’« une
fausse conscience de la Loi, appel d’une pseudo-loi impure s’imposant comme une
loi ». Il est vrai que ce doute pratique qu’il exerce est légitime dans la mesure où
rien ne garantit que nous puissions savoir exactement en quoi la conscience de la
Loi consiste. Nous pouvons penser que la puissance du corps-magma agit
constamment sur celle-là puisque, comme nous l’avons vu dans de chapitres
précédents, toute forme de conscience est le résultat d’une cristallisation du flux de
corps-magma ; et que le primat du corps-magma sur l’esprit conscient et rationnel
consiste à montrer que ce dernier n’est point ce qui est transcendant au corps,
mais ce qui est complètement immanent à et dépendant de celui-ci, et que le lieu
d’inscription de l’esprit ou de la conscience est toujours le corps lui-même, non
point en dehors de ce dernier tel que les philosophes imaginaient à tort le monde
intelligible et transcendant, auquel appartient l’esprit d’une manière intégralement
séparée du corps. Il importe de noter que la notion de conscience de la Loi éthique
suppose la voix de la Conscience qui est toujours lucide et transparente de ses
intentions et qui n’implique aucune opacité de même que le Cogito, détenteur de la
conscience lucide et rationnelle, consiste à aplanir l’irrégularité et la complexité
des reliefs et des plis de ses pensées afin d’y extraire la ligne directive de celles-ci
245
) Ibid., p. 95.
194
d’une façon simplifiée, et de rendre intelligible, visible ses intentions sur la surface
conscient du Cogito ; mais que si la notion de sujet est déjà profondément clivée
dans la structure stratigraphique du Moi, où le flux souterrain du corps-magma
forme et renverse les couches superficielles étant l’esprit ou la conscience, et où le
pli et les reliefs de ses pensées y compris le vouloir, la réflexion, le sentir, etc.,
gardent toute leur complexité irrégulière et discontinue, formée par le flux du
corps-magma sans se soumettre unilatéralement à l’opération de nivellement ou
de l’aplanissement des pensées, exercée par la conscience-surface. Cela implique
qu’en fait, la Conscience n’est point une surface aplanie et lisse, où aucune fissure
ou aucun pli n’est présent, mais est en elle-même formée et marquée de la fissure
stratigraphique du moi provenant du flux indéterminé du corps-magma. En ce
sens la voix de la conscience ne se rapporte pas seulement à l’unique appel de la
raison ou de la Loi, mais transmet aussi les diverses ondes sismiques du flux du
corps-magma, est en effet multiple et sans cesse partagée ; de ce fait la conscience
de la Loi, assimilée à la voix de la Conscience, comporte toujours le risque d’être
perturbée par de diverses ondes inaudibles du corps-magma, et de répondre à un
appel de la voix de l’Autre qui réside dans la conscience elle-même. Dans ce cas,
comme le constate Rogozinski, la notion de volonté pure déterminée
immédiatement par la seule Loi éthique n’est qu’une « illusion de la raison » ; et J.
Rogozinski nous expose ingénieusement les trois illusions de la raison pratique
dans le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique : premièrement, lorsqu’une
disposition pathologique et affective perturbe, simule la voix de la Loi, une fausse
conscience pratique est possible, et c’est la première illusion de la raison pratique,
la « dis-simulation de la Loi », produite par l’impureté inhérente de la raison
pratique ; deuxièmement, même si l’appel est adressé exclusivement par la Loi,
cela ne garantit pas que l’on est capable de comprendre exactement le sens de
l’appel, et la compréhension du devoir prescrit par la Loi peut être faussé, erronée,
c’est la seconde illusion de la raison pratique, « la défiguration de la Loi », produite
par l’insuffisance de la raison pratique ; troisièmement, si la Loi nous prescrit un
devoir qui est impossible à réaliser dans ce monde, ce devoir reste inaccompli, c’est
la troisième illusion de la raison pratique, la « défaillance de la Loi », produite par
l’incohérence de la raison pratique 246 . Rogozinski vise à remettre en cause la
246
) Ibid., p. 99.
195
moralité des actions, censée être dictée par l’impératif catégorique qui nous
impose la soumission immédiate de la volonté à la Loi, en montrant la faillibilité
de la Loi, déclenchée par la faute de la raison pratique ; et il est vrai que sa critique
de la moralité kantienne des actions est judicieuse dans le sens où il réexamine en
détail la validité et le fonctionnement de la Loi éthique, que Kant n’a pas donné la
peine de vérifier rigoureusement en raison de son aveugle conviction envers la Loi
éthique ; et il ne suffit pas de montrer que la Loi nous est donnée, mais il faudrait
examiner et démontrer dans quelle condition elle nous est donnée, et dans quelle
mesure nous pouvons connaître le contenu du devoir qu’elle prescrit, et si nous
pouvons réaliser ou pas ce devoir d’une manière effective. Nous avons déjà discuté
l’impureté inhérente de la raison pratique, la présence immanente du corpsmagma en la raison elle-même ; et l’insuffisance de la raison pratique bloque « le
passage immédiat de la conscience de Loi à la connaissance de la Loi et du
devoir », et, comme le précise Rogozinski, « nous pouvons reconnaître l’autorité de
la Loi sans pour autant savoir ce qu’elle ordonne » 247, dans ce cas le contenu du
devoir nous resterait indéterminé, et son orientation n’est point indiquée, et la
raison pratique humaine n’est pas suffisante à nous conférer directement une
connaissance immédiate du devoir, nous oblige alors à nous avancer dans l’opacité
en tâtonnant ; et l’incohérence de la raison pratique nous ordonne une mission
impossible à accomplir dans ce monde effectif, et même si Kant veut remédier
cette défaillance de la Loi en inventant un monde intelligible et transcendant où
cette mission impossible trouve sa possibilité de s’accomplir, cette réponse n’est
point satisfaisante dans le sens où le recours au monde transcendant prouve
davantage l’impossibilité réelle de la réalisation du devoir dans un monde
immanent, et, comme l’indique Rogozinski, accompagnés de la conscience de la
Loi, nous ressentirions encore « un sentiment d’une radicale indétermination » 248
par rapport à sa provenance, à son contenu et à son sens. Nous pouvons dire que
l’homme qui décide à accomplir un acte, ne peut se réjouir de la détermination
éminente de sa propre volonté par la Loi, mais est condamné à s’avancer dans une
opacité la plus redoutable en tâtonnant le terrain rigide d’indétermination ; en ce
sens, l’homme est toujours confronté à l’infini négatif, sans-fond immanent, où
aucune direction ne lui est donnée préalablement, et où devant l’immense liberté
247
248
) Ibid., p. 100.
) Ibid., p. 101.
196
sans loi, chaos, l’homme essaye d’utiliser la raison pratique afin d’en puiser une
forme de loi susceptible de déterminer une direction d’un agir, et d’y conférer une
logique de nécessité, qui sert d’une explication rationnelle ; mais nous parvenons à
remarquer que la raison pratique humaine ne peut nous attribuer une telle Loi qui
ôte toute menace perpétuelle de l’infini négatif.
197
Ш-2
La question du mal radical en considération du rapport de la
volonté à la Loi
La
liberté
sans
loi,
chaos,
nous
apparaît
tout
simplement
« monstrueuse » 249, du fait de son irreprésentabilité et de son indéterminabilité,
qui ne se subordonnent ni à une règle de synthèse, ni à aucun ordre. Ici le flux de
divers se disperse dynamiquement sans se réduire à des lois de nécessité, qui a
pour fonction d’ordonner l’agrégat du divers selon l’unité synthétisante et les
catégories ; et, comme nous l’avons vu précédemment, ce moment d’excès primitif
peut être assimilé à celui de l’imagination pré-synthétique qui se définit comme
249
) S. Žizek, Le sujet qui fâche, Paris, Flammarion, 2007, pp. 65-93.
198
« la libre faculté-arbitraire de briser les images et de les combiner de manière la
plus libre » 250 ; il importe de voir que cette liberté illimitée et désordonnée de
l’imagination pré-synthétique dérange, trouble beaucoup de philosophes
occidentaux : notamment Kant essaye de passer sous silence cet aspect
indéterminé et négatif de l’imagination qui évoque indéniablement le redoutable
infini négatif. Puisque Kant pense que la notion de liberté se rapporte à un autre
type de causalité, qui s’articule dans une logique de nécessité dictée par la Loi
éthique, et que de ce fait la liberté sans Loi n’est point concevable, et que la liberté
au sens moral se présente toujours sous le mode de causalité de Loi éthique. Dans
ce cas nous pouvons dire que la liberté sans Loi, qui ne se réduit à aucun réseau de
nécessité, peut être considérée comme une pure immoralité du fait de sa
caractéristique insoumise à la Loi ; et que c’est l’irruption du hasard et du
contingent, qui y forme une irrégularité créatrice consistant à défaire et à renverser
une logique de causalité nécessaire, et qui mène le mouvement primitif du divers
dans un état d’indétermination. Il est indéniable que la liberté sans Loi apparaît,
au yeux des philosophes, quelque chose d’inconcevable ou d’irreprésentable du fait
qu’elle est l’inverse de toute activité synthétique laquelle constitue l’opération clé
de la pensée et laquelle sert à transformer le flux de multiplicité chaotique en une
« réalité » ordonnée, conforme aux cadres cognitifs de la pensée, et qu’elle est ce
qui dépasse la représentabilité cognitive de l’homme, consistant en l’opération de
synthèse, et renverse l’ordre de synthèse, les règles de catégorisation conceptuelle.
Dès lors, son indomptabilité et son immaîtrisabilité par aucune loi leur semblent
extrêmement dangereuse à tel point que la liberté sans Loi s’assimile au Mal
diabolique chez Kant et à « la nuit du monde » chez Hegel ; c’est ainsi que
l’imagination pré-synthétique acquiert la dimension monstrueuse voire immorale,
qui consiste à disloquer tout système de loi. Car combiner les divers sans aucune
règle signifie implicitement imaginer un monde sans loi, et c’est dans cette
puissance créatrice anarchique que l’on voit l’éventuelle rébellion du Lucifer et de
l’homme absolument libre et insoumis.
Nous allons examiner la question du mal radical en considération du
rapport de la volonté à la Loi éthique, et de l’essence de la liberté. Si la liberté sans
Loi est considérée comme un mal diabolique, dépassant la représentabilité
250
) F. Hegel, La philosophie de l’esprit, p. 13-14.
199
synthético-rationnelle, en quoi consiste le mal radical ? Kant traite de cette
question dans son Essai sur le mal radical de 1792 ; le terme « radical » désigne
l’enracinement du mal dans la liberté251, mais sa liberté s’opère toujours sous le
mode transgressif de la Loi, à savoir que le mal radical se définit comme une
liberté contre la Loi ; comme le précise brillamment Rogozinski, la liberté contre
Loi n’est pas identique à celle sans Loi dans le sens où le mode opératoire de cette
première n’est possible que dans un rapport intime, inséparable de la volonté à la
Loi puisque pour décider d’agir toujours contre la Loi, il faudrait que la volonté
s’oppose consciemment à la Loi sans quoi le mal radical perd son critère de
transgression. Ici nous pouvons constater que selon le rapport de la volonté à la
Loi il y a deux sortes de volonté, l’une est la volonté soumise à la Loi, l’autre la
volonté insoumise à la Loi ; mais que curieusement quelque soit la nature de sa
relation à la Loi-soumission ou transgression-, la liberté y règne pour autant, et
que dans ce cas la condition de possibilité de liberté n’est point la soumission de la
volonté à la Loi, mais seulement la forme de la mise en rapport de la volonté à la
Loi. Et il faudrait pourtant préciser que selon la nature de sa relation à la Loi il y a
deux sortes de liberté : l’une est la liberté morale, l’autre la liberté immorale ; et
que dans le second cas la volonté en question est plutôt un arbitre qui est un
« pouvoir indéterminé de choisir et de vouloir une chose ou bien son contraire, et
par conséquent d’agir ou bien ne pas agir […] selon son vouloir » 252, et qui laisse à
son vouloir une marge de liberté indéterminée dans le sens où rien ne lui oblige à
suivre certaines règles préétablies, et où c’est l’arbitre qui est invité à chercher sa
propre direction en tâtonnant plusieurs choix et en explorant à nouveau des
valeurs. Nous pouvons remarquer que dans la liberté immorale c’est cet arbitre qui
choisit d’agir toujours contre la Loi, est orienté vers le mal radical, et qui effectue
volontairement, consciemment le mal ; et que cet arbitre transcendantal qui
conditionne nos choix pour la transgression de la Loi, peut oser à défier
catégoriquement la Loi, et se réjouit d’une intimité indéniable de son rapport
perverti à la Loi. Car tant que la volonté ou l’arbitre tient un rapport avec la Loi,
quelque soit la nature de leur relation -soumise/pervertie-, la liberté peut être
) J. Rogozinski commente minutieusement l’argument kantien sur la question du
mal radical dans Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique, p. 274.
251
) La définition du « libre arbitre » dans Le Dictionnaire de la philosophie de C.
Godin, p. 97.
252
200
procurée ; de même que nous ne saurons nier que la soumission catégorique de la
volonté à la Loi nous procure un sentiment d’obéissance et d’abandon le plus
intense, à savoir un plaisir masochiste, la liberté morale que nous procurons dans
ce rapport de soumission totale s’assimile implicitement à un plaisir d’être dominé
entièrement par le maître absolu, Loi et à une extase quasi-religieuse dans laquelle
l’homme réussit enfin à se délivrer de l’emprise de ses désirs égoïstes en rejoignant
intiment à la Loi. Le rapport perverti de l’arbitre à la Loi réside dans une
transgression et une violation permanente de la Loi, et le dominant n’est plus la
Loi ; et de la même façon que ce rapport perverti nous procure indéniablement un
sentiment de puissance démesurée et de provocation sans limite, à savoir le plaisir
sadique, la liberté immorale que nous procurons dans ce rapport de domination
pervertie, se rapproche à un plaisir de faire souffrir l’autre toujours et
volontairement, et d’agir solennellement contre lui ; la haine de la Loi, qui était
refoulée dans le rapport de soumission forcée de la volonté à la Loi, est enfin
révélée, et l’homme prend plaisir cette fois à se venger contre la Loi.
Rogozinski remarque le rôle de la raison dans l’exercice du mal radical à
partir de la lecture de la Religion dans les limites de la simple raison de Kant ; il
écrit ainsi dans Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique :
« Si la raison donatrice de Loi pouvait se « libérer » de sa Loi, il faudrait lui
reconnaître l’inquiétant pouvoir de s’opposer « en rebelle » à la Loi, sans cesser
pour autant d’être raison et libre volonté […] » 253.
Même si Kant dénie « l’hypothèse d’une raison maléfique » qui exerce toute
sa volonté au service du mal, dans la mesure où cela n’est pas applicable à l’homme
comme quelque chose d’inhumain du fait de son extrémité quasi-diabolique, et où
la synthèse de la volonté libre et de la raison hors de la Loi lui semble logiquement
contradictoire et impossible, le rapport perverti de la volonté à la Loi nous désigne
que la raison pratique peut se détourner de la voie indiquée de l’obéissance à la
Loi, est capable de frayer ses propres chemins vers la Loi en vue d’expérimenter
toute forme de rapport de la volonté à la Loi ; et qu’ici la Loi devient pour la raison
pratique une zone-limite à franchir, à déterritorialiser ; et que son goût prononcé
) J. Rogozinski, Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, Puf, 1999,
p. 279.
253
201
pour le défi ose à s’affronter à la Loi, et que son audace de vouloir renverser le
rapport de pouvoir entre la Loi et lui, la pousse à s’aventurer dans une liberté
vertigineuse. C’est en ce sens que la raison pratique peut délibérer un acte libre et
volontaire de toujours aller contre la Loi, et que la transgression de la Loi serait ici
les règles d’or d’une nouvelle loi établie par la raison pratique. Celle-ci mène une
guerre contre la Loi éthique au nom d’une nouvelle loi de révolté, et comme le
remarque Rogozinski, « l’hypothèse de la volonté absolument mauvaise, raison
maléfique », n’y est point repoussée ; il s’énonce de la manière suivante dans son
livre :
« L’universalité de la Loi n’interdit aucunement de concevoir une volonté
diabolique qui se ferait une « loi » de s’opposer universellement à la Loi » 254.
Cela implique que le lieu d’inscription du mal radical n’est pas loin du site
de la Loi, mais le site même de la Loi dans la mesure où le mal radical dispose du
même mode d’institution législatrice étant la raison et où il suit catégoriquement
ses maximes de s’opposer à la Loi, et qu’ici la raison pratique a le pouvoir de
transformer l’impératif moral« tu dois » en l’impératif immoral « tu ne dois pas »
afin de fonder une nouvelle loi sur le principe contre la Loi. Cette radicalité du mal
consiste aussi bien en sa liberté immorale et insoumise qu’en sa délibération
rationnelle pour aller contre la Loi. Mais Kant refuse d’accepter la possibilité du
mal radical en l’homme car non seulement ce dernier étant un être fini n’est pas
capable d’exercer un tel pouvoir audacieux contre une instance infinie telle que la
Loi éthique, et de supporter la vitesse vertigineuse de la liberté illimitée qui
transgresse la loi de gravité de la morale ; mais aussi le philosophe allemand veut
fonder une éthique sur « l’espoir d’un retour au bien », dont l’existence du mal
radical détruira la possibilité. Dans ce cas est-ce que nous sommes éloignés du
danger du mal radical ? Mais il y a une autre sorte de mal qui jette encore
de
l’ombre menaçant au fondement de la morale kantienne.
Kant le nomme « mal du mal », en quoi consiste-t-il ? Rogozinski nous livre
la description remarquable du concept de « mal du mal » dans son livre : alors que
le mal radical que nous venons de mentionner s’origine dans « un acte de
254
) Ibid., p. 280.
202
liberté » 255 qui est délibéré par le sujet conscient et rationnel, et de ce fait est ce qui
est revendiqué comme un acte volontaire d’aller contre la Loi, ce second type de
mal use d’une autre stratégie beaucoup plus menaçante dans le sens où il
revendique sa légitimité dans la Loi elle-même, non point hors de celle-ci, et où il
est fortement « soutenu par l’illusion pratique d’une soumission à la Loi » 256. Dans
le second cas du mal, le rapport de la volonté à la Loi ne semble pas de prime
abord être perverti dans le sens où le sujet pratique est persuadé de suivre
fidèlement la Loi, n’a aucune volonté malveillante ou audacieuse d’aller contre
celle-là ; dans ce cas en quoi consiste-t-elle l’extrémité de ce mal renommé « mal
du mal » ? Comme nous l’avons vu précédemment, Rogozinski pense que la
donation de la Loi dans notre conscience ne peut nous livrer forcément la
connaissance de ses obligations : le fait de reconnaitre simplement qu’il y a la Loi
qui nous appelle, ne suffit pas pour nous à rendre compte du contenu concret de
ses obligations ; et que l’impératif catégorique qui nous dicte de suivre et d’obéir à
la Loi éthique, ne nous désigne ni la direction spécifique de nos comportements, ni
le contenu concret des devoirs moraux, mais fonctionne seulement comme une
formule formelle de la moralité, restant invariable, vide de contenu ; et de ce fait il
est probable que l’homme puisse se tromper du sens de l’obligation que la Loi
prescrit, tout en croyant se soumettre entièrement à la Loi. Ici il importe de noter
que d’après Rogozinski certes, c’est la Loi qui nous a appelé, mais que notre
compréhension des devoirs et notre réponse sont faussées ; et que « la défiguration
de la Loi » semble résider tout d’abord dans l’insuffisance de notre raison pratique.
L’homme qui croit répondre correctement à l’appel de la Loi, peut se diriger vers la
fausse voie de l’obligation, subtilement déviée par la disposition pathologique ;
même si la volonté est déterminée par la seule raison pratique sans être perturbée
par d’autres facteurs affectifs et instinctifs, cela ne nous ôte pourtant pas le risque
éventuel de décider à accomplir un acte de devoir qui n’est pas tout à fait conforme
aux obligations prescrites par la Loi, et on est susceptible d’effectuer
involontairement l’acte immoral au nom de la Loi tout en croyant fermement à
accomplir un devoir moral ; quelle horrible situation, et d’où provient cette
faillibilité ingérable du côté de la raison pratique mais aussi de la Loi elle-même ?
255
) Ibid. p. 287.
256
) Ibid., p. 296.
203
Nous pouvons constater que la pureté de la volonté ne peut nous garantir
directement l’accomplissement d’un acte moral, et que de ce fait la volonté pure
apparaît insuffisante pour devenir la condition sine quoi non de la moralité.
Rogozinski n’hésite pas à montrer de la stupéfaction devant ce nouveau visage du
mal indéfinissable :
« […] si la décision du mal ne relève ni d’une transgression délibérée ni
d’un défaut de volonté, échappant aussi à tous nos critères de jugement
(moral) » 257.
Je vous suggère d’analyser d’une manière profonde le mécanisme du second
type de mal : dans le rapport de la volonté à la Loi, ici la volonté est déterminée par
la raison pratique qui nous impose la soumission à la Loi, jusque là tout semble
être encore bien régulé ; mais dans le mécanisme de la soumission à la Loi, il y a
une distorsion qui apparaît au niveau de la compréhension du sens des obligations
et qui perturbe la communication exacte entre la volonté pure et la Loi. Il importe
de noter que ces deux dernières ne sont pas connectées directement pour autant
que les informations détaillées sur la Loi telle que la connaissance de ses
obligations, etc., ne soient pas indiquées immédiatement à la volonté pure ; il en
faudrait un agent ou réseau intermédiaire qui aide la communication entre les
deux dispositifs de même que deux neurones nécessitent les synapses qui jouent le
rôle du point de jonction, consistant à transmettre l’influx nerveux entre les deux
par le biais des hormones neuronales (voir le schéma suivant).
257
) Ibid. p. 285.
204
Nous ne saurions nier qu’ici le mécanisme de la communication entre la
volonté pure et la Loi, est comparé analogiquement à celui de la communication
entre deux neurones : entre la volonté pure et la Loi, il y a aussi les réseaux
intermédiaires qui fonctionnent non seulement comme des synapses qui servent à
circuler les informations diffusées de deux dispositifs, mais aussi comme un agent
actif qui décrypte le message selon le système du codage existant et interprète le
sens des messages transmises ; et c’est la raison pratique qui tisse les réseaux
interprétatifs en vue de rendre possible la communication entre la volonté pure et
la Loi, et qui traduit le sens du message, à savoir celui de l’obligation laquelle nous
oriente vers l’application et la concrétisation de la Loi au domaine pratique. Mais
dans ce processus il peut avoir une grave distorsion communicatrice, au niveau des
réseaux intermédiaires de raison pratique, qui consiste à mal interpréter le sens
des messages diffusés par la Loi, et la volonté pure y reçoit cette version de
l’obligation et l’exécute sans rendre compte de la défaillance du système. De ce fait
tout en croyant se soumettre impérativement à la Loi on accomplit un acte
immoral qui n’est point conforme à ses devoirs ; de là nous pouvons remarquer
que la distorsion communicatrice confère à la volonté pure « l’illusion de la
soumission à la Loi », puisque du point de vue de la volonté comme intention cet
acte n’est qu’un pur résultat de sa condition formelle de sujétion à la Loi, même
« jusque dans le mal », et que la volonté pure qui n’a pas d’autre liberté que celle
205
de soumettre à la Loi, ne peut suivre que même « la voix déformée du devoir » 258,
ressemblant à la voix du Malin Génie qui nous indique d’emprunter la voie
trompeuse tout en nous emprisonnant dans une profonde illusion d’atteindre la
voie de la vérité et du bien. De là nous pouvons constater que la déformation de la
Loi produite par la distorsion communicatrice ne semble pas vraiment affecter
l’autorité de la Loi, et que les hommes sont encore obligés de suivre les devoirs
mêmes déformés de la Loi ; dans ce cas il apparaît que le risque de commettre le
mal au nom de la Loi nous guette toujours tant que la volonté pure devient si rigide
et si inflexible qu’elle n’arrive pas à refuser de suivre des devoirs déformés de la
Loi : par exemple, dans le camp de concentration les employés allemands
n’arrivaient pas à dire « non » aux devoirs extrêmes et inhumains, qui leur
semblaient être pourtant dictés par la Loi, et la seule chose qu’ils pouvaient
accomplir, c’était la résignation totale de sa propre volonté et sa sujétion absolue et
aveugle à la Loi. Cela montre que la liberté prétendue « morale » implique le
risque de basculer à tout moment en l’assujettissement immoral ; Rogozinski est
aussi conscient de la conséquence désastreuse de la soumission absolue à la Loi
défigurée :
« Le mal le plus extrême s’y accomplit toujours au nom de la « loi »,
prétend obéir fidèlement aux « lois » immanentes de l’Histoire ou de la Vie qui
s’incarnent dans la volonté inflexible d’un Sujet- Parti ou Guide, Classe ou Raceet prescrivent l’impératif de la terreur et de l’extermination » 259.
Mais si nous regardons de plus près la distorsion qui provoque la
défiguration de la Loi, celle-là ne provient pas seulement de l’interférence
interprétative de la raison pratique, mais aussi d’une « haine cachée de la Loi » 260
qui est engendrée à cause de l’insoutenable condition de sujétion de la volonté et
qui attend le jour de sa revanche tout en résidant patiemment à l’intérieur de la
Loi. En ce sens cette haine accumulée contre la Loi autoritaire et despotique
distord, dévie discrètement le sens des devoirs afin de provoquer la schizophrénie
) J. Rogozinski, Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, Puf, 1999,
p. 284.
258
) Ibid., p. 284.
) Kant a remarqué que la sujétion absolue de la volonté à la Loi peut engendre en
nous ce sentiment de révolte intérieur, « haine cachée de la Loi ».
259
260
206
à l’intérieur de la Loi : la distorsion communicatrice est en quelque sorte une
stratégie indirecte mais d’autant plus machiavélique, qui vise à manipuler le
mécanisme même de l’instance suprême, au lieu de se rebeller directement contre
celle-ci, et pour ce faire elle utilise l’interférence de la voix de l’Autre comme la voix
de la Loi afin de dérouter la réception du message de la Loi et mais aussi de
« maintenir le système de la Loi dans le mal ». Dans ce cas la sujétion formelle de
la volonté à la Loi devient la condition même de sa « sujétion perverse » à la Loi
défigurée ; et il importe de remarquer que « ce mal du mal » n’est pas hors de
l’horizon de la Loi, mais y est intimement impliqué ; lorsque nous parlons de ce
mal extrême, cela nous renvoie à nous interroger sur son principe de fondement en
considération de sa relation à l’horizon de la Loi ; Rogozinski nous livre une
remarque ingénieuse sur ce point :
« Il s’agit de penser l’Autre de la Loi, l’instance adverse qui est au principe
du mal, comme son Autre, indissociable d’elle et impliqué dans sa donation » 261.
Son Autre, c’est le tort qui « donne un coup d’arrêt à la transcendance
pratique » vers la Loi et de ce fait qui a pour fonction de « circonscrire » la limite
de « l’horizon de la Loi » ; c’est dans ce contexte que le mal extrême fondé sur le
tort, est indissociablement impliqué dans l’horizon de la Loi. Poursuivons nos
arguments : d’après Rogozinski « l’opposition transcendantale de la Loi et du
tort » constitue l’horizon de la donation de la Loi, et ces deux instances distinctes,
voire opposées tissent une « coappartenance » transcendantale qui autorise le
« chiasme » :
« Sans la Loi, il n’y aurait pas de tort ; sans le tort la Loi n’est rien » 262 .
Il convient de dire que le tort en tant que le fondement du mal est constitué
de la synthèse perverse de la volonté et de la Loi : soit la volonté décide d’aller
contre la Loi, effectue le premier mal radical, mal volontaire et délibéré ; soit
c’est « la Loi qui se donne perversement au libre-arbitre comme la ‘‘loi’’ de son
tort » 263. Comme nous pouvons remarquer dans le second type de ce mal extrême,
261
) Ibid., p. 311.
262
) Ibid., p. 313.
) Ibid., p. 317.
263
207
c’est « la Loi qui se donne dans le tort, qui se donne comme tort » puisque c’est elle
qui nous dicte la sujétion absolue, aveugle de la volonté à tel point que cette
dernière la suive « jusque dans le mal », et qui, du fait de sa donation pathologique
effectuée par la haine cachée de la Loi, nous diffuse les devoirs déformés et déviés ;
en ce sens selon le point de vue de la donation de la Loi, le tort et la Loi ne sont que
« deux modes de donation opposés d’une même Loi ».
Nous avons discuté de la question du mal radical en considération de divers
rapport possible de la volonté à la Loi ; et la raison pour laquelle nous parlons du
mal radical réside profondément dans la volonté de remettre en cause le système
de l’évaluation des valeurs éthiques, à savoir la morale. Nietzsche nous suggère
vivement d’emprunter « les chemins de la liberté », qui visent à ébranler le
système des évaluations existantes et qui inciterait à réveiller « l’instinct de
liberté » laquelle ne se réduit ni à l’immoralité, ni à la moralité, mais est amorale,
tout en usant de la stratégie la plus immorale et la plus provoquante, et là où la
volonté de puissance cherche à réévaluer à nouveau les valeurs en termes de
l’intensification des forces et de la vie. Il note méticuleusement les guides des
chemins vers la liberté amorale :
« Les chemins de la liberté.
[…]
-jeter à bas ce qui est le plus respecté, dire oui à ce qui est le plus défendu
-la joie de nuire dans un grand style au lieu du respect
- commettre tous les crimes
-tentative de nouvelles évaluations » 264
[…] la plus haute instance parlant au nom de la vie elle-même ».
Lorsque l’on tente d’analyser ceux-ci l’article par l’article, il importe de
noter qu’ici Nietzsche met l’accent sur la primauté de la volonté de puissance sur la
) F. Nietzsche, Fragments posthumes Printemps-automne 1884, tome X, 25
[484].
264
208
Loi, et que la volonté n’est plus seulement réductible au libre arbitre qui consiste à
trancher un choix mûrement réfléchi et délibéré et qui suppose le pouvoir
privilégié de l’esprit rationnel sur les affects et l’instinct, mais que la volonté est en
effet celle de la puissance, qui implique et s’inscrit dans le corps-magma rempli des
forces vitales tels que l’instinct, les désirs, les affects et les sensations, etc. En ce
sens la morale existante qui considère l’intention pure, volonté déterminée par la
seule raison, comme le critère primordial de la moralité, ne peut être qu’un
dispositif d’oppression des affects et du corps par excellence. C’est pourquoi
Nietzsche tend à subvertir ce système des évaluations décadentes de la vie et du
corps ; « la joie de nuire dans un grand style au lieu du respect » montre que la
notion de respect étant la notion clé de la moralité, implique toujours nos
sentiments d’« humiliation » et d’obéissance devant les autres et l’instance
extérieure, dans lesquels nos pouvoirs, nos forces se diminuent, se rétrécissent
considérablement, et que de ce fait Nietzche dénonce le vice du respect, consistant
à nous commander de dénier et de rapetisser nos forces par rapport aux autres, et
choisit de recommander de s’affirmer et d’amplifier ses forces en renversant le
rapport de pouvoir imposé et en se réjouissant inlassablement des sensations
d’accroissement. Si la morale toujours accompagnée de l’instance absolue de la
Loi, a pour effet de produire les hommes pâles et craintifs qui ont l’habitude de s’y
soumettre et de dénier la puissance du corps-magma, Nietzsche nous enseigne
comment guérir de cet état névrotique provoqué par la morale, dispositif répressif
envers les affects. Il est indéniable que tous les impératifs moraux « Tu ne dois
pas » sont perçus comme « le contour intouchable de l’expérience » pour ceux qui
les reçoivent passivement, et crée en nous l’état névrotique en fonctionnant
comme « des points d’angoisse, de honte, d’inhibition » 265 ; mais Nietzsche nous
invite à les expérimenter activement en tant que la zone stratégique de
déterritorialisation : « commettre tous les crimes » signifie expérimenter les
frontières et « les tracés territoriales » 266 de la morale, oser les franchir en tant
qu’un homme fort et sain ne recule pas devant ces points d’inhibition, d’angoisse,
n’hésite pas à les éclater. La morale est une poison qui fait résigner l’homme ses
forces affirmatives et vitales, et en ce sens l’homme moral est celui qui essaye de
265
266
) Zourabichvili François, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, ellipses, 2003, p. 28.
) Ibid.
209
rendre son corps aussi maladif que son esprit rétréci. Lorsque l’on lit les
suggestions de Nietzche au sujet des chemins de la liberté, on ne saurait nier que
ses listes nous apparaissent unheimlich, si effrayantes et inquiétantes que l’on y
trouve certaine monstruosité inhumaine : d’où vient celle-ci ?
Comme le constate Kofman Sarah dans L’Explosion II, les enfants de
Nietzsche, Nietzsche n’hésite pas à briser la table de valeurs existantes267, qui sert à
affaiblir les forces et la vie -tel est le cas de la morale-, et se réjouit de la destruction
et de l’ébranlement inouï du système des valeurs, afin de créer une nouvelle valeur
en termes de la force du corps-magma. Il me semble que la monstruosité de la
liberté nietzschéenne réside d’abord dans son rapprochement avec la liberté
immorale du mal radical, que nous venons de mentionner plus haut : « commettre
tous les crimes », « la joie de nuire dans le grand style au lieu du respect » se
conjuguent bien avec les formules de la transgression de la Loi ; dépasser les lois
de la gravité morale implique un énorme effort inhumain qui tente de se détacher
de la force attractive de la morale, à laquelle obéissent, succombent les philosophes
occidentaux, et qui forme la société et la civilisation grégaire, à savoir l’humanité
actuelle ; dans ce cas la joie de nuire serait aussi bien une sensation
d’évanouissement et de délivrance du corps-magma qu’une sensation de se
disperser en illimité au lieu de s’attacher à la Loi et de s’unifier selon celle-ci. La
démarche de la liberté nietzschéenne consiste en deux étapes : elle passe d’abord
par la liberté contre la Loi ; cette liberté immorale nous libère de la
« domestication » de l’homme, Nietzsche dénonce l’humanité domestiquée devant
l’instance de la Vie, et de ce fait nous recommande vivement de transgresser la Loi,
et de lever les inhibitions imposées qui nous rendent tous affaiblies, névrotiques,
afin de désintoxiquer l’esprit moraliste, le corps empoisonné de la morale ; cette
méthode nous apparaît si radicale que l’on y trouve le visage inhumain,
monstrueux, puisque l’homme est tellement longtemps domestiqué, intoxiqué de
la morale que cette cure de désintoxication morale semble une torture envers toute
humanité, et qu’à ce stade l’homme souffre de manque d’opium moral, repousse
désespérément la transfusion de la liberté contre la Loi, qui lui annoncerait le
retour du corps-magma sain auparavant tant refoulé. Une fois que l’homme s’est
désintoxiqué, il pourra aller vers la liberté amorale : cette liberté s’érige sans Loi tel
267
) Kofman Sarah, Explosion II, Les enfants de Nietzsche, Paris, Galilée, 1993, p. 350.
210
que le mal diabolique s’articule dans l’infini négatif et indéterminé ; ici la liberté ne
tient aucun rapport à la Loi, il n’y a que le désordre radical, l’éparpillement
indéterminé sans aucun point d’attache, ni sans aucun point de détachement.
L’homme désintoxiqué, complètement rétabli ne réclame pas un autre substitut
quelconque qui l’entrainera dans une nouvelle dépendance, et agir sans la Loi
éthique signifie non seulement se libérer de son immense pesanteur mais aussi
vivre pleinement la puissance du corps-magma sans se subordonner à aucun ordre
établi, imposé. Dans la liberté nietzschéenne le mal radical et diabolique se
présente comme le symptôme de la désintoxication immorale, ce mal serait traduit
par la souffrance atroce de l’homme domestiqué en cours de sa désintoxication ;
plus on est empoisonné et affaibli de la morale, plus on voit dans cette liberté le
visage monstrueux, abominable ; en ce sens le degré de notre rejet envers la
possibilité du mal radical ou diabolique indiquera symptomatiquement l’intensité
de l’empoisonnement moral de notre corps-esprit. L’indomptable liberté qui ne se
résigne à aucune Loi provoque une insoutenable situation où l’homme ne peut y
avoir aucun repère possible, ni ne peut recourir à une forme d’infini déterminé et
ordonné tel que Dieu ou Nature ; puisque l’absence totale de la régularité et de
l’ordre est le moteur même de sa liberté vertigineuse et démesurée qui se libère des
lois de pesanteur moral ; en ce sens cette liberté d’apesanteur, amorale n’opprime
point les forces pulsionnelles du corps-magma et ni son excès délirant. Dans cette
liberté amorale l’homme devient un enfant-comme le note Nietzsche, cela n’est-il
pas la dernière étape du devenir-homme ?- dans le sens où son insouciance
amorale a une puissance à la fois destructrice et créatrice du fait qu’il peut anéantir
d’un coup de caprice ou d’imagination débordante la légitimité du système de
l’évaluation des valeurs et même la nécessité de la Loi, et où non seulement il
imagine cette liberté d’apesanteur, mais aussi crée un monde sans Loi et le vit
carrément sans aucune culpabilité ni aucune angoisse. Se disperser en illimité sans
s’attacher à la Loi, ni recourir à aucun point de convergence déterminé -comme si
l’on était dans un monde d’apesanteur-, lui donnerait une sensation hilarante et
aérienne et de la joie démesurée, grâce auxquelles le flux du corps-magma se meut
dynamiquement et renverse la structure existante des couches superficielles étant
l’esprit pétrifié et figé. Cette liberté d’apesanteur serait le mal diaboliquement
souffrant uniquement pour l’homme moral qui ressent de l’aversion à tout ce qui
est désordonné et chaotique du fait de son immatrisabilité, mais est une joie inouïe
211
pour ceux qui sont sains comme un enfant et qui se sont bien rétablis après la
désintoxication immorale. Nietzsche fait l’éloge de l’homme-enfant qui se rajeunit
de plus en plus avec cette liberté d’apesanteur, avec l’image de l’arbre dans le Gai
savoir :
« […] c’est un fait que nous-mêmes croissons, changeons continuellement,
rejetons nos vieilles écorces, muons à chaque printemps, ne cessons de devenir
plus jeunes, plus à venir, plus faut, plus forts, enfonçons toujours plus
vigoureusement nos racines dans les profondeurs –dans le mal » 268.
Lorsque l’on parle du mal radical, quelle place occupe-t-il le bien ? Il
faudrait noter qu’ici la distinction entre le bien et le mal n’est qu’un effet du jeu de
rapport de la volonté à la Loi dans la mesure où ces deux valeurs ne précèdent
point ce jeu de rapport, mais en proviennent, et de ce fait où elles ne sont pas
transcendantes mais y sont immanentes. En quoi consiste-t-il le bien ? D’après
Kant ce dernier consiste en l’obéissance autonome de la volonté à la Loi, et c’est
uniquement ce rapport formel qui rend possible le bien, rien d’autre, ni les
conséquences qu’engendre l’acte, ni le sentiment de bonheur qu’entraîne en nous
l’acte ; dans ce cas qu’est-ce qui rend possible le mal ? Comme nous l’avons discuté
plus haut, c’est soit l’insoumission de la volonté à la Loi, qui engendre le mal
radical, soit la distorsion de la soumission de la volonté à la Loi, qui engendre le
mal du mal ; de là on peut parvenir à dire que la condition de possibilité du mal
consiste en le rapport d’insubordination de la volonté à la Loi, et que le bien et le
mal, ces deux valeurs, sont l’effet immanent de son jeu de rapport à la Loi. Si l’on
observe cela de plus près, le rapport de la volonté à la Loi s’articule dans une sorte
de causalité ; Rogozinski précise de la manière suivante :
« La détermination de la liberté (morale) comme un mode de causalité et
celle de la Loi comme règle de cette causalité ‘‘suprasensible’’ ».269
Et la Loi en tant que le principe déterminant de la volonté désigne que la Loi
éthique s’applique à la détermination de la volonté d’une manière formelle ; en
268
) F. Nietzsche, Le Gai savoir, §371.
) J. Rogozinski, Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, Puf, 1999, p.
145.
269
212
refusant de suivre la causalité naturelle dictée par la Loi de la nature la volonté se
met à suivre une autre causalité, causalité suprasensible dictée par la Loi éthique ;
de là il convient de dire que la causalité suprasensible où la volonté se soumet
catégoriquement à l’injonction de la Loi éthique, produit le bien en tant que son
effet immanent et que le bien ne dispose pas d’une substantialité transcendante ni
à la Loi, ni au rapport de la volonté à celle-ci. Il en est de même du mal radical :
lorsque la volonté est contrainte de transgresser la Loi d’une manière formelle, on
peut constater que son rapport perverti de la Loi éthique s’articule dans une
causalité transgressive qui produira le mal comme son effet. Dans ce cas la liberté
que nous en procurons- soit liberté morale, soit liberté immorale- ne réside que
dans la conformité formelle de la volonté à une causalité, à savoir que tant que la
volonté est solidement ancrée dans une causalité qui détermine la direction à
suivre, on peut avoir de la liberté conditionnée, restreinte.
L’homme ne serait pas complètement libre ni dans l’exécution du bien, ni
dans celle du mal radical ; ni l’homme moral-vertueux, ni l’homme pervers-libertin
ne peuvent procurer une liberté absolue, et hélas, ils ne sont que les prisonniers de
leur conditionnement causal qui dicte leur comportement et délimite son champ
de liberté ; quel que soit la nature de la causalité, la chaîne de causalité nécessaire
leur apparaît comme la couronne glorieuse de la Loi, autant l’homme vertueux que
l’homme pervers se pressent à être à la disposition de la causalité afin qu’ils se
livrent à une ivresse fantasmatique où , à force de se conformer toujours à la
causalité, on laisse identifier sa volonté à la puissance formelle de la causalité ; ils
se projettent sur l’image miroitée de la puissance dominatrice de la causalité ; c’est
ainsi que l’homme procure sa petite dose de liberté conditionnée, y récupère sa
fierté endommagée. Mais comment peut-on sortir de ce conditionnement causal
qui rend l’homme si impuissant et obéissant ? Je pense que c’est uniquement la
volonté de remettre en cause la condition même de la liberté, qui peut briser non
seulement la chaîne de la causalité nécessaire mais aussi l’illusion fantasmatique
de la projection de la volonté sur la force éminente de la causalité ; en quoi consiste
la condition de la liberté ? Lorsque la volonté se plie à une causalité qui représente
la logique de nécessité, nous pouvons en tirer une régularité qui nous permet
d’ordonner ses faits et de prévoir, d’anticiper ses effets. Afin que l’on puisse
désigner une seule volonté agissante sur la décision d’un acte, il nous faudrait
213
d’abord une observation psychologique d’un conflit des tendances hétérogènes qui
composent des mobiles en tension ; sur l’horizon de la faculté de désirer,
surgissent confusément mais intensément l’affect, l’instinct, le désir et la réflexion,
qui composent des mobiles en tension, et à ce niveau-là tout reste confus et
dangereusement désordonné, se heurte dynamiquement, la volonté agissante qui
triomphe seule de ses mobiles adversaires n’y est pas encore advenue ; dans un tel
combat il faudrait une stratégie très efficace qui peut mettre des adversaires
totalement hors de champ de bataille, c’est là qu’intervient la causalité qui peut
exclure des mobiles incompatibles à sa logique de nécessité. Lorsque l’un des
mobiles se plie à cette logique de nécessité, il est capable d’éliminer les autres en
gagnant une force régulatrice de la causalité, et il devient une volonté moralement
agissante qui a pour fonction de maîtriser un tel conflit et qui a le pouvoir éminent
d’anticiper ses effets. Etant subordonnée entièrement à la causalité suprasensible
la volonté morale incorpore habilement sa logique à elle-même, et de ce fait peut
agir comme un principe causal par rapport à ses actes qu’elle produit ; c’est ainsi
que le sentiment de liberté s’installe chez un sujet pratique. Certes, le sujet
pratique a l’impression de produire librement ses actes en tant qu’un principe
causal, mais en réalité il ne fait que se laisser subordonner au principe de causalité
qui est dicté par la Loi éthique. Vouloir tout anticiper nous mène à réduire nos
comportements et nos actes à des effets que la volonté morale produit, et nous
donne une illusion de réguler nos désirs, nos passions et d’anticiper les effets de
notre volonté ; mais ce que nous n’y voyons pas, c’est que c’est notre volonté qui
est conditionnée et devenue tout à fait prévisible par rapport à ses réactions et à
son mode opératoire, et que l’anticipation de ses effets n’est qu’une conséquence
mécanique d’un conditionnement de la volonté. Dans ce cas comment peut-on
tenter d’atteindre la liberté inconditionnée ? Dès le stade de la tension conflictuelle
des mobiles hétérogènes, l’air de cette liberté plane du fait que l’absence de la
causalité y est vivement entretenue et qu’aucune intervention de la causalité
quelconque ne sera acceptée, ni exigée ; c’est le jeu de tension créatrice de
plusieurs tendances, qui nous désignera la combinaison la plus intense et la plus
libre comme la direction à prendre. Ici dans ce jeu libre de tension, surgit la
volonté de puissance qui ne suit aucune règle préalablement établie, ni aucune
causalité ; elle apparaît comme une volonté détachée de tout conditionnement
restreint, comme une logique de hasard sans aucune logique, et elle ne suit que la
214
puissance capricieuse et mouvante du corps-magma qui nous dirige vers l’intensité
irréductible de la vie. La liberté sans Loi n’est seulement qu’ainsi, et la volonté de
puissance ne maîtrise aucunement ses actes, ni les prévoit, mais se laisse emportée
intégralement par le flux d’intensité de la combinaison la plus libre ; le hasard, la
surprise autant que le danger, le désordre nous attendent à chaque fois d’une
décision d’un acte, comme si nous sommes ramenés à un état fatalement instable
mais créateur du big-bang qui consiste à éclater et à déchirer tout état absolument
stable et stérile ; l’irruption immense et volcanique du flux de hasard qui brise la
chaîne de la causalité constitue la nature de la liberté sans Loi, à savoir celle de la
liberté inconditionnée. L’homme qui se libère de l’emprise de la causalité
quelconque, devient ni maître vertueux, ni maître pervers, mais enfant qui se
réjouit pleinement de l’avènement de nouveaux événements tels que ses actes
aussi bien que ses pulsions, qui sont créés au tour de son corps-magma ; l’hommeenfant ne songe même pas à dominer sa volonté, mais se laisse suivre le
mouvement rythmique et dynamique de la volonté de puissance qui consiste en un
jeu du corps-magma animé par son irrégularité créatrice et ses changements
irréductibles. Si la liberté morale consiste à « subordonner le divers des désirs à
l’unité de la conscience d’une raison pratique » 270, cette liberté sans Loi, amorale
n’hésite pas à pulvériser l’unité de l’esprit rationnel lequel n’est qu’une couche
superficielle du flux de corps-magma, et laisse éparpiller le divers des désirs sans
aucune attache stable, laisse amplifier leur état de tension chaotique et
indéterminée jusqu’à son point culminant sans avoir peur d’être confronté face à
face à l’abîme insoutenable du sans-fond et de l’infini négatif, duquel le maître
pervers aussi bien que le maître vertueux se sont tous détournés faute de courage.
On s’est habitué toujours à recourir à une instance synthétique qui anesthésie,
apaise vite ce désordre insupportable avant même d’aller jusqu’au bout ; la Loi est
en quelque sorte le meilleur moyen d’apaiser l’angoisse de la dispersion
vertigineuse et indéterminée, à savoir de la mort en nous proposant un système de
référence permanent auquel on peut s’attacher solidement –dans ce cas
l’obéissance morale et la transgression pervertie ne sont que deux modes variés de
se référer à la Loi ; soumettre le divers des désirs à l’unité de la conscience d’une
raison pratique signifie que cette unité synthétisante étant le sujet pratique se
270
) E. Kant, La Critique de la raison pratique, Vrin, pp.78-79.
215
réfère toujours à la Loi éthique afin de réguler le mouvement dispersé de ses désirs
selon l’ordre de la raison pratique. Dès lors, imaginer un monde sans Loi revient à
dire qu’être
affronté courageusement à l’angoisse de la mort et de se perdre dans
le néant démesuré sans recours à Dieu ni à la promesse d’un au-delà, et que cela
implique vivre intensément plus que jamais, se réjouir de s’éparpiller et de se
transformer. Pris dans le mouvement de dispersion à la fois délirant et hilarant
l’homme se détache de plus en plus de la peur de l’abîme, qui le poussait à s’évader
ou à se réfugier à l’instance suprême tels que la Loi, Dieu et l’Au-delà, etc., et il ose
d’aller jouer sur le sans-fond de l’abîme avec un cœur léger d’un enfant joueur qui
ne craint rien, mais découvre à chaque fois à nouveau le monde, l’accepte tel qu’il
est. C’est ainsi que la liberté sans Loi nous rend la vie plus intense, éperdument
joviale, et que l’homme-enfant qui s’élance pleinement dans la vie y est né, et que,
comme le remarque Nietzsche, l’homme-enfant a la capacité incroyable et « le
courage surprenant d’accepter la vie telle qu’elle est » 271 sans refuser de découvrir
aussi bien ses éclats que son abîme.
271
) Y. Constantinidès, Nietzsche, Paris, Hachette, 2001, p. 159.
216
Chapitre
IV
Le beau, le sublime, le monstrueux
217
IV-1
La question du sublime et l’analyse de sa sublimation
Le sublime, quel sublime ? Le fameux sublime kantien ! En quoi consiste le
sublime, précisément sa sublimation ? Le sublime est un sentiment, un sentiment
complexe et équivoque, à savoir un état en tension, dans lequel nous sommes
exposés à la représentation de quantité, qui évoque certainement une grandeur ou
une force272 immense, disloquant d’un seul coup le pouvoir synthétique de notre
pensée. C’est son aspect déstabilisateur envers l’activité synthétique, lequel nous
attire particulièrement une attention, et au tour de laquelle nos arguments
) Jean-François Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991,
p. 71.
272
218
s’articuleront. Dans le sublime le dérèglement a lieu au niveau de l’imagination
transcendantale qui consiste, selon Kant, à assembler le divers représenté sous
l’unité ; mais dans quel moyen parvient-elle ainsi à lier les disparates sensibles ? Il
importe de remarquer que Kant érige l’imagination transcendantale comme une
première instance synthétique qui a pour fonction de relier et de réorganiser de
multiples impressions sensibles selon l’ordre de l’esprit afin de les rendre
« connaissable » pour nous ; et qu’en ce sens le dérèglement de l’activité
synthétique de l’imagination transcendantale montre que le sublime est un
moment bouleversant qui révèle la violence absurde de l’acte synthétisant de
l’esprit, exercée au divers sensible et où la grandeur illimitée des divers se soulève
contre le pouvoir synthétique, le disloque complètement. Si le processus de
l’imagination transcendantale consiste à imposer une forme ou un schème, qui
permet de tracer un contour stable à ce qui est informe et d’effectuer une
limitation 273 structurante aux dispersés sensibles, cela vise à coordonner le divers
selon l’ordre déterminé et à lier celui-là sous l’unité attribuée par l’esprit. Mais
devant la présence d’une telle grandeur à la fois illimitée et informe l’imagination
transcendantale se trouve paralysée en raison de « l’incapacité de sa
compréhension synthétique »
274
vis-à-vis de l’épanchement démesuré des
perceptions appréhendées qui restent informes. Le sentiment du sublime est
suscité « lorsque l’agencement du sensible se défait et qu’il revient à son
indistinction première » 275, à son chaos originaire du fait de la présence d’un objet
d’une grandeur illimitée et informe qui bouleverse le rapport de pouvoir existant
entre l’objet et la pensée –l’acte synthétisant est toujours la preuve de la primauté
de la pensée sur l’objet, puisque cela est indéniablement son empreinte sur ce
dernier- et qui rend impossible la mise en œuvre de la compréhension synthétique
de l’imagination transcendantale. Sur ce point la remarque de Rogozinski me
semble très perçante, cette puissance redoutable d’un immense flux de divers
sensibles au
moment du sentiment du sublime « accrédite l’hypothèse
d’un ‘‘agrégat chaotique’’ des phénomènes, qui ne se laisserait plus ordonner sous
273
) J. Rogozinski, Kanten, Paris, Kimé, 1996, p. 115.
274
) S. Žižek, Le sujet qui fâche, Paris, 1999, p. 54.
) J. Rogozinski, Kanten, p. 116.
275
219
la
Loi
de
liberté ».
276
Lorsque
l’activité
synthétique
de
l’imagination
transcendantale est complètement submergée par le choc chaotique de la grandeur
illimitée et informe, il est judicieux de dire que, comme S. Žižek, « l’agrégat
chaotique forme la toile de fond de l’expérience du sublime » 277. Revenons au
fameux exemple de l’expérience du sublime, fourni par Kant afin de percer son
sens caché ou refoulé : lorsque nous sommes exposés à un « spectacle » -non pas à
une situation- d’un océan enragé en tempête violente, nous éprouvons un
sentiment si complexe et équivoque que cela est plutôt une combinaison d’un
déplaisir d’humiliation et d’un plaisir d’élévation ; dans quelle mesure est-elle
réalisée cette combinaison des sensations contradictoires ou du moins
incompatibles ?
Dans l’expérience du sublime, il importe de noter que tout d’abord le
déplaisir d’humiliation nous envahit ; devant le spectacle d’un océan en rage le
plus sombre et violent, nous sommes saisis de l’angoisse de « nous perdre dans un
immense abîme » 278 qui est représenté par un tel objet informe, sans contour
stable, ni limite restreinte, se rapprochant du « sans-visage » 279 du l’agrégat
chaotique. Avant de se précipiter de parler d’une sensation de plaisir d’élévation
que Kant nous indique à propos du sentiment du sublime, je vous invite d’analyser
le mode opératoire de cette sensation négative afin de savoir comment un tel
mélange de sensations opposées peut procéder : il est indéniable que le spectacle
de l’océan déchainé provoque en nous de l’angoisse indescriptiblement profonde
due à sa grandeur illimitée et déstabilisante ; et que sa grandeur hors-norme,
informe s’assimile à la caractéristique indéterminée de l’infini négatif qui nous
évoque le redoutable néant démesuré. C’est en ce sens qu’elle implique aussi bien
l’agrégat chaotique que l’infini négatif en tant que son fond. Pourquoi nous
ressentons tant d’angoisse déplaisante devant un spectacle d’infini négatif ? C’est
parce que cela nous montre indirectement l’insoutenable sans-visage de l’abîme
276
) Ibid.
277
) S. Žižek, Le sujet qui fâche, p. 60.
) E. Kant, La Critique de la faculté de juger, I. l’Analytique du sublime, § 27, v.
258, Gallimard, 1985, p. 199.
278
279
) L’idée de « sans visage » est inspirée à Deleuze.
220
qui n’est rien d’autre que la mort, néant démesuré et indéterminé ; les vagues
déchainées, les mouvements complètement désordonnés des phénomènes
naturelles, la confusion troublante de l’horizon de la mère avec celui du ciel, tout
cela représente un état chaotique le plus complet, à savoir le plus indéterminé,
indéfini ; l’homme est incapable de circonscrire le contour stable de la mort
laquelle excède toute forme de limitation du fait de son incroyable
indéterminabilité inhérente. Kant nous explique que ce déplaisir provient d’un
« écart entre l’appréhension de la multiplicité dispersée et l’acte synthétique de
compréhension de l’unité de cette multiplicité » 280 ; et il apparaît que pour lui le
déplaisir soit l’un de ces effets de la défaillance du mécanisme de l’imagination.
Mon argument propose de voir que le sublime et le monstrueux (Ungeheure)
partage le même fond sous-jacent étant l’informe dont le degré d’intensité
détermine seulement leur différenciation ; J-F. Lyotard a déjà ingénieusement
remarqué « la différence de degré ou d’intensité » entre le beau, le sublime et le
monstrueux, en refusant leur « division architectonique » proposée par Kant281. Le
philosophe allemand essaye toujours de préserver le sublime du risque de sombrer
dans l’abîme de l’agrégat chaotique, et c’est pourquoi il insiste sur le fait que l’objet
informe qui suscite le sentiment sublime ne relève pas tout à fait de la dimension
de l’infini négatif où toute forme structurante, tout contour stable s’éclatent
intégralement, et que la grandeur illimitée et informe se situe justement à la limite
du chaos tout en entretenant certaine relation avec la forme, à savoir tout en
gardant discrètement l’épure de forme, et que l’objet informe du sublime ne
désigne pas l’absence totale de la forme structurante, mais une forme déformée,
démesurée et étrange. Ici il importe de demander pour quelle raison Kant insiste
tant sur la présence d’une forme dans l’objet presque informe du sublime. Kant
n’abandonne pas l’idée de forme structurante dans la constitution du sentiment du
sublime, puisqu’il tente de « trouver un ordre caché » 282 qui décode les dispersions
des phénomènes chaotiques et qui les coordonne conformément à l’idée de totalité
qui consiste à chercher l’unité dans l’ensemble de pluralité ; et que si l’imagination
transcendantale échoue à attribuer une unité synthétique à une grandeur illimitée,
280
) S. Žižek, Le sujet qui fâche, p. 60.
281
) J. Rogozinski, Kanten, p. 151.
) Rogozinski, Kanten, p. 117.
282
221
cela ne veut pas dire, au moins pour Kant, que celle-ci restera éparpillée dans l’état
insoutenable de l’agrégat chaotique. Je pense que c’est ce point de tension, où Kant
essaye de conférer une forme structurante à ce qui apparaît informe et qui serait à
exploiter d’une manière approfondie.
Il serait très intéressant d’aborder la question du sentiment sublime d’un
point de vue de théorie des forces au sens psycho-physiologique, que J-F. Lyotard
nous présente dans ses Leçons sur l’Analytique du sublime ; devant un spectacle
d’un océan déchainé nous éprouvons d’abord un déplaisir, à savoir une diminution
ou une répression de nos forces vitales ; du fait que cette grandeur illimitée et
informe nous renvoie à un état d’inertie, voire à celui de paralysie où notre
contrôle sur la circonstance, le monde qui nous entoure s’effondre d’un coup.
Lorsqu’une grandeur illimitée bascule dans la direction de l’informe où toute
forme d’ordre est violemment éclatée, nous y ressentons de la stupéfaction à cause
de la perte de vue et de l’absence du repérage ; cette grandeur-là qui a la force de
défaire tous nos schèmes cognitifs, synthétiques et devant laquelle le système de la
pensée « recule », montre la présence d’une insoutenable indéterminabilité qui se
traduit par l’absence ou l’effondrement de la forme structurante consistant à
délimiter un contour stable, identifiable par l’esprit rationnel. Le spectacle de
l’océan enragé nous rappelle indéniablement l’infini négatif qui est sans-visage
dans la mesure où est complètement échouée toute tentative de l’identification
d’un contour stable tels que la quête de la forme structurante ou de l’ordre
synthétique, et où l’oscillation et la confusion de divers traits rendent impossible la
détermination. Dans ce cas il convient de dire que l’acte de conférer une forme
structurante à un flux de divers, signifie non seulement le rendre discernable par
l’esprit rationnel mais aussi constituer un visage reconnaissable, identifiable où la
structure des traits rend possible une combinaison cohérente, conforme aux
normes du pensable. Pourquoi est-ce que la scène de l’océan déchainé nous
provoque la diminution du sentiment vital ? Si l’on l’observe de plus près, notre
système de pensée et de langage est complètement paralysé de l’immensité de la
grandeur informe mais aussi on détourne instinctivement le regard malgré toute la
volonté d’y résister ; puisque cette scène de l’infini négatif évoque en nous
l’angoisse de la mort qui se caractérise par son absolue indéterminabilité, et que
c’est le sans-visage de la mort, où le fond stable et structurant est complètement
222
absent, qui nous effraye et qui fait détourner le regard. Evoquant l’infini négatif la
mort restera pour nous à jamais un objet inidentifiable X qui disloque et dépasse
« la réalité transcendentalement constituée » 283, et cet objet X nous hante toujours
en tant que la condition de notre existence et que son absence de la finalité.
Lorsque la grandeur illimitée et informe provoque en nous l’angoisse de la mort avouons-le clairement-, nous éprouvons une diminution ou une chute d’une force
vitale, qui se traduit par le déplaisir, la stupéfaction, et nous chercherons à le
surmonter. Tel est le cas du sublime : devant la présence de l’infini négatif qui nous
mène à voir le sans-fond de la mort, où le flux chaotique des divers dissout toute
machine synthétisante de l’esprit rationnel, et de ce fait où toute réalité
constitutive s’évanouit, nous risquons de tomber dans l’agrégat chaotique, et ici
Kant intervient afin de réguler la force de ce flux désordonné, composé de
tendances hétéroclites et divergentes. Il est très intéressant de remarquer que le
sublime kantien est, analogiquement parlant, le résultat de la sublimation ; mais
en quel sens ? Le terme « sublimation » emprunté à Freud, désigne le transfert
d’un flux libidinal disparate vers une autre activité plus ordonnée, régulée, et une
sorte d’épuration des pulsions ; si l’on remarque que l’origine de ce terme se trouve
en chimie, la sublimation est à la fois une évaporation d’un élément impur et
hétérogène et une élévation vers une instance plus stable, solide. Lorsque Kant
essaye de réguler la force dévastatrice de l’infini négatif envers la réalité
constitutive, il n’hésite pas à recourir à une instance d’une toute autre dimension,
qui est la Loi suprasensible : là où l’imagination transcendantale échoue à
« rassembler la série des
appréhensions
disparates sous
l’unité d’une
compréhension synthétique » 284, Kant place l’idée régulatrice de la raison afin de
sortir du dédale de l’agrégat chaotique. Le flux désordonné de divers, que diffuse la
grandeur illimitée et informe, semble désormais être transféré et déplacé vers une
toute autre dimension : de même que le flux libidinal disparate est transformé en
une tendance esthétique ou morale, le flux confus de divers sensible, infini négatif,
est transformé d’un coup en l’infini suprasensible en évaporant tous ses aspects
) Ce terme est employé par S. Žižek dans Le sujet qui fâche (Flammarion, 1999,
p. 78.) : « Le principe central de l’idéalisme transcendantal kantien est que l’acte
d’aperception transcendantale « spontané » du sujet transforme le flux confus des
sensations en une « réalité » qui obéit à des lois nécessaires. »
283
284
) J. Rogozinski, Kanten, p. 124.
223
chaotiques, instables ; quelle magie de sublimation ! Mais avant de s’en réjouir, il
faudrait demander si cette tentative de sauter d’une dimension à l’autre est bien
légitime ; on transfère le sentiment de l’infini éprouvé pour un flux illimité de
divers sensible à un objet d’un tout différent niveau, Loi suprasensible ; mais si
nous l’observons de plus près, ce sentiment de l’infini en question n’est point
transférable à un objet suprasensible car ce sentiment est précisément celui de
l’infini négatif qui implique le risque de l’abîme du monstrueux, et il faudrait noter
que cet infini négatif qui n’admet aucune délimitation se distingue éminemment
de l’infini positif qui consiste à conférer la forme structurante en tant qu’un
principe de détermination. Nous pouvons constater qu’afin d’empêcher de se
perdre dans l’abîme de l’agrégat chaotique, Kant n’hésite pas à empreindre une
voie aberrante : le philosophe allemand recourt à l’infini positif afin de décoder
l’énigme de l’infini négatif ; il croit que derrière l’apparence chaotique du divers il y
ait un ordre caché285 suprasensible qui commande son mouvement et qui permet
de le retenir en sécurité hors de l’abîme périlleuse de l’agrégat chaotique. Mais il
importe de remarquer qu’il apporte une soi-disant solution qui n’est pas
compatible avec la dimension du problème posé, et que son saut vers la dimension
suprasensible ne résout point le problème du flux chaotique de divers, puisque le
risque de tomber dans l’agrégat est encore et toujours présent, et que le
Monstrueux en est l’exemple. Je retrouve le même point du vue au sujet du
sublime dans la pensée de Žižek ; il écrit ainsi dans Le sujet qui fâche :
« Le Sublime, dans sa pointe extrême, son approche du monstrueux,
indique un abîme qui est déjà dissimulé, « embourgeoisé », par les Idées de la
raison. Dans l’expérience du Sublime, en d’autres termes, ce n’est donc pas
l’imagination
qui
échoue
à
schématiser/temporaliser
la
dimension
suprasensible de la raison, mais plutôt les Idées régulatrices de la raison qui se
révèle n’être, en fin de compte, rien d’autre qu’une tentative seconde pour
combler et dépasser l’abîme du Monstrueux annoncé par l’échec de
l’imagination transcendantale286. »
Comme nous l’avons vu plus haut, l’abîme de l’agrégat chaotique, devant
285
286
) Ibid., p. 117.
) Žižek, Le sujet qui fâche, p. 57.
224
lequel l’imagination transcendantale recule avec stupéfaction, nous évoque
l’angoisse de la mort, qui devient insupportablement intensifiée avec la vue de la
grandeur illimitée, informe à tel point que nous avons besoin de recourir
désespérément à une instance d’un autre niveau, qui atténuerait peut-être
l’horreur de l’infini négatif. D’un point de vue de la théorie des forces psychophysiologiques, l’horreur de l’infini négatif est une sensation extrême de
rapetissement de la force vitale dans la mesure où celle-ci semble risquer
d’atteindre son point zéro, son néant ; selon le mécanisme des forces vitales, il est
nécessaire que cette tension périlleuse exige un rebondissement afin de
maintenir l’équilibre ; c’est pourquoi Kant tend à affaiblir l’impact de l’infini
négatif en transférant stratégiquement ce dernier vers une dimension de l’infini
positif, même si cette tentative s’avère illégitime. En déplaçant le flux de l’infini
négatif dans la dimension de l’infini positif, suprasensible, on a l’impression de
réguler ce flux chaotique et de lui attribuer un ordre à travers la raison ; c’est
ainsi que nos forces vitales reviennent à augmenter en nous livrant un sentiment
de plaisir, à tel point que nous osons même à mesurer nos forces avec la grandeur
illimitée 287 puisque nous nous identifions à la puissance suprême de l’infini
positif afin de soulager l’angoisse de la mort qui nous habite, et de dompter le
chaos de l’infini négatif.
Grâce à l’opération de la sublimation que nous venons de mentionner, le
sentiment de sublime consiste en un double affect équivoque : le déplaisir de
l’infini négatif, stupéfaction, horreur, vire au plaisir de l’infini positif, joie,
émerveillement ; c’est la tension entre les deux affects contraires, qui engendre le
sentiment du sublime. Si Kant y voit le sentiment de respect qui consiste en le
déplaisir d’humiliation et le plaisir de soumission, il faudrait néanmoins préciser
que dans le sentiment du sublime, l’instance qui nous humilie est distincte de
celle à quoi nous obéissons alors que Kant pense que ces instances sont la même
qui serait la Loi suprasensible ; qu’est-ce que cela signifie exactement ? Si l’on
constate que l’imagination transcendantale est le premier dispositif synthétique
) E. Kant, La Critique de la faculté de juger, I. Analytique du sublime, §28, V,
261, Gallimard, 1985, p. 203 : « ils (ces phénomènes sublimes) élèvent les forces de
l’âme au-delà de leur niveau habituel et nous font découvrir en nous une faculté de
résistance d’une tout autre sorte qui nous donne le courage de nous mesurer à
l’apparente toute puissance de la nature ».
287
225
de l’esprit, qui a pour fonction de lier le divers afin de transformer ce flux confus
des impressions sensibles en une « réalité transcendentalement constituée » et
construite sur laquelle le sceau de notre recognition rationnelle est bel et bien
marqué, devant une grandeur illimité, informe, ce premier dispositif synthétique
tombe en défaillance, et la réalité constituée commence à s’effondrer ; il s’agit
bien là du chaos abyssal de l’infini négatif auquel nous sommes confrontés, et
l’immense flux de divers se disperse en état informe, cela nous rend
complètement impuissant à lui attribuer un ordre quel qu’il soit, du fait qu’ici le
désordre dépasse, prime sur l’ordre. Nous nous y retrouvons démunis de moyen
de construire une réalité ordonnée et cohérente ; la première pièce importante de
la machine synthétisante qui a pour fonction de fabriquer la réalité constituée,
est tombée en défaillance à cause d’une telle épreuve de l’illimité informe ; quel
effondrement du projet transcendantal de construction d’une réalité ! Quelle
humiliation ! En faisant bilan de l’état de lieu, Kant, inventeur de ce projet
audacieux, tente de le sauver en faisant appel à une instance supérieure qui peutêtre fait fonctionner la machine synthétisante malgré le dérèglement de sa
première pièce ; on est humilié de la sauvagerie du chaos de l’infini négatif qui
n’hésite pas à révéler l’impuissance de notre dispositif transcendantal, à savoir
nos facultés de l’esprit, et Kant refuse de se soumettre à cette instance qui dissout
toute notre réalité constituée et de ce fait qui rapetisse dangereusement la force
de notre faculté et qui nous humilie d’une manière irréparable ; comment se
rétablir de cette humiliation traumatisante pour le sujet transcendantal, où la
validité de son monde est ébranlée ? Pour ce faire, Kant essaye d’user de la
stratégie du dualisme platonicien selon laquelle derrière l’apparence de la
dispersion sensible l’ordre suprasensible règne ; mais pourquoi un tel retour
régressif à la disjonction binaire entre l’apparence sensible/l’essence intelligible
qui était censée substituée remarquablement par le coupe conjonctif kantien ce
qui apparaît/la condition de l’apparition288 ? Il faudrait noter que pour Kant le
flux confus de divers est un pur agrégat du sensible, n’a pas encore eu de statut
de
l’apparition
transcendantale
qui
est
déterminée
par
sa
condition
) G. Deleuze mentionne bien l’apport de Kant sur la distinction rigoureuse du
terme entre l’apparence et l’apparition, notamment basée sur la substitution du
coupe conjonctif l’apparition/la condition de l’apparition au couple disjonctif
apparence/essence dans ses cours de Vincennes (14/03/1978).
288
226
transcendantale étant le sujet constitué de ses facultés a priori de l’esprit ; dans
ce cas le flux chaotique de divers qui est évoqué par la grandeur illimitée et
informe et qui refuse de se subordonner à la synthèse minimale de l’imagination
transcendantale, ne peut être défini que comme un pur agrégat chaotique du
sensible,
un
« avant-monde »,
ne
peut
jamais
être
une
apparition
transcendantale nommée « phénomène » ; il me semble que Kant soit bien
conscient de l’énorme difficulté posée par la présence de ce flux chaotique,
inidentifiable : ce dernier ne relève ni de l’apparition, ni du suprasensible, mais
de la dimension pré-synthétique, pré-phénoménale, qu’il n’a pas bien su
catégorisée dans son système critique, et cela revient à dire que le philosophe
allemand ne peut l’identifier exactement, ni convenablement à ses catégories
données et qu’il restera pour lui toujours étrange en tant qu’unheimlichkeit289
qui le hante d’une manière inavouée, du fait de son indéterminabilité et de son
inconditionnalité particulière. Si l’on admet que la pensée est une sorte de
quadrillage spécifique et codé, le flux chaotique de divers illimité est ce qui
déborde ce quadrillage, à savoir est impensable ; dans ce cas on perd le moyen de
le mesurer, de le situer. Lorsque cet impensable se présente devant nous sous
forme de l’illimité mathématique ou de l’illimité naturelle, il ne peut être
appréhendé que sous le mode de stupéfaction ou de paralysie cognitive du fait
qu’il est hors de catégorie de l’apparition transcendantale, mais aussi de celle du
nouménal, et qu’il est ce qui n’apparait pas à l’horizon des dispositifs rationnels
et que si l’on rend compte que cet horizon détermine, délimite d’or et déjà le
champ de visibilité, il est ce qui est hors de droit de le voir, de champs de
visibilité, ce qui est supprimé, opprimé. Mais le spectacle de l’océan déchainé
ébranle dangereusement l’horizon du pensable, invoque ce qui doit rester dans
l’impensable ; l’irruption de l’avant-monde est capable de fissurer et de secouer la
strate de notre monde constitué ; on ne peut contrôler ce qui est hors de notre
portée, mais comment situer ce qui est in-localisable, inidentifiable par nos
moyens? Kant se trouve dans l’impasse, essaye d’en sortir désespérément en
recourant à l’ancien dualisme de Platon : si le flux chaotique de divers illimité
) Ce terme allemand désigne l’« inquiétant » ou l’« étrange » qui génère de
l’angoisse ; P-L. Assoun note dans le vocabulaire de Freud que ce terme connote
l’idée de quelque chose qui est foncièrement « non-familier » (Un-heimlich). (Paris,
ellipses, 2002, p. 40).
289
227
n’entre pas dans la catégorie de l’apparition, ni du pensable, le philosophe
allemand
réinsère
la
disjonction
platonicienne
entre
essence
intelligible/apparence sensible afin de localiser ce flux chaotique. Sa stratégie
semble être en deçà de son projet critique, mais il veut à tout prix l’identifier,
lui attribuer un contour stable en vue d’apaiser l’angoisse de l’unheimlichkeit qui
hante son système critique : il tente de classer ce flux chaotique de divers dans le
rang de l’apparence sensible, quelle stratégie ingénieuse pour simplifier un
problème si compliqué ! Au lieu de se confronter à la redoutable dimension préphénoménale,
pré-synthétique
qui
précède,
échappe
à
la
réalité
transcendentalement constituée, Kant détourne la question en assimilant le flux
chaotique à l’apparence illusoire du sensible derrière laquelle il y a toujours une
instance supérieure qui le commande ; selon lui l’immense épanchement de
divers informe n’était qu’une façade camouflée derrière laquelle est caché un
ordre stable du suprasensible ; grâce au dualisme platonicien en plus le passage
du divers sensible à l’ordre suprasensible se fait tout naturellement que l’on ne
peut même pas se rendre compte de tous les enjeux impliqués par ce saut
vertigineux. Comme le constate J-F. Lyotard dans les Leçons sur l’Analytique du
sublime, Kant transgresse ses propres interdictions en tenant à trouver quelque
chose de suprasensible dans les données de l’intuition sensible 290 ; quel
paradoxe ! Si le flux chaotique du divers illimité est ce qui n’est pas déterminé
par la condition a priori de la faculté de sujet transcendantal, il faudrait noter que
son inconditionnalité est distincte de celle du suprasensible, puisqu’elle est présynthétique et pré-phénoménale ; mais Kant essaye à tort de décoder ce flux
inconditionné en termes de la Loi suprasensible, et c’est ainsi qu'il obtient un
effet placebo de son auto-prescription et de son autodiagnostic, en tout cas un
apaisement qui nous propulse même vers la joie de s’identifier à la puissance de
Loi suprasensible. Tel est le processus du sentiment du sublime, réalisé par Kant.
290
75.
) J-F. Lyotard, Les Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991, p.
228
IV-2
Le jeu de dérèglement de forme entre le beau, le sublime et le
monstrueux
Je m’intéresse au jeu de rapport entre le beau, le sublime et le
monstrueux ; comme le constate Schelling, aussi bien que Lyotard et Rogozinski,
leur ligne limitrophe n’est point un tracé immuable, fixe basé sur leur « division
architectonique » et rigoureuse, mais implique toujours la « tension et
l’instabilité » qui crée un mouvement oscillatoire entre ces trois sentiments. Leur
jeu de rapport suppose une certaine continuité du fait que « leur différence est
229
une simple différence de degré ou d’intensité » 291, non point une différence de
nature ; en quel sens en est-il ainsi ? J-F. Lyotard nous confère une remarque
très intéressante dans ses Leçons sur l’Analytique du sublime :
« Le passage de l’un (du beau) à l’autre (du sublime) signifie pour
l’imagination (transcendantale) qu’elle change de partenaire facultaire » 292.
Cela nous permet de mieux analyser le mécanisme de ces trois sentiments,
leur dispositif principal et commun, c’est l’imagination transcendantale qui
consiste à varier son activité en coopérant avec d’autres facultés comme
l’entendement, la raison et l’imagination pré-synthétique, et ces trois sentiments
sont en effet le produit du jeu de rapport entre l’imagination transcendantale et
d’autres facultés concernées. D’abord, on va analyser le processus opératoire du
sentiment du beau selon Kant :
Par exemple, lorsqu’un tableau de Klimt, nommé « arbre de vie » où les
courbures spirales des branches d’un arbre semblent former une généalogie de la
) J. Rogozinski exploite la remarque de Schelling d’après laquelle la différence
entre le beau et le sublime n’est qu’une différence de degré, afin d’établir une thèse
de continuité entre le beau, le sublime et le monstrueux (Kanten, Editions Kimé,
1996, p. 151).
291
292
) Lyotard, Les Leçons sur l’Analytique du sublime, p. 80.
230
vie ou bien une répétition créatrices des rêveries vitales, se présente devant nous,
nous éprouvons une merveille sensation de plaisir qui peut se traduire d’un point
de vue psycho-physiologique par une augmentation de force vitale, et qui n’est
rien d’autre qu’un sentiment du beau ; dans ce cas, l’une des questions
principales de la Critique de la faculté de juger se pose : comment peut-on le
juger beau ? Quel est le mécanisme du sentiment du beau ? Suivons son
processus pas à pas : selon Kant lorsque le divers de la sensibilité nous est donné
tel que le tableau de Klimt est composé de divers traits ou motifs quasigéométriques et de variété de couleurs, ces représentations du divers sont
d’abord saisies -aperçues et rassemblées- par l’imagination transcendantale, et
ensuite à partir de ces représentations singulières et particulières d’un objet,
l’entendement se contente de réfléchir à leur forme pure et structurante, et la
contemple tel que, à partir des représentations des traits répétitifs et riches d’un
motif spiral et d’un motif triangulaire d’un tableau et même de leur multiple
couleur dorée et splendide, l’entendement essaye de concevoir une forme pure et
structurante de cet objet, au lieu d’appliquer ses règles ou ses concepts généraux
à ces donnés particuliers et singuliers de la sensibilité, à savoir de déterminer son
objet en question. Il ne s’agit pas ici d’un rapport de pouvoir hiérarchisé entre
l’imagination et l’entendement, dans lequel ce dernier impose ses concepts
généraux, préétablis à des cas particuliers d’une manière unilatérale, et dans
lequel les donnés divers d’un objet sont enfin identifiés et déterminés par le
concept de l’entendement ; mais il s’agit bien d’une « relation plus souple,
libre » 293, en tout cas beaucoup moins contraignante entre ces deux facultés,
dans laquelle c’est la singularité de diverses représentations d’un objet, qui est
mise en avant et dans laquelle l’entendement ne s’occupe plus de l’administration
d’une application d’une règle ou d’un concept à un terrain concret des
représentations d’un objet, mais réfléchit à la singularité d’un objet, qui n’est pas
réductible à un concept préétabli, réfléchit au cas par cas en vue de circonscrire
une forme adéquate qui structure l’ensemble des représentations données, et se
met humblement en un jeu d’harmonie avec l’imagination transcendantale. Je
pense que la remarque de Lyotard dans ses Leçons sur l’Analytique du sublime
est très perçante du fait que cela nous permet de rendre compte de la tension et
293
) Olivier Dekens, Comprendre Kant, Paris, ellipses, 2003, p. 140.
231
de l’instabilité entre le beau et le sublime ; il écrit ainsi :
« […] dans l’excès de son jeu productif de formes […], l’imagination peut
aller jusqu’à interdire la recognition par concept, à dé-concerter ou à désespérer
cette « conscience » qui est à la charge de l’entendement, faculté de concepts.
Un tel emportement n’évoque pas seulement les « excès » du baroque, du
maniérisme ou du Surréalisme, c’est un dérèglement qui est toujours potentiel
dans le « calme » contemplation du beau. » 294
Si l’on suppose que l’imagination transcendantale puisse produire des
« formes » jusqu’à tel point que son excès dépasse le seuil du reconnaissable de
l’entendement, il importe de demander ce qu’est la « forme » dont la
contemplation suscite le sentiment du beau. Rogozinski a examiné d’une manière
approfondie la question de la forme en mettant l’accent sur l’équivocité de cette
dernière : la forme est d’abord considérée comme une « délimitation figurale »,
« un contour stable » qui a pour fonction d’in-former la matière, et cette
définition provient de « la conception figurale-eidétique de la forme » selon
laquelle « la forme est conçue comme un archétype au sens platonicien ou un
modèle universel à réaliser dans la perspective de la production » 295. Mais la
conception de forme en tant que le contour stable d’un trait ou d’une figure,
épuré de toute matérialité, semble insuffisante, notamment à cause de son
dualisme prononcé entre la forme et la matière, à comprendre son
équivocité plus complexe ; partant de la notion de Gestalt, figure délimitée et
restrictive, Kant élargit la notion de forme jusqu’à celle de Spiel, « jeu des figures
ou des sensations », qui se présente dans leur liaison unifiante ; car il pense que
« les couleurs et les sons ne seraient pas de pures sensations, mais déjà une
détermination formelle de l’unité d’un divers de sensations » 296. Dans ce cas ce
294
97.
) J-F. Lyotard, Les Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991, p.
) Rogozinski nous livre une remarque approfondie sur la question de la forme
dans le chapitre de l’équivoque de la forme du Don de la Loi, Kant et l’énigme de
l’éthique (Rogozinski, Puf, 1999, p. 140).
295
296
) Kant déplace et élargit ainsi la notion de forme dans la Critique de la faculté de
232
qui constitue la forme d’un tableau de Klimt ledit, n’est pas simplement des
tracés d’un motif géométrique ou d’un dessin mais aussi le jeu des couleurs, qui
s’opère par leur mode de combinaison synthétique. De là on parvient à constater
que le divers du sensible étant la matière de l’imagination transcendantale peut
avoir un caractère formel au moyen de sa combinaison synthétique ; et que cette
liaison est effectuée manifestement par l’opération synthétique de l’imagination
transcendantale ; et c’est pourquoi Kant dit que celle-ci produit la forme. Mais
lorsque sa production des formes atteint un point d’excès tel que la combinaison
délirante de couleurs ou de tracés comme dans le tableau surréaliste de Dali,
dépasse la beauté adhérente conforme à la règle donnée, déchire le contour
stable et fixe d’une forme en proposant sa irrégularité libératrice et ses « formes
sans figures déterminées » 297, nous sommes surpris de constater que son excès
de production de forme « se rapproche même du grotesque » 298 du fait de sa
puissance déconstructive envers la forme régulière et stable, et que dans cette
opération délirante de produire des formes sans figures, qui consistent à
transgresser et à dépasser sans cesse les règles de forme, et que l’imagination
transcendantale implique discrètement l’aspect perturbateur de l’imagination
reproductrice qui
consiste
à
déterritorialiser
le
contour
stable
d’une
représentation et à effectuer des combinaisons d’une manière la plus libertine tel
que le précise Hegel dans la Philosophie de l’esprit : par exemple, dans le tableau
de Dali nommé «la prémonition de la guerre civile » la tête d’un géant verdâtre
est superposée à un corps inidentifiable et confusément amputé, maintenu par
un des membres inférieurs, qui accable un autre corps in-identifié, en même
temps que les mains crispées de rage se ramifient directement à partir du bassin,
attrape violemment le corps lié à la tête ; ici le mouvement des tracés de figure se
dilate jusqu’à la défiguration et le renversement délirants des figures comme le
visage monstrueux, les membres amputés, chaotiquement attachés comme des
juger (§ 14) ; l’étude de Rogozinski sur la notion de forme chez Kant est bien
détaillée dans Le don de la Loi : pour Kant « l’élément formel dans la représentation
d’une chose se voit défini comme unification du divers suivant une unité
indéterminée » (p. 141 -142 ; Kant, Critique de la faculté de juger, § 15, 2)
297
) Rogozinski, Kanten, Editions Kimé, p. 152.
) Kant, La Critique de la faculté de juger, I. Analytique du beau, remarque
générale sur la première section de l’Analytique, v. 242.
298
233
morceaux de cadavres démembrés, et la combinaison de couleurs intenses et
celle de tracés provocants montre l’exubérance vertigineuse des formes
défigurées et indéterminées.
Dans l’excès ou le libertinage de l’imagination transcendantale elle
parvient à révéler le côté perturbateur et destructeur de l’imagination, à savoir
l’imagination pré-synthétique, qui était depuis longtemps refoulée par Kant -au
lieu
d’utiliser
le
terme
« imagination
reproductrice »
qui
réduit
intentionnellement sa dimension primordiale, je préfère utiliser ce terme-. Kant
essaye de creuser une scission profonde entre l’imagination transcendantale,
productrice et l’imagination empirique, reproductrice ; son choix du terme est
bien calculé pour accentuer la primauté de la première par rapport à la seconde :
en fait, le terme « reproductrice » délimite considérablement le pouvoir de la
seconde, lui ôte la capacité de créer ou de produire, et dans ce cas elle ne fait que
re-produire ce qui a été déjà conçu, produit par l’imagination transcendantale ;
c’est ainsi que Kant met l’imagination pré-synthétique dans un second plan, voire
« la passe sous le silence » 299 sans rendre compte de sa puissance à la fois
déconstructive et primordiale qui gît même au sein de l’imagination
transcendantale. Lorsque l’excès de la combinaison de couleurs et de tracés
détruit la norme même de leur combinaison, l’imagination pré-synthétique et
) C’est l’expression utilisée par S. Žižek dans Le sujet qui fâche afin de montrer le
refoulement de l’imagination pré-synthétique, exercé par Kant.
299
234
transcendantale se coopèrent d’une manière la plus hilarante en brisant,
distordant les formes de combinaison existantes et leur règle fixe et stricte et
parviennent à inventer ou créer le nouveau –c’est ainsi que P. Picasso a su
inventer un nouveau style artistique nommé « cubisme » en déconstruisant la
perspective qui était l’une des principales normes modernes de l’art occidental et
en combinant les tracés d’une façon transgressive à la règle de représentation
artistique de l’époque-. En ce sens, l’imagination pré-synthétique est productrice
du nouveau puisqu’elle renverse l’ordre de la combinaison et de la liaison
synthétiques du divers et du coup la fixité d’un contour stable d’une forme pure
est ébranlée, toujours remise en question, et qu’elle effectue ainsi la
déconstruction et la déterritorialisation perpétuelle de la norme de la
combinaison de divers et que cela nous permet de créer une nouvelle forme, une
nouvelle manière de combiner et de lier le divers et de concevoir le monde.
Quand la combinaison du divers de sensation tels que la couleur, le son, le
mouvement corporel, etc., se libère de la règle codifiée d’une forme pure d’une
beauté adhérente, l’entendement se trouve déconcerté de voir l’irrégularité à la
fois dé-constructrice et créatrice des modes combinatoires de l’imagination, qui
ne lui confère aucun contour stable, « reconnaissable » par les concepts
préétablis. Dans ce cas, comme l’a constaté Lyotard précédemment, le sentiment
du beau, ce plaisir calme comporte toujours le risque du « dérèglement » et de
« l’emportement de la forme » à tel point que le sentiment du sublime ne consiste
qu’à intensifier à l’extrême ce dérèglement300 .
D’une perspective quantitative du dérèglement de forme, le beau, le
sublime et même le monstrueux partagent le même fond, « le même milieu
unique » 301 dans lequel c’est le degré d’intensité de son dérèglement en tant que
le seul facteur différentiel qui assurerait leur démarcation mais d’une manière
toujours instable ; en ce sens nous pouvons dire que les degrés du libertinage
contre la règle ou la norme d’une forme pure peuvent constituer le graphe du
300
) Rogozinski, Kanten, p. 152.
) Rogozinski a conféré une remarque détaillée sur la différence de degré entre le
bien et le mal dans Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique (p. 27) :
l’homogénéité de leur milieu partagé désigne le fait que la distinction entre le bien et
le mal ne provient pas de la différence du fond, mais seulement de celle de degré.
301
235
mouvement trajectoire du passage du beau jusqu’au monstrueux. Je vous
propose d’analyser ce graphe : la grandeur illimitée et é-norme du sublime
signale le point de bascule où la saturation des formes à la fois hors norme et
contre norme engendre l’effondrement d’une forme délimitée et structurante ; le
beau implique le dérèglement de forme en tant que sa condition de condensation
où la force vitale augmente de sa densité grâce à l’opération de l’imagination
consistant à sur-produire des formes indéterminées et déchargées de toutes ses
règles. Dès lors, il convient de dire que « la différence entre le beau et le sublime
serait seulement quantitative, affaire de point de vue ou de seuil (limen) » 302.
L’évanouissement d’une forme pure et limitative est déjà commencé même dans
l’opération du sentiment du beau, puisque le processus du dérèglement de forme
y est toujours en marche, est l’élément constitutif du milieu commun de ces trois
sentiments lesdits. Dans ce cas il nous reste encore à élucider la caractéristique
du monstrueux tout en tenant compte de la tension et de l’instabilité qui gisent
sur la frontière entre le monstrueux et le sublime : qu’est-ce que le monstrueux ?
Qu’est-ce qui rend quelque chose monstrueuse ? Avant de remonter à son
étymologie allemande, on peut se fier d’abord à la définition perçante du
monstrueux, conférée par George Bataille : le monstrueux est en effet ce qui est
« irreprésentable » pour nous ; son dé-bordement, sa mise en hors de la ligne de
circonscription troublent l’ordre de notre système de représentation, nous
rendent incapables de lui attribuer un contour stable quel qu’il soit ; son sansvisage si étrange et ir-reconnaissable nous donne de l’aversion et de l’effroi, il est
justement inhumain, monstrueux, hors du pensable ! ; c’est en ce sens que la
mort est si monstrueuse pour nous du fait de sa redoutable in-déterminabilité. Le
monstrueux, quel mot d’étrange, quels maux de l’étrange ! Le mot allemand
« Un-geheure » lui-même est intraduisible en raison de ses caractéristiques
indicibles ; l’équivocité de son sens dans la traduction française témoigne son
irreprésentabilité,
son
in-déterminabilité
:
le
monstrueux,
l’inquiétant,
l’énormité, l’étrange, l’insolite et l’insoutenable, etc., sont tous des traductions
dérivées de l’un-geheure 303 . A son sans-visage se colle de milles visages
302
) Kanten, p. 153.
) Rogozinski esquisse, examine les traductions françaises de l’ungeheure afin de
se focaliser sur son aspect proche du fond du sublime dans Kanten (p. 149).
303
236
monstrueux, inimaginables ; son in-déterminabilité se dirige dans le sens de
l’excès plutôt que dans celui du manque ; c’est en ce sens que l’infini négatif,
néant, s’assimile à un excès chaotique non à un nihil privativum. L’ungeheure est
tous à la fois ; il ingurgite en lui toutes ses caractéristiques dé-bordantes, horsnorme et a-normes, ses contours sont sans cesse changeants, dépossédés et
multiples. Il importe de noter que Kant voit l’ungeheure dans l’agrégat chaotique
qui se heurte, se fusionne et se propage d’une façon totalement indéterminée et
que l’agrégat chaotique est ce qui ne se subordonne à aucunes règles synthétiques
de l’esprit, reste hors de portée du système de représentation, dans la mesure où
devant la présence de l’agrégat chaotique se trouve complètement vaine,
inefficace l’opération de la machine synthétisante, qui consiste en les trois
étapes telles que la schématisation spatio-temporelle du divers par l’intuition
sensible, sa liaison par l’imagination transcendantale et la synthèse du divers
sous l’unité par l’entendement 304 . Rogozinski remarque ingénieusement la
continuité du fond qui s’étend entre le beau, le sublime et le monstrueux :
« Le même mouvement de dé-limitation, de dé-formation des figures
sensibles qui conduit la beauté la plus libre aux parages du sublime entraîne le
sublime au près de l’Ungeheure, si bien qu’il devient difficile de les distinguer ».
Il importe de remarquer que dans le sentiment du monstrueux la grandeur
illimitée et informe de l’objet sublime semble réapparaître en poussant son jeu de
dérèglement de forme à l’extrême : notons que si le sentiment du sublime est
procuré grâce à la concession de se plier au désir impérieux de l’idée de totalité
qui consiste à subsumer le divers sous la catégorie de l’unité305, le sentiment du
monstrueux est procuré par la « probité » 306 à la fois inégalable et intrépide qui
consiste à aller jusqu’au bout de ses propres limites et de ce fait à confronter le
) Olivier Dekens explique d’une manière très claire les trois étapes de convertir le
divers en l’objet de l’expérience au sens kantien dans Comprendre Kant (Paris,
Armand Colin, 2003, p. 42-43).
304
305
) Voir au chapitre précédent : Le sublime et l’analyse de sa sublimation.
) Jean-Luc Nancy nous a conféré un bel article sur la probité nietzschéenne de
regarder et d’affronter le visage de la vérité sans détour dans L’impératif
catégorique (Paris, Flammarion, 1983, p. 63-86).
306
237
sans-visage sans détourner le regard ni se succomber au charme envoûtant de la
Loi suprasensible nous promettant l’apaisement de l’angoisse de l’abîme. En ce
qui me concerne, comme nous l’avons examiné dans le chapitre précédent, le
déplaisir du sublime, suscité par la grandeur illimitée et informe, est, au fond, de
la même nature que celui du monstrueux : l’horreur de l’abîme de l’agrégat
chaotique y est déjà toujours présent et nous hante même dans le sentiment du
beau, puisque devant la présence d’un flux de disparates sensibles nos facultés se
mobilisent pour maîtriser l’insoutenable chaos, et tentent de lui attribuer une
forme structurante, une circonscription limitative, et que cela se traduit par notre
volonté impérieuse d’exercer un pouvoir sur ces disparates, laquelle est quasiparanoïaque dans le sens où chasser l’instable, le désordre à tout prix reflète
indéniablement notre angoisse d’un devenir perpétuel qui ne se subordonne à
aucun ordre et de ce fait qui reste pour nous comme un objet X in-identifié et
indéterminé ; si G. Deleuze pense que la mort est l’un des modalités du devenir,
notre angoisse d’un devenir perpétuel implique aussi l’angoisse de la mort. Il me
semble que la remarque de Rogozinski explique bien l’éventuel devenir de
l’agrégat chaotique qui s’amplifierait jusqu’au point de provoquer le sentiment du
monstrueux :
« Il suffirait que cette limite soit franchie, que la grandeur de l’objet ou la
pluralité de ses éléments s’accroissent à peine pour qu’elle excède absolument la
prise de l’imagination, ne se laisse plus schématiser sous les catégories d’unité
ou de totalité, contenir par le lien d’une forme pure. Passée cette limite, l’objet
sublime sombre dans l’Ungeheure » 307.
Le flux de devenir perpétuel peut basculer à tout moment en agrégat
chaotique dans le sens où « une série d’esquisses fluentes » ne se rattache pas en
effet à un point de convergence ou à la soi-disant unité, comme Deleuze parle des
« séries qui accroissent sans cesse leurs divergences dans un devenir-fou
illimité » 308 ; cet agrégat chaotique n’est pas seulement l’un des modalités d’un
devenir du flux de divers sensibles, mais aussi sa condition même sans laquelle la
dispersion de ses multiples éléments ne peut être assurée. Comme le montre
307
308
) Rogozinski, Kanten, p. 153.
) Rogozinski, Le moi et la chair, Paris, Editions du Cerf, 2006, p. 163.
238
Rogozinski plus haut, l’agrégat chaotique ne se soumet à aucune instance
synthétique, unitaire qui a pour fonction de le délimiter ou de lui imposer une
forme restrictive et structurante, et ses éléments divers s’engagent dans un
« devenir-fou illimité », dé-mesuré ; il importe de noter que l’agrégat chaotique
précède, prime sur toute forme de l’unité dans la meure où c’est « à partir d’une
multiplicité disséminée que l’unité se forme » 309 et où il dépasse, excède toute
forme de l’unité. Ce devenir-fou illimité suscite de l’inquiétude du fait qu’il est
toujours présent, indissociable de notre réalité effective, à savoir de notre
existence qui se forme à travers le devenir ; en ce sens l’unheimlichkeit, l’étrange
et l’inquiétant, tels que la mort et les devenirs indéterminés, se trouve toujours
en nous en tant que la condition de notre existence. Dès lors, il convient
d’analyser que le déplaisir en question est intimement lié à l’affect
de l’unheimlichkeit envers l’éventuel devenir-fou illimité car ce déplaisir consiste
en une sensation d’un « blocage de la force vitale » devant le spectacle d’une
grandeur illimitée et informe, dans lequel nous voyons la menace de la mort
étant l’état de dispersion absolument indéterminée, l’un des modalités d’un
devenir-fou illimité, où nous sommes tant effrayés de nous perdre ; la perte de la
connaissance et de l’intelligibilité, l’évanouissement du monde construit, son
éparpillement intégral dans une direction absolument indéterminé, etc., ce sont
les manifestations d’un état de « diminution de notre force vitale », provoqué par
l’exposition à l’abîme de l’agrégat chaotique, c’est-à-dire de la mort. Si ce
déplaisir du sublime n’est rien d’autre que l’angoisse de la mort et de l’abîme, qui
nous hante toujours et déchire l’illusion du fond stable, immuable et qui nous
livre dans le jeu délirant de devenir indéterminé, on peut dire que
l’unheimlichkeit, l’inquiétant est un affect-vecteur de la condition de notre
existence, lequel véhicule, stimule et forme toute autre affectivité tel que le
sentiment du sublime et du monstrueux se forme au tour de, par rapport à
l’affect de l’unheimlichkeit. Mais dans quelle mesure en est-il ainsi ?
Je ne saurais nier que mes arguments sont influencés par la remarque
ingénieuse de Rogozinski, d’après laquelle il existe seulement la différence de
degré entre le beau, le sublime et le monstrueux, mais qu’à partir de cette thèse je
construis un point de vue bien différent qui propose une autre interprétation du
309
) Rogozinski, Le moi et la chair, p. 162.
239
sentiment du sublime. Supposons que le sublime et le monstrueux soient les
deux réactions différentes à la même condition de l’unheimlichkeit : en ce qui me
concerne, le sentiment du sublime est procédé du fait que nous transférons
l’insoutenable angoisse de la mort sur la dimension d’un tout autre niveau, à
savoir du suprasensible afin de soulager le déplaisir pénible étant la diminution
de la force vitale et de « sublimer » cette angoisse violente et primitive en une
aspiration sereine et élevée au Suprasensible ; il importe de noter que ce transfert
est totalement illégitime mais une réaction défensive à l’irruption de l’angoisse de
l’agrégat chaotique afin de neutraliser la condition pesante de l’unheimlichkeit.
« Le même objet pourrait être jugé tantôt sublime et tantôt
unheimlichkeit selon la visée de l’imagination se porte juste en deçà ou juste
au-delà de la limite maximale de sa compréhension ».310
C’est selon la différente manière de réagir à la grandeur illimitée et
informe, que la démarcation entre le sentiment du sublime et du monstrueux se
décide : exposé au spectacle angoissant de la grandeur illimitée et informe,
l’imagination transcendantale reste d’abord paralysée par sa dé-mesure qui
dépasse le seuil du mesurable et du commensurable et qui déroute toute tentative
de délimitation ; devant cet agrégat chaotique qui consiste à s’entasser et à
s’enrouler en illimité, à basculer dans le déroulement vertigineux et la dispersion
désordonnée, l’image d’un agencement ordonné et unifié que forme l’esprit
rationnel avec un soin particulier, semble brisée, au moins profondément
endommagée, et le choc est tangible, l’imagination transcendantale, première
pièce de la machine synthétisante, s’y trouve hors de service ; comment sortir de
cette paralysie ? Si le sentiment du sublime est analogiquement parlant un cas de
greffe
d’organe
extérieur,
le
sentiment
du
monstrueux
est
un
cas
d’immunisation ; en quel sens en est-il ainsi ? Dans le premier on recourt
désespérément à l’instance externe et transcendante étant la raison afin de
l’insérer là où l’imagination transcendantale n’était pas du tout opérative et de
maîtriser l’irruption agressive de l’agrégat chaotique, et avec cette méthode
radicale la paralysie de l’esprit semble être traitée du fait que, au moins, la raison
y surproduit la forme, liaison unifiée des éléments, qui est indispensable pour le
310
) Rogozinski, Kanten, p. 153.
240
fonctionnement de la machine synthétisante ; mais son hyperactivité consistant à
surproduire la forme, fige gravement le flux de devenir qui constitue la condition
de notre existence, et cela est plus dévastateur que le risque que représente
l’agrégat chaotique lui-même ; tout cela provient du diagnostic erroné de l’esprit
qui confond l’infini négatif de l’agrégat chaotique avec l’infini positif du
suprasensible. Par contre, dans le second, face à la même paralysie de l’esprit, on
observe attentivement l’évolution de l’agrégat chaotique, à savoir de flux de
devenir qui semble provoquer en nous la diminution de la force vitale, la perte de
repère et l’effroi ; il importe de noter que ce sont l’analyse et l’observation
rigoureuse de ces symptômes, qui nous guidera à parvenir à un bon diagnosticc’est à partir des cas particuliers que nous parvenons à un principe général, tel
est le cas du jugement réfléchissant et esthétique- et que ces symptômes
manifestent clairement l’angoisse du flux de devenir et de la mort ; au lieu de
recourir à l’instance externe et transcendante, nous prenons la mesure interne et
immanente qui nous permettrait une immunisation lente mais efficace contre
l’insoutenable angoisse de la mort : cette mesure, c’est d’opter l’imagination présynthétique comme le moyen de se confronter à l’abîme de l’agrégat chaotique,
du flux de devenir, puisque c’est elle qui consiste à mener le jeu de combinaison
aléatoire et indéterminée de divers, qui a déjà une forte immunité à la
multiplicité désordonnée et de ce fait qui est capable d’assister au jeu de
dérèglement de forme liante dans le flux de devenir. Il convient de dire que la
grandeur illimitée et informe étant l’un des modes extrêmes et concrets du
devenir, suscite le déplaisir qui se traduit par l’angoisse de la mort et qu’il y a de
différentes manières de gérer ou de réagir à cette angoisse de la mort, affect de
l’unheimlichkeit : d’une part on tend à atténuer ce déplaisir même d’une façon
illusoire en le sublimant (tel est le cas du sentiment du sublime), de l’autre on se
laisse le pousser à l’extrême en faisant face à ce déplaisir, jusqu’au point où la
peur de le dévisager, cette hantise est exorcisée de la sorte que l’on parvient à
accepter le fait que cet affect inquiétant, in-familier est l’élément indissociable de
la condition de notre existence (tel est le cas du sentiment du monstrueux). Dans
ce cas il ne faudrait pas se fier hâtivement à leur appellation apparente :
l’appellation agréable comme sublime et repoussante comme monstrueux est
attribuée uniquement par la volonté impérieuse de refouler le déplaisir, et ici je
vous suggère de renverser le point de vue afin de réévaluer ces deux sentiments
241
lesdits. Dans le sentiment du monstrueux, le même objet informe, indéterminé
tel que le flux de devenir se dilate jusqu’à l’agrégat chaotique, réapparaît avec
l’irrémédiable angoisse de la mort, qui n’était en effet point apaisée par la
tentative de se réfugier au près du suprasensible, -ce fameux dernier, le
stupéfiant hallucinogène le plus consommé des philosophes, servait depuis
longtemps de faire oublier l’angoisse de la mort, à savoir notre condition de la vie
elle-même !- en ce sens, le sentiment du sublime serait un moment d’une
hallucination certes fantastique mais terriblement fugitive et empoisonnée, alors
que le sentiment du monstrueux serait le moment de désintoxication pénible qui
nous enlève toute forme de consolation illusoire, de plaisir éphémère, mais qui
nous apprend à faire face à l’angoisse de la mort, au sans-fond de la vie. Poussant
le jeu de dérèglement de forme à l’extrême sans céder à la tentation d’un recours
à un oubli sublimé, on résistera laborieusement et courageusement au poids du
déplaisir qui nous accable mais qui nous révèle la condition de notre existence :
voilà la méthode d’immunisation de l’angoisse de la mort.
Grâce au sentiment du monstrueux nous parvenons à arracher
violemment le visage reconnaissable du monde, soumis à la Loi, et à dé-couvrir le
sans-fond de la condition de l’existence, son im-monde sans-visage insoumis à la
Loi. Chez Kant le sentiment du monstrueux est interprété comme une aversion
d’un sujet pratique contre ce qui n’est pas subordonné à la Loi, il voit dès lors
dans le flux de divers informe, chaotique « le quasi-schème du mal radical » 311,
juge celui-là monstrueux, horrible ; l’aspect éthique du monstrueux me semble
très intéressent dans la mesure où l’horreur de l’objet informe n’est rien d’autre
que celui de l’objet insoumis à la Loi et où ce dernier dépasse la limite du
présentable et du représentable de l’esprit, reste alors sans-visage ; lorsque l’on
fait face à l’objet monstrueux en résistant à la répulsion qui nous en faisait
toujours éloigner, cela signifie que nous nous y rapprochons dangereusement en
se détachant du centre de la gravité d’un sujet pratique étant la Loi suprasensible,
et que l’acte de dévisager l’objet illimité et informe sans détourner le regard
devient alors un acte complètement amoral dans le sens où ici l’aversion morale
envers l’insoumis à la Loi, laquelle nous retient de s’approcher de ce dernier, est
neutralisée et de ce fait où découvrir le sans-fond du monde et de la condition de
311
) Rogozinski, Kanten, p. 164.
242
notre existence n’est possible que par la volonté d’aller au-delà de la Loi. Cette
rude exploration du monstrueux nous exige même d’aller sans Loi là où aucune
forme structurante ne peut subsister et où le flux chaotique de divers se disperse.
Nous pouvons dire qu’en ce sens le monstrueux peut être qualifié comme un
indice d’un mal radical, à savoir de la liberté sans Loi.
243
Chapitre
V
Le chaos et l’immanence
244
V-1
L’horizon d’immanence et le chaos
Pour quelle raison adopte-t-on la stratégie de se disperser en illimité aussi
bien dans le domaine pratique que dans celui théorique? Que signifie vouloir
suspendre toute forme de point de convergence quelle qu’elle soit? Un point de
convergence, ce point central et unique qui absorbe une multitude d’éléments
disparates, désordonnés tout en les réaménageant et restructurant dans son
système, est une machine synthétisante qui a pour fonction de mettre des divers
245
sous l’unité englobante et ordonnante. En plus, si nous observons de plus près la
démarche philosophique de Kant, l’instance synthétique est omniprésente aussi
bien dans le domaine théorique que dans celui pratique : le divers des désirs se
soumet à l’unité de la conscience de la raison pratique de même que le divers de la
sensibilité à l’unité de l’aperception des représentations étant « je pense ». Dans ce
cas, suspendre ce point de convergence signifierait remettre en cause l’activité
unificatrice de cette machine synthétisante ; cette tentative de défaire son
mécanisme vise à faire éclater l’unité que cette machine fabrique, et à restituer
celle-là à partir de sa « genèse » 312 : ici on met la machine synthétisante en arrière ;
l’explication de Rogozinski sur ce point me semble très juste et pertinente :
« […] toute unité se forme à partir d’une multiplicité primitive ; toute
identité (y compris celle du moi ou de l’individu) s’est constitué à travers des
synthèses d’identification ; et ce qui se présente comme une chose immuable s’est
d’abord donné dans un flux comme une série d’esquisses fluentes qui se
succèdent et s’enchaînent » 313.
Il est vrai qu’avant que la machine synthétisante se mette en marche, il y a
tout d’abord le « chaos initial » où la multitude de divers se disperse et se meut
dans un mouvement dynamique et perpétuel. Mais une question rebondit encore :
mais comment peut-on annuler complètement ce point de convergence, auquel
s’engloutissait vigoureusement toute diversité des éléments, à savoir que comment
peut-on faire arrêter son mécanisme affolant? Car il ne suffit pas de la remettre
simplement en cause et de la mettre en arrière pendant certain temps, afin de
disloquer tout son système ; ici nous menons une guerre contre toute machine
synthétisante, tout dispositif rationnel. Dans ce cas il nous faudrait reformater la
base du système entière avec la méthode la plus radicale étant l’épochè ; mais,
comme nous l’avons déjà mentionné dans de chapitres précédents, l’épochè que
nous exécutons n’est pas celle qui avait été tentée auparavant par les philosophes
occidentaux comme chez Descartes et chez Husserl, mais on met en suspens toute
activité de pensée, constitutive de l’ego, et on tente d’abolir le régime égologique
qui représente l’une des machines synthétisantes la plus exploitée de l’histoire de
312
313
) J. Rogozinski, Le moi et la chair, Paris, Les Editions du Cerf, 2006, p. 162.
) Ibid.
246
l’homme. J’ai constaté que dans le moi et la chair, J. Rogozinski a fait une
démarche similaire à la mienne sauf qu’il partait de l’épochè cartésienne : il y
voyait l’abolition de la transcendance du monde extérieur, toute sa validité reste
suspendue, c’est l’immanence du monde intérieur, qui émerge comme seule et
évidente ; sa remarque sur le concept d’immanence qui prime sur la transcendance
du monde, me semble judicieuse, mais son point de départ, l’épochè cartésienne,
nous laisse encore la trace de l’opération incessante de la machine synthétisante
dans le sens où ici l’égicide, assassinat de l’ego, que nous avons tant attendu, n’est
point permis et où l’on finit par faire appel à une nouvelle instance de moi qui
opère une synthèse des divers de la sensibilité. Je reviens au concept d’immanence
qu’il a introduit au cours de mise en suspens de la transcendance du monde ; en ce
qui me concerne, ce n’est pas le monde extérieur que nous devrions condamner à
disparaître, mais toute prétention à la transcendance du monde intelligible et
d’une substance comme Etre ou Dieu, dont la validité devrait être sérieusement
remise en cause ; c’est en ce sens que le concept d’immanence entre en scène au
cours de notre débat. Trans-cendant signifie « ce qui s’élève au-delà d’un niveau ou
d’une limite donnés ; ce qui est supérieur et extérieur à celle-ci »
314
; la
transcendance implique un mouvement ascendant vers un principe supérieur, qui
dépasse le niveau des données alors que l’im-manence désigne ce qui réside dans
le niveau de ces dernières. Lorsque Rogozinski parle de l’extinction de la
transcendance du monde à travers l’épochè cartésienne, il semble assimiler la
transcendance simplement à l’extériorité, et cela a tendance à réduire trop
hâtivement
la
question
de
transcendance/immanence
à
celle
d’extériorité/intériorité ; nous devrions déplacer cette question vers un autre
niveau. Si la transcendance se rapporte à un mouvement ascendant vers un
principe supérieur étant Dieu, Idée, Etre, etc., cela suppose une ligne verticale
hiérarchisée et graduée en mettant le niveau-seuil des données comme son niveau
zéro (voir le schème suivant).
) A. Lalande, Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, p.
1144.
314
247
L’immanence se rapporte à un mouvement horizontal et entièrement
interne au niveau des données, et leur niveau-seuil fonctionne comme le point
optimal où les données suffisent à elles-mêmes. Notre épochè tente d’interrompre
le mouvement vertical, ascendant qui consiste à annuler la valeur du niveau des
données comme son point zéro, à savoir ce qui est formellement à dépasser, et de
se focaliser sur l’intensité optimale et l’autosuffisance du mouvement horizontal,
interne étant l’immanence. Si la transcendance consiste à dépasser toujours
l’horizon
d’immanence,
cela
indique
que
la
transcendance
implique
indispensablement un certain rapport à cet horizon d’immanence, sans lequel
celle-là ne peut point se localiser, perd la limite-critère à franchir. En quoi consiste
l’immanence ? Rogozinski a habilement décrit en quoi elle consiste :
« Elle (l’immanence) est un champ toujours en mouvement qui se déploie
temporellement comme un flux incessant, s’étend spatialement en déplaçant
constamment ses limites. Le champ d’immanence se présente d’abord comme
une multiplicité disséminée, un chaos, une chôra d’où émergent aucune forme,
aucune identité stable. C’est ce chaos initial qui resurgit lorsque notre monde
commun se défait, qu’une crise menace l’unité de l’existence » 315
315
) J. Rogozinski, Le moi et la chair, Paris, Les Editions du Cerf, 2006, p. 162.
248
Cela montre que l’horizon d’immanence n’est point un horizon attaché à la
conscience personnelle, moi singulier, et ni au cogito, conscience réflexive, maiscomme le notent aussi bien Deleuze que Sartre- un horizon « impersonnel,
préréflexif » dans la mesure où l’émergence du moi singulier et du cogito se fait au
niveau zéro de l’horizon de transcendance, non point au niveau-seuil des données,
et où ces deux éléments constitués d’une identité stable sont le résultat de la
cristallisation d’un point de convergence qui unifie, ordonne le flux de divers, sont
susceptibles de suivre un mouvement vertical sur l’horizon de transcendance ; par
contre, sur l’horizon d’immanence consistant en le mouvement du flux de divers
informe, il n’y a ni cristallisation ni fixation stable du divers mais seulement
l’oscillation instable et la fluctuation fluide du divers. On peut dire que le devenirfou illimité de Deleuze se présente dès lors sur cet horizon d’immanence et que
l’épochè que nous venons de mentionner disloque non seulement la transcendance
du monde mais aussi celle du cogito. Le changement d’axe est nécessaire afin de
concevoir une nouvelle philosophie : l’ego pensant était le pivot central de la
philosophie occidentale, sur lequel tous autres concepts tournent et reposent, et
par lequel s’opère le mouvement de transcendance (voir le schème suivant) :
Dans ce mouvement de transcendance, il y a l’axe vertical fixe au tour
duquel se forme un mouvement rotatif et ascendant des éléments se dirigeant vers
le point culminant ; par exemple, c’est le pivot central et stable étant le concept
d’ego pensant, au tour duquel se forment, s’organisent d’autres concepts tels que la
substance, la pensée et la vérité, etc., mais pourquoi est-ce qu’ils forment un
249
mouvement rotatoire, ascendant plutôt que un mouvement linéaire, ascendant ?
Car ce pivot en tant qu’un axe central, n’a aucune mobilité en soi, est constamment
fixe, mais peut produire un mouvement des autres éléments au tour de lui, et
paradoxalement son immobilité renforce davantage l’augmentation de la vitesse
du mouvement des éléments à tel point que leur mouvement contenant toute
énergie de ce moteur fixe, devient à la fois rotatoire et ascendant. Cependant le rôle
principal de ce pivot consiste à maintenir la régularité et la stabilité d’un
mouvement des éléments afin que leur mouvement ne s’engage pas dans une
direction indéterminée de l’infini négatif ou une dispersion vertigineuse, mais
s’achève dans un point culminant et convergent, et que leur mouvement reste
toujours ordonné et unifié. Néanmoins, il advient que le changement d’axe
s’opère d’une façon radicale : ce n’est nullement une substitution d’un axe à un
autre ou un remplacement d’une pièce à l’autre mais carrément une dislocation
d’une machine, un renversement de l’ordre ; dans le mouvement d’immanence, il
n’y a plus d’axe vertical et statique qui fonctionne comme le point de convergence
ascensionnelle du flux de divers, mais seulement les flux de divers consistant en le
processus de « devenir illimité, sans mesure » 316, qui changent complètement la
dimension de l’axe dans la mesure où l’axe lui-même est impliqué dans le jeu
hilarant et dynamique de devenir. En quoi consiste cet axe mouvant et fluide ?
Pour ce faire, il faudrait d’abord parler de la transcendance de la conscience
réflexive, qui nous renverra corrélativement à l’immanence de la conscience sans
sujet. Ici le terme de conscience est rapporté spécifiquement à la conscience
réflexive : dans ce cas elle est toujours considérée comme la conscience de quelque
chose tel que le constate Husserl, et « la conscience s’arrache d’elle-même » 317 et se
dirige vers les objets qui l’entourent en dehors d’elle, en ce sens on peut constater
que l’intentionnalité de la conscience se conjugue avec la structure transcendante
de la conscience réflexive. Cependant, afin que la conscience d’une rose jaune soit
valable, la multitude de perceptions sensorielles d’une rose jaune, qui se glissent
les unes et les autres, nécessite une instance transcendante qui synthétise et unifie
toutes ses séries, et sans laquelle il n’existe que l’agrégat des impressions
316
) G. Deleuze, La Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 9.
317
) Sartre, La transcendance de l’ego, Paris, J. Vrin, 1965, p. 21.
250
dispersées ; dans ce cas afin de remplir les deux pôles de la structure de la
conscience, il ne suffirait pas seulement de poser un contenu transcendant étant
un objet extérieur mais aussi de poser un contenant transcendant qui est le sujet
connaissant, cogito, qui fonctionne comme l’unité synthétique sous laquelle sont
subsumées toutes nos représentations. Ici il importe de remarquer que la série de
perceptions et de pensées se rapporte au cogito, à savoir au Je pense, qui est posé
en tant qu’« une conscience dirigée sur la conscience, qui prend cette dernière
comme son objet » 318 ; en ce qui me concerne, il est fort intéressant d’analyser le
concept de cogito consistant en la conscience de la conscience : si la première
fonctionne comme une instance réfléchissante, la seconde consiste en l’afflux de
perceptions et d’impressions diverses. Ici il importe de noter que la notion de
conscience n’est point un terme univoque mais un terme plurivoque qui traverse
de multiples couches hétérogènes : Sartre nous invite à réévaluer la notion de
conscience en tenant compte de sa complexité ; il distingue la conscience réflexive
et la conscience préréflexive 319 en refusant de limiter la notion de conscience
seulement à une dimension réflexive de l’entendement ou de la raison, et de ce fait
il élargit la notion de conscience tout en révélant la disposition de ses strates
distinctes. Analysons de plus près le concept de cogito étant « la conscience de la
conscience » : si nous supposons que cela signifie que « je suis conscient d’être
conscient » ou « je pense que je pense » tels que l’affirment de nombreux
philosophes occidentaux, de même que nous avons besoin d’un miroir afin de
reconnaître notre propre visage, le fait d’être conscient de quelque chose ne suffit
pas à lui-même, -c’est l’argument même du doute cartésien, le fait d’avoir une
conscience d’une table est insuffisant pour confirmer que cela relève du Je pense
puisque cette conscience-là pourrait très bien être introduite par le Malin Génie et
qu’elle pourrait être une conscience de l’Autre -, et de ce fait nécessite une instance
réfléchissant qui lui renvoie son contour stable et intelligible et qui lui permet
enfin de confirmer que c’est bel et bien du sien, non de l’Autre ; dans ce cas nous
pouvons pousser plus loin l’interprétation du concept de cogito : la formule de « je
suis conscient d’être conscient » signifierait que « je confirme que la conscience
d’une table ou d’un arbre appartient à ma conscience ». Il importe de remarquer
que lorsque la conscience de quelque chose se pose devant l’instance-miroir de la
318
319
) Sartre, La transcendance de l’ego, J. Vrin, p. 28.
) Ibid., pp. 26-37.
251
conscience réfléchissante afin d’y projeter son image, il faudrait encore un autre
élément transcendant qui permet de l’identifier puisque, même si le fait de se
projeter dans un miroir lui renvoie ses propres images d’une façon symétrique, il
nécessite toujours de les rapporter à une instance unique et stable qui est la notion
de Je consistant à unifier la variété de ses images et à garantir son identité
permanente ; dans ce cas la notion de Je dépasse largement le niveau-seuil des
données étant « il y a une conscience de quelque chose », elle joue un rôle
unificateur et synthétisant qui relie les images réfléchies de la conscience et les
identifie, en ce sens, elle est une instance transcendante.
Comme l’a fait Sartre dans la Transcendance de l’ego320, nous pouvons
récapituler ici les trois de niveaux de la conscience :
1° « il y a par ci par là une conscience de quelque chose, constituée de flux
d’impression et de perception » : conscience préréflexive
2° « je suis conscient d’avoir une conscience de quelque chose » : première
étape du concept de cogito
3° « je confirme que cette conscience de quelque chose appartient à ma
conscience » : dernière étape du concept de cogito
Cela nous montre la dissymétrie, l’hétérogénéité et la pluralité des niveaux
de la conscience. Dans ce cas nous pouvons dire que l’analyse du concept de cogito
nous
permet
de
reconstituer
la
stratigraphie
de
la
conscience :
la
formule, « cogito= conscience de conscience » consiste à traverser ou parcourir les
trois couches de la conscience (voir le schéma suivant).
320
) Ibid., p. 29.
252
D’abord, tous nos parcours commencent par la conscience préréflexive qui
consiste en le flux de perceptions et d’impressions dispersées : par ci par là
émergent l’odeur d’un cuir neuf, le bruit bas et constant du système d’aération de
l’immeuble, le picotement léger au niveau des orteils droits, le clignotement
rythmé d’une flèche d’un souri sur l’écran de l’ordinateur, la sensation de soif, etc. ;
ici la question rebondit : à ce stade rempli de série de perceptions divergentes,
pouvons-nous déjà parler de la conscience ? Nous pouvons constater que le flux
incessant de sensations et d’impressions se meut, s’opère dans le corps-magma ;
parfois la marée de sensation continue à y monter et à descendre avec une telle
subtilité oscillatrice, reste alors assez floue pour la circonscrire. Est-ce que la
perception d’une chaise jaune à côté de moi serait aussi une conscience d’une
chaise ? Malgré sa futilité sensorielle et son mouvement divergent, se palpite d’or
et déjà une conscience préréflexive et « spontanée » 321 d’une chaise : nous pouvons
remarquer que, à ce stade le niveau-seuil des données étant le corps-magma suffit
à remplir la conscience préréflexif dans la mesure où le corps-magma n’étant pas
un espace clos, est capable de tâter son milieu, de l’incorporer et de s’y adapter
d’une manière si ingénieuse et élastique que la conscience spontanée d’une chaise
pourrait être intimement intégrée, prise dans son mouvement immanent. En quoi
) Sartre le décrit comme une conscience spontané, irréfléchie dans la
Transcendance de l’ego. (Paris, p. 32).
321
253
consiste-t-il le corps-magma ? Ce dernier consiste en le flux mouvant et
indéterminé de force, se présent sous le mode de jeu de tension de forces ; le corpsmagma qui constitue la première phase de la conscience frôle toujours la frontière
de la conscience et de la non-conscience, garde en lui la tension dynamique de ces
deux phases ; de ce fait celui-là implique un champ « pré-individuel » 322 qui le
sous-tend et où aucune individualité fixe, consciente et personnifiée tels que le Je
ou Dieu n’est présente. Si le concept de cogito est la conscience réflexive sur la
conscience préréflexive, celui-là joue le rôle d’une instance unique et stable qui
consiste à saisir le flux de perceptions diverses comme son objet d’enquête, et à
codifier ce flux et à le rendre intelligible, conforme à ses règles ; le cogito aussi bien
cartésien que kantien vise à confirmer que l’afflux même de perceptions diverses
peut appartenir à la conscience réflexive dans la mesure où celui-ci devient l’objet
de la conscience réflexive en se soumettant à ses règles et à sa loi ; c’est pourquoi ce
flux de perceptions peut devenir « ma représentation » ; c’est ainsi que la
conscience devient personnelle. Mais avant de se précipiter à une discussion sur le
cogito, il importe d’abord de savoir en quoi consiste le champ pré-individuel.
G. Simondon a la perspicacité exceptionnelle de « concevoir l’individu ou
l’individualité à partir du processus de l’individuation, non inversement » ; il tente
de décrire « tout le déroulement de la réalité » 323 ontogénétique en termes de
l’individuation, et c’est dans ce contexte que la notion de réalité pré-individuelle
apparaît. Cette dernière inspire autant Deleuze que moi du fait de sa
caractéristique a-personnelle, a-consciente, pré-synthétique ; je vois dans la notion
de réalité pré-individuelle un champ d’immanence par excellence, où le chaos
initial suffit à lui-même pour générer quelque chose sans recourir à une instance
externe, transcendante tels que Dieu créateur ou le principe suprême de l’Univers.
Engendré par le chaos génétique, ce champ pré-individuel est « métastable » dans
la mesure où le déséquilibre instable et l’équilibre stable se combinent
réciproquement tout en gardant un rapport de tension dynamique qui consiste
d’un côté à maintenir le plus haut niveau d’énergie potentielle et de l’autre à la
) La notion de réalité pré-individuelle est conçue par G. Simondon ; voir
L’Individuation à la lumière des notions d’information et de formation (Grenoble,
Jérome-Million, 2005).
322
323
) Ibid., p. 24.
254
réaliser jusqu’à son épuisement; comme le note Simondon, l’état métastable du
champ pré-individuel est susceptible de passer à tout moment de l’équilibre stable
au déséquilibre instable en libérant l’énergie potentielle cachée, du second au
premier en actualisant cette énergie potentielle 324 . Dès lors, le champ préindividuel est chargé de l’énergie potentiel qui bascule dans un état d’intensité
complètement divergent, et de ce fait, comme l’indique M. Buydens dans Sahara,
l’esthétique de Gilles Deleuze, on peut le qualifier de « quantique » : ce champ préindividuel serait « un champ quantique où s’échangent et se mesurent des
quantités élémentaires d’énergie comme onde ou corpuscule, etc. ».325 En ce sens
le jeu de forces constituées de quantum d’énergie pulsionnelle varié se traduirait
par la tension entre des tendances hétérogènes, cela indique que le champ préindividuel est « constitué de quantités d’énergie potentielle non individuée et
pourtant intrinsèquement hétérogène » 326, et que, comme le remarque également
Deleuze dans La Logique du sens, la volonté de puissance nietzschéenne, jeu libre
de forces diverses, constitue ce champ. Même si dans la Logique du sens Deleuze
refuse d’y impliquer le sans-fond indifférencié par le souci de garder la pertinence
de sa notion de « singularités impersonnelles et pré-individuelles » 327 qui émanent
de ce champ en tant que des « multiplicités » formées d’une intensité hétérogène,
il importe de noter que le sans-fond chaotique n’y est point complètement exclu,
mais, potentiellement parlant, toujours inclu dans la mesure où la quantité
d’énergie n’est pas exploitée d’un seul coup jusqu’à son point d’exhaustion-si c’est
le cas, il n’y aurait plus de processus d’individuation-, consiste à garder d’une façon
continue son intensité, sa marge potentielle à s’évader vers une autre phase et à se
) « L’équilibre stable n’est peut-être qu’un cas limite. Le cas général des états est
peut-être celui des états métastables : l’équilibre d’une structure réalisée n’est stable
qu’à l’intérieur de certaines limites et dans un ordre de grandeur unique, sans
interaction avec d’autres ; il masque apparemment des potentiels qui, libérés, peuvent
produire une brusque altération conduisant à une nouvelle structuration également
métastable. » (Ibid., p. 326-327). Dans ce cas le pur déséquilibre instable aussi est un
cas limite ; Mireille Buydens explique la notion de métastabilité chez Simondon que
« l’état précaire de déséquilibre se résout dans un nouvel état de stabilité » (Sahara,
l’esthétique de Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 2005, p. 21).
324
) M. Buydens, Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze, Vrin, 2005, p. 22.
) Ibid., p. 23.
327 ) Deleuze, La Logique du sens, Quinzième série des singularités, Paris, Editions
de Minuit, 1969, pp. 122-132.
325
326
255
déterritorialiser, et où dans ce poussé du devenir on peut retrouver la trace du
sans-fond chaotique qui laisse l’économie de la quantité d’énergie indéterminée,
instable et ouverte. Pour que le quantum d’énergie se distribue aussi dans l’énergie
potentielle, il faudrait un élément qui retarde, au moins perturbe l’effectuation
complète des forces, et qui glisse dans ce champ une « ligne de fuite » 328 où des
forces se réjouissent de filer vers le devenir ; en quoi consiste-t-il cet élément
déterritorialisant ? L’aspect indéterminé de l’infini négatif nous apparaît tellement
redoutable, menaçant que même Deleuze l’assimile au « sans-fond indifférencié »
en nous « mettant en garde » contre ce chaos329 ; pourtant, ce chaos n’est point un
vide homogène et stérile, ni un néant dépouillé et agonisant, mais « une dispersion
pure et une ouverture infinie qui défait» 330 et déchire la « consistance » d’une série
convergente en y laissant émerger la « vitesse infinie »
331
des aspects
indéterminés, instables, grâce à laquelle le jeu de combinaison des déterminations
consiste à esquisser leur combinaison la plus libertine et à la laisser aussitôt
éparpiller d’une façon vertigineuse. En ce sens, le chaos ne consiste pas en « un
mélange confus et inerte » 332 mais en l’excès de vitesse de combinaison de
déterminations, lequel les rend toujours changeants, indéterminées et laisse
dégager la force centrifuge permettant de disloquer l’unité synthétique des séries
constituant un monde actualisé et de produire une « énergie potentielle » qui
s’engage dans une nouvelle phase du devenir. Affronter le chaos nous suscite
toujours une angoisse irrémédiable, une forte aversion du fait que la pensée ne
peut suivre la vitesse infinie de ce jeu de variation délirant de déterminations, qui
devient pour nous « insupportable », « immonde » 333 ; ce chaos n’est rien d’autre
328
329
) C’est la fameuse expression de Deleuze.
) M. Buydens, Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze, pp. 73-75.
) Mengue Philippe, Dehors, chaos et matières intensives dans la philosophie de
Gilles Deleuze, le fichier PDF sur le site :
http://nessie-philo.com/Files/philippe_mengue__dehors.pdf
331 ) G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de
Minuit, p. 44 : « Ce qui caractérise le chaos, en effet, c’est moins l’absence de
déterminations que la vitesse infinie à laquelle elles s’ébauchent et s’évanouissent ».
330
) Manola Antonioli, Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Cahiers de Noesis n° 3,
Printemps 2003, p. 55.
332
) Mengue Philippe, Dehors, chaos et matières intensives dans la philosophie de
Gilles Deleuze, p. 8.
333
256
qu’un infini négatif qui perturbe le contour stable d’un être déterminé à travers le
jeu illimité de combinaison de détermination se traduisant par les changements
indéterminés. Si Dieu et Logos sont l’infini positif qui se définit comme un
intelligible transcendant disposant des propriétés immuables, le chaos est l’infini
négatif qui se caractérise par un perpétuel mouvement immanent qui gagne de
plus en plus la vitesse illimitée au sein du jeu d’altérité instable. C’est pourquoi on
parle du chaos en tant qu’un champ immanent, indéterminément changeant et
pré-individuel qui ne présente aucune individualité fixe et cristallisée, mais qui est
grouillé des flux de forces hétérogènes, divergentes et contingentes en tension, qui
se lancent dans le jeu ontogénétique du « virtuel » 334. De quel horizon apparaît-il
le virtuel ? Si le chaos est un jeu démesuré et illimité de combinaison de
déterminations
335
,
toutes
ses
combinaisons
aléatoires, perpétuellement
déconstruites et reconstruites -quelle machine de création monstrueuse !!- sont en
train
de
composer
des
virtuels
qui
montrent
comment
l’excès
de
vitesse combinatoire esquisse une telle cartographie d’une réalité pré-individuelle ;
les virtuels oscillent du fait de leur aspects vertigineusement changeants, mais
parcourent presque en même temps plusieurs tracés combinatoires des réalités,
lesquels se croisent, se heurtent et se mettent en parallèle. C’est cela qui est
l’avantage et la richesse du virtuel, consistant à comprendre la pluralité et la multilatéralité des réalités ; tandis que, comme le constate G. Deleuze, le possible étant
la catégorie logique n’accepte que la réalisation d’une seule réalité unilatéralement
préétablie dans l’essence conceptuelle. En ce sens entre le possible et le réel il n’y a
aucune imprévisibilité, ni une nouveauté ; il n’y a que l’exécution unilatérale de
programme préconçu ; le possible est un appauvrissement total des potentiels
) Le terme « virtuel » est utilisé par G. Deleuze et il vise à établir une ontologie
du virtuel, il écrit ainsi dans la Différence et la répétition : « Le virtuel ne s’oppose
pas au réel, mais seulement à l’actuel. Le virtuel possède une pleine réalité en tant
que le virtuel. […] » (Paris, Puf, 6e édition, 2000, p. 269). Eric Alliez a bien noté la
caractéristique distincte du virtuel avec le possible dans son article intitulé Sur la
philosophie de Gilles Deleuze, entrée en matière : « Le virtuel n’est pas actuel mais
possède en tant que tel une réalité ontologique qui conteste et excède toute logique
du possible. Le possible est en effet cette catégorie logique qui pose que du point de
vue de l’identité du concept il n’y a pas de différence entre le possible et le réel
puisqu’on s’est déjà tout donné, préformé « dans la pseudo-actualité du possible ».
334
) Le chaos est un jeu extrême et dangereux où l’on risque même de se perdre
dans la folie, hors du pensable et du contrôlable.
335
257
pluriels, ne parcourt qu’un seul trajet pré-donné de la réalité ; alors que le virtuel,
terme emprunté à Gilles Deleuze, dépasse, renverse le programme de la réalisation
de l’essence conceptuelle en impliquant les multiples trajets combinatoires des
réalités qui consistent à introduire la dimension imprévisible, inédite de la réalité.
Le virtuel ayant lui-même le statut de la réalité pré-individuelle, dispose d’une
exubérance d’une pluri-réalité ; ses surabondances à la fois chaotiques et festives
peuvent s’épuiser petit à petit dans la dimension de l’existence, à savoir le devenir ;
entre le virtuel et le réel constitué du processus de devenir, il n’y a pas de
concordance symétrique, mais seulement le jeu d’actualisation asymétrique,
contingente des multi-virtuels. Il convient de dire que les réalités multi-virtuelles
s’actualisent d’une façon complètement aléatoire dans le devenir ; et que le jeu
d’actualisation consiste à combiner à nouveau les agencements des virtuels, non
pas à suivre fidèlement l’un des trajets des réalités virtuelles. En ce sens, comme le
note précisément G. Deleuze dans la Différence et la Répétition, leur actualisation
est un mouvement immanent de « création et de différenciation » par rapport aux
virtuels336 ; en recombinant leur agencement, le jeu d’actualisation s’inscrit dans
un processus de créer un devenir imprévisible, inouï. Il faut remarquer que le
rapport du virtuel au réel ne consiste pas à subordonner au principe du Logos
contrairement au celui du possible au réel ; de ce fait, le virtuel nous semble
inévitablement quelque chose de désordonné, d’instable, mais dispose d’une force
redoutable de provoquer dans un système une sorte d’« ouverture infinie » déterritorialisante qui perturbe et renverse la logique de l’identité substantielle,
immuable et grâce à laquelle un processus peut continuer à rester dynamiquement
inachevé : par exemple, c’est le cas du processus d’individuation proposé par
Gilbert Simondon. Il nous confère une remarque très intéressante dans L’individu
et sa genèse physico-biologique :
« Le processus d’individuation n’épuise pas d’un seul coup les potentiels de
la réalité pré-individuelle » 337.
De là on peut dire que ce champ pré-individuel est un élément toujours
) G. Deleuze, La Différence et la Répétition, Paris, Puf, 1968 ; 10e édition, 2000,
p. 272-274.
336
) G. Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, Grenoble, Editions
Jérôme Million, 1995, p. 22-23.
337
258
coexistant au processus d’individuation, non point un élément révolu par rapport à
celui-ci, et continue à y insérer un fond chaotique constitué de flux de forces
hétérogènes en tension, qui déchire violemment la texture consistante d’un
système avec sa vitesse montreuses en y produisant une ouverture infinie
déterritorialisante. Ce chaos-là n’est rien d’autre qu’un moteur immanent qui
propulse le mouvement du devenir d’une façon perpétuelle, et consiste à disloquer
la machine synthétisante constituée des éléments transcendants tels que l’identité
immuable, Dieu, etc.
259
V-II
La critique de la théorie stoïcienne des devenirs incorporels
: le corps et les devenirs corporels
J’évoque encore ici la puissance délirante de l’imagination présynthétique, voire dé-synthétisante, qui me semble l’une des meilleures stratégies
de démonter et de disloquer la fameuse machine synthétisante. Si l’on le regarde
de plus près, on parvient à remarquer que sa puissance dé-synthétisante qui se
réjouit de rendre dispersée et ébranlée toute forme d’unité dans le jeu de
combinaison le plus libertin (par exemple, la tête d’un homme avec le corps
immense d’un insecte) s’opère dans la vitesse infinie du chaos où les réalités multi260
virtuelles se croisent, se tordent et se disparaissent en direction plurilatérale et où
la force centripète du mouvement de l’unité synthétisante, grâce à laquelle la
conception d’une réalité unilatérale et immuable est produite, est totalement
annulée et dissoute. Ici je précise que le flux de pensée deleuzienne
nous accompagne, inspire dynamiquement
tout au long de nos arguments :
l’émersion du chaos s’articule dans le pur jeu du hasard où aucune règle préétablie
n’existe, où « la distribution fixe » 338 du possible est renversée par la « distribution
nomade » des virtuels ; elle forme l’ensemble de réseaux complètement
désordonnés et plurilatéraux sur l’axe horizontal alors que la distribution fixe du
possible l’ensemble de réseaux unilatéralement ordonnés et hiérarchiquement
structurés sur l’axe vertical. De là nous pouvons dire que le jeu illimité et aléatoire
de combinaison de déterminations que mène le chaos, s’engage non seulement
dans un mouvement immanent mais aussi dans des directions multiples et
divergentes ; en ce sens le chaos est capable de troubler l’agencement convergent
du monde et de résister aux « règles préétablies et catégoriques » 339 qui constitue
l’horizon transcendant. On est tenté de voir où se passe ce mouvement immanent
propulsé du chaos.
Si Aristote distingue la substance et l’accident en tant que deux catégories
logico-ontologiquement hiérarchisées correspondant chacun à celle d’Etre et de
Non-être, ici les attributs accidentels sont sans cesse rapportés, rajoutés aux
attributs essentiels constituant une substance, mais sont désespérément glissés
sans jamais pénétrer ni contaminer son essence ; en raison de l’effet de surface
glissante, impénétrable de la substance, les accidents se retrouvent toujours
dehors, exclus. Dans ce cas, de quelle dimension relèvent-ils les accidents ? Ces
derniers sont le jeu aléatoire de variation d’état, qui s’inscrit dans le corps ; comme
j’ai précisé dans de chapitres précédents, le corps est composé des états multiples,
variés de l’affect et de la force, qui émergent, oscillent et s’éparpillent
perpétuellement avec une vitesse démesurée ; si la substance est ce qui subsiste
et résiste à tout changement d’état, elle réside au-delà du jeu de variation
d’intensité et s’inscrit dès lors dans la Forme intelligible, immuable ; en ce sens
les accidents sont ceux qui sont toujours changeants, et sont alors considérés
338
339
) G. Deleuze, La Logique du sens, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, pp. 74-76.
) Ibid., p. 74.
261
comme excessivement instables et voire même inintelligibles par la pensée.
Lorsque Deleuze vise à renverser ce schéma classique du corps/intelligible,
d’après lequel le premier ne produit que les accidents et le second est ce qui
communique avec la Forme, dans La Logique du sens il attribue au corps une
profondeur sur laquelle l’intellect avait toujours revendiqué de construire un
fondement, et du coup ce qui n’est pas de l’ordre corporel devient des
superficiels ; certes, son renversement semble audacieux, mais l’analyse fine et
critique par rapport à celui-ci nous est vivement sollicitée du fait de ses
équivocités parfois floues, contradictoires. Revenons au passage de la Logique du
sens, curieusement Deleuze assimile ici le corps à une substance :
« Pour les stoïciens au contraire, les états des choses, quantités et
qualités, ne sont pas moins des êtres (ou des corps) que la substance ; ils font
partie de la substance ; et à ce titre ils s’opposent à un extra-être qui constitue
l’incorporel comme entité non existante ».340
On devrait se demander ce qu’implique substantialiser un corps et quel est
l’effet de son entreprise de renversement. Comme nous l’avons vu plus haut, si
les attributs accidentels consistent à décrire les changements étant le jeu
aléatoire de variation d’intensité, il s’agit là de suivre le flux de devenir perpétuel
s’inscrivant dans l’infini négatif, où vacille tout spectre d’états ; de là il importe de
remarquer que les attributs accidentels ne sont pas un stroboscope qui capte, fige
les états d’un mouvement d’un corps en un point statique, stable privé de
mobilité, mais qu’ils impliquent tout le processus oscillatoire et mouvant de
devenir, émettent la vibration même de l’évolution des états. Dans les accidents
où l’aspect changeant s’inscrit dans le sensible, à savoir la dimension corporelle,
on retrouve la trace du néant démesuré, le désordre chaotique de l’infini négatif ;
ici le corporel est ce qui continue à rester indéterminé du fait de ses changements
perpétuels alors que « l’Idée(Idea) ne fait qu’indiquer les limites auxquelles doit
satisfaire un être pour exister, sans déterminer la nature de cet être » 341 . Si
Aristote distingue la substance qui détermine ce qui est l’être, et les accidents qui
rendent certains aspects corporels indéterminés en tant que les deux catégories
) Ibid., p. 16.
) Bréhier Emile, La Théorie des incorporelles dans l’ancien stoïcisme, Paris, J.
Vrin, 1970, p. 3.
340
341
262
d’être hiérarchisées, les stoïciens articulent tout différemment celles-ci : d’un
côté « les sujets et les qualités qui sont les corps » individués, de l’autre, « les
modes d’être qui sont les incorporels » 342, à savoir les pensées ; ici nous pouvons
noter qu’ils déplacent la définition et le statut du corps : « tout ce qui agit, pâtit,
c’est le corps » ; et que ce dernier est déterminé par la capacité productrice
d’action et de réaction d’un point de vue immanent et vital ; ici la qualité comme
le vertu est aussi un corps343 du fait de sa force d’agir sur un autre corps comme
sujet ou matière : « cet homme est vertueux », « la cité grecque est vertueuse ».
Mais le fil d’action-réaction est tissé entre des corps qui sont les individus ; un
individu rencontre un autre individu, comme le constate E. Bréhier dans la
Théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, ils « se mélangent, se pénètrent
l’un dans l’autre » ; de là nous pouvons analyser que les stoïciens substantialisent
des corps en les considérant comme une entité déjà individuée, déterminée et
limitée, non point comme un champ indéterminé de processus d’individuation, et
que c’est pourquoi les mélanges ne se produisent que entre des corps individués,
non pas à l’intérieur de son individuation ; qu’est-ce que cela signifie ? Ici selon
eux le corps est un « individu donné et constitué » 344, une substance accomplie et
un noyau
consistant et fondamental qui
dispose d’une « profondeur »
impénétrable ; le rencontre d’un corps à un autre qui sont les deux individus
achevés, ne peut produire que des effets superficiels, extérieurs de leur propriété
substantielle, de même que la substance aristotélicienne n’est point ébranlable
par l’ajout ou l’avènement des accidents : par exemple, comme le montre Stobbé,
stoïcien antique, « lorsque le feu échauffe le fer au rouge, il ne faut pas dire que le
feu a donné au fer une nouvelle qualité, mais que le feu a pénétré dans le fer pour
coexister avec lui dans toutes ses parties » 345. Il faut reconnaître que malgré leur
mélange corporel, leur propriété individuée reste intacte, et que les deux corps,
fer et feu, peuvent échanger de multiples actions-réactions en tant que deux
individus indépendants, mais que leur échange ou contact engendre toujours des
342
) Ibid., p. 43.
) Ibid., p. 7.
) C’est l’expression de G. Simondon dans l’Individuation à la lumière des notions
de forme et d’information, Grenoble, Million, 2005, p. 23.
343
344
) Bréhier présente les pensées stoïciennes dans La Théorie des incorporels dans
l’ancien stoicisme, p. 11.
345
263
effets extérieurs qui n’influencent point leur substantialité individuelle ; de ce fait
la modification d’une température du fer par le contact du feu ne peut être qu’un
effet flottant sur la surface sans jamais contaminer ou pénétrer le noyau corporel.
Les stoïciens définissent ces effets comme « incorporels » du fait que si « tout ce
qui agit, pâtit est le corps », ils n’ajoutent rien aux individus, ne peuvent agir sur
eux et ne peuvent produire, ni échanger des résonnances intérieures à la réalité
corporelle ;
en ce sens nous pouvons remarquer que ces effets incorporels
s’assimilent indéniablement au devenir perpétuel constitué de flux de
changements instables. Les stoïciens pensent que ce sont seulement les corps
substantiels qui peuvent tisser des réseaux d’échange d’action-réaction en tant
que deux individus distincts, mais que leur effet d’échange reste au niveau
superficiel des corps individués en tant que le résidu superflu ou bien la
résonance externe qui constitue le devenir. Dans ce cas on peut dire que chez eux
le corps agit comme une ligne de pôle qui diffuse et échange des résonnances
avec d’autres tout en conservant la même position substantielle, et de ce fait que
le mélange des corps ne produit jamais le changement de leur propriété346, qui
affecte leur profondeur fondamentale, mais seulement des résonnances du flux
de devenir, qui n’influencent point leur agencement substantiel ; même si le
renversement stratigraphique du corps-profond /l’incorporel(ou bien pensée)
superficiel est un pas très significatif, la substantialisation du corps comme un
noyau impénétrable, consistant semble ne pas encore s’affranchir du principe
d’identité qui consiste à exclure les devenirs, et la notion de corps en tant qu’un
individu substantiel n’implique point le processus d’individuation. Un corps sans
le processus d’individuation, quelle idée contradictoire ?
Poursuivons les arguments des stoïciens afin de proposer une nouvelle
conception du corps : lorsque les effets incorporels sont des devenirs perpétuels
qui glissent les uns sur les autres sans cesser d’osciller, on peut se demander en
quoi ils consistent. Selon eux les effets du mélange des corps consistent d’abord
en des « dicibles » ou « exprimables », contenu du discours, la pensée ; de là
nous pouvons dire que le renversement stoïcien consiste à disloquer la primauté
) Ibid., p. 11 : « un corps ne peut pas donner à un autre des propriétés nouvelles.
[…] Les modifications (que produisent les mélanges des corps) dont nous parlons
sont bien différentes : ce ne sont pas des réalités nouvelles, des propriétés, mais
seulement des attributs ».
346
264
de l’intelligible (pensée) sur le corps et à considérer les pensées comme les
simples effets de l’échange des corps. Ils pensent que les réactions-actions que
produit leur mélange ne résident que dans la surface, ne constituent que les
devenirs perpétuels, et de ce fait que les effets incorporels étant le résultat des
actions des corps fonctionnent comme des attributs qui décrivent leurs « modes
d’être » et qui n’affectent point des propriétés corporelles : comme dans
l’exemple utilisé par Bréhier, « lorsque le scalpel tranche la chair, le premier
corps produit sur le second non pas une propriété nouvelle mais un attribut
nouveau, celui d’être coupé » 347 . Les effets incorporels usent des attributs
verbaux tels que « jaunir, grandir, être coupé et être rétréci, etc. » afin de
mentionner mais aussi de suivre le mouvement dynamique des devenirs ; il
importe de remarquer que ces effets consistent à être glissés, c’est-à-dire à être
toujours en cours de devenir sans être ancrés dans l’essence permanente et fixe,
et à former « des faits et des événements » qui impliquent le jeu de hasard.
Lorsque l’on voit que les attributs verbaux sont capables d’exprimer « les
diverses façons » 348 ou modes d’agencer des événements, ces attributs consistant
à mentionner le flux du devenir étant l’effet du mélange des corps, ne disposent
pas eux-mêmes de la réalité corporelle, « n’existent que dans la pensée » 349 ; dès
lors on peut dire que les effets incorporels consistent en les « dicibles » qui
expriment les devenirs des événements produits par l’échange des corps, décrits
par les attributs verbaux ; et que chez les stoïciens les propositions logiques sont
seulement constitués des attributs verbaux qui relève de la dimension du devenir,
non point de la copule « être » relevant de la dimension de l’essence : par
exemple, au lieu de formuler une proposition de la manière classique : « un corps
est froid», on formule ainsi « un corps se refroidit » 350 afin de parcourir les
devenirs de l’événement. Il importe de noter que « le vert d’un arbre » n’est pas
réductible à un point statique, abstrait qui incarne et réalise une essence de
« verdure » préétablie, mais qu’il implique l’éventail évolutif, nuancé de
« devenir vert », qui compose l’événement même de « verdir » : « l’arbre
verdit » ; en plus, si l’on admet que le vert, qualité corporelle d’un arbre, ne peut
347
) Ibid., p. 11-12.
348
) Ibid., p. 21.
) Ibid., p. 21.
) Ibid., p. 20-21.
349
350
265
s’articuler que dans le processus intégral de son individuation consistant à passer
de verdir, de rougir, de jaunir et jusqu’à périr, le vert d’un arbre, à savoir sa
propriété, n’est pas isolé de ses devenirs, implique indispensablement son
processus d’individuation, et on peut même demander si le corps constitué des
états qualitatifs et quantitatifs est le résultat du parcours de ses devenirs
événementiels. Dans ce cas poser une ligne de démarcation claire entre le corps
et les devenirs incorporels me semble assez arbitraire d’autant plus que l’état
qualitatif, quantitatif du corps ne provient que du jeu de variation d’intensité des
forces et de l’affect ; il n’y a que de différence de degré et non celle de nature
entre les devenirs et le corps. Lorsque l’on dé-substantialise le corps en tant que
le processus d’individuation, on peut constater que le corps ne dispose pas de
profondeur fondamentale qui agit comme un ancrage substantiel fidèle au
principe d’identité, mais est constitué des devenirs qui affectent autant sa
morphologie que l’agencement de ses états ; car le corps inséré dans le processus
d’individuation ne peut se former que par le biais des devenirs, et en plus, la
surface du corps est sa seule dimension intégrale et « rhizomatique » 351 où
s’effectue le mouvement immanent des forces et de l’affect tel que le corps est
celui qui ne cesse de dilater et de contracter ses lignes frontalières en
grandissant, vieillissant et en se rétrécissant, etc. Le terme « rhizomatique »
étant le mot clé du mouvement immanent, provient du terme « rhizome » de G.
Deleuze : le rhizome est défini comme « un système ouvert de multiplicités sans
racines, reliées entre elles de manière non arborescente, dans un plan horizontal
qui ne présuppose ni centre ni transcendance » 352. Supposer un corps comme un
noyau substantiel, intact et distinct des devenirs incorporels me semble un
renversement assez insuffisant du fait que cela s’articule encore dans un plan
vertical, dualiste ; ici nous déplaçons la notion de corps dans un plan horizontal :
le corps ne dispose que de surfaces modelées par les résonances perpétuelles du
flux de devenirs, et ne présuppose aucun principe transcendant tel que
l’Intelligible. Comme nous l’avons vu précédemment, le corps consiste en le jeu
) Ce terme adjectif « rhizomatique » est inspiré au « rhizome » de G. Deleuze.
Voir notamment l’introduction des Milles Plateaux.
351
) Robert SASSO et Arnaud Villani, Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Les Cahiers
de Noesis n° 3, Printemps 2003, la définition du « rhizome », p. 358.
352
266
de tension des forces et de l’affect multiples, qui s’étale dynamiquement sur sa
surface étant la dimension « rhizomatique » ; les devenirs flottent, se glissent, se
heurtent, s’allient les uns aux autres dans la surface du corps. Si les stoïciens
considèrent les devenirs incorporels comme l’infini et le vide353 par opposition au
corporel étant le déterminé et le limité, on peut insister sur le fait que les
devenirs relèvent de l’infini négatif et du néant démesuré en raison de leur aspect
indéterminé et changeant, mais que le corps en tant qu’il s’inscrit dans le
processus d’individuation implique ses devenirs constitutifs ; en ce sens, le corps
est un champ horizontal où s’effectue le mouvement immanent du chaos.
) Emile Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, J.
Vrin, 1970, p. 51.
353
267
V –III
La multiplicité moléculaire et l’agrégat chaotique : les réseauxtiges de micro-chaosmos
L’agrégat chaotique, grouillement vertigineux et désordonné, nous fait
frémir en tant que « monstrueux », et G. Deleuze mentionne les « multiplicités
moléculaires » 354 consistant en un fourmillement de foule de particules, qui ne se
réduit ni à une unification, ni à une organisation hiérarchisée ; en ce sens, nous
pouvons constater que cette multiplicité moléculaire deleuzienne se rapproche
) G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, pp.
46-52.
354
268
étonnamment de l’agrégat chaotique qui échappe à tout l’opération synthétique de
la pensée en raison de son excès et de son mode combinatoire complètement
aléatoire, et que dans l’agrégat chaotique il y a les disparates du flux libidinal présynthétique qui ne se subordonnent pas à l’ordre unificateur d’un système. Si ce
dernier est constitué des « parties organiques d’un Tout » 355, qui sont ordonnées,
articulées selon l’unité synthétique de l’aperception étant la conscience, Je pense,
on peut dire que les divers qui se ramènent à l’Un sont les « multiplicités
molaires » 356 par opposition aux « multiplicités moléculaires » qui se dispersent
sauvagement dans l’agrégat chaotique, et que, comme l’expression de S. Žižek dans
le Sujet qui fâche, l’agrégat chaotique est formé du jeu illimité de combinaison de
divers et réside à dé-synthétiser, « démembrer » carrément « l’unité organique » 357
et molaire, à la « décomposer » en un fourmillement délirant de particules. Dans
l’agrégat chaotique il y a un jeu de tension de forces et d’intensités hétérogènes, qui
rend les « constellations »
358
de foule de particules toujours changeantes et
instables ; on peut dire que le flux de devenir perpétuel réside à éclater l’unité
molaire, synthétique constituant une identité permanente, en des multiplicités
moléculaires, et de ce fait que les devenirs relevant de l’aspect indéterminé de
l’infini négatif, déterritorialisent sans cesse le contour stable de l’identité
substantielle. Mais il faudrait préciser que, entre l’unité molaire et la multiplicité
moléculaire, il y a un certain rapport grâce auquel se forme la cartographie du
corps-magma et de ses couches, que nous avons montrée dans de chapitres
précédents.
La multiplicité moléculaire qui rend possible l’agrégat chaotique, s’articule
dans le corps-magma qui est grouillé de virtualités multilatérales et d’intensités
hétérogènes ; et ce corps-magma constitué de flux de lave libidinale désynthétique, est capable de former lui-même des couches compactes et fixes359
355
356
357
358
)
)
)
)
S. Žižek, Le sujet qui fâche, Flammarion, 1999, p. 45.
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, pp. 38-52.
Žižek, Ibid.
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p. 47.
) Je suis inspirée de l’idée de corps sans organe deleuzien, qui rejette toute forme
d’organisation unificatrice ; mais je préfère inventer une nouvelle conception du
corps qui est le corps-magma ; il faudrait quand même noter que le rapport entre ce
dernier et ses couches compactes est curieusement analogue à celui de corps sans
organe et des couches molaires : « En effet, le corps sans organe formait lui-même le
359
269
puisque les multiplicités moléculaires peuvent s’exposer aussi à l’opération
synthétique. Le corps-magma fluide et les couches compacts constituent un
agencement stratigraphique comme dans la remarque de Deleuze :
« L’un souple, plutôt moléculaire […] ; l’autre, plus dur, molaire et
organisé. […] C’était au niveau de la seconde surtout que se produisaient des
phénomènes de centrage, unification, totalisation, intégration, hiérarchisation,
finalisation, qui formaient un surcodage » 360.
Des couches compactes sont de l’unité synthétique de l’aperception,
conscience de Je pense, et c’est pourquoi le codage systématique et unificateur y
réside ; alors que le corps-magma est du flux libidinal disparate qui disloque même
l’appareil de codage étant la pensée, Je unificateur. De là nous pouvons dire que le
corps-magma a la force de renverser et de dissoudre les couches compactes du fait
de ses éléments insurgés étant le flux de devenirs perpétuels et que ce dernier
provoque sans cesse les effets de fêlure dans l’unité molaire qui organise les
couches compactes. Les devenirs sont capables de perturber la structure
arborescente, racinée de l’unité molaire grâce à leur mode combinatoire
rhizomatique du fait qu’ils sont ceux qui incarnent le mieux l’image du
« rhizome » ; pour ce faire il faudrait d’abord comprendre ce qui est ce dernier :
« rhizome (nom masculin).
1. (Botanique) Tige souterraine, généralement horizontale, de certaines
plantes vivaces.
* Un rhizome n'est pas une racine, il porte des feuilles réduites à des écailles, des
nœuds et des bourgeons » 361.
Lorsque l’on aperçoit le devenir tel que l’état A devient l’état B, on peut dire
que les devenirs sont ceux qui parcourent la ligne de déterritorialisation entre des
plan de consistance, qui devenait compact ou s’épaississait au niveau des strates »
(Mille Plateaux, p. 54).
360
361
) Ibid., p. 55.
) La définition du « rhizome » dans Wikionary :
http://fr.wiktionary.org/wiki/rhizome
270
états hétérogènes ; le flux de devenirs disposent d’une composition rhizomatique
dans le sens où ce flux indéterminé n’a aucun point central, peut pousser en tous
sens comme des tiges horizontales et où le glissement perpétuel des tiges-devenirs
forme des nœuds de multiplicités moléculaires qui troublent l’unité molaire. C’est
en ce sens que l’on peut comprendre le texte suivant de Deleuze :
« Tout devenir forme un ‘‘ bloc’’, autrement dit la rencontre ou la relation
de deux termes hétérogènes qui se ‘‘déterritorialisent’’ mutuellement » 362.
De là nous pouvons dire que le champ de devenir est rhizomatique,
plurilatéral et moléculaire du fait que son mode combinatoire est intimement lié
au jeu illimité du chaos, de l’infini négatif, et consiste à pulvériser l’organisation
régulée, molaire d’un système avec la surabondance délirante des tiges-devenirs.
Si le corps-magma est un champ du mouvement immanent du chaos, les devenirs
sont l’une des stratégies immanentes de ce dernier, qui est efficace à perturber le
mécanisme de l’unité molaire.
Lorsque nous sommes confrontés au fourmillement des particules qui
refusent de se ranger dans le système de l’identification rationnel, cet agrégat
chaotique nous provoque une sensation de vertige et un sentiment de jouissance
perverse du fait de la perte de repère et du détachement du centre de gravité
cognitif. Nous vivons parfois très mal son non-conformité à l’ordre puisque la
) François Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ed. Ellipses, 2003,
pp. 29-30.
362
271
légitimité de l’organisation d’un monde étant le système de la convergence des
séries régulées, classifiées selon certain ordre, est menacée et que nous voyons le
redoutable néant illimité qui incite l’effondrement d’un monde et la mort d’un
pivot-Je dans ce saut vers le chaos ; mais curieusement son aspect im-monde qui
produit pour effet de nous faire détacher du point central (Monde, Dieu, Je) en
raison de l’absence illimitée de repère, nous livre un sentiment de jouissance
perverse qui consiste à frôler le seuil de supportable et de l’insupportable.
Lorsque nous regardons l’image-dessus, au début notre appareil cognitif essaye
de trouver activement des points de repère possibles, conforme à son propre
cadre, mais s’égare très vite, échoue ; au moment où le tourbillon de désordre
s’abat sur nous, nous rentrons dans la phase d’une surexcitation sensorielle,
perceptive qui revivifie le corps-magma capable d’apercevoir des multiplicités
moléculaires, plurilatérales, car dans cette image de grouillement l’absence
illimitée de repère signifie simplement celle de son univocité, il y a peut-être trop
de repères potentielles qui surgissent par ci par là, sautent d’un bout à l’autre et
qui se heurtent, se propagent dans tous les sens, et cet excès, jeu illimité de
combinaison de détermination, qui se superpose et s’enroule dynamiquement,
rend impossible de localiser où se trouve l’unique point central à partir duquel
s’enchaîne l’organisation d’un système d’identification. L’appareil cognitif
rationnel se retrouve paralysé devant l’agrégat chaotique où aucune forme
d’ordre n’existe, et il importe de noter que sa multiplicité moléculaire s’enchaîne
dans une anarchie totale où il n’y a pas de l’Unité molaire, ni Etat ni Loi, et que
leur constellation instable et mouvante apparaît se réjouir de la liberté contre la
Loi régulatrice, qui nous confère un sentiment de jouissance perverse. Si le
mécanisme de toute perversion réside à transgresser la Loi d’une façon
impérative, on peut rendre compte que sans la Loi la perversion perd sa propre
repère et que la transgression de la Loi suppose toujours notre rapport de tension
avec et par rapport à la Loi et non point l’absence de celle-ci, et qu’en ce sens la
perversion nécessite absolument l’instance de la Loi ; dans ce cas est-ce que cellelà n’est qu’un cas symétriquement inversé de la soumission à la Loi ? Ou bien,
comme l’interroge Žižek dans Le sujet qui fâche, la perversion ne peut devenir
une subversion ?363 Si le fourmillement des particules disparates provoque en
363
) S. Žižek, Le sujet qui fâche, Flammarion, 1999, pp. 329-343.
272
nous un sentiment de jouissance perverse, on devrait s’interroger d’abord sur le
mécanisme de ce vertige pervers : on ressent un vertige devant ce qui dépasse
notre seuil de supportable, par exemple devant l’hauteur indomptable d’une
falaise ou devant l’excès de grandeur à tel point que l’on a une sensation de
rotation violente ayant la force centrifuge au tour du centre de gravité cognitif. Ce
vertige est ce qui consiste à frôler la frontière entre le seuil de supportable
(concevable ou pensable) et de l’insupportable ; juste avant de perdre totalement
la conscience, unité molaire en raison de ce mouvement rotatoire centrifuge, le
sentiment de jouissance perverse clignote d’une façon irrégulière dans la ligne
frontalière des deux seuils ; car le vertige le plus intense se produit dans le
passage du supportable à l’insupportable et dans leur écart, et l’ébranlement de
l’unité molaire est senti à ce niveau transitoire ; de ce fait, la jouissance perverse
est un sentiment oblique, équivoque et absolument instable, est née d’entre deux
phases conflictuelles. En quoi consiste ce sentiment pervers ? Lorsque l’on
regarde l’agrégat chaotique, on ressent à la fois la peur, l’angoisse et la jouissance
perverse, délirante ; dans la peur, précisément celle du néant et de la mort, il y a
toujours son revers miroitant, la jouissance perverse qui consiste à oser se
plonger éperdument dans le néant illimité où il n’y a aucune Loi unificatrice. Si
l’excès de forme se finit par créer l’agrégat informe et chaotique, nous pouvons
dire que le vertige pervers provoqué par celui-ci se situerait entre le sentiment du
sublime et du monstrueux364. L’angoisse de la mort est d’abord émergée dans le
sentiment du sublime en raison de l’excès de forme et de grandeur, ne s’apaise
point, même si l’on tente désespérément de recourir à tort à la Loi ; mais celle-là
s’intensifie en devenant celui du monstrueux puisque l’on rend compte que son
excès ne produit que les multiplicités moléculaires, informes. Lorsque l’agrégat
chaotique éclate le système de l’unité molaire consistant à déterminer le critère
de pensable et de supportable, celui-là effectue son détachement aérien de
la Loi unificatrice et synthétisante, et franchit le seuil de supportable
(concevable) tout en maintenant le rapport de tension avec celui-ci. Dans ce cas
où pouvons-nous situer les multiplicités moléculaires, dispersées et informes en
termes du problème de liberté par rapport à la Loi ? En opérant le mouvement de
) Voir le chapitre VI-2. Le jeu de dérèglement entre le beau, le sublime et le
monstrueux (dans ma thèse présente) pour comprendre le sentiment du sublime et
du monstrueux.
364
273
dissolution de l’unité molaire d’une organisation ordonnée comme Etat, Loi, Je,
Dieu, celles-là s’exercent dynamiquement dans la liberté contre Loi ; mais après
la dissolution apparente de l’unité molaire, on devrait demander si cette liberté
contre Loi peut devenir une subversion ? Est-ce que la liberté contre Loi qui est
une forme de perversion rebelle et qui consiste à transgresser toujours la Loi, a la
force suffisante pour renverser et dépasser le système unificateur ou bien ne peut
se contenter de rester qu’en tant que l’un des effets de la Loi qui structure sa
forme transgressive 365 ? Si l’on suit la remarque de Foucault sur le rapport
subordonné de la résistance au Pouvoir, les multiplicités informes, moléculaires
ne peuvent être qu’une tentative de résistance échouée devant le Pouvoir, Loi
unificatrice, Unité molaire ; mais lorsque nous admettons l’éclatement du
« Grand récit » constitué de l’Unité nationale, idéologique, molaire et de la
Structure, de la Loi universelle comme le remarque J-F. Lyotard, la liberté contre
Loi qui provoque en nous de la jouissance perverse, peut être la meilleure
stratégie de produire sans cesse les multiplicités moléculaires qui dispersent,
renversent le Grand récit et qui deviennent elles-mêmes primordiales à la place
de ce dernier. Le jeu de tension illimitée entre ces éléments disparates rend
impossible de réaliser le Grand récit sur l’Unité molaire, mais est capable de
former les réseaux-tiges du micro-« chaosmos » par opposition du cosmos régulé
par le point de convergence ; dans ce cas, qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Analysons d’abord le terme « micro-chaosmos » : le « chaosmos » est un terme
inventé par James Joyce, développé par G. Deleuze, est crée par l’association de
deux termes, chaos et cosmos (monde) ; alors que la définition classique du
« cosmos » consiste à exclure le chaos dans son univers ordonné, régulé et
préconçu, le chaosmos implique un « monde constitué de séries divergentes » 366
et de flux de devenirs, désigne le mélange intime du chaos et du cosmos. Et les
multiplicités moléculaires se réjouissent de créer partout plusieurs microchaosmos qui ne sont point réductibles à l’unicité du macro-cosmos, et ces
derniers forment des réseaux–tiges qui s’entrelacent, se superposent et se
heurtent, croissent et se diminuent dans leur devenirs ; en ce sens, les
) La remarque de Foucault sur le rapport de la résistance au Pouvoir consiste à
voir celle-ci comme des effets du Pouvoir. D’après lui la résistance et le Pouvoir
impliquent l’un dans l’autre, et elle ne peut dépasser le Pouvoir.
365
366
) Deleuze, Pli, Leibniz et le baroque, 1988, p.188.
274
multiplicités moléculaires peuvent produire la quasi-infinité de cartographies
diverses qui reflètent le pullulement de micro-chaosmos. Si la Loi consiste à
programmer, à structurer l’organisation d’un macro-cosmos, l’agrégat chaotique
qui n’est point réductible à un néant vide ou confus, est constitué du
fourmillement de micro-chaosmos qui éclate l’agencement totalisant du macrocosmos subordonné à la Loi ; il importe de noter que ce sont le flux de devenirs
qui est capable de former les réseaux-tiges de micro-chaosmos d’une manière
rhizomatique, et que ceux-ci ne disposent pas d’un pivot central, se détachent
dynamiquement de la Loi unificatrice et se réjouissent ainsi de la liberté sans Loi
en dépassant la limite de la liberté contre Loi. C’est en cela que le sentiment de
jouissance perverse, immorale dans l’agrégat chaotique bascule éperdument en
jouissance libératrice, amorale.
275
CONCLUSION
____________________________________________________
276
Après avoir parcouru toutes excursions mouvementées des arguments, on
pourrait être tenté de vouloir atterrir enfin sur une terre ferme qui permettrait de
ramener celles-ci à un point de convergence stable et unique, et de leur attribuer
au moins un sens : « En quoi est-ce que tous ces arguments se rapportent à la
thèse centrale qui est la pluralité et la corrélation des valeurs sous le regard de
l’intuition ? ». Nous ne pouvons nier que cette thèse soi-disant centrale a suivi un
élan de virées et d’évolution tout au long de ses parcours qui deviennent euxmêmes multiples et dispersés ; et de ce fait que les valeurs cruciales comme le vrai,
le bien et le beau ont perdu toute leur entité et unité molaire ; désormais nous
sommes capables d’analyser le mécanisme de l’appareil synthétique qui produit
vigoureusement des valeurs, des essences intrinsèques et transcendantes, mais
aussi le hors-circuit de cet appareil qui permet d’ouvrir un nouvel horizon du
dehors, du chaos. Dans ce cas ma thèse consiste à disloquer le centre de gravité
unificateur des valeurs, et non point à parler de leur unité ; après la dissolution du
pivot central étant l’Intelligible, le Je et Dieu, il n’y aurait plus de mouvement
centripète possible (est-ce la fin de l’ère de l’unité molaire ?), mais seulement leur
mouvement centrifuge : les valeurs ne sont que les brumes dispersées, les
grouillements moléculaires mélangés des hors-valeurs, et ici les orbites
rigoureuses des valeurs intrinsèques et molaires se trouvent complètement
tordues, emmêlées et déchirées. Si nous avons tenté d’esquisser des cartographies
des valeurs, c’est toujours en fonction de leur périphérie instable et de leur dehors
que l’on peut éclaircir leur articulation et leur mode d’organisation : par exemple,
le vrai selon la volonté de vérité, le bien d’après l’analyse du mal, le jeu de
dérèglement entre le beau, le sublime et le monstrueux, etc. Dans ce cas qu’est-ce
que signifie « la pluralité et la corrélation des valeurs sous le regard de
l’intuition » ? Il s’agit là de traiter de la pluralité dé-synthétique et la corrélationconnexion rhizomatique des divers, et cela signifie s’opposer à l’unité synthétique
et à la division analytique des divers, d’après lesquelles s’érige le « système ». Tout
277
au long de mes arguments nous avons tenté d’exposer que le vrai, le bien et le
beau se constituent au tour de l’articulation entre le vrai et le faux, le bien et le
mal et le beau et le monstrueux dans le sens où le rapport des premiers aux
seconds consiste
en
leur rapport à l’indéterminé ; c’est l’intuition dé-
synthétisante qui déstabilise l’acte synthétisant de la raison et qui éclate la
dissimulation de l’angoisse du Néant car celle-là dévoile la tension qui règne
entre les deux et qui est un élément constitutif de leur relation.
Ici la configuration synthético-analytique des valeurs dans un système est
mise en cause. D’abord on devrait élucider ce qui est la synthèse et l’analyse :
« Le terme de synthèse est d’ailleurs utilisé constamment par Kant pour
renvoyer l’activité unifiante (synthétique) de l’intellect et de la raison, et même
au résultat de cette activité […] Sur l’analyse, entendue comme procédé qui
distingue les éléments et les relations qui constituent l’objet auquel il
s’applique » 367.
Dans l’agencement architectonique d’un système, elles impliquent l’un et
l’autre : l’analyse suppose toujours la synthèse368, et son mode de composition et
de décomposition configure les éléments dans une articulation rigoureuse ; il
importe de noter que ces doubles mouvements consistent à maintenir un
système. En outre, on peut constater que ce qui est dispersé et multiple y est
toujours neutralisé en se ramenant à l’unité, et que la configuration des éléments
dans un système est déterminée a priori par la raison ; leur agencement suit
l’ordre préétabli par la raison, est alors ce qui est programmé a priori, n’inclut
aucun aspect contingent et chaotique. Le système consiste à codifier l’amas du
divers en l’agencement architectonique : son instrument de codage est le concept
sous lequel les éléments se subsument et qui les rend classifiés ; et les caractères
singuliers du divers y sont complètement effacés, dans ce cas parler de la pluralité
du divers signifie leur diversité dans la singularité. Par contre, l’agrégat chaotique
du divers est constitué du foisonnement de singularités qui forment un bloc
d’interaction dynamique et plurilatérale et qui se dispersent en tout sens ; de là
) Encyclopédie de la philosophie, dirigée par Gianni Vattimo, La Pochothèque, p.
49, 2002.
368 ) Kant Immanuel, Critique de la Raison pure, Puf, III, 107, p. 158.
367
278
nous pouvons remarquer que l’afflux de singularités s’inscrit dans une corrélationconnexion plurilatérale qui pulvérise l’idée de totalité unificatrice, à savoir de
système.
Si l’on rend compte que les deux modes architectoniques ont suivi le
modèle chimique de l’analyse-synthèse (décomposition-composition) 369 , le
dispositif conceptuel qui est l’instrument du codage systématique, a pour
fonction de filtrer et d’éliminer des éléments contingents et variables, jugés
« impurs » selon la raison afin d’en extraire une essence pure et immuable qui
deviendrait une armature structurale d’une organisation molaire ; par contre, la
thèse de la pluralité et la corrélation du divers fait apparaître le grouillement de
diverses particules qui ne suivent aucune loi de composition-décomposition
préétablie, mais qui sont animées uniquement par le jeu de hasard, et cela vise à
renverser l’ordre de l’unité molaire et à laisser émerger la puissance moléculaire
du monstrueux, du chaos. Voici l’univers immonde du chaos où s’éclate toute
structure molaire : le jeu aléatoire et délirant de combinaison de particules
consiste à puiser toute virtualité plurilatérale du divers, et cela indique que ce jeu
de combinaison dépasse éminemment la loi de composition-décomposition de la
raison, qui est préétablie et unilatérale et qui ne puise qu’une seule réalisation du
possible en excluant la multi-réalisation des autres potentialités ; on peut dire
que c’est l’intuition en tant que l’imagination dé-synthétique qui s’occupe de ce
jeu aléatoire de combinaison de particules. Ici le facteur changeant qui était
congédié de la philosophie occidentale en tant que les éléments superflus, forme
ses propres réseaux-tiges qui s’enchainent dans la vitesse démesurée de l’infini
négatif ; chaque nœud de connexion rhizomatique où l’instable clignote d’une
façon intensive, devient même un point stratégique de déterritorialisation du fait
que le jeu de combinaison du divers ne cesse de continuer et de varier avec une
vitesse illimitée. Il importe de noter que même au sein d’un être, la trace de
l’infini négatif est toujours présente tels que le changement perpétuel et la mort,
et que le monstrueux, le chaos ne sont que l’expression de l’aversion de la raison
) Stirn François et Vautrelle Hervé, Lexique de la philosophie, Paris, Armand
Colin, 1998, p. 7 : « Décomposition d’un corps en éléments. L’analyse
méthodologique de Descartes (division du problème) peut être pensée sur le modèle
de l’analyse chimique (décomposition) ou sur celui de l’analyse algébrique
(réduction) ».
369
279
contre l’illimité indéterminé qui échappe à son contrôle. En ce sens, lorsque l’on
voit que l’agrégat chaotique est souvent qualifié « mal radical » ou « infini
négatif », on peut remarquer que les critères de jugement de valeurs se
construisent au tour de la raison qui est un pivot central du système et que le
vrai, le bien et le beau sont les valeurs qui résultent du mouvement centripète de
la raison, et de ce fait que l’agrégat chaotique résultant d’un mouvement
centrifuge de l’illimité indéterminé, relève du dehors de la raison.
Parler de la valeur en termes de son rapport de tension avec ses dehors,
implique la discussion sur l’être dans la mesure où les valeurs découlant de
l’ordre de l’unité molaire se rapportent toujours à l’essence intelligible, immuable
de l’être, et où ses dehors consistent à ébranler le centre de gravité de l’être, se
rapportent au changement, à l’instable. La remarque de G. Simondon sur
l’individuation nous ouvre une voie propice à la critique de la notion d’Etre
comme substance : si la substance est considérée comme un cube de l’identité
impénétrable qui ne reçoit aucun facteur hétérogène et qui reste toujours
immuable et est déterminée une pour toute, Simondon sort l’être de cette bulle
d’apesanteur de l’esprit, remplie de mêmeté en le resituant dans un espace fertile
et concret du processus ontogénétique de l’être, animé du mouvement de
l’altérité ; il nous propose de considérer l’être en termes de l’opération
dynamique de l’individuation qui implique l’altérité comme l’élément propulseur
de la vie et selon laquelle l’être est constitué de devenirs. Dans ce cas le
changement et le jeu de chaos indéterminé ne sont guère le dehors de l’être, mais
sont inclus en lui en tant que la condition même de son processus
ontogénétique ; le fils de formation et de transformation s’enroulent ensemble
comme dans le ruban de Möbius où le dehors de l’être devient son dedans et où le
centre de l’être devient du coup une périphérie éparpillée. Leur torsion
dynamique crée un jeu de forces multiples, qui produit leur variation continue et
qui rend manifeste les devenirs étant le mouvement déterritorialisant de la vie, et
il importe de remarquer que celle-ci ne désigne point une entité organique et
molaire, mais une « tendance créatrice » qui traverse et vibre le parcours
moléculaire de l’individuation. Le mouvement moléculaire du devenir n’est pas
réductible à l’identité molaire reposée sur une dimension immuable et
atemporelle, mais s’inscrit dans la « durée » dans la mesure où le grouillement
280
des devenirs ne se soumet ni à la division analytique en instant statique ni à leur
assemblage synthétique ; le flux indéterminé de devenirs n’est point mesurable
du fait de leur oscillation si fluide et imperceptible qui dépasse le seuil de
pensable. De là nous pouvons constater que la conception de temporalité
spatialisée en instant statique n’est que l’articulation synthético-analytique de la
pensée systématique, et que la durée avec le filament d’ici et maintenant nous
permettrait de suivre la connexion inter-agissante, labyrinthique de microchaosmos de devenirs.
La tentative de disloquer l’un des pivots centraux de l’appareil
systématique consiste d’abord à mettre en interruption toute activité de l’ego
cogito : on peut remarquer que les valeurs comme le vrai, le bien et le beau se
construisent au tour de l’activité égologique dans la mesure où penser, vouloir,
juger correspondent à chacune de ces valeurs et où cela fonctionne comme des
régions parcellaires de l’aménagement égologique ; et qu’en ce sens suspendre le
fonctionnement de l’appareil égologique à travers la nouvelle épochè que nous
proposons ici, vise à renverser le dispositif de concevoir, de sentir, à le réorienter
d’une manière radicale et à réorganiser tout agencement des valeurs. La nouvelle
épochè qui est à l’usage de l’abolition du régime de l’ego consiste à
déterritorialiser sans cesse des circonscriptions fixes et cristallisées de l’entité
molaire, et permet d’ouvrir l’horizon de l’intuition dé-synthétique qui décompose
celle-là en des pluralités moléculaires. La nouvelle épochè prépare l’arrivée
intempestive de l’infini négatif car la dissolution de l’unité molaire égologique
incite la dispersion des éléments en l’agrégat chaotique des particules
moléculaires, qui échappe à tout sorte de codage intelligible ; le jeu illimité de
particules moléculaires nous provoque une profonde aversion envers leur
grouillement informel, et l’ochlophobie qui est une peur de toute forme de foule,
y est intimement lié dans le sens où l’éparpillement moléculaire empêche de
tracer un contour reconnaissable et identifiable, dépasse le seuil de concevable en
raison de leur excès et ne forme qu’un agrégat chaotique. C’est pourquoi nous
avons tant rejeté et refoulé l’idée de dissoudre le système de l’unité molaire tels
que l’ego pensant (Je) ou Dieu, etc. ; l’excès de vitesse de ce
mouvement
centrifuge transforme tous en un afflux moléculaire, et est-ce que cela ne nous
entraine pas le saut vers le chaos, le néant démesuré, la mort ? Après avoir brisé
281
le pivot central du système, à savoir sa colonne vertébrale, consistant à maintenir
l’unité molaire, des invertébrés et des monstrueux moléculaires se forment dans
le jeu combinatoire de l’intuition dé-synthétique ; penser, sentir, vouloir, juger ne
se subordonnent plus à une unité rationnelle et molaire, Je pensant, mais ces
activités en tant que le degré de l’intensité moléculaire se mélangent, se heurtent,
réagissent en se libérant du point de convergence unitaire et molaire. En sens
nous pouvons dire que l’idée de la correspondance des valeurs à l’une des
activités mentales de l’ego (le vrai – penser, le bien –vouloir, le beau – juger)
n’est plus acceptable, et que des valeurs proviennent du mélange plurilatéral des
intensités moléculaires : par exemple, le vrai est formé par la volonté (vouloir) de
vérité, et si le monstrueux est l’interprétation du rapport d’insoumission à la Loi,
le beau celle de rapport de soumission à la Loi ; en outre, l’intuition désynthétique consistant à créer des multitudes divergente, hybrides et
moléculaires, est impersonnel et sans Sujet pensant. Cela annonce la fin de l’ère
de Je identique, rationnel et humain et l’avènement de celui de monstrueux
multiples, immondes, hybrides.
Nous visons à révéler l’anatomie de la vérité, sa corporéité et ses
affectivités cachées : au nom de la vérité nous cherchions toujours ce qui est
derrière le monde apparent car nous « doutions » que ce monde sensible soit
faux, et nous « croyions » qu’il y ait le vrai au-delà de celui-ci ; dans ce cas la
vérité est ce qui s’opère dans l’exercice de l’affectivité tels que le doute, la
croyance, la conviction et même le désir, etc., comme nous pouvons le constater
dans les Méditations métaphysiques de Descartes où le doute et l’incertitude
sont le propulseur du processus de construction de la vérité. Il convient de dire
que celle-ci comme l’instance objective et transcendante n’est qu’une
fantasmagorie idéologique de l’esprit, et que le vrai n’est rien d’autre qu’un effet
du vouloir de la vérité, lequel s’inscrit dans le corps et l’affect.
Si l’appareil égologique vise à réguler les diverses forces et à les faire
converger à l’Unité fantasmagorique, sujet, la nouvelle épochè met en
interruption son mécanisme synthétisant et consiste à éparpiller toutes ces forces
hétérogènes et à laisser manifeste le jeu de tension entre elles. Là où le système
régulateur de divers est disloqué, seule la volonté de puissance émerge car c’est
elle qui vise à opérer le jeu de combinaison de diverses forces ; ici le corps
282
fonctionne comme l’amplificateur de l’intensité de diverses forces en consistant à
suivre la vibration variante et multiple des devenirs. Alors que le processus
synthético-analytique du système ne vise pas à accroître la totalité du quantum
de force, mais consiste seulement à réguler, à réordonner les divers et à
maintenir la constance de leur quantum afin de construire le système dans un
état toujours stable et équilibré, la volonté de puissance tente d’amplifier le
quantum de force en menant le jeu aléatoire de combinaison des forces dans leur
intensité optimale, et de ce fait risque même de son excès et de son éclatement.
Ici il est intéressant de constater que le système molaire suit « le principe de la
conservation de l’énergie selon lequel l’énergie totale d’un système est invariante
au cours du temps » 370, et que ce système s’avère fermé et isolé. Par contre, la
volonté de puissance rend un système perpétuellement dynamique et ouvert et
n’hésite pas à renverser et à défaire son agencement à tel point que son unité
molaire est complètement éclatée en des particules moléculaires qui errent hors
de son orbite. Celle-là implique toujours le dehors du système afin d’échanger et
d’interagir à un nouveau quantum d’énergie provenant de cette frontière, et le
quantum d’énergie ou de force y semble inépuisable, voire même infinie du fait
de l’ouverture du système à son dehors371 ; de ce fait la volonté de puissance est
capable d’amplifier en illimité l’intensité de force, consiste à déterritorialiser sans
cesse la frontière du système et à rendre ce dernier ouvert. Si le corps est censé
« composé d’une pluralité de forces irréductibles », on peut dire que le jeu de
370
) La « conservation de l’énergie » sur Wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Conservation_de_l%27%C3%A9nergie
371
) Je suis inspirée à la notion de « système ouvert » :
« Un système fermé contient des énergies limitées. La définition d'un système
ouvert suppose qu'il y ait des ressources d'énergie qui ne peuvent pas être épuisées,
en pratique, cette énergie est fournie par une source dans le milieu environnant, qui
peut être considérée comme infinie en fonction de l'étude. […] Un système
ouvert est un système qui interagit en permanence avec son environnement.
L'interaction peut se faire via des informations, de l'énergie ou des matières
transférées vers ou depuis les frontières du système, en fonction de la discipline qui
définit le concept. La notion de système ouvert s'oppose à celle de système isolé qui
n'échange ni énergie, ni matière, ni information avec son environnement. »
(http://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_ouvert)
283
tension entre de forces diverses s’inscrit dans le corps et que ce dernier est
considéré comme un système ouvert où la volonté de puissance empêche la
cristallisation des forces dans un état déterminé et identique et chasse la
délimitation du quantum de force, et où elle laisse véhiculer la combinaison de
force toujours renouvelée dans le flux de devenirs. Il importe de noter que la
structure multi-pulsionnelle et moléculaire du corps est traversée par la volonté
de puissance, dispose d’une caractéristique indéterminé de l’infini négatif dans la
mesure où le jeu de tension entre de diverses forces y reste illimité et indéfinie et
où rien n’y est prédéterminé ou prescrit a priori par un principe quel qu’il soit,
mais où ce jeu de tension crée un déséquilibre dynamique et exceptionnel qui
lance un processus de devenirs créateurs.
Comme nous l’avons vu précédemment, l’intuition dé-synthétique
s’assimilant à l’« imagination pré-synthétique » est l’une des stratégies efficaces,
qui démantèle l’unité molaire et qui permet de jouir pleinement de l’excès
libertin de l’infini négatif. L’imagination autant que l’intuition dé-synthétique est
un moment de démesure hilarant puisqu’ici les divers peuvent se vibrer, se
disperser et s’allier dans un libertinage le plus intense et le plus vertigineux, et
que sa liberté illimitée et désordonnée est à la fois créatrice et destructrice. De ce
fait, lorsque l’on parle de la liberté sans Loi, chaos, il s’agit aussi de l’intuition désynthétique. Cette liberté sans Loi est représentée en tant que le mal radical au
point de vue moral et que le monstrueux au point de vue esthétique : le mal
radical consiste à se confronter au Néant, sans fond de l’infini négatif en menant
le jeu de tension indéterminé jusqu’à l’extrême sans recourir à un aucun point
d’attache stable ; agir avec une telle légèreté insouciante et libérée de la Loi nous
rend un monstrueux qui vit dans le chaos jubilatoire et orgasmique et qui pousse
son élan de devenir dans le jeu de transformations destructrice-créatrices. Et le
monstrueux est une interprétation du rapport d’insoumission à la Loi du fait que
nous pouvons y constater la peur ou l’aversion violente envers le chaos, grandeur
illimitée et informe qui nous offre aucun contour reconnaissable ou identifiable ;
en outre, ce dégout insoutenable envers l’agrégat chaotique se rejoint à la haine
morale envers le mal radical, libertinage le plus chaotique, et dans ce cas, le
sentiment du monstrueux consiste à nous arracher le visage conforme, plaisant et
soumis à la Loi et à dé-couvrir l’immonde sans-visage qui est insoumis à la Loi et
284
qui est violemment éclaté en particules moléculaires non-identifiables. C’est
pourquoi, là où il y a le grouillement des particules moléculaires, on sait que la
force du mouvement centrifuge de divers y est éminemment présente afin de
créer le devenir-fou illimité qui atteint le seuil de monstrueux et qui révèle
l’incontrôlable jouissance amorale. Dès lors nous pouvons dire que l’agrégat
chaotique est la condition même de la subversion de la Loi et est capable de
former stratégiquement parlant les réseaux-tiges de micro-chaosmos qui
s’oppose à l’agencement systématique du macro-cosmos subordonné à la Loi. De
ce fait, le corps-magma bouillonné du jeu de tension entre de multiples forces, se
transforme de plus en plus en des monstrueux hybrides, fluides et éperdument
ravissants composés des particules moléculaires palpitantes, et rejette toute
forme de cristallisation stérile mais rêve d’être étonnamment prolifique et créatif
avec le regard séduisant de l’intuition dé-synthétique ; celle-ci peut mettre en
éclat l’unité molaire et briser le mythe des vertébrés molaires nommés
« homme », conforme à et reconnaissable par la Loi, et ouvre ainsi la nouvelle ère
du monstrueux hybride, voluptueux aspirant au chaos. La fête est commencée !
285
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE GENERALE

Allamel- Raffin Catherine et GANGLOFF Jean-Luc, La raison et le
réel, Paris, ellipses, 2007

A.S.P.L.F. (Actes du XXIIe Congrès de l’Association des Sociétés de
Philosophie de Langue Française (Dijon, 29-31 août 1988)), L’espace et le temps,
Paris, Vrin, 1991

Aristote, La Physique, trad. par A. Steven, Paris, Vrin, 1999

Barrett William, irrational, man, Newyork, Doubleday, 1990

Bergson Henri, La pensée et le mouvant, Paris, Puf, 2003

Bergson Henri, Matière et mémoire, Paris, Puf, 1965, 72 e édition

La
Métaphysique, ouvrage dirigé par Bouveresse Renée, Paris,
Ellipses, 1999

Vocabulaire européen des philosophies, sous la direction de Cassin
Barbara, Paris, Le Robert/Seuil, 2004

Chhatelet François, Une histoire de la raison, Paris, Editions du
Seuil, 1992

Dictionnaire de la philosophie, Préface d’André Comte-Sponville,
Paris, Encyclopæ dia Universalis et Albin Michel, 2006

Descartes René, Les Méditations métaphysiques, Paris,
286

Deleuze Gilles, Deux régimes de fous et autres textes (1975-1995),
Paris, Editions de Minuit, 2003

Deleuze Gilles, Différence et répétition, Paris, Puf, 1968

Deleuze Gilles, Ile déserte et autres textes, Paris, Editions de Minuit,

Deleuze Gilles, Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969

Deleuze Gilles et Guattari Félix, Mille Plateaux, Paris, Les Editions de
2002
Minuit, 1980

Deleuze Gilles et Guattari Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris,
Les Editions de Minuit, 1991

Deotte J.-L. Qu’est-ce qu’un appareil?, Paris, l’Harmattan, 2007

Derrida Jacques, L’Ecriture et la différence, Paris, le Seuil, 1967

Ferry Jean-Marc, Les Grammaires de l’intelligence, Paris, Cerf, 2004

Giarini Orio et R. Stahel Walter, Les limites du certain, Lausanne,
Suisse, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 1990

Gilson Etienne, Constantes philosophiques de l’être, Paris, Librairie
philosophique J. Vrin, 1983

Gilson Etienne, L’être et l’existence, Paris, J. Vrin, 1948

Grimaldi Nicolas, Ontologie du temps, Paris, P.U.F., 1993

Heidegger Martin, De l’essence de la vérité, tr. par Alain BOUTOT,
Paris, Gallimard, 1988

Heidegger Martin, Etre et Temps, tr. par François Vezin, Paris,
Gallimard, 1986

Heidegger Martin, Qu’est-ce qu’une chose?, trad. par Jean Reboul et
287
Jacques Taminaux, Paris, Gallimard, 1962

Heidegger Martin, Question I et II, trad. Par Kostas Axelos et Jean
Beaufref, etc., Paris, Gallimard, 1968

Henry Michel, Généalogie de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1985

Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad.
Par Paul Ricœur, Paris, Gallimard, 1950

Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, trad. par G. Peiffer et E.
Lévians, Paris, Vrin, 2001

Kant Emmanuel, La Critique de la raison pure, trad. Par Alexandre
J.L Delamarre et François Marty, Paris, Gallimard, 1980

Kant Emmanuel, La Critique de la raison pratique, trad. Par Luc
Perry et Heinz Wismann, Paris, Gallimard, 1985

Kant Emmanuel, La Critique de faculté de juger, trad. Par Vaysse
Jean-Marie et Ferry Luc, etc., Paris, Gallimard, 1985

Lavelle Louis, De l’acte, Paris, F. Aubier, 1946, livre 1

Lefranc Jean, Métaphysique, Paris, Armand Colin, 1998

Lefevre Henri, Qu’est-ce que penser, Paris, Publisud, 1985

Leonard André, Métaphysique de l’être, Paris, Cerf, 2006

Lyotard Jean-François, L’inhumain, causeries sur le temps, Paris,
Galilée, 1988

Marin Claire, L’épreuve de soi, Paris, Armand Colin, 2003

Meyer Michel, Pour une critique de l’ontologie, Bruxelles, Editions de
l’Université de Bruxelles, 1991

Nef Frédéric, Qu’est-ce que la métaphysique, Paris, Gallimard, 2004
288

Nietzsche
Friedrich,
Ainsi
parlait
Zarathoustra,
tr.
par
GOLDSCHMIDT Georges-Arthur, Paris, Librairie Générale Française, 1983

Nietzsche Friedrich, Le gai savoir, tr. par Wolting Patrick, Paris,
Flammarion, 2000

Nietzsche Friedrich, Nietzsche, vie et vérité, textes choisis, Paris, Puf,

Nietzsche Friedrich, Œuvres philosophiques complètes VII, Par delà
1971
bien et mal, La généalogie de la morale, traduit de l’allemand par Cornelius
Heim et Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien, Paris, Gallimard, 1971

Nietzsche Friedrich, la Volonté de puissance, tome I, tome II, traduit
par Géneviève Bianquis, Paris, Gallimard, 1995

Noelting Gérald, Le développement cognitif et le mécanisme de
l’équilibration, Québec, Gaëtan Morin Editeur, 1982

Platon, Œuvres complètes II, traduction nouvelle et notes par Robin
Léon avec la collaboration de M.-J. Moreau, Paris, Gallimard, 1950

Pouivet Roger, Le réalisme esthétique, Paris, P.U.F., 2006

Rickert Heinrich, Les systèmes des valeurs et autres articles, traduit
de l’allemand par Julien Farges, Paris, J. Vrin, 2007

Rickert Heinrich, Science de la culture et science de la nature suivi
de Théorie de la définition, traduit de l’allemand par Carole Prompsy et Marc De
Launay, Paris, nrf Editions Gallimard, 1997

Rogozinski Jacob, Le moi et la chair, Paris, Les Editions du Cerf,
2006
289

Rue Descartes, collège internationale de philosophie, Gilles Deleuze,
Immanence et la vie, Paris, PUF, 2006

Ryle Gilbert, La notion d’esprit, pour une critique des concepts
mentaux, traduit de l’anglais par Stern-Gillet Suzanne, Paris, Payot, 1978

Sartre Jean-Paul, La transcendance de l’Ego, Paris, J. Vrin, 1965

Sartre ARTRE Jean-Paul, L’Etre et le Néant, Paris, Gallimard, 1943

Seguy-duclot Alain, Penser la vie, Paris, ellipses, 2004

Simondon Gilbert, L’individuation à la lumière des notions de forme
et d’information, Grenoble, Jérome Million, 2005

Tolle Eckhart, The power of now, California, Mille Valley, 1997

Waismann Friedrich, Volonté et motif, trad. Par Bonnet Christian,
Paris, Puf, 2000

Wahl Jean, L’expérience métaphysique, Paris, Flammarion, 1965

Žizek Slavoj, Le Sujet qui fâche, trad. de l’anglais par Stathis
Kouvelakis, Paris, Flammarion, 2007
290
Bibliographie spécifique

Alexandre Charles, Dictionnaire Grec-Français, Paris, Hachette,

Alexandre Michel, Lecture de Kant, Paris, P.U.F., 1961

Audi UDI Paul, etc., Philosophie des lumières, Leibniz, Hume,
1850
Kant, sous la direction de Françoise Kinot, Paris, France Loisirs, 2001

Les Notions philosophiques : dictionnaire I, volume dirigé par
Auroux Sylvain, Paris, P.U.F., 1990

Les Notions philosophiques : dictionnaire II, volume dirigé par
André Jacob, Paris, P.U.F., 1990

Kojève Alexandre, L’Introduction à la lecture de Hegel, Paris,
Gallimard, 1947

Barthélémy Jean-Huges, Simondon ou l’encyclopédisme génétique,
Paris, P.U.F., 2008

Billier Jean-cassier, Kant et le kantisme, Paris, Armand Colin, 1998

Brehier Emile, Histoire de la philosophie, Paris, P.U.F., 2004

Brehier Emile, Théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris,
J. Vrin, 1970

Brisson Luc et Pradeau Jean-François, Dictionnaire Platon, Paris,
Ellipses, 2007

Buydens Mireille, Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze, Paris, Vrin,

Bykhovsky Bernard, Schopenhauer and the ground of existence,
2005
291
Amsterdam, B.R. Grüner Publishing Co., 1984.

Chahine Osman E., La durée chez Bergson, Paris, Structures
Nouvelles, 1970

Château Jean-Yves, Le vocabulaire de Simondon, Paris, ellipses,

Chomienne Gérard, Bergson : La conscience et la vie, Le possible et
2008
le réel, collection texte et contextes, Paris, Magnard, 1995

Constantinides Yannis, Nietzsche, Paris, Hachette, 2001

Dejardin Bertrand, L’art et le sentiment, éthique et esthétique chez
Kant, Paris, L’Harmattan, 2008

Dekens Olivier, Comprendre Kant, Paris, Armand Colin, 2003

Deleuze Gilles, Cours Vincennes : synthèse et temps, 14/03/1978

Deleuze Gilles et Guattari Félix, KAFKA pour une littérature
mineure, Paris, Les Editions de Minuit, 1975

Deleuze Gilles, Le Bergsonisme, Paris, P.U.F., 1966

Deleuze Gilles, La philosophe critique de Kant, Paris, Puf, 6e édition,

Deleuze Gilles, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962

Derrida Jacques, Eperons, les
1994
Flammarion, 1977
292
styles de Nietzsche, Paris,

Descombes Vincent, Le Platonisme, Paris, P.U.F., 1971

Dixsaut Monique, Platon, Paris, Vrin, 2003

Dixsaut Monique, Platon et la question de la pensée : études
platoniciennes I, Paris, VRIN, 2000

Dosse François, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Bibliographie
croisée, Editions La Découverte, Paris, 2007, 2009

Drapez Natalie, Husserl, Paris, Armand Colin, 1999

Frédéric de Buzon et Kambouchener Denis, Vocabulaire de
Descartes, Paris, Ellipses, 2002

A la recherche de l’attribut, sous la direction de M. M De gaulmyn et
S. Remi-giraud, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1991.

Godin Christian, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard, 2004

Gouthier Henri, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, J.
Vrin, 1999

Guenancia Pierre, Descartes, Paris, Gallimard, 1996

Guenancia Pierre, L’intelligence du sensible, Paris, Gallimard, 1998

Haar Michel, Nietzsche et la métaphysique, Gallimard, 1993

Heidegger Martin, Platon : « Le sophiste », tr. par Courtine Jean-
François, etc., Paris, Gallimard, 2001
293

Heidegger Martin, Kant et le problème de la métaphysique, trad. par
Alphonse De Wael Hens et Walter Biemel, Gallimard, 1953

Heisig James W., Les philosophes du néant : un essai sur l’école de
Kyoto, tr. de l’américain par Issac S., Stevens B. et Tremblay J., Paris, Cerf, 2008

Janniere Abel, Platon, Paris, Seuil, 1994

Jean-Clet Martin, Les variations, la philosophie de Gilles Deleuze,
Paris, Editions Payot & Rivages, 1993

Jousset David, Le vocabulaire allemand de la philosophie, Paris,
ellipses, 2007

Sous la direction de Kambouchner Denis, Notions de philosophie, II,
Paris, Gallimard, 1995

Kessler Mathieu, Nietzsche ou le dépassement esthétique de la
métaphysique, Paris, P.U.F., 1999

Leibniz, Hume, Kant : philosophie des Lumières, sous la direction de
Kinot Françoise, Paris, Editions France Loisirs, 2001

Kofman Sarah, Explosion II, Les enfants de Nietzsche, Paris, Galilée,

Lacroix Jean, Kant et le kantisme, Paris, P.U.F., 1966

Lalande André, Le vocabulaire technique et critique de la
1993
philosophie, Paris, P.U.F., 2002

Lefranc Jean, Platon et le Platonisme, Paris, Armand Colin, 1999
294

Lefranc Jean, Comprendre Nietzsche, Paris, Armand Colin, 2003

Lyotard Jean-François, Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris,
Galilée, 1991

Sous la direction de Brisson L. et Fronterotta F., Lire Platon, Paris,
P.U.F., 2006

Marion Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris,
P.U.F., 1986

Montserrat-cals, Claude Etc., Analyses et réflexions sur Henri
Bergson la pensée et le mouvant, Paris, ellipses, 1998

Descartes et la question du sujet, coordonné par Kim sang ong-van-
curg, Paris, Puf, 1999

Meyer Michel, Science et métaphysique chez Kant, Paris, PUF, 1988

Morfaux Louis-Marie, Lefranc Jean, Nouveaux vocabulaire de la
philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 2007

Mouze Létitia, Platon, Paris, Hachette, 2001

Nancy Jean-Luc, L’Impératif catégorique, Paris, Flammarion, 1983

Images de Platon et lectures de ses œuvres ; les interprétations de
Platon à travers les siècles, édité par Nescheke-hentschke Ada, Lausanne, avec la
collaboration de Etienne Alexandre, Paris, Editions peeters Louvain-Paris, 1997

Nietzsche Friedrich, Introduction à la lecture des dialogues de
Platon, tr. par Berrichon-Sedeyn Olivier, Paris, L’éclat, 1991
295

Pater Walter, Platon et le platonisme : conférences de 1893, tr. par
Picy Jean-Baptiste, Paris, Vrin, 1998

Rickert Heinrich, Le système des valeurs et autres articles, Paris, J.
Vrin, 2007

Le vocabulaire de Gilles Deleuze, sous la direction de Robert Sasso et
Arnaud Villani, Paris, J. Vrin, 2003

Paty Michel, La physique du XXe siècle, Les Ulis(France), EDP
Sciences, 2003

Pellegrin Pierre, Dictionnaire Aristote, Paris, Ellipses, 2007.

Philonenko Alexis, L’œuvre de Kant, la philosophie critique, tome I,
Paris, Vrin, 1969

Philonenko Alexis, Leçons platoniciennes, Paris, Les Belles Lettres,

Platon, les formes intelligibles, coordonné par Pradeau Jean-
1997
François, Paris, P.U.F., 2001

Renaut Alain, Kant aujourd’hui, Paris, Flammarion, 1997

Revel Judith, Dictionnaire Foucault, Paris, ellipses, 2008

Robin Léon, Platon, Paris, Puf, 2e édition, 2003

Roger Alain, Le vocabulaire de Schopenhauer, Paris, ellipses, 1999

Rogozinski Jacob, Kanten, Paris, Editions Kimé, 1996

Rogozinski Jacob, Le don de la loi, Kant et l’énigme de l’éthique,
296
Paris, Puf, 1999

Rousset Clément, L’esthétique de Schopenhauer, Paris, Quadriage/

Sadzik Joseph, Esthétique de Martin Heidegger, Paris, édition
Puf
universitaire, 1963

Secretan Philibert, Méditations kantiennes, Paris, L’âge d’homme,

Theau Jean, La critique bergsonienne du concept, Toulouse, P.U.F.,

Vaysse Jean-Marie, Le vocabulaire de Kant, Paris, ellipses, 199

Vaysse Jean-Marie, La stratégie critique de Kant, Paris, ellipses,

Vieillard-baron Jean-Louis, etc., Bergson ; la durée et la nature,
1981
1968
2005
Paris, P.U.F., 2004

Wolfgang Müller-Lauter, Nietzsche physiologie de la Volonté de
puissance, Paris, Editions Allia, 1998

Le Dictionnaire des philosophes : de l’Antiquité à la Renaissance,
coordonné par Zarader Jean-Pierre, Paris, ellipse, 2002

Le Dictionnaire des philosophes : philosophie moderne (XIXe siècle),
coordonné par Zarader Jean-Pierre, Paris, ellipse, 2002

Žizek Slavoj, Organes sans corps, Deleuze et conséquences, traduit
de l’anglais par Jaquet Christophe, Paris, Editions Amsterdam, 2008
297

Zourabichvili François, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, ellipses,

Zourabichvili François, Sauvagnargues Anne, MARRATI Paola, La
2003
philosophe de Deleuze, Paris, Puf, 2004
298
Téléchargement