20on UNIVERSITE PARIS 8 - VINCENNES-SAINT-DENIS ECOLE DOCTORALE - « PRATIQUES ET THEORIES DU SENS » THÈ SE pour l'obtention du grade de Docteur de l'université Paris 8 –VINCENNES-SAINT-DENIS Discipline : Philosophie Présentée et soutenue publiquement par YUN Ji Sun Pluralité et corrélation des valeurs sous le regard de l’intuition - Sous-titre : L’examan du rapport des valeurs à un infini négatif par le biais d’une intuition dé-synthétisante soutenue au 18 Janvier 2013 Jury -M. Stéphane Douailler(Université Paris 8, Directeur de thèse) -M. Christian Godin(Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, Prérappporteur) -M. Jean-Clet Martin(Directeur de programme du Collègue International de philosophie, habilité à diriger la recherche, Pré-rapporteur) -M. Patrice Vermeren(Université Paris 8, Président du jury) 1 2 Remerciements A mes chers parents, ma sœur, Ji-Yeong YUN, et à mon tony, Anthony CHADUC. 3 Résumé en français La thèse se donne pour but de déstabiliser la configuration synthético-analytique en vertu de laquelle les valeurs s’ordonnent dans un système. Opposant l’agrégat chaotique au système architectonique, elle entreprend de décéler un rapport enfoui des valeurs à un infini négatif : celui du vrai à une volonté de vérité, du bien à un mal radical, du beau à un monstrueux. A cet effet elle fait appel à une intuition désynthétique pour révéler la tension cachée entre ces termes, éparpiller l’unité molaire du système et offrir la pleine jouissance des excès libertins de l’infini négatif. Si le vrai, le bien et le beau sont des valeurs résultant du mouvement centripète de la raison, l’agrégat chaotique résulte pour sa part d’un mouvement centrifuge de l’illimité indéterminé. Il relève du dehors de la raison. Parler de liberté sans Loi et de chaos est rendu possible par les ressources d’une intuition dé-synthétisante qui s’oppose à l’activité synthétique de la raison. Cette liberté sans Loi est ordinairement représentée d’un point de vue moral comme mal radical, et d’un point de vue esthétique comme monstrueux. Mais le mal radical et le monstrueux consistent en réalité à se confronter au Néant et au sans fond de l’infini négatif lorsque le jeu des tensions décelable dans les valeurs est mené jusqu’à l’extrême de son indétermination sans recourir à un aucun point d’attache stable. Sous cet aspect la thèse se veut une contribution aux entreprises de pensée qui travaillent à opposer une pluralité dé-synthétique à l’unité synthétique ainsi qu’une corrélation-connexion rhizomatique à la division analytique du divers. Résumé en anglais The thesis gives to destabilize the configuration synthético-analytical whereby values are ordered in a system. Between the aggregate chaotic system architectural she began to detect a relative buried values to negative infinity: the true desire of 4 truth, good for a radical evil, of a beautiful monster. For this purpose it uses a desynthetic intuition to reveal the hidden tension between these terms, unit molar scattering system and provide the full enjoyment of libertine excess negative infinity. If true, the good and the beautiful are the values resulting from the centripetal movement of reason, the aggregate results for the chaotic part of a centrifugal movement of unlimited undetermined. It is outside of reason. Talk about freedom without law and chaos is made possible by the resources of a desynthesizing intuition that opposes the synthetic activity of reason. This freedom without law is usually represented a moral point of view as radical evil, and an aesthetic point of view as monstrous. But radical evil and monstrous actually consist to confront the Void and bottomless negative infinity when the game voltages detected in the values is carried to the extreme of its indeterminacy without resorting to any point permanent attachment. In this respect the thesis is a contribution to thinking companies working to oppose a plurality de-synthetic synthetic unity and correlation-rhizomatic connection to various analytical division. Mots-clés en français Système, agrégat chaotique, déterritorialisation, intuition dé- synthétisante, chaos, infini négatif, monstrueux, mal radical, moléculaire, immanence, etc. Mots-clés en anglais System, chaotic aggregate, deterritorialization, de-synthetic intuition, chaos, negative infinity, monstrous, evil radical, molecular, immanence, etc.. - Laboratoire d’études et de recherches 5 sur les logiques contemporaines de la philosophie(LLCP)- Université Paris VIII, 2 Rue de la Liberté 93526 Saint-Denis cedex 2 TABLE DES MATIERES Remerciements …………………………………………………………. 3 Résumé……………………………………………………………………… 4-5 Pluralité et corrélation des valeurs sous le regard de l’intuition INTRODUCTION ……………………………………............................................ 9 Chapitre I. Le réaménagement du discours sur l’être : la temporalité, la vie et la valeur I–1 Le renversement du discours sur l’être et l’altérité…………………. 35 I- 2 L’être en termes de l’individuation et de la vie et sa spatio-temporalité spécifique……………………………………………………………………………………... 57 I – 3 L’examen du lien entre l’être et la pensée et la déterritorialisation de la notion d’être…………………………………………………………………………………. 81 I- 4 La nouvelle épochè à l’usage de l’abolition du régime de l’ego……. 100 І - 5 La considération de la relation des trois valeurs dans la dimension de l’existence……………………………………………………………………………………… 115 6 Chapitre II. La critique de la connaissance et de la vérité II- 1 La critique de la thèse kantienne concernant le statut de la connaissance…………………………………………………………. 124 II - 2 L’examen de la notion de vérité dans l’histoire de la philosophie et sa construction en termes de la volonté de vérité………………. 139 II – 3 L’intuition comme instance pré-synthétique et dé-synthétique……148 Chapitre Ш. La critique de la morale Ш-1. L’indéterminabilité de la volonté par la seule Loi éthique………….. 183 Ш-2 La question du mal radical en considération du rapport de la volonté à la Loi…………………………………………………………………………………………………….. 198 Chapitre IV. Le beau, le sublime, le monstrueux IV-1 La question du sublime et l’analyse de sa sublimation………….. 218 IV-2 Le jeu de dérèglement de forme entre le beau, le sublime et le monstrueux……………………………………………………………………………. 229 Chapitre V. Le chaos et l’immanence V-I L’horizon d’immanence et le chaos……………………………………. 245 V-II La critique de la théorie stoïcienne des devenirs incorporels : le corps et les devenirs corporels…………………………………………………………….. 260 7 V –III La multiplicité moléculaire et l’agrégat chaotique : les réseaux-tiges de micro-chaosmos…………………………………………………………………………. 268 CONCLUSION……………………………………………………………………………….. 276 Bibliographie………………………………………………………………………………….. 285 - 299 8 INTRODUCTION ____________________________________________ J’observe le grand mouvement des trois valeurs, intimement tissé, semblable à celui des astres qui se rencontrent, s’influencent et se poussent, dans mon esprit. On a considéré que les valeurs, vérité, bien, beau, circulèrent d’une manière distincte les uns des autres sur chaque orbite rigoureusement séparée dans le système existant de la philosophie. Mais est-ce qu’en réalité chaque valeur mène son mouvement strictement isolé et indépendant, sans jamais en 9 rencontrer une autre? Imaginons d’entrer dans l’univers de ces valeurs où chaque orbite se croiserait, se rétorderait intimement, et où leur mouvement fluide ne cesse de rendre instable la « ligne d’articulation » 1 du système des valeurs. On pensait que le « tracé territorial » 2 de chaque valeur était fixe et stable, mais en fait, comme le remarquent G. Deleuze et F. Guattari dans Mille plateaux, leur contour est une zone stratégique de « déterritorialisation » 3 qui consiste à défaire l’agencement sédentaire et à dépasser la ligne de clôture. En ce sens les orbites des valeurs sont dynamiquement instables et ouverts par leur mouvement déterritorialisant. En plus, mes arguments tentent d’exposer que le vrai, le bien et le beau se constituent au tour de l’articulation entre le vrai et le faux, le bien et le mal et le beau et le monstrueux dans le sens où le rapport des premiers aux seconds consiste en leur rapport à l’indéterminé ; pour déceler ce rapport inavoué, il nous faudrait l’intuition dé-synthétisante qui déstabilise l’acte synthétisant de la raison et qui éclate la dissimulation de l’angoisse du Néant. Mais avant d’explorer le mouvement des trois valeurs, examinons d’abord en quoi consiste l’agencement de ces trois dernières dans le système existant de la philosophie pour critiquer la caractéristique territorialisante et figée du système. Il est peu probable de nier que la vérité, le bien et le beau en tant que la triade de la valeur fondamentale 4 constituent le système de la philosophie au sens où chaque domaine philosophique, soit métaphysique, soit éthique, soit esthétique, est fondé sur l’une de ces trois dernières ; précisément Louis Lavelle écrit ceci dans la préface du Traité des valeurs : « La philosophie n’a jamais cessé de mettre la valeur au premier plan de ses préoccupations, non point seulement, […], dans le domaine esthétique ou dans le domaine moral, mais encore dans le domaine métaphysique. […] Les valeurs intellectuelles correspondent à la connaissance des choses, les valeurs 1) Dans Mille plateaux G. Deleuze assimile la ligne d’articulation à celle de segmentarité et celle des territorialité, et il l’oppose à la ligne de fuite. 2 ) G. Deleuze et F. Guattrai, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1991. 3 ) Ibid. ) « Selon la philosophie des valeurs, la valeur englobe les différentes sortes de valeurs, mais principalement elle est celle qui constitue le vrai, le bien et le beau » la définition du terme « valeur », Paul Fouquié, Dictionnaire de la langue philosophique, Paris, P.U.F., 1969 4 10 morales concernent tous les actes que l’on doit accomplir et les valeurs esthétiques sont liées à l’appréciation artistique, esthétique des objets ».5 Sur le canevas du système ces trois éléments sembleraient peu se fondre, du fait que la valeur essentielle ne permet jamais de se fonder les unes sur les autres et que chaque domaine philosophique en tant que sphère indépendante dans le système repose sur une scission rigoureuse entre ces valeurs afin d’imposer leur autonomie. L’enjeu de la thèse du texte cité, c’est d’analyser les valeurs en tant qu’éléments essentiels du système philosophique qui ont bâti chaque domaine. Il est vrai que les systèmes de la philosophie ont proposé généralement de fortes séparations entre ces trois dernières, jusqu’à en faire des chapitres distincts. Rickert Heinrich le confirme dans le système des valeurs et autres articles : « […] Si l’on jette en effet un regard sur l’histoire de la philosophie des valeurs depuis Kant, tout se passe comme si s’était déjà formée une division si profonde des valeurs dans lesquelles se tiennent les problèmes philosophiques que l’accord général y règne au quatre espèces de valeurs-les valeurs logiques, esthétiques, éthiques, et les valeurs religieuses-et, moyennant le partage entre vie scientifique, vie artistique, vie éthique et vie religieuse ou « métaphysique », le domaine peut valoir comme un domaine clos, pourvu qu’on prenne ces concepts de manière suffisamment large. En principe, on n’a pas été plus loin, du moins jusqu’à présent. Même la philosophie des valeurs la plus englobante qui soit tentée de nos jours ne va pas au-delà de cette quadripartition. […] » 6. De là nous pouvons remarquer que le système philosophique a tendance à se répartir7 en trois ou quatre domaines selon les valeurs correspondantes, et le vrai, le bien et le beau édifient par le biais du système leurs propres « domaines 5 ) Louis Lavelle, Traité des valeurs, Tome I, préface p. IX, XV, Paris, P.U.F., 1951 ) Rickert Heinrich, Le système des valeurs et autres articles, Paris, J. Vrin, 2007, p. 136. 6 ) Ibid. p. 137 : « Nous sommes à la recherche de répartitions au sein desquelles les membres s’excluent mutuellement, de sorte que tout ce qui ne s’insère pas dans un groupe appartient nécessairement à l’autre ». 7 11 clos » qui excluent les uns et les autres et qui constituent des secteurs territoriaux bien délimités. Le texte de Rickert dans le système des valeurs et autres articles expose l’idée selon laquelle les valeurs sont constitutives de la vie humaine et selon laquelle sont fermes et stables les frontières des domaines distribuées par le système des valeurs. Je pense que le philosophe allemand relève un point très intéressant en termes de valeurs : la question de valeur implique la tendance ardente d’un sujet qui aspire à réaliser toujours des valeurs d’une manière effective et complète ; en réalité, cette « tendance au plein-achèvement » 8 d’un sujet peut s’appliquer différemment selon les domaines axiologiques ; il faudrait noter que la tendance est mise en relation avec l’opposition entre un tout infini et ses parties finies, mais aussi avec le temps 9. Examinons le système des valeurs que Rickert nous a présenté : le vrai peut constituer deux domaines distincts : la science, et le domaine mystique (religieux) dont Kant a écarté la possibilité de savoir ; la science est considérée comme un « domaine de la totalité in-achevée » puisque face à la science qui est une totalité infinie, le sujet fini ne peut réaliser sa vérité logique jusqu’à un terme, et si l’on tente de localiser à tout prix son opération effective de la tendance dans l’axe du temps, le plein-achèvement de la vérité logico-scientifique ne serait pas réalisable dans le présent, mais toujours renvoyé au futur dans le sens où l’on la considère comme une « étape dans un procès progressif » 10 ; de ce fait, la science est des biens d’avenir. Ensuite, le domaine mystique est lié aux vérités religieuses, et ce domaine est considéré comme « celui de la totalité pleinement-achevée » dans le sens où ces vérités religieuses seraient accomplies dans l’éternité. Et le beau constitue le domaine de l’art dans le système rickertien, et pour Bergson comme pour Rickert « le sujet intuitionnant vit immédiatement l’unité » 11 jubilatoire qui abolit l’écart de sujet et de l’objet, c’est pourquoi l’art est considéré comme un « domaine de la particularité pleinement-achevée » ; dans ce cas les valeurs esthétiques seraient accomplies dans le présent. Les valeurs morales constituent un domaine socioéthique, et le bien est une totalité infinie pour un sujet fini, ce domaine est celui de la totalité plein-inachevé ; Kant prétend que le Bien serait réalisé dans l’éternité pour garantir sa validité suprême, mais Rickert ne prononce pas sur ce ) Rickert, ibid., pp. 140-142. ) Ibid., p. 141-144. 10 ) Ibid., p. 142. 11 ) Ibid., p. 150. 8 9 12 sujet dans ce texte. De là nous pouvons constater que les valeurs sont constitutives de la vie humaine 12 et que le système des valeurs consiste à distribuer à chaque valeur un « territoire » au sens deleuzien et à délimiter leur frontière d’une manière précise et stable. Comme le constatent Deleuze et Guattari dans Anti-Œdipe, le processus de « territorialisation » consiste à circonscrire le champ approprié et à distinguer son milieu et le dehors afin de rendre reconnaissable son monde ; sans ce processus la réalité reste étrangère, menaçante pour nous commes les multiplicités in-formes qui nous rappelle le chaos. C’est pourquoi on tente de « coder » 13 le flux de multiplicités in-formes afin de les rendre perceptible. On peut dire que le système est un appareil de codage14 de ce flux : la répartition en plusieurs domaines axiologiques montre bien la volonté de canaliser et d’ordonner le flux informe et d’approprier la réalité à des normes territorialisantes. Deleuze remarque qu’une distribution territoriale consiste à écarter et à annuler la différence dans le distribué du même que la raison en tant qu’un processus d’identification tend à maîtriser le donné comme divers dans le système kantien15. Comme le constate François Laruelle, la philosophie est une volonté de détermination, et « elle balance entre le constat d’une sous-détermination et le projet d’une surdétermination du réel, tout en visant surtout une Détermination suffisante » 16 ; en ce sens cette volonté qui se croit suffisante à elle-même supporte très mal tout ce qui est indéterminé, telle est la caractéristique du système philosophique. Mais il nous reste à demander ce qui permet de configurer les valeurs d’une manière distincte et séparée, et également à analyser la stratégie de territorialisation. En ce qui me concerne, c’est le système en tant que le champ de leur configuration est régi par son propre principe de la raison. Afin de ) Comme l’affirme Rickert plus haut, là où il y a les valeurs, il y a aussi « la vie scientifique, vie artistique, vie éthique et vie religieuse ou ‘métaphysique’ ». 12 ) G. Deleuze et F. Guattari, Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972. ) Ibid. 15 ) G. Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968, pp. 288-290. 16 ) Didier Moulinier sur la philosophie de François Laruelle : il faudrait noter que les sites internet, le blog de François Laruelle jouent un rôle de moteur important qui fait propager ses pensées de la non-philosophie. http://la-non-philosophie.blogspot.kr/search?updated-max=2011-0313 14 09T14:53:00%2B01:00&max-results=6&start=18&by-date=false 13 pouvoir élucider la cause de leur agencement, il est nécessaire de comprendre d’abord ce qui est le système. Le « système » est considéré comme « un assemblage d’éléments fonctionnant d’une manière unitaire et formant un tout cohérent».17 Sa caractéristique est d’organiser les éléments selon l’unité et de diviser en parties par des concepts distincts. Frank Pierobon précise bien la caractéristique du système dans Kant et la fondation architectonique de la métaphysique : « Un système se définit tout autant dans l’individuation de ses divers éléments que dans l’unité totalisatrice de leurs articulations réciproques».18 En plus Platon présente dans le Phèdre le rassemblement et la division comme la méthode de mener et construire sa pensée, c’est-à-dire celle de la dialectique de Socrate : « Le premier en direction d’une idée unique amène dans une vue d’ensemble ce qui est partout dispersé, […] il consiste à être capable de découper selon l’idée, en suivant les articulations naturelles […] [265d] » 19. Cette construction méthodique de la pensée correspond au système. De là on pourrait constater que l’acte systématisant engendre non seulement la division élémentaire mais aussi l’unité totalisante des éléments pour ériger un tout, car celui-là vise par-dessus tout à coordonner les éléments en systèmes et à les accorder avec l’ordonnance systématique. Est-ce que ce double mouvement du système, qui apparaît tiré vers deux sens différents, l’un vers la division et l’autre vers l’unité, est contradictoire ? Je ) « Ce mot provient du verbe synistani(grec) qui veut dire combiner, établir, rassembler » Définition du terme « système » dans le dictionnaire de l’Académie française (8 e édition) 17 ) Frank Pierobon, Kant et la fondation architectonique de la métaphysique, Grenoble, Million, 1990, p.14. 18 ) Jean Lefranc précise la méthode de la dialectique de Socrate, constituée du rassemblement et de la division dans Platon et le platonisme (Paris, Armand Colin, 1999, p.20). 19 14 pense que ce double mouvement systématique est procédé par le moteur central commun qui est la « raison ». C’est ce moteur principal qui dirige le système, étant donné que « la raison est toujours ce qui unifie, ce qui tend vers une totalité » 20. Frank Pierobon explique que le système kantien est un tout conçu comme complet et achevé au sens où il n’y a rien à ajouter du fait de sa perfection, car celui-là est conçu par la raison, et l’idée de totalité ne réside pas dans la formation arbitraire et contingente des éléments, mais dans sa formation parfaite et a priori guidée par la raison.21 En ce sens, le système n’est rien d’autre que le travail de la configuration architectonique de la raison. On pourrait dire que dans le système, les divisions rigoureuses des éléments et leur unité ne sont point contradictoires dans la mesure où tous ses éléments se sont organisés et divisés conformément à l’idée de tout que la raison vise à construire. Mais si l’on accepte l’idée que le système est un tout a priori établi par la raison, est-ce que tous ses éléments sont déjà anticipés avant même qu’ils soient formés? On ne peut nier que cette caractéristique systématique nous montre ses cotés inéluctablement abstraits et spéculatifs ; ma critique sur le système va s’approfondir avec l’exposé de l’analyse de la caractéristique systématique. On va puiser des pistes, que Kant nous a indiquées dans ses Critiques en vue de justifier ses projets systématiques, et il est vrai que ses remarques sur le système nous permettent de comprendre sa nature et d’analyser ses caractéristiques. Si le système est un assemblage d’éléments, ces derniers ne sont pas rassemblés d’une manière aléatoire en amas, mais ils se sont rigoureusement ordonnés et organisés selon l’unité systématique. Car, comme on l’a déjà vu plus haut, c’est la raison qui les coordonne, articule d’une manière « architectonique » 22 adéquate à l’idée de tout. Mais d’où vient ce besoin de 20 ) Jean Lacroix, Kant et le katisme, Paris, P.U.F., 1966, p.76. ) Ici on va délimiter la considération du système à celle de Kant afin de ne pas se perdre dans l’indétermination de la direction de notre critique sur le système. Car ce qu’implique le mot « système » est tellement immense que l’on devrait d’abord viser la direction où on va. 21 ) Le mot « architectonique » est apparu dans la Critique de la raison pure de Kant : « l’architectonique est l’art des systèmes, c’est-à-dire la théorie de ce qu’il y a de scientifique dans notre connaissance, étant admis que l’unité systématique 22 15 systématicité? La systématicité vise à réunir des connaissances en tant que science pour établir leur ensemble bien organisé qui se soumet à l’ordre dû à la raison. On veut construire un « tout » qui soit structuré d’une façon architectonique et dans lequel rien ne serait laissé au hasard dans sa formation et où la configuration de tous ses éléments et leur articulation sont déterminées a priori. Récapitulons les caractéristiques du système : la raison réunit des connaissances sous une unité systématique et aussi les divise en parties par des concepts distincts, articule pour ériger un tout bien organisé. Kant écrit dans le chapitre de la théorie transcendantale de la méthode de la Critique de la raison pure que cette division provient de leur hétérogénéité totale et de leur différence d’origine, et qu’il faudrait isoler des connaissances distinctes afin qu’elles ne se confondent pas avec les autres. Mais on peut demander d’où vient cette différence d’origine. Pour le philosophe allemand c’est la différence des principes qui permet la division de la philosophie en plusieurs domaines dans le système philosophique. Kant écrit ainsi : « La philosophie a deux objets ; la nature et la liberté ; par conséquent elle comprend la loi de la nature aussi bien que la loi des mœurs ; d’abord en deux systèmes particuliers, en plus en un système philosophique unique. » 23 La division aussi bien que l’unité est prescrite par la raison ; il est certain que ces deux choses ne sont pas contradictoires en vue de former un tout. En ce qui me concerne, on devrait observer attentivement ce double mouvement du tourbillon du système : d’un coté, ce tourbillon gigantesque aspire toutes connaissances en unité ; d’un autre coté, celui-là les fragmente conceptuellement. Cette double tension qui maintient le système nous montre également les doubles aspects de la philosophie car Isabel Weiss nous dirige vers le rapprochement du système et de la philosophie dans Le Dictionnaire de philosophie : « Le système renvoie, en particulier en ce qui concerne la philosophie allemande de Kant à Hegel, à un principe intrinsèque d’organisation par lequel convertit la connaissance vulgaire en science. » (A832/ B860) ) Kant, Critique de la raison pure, trad. Par Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty ; Paris, Gallimard, 1980, p. 696. 23 16 la philosophie se développe de façon unitaire » 24. D’une part, les divisions des éléments se font par la distinction conceptuelle dans laquelle chacun est rigoureusement hétérogène au point qu’ils ne se mêlent pas avec les autres ; d’autre part, leurs éléments sont combinés d’une manière unitaire pour constituer un tout qui traduirait la totalité du réel. Isabel Weiss ajoute que l’enjeu de la définition du système n’est rien d’autre que la définition même de la philosophie.25 En ce qui me concerne, il est évident que la notion de la division et de l’unité est non seulement les deux axes du tourbillon systématique de la philosophie, mais aussi qu’elle est liée à la question de l’agencement des trois valeurs dans le système. Comme le constate François Laruelle, la division/la synthèse et l’unification de ces dyades sont un mouvement constitutif du système de philosophie26. Car comme nous l’avons vu précédemment, ces deux notions contribuent à organiser un système philosophique, et la configuration des trois valeurs dans le système repose sur celles-là. Mais quel serait exactement l’agencement des valeurs? Dans le système existant ce dernier apparaît à la fois distinct et unitaire. Qu’est-ce que cela signifie? Pour ce faire, il faudrait d’abord savoir distinguer avec beaucoup de lucidité, la division de la pluralité et aussi l’unité de la corrélation, car même si en apparence la confusion de ces notions semble inévitable, en fait, il existe une différence subtile mais cruciale dans la détermination de leur sens, qui mettrait en relief l’aspect unique de ma thèse par rapport à la pensée systématique. La notion de la division repose sur l’analyse conceptuelle des éléments qui n’a rien à voir en réalité avec la pluralité dérivée de leur singularité. La division se fait lorsqu’il y a au moins plus de deux éléments antinomiques ; l’hétérogénéité ) La définition du terme « système » dans le Dictionnaire de philosophie, sous la direction de Jean-Pierre Zarade, Paris, Ellipses, 2007, p. 569. 24 Et également l'œuvre capitale de Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, montre bien que son plan est l'architecture du système de la philosophie. 25 ) Ibid., p. 570. 26 ) le principe de la philosophie suffisante et la non-philosophie de François Laruelle par Didier Moulinier :http://la-non-philosophie.blogspot.kr/2012/02/leprincipe-de-philosophie-suffisante.html#more 17 semble obliger à les séparer l’un de l’autre dans le système. Mais quels sont ses critères et ses conséquences? La lame de division est taillée du concept, c’est-àdire que la division est déclenchée par l’analyse conceptuelle découpant des objets en catégories conceptuelles et que le processus de la division dans le système se poursuit par l’opération de « l’extension d’un concept en plusieurs classes » 27. C’est ainsi que le système s’articule. Ici la relation du tout à la partie semble être très étroite car soit la division, soit l’unité se trouve dans le même plan systématique déterminé par le concept. Les éléments divisés et classifiés par le concept excluent tout naturellement leur singularité du fait que l’analyse conceptuelle étant la base de la division se rapporte au caractère abstrait, général des éléments, et que la division classificatoire efface leur caractère singulier irréductible à l’analyse conceptuelle. Dès lors, on peut dire que la notion de la division est inéluctablement distincte de celle de la pluralité consistant à montrer la diversité des éléments dans leur singularité. La notion de l’unité est basée sur la synthèse unificatrice du divers. Devant divers éléments non ordonnés l’esprit humain se sent littéralement dérouté, il exige de les ordonner sous une unité qui permet de se rapprocher d’une idée de totalité étant l’idéal de la raison afin de pouvoir fixer une seule orientation finale vers laquelle tous les éléments se dirigeraient. Mais cette coordination unificatrice du divers ne se rapporte pas du tout à l’intégralité dynamique de celui-ci dans leur interaction, et on ne peut nier que les liens entre les éléments, déterminés selon l’unité, ont un caractère unilatéral, en quelque sorte totalitaire imposant de suivre une seule direction de synthèse comme un point de convergence final du système. Afin d’ériger un tout ayant une ordonnance systématique, on a subordonné tous les éléments à l’idée de l’unité. Cela est essentiellement différent à l’idée de la corrélation consistant à considérer divers éléments dans leur interaction dynamique sans pour autant faire diminuer ni leur intégralité ni leur diversité. Il est certain que l’idée de la corrélation ne peut être un synonyme de la subordination des divers éléments à l’unité, et qu’elle consiste à envisager leurs divers aspects dans leur lien plurilatéral interagissant et dépassant la limite de l’idée d’unité. Ma thèse est de mettre en lumière la pluralité et la corrélation des valeurs qui étaient occultées depuis longtemps et qui consiste à se libérer de la croyance à la systématicité. ) André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F., 2002, dans la définition du terme « division » fait par Hamilton. 27 18 Selon Isabel Weiss, l’enjeu de la critique du système serait de remettre en cause la pensée conceptuelle qui est l’instrument même de la systématicité. En ce qui me concerne, les deux axes du tourbillon systématique ne pourraient donc saisir le réel mouvement des trois valeurs, selon lequel celles-ci se meuvent à la fois dans leur pluralité et leur corrélation; car les mailles conceptuelles seraient trop serrées pour faire passer la pluralité, de même que les mailles unificatrices seraient trop larges pour s’ajuster à leur corrélation. Mais comment pourrait-on concevoir le dynamisme de leurs véritables mouvements et sortir de la sphère conceptuelle du système? En quoi consiste leur dynamisme qui nous mène à une sphère tout autre que la sphère conceptuelle et systématisante ? Afin de démontrer les aspects mouvants de ces valeurs, lesquels relèvent du dynamisme de leur déterritorialisation, il nous faudrait d’abord resituer la considération de ces valeurs dans un champ de discussion tout autre que le précédant, à savoir dans une dimension tout autre que la dimension conceptuelle et systématisante. Car tout mon argument précédent nous confirme que la considération de ces valeurs se restreignait à rester dans la dimension conceptuelle où on analyse, divise, classe et unifie celles-ci en visant à construire un système, et que cela occulte la plupart de leurs aspects à cause de sa vision limitée ne pouvant capter leur pluralité et leur corrélation. Depuis si longtemps l’écran de la discussion conceptuelle sur lequel on projette la vision de la raison, ne nous montrait qu’une configuration systématique des valeurs bien séparées selon l’ordonnance rationnelle, mais pour que de nouvelles constellations des valeurs puissent s’afficher dans leur intégralité et dans leur dynamisme, il serait nécessaire de quitter le champ de discussion conceptuel et systématisant et de trouver leur nouveau champ de configuration sur lequel on projette une nouvelle vision capable de saisir leur dynamisme. La dimension où l’on pourrait restituer la possibilité de les considérer d’une manière judicieuse, intégrale, c’est la dimension de l’existence, qui n’est réductible ni à la sphère de la représentation, ni à celle de la chose en soi. Mais dans quelle mesure en est-il ainsi ? Avant de soulever cette nouvelle dimension, qui annoncerait la rupture avec sa précédente, il importe de demander de quelle manière le terme d’être était configuré dans l’histoire de la philosophie. Car ce terme bouillonné de sens se situe au cœur même du globe métaphysique qui exerce tant de haute pression sur lui afin de le rendre parfaitement malléable à son 19 intention précise ; nous visons à rendre compte non seulement du processus de sa formation mais aussi de la cause de sa transformation et de sa déformation. Pour ce faire, je vous propose d’examiner le parcours du terme d’« être » au sein de la métaphysique. Comme l’ « être » est l’objet même de la métaphysique28 , cette dernière produisait sans cesse les discours sur l’être dans lesquels le terme d’être est déterminé sous diverses formes et de différentes manières. Dans ce cas, je me demande quel est l’enjeu de la métaphysique à vouloir parler de l’être. Est-ce que la méta-physique n’a pas tendance à transposer le terme d’être à l’ordre de l’infini, c’est-à-dire hors de l’ordre du monde physique ? Il me semble que ce questionnement soit déjà une sorte d’un énoncé plein de sens à analyser, sous forme interrogative, et qu’en outre il relève plusieurs problématiques ; d’abord, une analyse étymologique nous révélera une remarque intéressante : « transposer » signifie « placer en intervertissant l’ordre ou bien faire changer de forme ou de contenu en faisant passer dans un autre domaine » 29 ; cela revient à dire que celui qui n’était pas de cet ordre a été forcé d’être déplacé dans un autre domaine en subissant une certaine transformation ou même une déformation, et de là on pourrait dire que l’objet de la transposition est sans doute l’être et que c’est la métaphysique qui tente de le transposer dans la dimension de l’au-delà en l’arrachant de sa dimension temporelle dans laquelle l’être est inséré. Mais par quel moyen ? C’est le dispositif conceptuel qui est construit par des parcours des discours consistant à définir, distinguer, classer et à unifier, et qui nous permet de filtrer et d’éliminer des éléments contingent et variable à partir de l’être afin d’en extraire une essence purement intelligible et invariable de laquelle est composée la dimension de l’au-delà et grâce à la quelle celle-ci trouve parfaitement sa raison d’être. En ce sens je pense que la métaphysique n’est rien d’autre qu’une instance de pouvoir consistant à exercer certaine forme d’actions (au sens large) sur une pensée ou une chose en ayant pour un but précis de les conduire sous sa direction unilatérale. On peut constater notamment chez Platon ce déplacement intentionnel du terme d’être : le philosophe grec tente de définir ce que c’est l’être ) La métaphysique est considérée comme la science de l’être en tant que l’être depuis Aristote. 28 ) La définition du terme « transposer » dans le Dictionnaire de la langue française Le Robert Micro, Paris, Dictionnaire Le Robert, 2002, p. 1355. 29 20 afin de fonder ce dernier sur une base absolument stable ; pour ce faire il distingue l’Etre – il oriente déjà fortement ce terme vers la dimension infinie- de ce qui apparaît à nos sens voués à l’illusion et la finitude comme des êtres sensibles. En vue de marquer la différence qualitative de l’Etre avec des êtres sensibles, Platon caractérise ces derniers comme ce qui ne flotte que sur la surface de l’être du fait de leur mutabilité fluide, c’est-à-dire comme de simples « apparences sensibles », considérées comme superficielles et non essentielles par rapport à l’Etre ayant son point d’ancrage au fond de la notion d’immuabilité30. Ici nous pouvons remarquer que Platon cherche à associer inlassablement la notion d’« être» à celle de « permanence » afin de conférer une identité stable et unitaire à des êtres particuliers immergés dans le flux de changements31. Mais l’association de ces deux notions hétérogènes semble arbitraire. Car la permanence étant « un caractère de ce qui demeure malgré l’écoulement du temps » 32 n’était pas auparavant la caractéristique essentielle de l’être lequel mène son odyssée au cours du temps ; c’est depuis Parménide et grâce à Platon que la notion de permanence est véritablement mise en premier plan non seulement en tant qu’un caractère principal de l’être mais aussi que l’élément-clé qui détermine et différencie le terme d’« être » des autres. On peut constater que l’opération philosophique de Platon était très délicate : en transplantant la notion de 30 ) Platon, Timée, Flammarion, 1993. 31 ) Platon, Timée, traduit par Chamberry : « Il(le ciel) est né ; car il est visible, tangible et corporel, et toutes les choses de ce genre sont sensibles, et les choses sensibles, appréhensibles à l’opinion accompagnée de la sensation, sont, nous l’avons vu, sujettes au devenir et à la naissance. Nous disons d’autre part que ce qui est né doit nécessairement sa naissance à quelque cause. Quant à l’auteur et père de cet univers, il est difficile de le trouver, et, après [27c29e] l’avoir trouvé, de le faire connaître à tout le monde. Il est une autre question qu’il faut examiner à propos de l’univers, à savoir d’après lequel des deux modèles son architecte l’a construit, d’après le modèle immuable et toujours le même, ou d’après celui qui est né. Or, si ce monde est beau et son auteur excellent, il est évident qu’il a eu les yeux sur le modèle éternel ; s’ils sont au contraire ce qu’il n’est même pas permis de dire, c’est sur le modèle qui est né. Il est donc clair pour tout le monde qu’il a eu les yeux sur le modèle éternel. Car le monde est la plus belle des choses qui sont nées, et son auteur la meilleure des causes. Donc, si le monde a été produit de cette manière, il a été formé sur le modèle de ce qui est compris par le raisonnement et l’intelligence et qui est toujours identique à soi-même. » ) La définition du terme de « permanence » dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande André (Paris, P.U.F., 2002, p.756). 32 21 permanence au cœur du terme d’« être », le philosophe grec réussit à disséquer celui-ci des éléments jugés contaminés par le flux de temporalité comme le devenir et l’altération, et à le transposer enfin dans un tout autre domaine soi-disant « pur, sain et saint » où l’Etre se retrouve glorieusement différencié des « sous-êtres » étant des êtres sensibles. L’intérêt de son opération est de faire un plein saut vers l’Intelligible étant cet autre domaine à immigrer, terre promise, à laquelle la notion d’être peut enfin s’ancrer solidement sans être égarée par le risque perpétuel du flux de changement ; et en ce sens son opération philosophique pourrait être assimilée à un exode hors de temporalité, pour gagner un terrain éternel étant l’Intelligible. C’est ainsi que le terme d’être a été transposé dans la dimension de l’intelligible, et on pourrait dire que celui-là est employé comme une sorte d’ancrage conceptuel pour ce qui est en cours de changer. C’est pourquoi chez Platon le devenir et l’altération des choses sont considérés comme des éléments exclus du terme d’« être», du fait qu’ils en tant que la caractéristique des sensibles relèvent du monde fini, éminemment distingué du monde transcendant et infini dans lequel le terme d’Etre retrouve sa définition parfaitement adéquate. Maintenant, observons Chez Kant la démarcation du fini et de l’infini afin de constater de quelle manière est configurée le terme d’être ; il est indéniable que chez le philosophe allemand se présente un grand tournant de la métaphysique : non seulement la démarcation du fini et de l’infini prend une ampleur incomparable et mais aussi il déplace leur statut dans la métaphysique à travers sa théorie Critique : selon lui ce qui apparaît n’est plus similaire à l’apparence illusoire au sens platonicien, mais l’apparition au sens kantien est celui qui apparaît à notre faculté de connaître y compris la sensibilité et l’entendement, cette première concerne des phénomènes consistant à être re-présenté par l’esprit humain, constitue un domaine de l’expérience où est assumée lucidement notre finitude. En ce sens le terme de l’« être » élargit son champ d’application jusqu’aux êtres sensibles, par rapport à celui de Platon qui a délibérément rétréci son champ d’application en réservant ce dernier à des êtres purement intelligibles. Néanmoins chez le philosophie allemand il subsiste encore la notion d’être qui est à l’ordre infini, même si la façon de la traiter est fondamentalement inversée (Kant donne plus d’importance à des êtres phénoménaux dans le domaine de la connaissance alors que Platon à des êtres intelligibles) : l’être à l’ordre infini est considéré comme ce qui existe indépendamment de notre faculté de connaître, à savoir de 22 toute expérience possible, et il sombre dans l’inconnaissable sous le nom de la Chose en soi ; certes, infinie, mais son statut réel en tant que la source de la véritable connaissance est destitué par la tentative Critique de Kant, qui lui attribue plutôt un statut limitatif et problématique et qui édifie la connaissance possible seulement dans le domaine fini33. Il importe de rappeler que cet Etre en soi n’y est pas supprimé, même si son zone d’influence a été indéniablement rétrécie dans certain domaine et que pour que le terme d’être ait un sens complet chez Kant, il nous faudrait l’Etre en soi qui jouera un rôle fondamental dans d’autres domaines, notamment dans le domaine de la morale. Il est intéressant de remarquer que chez Kant tout ce qui est connaissable pour nous se range dans l’ordre du fini alors que ce qui échappe à notre activité de connaître dans l’ordre de l’infini ; ici le critère de la démarcation du fini et de l’infini, c’est l’expérience34 qui est un exercice de la faculté de connaître comme la sensibilité et l’entendement, sur une donné sensible afin de la convertir en représentation et de construire un objet de connaissance possible ; Kant met en relief la caractéristique complexe de l’expérience dans laquelle la connaissance provenant de celle-ci est un composé des données sensibles a posteriori et de la faculté de connaître a priori. Ici on pourrait noter que le terme de l’« être » est axé au tour de la notion d’expérience, non point de celle de permanence ou d’immuabilité, et que l’être en dehors du domaine de l’expérience perd toute sa légitimité dans le domaine de la connaissance 35 . On pourrait remarquer que déterminer l’être par le biais du discours consistant à définir le terme d’être, nécessite à discerner son intelligibilité car selon le degré de cette dernière on peut classifier et ranger celui-là non seulement dans le domaine de la connaissance mais également dans l’ontologie : par exemple, chez Platon les êtres perçus par le sens sont classés au rang inférieur à l’Etre aperçu par l’intellect aussi bien dans le domaine de la connaissance que 33 ) Kant, La Critique de la raison pure, préface de la seconde édition, III, 12 ) Christian Godin nous donne sa définition dans le Dictionnaire de philosophie (Paris, Fayard, 2004, p.469-470) : « l’expérience au sens kantien : un ensemble du processus de synthèse grâce auquel le sujet, par le moyen des catégories de l’entendement, unifie les données sensibles, les transformant en objets possibles pour la connaissance. » 34 35 ) A. Renault, Kant, Aujourd’hui, Paris, Flammarion, 1997, pp. 68-72. 23 dans l’ontologie36 ; par contre, chez Kant les êtres sensibles occupent toute place dans le domaine de la connaissance contrairement à l’Etre en soi qui y est évincé mais seulement ontologiquement considéré comme infini, du fait de son inintelligibilité par le moyen de l’expérience. A travers son projet critique Kant tente de circonscrire le domaine du connaissable en refaisant la cartographie cognitive grâce à laquelle des sources hétérogènes de la connaissance valable se localisent et par laquelle certaine partie des facultés de l’esprit comme la raison et l’intuition intellectuelle, se réduit humblement dans son fonctionnement cognitif ; et notamment dans l’introduction de la Logique transcendantale de la Critique de la Raison pure, le philosophe allemand précise que la source de la connaissance est restreinte à deux facultés de l’esprit étant la sensibilité et l’entendement37. En ce sens, la chose en soi étant un objet intelligible par la Raison, excède bel et bien notre faculté de « connaître », ne rentrerait certainement pas dans le domaine de l’expérience où les données sensibles accueillies par la sensibilité sont synthétisées par l’entendement en tant que des phénomènes ; alors que ces derniers sont des ob-jets qui se tiennent sous le regard d’un sujet connaissant et qui se règlent entièrement sur notre faculté de connaître, la chose en soi résiste à se modeler sur celle-ci ; sa ténacité nous fait croire très longtemps que ce soit notre faculté de ) Platon, République : « Prends donc une ligne coupée en deux segments inégaux, l'un représentant le genre visible, l'autre le genre intelligible, et coupe de nouveau chaque segment suivant la même proportion ; tu auras alors, en classant les divisions obtenues d'après leur degré relatif de clarté ou d'obscurité, dans le monde visible, un premier segment, celui des images – j'appelle images d'abord les ombres, ensuite les reflets que l'on voit dans les eaux, ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations semblables ; [...] Pose maintenant que le second segment correspond aux objets que ces images représentent, j'entends les animaux qui nous entourent, les plantes, et tous les ouvrages de l'art. [...] Examine à présent comment il faut diviser le monde intelligible. [...] De telle sorte que pour atteindre l'une de ses parties l'âme soit obligée de se servir, comme d'autant d'images, des originaux du monde visible, procédant, à partir d'hypothèses, non pas vers un principe, mais vers une conclusion ; tandis que pour atteindre l'autre – qui aboutit à un principe anhypothétique – elle devra, partant d'une hypothèse, et sans le secours des images utilisées dans le premier cas, conduire sa recherche à l'aide des seules idées prises en elles-mêmes. » La République, livre VI 36 ) Kant, La Critique de la raison pure : « Notre connaissance vient de deux sources fondamentales de l’esprit, dont la première consiste à recevoir les représentations (la réceptivité des impressions), et dont la seconde est le pouvoir de connaître un objet au moyen de ces représentations(la spontanéité des concepts) ; par la première un objet nous est donné ; par la seconde il est pensé en rapport avec cette représentation(à titre de simple détermination de l’esprit) .» ; [A50/B74 ] dans l’introduction de la Logique transcendantale de la Critique de la Raison pure( trad. par Delamarre et Marty, Paris, Gallimard, 1980). 37 24 l’esprit qui doit se conformer à elle, non inversement, mais Kant refuse d’admettre la validité d’une connaissance ne procédant pas à se régler sur notre faculté de connaître, de ce fait il congédie la chose en soi hors du domaine du connaissable. Par suite il ôte de la chose en soi tout son statut de connaissance métaphysique auparavant attribué, en prenant cette entreprise pour une sortie de secours au dogmatisme38 ; et il déplace celle-là vers la dimension du suprasensible, dédiée à ce qui dépasse l’expérience, donc à l’inintelligible. En ce qui me concerne, chez Kant le terme d’être est à la fois élargi et inversement ciblé dans la mesure où le philosophe allemand étend son champ d’application jusqu’au domaine du sensible au nom de l’expérience et où il cible uniquement ce qui est connaissable par cette dernière en décentralisant la chose en soi hors de visée et où dans le domaine de la connaissance il y a un renversement de l’ordre flagrant par lequel le statut de l’être sensible est radicalement réhabilité et par lequel celui de l’Etre en soi est révoqué. Le schéma de la distinction de l’être s’articule en termes du fini et de l’infini chez ces deux philosophes. Ici on pourrait noter que cette distinction ne réside pas seulement au niveau ontologique, mais aussi au niveau épistémologique, car le critère épistémologique joue un rôle fondamental dans la détermination du statut de l’être, et que le terme de l’être n’est point univoque, mais plurivoque dans le sens où l’on ne peut le situer uniquement dans un seul domaine, du fait que le terme de l’être touche plusieurs dimensions dans lesquelles il est orienté différemment et selon lesquelles se diffusent divers sens. Néanmoins le prisme de ce terme ainsi focalisé en l’être fini et l’être infini ne nous permettrait pas d’observer intégralement des rayonnements complexes dégagés de l’être. Car on ne peut nier que dans cette distinction est constamment présente la volonté de classifier, de diviser et d’unifier ce terme de l’être afin de l’insérer dans le système de la pensée au nom de l’intelligibilité : la distinction de ce terme bipolarisée en être fini et Etre infini, implique indispensablement l’acte de l’esprit dans la mesure où celle-là provient de leur différent niveau d’intelligibilité ; l’être fini est déterminé par le biais de la représentation consistant à le rendre présent et percevable à la sensibilité et l’entendement de même que l’Etre infini est déterminé par l’opération de le rendre intelligible à la raison, laquelle consiste à le transposer 38 ) A. Renault, Kant aujourd’hui, pp. 80-96. 25 dans un domaine suprasensible par le moyen de la pensée spéculative. La question de l’être nous renvoie à celle de sa connaissance et de son sens39; pour ce faire il serait d’abord nécessaire de le rendre intelligible à l’esprit et de le définir, mais par quel moyen et comment peut-on le faire ? On commence par s’interroger sur ce qu’est l’être ; « Qu’est-ce que l’être ? » ; dans cette question on peut remarquer que le langage joue un rôle crucial au service de la pensée : cela nous ouvre sans doute la possibilité de délimiter d’une manière précise et distincte le sens de l’être grâce au fil conducteur finement tissé par la pensée, qui nous guide constamment dans le labyrinthe des mots et des sens, et en ce sens définir un terme est un acte de focalisation et de précision, qui vise à former le concept de l’être le plus pointu. Mais il ne faut pas oublier que le concept de l’être ne survient pas miraculeusement tout à coup, mais que celui-là parvient à se construire progressivement à l’aide d’une série animée de questions/réponses concernant ce sujet en traversant toute périphérie des mots similaires et contraires et en suivant inlassablement le mouvement de la pensée discursive mené par la force centripète de la raison. De ce fait, on peut dire que cette définition conceptuelle s’opère, s’accomplit au sein du discours sur l’être, qui est un cheminement de l’examen de la pensée sur ce dernier par le moyen du langage40, et qu’en ce sens cette première implique tout parcours de la pensée mais également en témoigne. Le langage et la pensée sont coopérateurs stimulants d’élaborer le concept de l’être afin de rendre rationnellement saisissable et connaissable ce dernier pour nous (on le saisit par le filet fin des mots et le connait par la lumière de la pensée !) puisque le concept de l’être est un des points de convergence rationnels, vers lequel se dirigent des opérations de la pensée. Ainsi la question de l’être est-elle aménagée soigneusement dans la dimension de la pensée où l’opération de la raison prime sur d’autres opérations de l’esprit et où l’intelligibilité rime avec la rationalité humaine tels que le langage et la pensée conceptuelle ; dans ce cas la question de l’être deviendrait justement une tâche de lui conférer un concept adéquat. Mais on pourrait constater que dans cette dimension de la pensée il existe une forte tendance à vouloir d’identifier l’être au concept de l’être ; c’est un danger qui nous ) Platon a déjà remarqué ce point, c’est pourquoi il a attribué aux sensibles le statut de doxa et aux idées immuables celui de la vérité. 39 ) Dixsaut Monique précise remarquablement bien le parcours du discours au service de la pensée dans Platon et la question de la pensée (Paris, Vrin, 2000). 40 26 guette toujours lorsque l’on compte de s’interroger sur quelque chose en termes du langage et de la pensée. Mais pourquoi en est-il ainsi ? L’être ≠ le concept de l’être Le langage et la pensée conceptuelle, ces deux derniers, sont l’écran épistémique qui nous permet d’appréhender l’être, mais à condition de l’apercevoir d’une manière détournée et indirecte (voir le schéma) ; mais dans quelle mesure en est-il ainsi ? Comme l’on l’a déjà constaté plus haut, la pensée (penser) et le langage (parler) ont pour but de rendre intelligible l’être à notre esprit ; pour ce faire ils sont obligés de réfracter la cible de la vision étant l’être en vue de le rendre conforme à leur critère. Si l’on considère cet écran épistémique comme une manière de voir des choses, notamment l’être, par l’analogie avec l’optique, ces angles de réfraction épistémique forment au bout de compte le concept de l’être qui n’est pas tout à fait équivalent de l’être mais un pur résultat de notre production épistémico-rationnelle. La pensée et le langage visent à focaliser l’être sur leurs propres angles spécifiques, et il s’ensuit que l’objet en question, à savoir l’être, se règle sur le regard rationnel construit par l’écran épistémique. Ici il importe de voir qu’il subsiste un décalage évident entre l’être et le concept de l’être ; et on devrait alors éviter à confondre ce premier avec le concept de l’être car on a souvent tendance à évacuer l’être dans la question même de l’être en le remplaçant par le concept de l’être. Comment peut-on expliquer cette fâcheuse tendance ? La substitution de l’être par le concept de l’être montre le fait que l’on dissimule ce qui est réellement absent dans la question de l’être car l’être est 27 curieusement absent là où sont remplis les discours rationnels sur l’être, c’est-àdire dans la question de l’être habilement élaborée par la pensée et le langage. Lorsque l’on s’interroge sur l’être, par quel moyen le fait-on? C’est en termes du langage et de la pensée rationnelle que la question de l’être est posée et traitée ; ils construisent et diffusent des discours rationnels sur l’être afin de parvenir à dire enfin ce que c’est l’être sous une forme d’un concept précis et concis. Comme nous l’avons déjà constaté, il ne faudrait pas oublier que ce cheminement rationnel est tracé d’une manière plus ou moins oblique et décalée par rapport à l’être en raison de l’écart entre la pensée et l’être, – on le discutera plus tard d’une manière approfondie -, et que si la visée de la question de l’être consiste à rendre intelligible l’être à l’esprit, cette intelligibilité dépend évidemment de notre capacité de connaissance, et le zone d’onde de l’intelligibilité humaine est rigoureusement modulé par notre écran épistémique fixe. On peut conclure que dans la question de l’être, paradoxalement ce dernier est en retrait et que par contre le concept d’être s’y installe vigoureusement à travers des discours rationnels qui l’engendrent et le véhiculent en remplissant tout le terrain de la discussion. C’est en cela que consiste le piège de la question sur l’être insérée dans la dimension de la pensée. Maintenant je vous propose de réaménager la question de l’être dans une nouvelle dimension en sortant de la dimension de la pensée régie par l’écran épistémique rationnel qui consiste à changer et à manipuler la direction des ondes naturelles émanées de l’être en vue de les intercepter et de les rendre perceptibles. Cela revient à dire de poser la question de l’être en dehors de cet écran épistémique. Mais en est-il vraiment possible? De prime abord, il nous semble impossible d’en détacher la question de l’être car on ne peut nier que la constitution même de la question est déterminée par le langage et la pensée et que la question de l’être est déjà orientée et structurée par ces derniers : celle-ci est formulable en « qu’est-ce que l’être ? » et cela déclenche une série de questions /réponses, à savoir de dialogues rationnels construits par l’orchestre des croisements harmonieux et conflictuels des réflexions sur l’être ; et menée par la force centripète de la raison elle aboutira enfin à une définition d’un concept d’être, lequel est considéré comme le noyau de la pensée discursive. Il est vrai que l’écran épistémique a pour fonction de formater même notre manière de voir et qu’en ce sens le langage et la pensée structurent notre regard aussi bien que notre 28 rapport au monde car ceux-là agissent inévitablement sur la façon de considérer et de traiter des choses, et on peut dire que celle-là est cadrée par les angles spécifiques dictés par ces premiers. Certes, ils sont les éléments constitutifs de notre manière de voir, mais ils ne sont surement pas générateurs de « toutes » manières de voir des choses du fait qu’ils ne peuvent déterminer spécifiquement que le seul regard rationnel ; même si ce dernier est considéré comme un regard dominant par rapport aux autres, on ne peut nier qu’il existe plusieurs manières de voir tels que le regard intuitif et le regard mystique ou imaginaire, etc., et que chaque manière de voir suppose son propre cadre épistémique distinct ; et il s’ensuit que ces regards hétérogènes témoignent de l’existence des autres cadres épistémiques possibles. Sortir du cadre épistémique rationnel, cela suggérait donc de réorienter notre cadre épistémique vers un nouvel horizon qui serait complètement différent de celui de la pensée rationnelle. Il est important de prendre en considération un grand bouleversement du terrain philosophique, par lequel est soulevée un nouvel horizon appelée « la dimension de l’être » qui n’est réductible ni à la représentation ni à la chose en soi et qui nous annoncera sa rupture radicale avec la dimension antécédente étant la dimension de la pensée. Il me semble que cela bascule forcément la discussion philosophique existante sur l’être plongée dans toute une gamme de polémiques sur l’être, notamment celles entre l’idéalisme consistant à prétendre la primauté de la représentation sur la chose en soi, et le réalisme consistant à réclamer celle de la chose en soi sur l’autre ; et dans ce cas rétablir une nouvelle discussion sur l’être est devenu une nécessité, mais pour ce faire il faudrait que le terrain de discussion dans lequel sont agencés et établis les arguments et les réflexions existants d’une manière spécifique, soit lui-même remise en question. Car dans chaque dimension de discussion il réside un ordre spécifique qui dicte la manière dont s’organisent des arguments et auquel se soumet l’orientation des idées ; et en ce sens on peut dire que selon la dimension de discussion, dans laquelle une question s’est insérée, l’angle d’approche de la question varie complètement. Changer de la dimension de discussion veut dire que toutes discussions sur l’être devraient être réinstaurées et réexaminées dans toute autre échelle qui n’adopte point l’angle d’approche existant sur la question ; il s’agit alors de resituer ou repositionner la question de l’être dans la dimension de l’existence qui nous proposerait la conversion de l’ordre 29 de traiter des choses : c’est le réaménagement de la question de l’être dans la dimension de l’existence. Etant donné que depuis longtemps la question de l’être s’est insérée dans la dimension de la pensée et que, -me semble-t-il-, cette première est mal positionnée en étant subordonnée à un ordre qui ne lui est pas adéquat et qui dérègle sa nature et s’éloigne davantage de son éventuelle résolution : d’où viennent tous problèmes métaphysiques de l’être, dans lesquels sombrent nos arguments sans pouvoir trouver une issue ; et que cela déroute considérablement la discussion sur l’être dans la mesure où cette dernière est toujours axée au tour du concept de l’être non point de l’être lui-même. Mais lorsque la discussion sur l’être est axée au tour du concept de l’être, quel problème pourrait-il être engendré ? Si nous observons de plus près la discussion métaphysique existante sur l’être, nous pouvons constater certainement que dans la dimension de la pensée où s’inscrit la métaphysique occidentale, nous ne pouvons jamais considérer intégralement les aspects dynamiques et mouvants de l’être, c’est-à-dire que certaine partie de l’être est effacée intentionnellement car le concept en tant que l’une des visées majeures d’un parcours de la pensée discursive, consiste à exclure notamment ces éléments changeants qui perturbent redoutablement l’ordre de la pensée et refusent de s’y soumettre en raison de leur nature hors-norme. Dans ce cas la cartographie de l’être, que la discussion métaphysique nous propose, n’est pas du tout complète ; immergée dans la dimension de la pensée la question de l’être n’arrive pas à intégrer ses aspects changeants en raison de la rigidité inhérente du concept, qui ne vise à capter que les essences immuables parfaitement conformes à son ordre. Je pense que cet effacement des changements et de l’altérité au sein de l’être est une des erreurs fatales commises par la pensée rationnelle, et que si l’identité de l’être doit expulser tous ses éléments variables pour être légitime, cette première que l’on recherche tant tout au long de l’histoire de la métaphysique n’est qu’un pur concept construit par la subordination unilatérale de l’être à l’ordre de la pensée. J’ai remarqué que tant que la discussion reste insérée dans la dimension de la pensée, tout ce qui la dépassait est obligé d’être extirpé pour que la pensée puisse circonscrire son espace légitime ; et qu’en ce sens ses instruments telles que les catégories, la définition et le concept, servent à rejeter la nature mouvante de l’être, qui se traduirait par l’incompatibilité épistémique. Afin que la question de l’être soit réaménagée dans une nouvelle dimension de discussion, il est nécessaire de 30 savoir la nature de l’être. Mais avant d’avancer nos arguments, ici je sollicite la circonspection de nos lecteurs afin de réorienter nos pensées depuis longtemps encadrées de la définition conférée par l’histoire de la philosophie ; car certains termes sembleraient être tout évidents et tous déjà déterminés par nos prédécesseurs intellectuels et on néglige de les redéfinir ; néanmoins afin de comprendre ma thèse le déplacement du sens des termes est primordial : par exemple, on devrait poser la question de la manière suivante : « Est-ce que ces trois valeurs sont celles de Platonisme dans le sens où elles sont considérées comme Essence ou Idée, ou bien est- ce qu’elles en différencient complètement? ». Le terme d’« être » aussi devrait être révisé de cette façon-là car chaque terme a sa propre boussole qui lui guiderait vers la meilleure direction possible et grâce à laquelle retrouveraient leur sortie nos pensées bloquées dans l’impasse à cause de la définition mal orientée. Resituer le sens de l’être dans un autre terrain relève alors de cette exigence. Qu’est-ce que l’être ? Si l’on part d’abord de l’analyse étymologique du terme d’être, l’être signifie « les choses qui subsistent et demeurent dans leur multiplicité et leur accroissement » 41. Mais qu’est-ce qui peut demeurer justement dans leur mouvement quantitatif et qualitatif ? Il serait fort intéressant d’analyser les réponses des philosophes grecs en vue de comprendre le mécanisme de la pensée métaphysique : ils pensaient, comme le point de départ de leur questionnement, que celui qui « subsiste » dans le flux de transformation ne soit pas au même ordre que celui qui change ; ici nous pouvons finement constater que déjà dans l’intention même de formuler cette question : « qu’est-ce qui subsiste dans le changement ? », ils cherchent à trouver un élément éminemment différentiel qui résiste au principe du changement et qui réside hors de ce dernier. Puisqu’ils jugeaient le changement un élément purement fugitif et accidentel dans lequel on ne trouve aucune stabilité, et un élément de rupture, par lequel l’être se heurte à la discontinuité. Mais ici je vous propose d’évaluer différemment le changement qui est, me semble-t-il, souvent trop facilement sous-estimé. Si le changement est un phénomène qui dure toute la vie, et un élément qui nous constitue dans la continuité, je me demande si ce qui « demeure » dans leur mouvement ne pourrait pas résider à l’intérieur même de ce mode de changement ? Observons que l’être au cours de la vie traverse des changements, ) La définition de l’être dans le Dictionnaire : les Notions philosophiques I, dirigé par Auroux Sylvain, Paris, P.U.F., p. 888. 41 31 mais rappelons que ces derniers ne sont point un simple facteur accidentel, -étant leur qualification conférée depuis longtemps par la métaphysique occidentale-, qui consiste à flotter uniquement sur la couche externe de l’être ; on peut remarquer que les changements traversent l’être, car ce dernier les inclut qualitativement en lui, et le changement n’est pas un élément éphémère mais un évènement principal qui marque l’être, et qu’en ce sens tout au long de la vie l’altérité s’intègre profondément dans l’être et réorganise même l’être. En outre, la modification se meut dans la suite de son enchaînement, et tant le mode de changement est en marche, l’être est stimulé et constitué de ce flux de changement d’une manière continuelle ; certes, le changement apporte à l’être certaine discontinuité ou même un déséquilibre, mais cet élément discontinu est inclu aussi bien dynamiquement que naturellement dans son déploiement capital qui est la vie. Il convient alors de dire que celui qui demeure dans ce mouvement pourrait résider à l’intérieur du mode de changement. Pour ce faire il faudrait savoir remettre en question la définition métaphysique de l’être en termes de l’essence abstraite qui contribue à lui conférer la caractéristique atemporelle 42 ; l’être n’est pas un invariant logiquement conçu par la pensée en tant qu’un élément absolument constant, indépendant et séparé de tous les autres facteurs. Car il me semble que l’idée de l’être comme invariant ou immuable provienne de l’illusion métaphysique qui consiste à imaginer un espace absolument stérile et abstrait, dans lequel règne légitimement le concept d’être immuable et où la temporalité et le milieu étant ses facteurs variables sont complètement évacués ; on peut observer que l’idée de l’être immuable et séparé du monde temporel s’opère par l’obstination paradoxale de la pensée, qui consiste à vouloir inlassablement concevoir l’invariable dans ce qui est variable. C’est pourquoi il était inévitable d’inventer un espace de la pensée où le concept d’être immuable se tient convenablement et où tous ses aspects variables jugés contingents se consument sans exception par l’opération conceptuelle. Dans ce cas existe –il l’espace de l’être, et si c’est le cas, en quoi consiste-t-il ? On peut noter que l’espace dans lequel l’être est effectivement inséré implique une interaction complexe avec d’autres facteurs puisque contrairement à l’espace de la pensée intentionnellement isolé et vide, l’espace de l’être est forcément lié à la temporalité qui rend possible la modification et le mouvement, et qu’en ce sens il 42 ) Nietzsche et Heidegger ont remarqué que l’ontologie occidentale place d'un côté un Ê tre immuable hors du temps, et d'un autre côté un être changeant, un moindre être, soumis au temps et à la corruption. 32 est un espace ouvert et souple dans lequel l’existence étant un acte d’être prime sur l’essence préalablement conçue par l’acte de la pensée. On peut en conclure que ce qui demeure dans leur mouvement n’est point un résidu de concept après la mort d’un être mobile, et que ce résidu de concept qui constitue l’idée de l’être immobile, est incapable de rendre compte de la nature fluide et intégrale de l’être ; à vrai dire l’éternité que l’idée de l’être permanent veut incarner n’est réalisable d’une manière effective que dans le prolongement illimité de la temporalité, non pas hors de son champ temporel et dès lors, ce qui demeure dans leur changement n’est rien d’autre que ce qui est mobile et lié à la temporalité. En outre il s’ensuit que la question de l’être devrait quitter son espace fantasmagorique purement bâti de la pensée, où le concept d’être substitue entièrement l’être, et tenter de rejoindre le terrain fertile de l’être où la temporalité devient son moteur principal et où la présence de l’être est constamment affirmé par son mode de mouvement dynamique qui rime avec la vie. Ainsi est-elle réaménagée la question de l’être dans la dimension de l’existence où l’être peut prendre légitiment un nouvel élan avec la temporalité. Etre au sens du verbe englobe également le processus de la différenciation de même que cette dernière est nécessaire pour croître qualitativement, sinon on tomberait dans une stagnation totale qui signifierait la mort aussi bien intellectuelle que corporelle. Dans ce cas on peut dire que l’être se modifie continuellement par la vibration et l’éruption de son énergie vitale et que lorsque l’être s’arrête à changer, c’est la fin de la vie et le terminus de l’être, et que l’invariant considéré comme ce qui réside hors de temps ne peut donc relever de la dimension de l’existence qui s’inscrit dans la temporalité ; en ce sens le mouvement et le changement ne sont pas un simple épuisement, mais un moteur de pulsation vital contre l’état de l’inertie totale. Etre, c’est évoluer au sens large à travers le temps, inclure des modifications en prenant un élan dynamique, d’autant plus que l’être ne peut être prédéterminé conceptuellement ; il n’est point un processus de lutte stérile contre la vie afin de conserver rigidement une essence abstraite qui n’est rien d’autre qu’un élément élaboré par et pour la pensée sous la forme d’un concept. Il est évident que c’est dans la dimension de l’existence que la question de l’être pourrait être révisée d’une manière appropriée car elle proposera un nouveau cadre épistémique qui nous permettrait de compléter la cartographie de l’être d’une manière satisfaisante : c’est l’intuition que nous allons discuter plus tard. 33 Nous pouvons remarquer que la question des mouvements des valeurs étant ma thèse principale, est sans doute indiscernable par la pensée conceptuelle. Mon argument supposera implicitement certain rapport entre l’être et la valeur du fait que, comme l’on l’a déjà vu plus haut, l’être s’opère dans l’oscillation du changement mais est propulsé en avant d’une manière décisive par l’acte d’évaluation et la volonté de la vie, qui servent de sa propre boussole. En ce sens on ne peut nier que la question de la valeur est intimement liée à celle de l’être, en outre, les philosophes des valeurs comme L. Lavelle et Le Senne insistent ainsi sur leur corrélation : « l’être et la valeur représentent deux points de vue sur une même réalité » ; « la valeur implique l’être, réciproquement l’être implique la valeur ».43 Ces deux pôles nous conduiraient surement, tout au long de mes arguments, à arriver à un point de convergence où ces trois valeurs se trouvent dans des mouvements à la fois corrélatifs et pluriels. Comme nous l’avons vu précédemment, le système en tant que l’appareil de codage de flux informe consiste à marquer le tracé territorial des valeurs d’une manière stable et fixe, cependant leur frontière est une zone stratégique de « déterritorialisation » dans laquelle l’agencement sédentaire des valeurs se vire au mouvement « nomadique » 44, et le décodage du flux se fait par l’intuition dé-synthétique qui serait discutée les pages à venir. 43 44 ) Louis Lavelle, l’existence et la valeur, Paris, Collège de France, 1991. ) G. Deleuze et F. Guattrai, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1991. 34 CHAPITRE I Le réaménagement du discours sur l’être : la temporalité, la vie et la valeur 35 I–1 Le renversement du discours sur l’être et l’altérité Explorons d’une manière approfondie tous reliefs des enchainements d’interrogations bâtis depuis l’Antiquité, ressemblants à des chaines de montagnes, sur l’être, lesquels nous montreraient comment se positionne l’être dans l’histoire de la philosophie. Depuis le dualisme platonicien qui proclame l’écart fondamental entre le sensible et l’intelligible45 et qui établit plus ou moins une hiérarchisation de ces deux niveaux ontologiques ; l’être était censé relevé de l’ordre de l’intelligible en tant qu’essence et n’est pas identifié à un corps sensible, ) Qu’est-ce que l’intelligible? André Lalande nous confère sa définition dans Le vocabulaire technique et critique de la philosophie (Paris, P.U.F., 2002) : « L’intelligible est ce qui ne peut être connu que par l’intelligence, et non par les sens. Par suite de la doctrine traditionnelle qui considère les sens comme la source de l’illusion, la réflexion conceptuelle et la raison comme le principe de la connaissance vraie, intelligible est devenu, en ce sens, synonyme de réel, d’existant en soi dans l’ordre métaphysique. » 45 36 et se positionne opposé à l’apparence dans la mesure où l’apparaître sensible se déploie sous un mode de corporéité assujetti au changement contrairement à l’être qui puise son essence uniquement dans l’intellect. Car Platon a cherché ce qu’est l’être non pas dans de multiples exemples sensibles, mais dans l’Idée, eîdos46, à savoir son essence commune, capable d’être abordée uniquement par l’activité de l’intellect et permettant sa définition conceptuelle et acquérant autant une dimension épistémologique libérant la connaissance véritable qu’une dimension ontologique nous conférant la réalité. Tous ces reliefs de la strate philosophique fortement marqués par le dualisme platonicien, nous mènent à dire que pour que quelque chose se tienne à titre d’« être » dans l’ordre métaphysique, il devrait s’inscrire dans l’immuabilité et l’identité, et que l’être régissant le sensible s’oppose radicalement au devenir et au changement considérés comme des facteurs contingentes, non-nécessaires pour constituer un être en tant qu’être. Etant donné que selon Platon tout ce qui relève de l’ordre de l’intelligible demeure immuable, est considéré comme supérieur à ce qui reste sous l’impact du temps, à savoir au sensible en devenir. Mais quelle est la visée de réduire l’être à l’intelligible? C’est de vouloir le rendre intemporel, c’est-à-dire de vouloir en effacer complètement toute trace du sensible lié au changement et au mouvement ; car l’homme cherche toujours à saisir ce qui est constant, non pas ce qui est changeable qui ne facilite pas de fixer son regard « connaissant » sur cela et qui dépasse la zone d’onde réceptif de l’intelligence humaine par son mouvement perpétuel, et il me semble que cette aspiration au constant vienne incontestablement de notre conception négative de la temporalité liée à celle de la finitude. L’homme tend vers ce qui est immuable afin d’espérer se libérer de son destin voué à la finitude qui bascule l’être dans la périssabilité ; de là on peut dire que l’immuabilité et l’identité sont ce qui caractérise la tendance de l’intellect consistant à puiser le « constant » du flux mouvant de l’être afin que l’homme puisse en tirer des « connaissances stables » et quelques choses d’infini, qui s’inscriraient enfin hors de joug temporel. Mais je me demande si tout cela correspond bien à la nature même de l’être. Par exemple, lorsque l’on observe le flux mouvant du fleuve- autant pour Héraclite qu’à mes yeux c’est un excellent exemple qui nous rend ‘‘perceptible’’ et ‘‘palpable’’ la nature ) Dans La métaphysique Jean Lefranc écrit ceci : « Le renversement paradoxal de Platon est d’identifier l’être, l’ousia, non plus avec le corps, mais avec l’idée (eîdos). » 46 37 changeante des choses -, on a l’impression d’être incapable d’y saisir ce qui est immobile et constant et est complètement déconcerté devant un tel mouvement en devenir qui échappe à notre intelligibilité ; notre esprit ne trouve aucun soulagement possible dans ce flux changeant qui refuse d’y être conforme et ce dernier devient pour lui de plus en plus angoissant et assourdissant en raison de son dynamisme indomptable ; dans ce cas le seul apaisement, me semble-t-il, c’est de se régler sur le sujet (l’esprit rationnel) plutôt que sur la nature de l’être. En ce sens l’observation du courant du fleuve est principalement menée par l’esprit rationnel qui consiste à dicter l’ordre, la régularité et la stabilité à ce qui semble sans cesse mouvant et dispersé ; ici on ne peut nier le fait que l’opération manipulatrice de l’esprit sur l’objet observé (fleuve fluide) est bien tangible étant donné que la condition même de l’observation possible, c’est de régler la chose sur le sujet rationnel47. Néanmoins, il nous reste encore à répondre à une question suivante : dans ce cas quelle serait la nature de ce fleuve qui est en train de couler48 mais qui échappe bel et bien à notre intelligibilité rationnelle? Comment résoudre ce paradoxe maintenu depuis si longtemps? Ce paradoxe fait sombrer l’être dans un double plan incommunicable où l’être était nulle part ni dans le monde sensible ni dans le monde nouménal dans la mesure où l’être nouménal manque de sa présence effective et où l’être phénoménal de sa nécessité. En ce sens il faudrait bien préciser que l’on ne doit pas confondre le sens de l’être avec celui de la Réalité en soi que la métaphysique occidentale vise à trouver tant derrière des phénomènes changeants et instables et à laquelle l’esprit rationnel attribue l’immuabilité et l’identité ; car on ne peut nier que le concept de réalité en soi suppose l’effacement ou, au moins, l’affaiblissement considérable de la légitimité de la réalité effective, à savoir le monde sensible qui nous entoure, et que suggérer un autre niveau de la réalité de l’être distinct du monde phénoménal signifie inévitablement l’insuffisance de ce dernier ; mais il faudrait examiner ‘‘de quoi’’ il est insuffisant. Sans doute, le rétrécissement de la dimension du monde phénoménal est du à sa caractéristique mouvante qui manque de l’ordonnance et ) Comme nous pouvons le constater, cette formulation est incontestablement influencée par la pensée critique de Kant, qui qualifie le terme « connaissance » comme le résultat de processus de se régler sur le sujet non point sur la chose. 47 ) C’est la question posée par Héraclite pour exposer la nature changeante de l’univers. 48 38 de l’identité immuable aux yeux de l’esprit rationnel ; en ce sens le concept de réalité en soi ne serait-il pas une ‘‘invention’’ de l’esprit rationnel qui tente de bâtir l’être comme son fondement absolu ? Tous les changements que l’être traverse au cours du temps, ne peuvent se traduire par un simple signe des aspects contingents qui s’effacent aussitôt sans moindre laisser sa trace au cœur de l’être, mais ils lui introduisent le panorama d’indicateurs, qui nous permet de le constituer progressivement et de l’identifier en temps réel. Car constituer l’être n’est point affaire de la Pensée absolue ou de l’Idéa, qui consiste à attribuer et à déterminer son essence d’une manière a priori une fois pour toute, mais c’est un processus continu de réaffirmation et de reconstruction de ce qu’il est. Ici je propose une toute autre interprétation des changements et du mouvement : ils révèlent l’énergie constante de l’être, qui est la vie permettant de continuer à maintenir l’être en laissant évoluer ce dernier en devenir. Si l’on suppose que la nature de l’être soit ce qui est mouvant et en devenir, pris par son élan d’énergie vitale, l’être ne peut se soumettre à l’ordre de l’intelligible, qui réside dans l’immuabilité. Il convient de dire que le mouvant et le devenir sont la manifestation même de l’être sous une forme de vie de même que ce qui s’arrête dans l’immobilité n’exprime que la détérioration de la vie. Je vous propose d’analyser davantage le mécanisme de la pensée métaphysique occidentale qui domine majoritairement le discours de l’être. Attribuer une entité réelle à une définition conceptuelle revient à dire que ce qui est intellectuellement intelligible obtient le statut du réel et que toue le reste qui n’est pas au même ordre intelligible est tombé au rang de Non-être tels que les sensibles. J’observe notamment dans la philosophie platonicienne certain amalgame de terme entre le réel et la logique : chez Platon la notion de réel s’articule dans la distinction entre ce qui est vrai et faux, le philosophe grec évalue le monde sensible comme rempli de fausseté. Car ce monde voué au changement ne peut jamais nous attribuer un jugement constant ayant la valeur de vérité d’une manière permanente : par exemple, la proposition « la fleur est rouge » ne pourrait être vraie que pendant certain moment de la saison de même que sa valeur de vérité est sans cesse affectée par le flux de changement qui menace un jugement constamment identique. Dans ce cas comment surmonter ce trouble de jugement ? C’est ce qui préoccupe Platon ; observons de plus près 39 le mécanisme de sa pensée : la valeur de jugement s’articule dans l’accord de la proposition avec la réalité qui la confirme ou dénie ; mais si cette réalité en tant qu’un référent est elle-même changeante, les jugements que nous portons sur quelque chose n’ont plus de validité constante ; selon lui c’est ce qui nous amène dans une illusion. Troublé de la possibilité de la mouvance du jugement, qui relativise considérablement la valeur de vérité comme le faisaient les sophistes, le philosophe grec désigne la temporalité comme la cause de sa mouvance, du fait que c’est un ancrage flottant sur le flux du changement ; et il tente de trouver un ancrage inébranlable auquel s’attache un jugement d’une manière absolue, mais cela serait uniquement possible dans un tout autre niveau de réalité non point dans ce monde sensible ; qu’est-ce que cela signifie ? Cela témoigne le fait que Platon a échoué à trouver un ancrage absolu dans ce monde présent étant une réalité effective, où il lui semble que la vérité logique soit réduite à un jeu de circonstance, et de ce fait il fallait que le philosophe grec trouve une autre solution : son option nous apparaît radicale ; il change carrément le référent luimême qui sert du critère de jugement et n’hésite pas à introduire un nouveau référent plus solide dans lequel un jugement pourrait rester constamment identique sans être affecté par le temps et dans lequel sa valeur de vérité ne serait en aucun cas remise en doute. Cela engendra le bouleversement du mode du jugement existant. Par exemple, pour qu’une proposition « la fleur est rouge » soit ‘‘toujours’’ vraie, il ne s’agit plus d’une fleur particulière, perçue différemment par nos sens selon le flux du temps, puisque celle-ci a forcément son référent dans ce monde sensible, mais il s’agit de l’Idée de fleur, qui n’est rien d’autre qu’une fleur en soi résidant indépendamment du monde sensible et « se donnant à voir à l’esprit » 49 rationnel, selon Platon, à savoir intelligible purement par la pensée non point par le sens, et qui nous permet d’attribuer le concept de fleur en général. De là on pourrait dire que cette deuxième relève d’un tout autre référent, à savoir du monde des Idées, qui n’est pas régi par la temporalité mais par l’ordre intelligible nous assurant d’une façon absolue son identité permanente et sa vérité50. Pourquoi Platon déplace-t-il le référent vers le monde ) Comme je trouve cette expression remarquable, je la cite ici ; elle est dans le livre de Janiere Abel (Platon, Paris, Seuil, 1994, p. 60) 49 50 ) Platon, Timée. 40 des Idées, qui n’est concevable que par l’intellect ? Puisque contrairement aux sens qui pourraient être sans cesse dispersés par des informations extérieures, la pensée ou l’intellect est une faculté qui consiste à dégager inlassablement une sorte d’unité dans de diverses données et, en ce sens, qui est une instance suprême de l’identité -comme l’on peut le constater chez Descartes-. Si un jugement reste censé tantôt vrai, tantôt faux, selon Platon le monde sensible ne cessant de se différer n’est qu’un monde contradictoire qui récuse même le principe de l’identité ; puisque dans ce monde changeant « la fleur est rouge »(A) et « la fleur n’est pas rouge » (-A) pourraient être tous les deux admis ; en ce sens on peut dire que celui-ci peut nous entraîner non seulement dans l’éventuelle fausseté logique mais aussi dans l’immense incommodité de lui attribuer une identité stable. Néanmoins je me demande pour quelle raison Platon chasse tant sévèrement la temporalité hors du terrain philosophique. Lorsque la valeur d’une proposition se réfère à la temporalité, cette dernière est autant un facteur déterminant du jugement de valeur que l’un des critères de jugement, et en ce sens le jugement deviendra ‘‘dia-chronique’’, à savoir qu’il traverse la temporalité et acquerra de l’historicité ; mais selon Platon le jugement censé « stable » ne doit jamais être diachronique car ce jugement a une fixité rigide qui refuse catégoriquement de varier sa valeur selon le flux du temps et pour ce faire Platon le situe soigneusement hors du temps afin de garantir l’éternelle identité du jugement ainsi que sa validité immuable qui ne dépend pas de l’historicité souvent censée contingente et particulière. En effet, le monde des Idées que bâtit Platon comme un nouveau référent légitime, consiste en les réalités intelligibles qui sont éminemment « transcendantes » au monde sensible en raison notamment de son atemporalité51 ; cela revient à dire que par opposition à des choses sensibles, celles-là peuvent se débarrasser complètement du résidu autant du temporel que du corporel, et qu’elles n’en forment que l’essence pure et immuable qui ne procède jamais de l’élément extérieur telle que la temporalité, mais qui est déterminée d’une manière a priori et que notre âme ou intellect seul peut apercevoir. Ici si l’on le regarde de plus près, on peut constater que l’opposition du monde sensible au monde des Idées s’articule dans celle du corporel à l’intelligible ou bien au spirituel ; il est évident que le dualisme entre le ) Comme nous l’avons déjà vu précédemment, Nietzsche et Heidegger ont affirmé que la métaphysique occidentale attribue une primauté sur l’Etre immuable aux sensible. 51 41 corps et l’âme y est bel et bien présent et que comme le constatent A. Bouchouchi et P-H. Castel dans la Notion de philosophie II, cette opposition implique aussi « l’opposition logique du faux et du vrai » 52. Je suis entièrement d’accord avec ce point car le corporel reçu par le sens consonne avec le changeant et le relatif alors que l’intelligible aperçu par l’intellect avec l’immuable et l’absolu ; ici le critère de la vérité réside dans l’identique ; en ce sens ce qui diffère sans cesse, à savoir les phénomènes sensibles, est considéré comme faux ; on reviendra sur ce point plus tard. Il en est ainsi que Platon attribue à son nouveau référent le degré de réalité beaucoup plus élevé que le monde sensible en raison de sa stabilité unitaire que l’on souhaite tant établir à l’être, et que le monde sensible perd sa validité aussi bien ontologique que logique du fait de sa caractéristique inconstante et indéterminée. Lier la question de vérité au temps est une stratégie récurrente de la métaphysique occidentale : dans le discours propositionnel c’est le concept qui est un réservoir de la propriété de l’objet désigné et que Platon tente de former à travers la définition ; par exemple, pour que la proposition sur l’arbre soit vraie, la description de l’arbre dans la proposition devrait s’accorder au concept d’arbre concerné. Dans ce cas le concept est une garantie de la vérité logique. A. Kojève a analysé remarquablement le rapport entre le concept et le temps dans l’introduction à la lecture de Hegel, et il y présente quatre possibilités du rapport entre concept et temps : il montre que Platon a considéré le concept comme l’éternel qui se rapporte à l’Eternité hors du temps, et que le philosophe grec distingue le concept et l’existence qui s’inscrivent chacun dans une dimension différente ; tandis que l’existence est temporelle en tant qu’un changement, le concept est identique sans être affecté par le temps53. Selon Platon « le concept se rapporte à autre chose qu’à lui-même » 54, mais à l’Eternité qui est intemporel ; tandis que Kant considère le concept comme l’éternel qui se rapporte au temps 55. A. Kojève décrit à merveille l’idée de Platon concernant le rapport entre concept ) Anissa Bouchouchi et Pierre-Henri Castel, La Notion de philosophie II, Chapitre. La vérité, sous la direction de Denis Kambouchner, Paris, Gallimard, 1995, p. 335. 52 53 54 55 ) A. Kojève, L’introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947, pp. 338-339. ) Ibid., p. 339. ) Ibid., p. 338. 42 et temps en en faisant un schéma adéquat : « […] Le Concept (éternel) ne se rapporte qu’à l’Eternité, et l’Eternité se révèle exclusivement par le Concept. Tout en étant dans le Temps, ils sont donc sans rapports avec le Temps et le temporel. Le rapport double, voire circulaire, du Concept (éternel) et de l’Eternité coupe donc le cercle temporel. Le changement en tant que changement reste inaccessible au Concept. Autrement dit, il n’y a pas de vérité dans le temporel. […] Le cercle éternel du Savoir absolu, tout en étant dans le temps, est sans rapport avec le temps. […] Et c’est pourquoi nous devons représenter la conception platonicienne du Savoir absolu de la manière indiquée par la figure 7. Figure 7 » 56 De là on peut constater que si l’Eternité est hors du Temps chez Platon, son « système est radicalement transcendant » 57, du fait que ce dernier suppose une dimension atemporelle, permanente. En ce qui me concerne, il est fort intéressant de constater que le Platonisme a tendance à déprécier toute sorte d’« infini négatif » que Plotin a attribué à ce qui est totalement indéterminé tel que le Néant alors que Platon confère une importance inouïe à l’intelligible transcendant qui est considéré comme l’« infini positif » 58. Dans ce cas en quoi consiste-t-il l’infini négatif et 56 57 ) A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p.342 ; p. 340. ) Ibid., p. 347. ) Dans le Parménide, Platon présente l’éventail de divers sens du concept d’infini qui va de la puissance suprême de l’Un à l’indétermination de la matière. Et Platon parle de « mauvais infini » dans le Philèbe. On peut constater que l’être indéterminé 58 43 qu’est-ce que l’on peut tirer de cette conception ? Le philosophe grec voyait ce redoutable infini négatif notamment dans le flux de changement perpétuel de l’être, qui lui semble continuellement ‘‘indéterminé’’ et qui échappe à l’intelligibilité rationnelle. Mais pourquoi cette caractéristique indéterminée estelle tant refoulée dans la notion d’être? Platon pense que le mouvement instable de l’être tel que le changement fait sombrer des êtres inévitablement dans le Néant du fait que le changement lui semble menacer et même annuler sans cesse toute détermination stable en y rajoutant les états différents, voire contradictoires. Alors que la détermination spécifique qui consiste à circonscrire des propriétés d’un être-substance, permet de définir quelque chose en termes d’attributs essentiels, le changement perpétuel conduit un être dans l’état d’indétermination embarrassant, qui nous empêche de délimiter clairement ce qu’est l’être. Puisque pour attribuer une qualité comme une propriété d’un être, celle-là devrait résider dans une certaine stabilité et durabilité ; si des panoramas de qualités qui ne durent pas chez l’être sont nommés « changement », on ne peut nier que ce dernier déconcentre inlassablement la fixité de ses propriétés soi-disant ‘pures et essentielles’ et est un jongleur redoutable qui joue avec la frontière entre ce qu’est l’être et ce qui ne l’est pas. Dans ce cas on considérait le changement comme un élément perturbateur qui tente de glisser à l’être une fissure étant son indétermination perpétuelle. Nous pouvons remarquer que la détermination des propriétés d’un être, à savoir sa définition, vise à distinguer rigoureusement ce qu’il lui appartient et ce qu’il ne l’est pas, et qu’elle suppose déjà une exclusion des autres éléments non-conformes afin de circonscrire clairement son territoire. En ce sens, le changement qui consiste en l’oscillation des états multiples, est un mouvement envahissant qui traverse librement la frontière de l’être et de non-être en produisant les attributs ‘accidentels’ qui appartiennent malgré tout à certains aspects de l’être étant son apparence sensible ; et de ce fait, on peut dire qu’il rend leur frontière indéterminée. Néanmoins je vous propose ici de remarquer un point de renversement sur la position de l’attribut liée à celle du sujet : par le biais du facteur changement, devient presque illimitée la possibilité d’additionner ou d’enlever ses attributs par rapport au sujet d’un énoncé, si nous élargissons le peut se ranger au niveau d’un « infini négatif » que Plotin assimile au Néant et au Mal. 44 champ d’application du terme ‘attribut’ à l’usage grammatical dans lequel « l’attribut est la fonction déterminant le sujet d’un énoncé par l’intermédiaire d’un verbe d’état » 59 et qui a son étendue beaucoup plus vaste que celle de la logique classique. Ici la subtilité de la différence de son usage nous amène à une réflexion intéressante : dans la logique classique fortement marquée par la métaphysique, l’attribut est considéré comme ce qui découle d’une substance étant ce qui demeure permanente nonobstant le changement ; on peut distinguer les attributs essentiels rapportés à l’essence de la substance, –Descartes restreint avec conviction la notion d’attribut à l’attribut essentiel qui constitue la nature de la substance-, et les attributs accidentels à ceux qui arrivent d’une manière contingente60 ; par contre, en grammaire qui l’applique dans un terrain beaucoup plus large et concret, l’attribut qui ne se rapporte plus seulement à l’entité métaphysique, substance, est désormais susceptible de mentionner ou de décrire, dans un énoncé, non seulement les propriétés d’un sujet mais aussi ses divers états par le biais d’un verbe. Cela signifie que, comme nous l’avons déjà vu, le sujet d’un énoncé ne se positionne plus en tant que la substance-cause qui engendre ses attributs, mais simplement une séquelle des attributs. Du fait que ce premier n’est déterminable et situable que « par l’intermédiaire du verbe d’état » 61 , non inversement : ce n’est plus à partir de la substance que nous pouvons déduire ses attributs. En ce sens, le sujet est dé-substantialisé, et ce sont des verbes d’état, qui sillonnent le sujet en constituant l’ensemble de sa caractéristique. Ici on peut constater que la succession d’états divers d’un sujet n’est plus considérée comme relevée de l’attribut accidentel qui est toujours exclu de la constitution de la nature du sujet, mais comme celui autour duquel se construit progressivement ce qui est le sujet. Par exemple, il y a un arbre, et si son changement est bien pris en compte dans sa considération, à savoir que les attributs au sens large expriment non seulement les propriétés essentielles d’un sujet mais aussi ses modalités ) M. Christian Godin mentionne la définition du terme ‘attribut’ dans son Dictionnaire de philosophie (Paris, Fayard, p. 121). Mais c’est moi qui l’ai souligné par rapport à son importance qui consiste à faire émerger une nouvelle réflexion sur l’usage de l’attribut. 59 ) Il faudrait précise que Platon nous a présenté des thèses relatives à l’être dans le Parménide; accident/essence, être/néant, repos/mouvement, un/multiple, etc. 60 61 ) G. Deleuze et F. Guattari, La logique du sens, pp. 212-216. 45 changeantes : l’arbre peut avoir même des attributs quasiment contradictoires autant dans ses vécus phénoménologiques que dans ses énoncés : « l’arbre a des feuilles vertes » et « l’arbre a des feuilles rouges » sont tous les deux acceptables en tant que l’état du sujet à condition que l’axe de temporalité où le changement joue y est aussi pris en compte. A. Kojève remarque bien la nature du temps dans le discours propositionnel : « […] et le Temps n’est que l’ensemble infini de toutes les identifications du divers, c’est-à-dire de tous les changements quels qu’ils soient. […] toute pensée discursive se développe nécessairement dans le Temps parce que l’attribution du prédicat au sujet est déjà un acte temporel. » 62 Il faudrait noter que les attributs mentionnant le parcours d’états du sujet se rapportent non seulement à son apparence sensible mais aussi à son intériorité, - je suis consciente que l’utilisation du terme ‘intériorité’ n’est point satisfaisante à cause de sa vision encore trop dualiste intérieur /extérieur, mais afin de monter que le descriptif du changement peut embrasser la plupart de dimensions d’un sujet, je l’ai placé ici d’une manière stratégique mais problématique et préparatoire avant de passer au crible la validité de la vision dualiste intérieure/extérieure plus tard. Car son intériorité consistant en l’activité de l’esprit ou de l’affect est constituée de ses états multiples et variés qui vibrent tout au long de la vie et par rapport aux évènements auxquels ils traversent. Il importe de préciser que la digue de la substance, qui ne contenait que les attributs essentiels contre toute vague du changement, est complètement immergée des flots de l’accident, de l’exister et des affectifs auparavant censés séparés de l’essence ; désormais les attributs se livrent à la surabondance réelle d’un sujet plutôt qu’à sa pureté stérile et fantasmagorique. En ce sens, l’entreprise de la circonscription d’un être par le biais des attributs apparaît une affaire quasi-irréalisable du fait que ses attributs d’état, lesquels se développent au cours du temps en se multipliant en illimité, rend autant sa délimitation continuellement dispersée et imprécise que sa détermination rationnelle impossible. C’est pourquoi beaucoup de métaphysiciens occidentaux considéraient le changement comme l’« infini négatif » qui éparpille 62 ) A. Kojève, L’Introduction à la lecture de Hegel, pp. 360-361. 46 sans cesse la stabilité de l’être étant sujet-substance et qui entraîne celui-là dans le flux immense d’indétermination63. Par exemple, les attributs accidentels d’un être sont considérés comme incompatibles ou étrangers au régime de l’être régi par la pensée du fait de leur aspect constamment variable qui perturbe l’identité immuable de l’être, et en fin de compte ils sont tombés au statut de non-être, se rejoignent dans l’illimité indéterminé en tant que l’altérité et la différenciation. Même si celui-là est aussitôt renvoyé mais laisse quand même en lui ses traces. Nous pourrions constater que cet illimité indéterminé nous livre un sentiment de vulnérabilité extrême puisque définir quelque chose est toujours l’acte de pouvoir, qui vise à maîtriser l’autre sous notre regard rationnel, mais ne pas pouvoir le déterminer revient à dire que l’on est confronté à un tel évènement de hors-norme, qui dépasse notre cadre épistémologique, et de ce fait, qui nous rend complètement impuissant. Dès lors l’illimité indéterminé nous reste redoutablement insoumis à tel point qu’il semble opposé carrément à l’être car ce dernier consistait en la détermination des propriétés essentielles qui sont constamment unifiées au nom de l’identité alors que l’illimité indéterminé consiste en un plein mouvement centrifuge des qualités variables qui sont divergentes et se diversifient sans cesse à l’encontre de la force centripète de la raison vers l’identité d’un être ; de ce fait, celui-là s’assimile d’abord au non-être qui représente l’altérité de l’être64. C’est en cela que l’on lui attribue la caractéristique négative. Surtout, dans le platonisme le flux de variation des qualités, qui se déploie dans le monde sensible est considéré comme un mouvement dépérissant vers la mort. On voyait dans l’illimité indéterminé le gouffre du chaos qui jette l’être au néant ; ce néant ne signifie surement pas une absence totale, mais plutôt un état d’excès par excellence, qui se présente sous le mode de la confusion chaotique ou de l’inintelligibilité totale. Je constate que Denys l’Aréopagite partage aussi ce point de vue sur le néant dans la Théologie négative : 63 ) Arnaud Villani expose la nature de l’infini négatif dans son texte, Infini. ) La définition du « Non-être » est bien précisée dans Les Notions philosophiques : dictionnaire II : « En fait, le non-être n’est, pour lui(Platon), que la connotation de l’altérité : en rendant chacun autre que l’être, l’autre fait de lui un non-être ; […] » (Les Notions philosophiques : dictionnaire II, publié sous la direction d’André Jacob, Paris, P.U.F., 1990, p.1765.) 64 47 « visé dans le dépassement de détermination, le néant sera tel par excès et non point par défaut, néant suressentiel, […] » 65 . Par la suite, on regarde l’infini négatif comme assimilé au néant, chaos animé de l’excès de qualités qui se heurtent et se dispersent en n’arrivant jamais à un point de convergence possible. Devant tel mode d’indétermination, l’homme se sent complètement perdu et profondément troublé comme s’il était confronté à la mort qui nous resterait à jamais immaitrisable et inintelligible et qui se rapporterait intimement à l’image de l’enfer construite par tous les démesurés indéterminés et qui menacerait toujours l’homme par ses aspects inintelligibles. Ces sentiments de vulnérabilité devant telle masse d’indétermination à laquelle G. Deleuze assimile la différence, purs disparates, sont bien décrits dans la Différence et répétition : « Il apparaît que les purs disparates forment ou bien l’au-delà céleste d’un entendement divin inaccessible à notre pensée représentative, ou bien l’en deçà infernal, insondable pour nous, d’un Océan de la dissemblance ». Deleuze précise que cet illimité indéterminé qui continue à se différencier sans jamais être attaché à une unité identitaire réside hors de pensable66. Si la pensée consiste à rendre quelque chose « clair et distinct » par le biais de la détermination rationnelle telles que la conceptualisation, l’unification et l’analyse, etc.,- comme le démontre Descartes dans les Méditations métaphysiques-, l’impensable est celui qui n’est pas compatible à sa structure épistémique, et de ce fait, resterait confus, indéfini et insaisissable pour nous ; c’est pourquoi l’illimité indéterminé hors de portée de notre pensée est considéré comme l’infini négatif dans lequel on voit un enfer du pensable et la mort de la pensée. Dans ce cas me semble-t-il que l’homme soit obligé de chercher un autre recours absolu grâce auquel il surmonte les menaces perpétuels des démesurés négatifs : par exemple, chez Platon ce qui est indéterminé par l’intellect se range du côté inférieur du monde alors que ce qui est déterminé d’une manière stable par l’intellect du côté supérieur du monde ; l’intelligible transcendant est évalué 65 66 ) Denys L’Aréopagite, La Théologie négative. ) G. Deleuze, Logique du sens, p. 298. 48 comme un « infini positif » 67. Car si l’infini négatif est un illimité qui est dispersé et désordonné en chaos, l’intelligible transcendant est celui qui est régulée par l’Intelligence grâce à laquelle il acquiert un ordre dans son ensemble unifié ; et on peut dire que cet infini intelligible maîtrise l’excès des attributs et domine parfaitement les risques des combinaisons d’attributs contradictoires. Comme l’on l’a déjà vu précédemment, c’est l’intelligence, à savoir la raison, qui a une force centripète consistant à converger les multitudes d’attributs vers un point unique et fixe étant l’identité d’un être (voir le schéma illustré). Récapitulons que l’intelligible transcendant est en mesure de délimiter les attributs essentiels d’un être parmi tant d’autres attributs possibles et de déterminer les propriétés de l’être en termes de l’identité. Lorsque nous comparons ces deux mouvements de l’illimité, on peut constater qu’ils sont menés dans une direction complètement opposée : le mouvement centrifuge de l’infini négatif se dirige vers l’altérité tandis que le mouvement centripète de l’infini positif vers l’identité, et qu’ils engendrent également deux choses différentes68 : pour le premier le démesuré indéterminé et pour le second le mesuré déterminé ; et en plus, chacun de ces mouvements suit son propre rythme : le premier suit le désordre et le second l’ordre. Il faudrait ) L’infini positif est présenté dans le Parménide et dans Le commentaire de Simplicius à la Physique d’Aristote, Livre III, chap. 4-8. 67 ) Dans la Logique du sens, G. Deleuze parle de centralité du Concept et aussi de l’excentralité du chaos. (pp. 100-101) 68 49 noter que la notion de l’intelligible transcendant est assimilée à celle de Dieu dans la théologie occidentale, et je vous propose ici d’observer comment s’opère la construction de la notion de Dieu. La notion de l’intelligible transcendant, infini achevé et régulé par l’intellect, va prendre possession de tous les attributs « positifs » dans le sens où toutes qualités affirmatives tels que la Toute-puissance, la Perfection et l’Eternité, etc., sont subsumées sous le concept d’Etre suprême, Dieu. Mais pour quelle raison est-ce que le concept de Dieu censé être détenteur de tous les attributs possibles, n’inclut pas les attributs négatifs? Est-ce que le concept de Dieu en tant que l’infini est autorisé à déterminer ses attributs? Les arguments des théologiens du Moyen Age nous y fournissent une réponse : les attributs négatifs tels que l’impuissant, l’imparfait et le temporel, ne sont pas considérés comme des propriétés autonomes qui ne dépendent pas des autres, mais comme les dérivées des propriétés positives, qui ne représentent que le degré du manque de ces dernières. Faute de statut intégral des propriétés, les attributs négatifs au sens propre ne sont pas autorisés à être accordés au concept de Dieu, que l’on vise à construire en tant qu’une notion la plus parfaite. Ici on peut remarquer que la notion de Dieu en tant que l’infini positif est lucidement délimitée et déterminée par l’opération de l’intellect contrairement à l’infini indéterminé : ses attributs devraient être adéquats à la notion de l’Etre suprême, et pour ce faire l’intellect est invité à circonscrire avec une telle précision les propriétés de Dieu en maîtrisant une éventuelle irruption de combinaison d’attributs négatifs ; de même que la multitude d’attributs positifs n’est point éparpillée aléatoirement, mais éminemment coordonnée et convergée en une unité suprême qui s’appelle Dieu. La construction de la notion de Dieu nous permet de constater que celle-ci est un infini positif dans le sens où son infinité est affirmée toujours par l’ordonnance et la détermination que l’intellect établit alors que pour l’infini négatif son infinité par ses désordres et son indétermination, qui dépasse notre intelligibilité. Néanmoins, j’insiste sur le nouvel apport de l’infini négatif dans la métaphysique occidentale : comme nous l’avons constaté précédemment, cet illimité indéterminé tels que le changement ou l’état de l’excès, nous amène à penser à la mobilité de frontière de l’être et de non-être ; car cela montre que ces derniers ne sont pas deux choses antinomiques qui sont rigoureusement distinguées par la différence de nature, mais ceux qui sont distingués seulement 50 par la différence de degré69. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela suppose que nous devions aborder la question de l’être d’une manière complètement différente ; ici la pensée de Gilbert Simondon influencée par les courants scientifiques y apporte un nouveau souffle : les nouvelles données de la biologie et de la physique contemporaines ébranlent notre conception de l’être inséré dans l’immuable et le fixe ; par exemple, comme le présente Van Lier Henri dans l’individuation selon Simondon, la biologie contemporaine nous montre seulement la mitose étant « une division de la cellule où chaque chromosome se dédouble » 70, c’est-à-dire celui qui est en son plein processus chimico-vital. Dans ce cas, au lieu d’engager directement une discussion sur l’être à partir de l’êtresubstance qui est assimilé également à la notion traditionnelle d’individu étant « une substance stable composée d’éléments stables » 71, Simondon nous suggère de parler du processus « ontogénétique » 72 de l’être, d’après lequel, - comme le constate Van Lier Henri -, il n’y a plus de l’individu achevé une fois pour toute tel que suppose la notion de substance, mais « il n’y a que des organismes en opération constante de s’individuer » 73 telles que la cellule en pleine division ou la ) « La différence de nature » et « celle de degré » sont des termes employés par G. Deleuze dans le Bergsonisme, et j’estime que ces termes nous sont éminemment utiles puisque cela permet de vérifier si une distinction sur telles choses est légitimement construite. 69 ) La définition lexicale du terme ‘mitose’ dans Le nouveau Petit Robert 2007, dictionnaire de la langue française, Paris, Le Robert, 2006, p.1610 70 ) Henri Van Lier précise que cette définition de l’individu est inscrite dans l’idée de l’Occident traditionnel dans L’individuation selon Simondon, (archive de la conférence Mars, 2006) 71 72 ) La définition de l’ontogenèse dans Wikipedia, nous livre également une compréhension claire du terme ‘ontogénétique’ : « L'ontogenèse (ou ontogénie) décrit le développement progressif d'un organisme depuis sa conception jusqu'à sa forme mûre, voire jusqu'à sa mort. En biologie du développement, ce terme s'applique aussi bien aux êtres vivants non-humains qu'aux êtres humains mais on le retrouve aussi dans le domaine de la psychologie du développement où l'ontogenèse désigne le développement psychologique d'un individu depuis l'enfance jusqu'à l'âge adulte et plus généralement, pour désigner les transformations structurelles observés dans un système vivant qui lui donne son organisation ou sa forme finale. » 51 particule dans sa réaction chimique aux autres éléments. Ce processus ontogénétique consiste à présenter l’être sous le mode d’opération d’individuation continue répartie en trois stades : 1° l’état pré-individuel et indéterminé, 2° l’état individué et déterminé, 3° l’état trans-individuel. Ici on peut constater que sa méthode ontogénétique, puisée dans la pensée scientifique, renverse totalement notre conception onto-théologique qui présuppose une substance, entité métaphysique et son principe absolu ; et que cela nous ouvre un nouvel horizon de vision sur l’être. Ce qui m’intéresse chez Simondon, c’est qu’il présente un état initial et primordial de l’être74 qui s’assimile curieusement à l’état d’excès accordé à l’illimité indéterminé : cet état chaotique que je viens de mentionner tout au long de l’argument précédent, est un néant démesuré et bouillonné de disparates hétérogènes à tel point que celui-ci reste une pure masse d’excédent non distribuable à un sujet déterminé et distinct ; je pense que Simondon partage le même point de vue sur ce sujet dans la mesure où l’individuation étant le processus « ontogénétique » de l’être, ait pour fonction de montrer comment l’être s’opère autant dans son indétermination que dans son détermination. Le philosophe contemporain écrit de la manière suivante dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information : « La place première accordée à l’individuation implique que, l’individu n’étant pas le premier, ce qui est premier soit non-individué, pré-individuel, indéterminé, indéfini (apeiron) » 75. De là on peut considérer l’état indéterminé du néant comme l’état ) L’explication de Van Lier Henri est très claire pour comprendre l’individuation dans le cadre onto-génétique. 73 ) J’évite d’utiliser « l’état originel de l’être » que Simondon a censé employé dans ses œuvres, puisque le terme ‘originel’ semble impliquer tant de confusion ontothéologique et que je préfère « son état initial et primaire» afin de m’éloigner de tout malentendu possible. 74 ) Jean-Yves Chateau cite carrément le texte originel de Simondon qui se trouve dans l’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, dans son livre de vocabulaire simmodonnien afin de nous guider vers la compréhension du terme clé de sa philosophie. (Le vocabulaire de Simondon, Paris, ellipses, 2008, p.48. 75 52 primordial de l’être. G. Deleuze explique également ce point crucial de la philosophie de Simondon dans l’île déserte et autres textes : « La condition préalable de l’individuation, selon Simondon, est l’existence d’un système métastable. C’est faute d’avoir reconnu l’existence de tels systèmes que la philosophie tomba dans les deux apories précédentes. Mais ce qui définit essentiellement un système métastable, c’est l’existence d’une ‘disparation’, au moins de deux ordres de grandeurs de deux échelles de réalités disparates, entre lesquels il n’y a pas encore de communication interactive. Il implique donc une différence fondamentale, comme un état de dissymétrie. » 76. Nous pouvons remarquer que l’état métastable qui comporte, selon Simondon, « les potentiels, tensions, incompatibilité et disparation » 77 dépasse toute forme de stabilité unilatérale prescrites dans la substance, et que la sursaturation et surfusion de l’état métastable s’assimile merveilleusement à l’état d’excès du néant infini qui consiste à accumuler dynamiquement le multiple d’états variés et désordonnés gagnant de plus en plus de l’énergie centrifuge ne laissant pas déterminer une chose quelle qu’elle soit. En ce sens, l’état du chaos que l’illimité indéterminé implique relève d’un état primordial de l’être dans lequel l’être est en cours de formation, et est une condition du processus de l’individuation de l’être. Il en résulte que l’illimité indéterminé en tant que le néant, état métastable, est indispensable de la constitution de l’être. La réflexion de Simondon sur la stabilité et la métastabilité est si pénétrante que cela peut apporter une importante critique de la pensée métaphysique, notamment celle de l’inflexibilité du dualisme métaphysique ; il précise ceci dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information : « L’individuation n’a pu être adéquatement pensée et décrite parce qu’on ) G. Deleuze, L’île déserte et autres textes, Paris, Les Editions de Minuit, 2002, p. 121. 76 ) Jean-Yves Chateau, sur la définition du vocabulaire simondonnien tels que « l’individu, l’individuation et le principe d’individuation » dans Le vocabulaire de Simondon, Paris, ellipses, 2008, p. 49. 77 53 ne connaissait qu’une seule forme d’équilibre, l’équilibre stable ; on ne connaissait pas l’équilibre métastable ; l’être était implicitement supposé en état d’équilibre stable ; or, l’équilibre stable exclut le devenir, parce qu’il {ce premier} correspond au plus bas niveau d’énergie potentielle possible ; il est l’équilibre qui est atteint dans un système lorsque toutes les transformations possibles ont été réalisées et que plus aucune force n’existe ; tous les potentiels se sont actualisés, et le système ayant atteint son plus bas niveau énergétique ne peut se transformer à nouveau. Les Anciens ne connaissaient que l’instabilité et la stabilité, le mouvement et le repos, ils ne connaissaient pas nettement et objectivement la métastabilité ».78 Mais l’équilibre stable n’est un cas limité, et la plupart des cas, ce sont des états métastables qui supposent l’existence d’une « disparation » entre deux réalités hétérogènes ; comme le constate Deleuze, « l’individuation est la mise en communication des disparates » 79 . De là nous pouvons remarquer que les facteurs disparates sont toujours inclues dans l’être et que l’individuation ne suit pas simplement le principe du Même, mais implique celui de l’Autre. Il me semble que ce texte nous confère le point de conjonction par rapport à la seconde conception de l’illimité indéterminé comme l’altérité et le changement, au sujet de l’être : même si l’être qui rentre en phase de l’individuation est censé être d’un état un peu plus déterminé que son état initial, ce premier comporte toujours en lui ses potentiels, qui se traduisent par les états de l’altérité, capables de changer sa structure et d’animer le processus d’individuation en plusieurs élans métastables. Cela revient à dire que certain degré de l’illimité indéterminé est plus ou moins impliqué au sein de l’être ; l’être achevé, une fois pour toute, de sa détermination, à savoir la substance, telle que désigne la métaphysique occidentale à propos de la notion d’être, n’est, en fait, possible que dans l’abstraction. La substance évacuée de tous ses potentiels restera confinée dans le cube de l’identité, impénétrable et incommunicable, qui ) G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Million, 2005, p. 26. C’est moi qui ai introduit le mot ‘ce premier’ avec entre parenthèse afin de préciser exactement ce que le terme désigne. 78 79 ) Deleuze, La Différence et la répétition, p. 317. 54 est un espace idéal et apesanteur de l’être, éminemment conçu par l’esprit ; dans ce cas, la substance arrachée de son environnement et préservé de tout risque externe, perd toute sa valeur ; son espace purifié et fermé qui ne tolère aucun contact avec les hétérogènes pourrait être un lieu potentiellement dangereux pour lui, puisqu’une petite dose de contamination suffira à provoquer sa suffocation fatale. C’est pourquoi les métaphysiciens, ses parents légitimes, qui voudraient concevoir à tout prix un être parfait et pur, défend avec telle conviction son créature fragile et imaginé contre toute possibilité de contagion d’altérité et de multiplicité dispersée. Mais lorsque l’on décide de sortir enfin de ce conditionnement de la notion d’être artificiellement manipulé par l’esprit, il est certainement possible que le panorama du processus ontogénétique que l’être nous offre tout au long de son individuation, nous invite à élargir l’horizon même de notre vision auparavant censée bornée à l’esprit rationnel. Ici on nous propose de voir l’être en termes de l’opération dynamique d’individuation, non point de la substance déjà révolue et stabilisée : du point de vue du processus ontogénétique, l’être est toujours en formation par le biais des transformations renouvelées ; en ce sens, l’être n’est ni déjà formé, ni seulement transformé ; celui-ci inclut en lui des potentiels étant une énergie indéterminée, non point prédéterminée, qui le basculent de nouveau à l’état de l’altérité, et son odyssée continuerait à durer tant que les mouvements de l’altérité se renouvèlent. En outre, on peut dire que l’instabilité et la stabilité ne sont point des caractéristiques contradictoires ou incompatibles dans son opération d’individuation, mais y sont intimement entrelacées l’une de l’autre afin de former dynamiquement ce qui est l’être. Il importe de préciser que c’est l’état métastable qui comporte les énergies potentielles et mène en quelque sorte le jeu dans la mesure où celui-là est capable de propulser son processus encore inachevé ; en ce sens, les aspects indéterminés des potentiels constituent les devenirs formatifs de l’être. Par conséquent, l’opposition dualiste du devenir et de l’être n’est plus tenable : Simondon note que le devenir est la dimension de l’individuation, dans laquelle l’être déploie son processus ontogénétique, et que celui-là n’est plus considéré comme ce qui arrive par hasard à l’être et ni comme ce qui est exclu de former ce dernier ; cela montre qu’en quittant le point de vue substantialiste de l’être, nous pourrions suivre pleinement le courant de devenir jaillissant du fond actif de l’individuation et formant simultanément ce qui est l’être. On peut dire que la philosophie de 55 Simondon réhabilite le statut intégral des devenirs : la réalité effective de l’être consiste en ces derniers car sans les devenirs l’opération ontogénétique est impossible à se réaliser ; aucun être ne peut plus se former et ne poursuit son cheminement en stagnant en état d’arrêt. En ce sens, il me semble que la stabilité immuable que la notion de substance suppose en tant que sa caractéristique principale, est plutôt fantasmagorique que réelle, et l’état stable au sens absolu n’est qu’une phase terminale d’un achèvement de toutes énergies potentielles et dans la plupart des cas l’état stable est un moment futile de l’individuation qui prépare l’élan d’un prochain état métastable. Nous pouvons dire que certain degré de l’illimité indéterminé inséré dans l’état métastable revivifie la formation d’un être dans le sens où le chaos et l’altérité lui sont indispensables en vue d’effectuer d’une manière dynamique son processus ontogénétique. Nous parvenons à dire que l’évaluation de l’illimité indéterminé comme l’infini négatif n’est plus judicieuse, et que la notion de substance consistant exclusivement en l’essence qui précède de l’exister n’est plus tenable dans la mesure où l’être qui ne suppose aucun état chaotique et initial n’est qu’une notion chimérique construite par la pensée, -on le discutera bientôt-. Il importe de constater que la frontière de l’être et de non-être que l’histoire de la philosophie a essayé de marquer et de renforcer durant des siècles, n’est point légitime puisque le devenir et le changement sont la condition génétique de l’être, non point le non-être délaissé ou l’exclu de l’être, et que dans ce cas cette frontière est tellement ébranlée et bouleversée que nous pouvons la franchir librement et sommes également invités à retranscrire la nouvelle cartographie de l’être, laquelle représente mieux son cheminement fluide et son espace ouvert et indéterminé. 56 I-2 L’être en termes de l’individuation et de la vie et sa spatiotemporalité spécifique Comme nous avons proposé précédemment d’une ontogenèse de l’être, il est évident que la tentative d’ancrer les attributs essentiels à un point fixe appelé ‘substance’ s’avère vouée à l’échec en quête de ce qui est l’être, et que l’être incorpore en lui indispensablement l’élément de l’hétérogénéité en tant que sa réalité effective tels que le chaos indéterminé et le changement sont la condition de son processus ontogénétique. A partir de cette conception ontogénétique de l’être que Simondon nous a fournie, je vise à proposer une nouvelle notion de l’être. Désormais, l’être n’est plus un terme fermé, fixe et confiné dans sa substantialité isolée, mais un terme mouvant et corrélatif capable de traverser tout son parcours 57 énergico-vital et de prendre en considération son interaction dynamique avec les autres facteurs. On peut dire que le champ d’application de ce terme « être » est éminemment élargi et innové grâce aux travaux de Simondon influencés par le courant scientifique contemporain ; et que cela nous permet de situer tout autrement la notion d’être dans la dimension des devenirs où celui-là continue à se former en se transformant et où son opération d’individuation est en train de s’accomplir. Je sers de l’apport de Simondon comme l’outil méthodique pour destituer la notion d’être de la propriété substantielle (voir le schéma suivant). Substance --------------------------- l’être en opération d’individuation Identité------------------------------ altérité, métastabilité Unilatéral--------------------------- interactif, relationnel Immuable--------------------------- devenir Abstrait------------------------------ concret Intelligible--------------------------- physico-vital, psycho-social Comme nous l’avons déjà examiné dans le chapitre précédent, et aussi comme l’affirme Simondon dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information : « L’individu parfait, totalement individué, substantiel, appauvri et vidé de ses potentiels, est une abstraction ». Cela revient à dire que la substance, individu déjà tout achevé, ne procède d’aucune individuation concrète, mais de l’abstraction rationnelle. Dans ce cas, il serait légitime d’effectuer la destitution de la substance afin de s’orienter vers la notion inédite de l’être inséré dans l’opération d’individuation. Nous pouvons ici constater que l’être en question s’articule différemment de la substance ; l’être se replace glorieusement dans sa réalité effective où son individuation s’opère d’une façon dynamique, n’est point isolé dans la réalité intelligible séparée de toute son actualisation concrète, et sa réalité effective consiste en la réalité physico-vitale où 58 la matière et le vivant s’individuent, et en la réalité psycho-sociale où l’homme et la société s’individuent. Son concept de l’individuation physique et biologique, celui de l’individuation psycho-sociale m’ont permis d’élaborer l’idée de la réalité effective racinée dans le monde concret, monde sensible, où son individuation est en cours d’accomplissement dynamique. En ce sens, le trait de l’être n’est plus abstrait, mais sans doute concret du fait que l’opération d’individuation consiste à effectuer sa formation à travers des transformations renouvelées. Il est certain que c’est l’altérité et les disparates qui sont des éléments indispensables à former ce qui est l’être et qui est celui qui permet de maintenir son processus toujours en marche ; et en plus, c’est sa caractéristique métastable qui consiste à créer en lui l’état de l’altérité successif et qui autorise à arracher ce dernier de la rigidité de la logique de l’identité. Si l’être reste dans l’immuable- comme le dictent les métaphysiciens occidentaux-, il est véritablement catastrophique pour son individuation puisque l’immuabilité renfermera à jamais l’être dans l’inertie totale où aucune individuation n’est plus possible de poursuivre ; mais qu’en réalité, l’être se forme dans le flux de devenirs où son processus ontogénétique s’active. L’être n’est plus une substance qui impose la suprématie de son principe aux autres facteurs tels que le temps et le monde entouré, etc. ; mais capable de tisser une relation avec les autres en échangeant des interactions qui animeront la possibilité du changement de sa structure ; la notion d’être réside désormais dans sa modestie éveillée du fait qu’il est un être relationnel, non point absolument indépendant qui ne nécessite aucun autre agent que lui-même. De là nous parvenons à remarquer que nous renversons tous schémas de la propriété de la substance en vue de « déterritorialiser» la notion d’être ; ce terme « déterritorialisation » est inventé par Félix Guattari et développé par Gilles Deleuze dans Mille plateaux et l’Anti-Œdipe, et son idée de « déterritorialisation » nous apporterait la possibilité de révoquer la substance de son règne métaphysique, et celle de quitter le territoire métaphysique, pris depuis fort longtemps comme une terre promise, où la fixité devient le premier mot d’ordre de sa « territorialisation ». Dans quelle mesure peut-on quitter ce territoire métaphysique qui a conditionné toute notre relation avec le monde et les choses et qui nous apparaît du coup infranchissable? Il est certain que déterminer les propriétés d’une substance est un acte de 59 circonscrire son territoire80 ; cela revient à dire que l’on cherche une étendue de l’espace qui lui appartient d’une façon intégrale et légitime et sur laquelle son pouvoir s’exerce à son comble ; afin de circonscrire son territoire, il faudrait savoir distinguer ce qui lui appartient de ce qui ne l’est pas, mais pour ce faire le critère de l’inclusion et de l’exclusion devrait être établi d’une manière claire ; et le critère a pour fonction de subordonner ses éléments d’appartenance aux normes territoriales qui rendrait possible la définition d’une entité territoriale, -en ce sens, la quête de l’« identité nationale » vise le renforcement de sa territorialisation par lequel les normes territoriales se codifient intensément en vue de se différencier des éléments non conformes, et par lequel se dégage nettement sa ligne de démarcation ; dans ce cas, l’«identité nationale » n’est rien d’autre qu’une entité territoriale pure et absolue que l’on tente d’édifier glorieusement au dessus de l’horizon national - et d’expulser d’autres éléments hors de sa frontière. Comme l’indique Deleuze dans L’Anti-Œdipe, toute territorialisation provient d’une volonté de coder ce qui est fluide, non délimité et inexploré ; ce codage a évidemment pour but de rendre rationnel et saisissable ce qui n’est pas encore déchiffré81. Dans ce cas, devant un tel flux de l’être qui nous dépasse, nous sommes tentés de territorialiser, à savoir de nous approprier cette terre indomptée, et le codage s’opère d’une manière unilatérale : c’est dans cette logique que l’on « substantialise » les attributs d’un être, c’est-à-dire codifie ses nombreuses caractéristiques en termes de la fixité, afin de les rendre conformes à ses normes territoriales, et que les attributs accidentels censés impossibles à « coder » 82 selon ) A partir de la définition lexicale, Deleuze parvient à construire le concept de territoire qui s’étendra à l’idée de « territorialisation », de « déterritorialisation » et de « reterritorialisation », qui constituent les trois moments du mouvement du devenir. Ces termes deleuziens sont expliqués d’une manière claire dans Le Vocabulaire de Gilles Deleuze (Paris, J. Vrin, sous la direction de Robert Sasso et Arnaud Villani, 2003, p. 82-100). 80 ) G. Deleuze et F. Guattari, Anti-Œdipe. ) Deleuze précise la fonctionnalité philosophique de la notion de « territorialisation » dans l’Abécédaire de Gilles Deleuze (Paris, 1972, p.41). Et le Vocabulaire de Gilles Deleuze le retrace d’une manière détaillée : « la notion de territorialisation, […] désignant un processus comparable à celui d’une « machine » qui capte, délimite et code un flux. Tout au long de l’histoire, par exemple, la « machine sociale ou socius » a toujours eu cette fonction : « coder le flux du désir, les inscrire, les enregistrer, faire qu’aucun flux ne coule qui ne soit tamponné, canalisé, réglé » (Paris, J. Vrin, sous la direction de Robert Sasso et Arnaud Villani, 2003, p. 85). 81 82 60 ses normes sont évincés de son territoire sain et propre où sont régulées toutes ses propriétés d’une manière ordonnée et sur lequel s’affirme sa suprématie ; c’est ainsi que les attributs censés essentiels tels que l’immuable, l’identique, etc., se rangent parmi des propriétés foncières d’une substance et s’intègrent dans ce territoire ; il nous apparaît que l’entreprise de la « territorialisation » en termes de substance est réussie dans le sens où cela parvient à acquérir son espace rigoureusement substantialisé et subordonné. Mais on peut se rendre compte du caractère infertile de son territoire substantialisé, à savoir complètement stérilisé ; car toutes ses propriétés prétendues proviennent de l’abstraction du fait de leur critère d’immuabilité et de la sophistication du codage, et, comme l’on l’a déjà constaté, ce territoire métaphysique n’accepte que le produit de la codification rationnelle étant les attributs essentiels, et ces derniers y sont séparés des attributs accidentels qui se caractérisent par les devenirs dans lesquels l’être se forme, s’individue d’une façon effective. En ce sens, l’être sans devenir restera à jamais sans fécondité possible qui consiste à engendrer les nouveaux flux, et le territoire métaphysique devient un monastère stérile où l’être est privé de se reproduire et de se produire dans le dynamisme, et où celui-là devrait se régler rigoureusement sur toute codification complexifiée. Nous sommes tant désireux de quitter ce territoire restreint et accablant afin d’explorer « des terres non délimitées » qui nous livreront un nouvel horizon de pensée et de vision ; nous effectuons une déterritorialisation de la notion d’être d’une manière absolue 83 : les contours indépassables d’une substance sont le point de stratégie deterritoriale dans le sens où nous osons à expérimenter ces limites territoriales ; des critiques de la métaphysique substantielle seraient l’une des jeux d’expérimentations audacieuses mais laborieuses, qui visent à franchir le territoire métaphysique d’une manière définitive ; et lorsque le moment est venu, nous ne recommencerons plus à suivre le même cadrage de territorialisation qui consiste à imposer le système de codages aux flux irréductibles ; et désormais nous remettrons toute sorte de délimitation en question dans un sens où la « reterritorialisation» à un lieu stable et délimité n’est ) Dans Mille plateaux, Deleuze distingue deux sortes de déterritorialisations : l’une est la déterritorialisation relative, qui consiste à changer de territoire en vue de construire un nouveau territoire ; et l’autre est la déterritorialisation absolue, qui consiste à ne pas répéter à territorialiser mais à explorer « une terre non délimitée ». 83 61 plus la finalité de la déterritorialisation, et où celle-là est prise dans un processus perpétuel de déterritorialisation qui a pour stratégie de nous enraciner nulle part, mais de se circuler partout en vue de pousser les limites existantes qui cadrent notre vision et notre manière d’être, plus loin possible. Je vois ici une force inégalable du mouvement qui jouit du jeu de mobilité élastique consistant à traverser et aussi à transpercer toute frontière déterminée en maintenant son parcours toujours en marche, et qui refuse de rester dans une forme de rigidité stagnante redoutablement menaçant sa cadence dynamique : le mouvement s’oppose à la stagnation inerte qui consiste à s’ancrer dans un tel lieu ou tel état stable et qui est un stade où la volonté de conservation empêche tout courant de renouvellement possible. Lorsqu’un mouvement s’arrête, toute son énergie se perd et aussitôt il se plonge dans l’état de stagnation, et pour qu’un mouvement soit en vie, il devrait puiser constamment son énergie dans la volonté de déterritorialisation qui consiste à continuer à basculer dans un nouvel horizon. En un sens, penser la notion d’être en termes de l’opération d’individuation, signifierait de rendre compte d’un processus des déterritorialisations au sein de l’être : dans l’opération d’individuation qui est un mouvement perpétuel de l’affirmation de la vie, l’être se déterritorialise sans cesse en franchissant toujours le seuil de l’état stagnant84 en vue de continuer son mouvement ; et, comme nous l’avons argumenté précédemment, l’être en individuation n’est rien d’autre que celui qui est en cours de formation par le biais des transformations, et ces dernières dégagent l’énergie permanente du mouvement d’individuation de même que la volonté de déterritorialisation empêche à l’être de se stagner dans un état stable et fixe, et lui permet d’expérimenter son seuil de limites à chaque fois qu’il cherche à s’enfermer dans la cristallisation de sa forme antérieure. L’être mène un combat perpétuel contre tout processus de sa cristallisation qui consiste à absorber toute son énergie en pétrifiant l’être. En un sens, la pensée n’est rien d’autre que l’une des cristallisations d’un être sous forme d’un cube abstrait étant le concept, là où le souffle de vie et son énergie mouvante s’arrêtent définitivement et où la ) L’idée de vie qui consiste à franchir les seuils existants à travers la déterritorialisation est celle de Deleuze ; l’idée de vie chez Deleuze est notamment bien présentée dans Le vocabulaire de Deleuze de Zourabichvili François. Inspirée de cette idée, je compte non seulement d’interpréter la notion d’individuation de Simondon en termes de déterritorialisation, mais aussi d’élaborer la notion d’être en termes de la vie. 84 62 stabilité gagne du terrain. Revenons sur ma remarque selon laquelle l’individuation d’un être est un mouvement perpétuel de l’affirmation de la vie ; dans ce cas, on peut se demander ce que c’est la vie. Afin d’élucider cette dernière d’une manière détaillée, il ne faudrait jamais la décontextualiser du processus ontogénétique d’un être, car la vie est coextensive à ce processus du devenir sans lequel celle-ci ne peut être actualisée. Revenons aussi à la proposition précédente : « l’individuation d’un être est un mouvement perpétuel de l’affirmation de la vie » ; dans ce cas, qu’est-ce qui affirme la vie ? Je dirais que c’est la volonté de puissance amplement inspirée de Nietzsche, mais gardant un petit étincellement unique qui cherchera sa propre voie de signification distincte : tout d’abord, partons à partir de la volonté de puissance nietzschéenne afin de la déterritorialiser vers un nouvel horizon de pensée ; je compte de traiter la notion de volonté de puissance particulièrement en corrélation de celle de vie ; en ce sens, la volonté de puissance se rapporterait à la vie de la manière suivante : « toute vie comme tendant à s’affirmer plus de puissance » 85 ; « Nietzsche est en mesure de montrer que la vie se ramène à une forme particulière de la volonté de puissance, qu’elle est interprétation et comme tel processus articulé à l’intensification et à la croissance » 86. Il convient de dire qu’au sein de la vie, la volonté de puissance désigne vouloir devenir plus, c’est-à-dire vouloir devenir plus intense que jamais, et que cette intensité se présenterait, de prime abord, sous une forme d’un jeu de forces multiples qui consistent à se heurter et à s’allier les unes aux autres et aussi à bouillonner en tension. La volonté de puissance a pour fonction de faire éclater la tension du rapport de forces multiples en vue d’en tirer une intensité immesurable ; mais pour ce faire, celle-là devrait « évaluer » chaque force par rapport à lui-même et aussi à sa relation avec les autres, c’est-à-dire « déterminer des degrés, des disparités de force » 87. Mais en quoi consiste la force ? La force signifie d’après Nietzsche « un quantum de pulsion ) La définition du terme « volonté de puissance » chez Nietzsche dans Le Grand dictionnaire de la philosophie, Sous la direction de Michel Blay, Paris, Larousse, 2003, p. 1082. 85 ) La définition de la vie chez Nietzsche est en corrélation de la volonté de puissance dans Le Vocabulaire des philosophes, philosophie moderne (XIXe siècle), Ouvrage coordonné par Jean-Pierre Zarader, Paris, ellipses, 2001, p. 684. 86 87 ) Nietzsche, les Fragments Posthumes, XII, 2 [148]. 63 ou de volonté, de production d’effets » 88 ; cela revient à dire qu’évaluer chaque force désigne peser et comparer le degré d’intensité et la qualité de chaque pulsion par rapport aux autres et à lui-même afin d’en puiser la combinaison de force la plus puissante et concentrée qui produira des devenirs plus intenses et plus créateurs. On peut noter que la volonté de puissance consiste en un processus de faire éclater la tension des forces diverses au moyen de l’évaluation créatrice au sens où son critère de jugement ne réside plus dans l’essence ou quelque chose de transcendant en dehors de nous, mais dans le libre jeu de sens attribués selon la qualité ou le degré de la force exercée, et que cela permet d’amplifier l’intensité et la croissance des forces. En ce sens, la quête de l’intensité immesurable étant la direction souhaitée de la volonté de puissance, est à la fois un effort et un processus permanent qui visent à engendrer à chaque fois les devenirs plus intenses et plus créateurs. Je vois dans la volonté de puissance le libre courant d’énergie des devenirs créateurs, lequel produit à nouveau de la force permettant de recréer le nouveau flux du devenir qui continue à s’intensifier encore ; lorsque la volonté de puissance affirme la vie, cette dernière est propulsée par ce moteur extraordinaire étant la volonté de puissance, qui consiste à maintenir en continuité le haut circuit d’énergie et à l’amplifier plus intensément ; et en ce sens, chaque moment de la vie deviendra un lieu d’investissement d’énergie inouï et un moment inaugural du jaillissement d’une nouvelle intensité des forces par le biais d’un acte d’évaluation créatrice. Il est vrai que depuis longtemps le déni de la vie, considéré comme une forme de la volonté de vérité d’après Nietzsche, est exercé par la métaphysique occidentale qui réside dans la négation d’une réalité effective et concrète d’un être en vue de construire une réalité immuable et éternelle au-delà de la vie ; mais qu’ici ce désir de dénier la valeur de la vie en vue d’attribuer la valeur suprême à la vérité en s’emparant de toute force de la vie, est surmonté par l’avènement de la volonté de puissance laquelle consiste à engendrer la combinaison de forces plus intenses de la vie ; en ce sens, la volonté de puissance affirmative attribue une valeur suprême à la vie. Le courant d’énergie émané de la volonté de puissance, est enfin mise en circuit avec la vie qui était depuis longtemps délaissée, et il la pousse à traverser tous processus ontogénétiques de l’être d’une manière dynamique ; en ce sens, la volonté de la puissance, par ) Nietzsche, La généalogie de la morale, I, § 13 : il détermine le sens de la force en rapport avec la volonté de puissance. 88 64 opposition à la volonté de vérité, revivifie et ressuscite la vie qui était condamnée à rester exclue de toute affirmation de son existence effective. Dans ce cas, nous pouvons reformuler la proposition de la manière suivante : « l’individuation d’un être est un mouvement perpétuel de l’affirmation de la vie, propulsé par la volonté de la puissance ». On peut noter que comme la volonté de puissance réside dans tous les devenirs qui proviennent d’une combinaison de forces plus intenses, elle est capable de pénétrer également dans toute l’étendue de l’être qui se constitue des devenirs : à partir de la matière jusqu’à l’organisme socio-collectif, société ; et que celle-là a pour effet d’engendrer l’énergie propulseur des devenirs lesquels s’intensifieront dans toutes ces dimensions lesdites. De là on peut dire que si la vie est ce qui exige d’être affirmée par la volonté de puissance afin d’obtenir sa validité effective, celle-là ne se restreint plus à l’ensemble de l’organisme biologique, mais s’étend jusqu’à la matière censée inerte et à l’organisme socio-collectif du fait que la volonté de puissance avec laquelle la vie est concomitante, pénètre dans toute l’étendue de l’être ; pour dire plus précisément, la vie n’est plus un simple terme qui désigne une entité organique, mais « une tendance créatrice » 89 qui consiste à traverser tout parcours de l’individuation d’un être grâce à la propulsion de la volonté de puissance. Cela revient à dire que la vie est stimulée constamment par ce propulseur qui permet de lui fournir de l’énergie à déterritorialiser ce qu’elle a déjà délimité durant son parcours, c’est-à-dire à déterritorialiser à chaque fois le seuil de l’intensité de force existant afin de devenir plus intense que jamais ; en ce sens, la constatation de Deleuze sur la vie, assemblée par Zourabichvili François dans Le vocabulaire de Deleuze, est remarquable : « ce qu’on appelle ici « vie » ne dépend pas de la nature des éléments, mais du rapport de déterritorialisation mutuelle qui les entraine vers des seuils inédits » 90. La vie déborde évidemment la cristallisation d’une forme, à savoir refuse d’être canalisée dans les limites de l’être vivant déjà formé ; mais cette tendance créatrice poursuit sa course dans ) Cette expression provient de Deleuze qui décrit le terme « la vie nonorganique », mais tout en étant inspirée de cet extraordinaire penseur, j’en puise des réflexions subtilement différentes sur la vie puisque je la lie directement avec la notion de la volonté de puissance. 89 90 ) Zourabichvili François, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, ellipses, 2003, p. 88. 65 l’opération d’individuation d’un être en modifiant sans cesse sa direction et en incluant activement le hasard. On peut dire que la volonté de puissance et la vie sont des termes cruciaux à la lumière desquels nous pouvons mieux comprendre le processus des déterritorialisations au sein de l’être. On peut observer que les parcours d’individuation des êtres s’intensifient de plus en plus ; et que ces processus parviennent à se ramifier en plusieurs niveaux différents selon leur seuil de l’intensité distinct telles que « l’individuation physique et vitale, l’individuation psychique et psycho-sociale » 91. Il importe de préciser que la distinction entre la matière, l’être vivant et l’organisme socio-collectif, ne provient que de la différence d’un seuil de canalisation de l’énergie, et que leur différ ence n’est point substantielle, ni celle de nature, mais seulement celle de degré. On peut constater que la volonté de puissance, ce vouloir devenir plus, est également plurielle dans ces différents régimes de l’individuation : en ce sens, l’être en individuation se présente sous diverses formes de diffusion de la puissance : l’énergie pour la matière, la vitalité pour l’être vivant, la volonté pour l’homme ou de la société, se diffusent abondamment tout au long de l’individuation ; néanmoins, comme le remarque Nietzsche, cette puissance ne relève point d’un sujet ou d’un être particulier, car la volonté de puissance est, en quelque sorte, un concentré de courant d’énergie, qui consiste à passer dans un être ou un acte par le biais de la vie, et cette dernière rend compatible ou convertible ce courant d’énergie à la capacité de réception d’un être ; en ce sens, la vie, tendance créatrice, a pour fonction d’emporter de l’énergie mais d’une façon compatible à ses récepteurs. Il en est ainsi que la relation entre la volonté de puissance, la vie et l’être en individuation, s’esquisse. Notons que l’angle de vue que nous adoptons ici vis-à-vis de l’être, vise à sortir de l’anthropocentrisme qui affecte depuis longtemps et redoutablement la question de l’être et d’où découle la fameuse onto-théologie. L’anthropocentrisme consiste à vouloir réaménager toute question conformément à la structure de la pensée humaine. En ce sens, réduire l’être à la notion de l’« essence » substantielle, en le séparant de la réalité effective de son individuation, revient à dire que l’on le règle sur notre structure épistémologique. La notion d’être que 91 ) C’est Simondon qui nous présente ainsi les différents niveaux de l’individuation . 66 nous élaborons en termes de l’individuation, refuse de rester figée dans l’immuable construit par l’esprit et privé de vie ; et l’être-substance se rangeant du côté de l’intelligible, perd toute sa légitimité. On peut remarquer que la tendance créatrice, vie, se dessine dans la dimension temporelle de même que le temps joue un rôle de véhiculer le processus de la vie, qui consiste à se déterritorialiser perpétuellement et à s’inscrire dans le mouvement des devenirs. Il importe de noter que la notion de temporalité acquerra une nouvelle dimension grâce à celle d’être en termes de la vie ; l’être en individuation est traversé par cette tendance créatrice grâce à laquelle celui-ci peut se lancer dans l’aventure des devenirs en s’intensifiant à chaque fois. Cela nous permettrait de renverser le dualisme platonicien qui considérait la temporalité comme une source de la dégradation de l’être lié uniquement au corps sensible et qui préférait pétrifier l’être dans l’immuable et l’immobile où la temporalité s’évapore complètement. L’être en termes de la vie ne peut synchroniser son rythme mouvant et celui de la pensée, qui consiste à fractionner, figer et à fixer ; du fait que la tendance créatrice s’oppose à la tendance conservatrice étant la pensée, qui consiste à conférer de l’ordre à l’ensemble de ce qui est donné. Il est évident que le rythme mouvant de l’être et celui de la pensée semblent mener une cadence peu compatible étant donné que chacun suit sa propre temporalité : d’un côté, l’être en termes de la vie se lance dans des devenirs évolutifs, ici le temps est considéré non seulement comme la dimension même de l’être où son individuation s’effectue, mais aussi comme le flux continu où ses devenirs se déploient et s’intensifient sans cesse ; de l’autre, la pensée étant une tendance conservatrice, vise à atterrir habilement dans l’immuable, terre promise qui reste à jamais stable et fixe nonobstant le vent du devenir, ici le temps est considéré comme un axe linéaire composé des points fixes et divisibles selon la prise de vue de l’intelligence. Comme l’ont constaté Nietzsche et Heidegger, nous pouvons aussi remarquer que la notion de temporalité a joué un rôle cruciale dans la distinction entre l’immuable et le changeant, qui constitue le dualisme de la métaphysique occidentale : comme nous l’avons déjà examiné précédemment, aux yeux des philosophes tel que Platon, dans le temps tout semble ne pas s’arrêter à changer, et ce processus de changement est une course vers la finitude, à savoir la mort alors qu’en résidant hors du temps l’Etre peut être enfin à l’abri du changement, rester immuable dans l’éternel. Dès lors, depuis Platon on voit le temps comme une condamnation à la 67 finitude, et le devenir comme des aspects purement accidentels de l’être, qui ne constituent point son essence92, et l’Etre ainsi privé de vie se renferme à jamais dans l’intelligible qui est, en quelque sorte, son château fort afin de se préserver du changement que subissent tous corps. Alors que les apparences sensibles dotées de la corporéité s’élancent vers le mouvement et la différence, l’Etre intelligible tels que l’Idéa se sépare radicalement des aspects changeants et garantit l’identité et l’immuabilité de l’être en tant que le principe du devenir qui subordonne ce dernier à l’Unité. D’où vient la conception dualiste chrétienne de l’ici-bas et de l’audelà93, qui attribue au corps sensible un monde fini lié au temps et à l’âme un monde infini et éternel. Dans son dualisme Platon oppose le changement attaché au temps à la permanence et considère cette dernière comme destinée uniquement à l’Etre intelligible en raison de son intemporalité ; mais est-ce que la permanence est une propriété intemporelle, c’est-à-dire synonyme d’éternité? Il convient de savoir de quelle dimension la permanence relève : elle n’est pas une propriété intemporelle, mais réside dans le temps d’une manière durable contrairement à l’éternité ; la permanence est « un caractère de ce qui est durable temporellement », c’est-à-dire de ce qui consiste à maintenir la constance de l’être dans le temps et non point hors du temps. Ici nous pourrions remarquer que la notion de permanence se mêle, depuis longtemps, confusément avec celle de substance, et que c’est la raison pour laquelle on considérait celle-là comme demeurant intemporelle. Dans ce cas, en quoi la substance consiste-t-elle ? La substance s’oppose aux accidents variables qui transforment ses aspects sensibles au fil du temps, elle ne subit aucun changement car ce dernier est censé être focalisé seulement sur le niveau de l’apparence sensible dont la variation de l’état ne peut à aucun moment subvertir la nature de la substance étant un pur intelligible au-delà du sensible, de telle sorte que la substance reste immuable face aux changements, garde son identité en tant que substratum, à savoir support solide des attributs changeants, qui sert à forger le concept de Sujet auquel tous prédicats se rapportent. Cependant, comme nous l’avons vu précédemment tout au long de l’argument, la substance ne peut être conçue que dans l’intellect ; en ce 92 ) Platon, Timée. ) L’idée de l’influence du dualisme platonicien sur la conception chrétienne du monde est présentée dans La métaphysique de Jean Lefranc ( Paris, Armand colin, 1998, p.56 ). 93 68 sens, la notion de substance se rapproche forcément de celle de l’essence et de l’Idée platonicienne, et on peut dire que l’idée de l’identité se maintient dans l’intelligible, non pas dans le sensible ; Arioste précise également que la substance se trouve hors du temps et du mouvement, et que c’est sa transcendance qui marque sa prééminence ontologique par rapport aux attributs attachés à la temporalité94. L’idée de permanence se glisse subtilement dans celle d’identité qui constitue la substance du fait que cette dernière est ce qui est durable intemporellement, et que la caractéristique durable inscrite dans l’idée de permanence semble se mêler indistinctement avec d’autres sortes de durabilités, et semble, de prime abord, opposée plutôt aux changements qui ne durent pas longtemps, qu’à l’immuabilité ; et qu’en outre, dans un univers dualiste comme celui de la métaphysique occidentale on devait choisir le camps auquel elle appartenait et la mettait confusément du coté de l’immuable où la substance demeure la même malgré le cours du temps, comme le faisait Platon. C’est ainsi que se présente l’amalgame entre la notion de permanence et celle de substance, et c’est pourquoi la permanence est prise pour l’intemporel épargné de tout changement possible en tant que l’une des caractéristique de la substance. Mais, en réalité, la dimension de laquelle la substance et la permanence relèvent, est complètement différente : alors que cette première est ce qui demeure et dure hors du temps, la permanence est le caractère de ce qui dure dans le temps ; cela revient à dire que celle-ci réside dans le temps et que la temporalité est une dimension dans laquelle le changement et la permanence se côtoient mutuellement. Dès lors, elle n’est point à l’inverse du changement, mais à celui de la substance intemporelle. Car la notion de permanence liée à la temporalité est non seulement compatible avec celle de l’être en termes de la vie, qui se déploie constamment dans le temps et qui se forme dans les devenirs, mais aussi s’intègre dans celle-là : la permanence traverse le temps étant une dimension dans laquelle toute histoire de l’être en termes de la vie se déroule ; et l’être en question vise à maintenir sa permanence vitale par le biais des changements et de l’évolution et à assurer sa continuité au fil du temps. Ici nous pouvons remarquer que l’être n’est plus assimilé à la substance concevable uniquement dans l’intelligible, et que la permanence ne signifie point rester immobile, figée à l’état identique sans aucun ) Dans l’Introduction à la lecture de Hegel, A. Kojève expose bien l’idée d’Aristote concernant le rapport du Concept(pensée) au temps. 94 69 changement, mais exprime, en quelque sorte, une volonté de maintenir l’intensité de l’être d’une manière stable afin de poursuivre son individuation. Comme nous l’avons vu, la notion de changement comme celle de temps n’est plus évalué comme absolument négative et éphémère, mais le panorama du changement et des transformations au cours de l’individuation d’un être, est regardé du point de vue évolutif comme ce qui est indispensable à la formation d’un être. On peut dire que le changement ne signifie pas une rupture fracassante avec la nature de l’être, ne reste pas seulement au niveau superficiel, mais peut apporter à l’être son élan d’intensité permanente et ses essors créatifs d’autant plus qu’il devient un élément constitutif de l’être. L’être en termes de la vie et de l’individuation nous montre que celui-ci se construit à travers des changements, et qu’en d’autres termes, ce sont ses devenirs qui forment ce qui est l’être ; car ce dernier palpitant d’énergie ne se contente pas de stagner à l’état identique de même que le courant du fleuve se renouvelle en continuité, et il importe de noter que des changements peuvent contribuer à la constance même de l’être. De ce fait, la constance et le changement ne sont plus les termes opposants qui appartiennent aux mondes distincts, comme on les considérait dans la métaphysique occidentale, mais complémentaires qui consistent à permettre de constituer l’être. Le temps et le changement ne sont plus le signe maudit de l’être fini comme dans de nombreuses traditions religieuses et philosophiques, mais, bien au contraire, témoignent la force incomparable de l’être, qui mène son odyssée sans être découragé par l’idée de l’intemporel et de l’immuable et qui jaillit de la volonté de puissance consistant à devenir plus et à devenir plus intense que jamais. L’enjeu de mon argument est de subvertir la strate de la pensée philosophique et de revaloriser ce qui était latent et négligé afin de remodeler l’horizon de notre vision. Nous allons proposer une nouvelle conception de temporalité qui correspondrait mieux à la notion de l’être en termes de la vie car la temporalité est un élément essentiel de l’être sans lequel le déroulement de son individuation n’est plus assuré et, par la suite, sans lequel sa réalité ne peut plus se tenir d’une manière effective. Il faudrait noter que la conception erronée de la temporalité déforme la vision du monde et de l’être du fait que la conception de temporalité n’est rien d’autre qu’une forme de mise en rapport avec le monde et l’être. En quoi la nouvelle conception de temporalité consiste-t-elle? 70 Tout d’abord, il faudrait se demander comment on conçoit le temps avant de demander ce qu’est ce dernier. Puisque souvent le second mode de questionnement, « Qu’est-ce que A ? », nous amène à prétendre saisir sa nature ou essence en y répondant, et que vouloir définir ce qu’est A provoquerait en nous inévitablement certains embarras dans la mesure où soit nous serions conscients de l’insuffisance de notre réponse éventuelle soit nous serions inconscients de son insuffisance en donnant des séries de réponses incomplètes. Stratégiquement parlant, nous sommes tentés d’examiner dans quelle mesure nous saisissons le temps ; en ce sens, la conception de temporalité existante serait le premier objet d’examen. La conception de temporalité existante est construite, au début, par l’approche rationnelle de l’esprit par rapport au changement de jour et nuit et au déplacement des étoiles dans le ciel ; comment mesurer autant le cours du jour que le mouvement astronomique censé toujours fluide? Pour ce faire, il nous faudrait un critère qui est fixe et immobile par rapport aux choses sans cesse mouvantes, et qui consiste à compter chaque degré de déplacement dans le système quantitatif du mesure afin de les rendre observables qui signifierait de se soumettre au regard-pouvoir de l’observateur en les mettant conformes aux critères de mesure. Il importe de constater que la préoccupation de cette méthode consiste à analyser et à diviser des phénomènes observés en points fixes et mesurable et à l’interpréter dans le domaine de la quantité et de l’espace95 : étaler le découlement du temps dans le domaine de l’espace, qui est, au moins, visualisable et qui facilite, de prime abord, de compter le mouvement temporel ; mais, en réalité, ce transfert d’une dimension hétérogène à une autre pose beaucoup de problèmes. Si l’on est conscient, grâce à la remarque de Bergson, du fait que la notion de temps existant a toujours une analogie avec celle de mouvement spatial autant dans la philosophie que dans la science, l’interprétation de cette analogie peut nous amener vers deux directions qualitativement différentes : il est vrai que l’écoulement du temps semble s’accompagner du déroulement du mouvement interne et externe des choses : par exemple, si le temps s’arrêtait, il n’y aurait rien qui bouge et change ; ce n’est pas parce que le temps engendre d’une manière causale le mouvement, mais c’est parce que ce dernier s’effectue dans le temps : d’une part, de la même façon que ) Bergson a déjà remarqué ce point sur le caractéristique de la pensée liée à la quantité. 95 71 le mouvement défini dans la physique n’est rien d’autre que la distance parcourue entre temps 1 et temps 2 séparés par deux bornes distinctes et fixes, la trajectoire de l’écoulement du temps peut être dessinée dans l’espace comme celle du déplacement physique car ici le mouvement temporel est spatialement représenté. Bergson a bien remarqué que l’analogie du temps au mouvement permet de « spatialiser l’écoulement du temps » 96 afin de mesurer et de quantifier ce dernier : la succession temporelle indiquée par l’avant et l’après est composées de la série d’instants clairement distincts et ponctuels de même que le déplacement successif est indiqué par le devant et le derrière, est noté dans la trajectoire composée des points fixes ; de là le philosophe français constate que la notion de succession temporelle représente bien le temps spatialisé.97 Je saisis dans cette constatation du temps composé de l’« avant » et de l’« après », une idée très intéressante : dans cette composition temporelle, il n’y a pas de « pendant », il n’y a que l’articulation d’« avant » et d’« après » qui efface nettement l’avènement possible du « pendant » ; il est vrai que la métaphysique occidentale a tendance à penser le « pendant » à partir de l’« avant » et de l’« après » faute de moyen de concevoir la réalité de ce « pendant » fluide : comme le constate Simondon dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, l’opération d’individuation, ce « pendant » crucial, a été pensée uniquement à partir du principe d’individuation qui se placerait « avant » l’individuation, et de l’individu tout constitué qui se situerait « après » son individuation ; l’absence de la conception du « pendant » en tant que ce qui est en train de durer, est flagrante dans la métaphysique occidentale du fait de sa négligence profonde envers ce qui est mouvant et changeant. Même si l’on y essaye de juxtaposer la conception chronologique de temporalité avec la composition de « avant »-« pendant »-« après », il importe de préciser que ce « pendant » est toujours considéré comme ce qui devrait être réglé sur l’avant et 96 ) Cette expression vient de Henri Bergson qui oppose le temps à la durée. ) J. –L. Vieillard-Baron écrit ceci dans Bergson ; la durée et la nature (p.5960) : « Mais la durée ne s’identifie pas à la succession […] car la succession n’est que la projection de la durée dans un milieu homogène ; autrement dit, la succession est une image spatialisée du temps. La succession définie par l’avant et l’après déroule ces moments dans l’espace en les mettant sur le même plan : […] » 97 72 l’après qui servent du critère à localiser ce qui est sans cesse fluide et à le rendre conforme à notre cadre épistémologique qui cherche inlassablement le stable dans ce qui est instable et changeant. En ce sens, toute l’histoire de la philosophie occidentale consiste à abroger le statut légitime du « pendant » qui est un élément constitutif et essentiel non seulement de la temporalité mais aussi de l’être, et à attacher cette réalité fluide aux points de repérage qui le sectionnent ; c’est en cela que concevoir l’être en opération d’individuation est censé être une stratégie audacieuse et prodigieuse qui consisterait à renverser la conception de temporalité existante intimement liée à celle de l’être et du monde, et à proposer, d’une certaine manière, une nouvelle forme de conception de temps. L’enjeu de notre argument serait alors de réhabiliter le statut du « pendant » là où l’être se forme activement. Le temps ne se découpe pas de manière statique, mais continue à durer comme un flux incessant ; en ce sens, c’est dans la durée indivisible comme caractéristique, par excellence, du « pendant », où l’écoulement du temps réside d’une manière intégrale non point fragmentaire. Dans ce cas, une question rebondit à nouveau : comment peut-on concevoir la durée d’une manière indivisible ? Il convient de constater qu’afin que nous puissions nous approcher de l’être d’une manière judicieuse, c’est-à-dire concevoir l’être en termes de l’individuation, cela nécessite d’adopter une autre façon de voir des choses y compris la conception de la temporalité ; pour ce faire, Bergson a façonné à merveille la notion d’intuition à la portée métaphysique distinguée. L’intuition se concentre et est réglée sur « la durée qualitative » que la pensée rationnelle n’a jamais mise en lumière, mais qui peut capter la force d’intensité et la vivacité évolutive de l’être, incompatibles au système de la quantité et de l’espace. Cette notion de « durée qualitative » vient de la philosophie de Bergson qui met l’accent sur le temps non quantitatif, vécu par la conscience intérieure, par opposition au temps scientifiquement mesurable et quantifié par l’intelligence ; cette temporalité que propose Bergson, reflète l’aspect du flux mouvant de l’être en son devenir. Mais j’ajoute que cette durée, « pendant » réhabilité, ne se rapporte pas seulement au temps vécu intérieurement, mais aussi à la temporalité indivisible de l’avènement des devenir, dans laquelle la réalité effective de l’être s’accomplit d’une façon concrète : en ce sens, la durée se rapporte aussi bien à notre psychologie qu’à notre corporéité du fait que l’être en termes de la vie montre que la volonté de 73 puissance a pour effet d’intensifier l’intégralité d’un être qui se forme ensemble non point séparément. En quoi la durée se distingue-t-elle tant du temps divisible? La durée est complètement différente de la succession qui ne juxtapose que les états statiques et sectionnés de la durée, pris par la vue de l’intelligence ; par exemple, de la même façon qu’un stroboscope ne peut prendre que les images instantanées et immobiles des choses mouvantes afin de saisir son mouvement intégral, le temps d’horloge concrétisant fidèlement l’idée de sa spatialisation, est incapable de saisir d’un seul coup la coulée continue de la durée, et est obligé de la diviser point par point afin d’enfin rendre compte de son intégralité. Mais la question reste encore posée : est-ce que le temps d’horloge peut saisir l’intégralité de la durée ? Comment peut-on expliquer la durée qui existe entre et pendant 11H 50M 52S et 11H 50M 53S, mais qui est complètement omise et négligée dans le temps d’horloge98 ? Cela montre qu’afin de compter la durée qualitative, à savoir ce qui n’est pas quantitativement mesurable du fait de son flux nonfractionnable, l’intelligence adopte des repères artificielles, abstraites qui la divisent en dénombrables états fixes, et la projette dans l’espace mathématique telle que les coordonnées où se précisent quantitativement la position temporelle et son mouvement. Dès lors, la durée s’oppose au temps physique, est indivisible et irréductible à une série d’« instants » fixes étant un produit de la division et de l’abstraction intellectuelle du temps, curieusement ressemblants à l’immuable platonicien que l’esprit rationnel souhaite tant capturer dans le flux du temps. Néanmoins, en soufflant une nouvelle interprétation à l’analogie du temps avec le mouvement, je manierais l’élasticité de la notion d’espace-temps qu’auparavant Bergson a inexplorée, afin de proposer non seulement une nouvelle conception de temporalité mais aussi une nouvelle dimension de l’être. En ce qui me concerne, l’analogie du temps au mouvement, qui suppose certaine affinité entre le temps et l’espace, pourrait prendre tout à fait un autre sens ; je compte de le diriger vers une direction totalement différente : certes, le temps est une durée insécable qui comporte la continuité dans laquelle le flux du devenir se 98 ) Henri Bergson, la pensée et le mouvant, sur la notion de durée. 74 déploie et qui refuse de se soumettre à l’acte systématique de sa spatialisation ; néanmoins, est-ce que l’on peut concevoir vraiment le temps, -comme le prétendait Bergson-, sans corrélation avec l’espace? Il convient de rappeler que la notion de temporalité était évoquée ici en vue de reconstruire celle de l’être ; en ce sens, la première devrait être traitée en considération de la dernière. Comme nous l’avons vu, l’être en termes de la vie a une temporalité propre et unique qui s’oppose à celle de l’Etre défini par le platonisme ; à vrai dire, celui-ci n’a pas de temporalité au sens où l’Etre réside dans une dimension totalement atemporelle où le résidu du temps tels que le changement et le devenir ne peut jamais l’atteindre. Par contre, l’être en termes de la vie n’est jamais un être au-delà du temps et de ce monde présent, mais est une existence enracinée dans son terrain terrestre attaché à l’ici et au maintenant, et ce qui se rapproche, à mon sens, indéniablement du dasein de Heidegger. Cela veut dire que comme le Dasein heideggérien, celui-là se rapporte à un être-au-monde et à un être dans le temps ; il importe de constater que l’être n’est plus considéré comme détaché du monde qui l’entoure en tant qu’un pur Intelligible, mais que l’être en termes de la vie n’est rien d’autre qu’un être-là dans son espace-temps où son parcours d’individuation se déroule d’une façon effective. Car contrairement à l’Etre intelligible qui refuse de s’inscrire ni dans le temps, ni dans le monde sensible en vue de rester intact et immuable de tout changement, l’être en termes de la vie est un concentré de devenirs évolutifs, qui traverse sa dimension spatio-temporelle, et ne se cache pas en aucun cas de s’inscrire dans son temps et son espace ; et c’est dans sa dimension spatio-temporelle où l’être déploie son mouvement interne (changement) et externe (déplacement) permettant de lui apporter un élan d’intensité constante. De là on peut dire que l’être en termes de la vie possède son espace-temps évolutif au cours de son existence et de son individuation, et que celui-ci est constitutif de son être. Néanmoins, il convient de préciser que sa dimension spatio-temporelle se distingue éminemment de celle du scientifique que Bergson a tant critiquée. Afin de montrer leur différence, je compte de mettre en lumière le processus de la transition du statut de l’apparence selon lequel on consacre une place différente à l’espace et le temps, au cours de l’histoire de la philosophie et de l’humanité, et cela nous permettrait de saisir ses différentes conceptions de 75 l’espace-temps selon le point de vue que l’on adopte. D’abord plaçons-nous dans l’ère de Platon : pour le philosophe athénien, tout ce qui apparaît dans ce monde sensible ne cesse de changer en devenir ; et de ce fait, l’apparence est considérée comme le moindre être à cause de son caractère changeant et instable ; ici on peut constater que selon Platon le sens de l’être est attribué uniquement à celui qui reste toujours le même sans jamais être affecté par un changement, c’est-àdire à l’immuable, et que, par contre, celui qui continue à changer et qui réside dans l’altérité ne peut en aucun cas se trouver dans le rang de l’Etre, est vu comme un sous-être, voire un non- être99 au sens où son statut est si précaire que l’on ne peut lui attribuer le titre de l’Etre, synonyme de stabilité éternelle et réservé aux résidents du monde immuable, et où l’on préfère le considérer comme « non-existant et invisible », voire illusoire, afin de continuer à rester dans le rêve de l’Utopie où rien n’est perturbé par l’imperfection vouée aux choses sensibles. Cependant, Platon est obligé d’admettre certain rapport entre l’apparence et le réel car afin que le monde sensible qui continue à changer devienne l’objet de connaissance qui s’inscrit dans l’ordre stable, il faudrait que l’apparence sensible entretienne un lien avec la réalité. Le philosophe athénien estime que leur rapport est semblable à celui de la copie au modèle, dans lequel il existerait indéniablement l’hiérarchie des valeurs ontologico-épistémologique entre les deux : l’un serait vrai, l’autre faux de même que l’un serait parfait et que l’autre imparfait, etc comme dans l’articulation entre le bien et le faux, le beau et le laid, le bien et le mal, etc. Même si l’apparence est une copie peu fiable de la réalité intelligible, du fait de sa dépendance ontologique de la réalité on peut y trouver parfois certaine « trace » de cette dernière ; par là Platon nous laisse une possibilité de discerner les lois qui révèlent certaine stabilité permanente dans l’apparence sensible, c’est-à-dire de saisir le principe du changement à partir de ce qui est immuable ; et en ce sens, « la temporalité n’est qu’une mode accidentelle de l’intemporel » 100 . On pourrait en conclure que Platon subsume tout ce qui se ) Le sens platonicien de l’être réside dans l’identité de même que celui du non être dans l’altérité : je me réfère à l’idée de Vincent Descombes dans Le platonisme. (Paris, P.U.F., 1971, p.67) 99 100 ) Nicolas Grimaldi, Ontologie du temps, Paris, P.U.F., 1993, p. 109. 76 trouve dans l’altérité, sous l’identique et l’immuable, et qu’avoir une connaissance ou faire une science en matière de l’apparence sensible nous demande d’ajuster le devenir au format de l’immuable ; car dans une pure altérité et un devenir perpétuel on ne peut saisir des connaissances stables, et de ce fait, la mise en œuvre du processus de connaissance exige d’extraire la causalité, la stabilité et la symétrie du devenir sensible 101 afin de décoder la raison permanente du devenir et de le rendre intelligible. Comme le constate Deleuze, nous pouvons ainsi déceler « le motif platonicien » : « distinguer l’essence et l’apparence, l’intelligible et le sensible, l’Idée et l’image, l’original et la copie, le modèle et le simulacre » 102. Dans cette distinction il y a toujours la primauté du premier sur le second ; la copie n’est valable que tant qu’elle est fidèle au modèle original en maintenant le rapport de ressemblance avec ce dernier, mais « le simulacre est construit sur une disparité, sur une différence, il intériorise une dissimilitude » 103. Le simulacre refuse d’adopter le modèle du Même104, mais suit un modèle de l’Autre qui consiste à produire « le devenir-fou, un devenir illimité » 105 qui dissipe la limite, le Même. De là nous pouvons dire que Platon avait la volonté de conquérir ou maîtriser à tout prix ces simulacres qui résistent à l’ordre du Même. Ensuite, rentrons dans l’ère de Kant : on devrait bien remarquer qu’à partit du philosophe allemand le statut de l’apparence prend tout autre sens par rapport à son statut antécédent s’inscrivant dans le couple d’oppositions platonicien apparence sensible/essence intelligible ; dans ce cas, qu’est- ce que l’apparence? C’est ce qui apparaît à notre conscience ; en ce sens, l’apparence ) Luc Brisson, Jean-François Pradeau, Dictionnaire Platon, Paris, Ellipses, 2007, p.44 : 101 « Or, dans le monde sensible, la permanence se manifeste sous ces traits : causalité, stabilité et symétrie. Il y a causalité si tout effet dépend d’une cause ; stabilité, si la même cause produit toujours le même effet ; et symétrie, si ce rapport de causalité se répète ; […] » 102 103 ) G. Deleuze, La Logique du sens, p. 295. ) Ibid., pp. 296-297. ) Deleuze, Logique du sens, p. 297 ; Platon, Théétète 176 e. ) Ibid., p. 298 ; dans le Philèbe, Platon a mentionné la caractéristique du devenir illimité. 104 105 77 s’opposerait au monde tel qu’il est, qui existe indépendamment de nous ; elle n’est rien d’autre que le monde tel que « nous le percevons». Celle-là ne se caractérise plus par sa défectuosité inhérente par rapport à la réalité intelligible comme dans le dualisme platonicien, mais désormais prend un sens de l’« apparition », précisément de l’apparition pour nous ; en ce qui me concerne, Kant utilise le terme de phénomène afin de montrer son nouvel horizon. Même si dans son ouvrage Kant a nettement distingué le terme d’apparence de celui de phénomène, cela a pour objet de s’éloigner du dualisme platonicien et d’attribuer à ce qui nous apparaît un nouveau statut. Deleuze remarque un point décisif dans le kantisme : « Au lieu de garder le couple disjonctif platonicien : apparence/essence, Kant lui substitue le couple conjonctif : ce qui apparaît /condition de l’apparition».106 Cela veut dire que Kant met en évidence ce qui apparaît et tente de déceler la condition de l’apparition au lieu de supposer le monde derrière ce qui apparaît. Tandis que le monde tel qu’il est existe indépendamment de nous, le monde tel qu’il « apparaît » dépend du sujet connaissant qui n’est point un sujet empirique, mais un sujet universel et transcendantal. Mais quelle serait la condition de l’apparition? Ce qui nous apparaît est « un phénomène qui est donné dans l’expérience sensible » alors que la condition de l’apparition est indépendante de l’expérience particulière et contingente, est donc « ce qui est universel, nécessaire ». Et en tant que la condition de l’apparition, qui rend possible une expérience, « celle-là s’applique à tous les objets de l’expérience » 107. On pourrait remarquer que le temps et l’espace sont considérés comme la condition de l’expérience sensible, c’est-à-dire que tout objet perçu par le sens apparaît immédiatement dans le temps et dans l’espace étant le cadre de sensibilité. Cette condition de l’expérience se rapporte à une question fondamentale : « comment le sujet transcendantal aperçoit des objets en tant que des phénomènes ?». Lorsqu’un sujet transcendantal peut percevoir un objet, ce dernier n’est plus ) Cette idée se réfère aux cours de Deleuze sur Kant (Cours Vincennes : synthèse et temps – 14/ 03/ 1978). 106 107 ) Ibd. 78 celui qui existe indépendamment de nous, mais celui qui dépend indéniablement de notre structure cognitive. Même avant de lancer un processus de perceptionpar exemple, cet objet est carré, bleu, grand, etc. -, le sujet transcendantal le traite automatiquement dans le réseau espace-temporel afin de le rendre connaissable car notre structure cognitive, notamment la sensibilité étant la faculté de saisir un donné sensible, nous exige de le localiser dans l’espace-temps, et on peut dire que toute apparition sensible est conditionnée par le cadre a priori de la sensibilité étant l’espace-temps. Mais désormais je propose d’entrer dans une nouvelle conception de l’espace-temps : il importe de remarquer que ce dernier n’est ni un secteur de dégradation de l’Idée platonicienne, ni le cadre de la structure cognitive de l’homme, ni l’espace-temps scientifique ; mais celui-là a pour fonction un vecteur de la vie, avec lequel cette tendance créatrice étant la vie peut se propager d’une manière effective en pénétrant tout processus d’individuation d’un être. Or, la question se pose encore : « comment la conception de la temporalité d’ici et maintenant peut se rejoindre à celle de durée ? ». Il importe de remarquer que la temporalité d’ici et maintenant n’est conçue que dans le réseau de la durée dans la mesure où celle-là est un terme stratégique afin de désigner une dimension concrète et propre de chaque individuation d’un être, qui s’inscrit dans son espace-temps bien spécifique ; en quelque sorte, c’est une temporalité revendiquée contre toute tendance intemporelle de la métaphysique en vue de restituer à l’être son lieu et son heure. Il faudrait préciser que la temporalité d’ici et maintenant implique inéluctablement le « pendant » créateur où l’individuation d’un être s’accomplit, et de ce fait, où l’être se forme activement ; l’ici et le maintenant suivent éminemment le rythme fluide et continu du pendant. En ce sens elle ne signifie point l’instant figé et fractionné du mouvement de la durée, mais y est incluse dans la mesure où la conscience de l’ici et maintenant traverse la durée tout entière afin de rendre la vivacité à chaque moment de ce mouvement, et où l’ici et le maintenant vibrent sur tout le trajet de la durée. Etant donné que la durée n’est pas une temporalité constituée d’une masse floue imbibée d’un temps psychologique, mais a sa propre structure distincte constituée d’un passage mouvant de l’ici et maintenant. Il convient de dire que la durée a pour effet de ressusciter la dimension intégrale du 79 « pendant » où l’être ou l’événement est en cours de se créer, et où ceux-ci y sont constamment localisés par le fil de l’ici et maintenant. Accompagné de la durée, ce filament fin de l’ici et maintenant nous permettrait de suivre le flux de devenirs d’une façon palpable. On peut constater que cette nouvelle temporalité de durée avec le fil de l’ici et maintenant, correspond à merveille à la notion d’être en termes de la vie et de l’individuation, car la tendance créatrice étant la vie traverse la durée de l’individuation d’un être où le mouvement des devenirs créateurs s’intensifie perpétuellement et où le filament de l’ici et maintenant y est constamment vibré par la traversée de la tendance créatrice. 80 I–3 L’examen du lien entre l’être et la pensée et la déterritorialisation de la notion d’être Lorsque nous renversons la notion d’être-substance avec la nouvelle conception de l’être en termes de la vie, qu’est-ce qui se passerait dans la strate de la pensée philosophique ? L’irruption d’une nouvelle strate qui se forme en rupture radicale avec le sédiment de la strate antécédente, s’annonce ; cette nouvelle strate ne suit plus l’ordre de celle de la pensée puisque celle-là provient d’un surgissement d’un nouvel horizon où la conception de l’être et de la vie s’organise d’une manière totalement différente. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 81 précédant, l’être en termes de la vie est susceptible d’exprimer la combinaison de forces plus intenses contrairement à l’être substantiel comme Idée ou Essence, qui est régie par l’ordre de l’Intelligible préservé de tout dynamisme de la vie. Nous ne saurions nier que ce qui est concevable par l’intellect ne puisse acquérir aucune suprématie par rapport à l’être en termes de la vie, alors que le dualisme platonicien a réservé à l’Intelligible(Idée) une éminente dimension épistémologique et ontologique. Mais afin d’examiner le lien entre l’être et la pensée, nous sommes invités à observer de plus près la structure de la strate de la pensée philosophique précédemment établie, selon laquelle la notion d’être s’organise d’une manière spécifique. Dans la strate de la pensée, la représentation et la chose en soi s’articulent au tour d’un terme d’être dans la mesure où la première est un objet appréhendé par la sensibilité et l’entendement, et où la seconde un objet par la raison (l’intellect). On pourrait ainsi constater que la notion de chose en soi forme un couple de concept binaire avec celle de représentation ; elles sont deux éléments qui correspondent aux deux niveaux différents de la conscience d’objet portant, en fait, sur la même chose, être ; comme l’affirme Heidegger dans Kant et le problème de la métaphysique, leur distinction ne se fait que selon le point de vue qu’on adopte vis-à-vis d’un être ; de là on peut dire que celle-ci n’est pas déterminée par la différence de leur nature108, qui supposerait l’existence des deux réalités bien hétérogènes, mais par la différence du degré de la conscience d’objet. Si l’on regarde de plus près, on peut remarquer que la chose en soi ne peut être complètement envisagée comme une présentation dans l’ordre de l’être, censée opposée à la re-présentation dans l’ordre de la pensée, c’est-à-dire non pas comme ce qui existe en soi, hors de toutes nos perceptions intellectuelles, mais elle réside même dans le mode opératoire de la pensée qui consiste à montrer l’aspect supra-phénoménal de l’être via la Raison. Selon le point de vue intellectuel, l’être s’articule sous ses aspects phénoménal et suprasensible, par suite il est évident que l’on ne peut réduire l’être à son seul aspect suprasensible. Même si l’on a tendance à confondre la distinction épistémologique entre la chose en soi et la représentation avec la dichotomie ontologique au sens platonicien, dans laquelle la seconde est considérée comme un moindre être, la première comme un ) Ce terme « différence de la nature » se réfère évidemment à Deleuze dans son Bergsonisme. Celui-là sert à distinguer un faux problème. 108 82 véritable Etre, ce couple de concept ne relève absolument pas de la différenciation ontologique, mais en fait, ces deux éléments peuvent être subsumés sous la notion d’être qui est irréductible à aucun d’entre eux, et englobe, dépasse tous les deux. Dès lors la représentation et la chose en soi sont deux aspects distincts, au point de vue épistémologique, mais d’une même et seule chose qui est l’être au point de vue ontologique. En ce sens, il est nécessaire de redéfinir l’être qui ouvre un nouvel horizon d’une dimension « ontologique » qui dépasse sa distinction épistémologique et qui remet en question le lien entre l’être et la pensée. J’ai l’intention de déplacer la problématique du lien entre l’être et la pensée(concept) dans un cadre complètement différent du cadre de l’histoire de la philosophie occidentale. Puisqu’auparavant la thèse de leur lien réside dans l’écart entre l’être et l’acte de le saisir, qui consiste à s’articuler dans la distinction entre l’être tel qu’il est et la pensée. De prime abord, il semble que ces deux derniers soient des éléments absolument indépendants l’un de l’autre, comme exprime la fameuse formule proposée dans l’histoire de la philosophie occidentale : « l’être tel qu’il est est ce qui existe indépendamment de nous », à savoir de toute notre conscience au sens large de la pensée humaine. Mais quel est l’enjeu de la thèse de la transcendance de l’être à la pensée ? A travers le prisme de la pensée platonicienne, à savoir au sein même de l’histoire de la philosophie, nous allons d’abord examiner de quelle manière la notion d’être tel qu’il est est formée et comment s’opère sa relation à la pensée. On peut constater que la notion d’être s’inscrit dans une immuabilité comme dans Idée (eidos) du platonisme. Puisque le philosophe grec affirme que le concept lié à la vérité est éternel et se rapporte à l’Eternité hors du temps, et qu’il suppose la dimension transcendante qui dépasse l’aspect temporel de l’existence sensible109. Ce qui est curieux, c’est que cette notion est délibérément séparée de toute corporéité sensible, à savoir que, comme nous l’avons déjà examiné dans les chapitres précédents, toute la dimension charnelle et organique de l’être, liée à la temporalité, est complètement effacée, mais que l’être prend une forme d’un pur intelligible permettant de persister au-delà du temps, mais en vaporisant tout contenu variant du sensible. Tout au long de l’observation j’étais frappée de 109 ) A. Kojève, l’Introduction à la lecture de Hegel, pp. 336-347. 83 constater qu’il y a une similitude flagrante entre la notion d’être intelligible et l’abstraction intellectuelle laquelle se différencie de celle de l’entendement servant à s’appliquer majoritairement aux choses sensibles ; je suis d’autant plus consciente du fait que les défenseurs du platonisme se sentiront offensés par cette approche car ils croient la réalité objective de ce fameux être intelligible (ils verraient même cette phrase comme une formule de tautologie : la réalité objective = l’être intelligible) ; mais supposer l’existence d’une réalité absolue et transcendante n’est-il pas illégitime et ne nous entraînerait-il pas dans un piège du dogmatisme? En examinant dans quelle mesure la notion d’être intelligible est conçue au sein du platonisme, j’aurais la possibilité de réorienter celle-là. Platon s’intéresse à une question que son maître spirituel, Socrate, continuait à poser : « Qu’est-ce que … ? » 110. Selon le philosophe grec cette question nous conduit à livrer une définition fixe et commune qui dépasse la mutabilité et la singularité des êtres sensibles, afin que l’on forme une réponse enfin stable malgré l’écoulement du temps et fonde un savoir sûr de l’être. En ce qui me concerne, Platon autant que Socrate, a désorientée le questionnement car il la fait subir une désorientation spatio–temporelle dans le sens où ce qui est défini devrait s’inscrire dans l’omniscient et l’immuable : de ce fait, il ne cessait d’inspecter si le processus du questionnement « Qu’est-ce que » ne reste pas hors de trajectoire transcendant ou ne tombe pas dans l’énumération des exemples particuliers résidant dans la dimension spatio-temporelle spécifique ; mais, au fond, ce questionnement nous renvoie à « décrire » la nature d’un être dans tous les plans d’une manière à la fois humble et fidèle afin de montrer son intégralité irréductible au concept, qui réside bel et bien dans la dimension spatiotemporelle où l’être s’accomplit d’une manière effective, et qui inclut aussi ses aspects ontogénétiques ; en ce sens, ce que demande ce questionnement, il ne s’agit pas à sélectionner ou omettre certain aspect, à aplatir la nature d’une chose au coup unilatéral de la raison comme on le fait au nom de la définition. D’où vient cette tendance unilatérale? Il me semble que cela est intimement liée à la volonté de définir ce qui est encore indéterminé en raison de la caractéristique mouvante des choses ; conférer à l’être une définition consiste à le délimiter avec précision au terme de réflexion111 et à le déterminer l’ensemble de caractères qui 110 ) Platon, La République, livre VI et VII. 84 appartiennent à un concept112. Dès lors définir la nature de l’être a pour but d’en extraire une idée générale, une conception abstraite éloignée des exemples particuliers par la seule force gracieuse de l’esprit. Car la définition est un acte de la pensée qui consiste à éliminer toutes traces des devenirs ontologiques échappant à sa rigidité cognitive en les considérant comme impurs ou fugitifs ; Platon en tant qu’un alchimiste de connaissance n’hésite pas à lancer ce processus de purification rationnelle afin de volatiliser des composants intellectuellement intraitables et de puiser une essence soi-disant « pure». De là on peut constater clairement que la définition que les philosophes antiques nous donne comme une bonne réponse à la question de la nature de l’être, n’est que des aspects épistémologiques de ce dernier vu selon le point de vue intellectuel ; à savoir que cela ne correspond absolument pas à l’intégralité de la nature de l’être que l’on ne peut que décrire sans pouvoir la réduire selon notre intention ou notre but. Pourtant Platon tente de passer du plan épistémologique au plan ontologique en inventant la notion d’être intelligible ; mais est-cela bien légitime? Dans l’invention de la notion concernée, celle d’essence joue un rôle primordiale ; du fait que la définition se rapporte à l’essence immuable d’une chose. Dans ce cas, je tente d’examiner la notion d’essence d’une manière généalogique. Ici je vous suggère de porter une grande attention sur l’opération par laquelle se forme l’essence. C’est à partir de l’opération qui forme cette dernière que nous pourrions enquêter d’une manière généalogique sur ce qui est l’essence ; nous devrions commencer par sa genèse opératrice. L’essence est définie comme « ce qui désigne la chose telle qu’elle est conçue et connue par l’entendement » 113 ; ce dernier est assimilable à une intellection qui est un acte par lequel l’esprit saisit la généralité d’une chose. Dans cette opération de l’intellection la particularité d’une chose n’est pas envisageable, mais seulement sa caractéristique commune évaluée « générale » peut être retenue. Nous pouvons ) La définition de terme « déterminer» dans le Dictionnaire Le Petit Robert, Canada, Dictionnaires Le Robert, 1993. 111 ) Platon précise que l’acte de définition nous aide à extraire la propriété aux choses par le biais de discours dialectique. 112 ) Je renvoie la définition du terme « essence » au Grand dictionnaire de la philosophie qui mentionne bien ses diverses directions du sens : je prends intentionnellement le sens moderne de ce terme (Paris, Larousse, 2003, p. 367). 113 85 constater que l’essence d’une chose est le résultat de l’opération de généralisation de l’esprit, par laquelle on réunit des caractères communs sous un concept unique 114. Il convient de dire que cette opération est inéluctablement liée à la formation d’un concept lequel a pour fonction de subsumer les caractères communs sous son unité conceptuelle ; et que c’est le concept qui rend déterminable l’essence d’une chose. En ce sens, il semble totalement inapproprié à désigner l’être par l’essence qui résulte de l’opération de l’intellect. En outre, l’essence sans l’exister n’est rien d’autre que l’un des fantasmes de la pensée laquelle veut affirmer sa puissance d’une manière absolue en construisant par ses propres moyens une notion complètement indépendante du devenir et fondée sur la pensée elle-même. Dès lors, je me permets de tenter de décaler la notion d’être vers un nouveau terrain afin de construire sa dimension ontologique plein de vie et dégagée de ses aspects purement épistémologiques car on peut constater que l’être immuable et intelligible n’est rien d’autre que le résultat de l’intellection pure comme idées de la raison, et qu’en ce sens celui-là s’insérerait mieux dans la sphère de la pensée que dans celle de l’être. Ici et désormais je déclare que nous parlerions d’un être irréductible à la notion d’être immuable et intelligible, mais d’un être qui mène son odyssée dans la temporalité en termes de la vie. L’enjeu de la discussion, c’est d’abord d’admettre les limites de la pensée, qui consistent à être inaptes à apercevoir l’être en termes de la vie ; ensuite d’évoquer le nouveau terrain de concevoir des choses en étant en rupture avec la première. Dans la strate de la pensée philosophique au tour du terme d’être, l’acte de saisir ce dernier est rigoureusement dirigé par la pensée « qui comporte tous les phénomènes cognitifs ayant un caractère de rationalité et d’intelligibilité ».115 La pensée vise à puiser plus de connaissances possibles aux choses, et pour ce faire elle pose des choses en tant qu’objet devant un sujet ; celui-là devrait être réglé et convenable aux cadres cognitifs de l’esprit humain, ) La généralisation est un processus de l’entendement grâce auquel on peut écarter le concept des aspects singuliers et contingents. 114 ) Je me réfère à la définition de la pensée d’André Lalande dans Le vocabulaire technique et critique de la philosophie (P.U.F., Paris, 2002) 115 86 c’est-à-dire re-présenté par nos regards rationnels. Car comme l’affirme Kant, des choses ne peuvent être présentes en tant que telle à l’esprit humain, et de ce fait, ce dernier doit former leurs représentations afin de pouvoir concevoir des choses en tant qu’objet pensé. Il importe de préciser que l’acte de représenter nécessite la distance entre le sujet pensant et l’objet pensé. Par exemple, avant de devenir un objet de l’esprit, des choses nous restent comme quelque chose de chaotique et désordonné, mais grâce à l’acte de la pensée sur lequel des choses se règlent, elles deviennent enfin des objets ordonnés en classes et en catégories conformes aux critères de notre connaissance. Dans ce processus de cognition on peut affirmer que ce que nous saisissons de l’être au nom de la connaissance humaine n’est point sa réalité en tant que telle, car premièrement, celle-ci dépasse largement nos facultés cognitives, et deuxièmement, on ne peut concevoir que des objets traités par nos facultés cognitives, ceux-là sont leurs représentations 116 ; et ce que la pensée nous a transcrit concernant l’être, ne s’accorde qu’avec notre manière de concevoir des objets pensés, non point avec la réalité de l’être. Cependant, il faudrait noter que le terme de la réalité de l’être est délibérément arraché de son ancienne strate ; et qu’elle n’est plus assimilée ni à la chose en soi ni à l’Intelligible, mais désigne une réalité effective et concrète d’un être où son individuation s’accomplit, est constamment poussé par la tendance créatrice étant la vie, et où l’être se forme ainsi par le biais de transformations. C’est sur ce point qui se différencie radicalement de la thèse traditionnelle de l’écart entre l’être et la pensée ; certes, la pensée ne peut saisir l’être, mais ce dernier change totalement de sa dimension, qui consiste à être irréductible à l’essence, à la chose en soi ; comme nous l’avons déjà vu précédemment, l’être en termes de la vie revendique sa spatio-temporalité spécifique en tant que l’une des conditions de ses devenirs constitutifs et créateurs. A. Kojève nous offre une belle analyse du rapport entre concept et temps qui nous permet de réfléchir le rapport entre l’être et la pensée (concept) ; Kant considère le concept comme l’éternel qui se rapporte à « ce qui est dans le ) Schopenhauer a laissé une éminente remarque, avec une telle clarté, sur ce sujet dans le Monde comme volonté et comme représentation, VOL. I : « Tout ce qui existe pour la connaissance et, par suite, le monde entier n’est rien qu’objet vis-à-vis d’un sujet, vision de ce qui voit, en un mot, représentation. » 116 87 Temps » 117 : « Le monde où l’Homme pense est donc nécessairement un Monde temporel. Et si la pensée humaine effective se rapporte à ce qui est dans le temps, l’analyse kantienne montre que c’est le Temps qui rend possible l’exercice effectif de la pensée. Autrement dit, nous ne pouvons nous servir de nos Concepts éternels qu’à condition de les rapporter au Temps en tant que tel, c’est-à-dire à condition de les schématiser. » 118 De là nous pouvons dire que le facteur temporel joue un rôle primordial non seulement dans la constitution de l’être mais aussi dans l’application du concept au temps ; et que comme dans l’idée de Kant nos concepts sont schématisés dans le cadre spatio-temporel. Nous continuons à discuter, pour le moment, le mécanisme connaissant de la pensée vis-à-vis de l’être afin d’analyser son processus et son mode opératoire spécifique. En ce qui me concerne, les connaissances que la pensée vise à en tirer, ne sont que les « data » traités pour nous. De même que le mot « data » est un mot anglais qui signifie des informations recueillies pour certain intérêt ou but précis, les connaissances sont recueillies par nos facultés cognitives et ne sont rien d’autres que des informations tirées des objets pensés subordonnés au processus de cognition de l’esprit humain. Ici, comme ce mot « data » est une allégorie des connaissances, sa méthode de procéder peut y être aussi appliquée d’une manière analogique dans le sens où ces informations ne sont jamais utilisables sans passer par des processus de cognition tel que la raison ou l’entendement, sinon cela ne reste que brut, c’est-à-dire non reconnaissable par notre esprit humain, et où elles sont traitées, maniées par des concepts étant un instrument de codification spécifique de l’esprit rationnel en vue de pouvoir interpréter des choses à notre manière. Il est donc indéniable que la pensée conceptuelle ne peut jamais saisir l’être en tant que tel, et que le décalage entre ce dernier et la pensée est renforcé à cause de la limite de son processus de cognition rationnelle consistant à borner l’être au statut d’objet. Analysons le mécanisme du processus de la pensée afin d’éclaircir notre rapport 117 118 ) A. Kojève, L’Introduction à la lecture de Hegel, p. 351. ) Ibid., p. 360. 88 aux choses. Concevoir des choses nécessite la mise en relation de notre esprit avec celles-là, mais avec quel moyen et de quelle manière? Comme nous l’avons déjà vu, lorsque l’homme rencontre des choses, en vue de pouvoir les connaître il exerce l’acte de la pensée consistant à vouloir ordonner ces dernières qui lui apparaissaient de prime abord désordonnées et débordantes, et cela montre notre volonté de prise de pouvoir sur des choses. Car les concevoir par le biais de la pensée entraîne la détermination de notre relation unilatérale aux choses, où la position des choses se trouve dans l’opposition du sujet à l’objet. Le terme « objet » expose la caractéristique de ce rapport : comme le constate Kant, l’objet est ce qui est devant le regard d’un sujet observant 119 , à savoir que l’objet présuppose l’existence de celui qui le pose devant lui, sujet pensant, et ce positionnement opposé du sujet devant l’objet implique une distance rationnelle entre les deux, qui écartent et distinguent l’un de l’autre d’une manière hiérarchisée. Cela veut dire que ce que nous avons en vu se soumet à notre esprit rationnel par lequel des choses sont représentées et pensées, étant donné que, en raison de notre finitude inhérente, l’homme ne peut présenter immédiatement à l’esprit des choses telles qu’elles sont, mais simplement les y re-présenter en tant que ses objets pensés. De ce point de vue on pourrait dire que l’objet est entièrement dépendant du regard du sujet, est constitué de ses représentations intellectuelles. Tel est l’acte de la pensée exercé sur l’être, qui inclut nécessairement un rapport de pouvoir inégal entre le sujet et l’objet, et l’être est posé comme l’« objet» soumis au pouvoir d’un sujet connaissant afin que ce dernier conquiert des connaissances ; delà on pourrait constater que ce rapport du sujet connaissant à l’objet montre un écart profond entre l’être et l’acte de le saisir. Mais pourquoi ce type de rapport du sujet à l’objet plutôt qu’un autre? Je ne peux nier que l’analyse du mécanisme de notre rapport aux choses implique une approche psychanalytique, car « la relation d’objet est, en psychanalyse, le rapport du sujet avec les objets qui constituent le monde dans lequel il vit » 120 ; en ce sens, comme nous pouvons le constater dans la Critique ) L’objet est corrélatif au sujet dans le sens où la présence d’un sujet est constitutive de l’objet et où l’objet est dépendant du regard du sujet. Kant a bien remarqué ce point. 119 89 de la raison pure de Kant, concevoir des choses est une manière d’être mis en relation avec le monde constitué de nos représentations. Comme on l’a déjà vu, des choses telles qu’elles sont ne sont point conformes à l’appareil cognitif de l’homme conditionné à la rationalité : devant de telles choses qui ne nous accordent aucun droit à les soumettre à nos regards, c’est notre esprit qui est complètement désemparé et désorienté faute de moyen de les pénétrer, et celuilà est plus ou moins obligé de se confronter aux choses « inconnues » qui susciteraient en nous les angoisses inconsolables : quelle serait la réaction du sujet, lequel se trouve dans une telle situation déplaisante? Le sujet essaye de dissiper ces angoisses qui engendrent en lui un état de tension et il met en cause ces choses inexplorables qui lui semblent provoquer une sorte de trouble dans l’ordre cognitif de l’homme, au tribunal de la connaissance - du fait que l’inconnu nous livre toujours certaine forme d’inquiétude faute de notre maîtrise sur lui- et ici, la sentence leur semble extrêmement rigide : comme dans ce tribunal la légitimité de l’existence des choses dépend entièrement de l’intelligibilité rationnelle de l’homme, les choses en tant que telles qui dépassent celle-là ne sont jugées que comme porteuse d’illusion ou de désordre causant des angoisses. Si l’on observe de plus près, son mécanisme réside dans le rapport du dominant au dominé : devant de telles choses inconnues nous devrions nous positionner en tant qu’un sujet dominant qui maîtrise ses objets, afin de ne pas rester complètement déconcerté par leur grandeur qui ne nous autorisent aucun contrôle sur eux, et de prendre possession de leurs connaissances, celles-là deviennent « ses objets » qui lui appartiennent et, cette fois, se subordonnent docilement à ses ordres rationnels. On pourrait en conclure que les choses ne sont valables qu’en tant que ses objets représentés ou pensé et que cela provient de notre volonté de prise de pouvoir sur le monde où le sujet règne. Mais ces angoisses sont – elles bien apaisées en nous après cette mesure de force? Malgré tous ces processus cognitifs, le sujet connaissant ne pourrait se libérer complètement de ces angoisses causées par des « inconnaissables », ici il ne s’agit plus de quelque chose d’inconnu ou de connu, mais des « inconnaissables » qui nous revoie directement à notre propre limite cognitive étant donnée que ces fameuses choses ne sont pas disparues, mais simplement opprimées par la ) La définition du terme « objet » dans le site de wikipédia nous montre bien la direction de la psychanalyse concernant la relation d’objet.( http://fr.wikipedia.org/wiki/objet ) 120 90 sentence du tribunal de la connaissance qui le juge invalide à cause de sa grandeur inintelligiblement prépondérante par rapport à notre esprit rationnel, et que plus on ressent ces angoisses, plus il peut avoir la possibilité de remettre en question notre propre pouvoir ; par suite, on est obsédé du désir de prise de pouvoir sur des choses, par lequel on opprime au maximum celles-là et exploite ses objets en tant que la preuve de son pouvoir. La remarque de François Laruelle est très intéressante par rapport à l’image de la pensée dans la philosophie occidentale : depuis longtemps la pensée est considérée comme une prise de position stable et fixe qui soumet l’objet sous le regard du sujet connaissant, mais le philosophe français nous propose une nouvelle image de la pensée qui serait ni statique, ni unilatérale, mais « ondulatoire » dans le sens où elle émet et reçois dynamiquement les interférences des autres facteurs121. Il paraît que l’acte de la pensée essaye de moduler les ondes de l’être restant inaptes à notre intelligibilité, par ses dispositifs rationnels afin de pouvoir capter ses représentations restant dans la longueur d’ondes bien audible. Mais au lieu de moduler ces ondes qui consistent en toute sa vibration ontologique, ne serait-il pas judicieux de remodeler notre propre manière de concevoir des choses ? Mais pour ce faire, il faudrait revenir sur la notion d’être et de choses telle qu’elles sont. Certes, on ne peut nier que la notion d’être tel qu’il est provient du dualisme platonicien, renvoie inévitablement à un être doublement transcendant : d’un côté celui-là est identifiable à celle d’« Idea (eidos)», par opposition à l’être sensible, et est épargné de tous changements possibles dans le temps ; de l’autre il est dispensé de toute modification cognitive possible de l’homme ; de là on pourrait dire que l’être tel qu’il est comme Idea est à la fois transcendant au monde extérieur matériel(monde sensible) et au monde intérieur mental de l’homme(représentation)122. Mais je me demande si ce transcendant préservé de toute perturbation possible n’est pas la fantasmagorie de l’esprit humain : le monde des Idées (Ίδέα) auquel appartient cet être, est censé ni sensible ni représentatif, mais suprasensible et une pure présence pleine 123 ; mais si l’on regarde de plus près, on peut remarquer que cette présence prétendue pleine n’est ) François Laruelle, Qu’est-ce que la non-philosophie ? ) Kant nous décelait la distinction entre les idées et les représentations à travers sa Critique de la raison pure. 121 122 123 ) Platon dans le Phédon explique la théorie des Idées. 91 possible que dans son absence totale au monde sensible et au monde des représentations du sujet ; cela revient à dire que paradoxalement sa plénitude est un état absolument vide de tout élément agitateur. Ici des questions intéressantes rebondissent : est-ce que la notion de l’être transcendant n’est-il pas un résultat de la soustraction de ces mondes lesdits ? Dans quelle mesure pouvons-nous concevoir la notion d’être comme Idea ? On peut dire que celle-ci est conçue à la manière inverse dans le sens où elle n’est pas positivement conçue en remplissant et additionnant son contenu convenable à la perfection, mais où elle est négativement conçue en en soustrayant des éléments perturbateurs : la démarche de la conception de l’être est constituée de l’opération de soustraction des éléments, non point de celle d’addition des éléments. Dans ce cas, on peut formuler la définition de la notion d’être transcendant de la manière suivante : « l’être transcendant n’est pas ce qui est sensible et représentatif ». En soustrayant ces caractères perturbateurs de la notion d’être, sa perfection est garantie de même que son monde des Idées semble rester à jamais imperturbable. De là on peut dire que la notion d’être comme Idea n’est qu’une conception formée par l’opération de déduction faite de tous composants de l’être sensible et de l’être représenté ; et qu’en ce sens, celle-là n’a pas de réalité en soi, n’est pas fondée sur elle-même, mais, au contraire, fondée sur ce qu’elle n’est pas. La notion de l’être transcendant comme Idea n’est plus valable ; il convient de dire que, comme je l’ai déjà remarqué plus haut, la notion d’être devrait être arrachée de l’ancienne strate de la pensée philosophique et devrait être proposée à partir d’un nouvel horizon de vision. Avant de montrer un nouvel horizon de vision, nous allons exposer le point de vue rationaliste au sujet du lien entre l’être et la pensée en vue de raffiner notre argument sur leur relation à la lumière de la lecture de l’Introduction à la lecture de Hegel. Comment leur lien a-t-il été conçu dans le rationalisme, et pourquoi leur décalage a-t-il été renforcé davantage? Dans la tradition de la philosophie occidentale, il subsistait toujours la croyance tenace selon laquelle l’univers est gouverné par la Raison suprême et est rationnel dans sa totalité. Cette lignée de pensée issue du rationalisme s’étend à l’idéalisme absolu dans lequel la pensée et l’être sont prétendus en accord ; mais il me semble que cette idée se dérobe habilement à leur écart réel en réduisant leur différence de la 92 nature à une identité unitaire sous le nom de la Raison ; en fait, cela renforce davantage leur écart et a tendance à figer l’être dans le régime absolu de la raison. Dans ce cas comment procède-t-elle cette tentative de réduire l’être à la raison? Il importe de constater que notre croyance métaphysique concernant l’univers en tant que la sphère de la Raison suprême, montre l’idée de la primauté absolue de la Raison sur l’être : Parménide (VI-Vième siècle av. J.-C) réclame que dans cet univers, ce qui est pensable est identique à celui qui existe car pour lui rien n’y est hors de la Raison suprême, c’est-à-dire ce qui n’est pas pensable par la Raison ne peut exister. A. Kojève expose bien le rapport entre Concept et Eternité dans son Introduction à la lecture de Hegel : Parménide prétend que le Concept est l’Eternité, et que le Concept n’a aucun rapport au temps, et que la seule pensée peut établir que l’être est ; en ce sens « l’Etre et la Pensée (conceptuelle) sont une seule et même chose, disait Parménide » 124. Cependant sa conception de l’être est de l’ordre de la pensée conceptuelle, semble insatisfaisante car si le Concept (pensée) est l’Eternité, premièrement, cela n’est pas réalisable par l’Homme, et « l’Etre qui pense tout ce qui peut être pensé, et qui crée les objets pensés par le seul acte de les penser, est le Dieu » 125 ; deuxièmement, l’existence temporelle du Concept et de l’Homme n’est point explicable selon l’idée de Parménide 126 . Ensuite, nous allons étudier aussi l’idée de Hegel concernant le rapport de l’être et de la pensée à la lumière de l’analyse de Kojève : Hegel pense que le Concept est le Temps, et que ce dernier n’est rien d’autre que l’Histoire universelle, c’est-à-dire « celle du Discours humain qui révèle l’Etre » 127 . Hegel admet qu’un concept « cheval » présuppose l’entité temporelle, empirique d’un cheval vouée à la finitude, et que dans ce cas « le Concept serait le maintient permanent de l’anéantissement du cheval réel », c’est-à-dire celui de Temps128. Dans l’ontologie de Hegel, « l’Etre devient conforme au Concept à la fin de l’Histoire » par la dialectique hégélienne « qui transforme l’Etre en fonction de ce même Concept » 129 . En ce sens pour Hegel l’être et la pensée peuvent s’accorder, cependant c’est toujours la pensée qui prime sur l’être et qui dicte ce dernier. 124 125 126 127 128 129 ) A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p. 352. ) Ibid., p. 358. ) Ibid., p. 364. ) Ibid., p. 366. ) Ibid., p. 373. ) Ibid., p. 374. 93 Wiliam Barrett demande, dans Irrational, man (Newyork, Doubleday, 1990), si la raison n’a pas exclu l’être du tableau du réel en prenant tout seul le statut de la réalité sans jamais considérer l’aspect de l’être. Ma tentative consiste à montrer le rationalisme comme l’une des causes de l’écart entre la pensée et l’être en ayant pour fin de faire rebondir la valeur irréductible de l’être par la stratégie de l’intuition dé-synthétique et de la déterritorialisation des valeurs. L’idée selon laquelle la Raison en tant que Réalité est en accord parfait avec celui qui existe, devrait être remise en question. Car premièrement, la réalité n’est pas réductible à la raison du fait que celle-là ne demeure pas seulement au niveau spéculatif, mais se trouve au niveau de l’effectivité de son existence. Dans ce cas, la réalité implique nécessairement la dimension de l’existence de l’être et de ses devenirs ; en ce sens, elle est plus qu’une chose déterminée par sa concevabilité rationnelle, mais est celui qui « existe » dans ses devenirs d’une manière effective et concrète. En fait, la Raison qui a le pouvoir spéculatif, ne peut englober l’être dans la totalité de la réalité effective où s’accomplissent ses devenirs créateurs, puisque ces derniers ne peuvent jamais être préalablement programmés par la Raison, impliquent toujours le hasard et l’élan imprévisible de l’énergie de la vie qui mène à transformer sans cesse ce qui est déjà l’être. Et deuxièmement, il n’existe pas de primauté de la Raison sur l’être, vu que, comme nous l’avons déjà remarqué, l’être en tant que le mouvement des devenirs dépasse complètement sa sphère d’influence. En plus, le mode opératoire de la Raison est à l’encontre de la nature de l’être : alors que la Raison a toujours tendance à rendre des choses rigides, fixes et analysables, l’être est ce qui est fluide et indivisible dans son intégralité. Et la raison nécessite la médiation des concepts et des idées afin de tirer la connaissance rationnelle de l’être, qui est toujours partielle et rend l’être figé130. En ce sens, c’est l’être qui a la primauté sur la Raison de même que celui-là ne peut jamais être remplaçable par le pensable de la Raison. Il importe de rendre compte que l’idée selon laquelle le rationnel est la réalité, a pour effet de renforcer considérablement l’écart entre la pensée et l’être, car en cachant leur différence de nature, ce qui est pensable par la raison accapare illégitimement le statut de la réalité et efface la dimension des devenirs de l’être ; et réduire l’être à ce qui est concevable par la raison est une tentative non seulement illégitime mais aussi dangereuse dans le sens où ici l’être ne se résume qu’à une essence prédéterminée et programmée par la raison et où 130 ) Bergson, la pensée et le mouvant. 94 tout élan imprévisible des forces de la vie est intégralement éjecté hors de pensable, à savoir de la dimension de l’être. On peut dire qu’il existe un abîme irrémédiable entre ce qui est concevable par la raison et ce qui est dans les devenirs effectifs : comme l’on l’a constaté plus haut, la raison n’est pas capable d’apercevoir l’être sans médiation des instruments rationnels tels que l’idée et le raisonnement, qui consiste à inscrire l’être dans la fixité et l’immuabilité abstraite ; et il importe de préciser que le rationnel n’a pas de statut intégral de la réalité, mais simplement le statut spéculatif et cognitif assez restreint. La tradition de la philosophie occidentale négligeait depuis longtemps l’aspect de l’être-devenirs en mettant exclusivement l’accent sur la raison ; et une fausse croyance de la primauté de la pensée sur l’être n’aggrave que leur écart en dissimulant l’opération réductrice de la Raison. En outre, Kant constate remarquablement dans L’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives que le réel au sens effectif n’est point réductible à du logique ni déductible du concept131. JeanMarie Vaysse précise la distinction entre ce qui est de l’ordre logique et ce qui est de l’ordre existentiel, instaurée par le philosophe allemand dans La stratégie critique de Kant : « Les principes d’identité et de non-contradiction ne suffisent donc pas à expliquer l’effectivité, […]. Sont ainsi remis en cause le panlogisme du rationalisme dogmatique et la validité du concept de causalité. S’il faut en effet distinguer l’ordre logique des relations conceptuelles et l’ordre existentiel des relations réelles, si le réel n’est plus homogène au possible et si l’existence est indéductible du concept, la relation de causalité relève plus d’un principe logique et la possibilité des concepts n’est plus celle des choses. […] » 132. En ce sens la prétention du rationalisme, laquelle consiste à identifier le rationnel au réel, est complètement dénoncée ; et ici nous pouvons constater que ce qui est réel n’est plus assimilable à ce qui est intelligible par la Raison, mais à ce qui est effectif dans le monde ; par conséquent, l’ordre existentiel de l’être regagne enfin son effectivité légitime qui le rend réel plutôt qu’illusoire ou trompeuse. Son irréductibilité au rationnel montre le fait qu’il n’y a pas de primauté de l’intelligible 131 ) Kant, L’Essai pour introduire le concept de grandeurs négatives, Paris, Vrin. 132 ) Jean-Marie Vaysse, La stratégie critique de Kant, Paris, ellipses, 2005, p. 10. 95 sur l’existence effective de l’être. Ici nous pouvons constater que la plupart des tentatives métaphysiques consistait à effacer inlassablement ou au moins à rendre considérablement impuissant le contenu effectif et concret d’un être, c’est-à-dire toute trace du propre et du particulier censée impropre à exprimer la notion d’être en général et abstrait ; dans ce cas pour quelle raison avons– nous tant refoulé le propre et le particulier dans le système de la pensée? Si nous l’observons de plus près, ces éléments refoulés s’articulent toujours dans le couple binaire qui les renvoie implicitement aux éléments opposés ; est-ce que cela ne montre pas leur réciprocité inavouée au tour du principe de refoulement de certaine catégorie d’être ? (voir le schéma suivant) Sur le plan logique soit par la voie d’induction qui va du particulier au général, soit par celle de déduction qui va du général au particulier, quel que soit son mode opérationnel, ces deux catégories d’être sont opérées d’une manière interdépendante. Mais dans quelle mesure s’organise-t-elle la construction de la notion d’être dans la métaphysique occidentale ? Nous pouvons constater que la construction de la notion d’être s’y opère par l’acte de l’évacuation de certaines caractéristiques d’être, lesquelles s’attachent à la temporalité comme nous l’avons remarqué précédemment ; et que dans ce cas, le principe de refoulement de certaine catégorie d’être réside dans la négation et l’abrogation de tous ses aspects véhiculant la temporalité. C’est en cela que le système de la pensée métaphysique dresse un tableau de catégorie d’être refoulée au sein de la notion d’être, lequel 96 consiste en le particulier, le concret, le singulier, le devenir et le personnel, etc. ; Derrida nous confère une remarque parallèle sur ce point dans Eperons, les styles de Nietzsche : « […] la propriété ou la propriation du propre est précisément nommée comme ce qui n’est propre à rien, ni donc à personne, ne décide plus de l’appropriation de la vérité de l’être, […], l’histoire de l’être comme histoire dans laquelle rien, aucun étant n’advient, […]. » 133 Nous pouvons remarquer que sur le plan métaphysique la notion d’être fonctionne comme l’invariable qui ne se modifie rien dans sa forme134, c’est-à-dire indépendant des variations des éléments concrets au sens où les contenus peuvent changer, mais où la forme en tant que sa structure reste intacte : cela revient à dire que la notion d’être en tant que l’immuable, le général, l’universel, l’abstrait et l’impersonnel, joue en quelque sorte le rôle de la forme structurale qui s’applique unilatéralement aux contenus variables tels que le devenir, le singulier, le particulier, etc. : par exemple, afin de parler d’une « femme » en suivant l’indication de Platon dans sa manière de définir quelque chose, il ne s’agit plus de parler de cette femme-là qui relève d’une telle tranche d’âge particulier ou de cette femme-ci qui un tel groupe ethnico-culturel particulier, dans ce cas quelle femme dont nous tentons de parler ? Selon Platon, parler de quelque chose sur le plan métaphysique ne signifie point parler de quelque chose en particulier ou singulier, susceptible de s’exposer au changement temporel, mais précisément parler de quelque chose qui est au-dessus des singuliers et des particuliers ; du fait que l’énumération des exemples concrets de nombreuses femmes particulières qui représentent leur diversité irréductible à une norme identitaire et unilatérale mènerait la tâche métaphysique de rendre possible sa définition dans une impasse redoutable ; et que pour l’économie d’effort les métaphysiciens inventent une autre catégorie d’être qui dépasse la catégorie d’être concret et particulier. Mais qu’est-ce qui est au-dessus de tous ceux qui sont changeants ? Et pour quelle raison ) J. Derrida, Eperons, les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1977, chapitre. Abîmes de la vérité, p. 98. 133 134 ) L’invariable peut correspondre au stable, permanent, éternel, etc. 97 supposons-nous cela? Par là il importe de remarquer que leur tentative métaphysique consiste à élaborer un élément différentiel qui a pour fonction de conférer la légitimité d’un statut éminent et supérieur de certaine chose par son degré de distinction par rapport aux autres, et a pour but d’établir un système de hiérarchie bien maintenu. La fabrication d’un élément différentiel est constamment observée dans les nombreuses tentatives métaphysiques : telle est la construction d’une autre catégorie d’être tels que le général, l’abstrait, l’universel, etc., laquelle consiste à imposer son éminente différence de nature par rapport aux autres modes d’être, et à se positionner non seulement supérieur aux autres mais aussi comme étant la forme structurale qui ne dépend pas de la variation des contenus particuliers ; en ce sens, cela nous permettrait de parler d’une femme sans avoir besoin de mentionner tant de femmes diverse et différente, mais simplement de femme en tant que femme en général et universelle, qui ne tombera plus à l’état dispersé d’un exemple mais qui s’érigera en la principe de ses exemples consistant à les régler sur lui ; c’est en cela que la notion de femme en général et universelle se construit en tant que le principe des femmes particulières et singulières, qui attribue une norme identitaire de la femme à laquelle toutes femmes singulières devront se conformer. C’est ainsi qu’une simple autre catégorie d’être dans le plan logique devient la forme structurale des contenus variables ou le principe des divers exemples dans le plan métaphysique. Mais serait-il légitime de considérer des femmes en particulier et singulières comme un simple exemple parmi tant d’autres ou comme un des contenus variables ? Cela montre que le principe de refoulement de certaine catégorie d’être consiste en le vouloir d’établir un système de hiérarchie dans lequel certaine catégorie d’être appuyée sur son élément différentiel peut avoir une sorte de légitimité de prendre un statut dominateur consistant à assujettir les autres à son pouvoir, et dans lequel elle agit sur eux comme le principe consistant à diffuser leurs normes et à régler les autres sur lui ; c’est en ce sens que les femmes en particulier et singulières sont assujetties aux normes prescrites par la catégorie de femme en général qui se pose comme son principe, et que celles-là sont réduites à un exemple semblable à l’une des nombreuses copies de l’original, lequel se caractérise par sa dépendance inéluctable à un principe ; c’est pourquoi le singulier, le particulier, le concret, le devenir et le personnel sont ainsi refoulés par la catégorie dominante. Mais Derrida nous montre l’illégitimité de la tentative métaphysique de refouler et de 98 dominer le singulier et le particulier dans l’Eperons, les styles de Nietzsche : « Il n’y a pas une femme, une vérité en soi de la femme en soi, la typologie si variée, la foule des mères, filles, sœurs, vieilles filles, épouses, gouvernantes, prostituées, vierges, grand mères. […] » 135 « Il n’y a pas d’essence de la femme parce que la femme écarte et s’écarte d’elle- même » .136 « Elle engloutit toute essentialité, toute identité, toute propriété ».137 Dans ce cas, dans quelle mesure peut-on enfin rendre compte de l’être dans ses devenirs créateurs qui s’inscrivent dans la catégorie refoulée d’être ? 135 ) J. Derrida, l’Eperons, les styles de Nietzsche, p. 83. 136 ) Ibid., p. 38. ) Ibid., p. 39. 137 99 I-4 La nouvelle épochè à l’usage de l’abolition du régime de l’ego Nous allons évoquer un nouvel horizon de vision qui consiste à concevoir des choses en se libérant de la logique du rapport du sujet à l’objet et en laissant surgir des choses dans sa dimension spatio-temporelle perpétuellement créatrice, contrairement à la pensée présupposant la supériorité de notre regard aux choses. Notre examen sur ce sujet nous mènerait à changer de la dimension de discussion où la conception de l’être s’articule d’une manière complètement différente et inédite. Car viser à présenter une nouvelle vision qui se libère de la logique dualiste du sujet pensant et de l’objet pensé, a le risque d’être interprété 100 comme le retour au métaphysique dogmatique, et dans ce cas, comment la proposer sans tomber dans le risque de la métaphysique dogmatique? Il importe de voir que s’affranchir du rapport du sujet et de l’objet signifierait sortir de la logique même de la pensée occidentale qui consiste à donner la primauté de la raison sur l’être; sans évoquer de nouveaux terrains de discussion, l’avancée de notre discussion apparait impossible à cause de notre thèse concernant l’être, qui semble toucher le fond de la polémique métaphysique occidentale. Notre discussion va se diriger vers un nouvel horizon de la vision sur l’être, qui nous ouvre une nouvelle relation aux choses et nous livre une réelle prééminence de l’être sur la raison. Quelle serait la caractéristique de la nouvelle vision qui nous initierait à un autre mode de relation aux choses? Supposons que le statut du sujet dominant par rapport à l’objet, présent dans l’acte de la pensée, ne soit plus valable dans une nouvelle relation aux choses où on n’exigerait pas de distance rationnelle entre notre regard et des choses, par laquelle le sujet rationalise, conceptualise ces dernières en tant que ses objets, et où on s’y affranchit de la logique de rapport du sujet à l’objet qui nous écarte de la réalité des choses. Ici, j’évoquerais intentionnellement le terme « la suspension de jugement » qui était utilisé auparavant par Husserl sous le nom d’épochè, mais cet épochè stratégiquement décontextualisé prendra une nouvelle direction de sens au fil de mes arguments ; cette méthode radicale préparera la nouvelle couche de discussion afin de faire dégager la caractéristique distincte de la nouvelle vision. D’abord j’exposerai le nouvel sens de la suspension de jugement qui prendra une forme de la vacuité absolue dans laquelle toute activité mentale décline définitivement. Auparavant chez Husserl ou chez Descartes, l’épochè a pour effet de remettre en question la validité du monde extérieur situé hors de l’esprit ; mais l’épochè que nous allons tenter a pour effet contraire d’effondrer ce monde constitué de l’esprit. En ce sens, ici la suspension de jugement signifierait alors un arrêt total de toute forme d’activité mentale constituée par le sujet appelé ego ; par ce dernier en tant que le pivot de toute activité mentale, sont véhiculés les sentiments, les jugements intellectuels, affectifs et moraux, les opinions y compris les préjugés, les convictions, les croyances et les souvenirs, les volontés, les désirs, etc. Pour quelle raison sommes-nous sollicités à arrêter nos activités mentales? Si l’on ne suspend pas cette activité de l’ego, celle-là prendra 101 vite une forme d’avalanche intérieure qui continuerait à stimuler les uns et les autres – par exemple, les jugements de valeur pourraient engendrer certain dégout envers quelque chose, celui-ci pourrait former une croyance ou une opinion particulière, et ces dernières consolideraient encore ces jugements de valeur- , et qui continuerait à accélérer leur pas dans l’excès, - toues ses activités mentales finissent par réaliser son excès dans la vie ; par exemple, la discrimination selon les jugements de valeur, la colonisation selon la conviction de conquérir le monde et la nature, etc. Il me semble que cette suspension de jugement proposée soit beaucoup plus radicale que le doute cartésien et la suspension de jugement husserlienne dans tous les plans ; on pourrait dire que cet acte de suspension vise alors non seulement l’anéantissement de toute activité mentale, mais aussi celui de l’ego lui- même, et une fois qu’est démoli le palais de toutes nos idées où l’ego siège, l’ego lui-même sera disparu, car celui-ci n’est qu’un concept constitué de toute activité mentale ; si l’on arrête de penser, est-ce que l’ego pensant, cogito pourrait continuer à subsister en tant qu’un garant de la certitude? En ce sens, la suspension de jugement que j’évoque est différente de celle de Husserl car pour lui l’activité d’arrêt de jugement est menée par l’ego cogito qui est en quelque sorte l’œil du cyclone où est neutralisée la validité de tous les jugements supposant l’existence du monde extérieur, et où le seul ego cogito est épargné de toute opération radicale du doute en tant que le domaine inébranlable de la certitude ; et Husserl prétend que la suspension nommée épochè est la mise entre parenthèse de la validité du monde objectif et que celui-là ne vise point à douter de la validité de l’ego cogito, et que l’épochè est une méthode qui donne du relief à l’apodicticité de ce dernier ; par principe son épochè sauvegarde l’ego cogito. Mais d’où vient la thèse de l’apodicticité du cogito, et est-ce que le prétendre serait légitime? Cela remonterait à la philosophie de Descartes qui érige le cogito en fondement de la certitude grâce à un doute méthodique. Le cogito cartésien doute de tout tels que nos croyances, nos jugements, même l’existence de Dieu, jusqu’ici sa démarche de mise en doute est plus ou moins similaire, par sa caractéristique radicale, à notre démarche de mise entre parenthèse de tout -, sauf son propre existence qui exerce l’acte de doute138 car Descartes a découvert 138 ) Descartes, Méditations métaphysiques. 102 que malgré tout ce processus de doute radical à la première personne, je ne peux nier le fait que je suis en train de douter de tout, et que afin que je puisse douter, il faudrait bien que je sois ; et par conséquent, le philosophe français en conclut que l’ego pensant est la seule certitude que je peux prétendre avoir. A partir de ce doute méthodique qui nous fait parvenir à quelque chose de certain et d’indubitable, Descartes construit le concept de l’ego cogito en tant que le fondement de toute vérité du fait de son caractère indubitable 139. Désormais le philosophe français tente de rétablir toutes les vérités en passant tout au crible sous le regard éminente du cogito, et ce qui résiste au doute, ce sont des choses claire et distincte dans la pensée, c’est cela qui pourrait être considéré comme vérité, non rien d’autres ; c’est ainsi que le cogito étant ego pensant devient le seul garant de toute vérité. En ce qui me concerne, c’est cet acte de penser qui constitue l’existence et la certitude de cet ego; Descartes lui- même a déclaré la fameuse formule suivante : « je pense donc, je suis ». Dans Sur le prisme métaphysique de Descartes, Jean-Luc Marion aussi affirme ceci : « L’ego n’existe donc qu’en tant que pensée pensante : l’ego n’accède pas seulement à l’existence par la pensée, mais surtout comme pensée, et rien d’autre » 140. On pourrait dire que la pensée est constitutive du concept de l’ego. Il en est de même dans la pensée d’Emanuela Scribano : « La pensée est la condition nécessaire et suffisante pour connaître l’existence de l’ego, donc la pensée constitue la nature de l’ego » 141. Dans ce cas, si toute forme de pensée est interrompue ou au moins suspendue, est-ce que le concept d’ego pourrait subsister? La nouvelle suspension de jugement que j’évoque tente de dépasser le doute méthodique 139 ) Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion. ) Jean-Luc Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, PUF, 1986, p. 158. 140 ) Emanuela Scribano, Descartes et la question du sujet, coordonné par Kim Sang Ong-van-curg, Paris, P.U.F., 1999, p. 49-50. 141 103 cartésien qui n’a jamais mis en question l’ego étant à la fois son point d’arrivée et le point fixe d’établissement de toutes vérités, et celle-là remet en cause l’ego luimême d’où dérivent tous jugements possibles ; alors qu’ à travers l’épochè Husserl a suspendu uniquement la validité du jugement supposant le monde extérieur, je pousse à interrompre toute forme de jugement supposant non seulement le monde, mais aussi l’ego, et je tente de mettre tout acte de la pensée constituant l’ ego hors circuit. S’il en est ainsi, est-ce que l’existence de l’ego peut être encore maintenue dans la certitude intacte? Comme l’on l’a vu précédemment, le lieu d’ancrage de la certitude cartésienne n’était pas vraiment l’existence de l’égo qui respire et se promène, mais le fait de penser qui donne la possibilité de nous arracher d’une réalité trompeuse et qui nous insère dans une position distincte des autres vivants ; de là on pourrait dire que sans l’activité mentale étant la pensée142, l’ego lui-même ne pourrait garantir ni la certitude de toutes autres vérités, ni même celle de son propre existence. Dès lors, notre suspension de jugement qui met la pensée hors de jeu, pourrait faire éclipser le concept même d’ego ; et cet acte décisif nous emmènerait à témoigner le crépuscule de l’ego sur lequel convergeaient tous ses diverses sensations et expériences au nom de l’unité synthétique. A partir de ce point-là on pourrait remarquer deux choses cruciales : premièrement, cet acte d’anéantissement d’ego par l’interruption totale de la pensée est similaire à la méditation bouddhique grâce à laquelle on entre dans le vide total où on se détache complètement de tout y compris le monde extérieur et aussi son vouloir, son pouvoir, son falloir – par exemple, ses désirs, sa volonté, sa capacité et son devoir, et son identité, etc.-, et où on considère son propre existence, à savoir ego comme une illusion construite par ses idées et ses pensées de même que selon le bouddhisme si l’on suspend l’acte de la pensée à travers la méditation, cet ego aussi va s’annihiler car il n’est que l’une des illusions de la pensée dont on devrait se détacher complètement. Deuxièmement, par rapport au statut de l’ego il existe une différence décisive entre la suspension de jugement husserlienne et la mienne: tandis que cette dernière vise à abolir le concept d’ego constitué de ) Emanuela Scribano explique dans son livre que la pensée n’est pas seulement l’activité intellectuelle telle que la raison ou l’entendement, mais aussi la sensibilité et l’imagination. Elle identifie la pensée à la conscience, et son interprétation phénoménologique de la pensée nous aide à affirmer que la pensée est toute l’activité mentale de l’ego. 142 104 pensée, l’épochè de Husserl tente de sauvegarder l’ego cogito. En quoi consiste cette sauvegarde de l’ego cogito dans la pensée de Husserl? Chez Husserl, l’acte de mise entre parenthèse de tout, nommé épochè, permet de suspendre la validité de tous jugements du monde, et nous autorise même à remettre en question l’ego imprégné du flux naturel de quotidienneté, contrairement au doute cartésien qui a préservé le cogito de son opération radicale, mais seulement à condition que cette remise en question de l’ego parvienne à renouveler ce dernier en tant que l’ego pur sorti de la limite de l’ego naturel absorbé du mondanité ; et il importe de préciser que, en aucun moment, cela ne vise pas à abolir l’ego. On peut constater que Husserl ne refuse pas d’hériter du résultat de la méthode cartésienne qui est l’ego pensant en tant que le fondement de toute certitude car à travers l’épochè Husserl parvient à confirmer la certitude immédiate de soi dans la relation immédiate que j’établis avec moi-même, et de là il érige la notion de l’ego transcendantal étant la conscience indubitable et universel chez tous les hommes pensants, en tant que le fondement de la certitude, de même que Descartes érige le cogito en tant que le fondement de la vérité; une fois que la validité de la réalité du monde extérieur est neutralisée, c’est à partir de la conscience transcendantale, ego transcendantal que la validité de toutes les autres choses peut être rétablie. Dans les Méditations cartésiennes, Husserl définit l’épochè de la manière suivante : « La méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi pur, avec la vie de conscience pure qui m'est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu'il existe pour moi» 143. Est-ce que l’épochè husserlien peut s’assimiler au doute cartésien? On peut remarquer que son épochè se distingue de ce dernier dans certain point : alors que le doute cartésien suppose d’abord la non-existence du monde et des choses qui ne sont ni dans le même degré de certitude ni dans le même ordre substantiel que l’ego pensant, son épochè n’est pas une négation de l’existence du monde, contrairement à ce que l’on peut le croire à la première vue ; mais simplement en mettant sa validité en parenthèse sans la faire subir la négation, 143 ) Husserl, Méditations cartésiennes. 105 Husserl nous sollicite à convertir notre attitude naturelle qui s’habitue à supposer l’opposition naïve entre le monde extérieur et la conscience intérieuresur cette logique simplificatrice est basé le solipsisme qui anéantit le monde extérieur et qui s’enferme dans sa conscience intérieure- et sollicite à considérer le monde dans la corrélation avec la conscience, et vice versa ; alors Husserl en conclut que l’épochè ne vise pas à détruire le monde, mais à faire surgir le sens du monde tel qu’il apparaît à la conscience. Mais est-ce que la pensée de Husserl nous propose une nouvelle relation du sujet à l’objet? On pourrait dire que grâce à son épochè qui libère la conscience de l’attitude naturelle et des préjugés, Husserl pourrait nous fournir l’aspect intégral de la conscience qui s’affranchit du découpage mécanique de l’intériorité et de l’extériorité en utilisant le terme corrélatif « noème - noèse » ; il affirme que la conscience n’est jamais une conscience renfermée à l’intériorité, mais toujours « conscience de » quelque chose qui a son intentionnalité ou sa direction visée- cela est nommé « noèse » désignant l’acte de la conscience intentionnelle-, et que l’objet n’est pas un simple objet extérieur à nous, mais qu’il n’est valable qu’en tant que l’objet de la conscience- cela est nommé « noème » désignant l’objet intentionné de la conscience- ; le couple de terme « noème-noèse » nous montre la structure corrélative de l’intentionnalité grâce à laquelle Husserl prétend avoir surmonté la relation opposée du sujet à l’objet 144. Cependant, même si Husserl pense avoir dépassé cette paire d’opposition du sujet à l’objet, en ce qui me concerne, la structure du rapport du sujet à l’objet n’en subsiste pas moins dans le concept d’intentionnalité ; en fait, il simplifie la question du rapport du sujet à l’objet comme celle de l’intériorité à l’extériorité, mais depuis les Temps modernes la question de la relation du sujet à l’objet est maniée d’une manière plus sophistiquée et évoluée, il ne s’agit plus du simple découpage du sujet intérieur et de l’objet extérieur, dans quelle mesure est-ce qu’on l’a remaniée? Auparavant on pensa que l’objet réel du monde extérieur et la conscience intérieure du sujet se trouvent en opposition radicale selon laquelle il n’y a pas de connexion possible entre les deux, et cela nous a conduit à inférer que notre connaissance n’atteint pas l’objet réel ; et au tour de cette question la prise de positions des philosophes antécédents a varié : soit on est complètement 144 ) Husserl, Méditations cartésiennes. 106 indifférent à l’objet extérieur en se contentant de rester dans la conscience intérieure, soit on croit d’une manière absolue l’existence de l’objet réel en méprisant notre conscience intérieure. Mais depuis les Temps modernes les philosophes le remaniaient ainsi : « notre esprit ne connaît pas directement des objets réels, mais peut connaître des idées que notre conscience en forme » ; cela nous montre que la question du rapport du sujet à l’objet change le point de focalisation au sens où la distinction du sujet et de l’objet ne dépend plus de la dichotomie du dedans et du dehors et où l’objet que l’on considère n’est plus en dehors de la conscience du sujet, mais des idées qui sont des objets représentés de la conscience ; et il convient de dire que le sujet et l’objet se mettent dans leur imbrication inévitable : le sujet en tant que l’acte de la pensée jette son regard à un objet et ce terme « sujet » implique toujours l’objet de la pensée qui n’est pas indépendant de la conscience à tel point que celui-ci devient « son » objet, à savoir des objet représentés ou des idées. Il est manifeste que leur rapport ne réside plus dans l’ordre antithétique où ces deux éléments, sujet et objet, se trouvent opposés et écartés, mais dans la corrélation intime où le sujet pensant et l’objet pensé forment une paire complète de pensée en impliquant l’un et l’autre, c’est-à-dire que dans la conscience 145 le sujet visant et l’objet visé sont coprésents en tant qu’ils forment l’unité de la pensée. Ici on pourrait donc constater que la notion de l’intentionnalité élaborée par Husserl n’expose que la structure interdépendante du sujet et de l’objet maniée par les philosophes modernes comme Descartes et Kant dans la mesure où pour Husserl autant que pour les philosophes modernes l’objet n’est pas indépendant de la conscience du sujet, et où l’être n’est qu’un apparaître nommé soit idées, soit représentations, soit phénomènes purs, dans la conscience du sujet. On peut en conclure que Husserl a subtilisé la formule concernant le rapport du sujet à l’objet avec le couple de terme « noème-noèse », mais qu’il n’a pas vraiment dépassé, comme il le prétendait, la logique du sujet pensant et de l’objet pensé que je critiquais plus ) André Lalande recueille la définition du terme « conscience » dans Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Paris, P.U.F., 2002, p.173) de la manière suivante : « […] En réalité, le mot ‘conscience’, au sens A, désigne la pensée même, antérieure à la distinction du connaissant et d connu ; comme telle, elle est la donnée première que la réflexion analyse en sujet et en objet. (M. Blondek ; M. Bernès ) » 145 107 haut. Car cet objet nommé « noème » doit être visé nécessairement par la conscience du sujet, et sans le regard du sujet la validité d’un objet ne peut être confirmée ; et cela nous montre indéniablement le statut supérieur de l’ego pensant, et même si ce dernier implique l’objet, il est « son » objet, c’est-à-dire que cet objet est posé devant le regard de l’ego cogito pour que notre esprit prenne possession de sa connaissance et le rende intelligible en tant que l’objet représenté- du fait que sans ce processus de « poser devant » la lumière du regard de l’ego, aucun objet ne peut nous être connu ou intelligible, resterait dans l’inintelligibilité obscure - ; et l’objet sur lequel on pose notre regard n’est pas l’objet réel du monde qui ne se soumet pas à l’ordre de notre esprit, mais l’objet pensé et visé. En ce sens, la logique du rapport du sujet à l’objet est présente dans la notion d’intentionnalité de Husserl pour autant que l’épochè met tout d’abord l’accent sur la certitude de l’ego cogito à partir de laquelle tout autre peut être rétabli et que ce processus de rétablir des choses certains et distincts en tant que vérité dépend de l’acte de les poser devant le regard de l’ego cogito ; de telle sorte que le noème-noèse ne reflète que la structure du sujet visant et de l’objet visé. Husserl pense qu’après l’épochè on peut se trouver dans un état pur où l’ego transcendantal regard le monde comme des phénomènes purs apparaissant à sa conscience, c’est-à-dire ses propres vécus, et où le monde livre son sens à cette conscience pure car cette dernière n’est rien d’autre que l’ego transcendantal acquérant son indubitabilité dans la relation à la fois immédiate et évidente de moi avec moi-même146 , et à partir de ce fondement apodictique étant la conscience transcendantale, le monde est constitué. Selon Husserl l’arrêt total de jugement est un moyen de faire renouveler ou même renaître la conscience dans laquelle le monde apparaît nouveau pour nous et sans laquelle le monde n’a aucun sens. Mais une question peut se poser : est-ce que l’acte de l’épochè peut garantir l’infaillibilité de la conscience? Comment pourrait-on garantir que cette conscience est toujours sans lacune, est dotée de la certitude et que la pensée, les sentiments, la sensibilité et l’imagination étant l’activité de la ) Natalie Depraz précise dans Husserl l’indubitabilité de l’ego transcendantal de la manière suivante: « la relation immédiate que j’entretiens avec moi-même désigne ma conscience percevant comme dotée d’une « apodicticité », c’est-à-dire d’une indubitabilité définitive ». (p.31) 146 108 conscience ne sont pas déclenchés par un agent hallucinatoire telles que la folie, l’illusion causées à l’intérieur même de la conscience? Analysons encore la formule de Descartes ; « je ne puis douter que je doute, donc je suis » : il est vrai que je ne peux douter le fait que je doute, mais cela est absolument insuffisant d’inférer la certitude de l’ego car même si je ne peux douter le fait de douter et ce doute est révélateur de l’aspect immédiat de ma relation avec la conscience, le processus de doute radical ne devrait s’arrêter ici, il avance par élans envers le dernier point où personne n’osait franchir son pas de doute Car la certitude affirmée auparavant par ma relation immédiate avec la conscience ne peut inclure la notion d’inconscient et cette dernière est la preuve même de l’incertitude de la conscience. Et si l’acte de la mise entre parenthèse de tout est un acte « philosophique », cela devrait nous permettre de douter même de nousmêmes et de tout fondement apparaissant apodictique ; c’est pourquoi je peux continuer à douter même la certitude de l’ego qui se prétendait certain sans jamais être révoqué en doute, mais qui m’inspire un sentiment accablant de sa faillibilité face à la notion d’inconscient. Dès lors, je peux formuler cela : « je ne puis douter le fait que je doute, mais je peux douter moi-même ». Mais jusqu’à maintenant pour quelle raison doit-on penser que l’ego soit préservé de tout doute? Depuis l’époque moderne l’amplification du pouvoir de l’ego ne cesse de renforcer, et l’ego a détrôné le Dieu et se prétend détenteur de l’objectivité et de la certitude à partir duquel toute science est établie, et nos contemporains ne semblent pas prêtes à y renoncer ; la suspension de jugement husserlienne consiste à restituer la notion de l’égo sur le plan universel afin que l’ego justifié de son apodicticité obtienne sa suprématie sur le monde et qu’il devienne le véritable centre autour duquel tout tourne et duquel tout dépend. Mais en remettant en cause la certitude de l’ego je viserais à renverser son statut suprême fondé sur sa faculté de pensée et de la conscience, et si dorénavant le concept de Dieu a été considéré comme le fondement apodictique de toute vérité, depuis le Temps Moderne le concept d’ego cogito remplace le Dieu ; comme critiquer l’apodicticité du fondement de l’époque est toujours traité comme une tentative dangereuse de renverser son paradigme, nous rencontrerons la résistance fulgurante vis-à-vis de notre argument qui ose mettre en question l’absoluité de 109 l’ego pensant. Pouvoir douter de son fondement même, c’est là d’où émane la puissance incomparable de la philosophie ; et la question radicale commence par douter de ce qui apparaît le plus sûr et serait un pivot innovateur qui déconstruit et recrée la manière de penser. Lorsque l’on interrompe toute activité de la conscience de façon à évacuer toutes pensées sans laisser aucun issu de secours à l’ego- cette suspension de jugement se différencie de celle de Husserl-, l’ego, point d’attache de tout jugement, ne peut s’ancrer dans la certitude intacte car on ne peut jamais nier que l’apodicticité de l’ego est établie par l’acte de pensée et que sans ce dernier la notion de l’ego elle-même ne peut être construite. On peut constater que jusqu’à maintenant tout acte de la conscience tels que les réflexions, les souvenirs et l’imagination, etc., s’identifiait à l’ego lui-même et consolidait l’ampleur de son statut, et que tout univers tournait au tour de l’ego qui pense, mais qu’après l’arrêt total de jugement de l’ego là où il n’existe ni de jugement, ni d’ego, le principe de la certitude, sujet pensant, s’effondre totalement avec le monde qu’il a construit, et que l’univers ne tourne certainement plus au tour de lui et nous laisse voir enfin ce qu’il est en lui-même sans être occulté par la conscience de l’ego et sans être réduit à titre d’objet. Il en résulte que la vacuité totale étant une nouvelle manière de la suspension de jugement nous permettrait de mettre un terme en même temps à l’acte de la pensée et à la suprématie de l’ego. C’est cela qui est ma visée de la suspension de jugement. L’interruption de toute pensée nous livre une vacuité intérieure dans laquelle nous ne sommes plus le centre du monde en tant que le sujet pensant qui a le pouvoir de soumettre des objets à son regard, mais grâce à laquelle des êtres et nous se trouvent dans une pure égalité ; car il n’y a plus de pivot central, sujet, auquel toues choses se rapportaient comme ses objets de même que le primat du sujet transcendantal est totalement remise en question. Dans cet état où le vide abolit le règne de l’ego, qu’est-ce qui se passerait ? Lorsque nous interrompons toute activité de la pensée, nous pouvons remarquer que le processus de la pensée consiste, en fait, en la chaîne de l’engendrement successif où le regard rationnel déclenche des jugements qui provoquent des pensées et où ces dernières vont susciter encore des émotions, et ensuite, etc. ; afin de briser sa chaîne infernale qui ne s’arrête jamais grâce au haut circuit d’énergie de la vie 110 hyper-concentré sur la zone central étant le sujet unificateur, il est nécessaire d’y interrompre tout courant d’énergie d’une manière radicale. L’ego s’éteint en même temps que ses activités constitutives sont mises hors circuit. Comme si, après avoir éteint la lumière, on avait, au début, l’impression d’être dans une totale obscurité qui nous prive de toutes images, mais petit à petit on s’habitue à cette interruption de la lumière artificielle, dans ce vaste champ d’obscurité on découvre que la lueur floue des choses commence à émaner et brille avec une intensité fragile mais inouïe : c’est de la même façon que, après l’abolition du centre synthétisant, le vide qui n’a aucun point central émerge avec une telle force sereine, et petit à petit, le courant d’énergie de la tendance créatrice étant la vie, libéré de l’accaparement de l’ego, commence à circuler dynamiquement ; la lucidité fluide émane tout naturellement et est incroyablement présente dans toute durée vibrée du fil d’ici et maintenant ; ici l’horizon de la conscience se dessine d’une manière complètement dilatée et inédite. Je vous suggère de réorganiser tout autrement le terme « conscience » auparavant attachée à une activité affective et cognitive d’un sujet ; mais, comme l’on l’a constaté, la structure binaire du sujet /objet n’est plus présente dans cette conscience-là qui se libère de son point central ; en ce sens, il faudrait penser à la conscience sans sujet, qui n’est assimilable ni à la démence ni à l’absence de conscience : il est vrai que pour les occidentaux qui sont conditionnés à être le sujet dominant de son corps et de son monde, ils ont du mal à comprendre ce qui est la conscience vide et libérée du sujet, et que selon eux l’acte de conscience n’est rien d’autre qu’un prolongement de celui de l’ego maître et est toujours attaché et régulé d’une manière synthétique à un sujet cohérent et rationnel ; mais lorsque l’on signale la fin du règne de ce maître puissant en nous, on croit que le monde s’effondre et que la pire impossibilité se produise ; il est évident que « son » monde égologique s’effondra avec la mort de l’ego, mais que cela nous ouvre un nouvel horizon de monde et de vision de même que la mort de Dieu nous a ouvert l’horizon du nouvel monde où règne l’ego. La conscience sans sujet est une conscience dilatée qui refuse de se confiner à l’étroit cube égologique mais qui est stimulée dynamiquement par le courant d’énergie de la tendance créatrice consistant à passer les êtres les uns et les autres ; cette conscience ne cherche plus son ancrage fixe et unitaire mais aspire toujours à la fluidité de ses mouvements-devenirs et à ses intensités inouïes. Le vide créateur nous confère 111 une lucidité fluide qui se distingue bien de la lucidité rationnelle d’un sujet pensant ; alors que celle-ci est une lucidité tranchante qui consiste à disséquer des choses en objets et est représentée comme la lumière de l’esprit qui rayonne l’objet en face, celle-là se caractérise par la fluidité qui ne consiste point à déterminer le rapport de pouvoir entre sujet et objet, mais à le déterritorialiser complètement, et la lucidité fluide nous livre une ouverture à la lueur émanée des forces créatrices des devenirs des choses, non point à la lumière de l’esprit. Il importe de voir que la durée étant notre nouvelle temporalité est remplie de la présence fluide de cette forme de conscience éveillée et libérée dans le sens où le fil de l’ici et maintenant est censé constamment traversé et revivifié par la conscience sans sujet du fait que cette conscience rend chaque moment de la vie comme une émergence d’une nouveauté inouïe irréductible à la répétition du passé, libérée d’anticipation de l’avenir. Nous pouvons constater que la durée n’est point composée de la chaîne du passé-présent-avenir qui est structurellement assimilable à celle de l’avant-pendant-après147 et où le présent n’est qu’un moment désespérément occulté et futile sans son explication à partir du passé et de l’avenir ; et que grâce à l’épochè que nous venons d’effectuer, nous sommes délivrés de la chaîne temporelle du passé-présent-avenir et que la durée ne se positionne plus dans ce schéma qui cadre la temporalité d’une manière unitaire, mais capte la force de la tendance créatrice étant la vie qui consiste à refuser de se cristalliser sous aucune forme prédéterminée ; en ce sens, la durée ne peut se cristalliser dans cette chaîne temporelle pré-donnée et consiste en chaque moment fluide et inédit, qui a pour effet de déterritorialiser aussi bien ce qui a acquis précédemment que la structuration prévisible de ce qui va arriver postérieurement. Mais la question se pose encore : après notre épochè, est-ce qu’il n’y a plus de jugement ni d’affectivité ? Il importe de constater que l’épochè a pour but de ne pas cristalliser des jugements, des émotions sous forme d’un sujet-ego qui renforce le mécanisme de réaction répétitive dans le sens où il réagit à des événements et des choses par rapport à ce qu’il a vécu auparavant non point à ce qu’il vit maintenant ; et que l’interruption de toute activité de pensée devrait être une tentative constante qui remet toujours en question la validité de l’ego pensant et qui expérimente les limites de l’ego en mettant ses 147 ) H. Bergson, La pensée et le mouvant. 112 activités hors circuit –ce n’est pas parce que l’on a réussi à interrompre une fois l’activité de l’ego que l’on peut dépasser le régime dictatorial de l’ego-. Il faudrait noter qu’un seul épochè n’est surement pas définitif d’abolir le monde égologique ; et que contrairement aux autres épochès husserlien et cartésien qui ont prétention d’avoir réussi à rétablir son monde et son existence avec une seule tentative, cet épochè devrait poursuivre son mouvement tout au long de la vie car le sens de notre épochè réside dans l’esprit d’expérimentation perpétuelle qui continue à déterritorialiser ce qui est déjà circonscrit et acquis ; c’est la toute différence de nature entre les autres épochès précédents qui consistent à renforcer la construction de son nouveau territoire, et le nôtre qui consiste à fragiliser sans cesse sa ligne frontale et à s’en libérer. En ce sens, on peut constater que cet épochè constamment exigé d’être renouvelé, crée en nous une tension des forces entre les deux niveaux de conscience : conscience sans sujet et conscience assujetti au sujet cohabitent en quelque sorte ; dans ce cas, comme nous l’avons vu plus haut, l’épochè a pour fonction de ne pas cristalliser les jugements, les émotions et les pensées sous forme d’un sujet, lesquels continuent à se former malgré tout : certes, des jugements semblent apparaître sans cesse, mais si nous ne les attachons point au sens égologique, cela ne peut consolider le régime égologique et est susceptible d’affaiblir considérablement leur assujettissement à l’ego. Cette stratégie permanente permet de rendre possible l’abolition du régime de l’ego ; grâce à notre épochè qui consiste à déconnecter le lien entre les actes de la pensée et la zone centrale égologique, les jugements, les émotions ne peuvent plus puiser leur énergie constante à cet ego déréglé incapable de les synthétiser. C’est ainsi que toute activité de pensée perd ses forces, se recule de plus en plus ; ici nous sommes invités à déconnecter le lien éventuel de tout acte de la pensée avec son central, ego unificateur, cela revient à dire que lorsque nous ne centralisons plus ces activités vers un point d’ancrage fixe et abstrait, celles-ci se vaporisent plus facilement sans laisser leur effet de condensation qui est l’ego synthétisant. Grâce à cet épochè vaporisateur qui efface peu à peu le pouvoir égologique, un nouvel horizon de voir des choses peut enfin apparaître. Il importe de noter que l’épochè est non seulement un stade préparatoire à l’apparition d’un nouvel horizon de vision mais aussi un stade constamment inclus et présent dans cet horizon du fait que c’est son perpétuel mouvement de déterritorialisation, qui nous permet de tisser tout autrement 113 notre relation avec l’être. Cet horizon nous dirigerait vers l’être dans son intégralité ontogénético-dynamique où ses devenirs créateurs s’accomplissent en tant que sa réalité effective et constitutive, non point vers l’ego ; cela n’est rien d’autre que l’intuition. 114 І–5 La considération de la relation des trois valeurs dans la dimension de l’existence Lorsque nous tentons de déplacer la notion d’être dans une dimension de l’existence, il importe de constater d’abord que depuis longtemps la notion d’être s’inscrivait dans la dimension de l’essence qui s’opère dans la raison. Ici du point de vue généalogique de la formation de l’essence, le mode opératoire de la raison consiste à concevoir l’essence sous forme de l’idée ou du concept en général du fait que l’essence s’éloigne de la particularité et de la corporéité changeante ; en plus, du point de vue cognitif l’essence nous est saisissable également par le moyen du concept et de l’idée. En ce sens, nous pouvons remarquer que la notion d’être était intentionnellement insérée et aménagée dans la dimension 115 conceptuelle –ici ce terme « dimension conceptuelle » est stratégiquement utilisé en vue de nous montrer sa caractéristique oppositionnelle avec la dimension de l’existence - où l’essence se forme d’une manière abstraite et immuable. G. Deleuze constate cette idée à la lumière du regard d’André Lalande dans La Différence et la répétition : « Lalande dit que la réalité est différence, tandis que la loi de la réalité, comme le principe de la pensée, est identification : ‘‘la réalité est donc en opposition avec la loi de la réalité, l’état actuel avec son devenir’’ » 148. Il assimile la réalité à la dimension de devenir, c’est-à-dire celle de l’existence. Examinons la limite de cette dimension conceptuelle de la notion d’être, qui aggrave la coupure de la relation entre les trois valeurs, et discutons la nouvelle considération de leur lien corrélatif. L’écart entre la pensée et l’être engendre également le décalage entre la dimension conceptuelle et la dimension de l’existence ; tandis que l’une des modalités principales de la pensée est encore un concept, l’existence ne se limite pas simplement à une sorte de modalité contingente, mais a le pouvoir éminent d’inclure les hasards en lui afin d’accomplir les devenirs créateurs et constitutifs de l’être ; en ce sens l’existence dépasse largement le concept qui n’est point susceptible de maîtriser les aspects hasardeux et changeants de l’être. Cela montre également la primauté de la dimension de l’existence sur la dimension conceptuelle. Mais pour mieux éclaircir ce qui est la dimension de l’existence, il faudrait d’abord déterminer ce qui est l’être dans l’histoire de la philosophie occidentale : l’être désigne « ousia » en grec, qui englobe à la fois l’exister (esse) et l’essence (quiddité) ; car selon saint Thomas d’Aquin(1225-1274), « tout être est nécessairement (essence) et de son acte d’exister (esse)» 149 composé de ce qu’il est ; ici l’essence est ce qui est conceptualisable par l’abstraction dans la notion d’être. Même si notre tendance habituelle nous mène à considérer l’ordre rationnel comme ce qui existe réellement, l’exister ne peut jamais être réductible à la dimension conceptuelle de l’être, ni concevable par le concept. Car il dépasse complètement le concept y compris toute abstraction de l’entendement et l’idée du fait de son élan toujours ) G. Deleuze, Différence et Répétition, p. 292 ; A. Lalande, Les illusions évolutionnistes, pp. 347-348. 148 149 ) Etienne Gilson, L’être et l’existence, Paris, librairie philosophique J. Vrin, 1948, p. 105. 116 imprévisible et de ses forces novatrices jaillissant de la vie, qui consistent à empêcher la structuration prédéterminée et répétitive de l’être. Nous pouvons noter que nous n’avons pas de concept propre, direct de l’exister et que l’essence en tant que la caractéristique immuable et générale d’un être, procède de l’abstraction de la pensée et, de ce fait, ne reflète point la nature mouvante de l’être ; car le concept et l’abstraction en tant que l’activité de la pensée ne peuvent accéder à l’exister qui dépasse son cadre épistémologique en raison de ses aspects dynamiques. Ici je tente de placer la notion d’être en termes de l’individuation et de la vie afin de réorienter notre discussion sur l’être. Le concept n’arrive pas à saisir l’être dans sa réalité effective où son individuation ontogénétique se déploie. Etant donné que l’être en termes de l’individuation et de la vie échappe toujours à la concevabilité rationnelle et qu’il est au delà de la pensée abstraite dans son éminent mouvement des devenirs, et que la conceptualisation de l’être provoque nécessairement son figement et sa cristallisation contre lesquels lutte constamment le mouvement de déterritorialisation mené par la force de la vie. En plus l’individuation inclut les facteurs disparates dans la notion de l’être150. La dimension de l’existence n’est ni le lieu de l’actualisation du programme préconçu par la Raison, ni celui de l’accomplissement de l’essence d’un être, ni celui de l’égarement des pures contingents ; en ce sens, non seulement elle ne nécessite rien qui la précède chronologiquement et causalement, mais aussi elle ne se présente point comme un degré inférieur à un archétype. En quoi consiste la dimension de l’existence ? Comme nous l’avons déjà vu précédemment, l’être ne s’inscrit que dans la dimension de l’existence là où ses devenirs sont son seul principe constitutif et où aucun principe préalablement construit telles que l’essence, la Raison, etc., n’est présent, n’est supposé. Les devenirs parviennent à inciter le nouveau flux des devenirs du fait qu’en devenant ils sèment le petit degré d’hétérogénéité là où son seuil d’équilibre est sur le point de basculer, et que ce degré d’hétérogénéité agira comme un élément stimulateur du déséquilibre et de l’instabilité qui mènent à générer le nouveau flux de devenir. En quoi consistent les devenirs ? Ils consistent en le passage fluide d’un état à un autre, pris dans une continuité indivisible et poussé par le courant d’énergie de la vie, qui configure le panorama de changements constitutifs de l’être. L’être est ce qui devient 150 ) G. Deleuze, Différence et répétition, p. 317. 117 continuellement grâce au courant d’énergie de la vie propulsé par la volonté de puissance qui cherche à déterritorialiser son état antécédent vers un état nouveau plus intense, à savoir qu’il est ce qui se forme en devenant comme l’être en individuation ; il importe de constater que hors de ce processus de l’individuation on ne peut penser nullement l’être dans la mesure où vouloir expliquer ce dernier à partir de l’avant et de l’après l’individuation montre le fait que l’être y est pensé seulement en tant que son absence et qu’omettre le pendant crucial où les devenirs constituent l’être est un acte illégitime ; en ce sens, c’est uniquement dans le processus de l’individuation où on peut penser l’être d’une manière légitime dans sa présence dynamique. Mais pourquoi depuis longtemps considère-t-on la Vérité, le Bien et le Beau comme des valeurs séparées, indépendantes ayant une orbite différente ? Car l’homme a tendance à concevoir les choses d’une manière conceptuelle ; cette façon de concevoir des choses consiste à circonscrire un « territoire » 151 déterminé qui ne se confond jamais avec d’autres et est une zone subordonnée à une norme particulière d’une manière unilatérale. Dès lors, considérer ces valeurs dans la dimension conceptuelle signifie délimiter leur domaine fixe et distinct, les coder selon leurs normes spécifiques : c’est ainsi que le territoire métaphysique, éthique et esthétique se circonscrivent d’une façon distincte. Comme le constate Deleuze dans le platonisme, on tente de délimiter « le domaine et de le fonder et de le sélectionner, d’en exclure tout ce qui viendrait en brouiller les limites » 152. En fait, c’est la raison qui consiste à imposer l’ordre à l’illimité en tant que le principe inconditionné. Si la pensée est un mouvement qui se dirige vers la transcendance, l’intuition est un mouvement qui embrasse l’immanence. A. Badiou dans Deleuze, la clameur de l’être nous propose l’idée d’intuition très intéressante : il la constitue à partir de la pensée deleuzienne153 ; « l’intuition est une description 151 152 ) Cela est lié à la notion de territorialisation de G. Deleuze dans Mille plateaux. ) Deleuze, Logique du sens, p. 299. ) Dans Deleuze, la clameur de l’être, A. Badiou se réfère à la Différence et répétition de Deleuze pour construire son idée sur l’intuition : « Comme Deleuze nous le dit, toute construction de la pensée va de A à B et de B à A. Mais ‘‘En allant de A à B, puis en revenant, de B à A, nous ne retrouvons pas un point de départ comme dans une répétition nue ; la répétition est bien plutôt, entre A et B, B et A, le parcours ou la description progressive de l’ensemble d’un champ problématique(DR 272)’’ » 153 118 progressive d’un ensemble comme une aventure descriptive » 154. Cela signifie que l’intuition n’est pas similaire à l’observation cartésienne 155 , ni à la vision mystique qui saisit tout d’un coup, mais plutôt un parcours aventurier, nomadique qui consiste à décrire le mouvement déterritorialisant d’une manière assidue ; il faudrait noter que ce parcours intuitif ne présuppose aucune dimension verticale qui comporte le mouvement ascendant et descendant vers la transcendance, mais celui-là ne fait que produire des mouvements horizontaux au niveau de la surface de sorte que la dimension immanente des choses suffit au parcours intuitif. Comme l’affirme Badiou dans son livre, l’intuition, c’est qu’il s’agit du mouvement de l’être en devenir ; de là nous pouvons constater que l’intuition est un parcours descriptif qui suit humblement le mouvement déterritorialisant des devenirs sans prétendre de distribuer un ordre quelconque. Dès lors, la dimension conceptuelle est un lieu de l’inscription de l’ordre de la raison où l’être est saisi dans sa généralité abstraite conçue par ses instruments rationnels tels que le concept et les catégories. Selon Kant, l’homme s’analyse dans trois dimensions indépendantes : la raison pure constituant la dimension cognitive, et la raison pratique qui constitue la dimension de l’acte moral et de la liberté humaine, la faculté du jugement de goût constituant la dimension esthétique. Ici chaque dimension s’occupe d’une fonction totalement différente et est indépendamment séparée au niveau conceptuel et théorique. Comme le constate Deleuze, le système du Même opère la distribution sédentaire, hiérarchique des représentations156. Même si Kant a construit les trois Critiques dans l’intention d’ériger chacune dans une autonomie rigoureuse, il admet quand même que « le goût rend ainsi possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt moral, de la nature à la liberté, de l’entendement à la raison»157. Ces trois valeurs semblent se fondre tantôt sur certain point tantôt ne le sont point ; il importe de 154 ) Ibid. 155 ) Ibid. ) Deleuze, Différence et répétition, p. 356. 156 ) Le Dictionnaire des philosophes, sur Kant, Paris, Encyclopeadia Universalis, 1993, pp. 830-831. 157 119 préciser que dans la dimension conceptuelle le processus de connaître un objet a pour but de le soumettre à son regard rationnel, et qu’en ce sens, la considération des valeurs est déjà conditionnée plus ou moins par son cadre rationnel du fait que la circonscription rigoureuse des valeurs est présupposée comme le point de départ tel que montrent les trois Critiques de Kant. En revanche, si l’on considère le lien des valeurs dans la dimension de l’existence, leur frontière apparaît assez vague et endosmotique. Etant donné qu’elles y sont sans cesse déterritorialisées par la force éminente de la tendance créatrice étant la vie, qui consiste à déborder la ligne frontale entre ces territoires fixes et à évaluer les valeurs par la volonté de puissance qui pèse chaque combinaison de forces selon son intensité particulière et créatrice. Il faudrait noter que ces valeurs, le vrai, le bien et le beau, ne sont point la valeur en soi qui réside indépendamment de la dimension de l’existence d’un être et qui s’inscrit dans la dimension transcendante où son essence se conforme parfaitement à l’ordre de l’Intelligible ; mais que l’être constitué des devenirs créateurs, s’inscrit dans la dimension de l’existence où c’est l’évaluation des forces des devenirs qui construit les valeurs, et qu’en ce sens, ces dernières se rapportent intimement à ce qui est l’être dans ses devenirs, sans lequel les valeurs ne peuvent se former. Prétendre une valeur en soi signifie la primauté de la valeur préétablie par la Raison sur la vie qui refuse de se conformer à un ordre transcendant par sa grandeur immanente et qui crée sans cesse le flux inédit des devenirs de l’être. Nous pouvons supposer que la valeur se rapporte toujours à quelque chose ou quelqu’un de même que la conscience est toujours celle de quelque chose ; ici nous devrions poser une question à la manière nietzschéenne : qui veut des valeurs ? Qui construit les normes et les critères des valeurs ? Ce questionnement nous rendrait attentifs à l’intentionnalité des valeurs au double sens : dans le premier sens, nous demanderions son intentionnalité au sens husserlien par rapport à quoi ou quelqu’un ; dans le second sens, l’intention subjective de la construction de telle valeur plutôt que d’autres. Dans ce cas pourquoi parlions-nous du vrai, du bien et du beau parmi tant d’autres valeurs? Je vise à remettre en question le système de la pensée philosophique existant qui consiste à considérer les trois valeurs comme soit essentielles soit intrinsèques ; c’est pourquoi nous devrions exposer aussi bien leur intentionnalité que leur corrélation respective lesquelles démontreraient leur caractéristique relationnelle et extrinsèque. Qui veut la séparation des valeurs ? Comme nous l’avons déjà vu, 120 c’est l’ordre de la raison qui consiste à délimiter des domaines distincts afin d’ériger un système rationnel dans ses articulations analytiques. Dans ce cas, qui construit les normes et le critère de jugement des valeurs ? Il est indéniable que des valeurs sont le résultat d’une évaluation des faits ou des choses selon le critère du jugement, et qu’elles ne sont point celles qui proviennent de nulle part, de l’impersonnel comme prétendues transcendantes, mais celles qui sont déterminées et orientées par sa provenance particulière et l’intention bien visée. Je reconnais l’apport exceptionnel de Nietzsche sur ce point : le philosophe allemand n’hésite pas à exposer et à s’interroger sur l’intention cachée et le vouloir inavoué de la construction des valeurs et des notions philosophiques ; cela a pour effet d’ébranler non seulement le système de la pensée philosophie mais aussi celui du monde dans la mesure où c’est la volonté de puissance qui est omniprésente dans toute sorte de construction et qui évalue constamment des forces qui se rivalisent, se luttent et se lient, en termes de valeurs. Vouloir parler de la pluralité et de la corrélation de ces valeurs signifie que l’intentionnalité de ces dernières se trouve dans la dimension de l’existence où l’être est sans cesse traversé par les forces de la vie, et où les valeurs sont concomitantes aux devenirs de l’être. Il me semble que, au-delà des devenirs constitutifs de l’être, il n’y ait rien et que ce soit le terminus des valeurs, du critère de jugement et de toute évaluation ; lorsque les devenirs continuent à produire leur flux, nous pouvons affirmer que l’être est connecté avec le courant d’énergie de la vie qui le mène à s’intensifier plus, et que sa quête de l’intensité créatrice lui permet de créer des valeurs selon ses évaluations des forces. En ce sens, il est évidant que nous devrions déplacer la considération des valeurs dans la dimension de l’existence. On doit noter que la distinction entre le vrai, le bien et le beau s’opère dans l’articulation entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le monstrueux, et que cette articulation se fait par le critère de l’infini négatif qui est un devenir-fou, indéterminé. Dans ce cas leur frontière se dilate, se torde, se déterritorialise du fait que chaque valeur comporte une part de l’infini négatif qui décentralise, menace le système des valeurs existant. Désormais, nous allons considérer ces mouvements des valeurs sous l’angle de la force de la tendance créatrice par laquelle les valeurs aussi sont en opération de construction et de déconstruction et d’évaluation continue. Notons que les imbrications intimes des valeurs créent une nouvelle possibilité dans le domaine philosophique ; étant donné que depuis longtemps la métaphysique, l’éthique et l’esthétique se basaient 121 sur chacune de ces trois valeurs d’une manière indépendante, mais que la corrélation entre ces valeurs permet de voir ces domaines dans leur mouvement de déterritorialisation par lequel nous pouvons mener une critique radicale que Nietzsche tente de faire, à savoir la critique des trois Critiques kantiennes, qui consiste à remettre en cause le statut même de la connaissance elle-même, de la morale et du goût esthétique au lieu de déceler leur légitimité afin d’ériger une vraie connaissance, une vraie morale et un vrai goût esthétique, comme le constate remarquablement G. Deleuze dans Nietzsche et la philosophie.158 Et cette thèse consiste à déceler le secret de l’articulation entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le monstrueux à la lumière de la notion de l’infini négatif. 158 ) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 2005, pp. 102-103. 122 CHAPITRE II. La critique de la connaissance et de la vérité 123 II- 1 La critique de la thèse kantienne concernant le statut de la connaissance Kant a prétendu fonder une métaphysique comme science. Mais malgré sa prétention les conséquences du kantisme ou même les interprétations du kantisme se dispersent dans de différentes directions incompatibles les unes et les autres qui ne s’accordent pas avec celle-là. Comment peut-on positionner le projet Critique de Kant par rapport aux problématiques concernant la possibilité de la connaissance légitime ? Sa tentative de fonder la métaphysique comme science vise à fonder une connaissance sur la légitimité ; mais en quoi consiste-t-elle sa légitimité? Le terme « légitimité » signifie la caractéristique de ce qui est fondé par et conforme à la loi : sa définition au sens propre du terme nous permet de mieux comprendre le sens même du projet critique de Kant dans la mesure où le terme « critique » au sens kantien désigne « l’enquête philosophique sur la légitimité et 124 la possibilité » 159 de la connaissance, et où Kant cherche la loi ou l’ensemble de règles, qui détermine la construction d’une connaissance rationnelle de même que le scientifique cherche la loi de la nature, qui détermine les rapports entre des phénomènes naturels ; et pour ce faire, le philosophe allemand essaye d’éclaircir le mécanisme d’un processus cognitif de l’esprit dans lequel les dispositifs cognitifs tels que la sensibilité, l’entendement et la raison, s’articulent d’une manière précise et spécifique afin de construire une connaissance cohérente et rationnelle. Afin de rendre une connaissance légitime, c’est-à-dire rendre la conforme à la loi de la cognition rationnelle de l’homme, nous sommes sollicités de discerner non seulement le mécanisme d’un processus cognitif de l’esprit mais aussi l’ensemble de ses règles consistant à conditionner son expérience160 ; tel est l’itinéraire de son projet critique. Comme nous l’avons déjà vu plus haut, son exigence d’une connaissance légitime implique nécessairement la recherche de la scientificité puisque nous ne pouvons nier que son entreprise critique est inspirée de et influencé en effet par la tendance de la science moderne qui consiste à traiter des faits en utilisant le moyen expérimental et en les mesurant afin d’obtenir la certitude 161 dans la mesure où Kant traite notre expérience en observant et analysant son mécanisme d’une façon à la fois concrète et rigoureuse en vue d’obtenir une condition de possibilité de la connaissance ou de l’expérience, qui a pour fonction de déterminer la construction d’une connaissance. Michel Meyer explique sur ce point dans la Science et métaphysique chez Kant (Paris, Puf, 1988) que cette tentative critique vise à modeler la méthode métaphysique sur celle de la géométrie et de la physique pour y apporter l’apodicticité et la rigueur. Mais pourquoi est-ce que Kant a utilisé le terme « connaissance » avec le terme ) La définition du terme « critique » au sens kantien est ainsi donnée dans Kant et le kantisme de Jean-Cassin Billier. (Paris, Armand Colin, 1998, p. 90) 159 ) L’« expérience » au sens kantien est définie dans le Dictionnaire de la philosophie de C. Godin de la manière suivante : « ensemble du processus de synthèse grâce auquel le sujet, par le moyen des catégories de l’entendement, unifie les données sensibles, les transformant ainsi en objets possibles pour la connaissance ». (Paris, Fayard, 2003, pp. 470-471) 160 161 ) Cette définition de la science moderne est celle de Heidegger dans Qu’est-ce qu’une chose ? (Paris, Gallimard, 1971) 125 « expérience » ? Il importe de constater que leur utilisation est rigoureusement élaborée par Kant dans l’intention du projet critique, est très technique dans la mesure où, comme le précise Kant dans la Critique de la raison pure, « l’expérience n’est plus une simple collection des données, mais suppose une activité de l’esprit », c’est-à-dire que le terme « expérience » implique déjà le processus cognitif de l’esprit qui consiste à synthétiser les données divers et sensibles avec son instrument rationnel tels que catégories et concept ; en ce sens, l’expérience au sens kantien se rapporte directement au processus de construction d’une connaissance, qui s’opère étape par étape dans chacun des dispositifs cognitifs de l’homme tels que la sensibilité, l’entendement et la raison. Notre argument s’articulera au tour de la thèse du statut de la connaissance et aussi de sa construction. Ici je vous invite à suivre la réflexion de Noelting Gérald, psychologue contemporain franco-canadien, sur le processus cognitif de l’esprit humain, où s’organisent les deux niveaux de l’interaction entre sujet et objet d’une manière déterminée, en vue de comprendre comment se construit une connaissance : « A chaque stade de développement (cognitif), l’expérience montre que le sujet appréhende des données à un premier niveau (que nous appelons objectal […]) et il les ‘traite’ à un second niveau (que nous appelons opératif […]). Le traitement consiste en une composition. Composition signifie arrangement, agencement. Les donnés subissent des réarrangements dans l’espace afin de fournir une ‘totalité’ cohérente. […] Or, au cours du développement, le sujet n’apprend pas, il ‘construit’. Les instruments de cette construction sont d’une part le schème du sujet (le ‘programme’), d’autre part les données du milieu tels qu’appréhendés par le schème. […] C’est pourquoi la connaissance est cohérente, car la composition est une recherche d’unité dans la diversité des données présentes. […] car à chaque étape elle ‘réordonne’ les éléments qu’elle appréhende pour donner une totalité intégrée (et hiérarchisée). » 162 Sa remarque est très intéressante dans le sens où le développement cognitif ) Dans Le développement cognitif et le mécanisme de l’équilibration de Noelting Gérald. (Québec, Gaëtan Morin Editeur, 1982, p. 315-316) 162 126 qu’il est en train de nous décrire est étonnamment similaire à l’analyse du processus cognitif de l’esprit présentée par Kant et où il suppose deux étapes successives de cognition, lesquelles consistent en l’appréhension des données et ensuite en leur traitement ; il me semble que la premier étape consistant à appréhender des données corresponde au stade de la perception sensible de cellesci par le biais de la sensibilité, et que la seconde étape à les traiter au stade de leur synthétisation sous l’unité catégoriale ou conceptuelle par le biais de l’entendement. Il est intéressant de noter que G. Noelting utilise le terme « traitement » qui montre certain aspect analogique à l’informatique, puisque si nous supposons qu’une connaissance soit une « construction » de l’esprit, il faudrait admettre le fait que l’opération de sa construction s’effectue par des dispositifs ou appareils cognitifs de l’esprit, qui consistent à traiter d’une manière spécifique des données et des informations reçues selon ses schèmes tels que le réseau spatio-temporel de la sensibilité et la catégorie de l’entendement, etc. ; et que son mécanisme consiste en des processus cognitifs qui procèdent d’une façon consécutive et systématique ; et c’est en cela que le psychologue franco-canadien présente le schème cognitif d’un sujet connaissant comme un ‘programme’ qui traite des informations données d’une façon déterminée. En ce sens, pour que la construction d’une connaissance soit possible, il nous faudrait non seulement les schèmes cognitifs du sujet tels que les dispositifs cognitifs de l’esprit nous les fournissent mais aussi les données ou les informations telles qu’elles sont appréhendées par ce schème ; et à chaque étape du processus cognitif, les facultés de connaissance « réordonnent » - comme l’expression de Noelting-, réorganisent les informations selon leurs propres structures d’agencement cognitives, qui s’articulent différemment les unes des autres, c’est-à-dire que la manière de structurer les données varie selon la sensibilité, l’entendement et la raison ; on discutera ce point en détail plus tard. Ici nous pouvons constater que les données ainsi mentionnées ne sont plus assimilables aux choses du monde extérieur, prétendues comme existant en soi et indépendamment de nous, mais qu’elles sont données dans notre cadre épistémologique, et de ce fait, désignent le corrélat du schème cognitif du sujet connaissant ; et que c’est en ce sens que nous connaissons seulement des phénomènes qui impliquent le fait que l’opération cognitive de l’esprit agit sur les objets donnés, et qui sont un objet en tant qu’il se règle sur la structure cognitive du sujet, non inversement. Ici dans le mécanisme du processus 127 cognitif, le rapport entre le sujet connaissant et l’objet donné suppose une dissymétrie indéniable dans la mesure où c’est le sujet qui « est une fonction portant des structures » 163 à ses représentations en tant qu’une instance unificatrice et synthétisante de ces dernières afin de constituer un objet de connaissance possible, donc d’expérience possible ; et où « c’est l’objet qui tourne autour du sujet, non inversement », à savoir que le point central dans le mouvement de la construction d’une connaissance n’est plus l’Objet réel qui rayonne éminemment à l’extérieur d’un sujet et autour duquel ce dernier tourne, mais est déplacé vers le sujet connaissant qui structure et détermine l’objet donné et autour duquel ce dernier tourne ; c’est pourquoi on appelle cette entreprise critique « révolution copernicienne » 164. Il convient de constater qu’en ce sens les phénomènes sont l’objet d’expérience possible se soumettant à sa condition de possibilité qui n’est rien d’autre que le sujet connaissant ; et que Kant qualifie son programme critique de transcendantale qui consiste à nous fournir une condition a priori de possibilité de l’expérience, à savoir de la connaissance, laquelle réside dans l’opération des facultés cognitives du sujet, et qui a pour fonction d’élucider le mécanisme de la construction d’une connaissance. En quoi consiste-t-il le statut de connaissance ? Selon Kant, pour qu’une chose devienne connaissable, au moins reconnaissable pour nous, comme nous l’avons déjà constaté précédemment, elle devrait se régler sur notre faculté de connaître en suivant le processus de la sensibilité, de l’entendement et celui de la raison pure ; c’est la structure de notre faculté cognitive tels que la forme a priori de la sensibilité(le réseau spatio-temporel), la catégorie de l’entendement, l’unité synthétique de l’aperception transcendantale, qui nous permet de « former » une connaissance pour nous ; sans passer ces instances formatrices, une chose ne peut devenir connaissable d’une manière légitime. En ce sens nous ne saurions nier que l’objet de la connaissance légitime devrait se conforme au regard du sujet connaissant, et que, comme le précise Philibert Secratan dans les Méditations ) Le terme « transcendantal kantien » est bien déterminé dans Les Notions philosophiques, Dictionnaire 2, Pairs, P.u.f., 1990, p. 2637. 163 164 ) Ibid. p. 2636. 128 kantiennes165 , le criticisme kantien consiste à renverser le régime dogmatique de relation sujet/Objet où le sujet est dominé par l’Objet réel, en soi qui dépasse son pouvoir connaissant, en régime transcendantal de relation Sujet/objet où le sujet connaissant domine et conditionne son objet. En passant du statut dominé au statut dominant l’intelligence rationnelle de l’homme devient le nouveau maître du monde dans le sens où ce monde est constitué par le sujet connaissant ; mais le renversement d’un régime en un autre ne signifierait pas une Révolution du rapport de pouvoir inégalitaire car seulement le dominant est substituée par un autre alors que le système de rapport de pouvoir dominant/dominé subsiste encore. En ce sens, chez Kant le régime de la relation sujet/objet n’est point dépassé d’une manière radicale, mais il réforme le système de rapport de pouvoir en légiférant la nouvelle loi transcendantale qui légitime le règne du sujet connaissant dans le monde. Cela revient à dire que sa prétention de légitimité et de l’universalité d’une connaissance reflète, en quelque manière, sa volonté de réformer la connaissance dans certaine direction spécifique. Il faudrait noter que la construction d’une connaissance ainsi mentionnée se fonde sur la cognition rationnelle qui désigne une cognition régionale, spécifique, non point une cognition entièrement globale ; cela veut dire que la connaissance que Kant prétend établir selon l’ordre transcendantal, est une connaissance ciblée et focalisée en quête de la rationalité, qui consiste à être conforme aux règles des certaines facultés cognitives régionales tels que l’entendement, la raison, d’autant plus que la cognition humaine consiste à désigner et à englober tout acte de connaître tels que reconnaître, affirmer, constater, percevoir, analyser, synthétiser, raisonner, imaginer, conjecturer, anticiper, etc., et consiste en multitude des cognitions régionales, et, de ce fait, qu’elle ne se réduit pas à la cognition rationnelle. Dans ce cas nous sommes sollicités à observer chez Kant sa volonté de connaître au sens nietzschéen, laquelle consiste en quantum de pulsions hiérarchisées, rivales ou contradictoire, qui crée un état de tension entre elles et se traduit finalement en la passion de la vérité ; puisque, comme le révèle Nietzsche avec sa perspicacité inégalable, toute connaissance n’est point l’expression impersonnelle d’une objectivité d’un savant, mais est l’expression même de la volonté ou de la pulsion de connaître spécifique dans la mesure où 165 ) Secretan Philibert, Les médiations kantiennes, Paris, L’age d’homme, 1981. 129 celle-ci a pour effet de pousser à produire un tel type de connaissance plutôt qu’un autre, selon une visée spécifique : comme nous l’avons déjà remarqué, Kant a déplacé stratégiquement l’axe central de la question de la connaissance vers le sujet transcendantal qui a pour fonction de conditionner et de structurer l’objet d’expérience possible selon ses schèmes a priori ; mais Zourabichvili François explique l’idée critique de Deleuze vis-à-vis du projet transcendantale de Kant dans Le vocabulaire de Deleuze de la manière suivante : « Kant a su créer la question des conditions de l’expérience, mais le conditionnement qu’il invoque est celui de l’expérience possible et non réelle, et demeure extérieure à ce qu’il conditionne (Nietzsche et la philosophie, 104 ; Bergsonisme, 17).» 166 Il paraît que le texte cité comporte plusieurs points à relever afin de faire émerger la volonté de connaître de Kant : premièrement, dans quelle intention est-ce qu’il convoque la condition a priori de la possibilité de connaissance, donc de l’expérience ? Deuxièmement, pourquoi est-ce que le philosophe allemand parle de l’objet d’expérience possible plutôt que celui d’expérience réelle ? Troisièmement, dans quelle mesure peut-on connaître cette condition transcendantale de l’expérience ? Lorsque Kant convoque la condition a priori de la possibilité de connaissance au tribunal de la cognition rationnelle, qu’est-ce qu’il veut prouver avant tout ? Pourquoi est-ce qu’il ne se contentait pas de la pièce de conviction donnée étant l’expérience sensible et empirique ? Le philosophe allemand d’esprit minutieux s’obstine toujours à trouver ce qu’il rend possible une expérience et une connaissance ; car pour lui l’expérience empirique n’est pas seulement une simple pièce de conviction à montrer mais aussi un événement en question à enquêter, et c’est pourquoi il pose des questions : qu’est-ce qui rend possible une expérience ? Est-ce que celle-ci est une construction ou bien une donation naturelle? Au fil des années de l’enquête, le philosophe allemand arrive à rendre compte du moment-clé de cet événement : une expérience n’est pas une donation de la nature, à savoir de la chose en soi, dans laquelle le sujet se règle 166 ) Zourabichvili François, Le Vocabulaire de Deleuze, Paris, ellipses, 2003, p. 34. 130 sur l’Objet réel qui existe en soi, indépendamment de lui en tant que l’archétype de l’être, mais une construction du sujet connaissant, dans laquelle c’est l’objet en tant que ses représentations constituées, qui se règle sur le sujet ; dès lors, il s’intéresse à déceler la relation de cet objet avec nos facultés de connaître : en quoi consiste leur relation et quel est le mécanisme de l’expérience, de la connaissance ? Il traite la question avec une approche similaire à celle d’un ingénieur dans la mesure où il étudie l’agencement de ces deux composants principaux, leur mode opératoire et leur fonctionnement, la structure de l’expérience qui conditionne les objets. Car Kant est bien conscient que l’expérience est une belle construction de l’esprit et, de ce fait, qu’il faudrait comprendre son mécanisme et son principe d’opération. C’est ainsi que la recherche de la condition de possibilité de l’expérience s’installe chez lui ; mais pour qu’une condition soit susceptible de déterminer et de conditionner tous les objets de l’expérience non pas certains objets particuliers, il est indispensable que cette condition se fonde sur l’a priori qui est « antérieur à l’expérience sensible et indépendant d’elle » 167 et qui est ce qui est nécessaire et universel par opposition à l’a posteriori qui « dérive de l’expérience » 168 sensible ou empirique et qui est ce qui est contingent et particulier. Et une condition a priori de l’expérience devrait s’appliquer à tous les objets de l’expérience en tant que ses conditions nécessaires et universelles169 ; de là Kant invente une nouvelle notion de l’a priori en rapport avec la faculté cognitive de l’homme : il entend par là « tout ce qui appartient à la structure de notre appareil de connaissance » 170. Nous pouvons constater que pour Kant notre faculté cognitive joue un rôle d’une instance a priori de l’expérience : nos appareils cognitifs consistent en la faculté de connaître qui est la sensibilité et l’entendement, et chaque appareil dispose de ) La définition du terme « a priori » dans Le Dictionnaire de la philosophie de C. Godin, p. 96. 167 168 ) Ibid., p. 91, la définition du terme « a posteriori ». ) La remarque de G. Deleuze sur la notion de l’a priori chez Kant m’a aidé à reconstituer son itinéraire et sa perspective transcendantale. Les cours Vincennes de G. Deleuze sur Kant, synthèse et temps, 14/03/1978. 169 ) Dans Les Notions philosophiques le terme « a priori » chez Kant est défini ainsi. (Paris, Puf, p.140) 170 131 sa propre structure a priori distincte : la sensibilité a une forme a priori étant le cadre spatio-temporel qui s’applique à tous les données sensibles et qui les structure d’une manière spécifique ; l’entendement a aussi une forme a priori étant les catégories qui permettent de synthétiser ces diverses données sensibles sous des schèmes conceptuels classificatoires. Dès lors, il convient de dire que ces formes a priori sont « la condition de possibilité de la connaissance de l’a posteriori » 171 ; cela revient à dire que sans ces formes a priori de notre faculté cognitive, les données sensibles a posteriori ne peuvent jamais être reconnues comme notre expérience ; la construction de la connaissance, de l’expérience est possible grâce à l’articulation ingénieuse entre des données sensibles a posteriori et la structure a priori de l’appareil cognitif de l’homme. En ce sens, dans le mécanisme de la connaissance, celle-là est une pièce principale de la construction de la connaissance transcendantale, qui a pour fonction de formater des données sensibles selon ses schèmes ; en outre, la reconstitution de l’événement « expérience » n’est possible que dans cette condition transcendantale. Mais une question peut rebondir encore sur ce point : Kant a précisé de la formuler de la manière suivante : « elle est la condition a priori de possibilité de l’expérience possible » ; dans ce cas, pourquoi parle-t-il de l’expérience possible plutôt que l’expérience réelle ? Quelle est la différence entre les deux ? Pour y répondre, il faudrait noter que Kant est bien conscient que l’aspect logique de l’être se distingue de son aspect réel au sens effectif, à savoir son existence ; Jean-Marie Vaysse le remarque dans la Stratégie critique de Kant : « S’il faut en effet distinguer l’ordre logique des relations conceptuelles et l’ordre existentiel des relations réelles, si le réel n’est plus homogène au possible et si l’existence est indéductible du concept, la relation de causalité ne relève plus d’un principe logique et la possibilité des concepts n’est plus celle des choses » 172. 171 ) Ibid., p. 141. ) Jean-Marie Vaysse nous confère une remarque excellente sur la philosophie transcendantale de Kant dans La stratégie critique de Kant. (Paris, ellipses, 2005) Nous allons revenir encore sur ce point qui décrit la différence entre la logique et l’existence chez Kant. 172 132 C’est en ce sens que l’expérience possible et l’expérience réelle s’articulent d’une manière distincte et cohérente chez Kant ; si nous supposons que l’expérience réelle soit la perception effective des objets donnés dans la dimension de l’existence, l’expérience possible est la perception possible au sens logique des objets donnés dans la dimension transcendantale, à savoir qu’elle est ce qui est conforme à la condition dans laquelle des objets sont connaissables pour nous. Dans ce cas, chez le philosophe allemand le terme « expérience » revêt un sens transcendantal qui permet de le distinguer, d’une manière raffinée, du terme expérience sensible et réelle auparavant utilisée. Grâce à l’éclaircissement de certains points lesdits, nous pouvons esquisser la volonté de connaître chez Kant : elle consiste à rechercher l’universalité et la nécessité de la connaissance en supposant la forme a priori de notre faculté cognitive rationnelle, qui s’applique toujours aux diverses données et qui les structure d’une manière unilatérale ; dans ce cas, comme le remarque Nietzsche, la volonté de connaître chez Kant n’est rien d’autre que la passion de la vérité, qui consiste à croire une forme de principe apodictique et sûr s’inscrivant dans la certitude inébranlable. Sur ce point précis Jean Lefranc partage le même point de vue ; il écrit ainsi dans Comprendre Nietzsche : « Kant ne met pas en cause la vérité scientifique, celle de la physique de Newton. […] ; il se contente d’en dégager les fondements, les conditions « transcendantales » […] » ; « […] Kant lui aussi -, que ce qu’il visait était en apparence la certitude, « la vérité » […] » 173. Mais comment se construit-elle cette vérité élaborée par Kant, étant la connaissance de la condition transcendantale de l’expérience possible ? En vue de radicaliser nos questionnements sur la notion de vérité, nous tentons de nous interroger sur la provenance de la connaissance de la condition transcendantale de l’expérience et la légitimité de cette vérité défendue par Kant : si le philosophe 173 ) Jean Lefranc, Comprendre Nietzsche, Paris, Armand Colin, 2005, p. 219-220. 133 allemand avait été vraiment fidèle à son principe critique qui consiste à examiner l’usage légitime de nos facultés cognitives, comment aurait-il pu procurer la connaissance de la condition transcendantale de l’expérience, sur laquelle est fondée sa théorie de connaissance, mais qui est elle-même une notion tirée de la méta-expérience du fait de son caractère a priori. Si Kant tente d’élucider la condition a priori de l’expérience possible à travers son projet critique, nous avons également le droit de demander quelle est la source de ce principe de construction de l’expérience possible et d’où provient cette connaissance de la condition transcendantale ; puisque c’est grâce à cette connaissance de la condition de l’expérience possible que nous sommes capables de comprendre son mécanisme et de vérifier la légitimité d’une connaissance quelconque. Il faudrait noter que même si Kant a réussi à reconstituer l’événement étant « expérience » à partir des éléments du sujet connaissant avec la combinaison des données sensibles, il ne nous a pas divulgué dans son projet critique ni la condition de cette condition transcendantale ni sa provenance exacte de même que les métaphysiciens ne remettent jamais en question le principe qui fonctionne comme une vérité apodictique et sur lequel est fondé son système métaphysique. Car la faculté de connaître limitée, selon lui, à la sensibilité et à l’entendement, n’est point susceptible de nous procurer ce genre de connaissance éminemment a priori étant ce qui rend possible la condition transcendantale de l’expérience, qui ne provient nullement de l’expérience et qui la dépasse en jouant le rôle de son principe consistant à la structurer et à la conditionner. Deleuze critique aussi la condition a priori de possibilité de l’expérience possible chez Kant dans Nietzsche et la philosophie : « Nous demandons une genèse de la raison elle-même, et aussi une genèse de l’entendement et de ses catégories : quelles sont les forces de la raison et de l’entendement ? Quelle est la volonté qui se cache et qui s’exprime dans la raison ? […] » 174 . Lorsque ces projets critiques consistent à s’obstiner à trouver une condition, extérieure au conditionné, laquelle joue un rôle du principe d’un conditionné afin 174 ) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 2005, p. 104. 134 de comprendre le conditionné, il existe au fond le même registre de la volonté de connaître entre la recherche du premier principe métaphysique et celle de la condition transcendantale ; mais considérer quelque chose toujours sous le rapport entre le conditionné et la condition n’est-il pas de réduire celle-là à ce qui devrait être expliqué, compris à partir de ce qui n’est pas du même ordre que lui ? Pourquoi cet avide soif à un principe ou une condition supérieure à nous ? Si nous pouvons trouver l’explication de notre affect obsessionnel à la vérité chez Nietzsche, il me semble que ce soit chez G. Simondon où nous pouvons trouver quelque étincelle de lumière qui nous ouvre la possibilité de penser quelque chose dans l’évolution de cette chose elle-même, non point en dehors de lui. Si Deleuze cherche à établir un « empirisme supérieur » consistant à nous conférer « des conditions qui ne soient pas plus larges que le conditionné » 175 en adoptant la volonté de puissance comme une condition de l’expérience réelle, il faudrait que celles-ci ne soient pas extérieures au conditionné, mais y est complètement internes dans la mesure où elles ne sont pas posées ni avant l’évolution des devenirs d’un conditionné ni après celle-là en tant qu’un principe a priori, premier ou transcendant, qui est toujours rigide et immuable par rapport à ses conditionnés, mais où elles sont susceptibles d’être malléables sous l’action des devenirs des conditionnés176 et sont prises dans leur mouvement des devenirs, et qu’en ce sens dans l’empirisme supérieur le rapport entre la condition et le conditionné ne soit plus celui de pouvoir entre le dominant et le dominé, dans lequel le premier impose ses règles au second d’une manière unilatérale, mais que ces deux se tiennent dans un rapport d’interaction dynamique et, de ce fait, se constituent ensemble ; car la condition ainsi mentionnée n’est jamais donnée une fois pour toute et antérieurement à ce qui est conditionné comme un principe premier de la métaphysique, mais elle est toujours concomitante avec ce qu’elle détermine, et se forme dans l’évolution des devenirs de ses conditionnés, et se rapporte à l’expérience réelle au sens effectif, laquelle s’inscrit dans la dimension de l’existence, et dans ce cas, comme le note Deleuze dans Nietzsche et la 175 ) G. Deleuze, Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 17 ; p. 22. ) Dans Nietzsche et la philosophie Deleuze utilise le terme « empirisme plastique » afin de montrer la caractéristique flexible de la condition qu’il vient de nous proposer, par opposition au principe métaphysique qui impose sa rigidité aux conditionnés. 176 135 philosophie, désormais la condition légitime est ce « qui se métamorphose avec le conditionné et qui se détermine dans chaque cas avec ce qu’il détermine » 177. Nous tentons de remettre en cause le statut même de la connaissance. Nietzsche a mené une entreprise audacieuse et radicale de la subversion du statut de la connaissance ; le philosophe allemand nous confère une remarque perçante sur le mode opératoire de la connaissance : il note que depuis très longtemps la métaphysique occidentale consiste à exprimer à tout prix avec conviction ardente ce qui devient par ce qui est178 ; elle essaye de capturer en vain le flux continu des sensations et des devenirs par des filets conceptuels de la pensée, auxquelles les devenirs se dérobent toujours. De même que l’on ne peut couper le flux coulant d’eau avec la lame tranchante du couteau, vouloir saisir le flux des devenirs si fluides avec un instrument rigide de l’esprit n’est voué qu’à l’échec. Nietzsche analyse remarquablement le mode opératoire de la connaissance et le critique d’une manière sévère dans les Fragments posthumes : « Ne pas connaître mais schématiser, - imposer au chaos suffisamment de formes et de régularité pour que nos besoins pratiques soient satisfaits. Dans la formation de la raison, de la logique, des catégories, c’est le besoin qui a fourni les normes, un besoin non de « connaître », mais de subsumer, de schématiser dans un but de compréhension, de calcul… ( l’ajustement, l’interprétation par la similitude, par l’égalité, -le même processus par lequel passe chaque impression de sens, c’est ainsi que se développe la raison !). Ce n’est pas une ‘’idée’’ préexistante qui est à l’œuvre ici mais l’utilité de telle sorte que les choses ne deviennent calculables et maniables par nous seulement si approximativement nous les voyons égales » 179. Ici il me semble que le philosophe allemand considère le processus de la connaissance comme une sorte de pêche forcée consistant à attraper tout ce qui est saisi par des filets ; l’homme a tellement besoin de rendre intelligible ce qui 177 ) Ibid., p. 57. ) Jean Lefranc, Comprendre Kant, Chapitre 19. La volonté de vérité, Paris, Armand Colin, 2003, p. 227. 178 179 ) Nietzsche, Fragments posthumes, Printemps, 1888, 14 [152]. 136 l’entoure afin de « comprendre, de prévoir et de dominer le monde » 180 ; Nietzsche révèle que ce sont ses besoins pratiques qui le poussent à être avide de la connaissance, mais que des intentions élevées ou objectives des savants qui consistent à produire des connaissances pour des connaissances, ne sont qu’une mystification infondée sur l’origine de la connaissance. L’homme schématise, ordonne le flux incessant des devenirs selon des concepts, des catégories de la pensée ; ce à quoi il s’intéresse en termes de la connaissance, c’est uniquement ce qui est subordonné à la norme d’un codage rationnel, à savoir conforme à des mailles de ses filets de pêche cognitive. En suivant fidèlement la direction de l’esprit vers un objectif pratique et précis, l’homme-pêcheur est capable de maîtriser le monde et la nature. L’homme s’intéresse à l’utilité pour mieux agir dans le monde : la quête de l’utilité se traduit par le besoin ou la pulsion de prévoir et de réagir efficacement aux phénomènes qui nous entourent. Comme le constate Bergson, c’est le principe de l’action de l’intelligence, lequel consiste à mettre des choses à ses profits ; il faudrait noter que la connaissance s’opère dans le processus de la pensée qui consiste à figer l’articulation réelle des devenirs en les soumettant à ses cadres épistémologiques. Mais paradoxalement l’homme a toujours tendance à considérer la connaissance comme ce qui est détaché de tous points de vue particuliers et de toutes intentions subjectives, à savoir étant universelle, objective et neutre ; d’où provient cette falsification de l’intention et quelle est l’intention de cette falsification? De même que tout mythe sur l’Origine permet d’ériger une nouvelle institution sur la légitimité omnipotente tels que montrent de nombreux mythes historico-anthropologiques de la naissance d’un pays ou d’un peuple, cela contribue à construire une mythologie idéologique du statut de l’homme grâce à laquelle l’homme n’est plus censé être pêcheur trivial de la connaissance, contraint de subvenir inlassablement au besoin pratique, mais à la quelle il s’élève en un détenteur de l’objectivité suprême, quasi-divine, qui est censé être détaché de tout besoin pratique, et se contente de résider dans un temple contemplative ; en ce sens, on peut observer que l’homme en mythologie se détache complètement de toute condition humaine qui consiste en les besoins de base, liés au survie et de ce fait, qui consiste à rendre l’homme indispensablement trivial au monde. On peut dire que la mystification et 180 ) Jean Lefranc, Comprendre Nietzsche, Armand Colin, 2003, p. 229. 137 mythologie de l’origine de la connaissance est intimement liées à celles du statut de l’homme ; car admettre la connaissance comme le moyen de tirer certain intérêt utile et pratique pour l’homme signifierait également que son statut se limite à celui d’un homme trivial, à savoir homme-pêcheur régi par le besoin de survie. C’est pourquoi l’on tend avec tant de conviction à dénier ce récit médiocre concernant la naissance de nos connaissances à laquelle se rapporte nécessairement celle de notre statut ; l’homme tend à effectuer une mystification sophistiquée et basée sur la mythologie de la naissance de l’homme : ici ce dernier se range au statut de l’homme-prophète lequel consiste à concevoir la connaissance en tant que sa fin suprême non point que ses moyens utilitaire ; et lequel se délivre de toute pulsion particulière et subjective en se livrant à l’oracle de l’Objectivité universelle. Mais en réalité, l’homme connaissant n’est rien d’autre que celui qui est régi par la pulsion intense de comprendre et de prévoir le monde en vue de subvenir au besoin pratique ; en ce sens, Nietzsche est l’un des premiers dénonciateurs de notre mystification sur la naissance de l’homme et de la connaissance. De là nous sommes sollicités à détruire nos propres mythologies de l’humanité par lesquels s’articulent tout forme de dualisme hiérarchisé tels que le culturel et le naturel, le cultivé et le sauvage, le dominant et le dominé, etc., – est-ce que l’homme-pêcheur est plus « sauvage » que l’homme-prophète ? Pas si sûr, si l’on remonte à toute l’histoire de l’humanité -. Dès lors, il convient de dire que notre besoin et nos pulsions inlassables de maîtriser le monde démontrent d’une manière la plus évidente que celui-ci est, en effet, immaîtrisable pour nous ; puisque le monde est constitué des devenirs qui dépassent l’intelligibilité de l’homme consistant toujours à fixer les principes immuables et les règles afin de nous apporter une explication enfin rationnelle et compréhensible ; sans ceux-ci l’homme est perdu dans ce monde des devenirs, qui ne nous livre aucune opportunité de les capter, mais il lui impose ses propres schèmes cognitifs et de ce fait, se trouve dans le rapport de pouvoir, du côté du dominant ; tel est le récit le plus trivial sur la naissance de l’homme connaissant. 138 II - 2 L’examen de la notion de vérité dans l’histoire de la philosophie et sa construction en termes de la volonté de vérité Les trois Critiques kantiennes consistent à circonscrire les limites et l’étendue légitimes de chaque domaine réparti en trois champs philosophiques distincts selon les différentes législations de la raison : comme le constate Olivier Dekens dans Comprendre Kant, chaque domaine est déterminé et ordonné par ses propres législations distinguées, à savoir qu’un tel découpage territorial est effectué en fonction du différent pouvoir de la raison ; lorsque l’entendement légifère, c’est le domaine de la connaissance théorique qui se circonscrit par la loi de la nature, et on nomme celui-là raison pure ; lorsque la raison légifère, c’est le domaine de la liberté et de la pratique par la loi de la liberté, et on nomme celui-là raison pratique : 139 « La Critique de la raison pure est le code juridique de l’entendement connaissant : la Critique de la raison pratique est celui de la raison agissante » 181. Mais entre ces deux domaines où l’un repose sur le sensible, l’autre sur le suprasensible, il y a un abîme irréparable ; la troisième Critique intervient pour remédier ce point faible en tant qu’un terme médiateur, Dekens l’explique ainsi : « Tantôt Kant paraît assigner au jugement téléologique –celui qui pose l’organisation finalisée de la nature – la tâche d’unification des domaines. Tantôt le jugement esthétique – celui qui statue sur la beauté et la laideur de l’art ou de la nature- est considéré comme le vrai lien du passage, en ce qu’il exprime le libre rapport des différentes facultés de l’esprit » 182. C’est ainsi que la cartographie de la philosophie se dessine d’une manière architectonique ; en ce sens la philosophie critique de Kant vise à construire le système architectonique en divisant rigoureusement les domaines philosophiques en fonction des différents usages de la faculté de l’esprit. Comme nous l’avons constaté, Kant a contribué à établir les différents domaines philosophiques qui s’articulent avec chacune de trois valeurs (le vrai, le bien et le beau) d’une manière distincte ; dans ce cas, si nous supposons que la Critique de la raison pure se rapporte plus ou moins à la vérité du fait que celle-là vise à fonder une connaissance nécessaire et universelle sur l’usage légitime de la raison, nous sommes ici sollicités à examiner ce qu’est la vérité en fonction de la volonté de vérité nietzschéenne. D’abord, nous présenterons la notion de vérité construite par l’histoire de la philosophie occidentale afin de mettre la notion de vérité en perspective, à savoir d’«en exposer toutes les dimensions et présenter l’arrière-plan, le contexte » 183. Nous y explorons ses plis de sens depuis longtemps marqués : ) Olivier Dekens nous confère une remarquable explication sur les dispositifs architectoniques de la pensée kantienne dans Comprendre Kant (Paris, Armand Colin, 2003, p. 19). 181 182 ) Ibid., p. 20. 140 nous ne pouvons nier que la notion de vérité se réfère toujours à la caractéristique suivante : l’immuabilité, la non-corporalité, l’éternité ; de ce fait, elle s’assimile inévitablement à la notion de Dieu qui garantie la véracité des choses et des propositions en tant qu’une instance suprême. Thomas d’Aquin définit la vérité comme la concordance entre rei (chose) et intellectus (l’énoncé ou la pensée) ; cela suppose la distinction entre le sujet et l’objet, insérée dans un rapport de pouvoir déséquilibré : soit le sujet se règle sur l’Objet réel ; soit l’objet connu en tant que l’objet représenté se règle sur le Sujet connaissant. Cette conception scolastique selon laquelle la vérité est considérée comme une concordance entre rei et intellectus, montre une certaine prééminence de l’intellectus sur rei : comme le note M.-H. Perey dans Les Notions philosophiques II, « cela entraine une différenciation entre la vérité ontologique et la vérité logique. La vérité ontologique implique une concordance entre l’objet et son type-idéal. La vérité logique considère la conformité de la pensée, ou du langage, avec la chose connue » 184. Nous pouvons constater que ces deux types de vérité mettent en avant l’intellectus dans le sens où dans le premier type de vérité l’objet est considéré comme la copie de son archétype, et de ce fait, est obligé de se rapporter à son Idéa ou son Essence au sens platonicien, et où dans le second type de vérité la chose connue est censé ce qui est représenté par l’esprit du sujet connaissant et se correspond inéluctablement à la pensée ou l’énoncé du sujet. Mais ces deux types de vérité ne sont point contradictoires, peuvent être concomitants : par exemple, « chez Descartes, d’une part la validité des vérités éternelles est assurées par Dieu ; d’autre part, les choses que nous concevons clairement et distinctement sont toutes vraies » 185. En ce sens, la notion de vérité comporte non seulement la dimension épistémologique de la conformité entre l’énoncé et l’objet concerné mais aussi la dimension onto-théologique de l’instance absolue et objective de Dieu lequel garantit la vérité des propositions et des choses. Chez Kant il faudrait noter que le renversement du rapport entre sujet/objet est crucial pour la construction de la notion de vérité du fait qu’ici la ) La définition de « mettre en perspective » dans Le Dictionnaire Le Petit Robert 2011, p. 1871. 183 ) La définition du terme « vérité » dans Les Notions philosophiques II, Paris, PUF, 1990, p. 2717. 184 185 ) Ibid., p. 2717 ; le Discours de la méthode de Descartes, IV. 141 question de la connaissance liée à la valeur de vérité, ne concerne plus la relation de nos représentations à l’Objet réel, mais celle de nos représentations au sujet connaissant ; en ce sens, ici la vérité est fondée sur l’activité du sujet connaissant, qui consiste à structurer et à conditionner son objet selon ses schèmes cognitifs, plutôt que sur sa réceptivité passive et quasiment effaçable devant l’Objet en soi186 ; et de ce fait, elle réside dans la conformité de l’objet représenté au énoncé du Sujet connaissant ; il distingue la vérité formelle et la vérité matérielle : la vérité formelle désigne la concordance au niveau de la forme de l’énoncé sans contenu ; la vérité matérielle une correspondance entre la pensée et son objet ayant le contenu effectif de l’expérience187. J’ai l’intention de mettre en relief la notion de vérité chez Heidegger par rapport aux autres conceptions de la vérité car ce qui m’intéresse chez lui, c’est que sa notion de vérité ne peut être envisageable qu’en se rapportant nécessairement au Dasein, à savoir à l’être-là inséré dans le monde et le temps, même si le philosophe allemand reste encore à situer la vérité en opposition à la non-vérité : il tente de déplacer la notion de vérité vers sa conjonction indispensable avec l’être. De ce fait il s’agit de la vérité de l’être non point de la vérité toute seule qui se fonde sur elle-même et en elle-même ; Heidegger refuse d’admettre la structure onto-théologique de la vérité, qui suppose une existence d’un Principe suprême ou d’un Etre premier à partir duquel émane la vérité et qui était admise dans la métaphysique occidentale. Le philosophe allemand essaye d’éclaircir la conception de la vérité dans un fondement à nouveau ontologique qui se sépare du fondement onto-théologique. Dans De l’essence de la vérité, il analyse l’imbrication intime de deux concepts de vérité, proposés dans l’histoire de la philosophie occidentale ; la transition de la notion de vérité en tant que la relation de conformité entre le jugement et l’étant dont on juge, laquelle était admise pour les philosophes classiques, à celle de vérité en tant que « l’ouvert sans retrait » qui pour les grecs : cela vise à dépasser la conception traditionnelle de la vérité qui réside dans la concordance logique de l’énoncé, respectant l’ordre de l’intellect, et a pour effet d’entraîner l’aspect temporel de l’être comme condition de son ouverture. Il constate que le Dasein, être-là dans le temps et le monde, est préalablement exposé à l’état de l’opacité et du voilement du fait qu’il est ) Cette idée se réfère à la notion de vérité expliquée dans Les Notions philosophiques II, p. 2719. 187 ) Ibid. 186 142 complètement submergé dans le flux de quotidienneté mondaine, qui le fait dériver sans cesse, et de ce fait, dans la plupart de cas le Dasein réside dans la nonvérité ; mais qu’en ce sens la vérité heideggérienne se traduit par un événement décisif où l’être enlève son voile épais en s’ouvrant non seulement à lui-même mais aussi au monde. Quelque soit le mode opératoire de la construction de la vérité, nous pouvons demander quelle est la fonction de la vérité et pourquoi nous aspirons tant à en disposer une : jusqu’ici la vérité est censée être une instance suprême qui a pour fonction de garantir la validité des autres choses non seulement dans l’ordre épistémologique mais aussi dans l’ordre onto-théologique, et aussi censée toujours s’opposer à la non-vérité, fausseté ou opacité déroutante en tant que la transparence lucide ou l’émanation de la lumière absolue : pourquoi avons-nous besoin d’un tel garant ? Nous pouvons lire l’histoire de la philosophie comme une lutte permanente contre l’incertitude et la tromperie qui nous menacent à tout moment ; il me semble que le doute radical de Descartes soit déclenché par un affect semblable à une phobie de l’incertitude et de la tromperie : il se demande si le monde qu’il croit en vrai n’est pas une illusion et si le créateur même de ce monde n’est pas un trompeur malveillant ; il se doute non seulement de tout qui l’entoure, mais aussi toute sa croyance intérieure ; même si l’on défend ce doute hyperbolique contre toute accusation irrationnelle, il ne faut pas négliger le fait que même le doute en tant qu’un affect est « inhérent au pouvoir de la pensée » d’après la remarque de Freud, et qu’il est subordonné à certain mécanisme affectif ou bien cognitif ou bien volitif ; ce n’est pas parce que le doute cartésien est « subordonné à une intention de la vérité » 188 que son doute peut se distinguer éminemment des autres doutes qui ont une intention affective ou volitive particulière. Son doute aussi a une intention particulière de la vérité, qui consiste à chasser en lui et autour de lui toute forme d’incertitude et de tromperie ; est-ce que cette avidité de la certitude nommée intention de la vérité n’est-il pas aussi intense que d’autres affects ? Le philosophe français pris par la force du doute s’interroge sur la véracité de l’existence et de l’intention de toutes choses : on se demande si le monde existe réellement ou bien si Dieu n’est pas un Malin Génie ayant une mauvaise intention ) Le doute dans la philosophie est ainsi mentionné dans Les Notions philosophiques I, Paris, Puf, 1990, p. 694. 188 143 de me tromper ; tout homme est rongé par la peur d’être trompé, on veut être parfaitement conscient de tout ce qui se passe en lui et autour de lui dans toute transparence où il est possible que la vue omniscient pénètre l’intégralité de son intention et de son existence. Cela montre notre vouloir de tout maîtriser ; mais pour le satisfaire, nous cherchons d’bord à distinguer ce qui est trompeur et ce qui ne l’est pas, et l’exercice du doute réside à ce niveau là où la validité du monde et de la vie est totalement remise en question en quête de ce qui est absolument certain et inébranlable ; nous souhaitons tant enlever toute opacité de notre vue limitée à voir l’apparence des choses, non point leur intention la plus profonde ; nous ne nous contentons pas de croire ce que nous voyons en tant que les insatisfaits perpétuels, mais tentons d’aller fouiller les plus profondes intentions qui se cachent derrière l’apparence. De ce fait nous sommes tous aventuriers obsessionnels en quête de la véracité des choses, sur laquelle nous pouvons enfin fonder toutes choses d’une manière certaine, inébranlable et intégralement transparente ; l’avidité du pouvoir souverain de tout maîtriser et de reconstruire un nouvel monde éminemment vrai, est le motif principal du doute radical. Nous pouvons analyser le mécanisme du doute : ce dernier est basé sur une croyance selon laquelle il existe inéluctablement un monde vrai auquel s’oppose un monde faux du fait que juger quelque chose comme fausse n’est possible que lorsque le degré de fausseté est toujours déterminé par rapport à son original et à son archétype et que la vérité joue non seulement le rôle de critère de jugement mais aussi celui de sa référence absolue. Plus le monde nous apparaît faux et trompeur, plus nous avons persuadés de l’existence d’un monde Original et Vrai lequel devient une norme du jugement vrai/faux : tel est le mécanisme perpétuel de ce doute philosophique - je ne te crois pas, tu caches quelque chose qui montrerait que tu parles du mensonge étant à l’encontre de la vérité. Je veux savoir la vérité, dis-le-moi ! Je suis persuadé que tu parles de mensonge, il serait autrement, la vérité. Je ne veux que la vérité !!-. En ce sens, la passion de la vérité n’est rien d’autre que la croyance absolue de l’existence d’un principe apodictique sur lequel le monde vrai se fonde et grâce auquel la fausseté est chassée ; nous voudrons nous fonder aussi sur une confiance suprême dans laquelle l’inquiétude du doute ne peut plus nous troubler ; tout est garanti en vrai grâce à l’existence de la vérité qui se pose comme une instance suprême des choses. C’est pourquoi depuis Platon notre soupçon envers l’apparence et le monde, n’a cessé de durer de même 144 que notre passion pour la vérité ne cessait de grandir. Il faudrait noter que le doute philosophique n’est rien d’autre que l’expression même de la passion de la vérité, et que c’est cette volonté de vérité étant le vouloir intense pour cette dernière, qui nous permet de produire le système de vérité telles que la science, la morale et la religion. En ce sens, la vérité n’est point une donation naturelle qui émane des choses elles-mêmes comme le prétendaient les métaphysiciens, mais à vrai dire elle s’opère dans un exercice de l’affectivité intense tels que le doute et l’incertitude puisque ceux-ci sont déclencheurs d’un vouloir de la vérité, lequel permet de produire ses effets étant le système de la vérité. Ici nous pouvons constater que la vérité n’est nullement une instance objective mais est un effet du vouloir de la vérité, qui se traduit par un phénomène affectif et volitif. En ce sens, il convient de dire que c’est la croyance absolue en vérité, qui est un élément constitutif de l’essence de la vérité métaphysiquement admise et qui, elle toute seule, permet de maintenir une fiction la plus hyperbolique consistant à mettre en évidence l’existence du monde vrai et absolu derrière le monde apparent ; de tels affects mélangés tels que le doute, la croyance, la conviction, etc., sont nommés « volonté de vérité » au sens nietzschéen qui nous autorise à comprendre le mécanisme de la vérité. Il me semble que l’apport de Nietzsche soit de révéler l’enracinement profond de la notion de vérité dans le sol fertile d’affectivité alors que dans la métaphysique occidentale la notion de la vérité est depuis fort longtemps censée être celui qui est suspendu à l’aérien au-delà de la terre. On peut dire que la notion de vérité n’est jamais ce qui est le plus universel, le plus élevé des choses ou du monde, se tenant à la cime céleste séparée du monde terrestre et étant conçu dans l’air pur et stérilisé de l’esprit, mais est en réalité ce qui est le plus particulier, le plus intime du monde dans la mesure où sa conception a lieu dans le sol fécond d’affectivité et où, comme le remarquent Schopenhauer et Maine de Biran sur la caractéristique du vouloir, la volonté de vérité est une expérience intense s’inscrivant dans la jonction du corps et de l’affect189. ) Jean Lefranc mentionne ainsi dans Comprendre Nietzsche : « […] l’expérience interne du vouloir se situe à la jonction de la libre initiative de la conscience, et du dynamisme propre au corps » (Paris, Armand Colin, 2003, p. 99). 189 145 Il est fort intéressant de voir que dans Nietzsche et la philosophie Deleuze désigne la pensée comme la source de la construction déroutante de la notion de vérité : premièrement, le vrai est censé être contenu à l’intérieur même de la pensée, à savoir réside dans le bon fonctionnement de la structure de la faculté cognitive de l’esprit, et c’est pourquoi on attribue une véracité suprême à l’idée innée et à l’a priori des concepts, qui semblent provenir de la pensée elle-même190. C’est en ce sens que la Critique de la raison pure de Kant consiste à nous montrer que la connaissance vraie est obtenue seulement par l’exercice légitime de la faculté de connaître, et que la forme a priori tels que le réseau spatio-temporel de la sensibilité et la catégorie de l’entendement, se trouve toujours dans la structure interne de la faculté de connaître non point en dehors de sa structure cognitive. La pensée se prétend être détentrice de la vérité ou bien être la condition même de la vérité ; nous pouvons remarque que c’est cela qui déroute notre conception de vérité hors du contexte de la volonté de vérité. Deuxièmement, la pensée accuse avec conviction celui qui n’est pas de l’ordre de la pensée tels que « le corps, les passions, intérêts sensibles » 191, de la source de la non-vérité, puisque la pensée se prétend produire uniquement la vérité et que de ce fait, la non-vérité, la fausseté, l’erreur, ne proviennent nullement d’elle, mais de ce qui est à l’extérieur de la pensée. C’est ainsi que toute non-vérité semble se trouver hors d’elle, et que la pensée en tant qu’elle est subordonnée éminemment à l’ordre de la pensée rationnelle, estime être l’abri de toute fausseté synonyme d’irrationalité troublante. La pensée estime être en aucun cas la responsable de l’erreur ou de la fausseté en tant que la détentrice de la vérité. C’est pourquoi le point de vue de la pensée exclut fermement toute possibilité de la construction de la vérité dans l’affectivité complexe de la volonté de vérité, et la pensée veut fonder à tout prix la notion de vérité sur l’ordre de la pensée rationnelle. C’est cette illusion qui nous rend impossible de mettre en cause la valeur de la vérité. Troisièmement, si l’on opte une bonne « méthode » 192 qui nous permet de suivre le bon fonctionnement de la structure cognitive de la pensée, on peut croire atteindre la vérité en même temps que s’éloigner de la mauvaise voie consistant en l’affectivité, le corps et l’intérêt 190 ) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, 1962, p. 118. 191 ) Ibid. 192 ) Ibid. 146 sensible. On pense qu’avec la méthode universelle de la pensée qui est adéquate à la structure interne de celle-ci, on peut obtenir le vrai et supprimer le faux. C’est en ce sens que la déduction ou l’induction est inventée en tant que la bonne méthode de raisonner selon l’ordre de la pensée ; et que le vrai est toujours considéré comme l’universel abstrait qui se soumet éminemment à l’ordre de la pensée. Lorsque l’on démasque le mécanisme de la vérité, on peut remarquer que les prétentions mentionnées de la pensée ne sont rien d’autre que ses propres fantasmagories, ont pour fonction de dissimuler le fait que notre affectivité fougueuse envers la vérité joue le rôle principal de la construction de la vérité et que le vrai se constitue en dehors de l’ordre de la pensée rationnelle et qu’en ce sens le vrai n’est point à l’abri de la fausseté et de l’erreur, mais réside dans le jeu hilarant et créateur des sens. 147 II – 3 L’intuition comme instance pré-synthétique et dé-synthétique Revenons à notre nouvelle épochè étant à la fois le préparatoire de l’avènement de l’intuition et l’un de ses principaux modes opératoires, afin d’examiner la compatibilité de l’intuition accompagnée de l’épochè avec la volonté de puissance. De prime abord, cette dernière qui consiste en jeu de forces multiples et qui consiste à tirer de cet état bouillonné de tension une intensité immesurable, semble être incompatible voire contradictoire avec la notion de l’intuition suivie d’une nouvelle épochè consistant à interrompre toute activité mentale y compris l’affectivité et le vouloir. Néanmoins, il faudrait noter que la 148 volonté de puissance ici évoquée n’est point une affectivité ordinaire, mais suppose une condition préalable qui consiste à intensifier l’amplitude même de l’activité de force, afin d’être capable de recueillir un tel état de tension entre de multiples forces ; en ce sens, on peut dire que la volonté de puissance nécessite le stade préparatoire de l’épochè autant que l’intuition. Comme nous l’avons remarqué dans le chapitre précédent, notre épochè joue le rôle d’un interrupteur de toute activité mentale de l’esprit, laquelle empêche la circulation du courant d’énergie de la volonté de puissance par sa préoccupation fantasmagorique étant la construction de l’ego. Il est vrai que nous avons toujours tendance à converger toute activité mentale tels que le jugement, les sentiments, l’affect et le vouloir, la pensée, la réflexion, etc., à un seul pivot central nommé « ego » ou « le moi » qui consiste à synthétiser ces multiples états dispersés sous son unité unificatrice ; c’est ainsi que toute activité mentale consiste à s’orienter d’une manière unilatérale vers un point Unique et Central qui absorbe toute tension créatrice des forces diverses. Plus on pense, plus l’ego peut imposer son omnipotence en tant que régulateur et qu’unificateur des activités mentales ; mais paradoxalement sans celles-ci, l’ego ne peut jamais subsister dans la mesure où les activités mentales de l’esprit en sont constitutives. En ce sens, comme nous l’avons vu, la suspension radicale de toute forme de pensée vise non seulement à abolir le régime de l’ego pensant, mais aussi à laisser jaillir librement tout état de tension entre des forces diverses sans les réduire à une seule instance rationnelle et unificatrice. Il faudrait noter que le concept d’ego pensant a pour effet de dissoudre toute disparité créatrice des forces ; les vouloirs incompatibles, les affects complexes, les réflexions contradictoires etc., qui dessinent le panorama de tensions multiples, sont unilatéralement orientés vers une seule directive étant la raison qui est aussi l’une des forces parmi tant d’autres, laquelle consiste toujours à vouloir rendre conforme les devenirs des forces à ce qui est déjà résolu en termes de l’identité unitaire. Il est vrai que notre épochè a pour effet de dissoudre à son tour le régime d’ego pensant en mettant en cause le mécanisme même de la pensée, qui cherche à se converger inlassablement à un point d’ancrage unique et stable à tel point qu’elle invente par ses propres moyens une Unité fantasmagorique étant l’ego-sujet. Alors que le concept d’ego-sujet consiste à intensifier son condensation en absorbant toutes énergies de la tension des forces, notre épochè vise à éparpiller totalement ses effets de condensation en 149 déconnectant le lien des activités mentales avec la zone centrale égologique ; pour ce faire, elle a coupé d’abord tout courant d’énergie à ses activités mentales conditionnées à être ramenées à son centre égologique, et après l’interruption de la pensée, curieusement, la conscience n’a jamais été aussi éveillée que dans cet état de vacuité fluide où l’anéantissement de l’ego advient et où l’horizon de la conscience est dilatée d’une manière inédite à tel point que tout émerge d’une énergie revivifiée du corps. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Lorsque l’horizon de la conscience se dilate jusqu’à son comble, c’est le moment le plus sensible et le plus vulnérable de la conscience, où on peut faire éclater son hyper-sensibilité envers le monde et les choses, qui frôle l’extrémité de son horizon et qui y oscille tout en étant prête à basculer dans le corps. Car après l’interruption intégrale de l’activité de l’esprit, on parvient à comprendre que l’esprit n’est qu’une région locale, reculée du corps, qui consiste à se réagir au monde extérieur, à en tirer l’utilité, à conserver celle-ci, non point une entité intégrale et suprême d’un être. Il faudrait revoir la caractéristique de l’esprit en termes de la volonté de puissance : comme le montre Nietzsche, selon la volonté de puissance qui a pour fonction de déterminer le degré d’intensité de chaque force en rapport avec les autres, les forces se réorganisent dans le rapport de pouvoir différentié ; et selon le quantum de pulsion, qui est un élément différentiel consistant à déterminer son degré distinct des autres pulsions, il y a des forces plus intenses et des forces moins intenses, qui s’articulent avec le rapport de domination ; Nietzsche qualifie les forces plus intenses comme actives, les forces plus affaiblies comme réactives. La combinaison de forces les plus intenses que vise la volonté de puissance, s’opère dans l’évaluation de l’intensité de forces, hiérarchisée selon le rapport de pouvoir différent. Le philosophe allemand caractérise l’esprit comme une forme des forces réactives qui consistent à réagir et à conserver, à s’adapter193 et qui s’occupent de la fonction régulatrice alors que le corps est caractérisé comme une forme des forces actives consistant à agir, à se transformer, s’occupant de la fonction créatrice. En ce sens notre épochè permet d’orienter des forces réactives qui se concentrent sur la construction de l’ego pensant, vers des forces actives étant le corps délivré de cette illusion égologico-centrique ; c’est pourquoi nous pouvons dire que l’épochè a pour fonction d’augmenter l’amplitude même de 193 ) Nietzsche, Volonté de puissance, II, 43, 45, 187, 390. 150 l’activité des forces. Passant de l’interruption de l’esprit rationnel et ensuite de la dilatation de la conscience jusqu’à l’avènement du corps, on est exigé d’adopter une nouvelle manière de voir avec le corps étant les forces actives elles-mêmes ; il est vrai que jusqu’à maintenant on s’habitue toujours à voir des choses avec l’esprit, optique étroite, restreinte à certaine zone locale du corps, et que de ce fait, l’esprit ne consiste qu’à réfléchir, à analyser, à ordonner, à synthétiser des choses et a pour fonction réactive de conserver ce qui est identique, invariable aux choses, de les subordonner à un principe immuable d’une manière unilatérale, etc. Mais voir avec le corps implique sentir, être affectée, affecter, sympathiser, vouloir, créer, se transformer, etc. ; et cette nouvelle manière de voir avec le corps est connectée avec des forces actives, et elle n’est rien d’autre que l’intuition dans la mesure où celle-ci est susceptible d’apercevoir le flux de devenirs en tant que ce qui se transforme sans cesse, sans recourir à aucune médiation de l’ordre stable de l’esprit, et de sentir pleinement la vibration irréductible des hétérogènes sans vouloir les soumettre à une unité synthétisante de la pensée. Ici on va examiner dans quelle mesure l’intuition peut être compatible avec la volonté de puissance. Pour ce faire, on revient à analyser en quoi consiste la volonté de puissance : d’abord, quelle direction de sens désigne le premier terme « volonté » ici évoquée ? Patrick Wolting explique bien l’usage spécifique du terme « volonté » chez Nietzsche, en rapport avec le terme « volonté de puissance » : « La volonté renvoie fondamentalement au type d’organisation caractérisant une structure pulsionnelle donnée, bien hiérarchisée ou au contraire anarchique. Dans cette perspective, la qualité de la volonté est appréciée en fonction de son aptitude à affronter efficacement les résistances, sur la base d’une hiérarchie bien définie, qui est la condition d’une collaboration efficace […] » 194. Ici le terme « volonté » implique déjà une tension des forces multiples, où diverses pulsions se heurtent, se rivalisent et se coopèrent continuellement ; c’est ) Le vocabulaire des philosophes, sur Nietzsche, Patrick Wolting, Paris, ellipses, 2002, p. 685. 194 151 ainsi que le second terme « puissance » peut être rendue intelligible toujours en conjonction avec ce premier terme, et vice versa, et qu’elle est assimilable à des forces ou à un quantum de pulsions qui engendrent un état de tension créatrice. Pour quelle raison ici la tension des forces est–elle censée créatrice ? La volonté de puissance chez Nietzsche n’est point une instance répressive qui consiste à considérer toute forme de tensions comme un élément potentiellement perturbateur de son système établi et de ce fait, à la dissoudre ou l’éliminer en quête de sa sécurité ; mais comme le définit Jean Lefranc dans Comprendre Nietzsche, la volonté de puissance est « une multitude de forces en lutte réciproque » 195 ; en ce sens, il convient de remarquer que cette lutte en état de tension des forces est indispensable ou plutôt constitutive de la volonté de puissance. Car c’est cette tension permanente des forces, qui autorise à la volonté de puissance d’évaluer le degré d’intensité de chaque force en rapport avec les autres, et d’élaborer ses meilleures combinaisons possibles ; en ce sens, on peut dire que cette première est une condition préalable de la volonté de puissance du fait que, comme le note J. Lefranc, la réalité de celle–là est « faite du jeu complexe et particulier des forces qui sans cesse agissent et réagissent » 196 . Qu’est-ce que vise la volonté de puissance ? Il faudrait noter que la volonté de puissance fonctionne ici comme un point de stratégie de toute tension des forces dans la mesure où, par le biais de l’évaluation, elle en puise la combinaison de forces la plus intense étant non seulement déclencheuse des devenirs créateurs mais aussi d’une nouvelle tension. En ce sens la volonté de puissance a pour effet de produire des devenirs les plus créateurs étant non seulement le résultat de combinaisons de forces les plus intenses mais aussi la manifestation même des forces actives lesquelles se traduisent par « la puissance de transformation » 197 et consistent à traverser le flux de devenirs. Ici je vois le point de compatibilité de la notion de volonté de puissance avec celle d’intuition dans la mesure où toutes les deux consistent à apercevoir des devenirs en termes des forces actives étant le corps, et de ce fait, où elles considèrent les devenirs comme ce qui est créateur et formateur de la réalité effective, en se libérant radicalement de l’optique 195 ) Jean Lefranc, Comprendre Nietzsche, Paris, ellipses, 2003, p. 95. 196 ) Ibid. 197 ) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, 1962, p. 48. 152 rationnelle de l’esprit, qui consiste à imposer unilatéralement l’ordre stable et la forme rigide aux devenirs. En plus, la volonté de puissance et l’intuition sont plus ou moins connectées avec le corps dans le sens où leur mode opératoire est en quelque sorte une affectivité active où la tension et l’intensité des forces multiples sont ressenties à chaque fois de l’évaluation et où la sympathie intuitive entre deux choses constituées de forces actives étant le corps se dilate d’une façon palpable. Dans L’évolution créatrice Bergson écrit également ainsi : « La réalité est apparue comme un perpétuel devenir. Elle se fait ou elle se défait, mais elle n’est jamais quelque chose de fait ». Mais il importe de préciser ici que le terme « réalité » que nous venons de mentionner, n’est point de l’ordre nouménal au sens du « Réel transcendant et absolu » que les métaphysiciens occidentaux supposaient comme un fondement onto-épistémologique de la vérité, mais elle est auto-suffisante pour justifier sa légitimité par sa propre effectivité dans le monde présent sans recourir à la supposition d’un arrière-monde. En ce sens, la volonté de puissance autant que l’intuition adoptent le point de vue dynamique et immanent de la réalité, lequel consiste à se détacher de la croyance au Réel immuable et transcendant étant l’une des pures constructions fantasmagoriques de l’esprit et les tendances réactives des forces. Je vais apporter quelque précision sur la notion d’intuition en corrélation avec celle de corps au sens nietzschéen, afin d’élucider certaine zone d’ombre de celle-là. Comme nous l’avons noté plus haut, l’intuition est une nouvelle manière de voir avec le corps lequel consistant en des forces actives alors que l’intelligence est une manière de voir avec l’esprit consistant en des forces réactives ; dans quel sens l’intuition implique-t-elle le corps ? Pour y répondre, nous devrions revenir à la tendance réactive de l’intelligence, dictée par l’esprit rationnel, en comparaison de la tendance active de l’intuition. Nous avons affirmé plus haut que la réalité est immanente et mouvante, ne se rapporte qu’à ce monde effectif ; dans ce cas d’où provient la stabilité, l’immuabilité toujours censées être l’essence par excellence de la réalité ? Comme le constate Nietzsche dans la Volonté de puissance, c’est l’esprit qui consiste en « la volonté de modeler et d’assimiler» 198 153 des choses selon ses schèmes cognitifs afin d’en tirer des combinaisons des causes-effets et des prévisions, etc. Ici je vous suggère d’observer le mécanisme de l’assimilation dans la structure cognitive de l’esprit en vue de soutenir la thèse de la différence du mode opératoire entre l’intelligence et l’intuition : Noelting Gérald nous apporte une excellente élucidation analytique sur ce point, il écrit dans Le développement cognitif et le mécanisme de l’équilibration de la manière suivante : « […] Il y a assimilation générale de l’objet par le schème avec transformation de cet objet selon la structure du schème. […] » 199. Cela explique que l’intelligence dispose de sa propre manière de traiter des choses, dans laquelle passant par le processus d’assimilation celles-ci se transforment en ses objets et se modèlent conformément sur ses schèmes cognitifs ; dans ce cas la réalité en tant que ses objets adéquats, est contrainte de se conformer à ses schèmes spécifiques, et de ce fait on lui attribue la stabilité, l’immuabilité qui ne sont en effet que l’ « empreinte » cognitive de l’intelligence sur la réalité. Mais d’où vient cette avide volonté de modeler, d’assimiler des choses selon sa propre « perspective » restreinte? Nietzche analyse d’une façon psychologique les intérêts inavoués derrière cette volonté de connaître, et localise la zone d’intelligence selon ses fonctions spécifiques par rapport au corps : l’intelligence a ses intérêts particuliers et distincts qui se rapportent au besoin de conservation et d’adaptation, et qui ont pour rôle de commander les directions même de l’intelligence ; ses activités consistent à calculer la probabilité à partir des éléments donnés, à « combiner les causes et les effets » 200, à dresser les schémas des catégories, qui s’articulent en structure binaire, etc. Cela vise à nous conférer une explication commode de la réalité en vue d’en tirer une utilité pratique tel que prévoir le monde selon ses schémas de causalité, réagir à des phénomènes avec le mécanisme répétitif du mémoire, s’habituer à reproduire le modèle existant plutôt qu’en inventer à nouveau. Le philosophe allemand explique que cette tendance spécifique de l’intelligence est la manifestation d’une 198 ) Nietzsche, la Volonté de puissance, tome I, livre II, § 44, p. 214. ) Gérald Noelting, Le développement cognitif et le mécanisme d’équilibration, Québec, Gaëtan Morin Editeur, 1982, p. 303. 199 200 ) F. Nietzsche, la Généalogie de la morale, § 16, p. 100. 154 telle volonté constituée de forces réactives lesquelles ont pour fonction d’approprier des choses et d’adapter le monde à ses schèmes cognitifs. Mais il localise l’intelligence dans une zone très restreinte, réduite, contrairement aux métaphysiciens occidentaux qui lui attribuaient toujours le statut de la totalité suprême en assimilant l’esprit à l’essence même de l’Etre ; il énonce dans la Volonté de puissance que l’intelligence, à savoir la pensée consciente, n’est qu’une petite région reculée du corps car ce dernier qui était depuis longtemps négligé et méprisé à tort par les métaphysiciens, a en effet un impact immesurable sur nous en tant que forces actives qui commandent, dominent des forces réactives étant l’esprit, et qui dépassent éminemment la zone d’influence de l’esprit conscient et son pouvoir. Il importe de préciser que la naissance de l’esprit conscient censé être une totalité supérieure au corps, est un résultat d’un exercice solipsiste qui s’efforce inlassablement de se détacher du corps en prenant le corps pour la cause de toute erreur, et qui croit pouvoir établir un monde vrai par le seul moyen de la pensée ; l’esprit se prétend être le critère de la vérité en tant qu’une chose claire et certaine du fait qu’il est le seul résistant à sa propre opération de doute, mais cela ressemble curieusement à un monologue de l’esprit, qui joue tout seul plusieurs rôles, celui de juge(la seule instance opérative du doute), de l’accusé innocenté (le seul résistant à l’accusation de fausseté) et celui de loi (le seul critère de la vérité) ; est-ce que cela ne s’assimile pas plutôt à un processus de construction des divagations d’un malade qui s’enferme dans son monde clos mais protecteur ? Notre épochè distincte de la leur, vise notamment à remettre en question la prétention de l’esprit devenue trop hyperbolique, à raffiner la conscience dans son silence absolue et à faire émerger enfin le corps. En quoi consiste le corps ? Comme le note G. Deleuze dans Nietzsche et la philosophie, le corps est « composé d’une pluralité de forces irréductibles » ; le jeu de forces multiples en tension est inscrit dans le corps : par exemple, à travers le corps nous ressentons plusieurs pulsions entremêlées et contradictoires qui se luttent, se poussent et s’aillent perpétuellement, ici il importe de constater que l’unité du « je » n’est point garantie, mais constamment oscillée et dynamiquement basculée dans plusieurs directions. Le corps consiste en « le 155 processus pulsionnel hiérarchisé » 201, et de ce fait il n’est rien d’autre que la volonté de puissance qui cherche à opérer une combinaison des forces les plus intenses en évaluant leur degré d’activité de force et en déterminant leur rapport d’hiérarchie, dans lequel les unes dominent les autres avec une interdépendance indispensable. Les sens attachés au corps ont pour fonction de témoigner fidèlement la vibration multiple et variante des devenirs, qui échappe sans cesse à se cristalliser ; les sens ont une capacité de se laisser suivre le mouvement des devenirs sans vouloir les orienter vers une telle direction déterminée ou présupposée ; en ce sens elle dispose d’une élasticité ou d’une plasticité 202 distincte et inimitable, qui consiste à être susceptible de se transformer sous l’action d’une force et de garder sa nouvelle forme lorsque la force a cessé d’agir203. Il est très intéressant de constater que les sens et le corps disposent d’une sensibilité amplifiée de communication par rapport aux forces, et sont capables de se dilater ou se contracter selon le degré et l’action des forces, et que de ce fait ils se transforment eux-mêmes avec les mouvements des forces ; notons que cette malléabilité surprenante ne peut jamais retrouver dans l’intelligence qui consiste à imposer ses formes fixes aux devenirs au lieu de prendre leurs formes et à résister aux forces des devenirs d’une manière réactive et conservatrice. En ce sens le corps accompagné des sens a un pouvoir redoutable et quasi-illimité, qui consiste à prendre les formes des forces en s’ouvrant aux forces multiples et en se livrant à l’ivresse de l’action des forces ; c’est un double processus d’incorporation : d’une part, le corps incorpore les forces en lui, et d’autre part, il s’incorpore avec elles ; c’est ainsi que le corps s’élève au statut de la déesse de métamorphose, laquelle a les visages multiformes et de milliers de forces et de pulsions qu’elle traverse ; de ce fait sa puissance est tout simplement immesurable et incommensurable par rapport à la puissance de l’esprit conscient ) Patrick Wolting, Les Vocabulaires des philosophes, Nietzsche, sur le terme « corps », Paris, ellipses, 2002, p. 658. 201 ) Nietzsche utilise le terme adjectif « plastique » dans la Volonté de puissance afin de désigner la caractéristique flexible et malléable des sens ou du corps, par opposition à la caractéristique rigide et fixe de l’intelligence. 202 ) Cela se réfère à la définition du terme « plastique » dans Le dictionnaire Le Petit Robert 2011, p. 1927. 203 156 qui ne consiste qu’à réduire l’action dynamique et variable des forces à ses schèmes cognitifs présupposés. L’esprit conscient a pour fonction de garder toujours sa forme constante et de l’imposer aux autres forces agissantes ; mais il faudrait noter que sa rigidité a pour effet de limiter considérablement son pouvoir et de rétrécir même son étendue ; le quantum d’énergie des forces et des pulsions est régularisé d’une manière constante par l’esprit conscient, et cela l’empêche d’amplifier en maximum ses puissances. C’est pourquoi celui-là ne reste que dans une petite région reculée et restreinte de l’immense globe des forces étant le corps et il ne pourra jamais surpasser ce dernier du fait de sa réaction rigidement conservatrice aux autres forces. Néanmoins, le corps ne peut calculer lui-même ses probabilités de réception des forces, ni prévoir leur variabilité possible car les activités des forces ne se soumettent à aucune loi de causalité ni au principe de régularité, du fait de ses structures pulsionnelles ; en plus, la volonté de puissance liée au jeu complexe des forces vise à dépasser sans cesse toute forme de délimitation qui consiste à fixer les forces dans un état déterminé, à marquer d’une manière rigoureuse leur seuil et de ce fait qui se traduit par l’acte de territorialisation ; elle cherche précisément à déterritorialiser les seuils des forces, qui consistent à cantonner les activités des forces dans un état déterminé et stable ; il en est ainsi que les activités des forces peuvent se réjouir du jeu de mobilité dynamique des forces, irréductibles à aucune forme de fixation tels que la causalité, le principe de finalité, etc. Le corps constitués de multitude de forces en tension, est emportée par la volonté, pulsion par excellence, de transgresser toute frontière délimitée qui fonctionne comme un lieu de détention des forces et qui les réduit à l’état de rigidité stagnante, et par celle de libérer et d’amplifier leur courant d’énergie. Il importe de remarquer que l’esprit conscient telle que l’intelligence consiste à effectuer l’opération de la délimitation afin de coder le flux des devenirs ; cette opération de la délimitation vise à établir durablement quelque chose dans un état déterminé et stable, et cela montre que du point de vue de l’énergie pulsionnelle, elle consiste à conserver le même quantum de force d’une façon constante afin de la faire durer dans un état stable ; tel est son mécanisme des forces : par exemple, le processus de l’analyse ou de la synthèse ne vise pas à augmenter la totalité du quantum des forces, mais à réorganiser, à articuler et à ordonner les éléments donnés en maintenant rigoureusement la constance de leur quantum de force afin d’ériger son système 157 dans la stabilité inébranlable ; par contre, comme on l’a vu plus haut, le corps vise à agrandir sa puissance en produisant la combinaison des forces la plus intense, et de ce fait, du point de vue de l’énergie pulsionnelle le quantum des forces hiérarchisées peut s’intensifier. Mais il faudrait noter que sa quête de l’intensité plus grande s’accompagne inévitablement des risques perpétuels, des conflits et de ses excès aussi ; c’est là que le corps acquiert sa prééminence incomparable sur l’esprit conscient qui calcule minutieusement la probabilité du hasard et qui tend à maîtriser, à planifier tout selon ses schèmes cognitifs. Comme l’on a vu plus haut, l’activité des forces n’est ni prévisible, ni maîtrisable, elle est constituée du feu d’artifice des hasards, qui se heurte, s’éclate en créant des résonances des forces plus extraordinaires et plus spectaculaires ; en ce sens elle dépasse éminemment le niveau du conscient par sa grandeur immesurable ; Nietzsche insiste sur la supériorité du corps inconscient sur l’esprit conscient ; il affirme ainsi dans la Volonté de puissance : « Tout ce phénomène du corps est, au point de vue intellectuel, aussi supérieur à notre conscience, à notre esprit, à nos façon consciente de penser, de sentir et de vouloir, que l’algèbre est supérieure à la table de multiplication » 204. Il est très intéressant de remarquer dans quelle mesure la primauté de l’ordre de l’esprit conscient est subvertie par celui du corps inconscient ? Depuis longtemps, la lucidité transparente, consciente de l’esprit était le critère même de la vérité : chez Descartes l’ego pensant est l’un des garants de la vérité ; de là nous pouvons dire que l’horizon de la vérité suppose indispensablement l’existence d’une Conscience -quelque soit la nature de la conscience attribuée : conscience humaine ou Conscience divine- qui la constate, confirme son exactitude et affirme sa certitude inébranlable, et qui consiste à constituer l’une des axes cruciaux de son horizon ; et qu’ici l’exigence de la lucidité est une condition même du fondement de la vérité dans la mesure où sa capacité de rendre compte de tout ce qui se passe en lui devrait s’élargir jusqu’à celle de rendre compte de ce dont est constitutif le monde vrai, à savoir de son principe. L’obsession d’être conscient de tout, d’être éveillé à tout moment pour ne pas être 204 ) F. Nietzsche, la Volonté de puissance, II, 226. 158 trompé et pour être le détenteur de la vérité, se traduit par une insomnie maladive d’un ego pensant lequel ne cesse de penser ; et de là on peut observer le fait que dans cet état d’insomnie persistante cet ego n’est plus maître de ses propres pensées qui poussent sans cesse et vigoureusement et qui sont en train de l’envahir, contrairement à ce que croyaient les métaphysiciens occidentaux ; et que tant que l’homme n’abandonne pas l’idée de la lucidité permanente de la conscience, qui a permis de construire la concept d’ego pensant, il en souffrira jusqu’à son épuisement car chez l’homme il n’y a pas que d’idées transparentes, certaines et perçantes, déterminées, cohérentes, où est marqué l’effort conscient de rendre les idées claire et certaine, mais des idées opaques, confuses et moues, indéterminées et contradictoires, dispersées, qui échappent à sa surveille consciente, sont entrelacées les unes et les autres en lui ; l’homme est par nature incapable de saisir tout ce qui se passe en lui, certaines pensées nous échappent comme s’il existait une fuite d’effort conscient par laquelle des idées, des sentiments ne se ramènent plus tout à fait au point centrale de l’ego pensant, mais se dispersent, oscillent, s’échappent. L’ego pensant qui considère le sommeil de la conscience comme l’un des drames les plus tragiques de l’homme conscient où il se laisse même tromper éventuellement, est en réalité une mission impossible à accomplir car non seulement ses nuits blanches le rendent extrêmement fatigué et exténué, mais aussi malgré son insomnie persistante qui est un combat permanent pour ne pas s’exposer à des rêves épouvantablement contradictoires et irrationnels, il est perturbé toujours par ses spectres de pulsions contradictoires, d’idées dispersées, qui émanent sans cesse. Si nous parvenons à rendre compte que nous ne sommes même plus conscients de touts nos propres états, l’ego pensant n’est plus le point de source d’où émane toutes ses pensées, ni une source lumineuse qui éclaire ses propres états, dans ce cas on peut dire que le statut de l’ego pensant est considérablement réduit à tel point qu’il n’est qu’une petite région du corps. C’est ainsi que la thèse de la prédominance de l’esprit sur le corps, qui était défendue depuis fort longtemps, est remise en question d’une façon subversive, et on peut constater que toute histoire de l’esprit n’est en effet que « le symptôme d’une transformation plus profonde et d’une activité des forces » 205 du corps. Qu’est-ce que cela veut dire ? 159 Il faudrait noter que le terme « symptôme » pris isolément ne peut assurer la compréhension satisfaisante de son sens, mais qu’il est toujours renvoyé au couple de terme, un symptôme de quelque chose ou d’un tel état : cela revient à dire d’abord que l’esprit conscient est celui qui se rapporte indispensablement au corps et qui exprime l’état du corps, et qu’il ne peut jamais être pris indépendamment ou bien supérieurement au corps ; le symptôme est ce qui manifeste un tel état ou une telle chose cachée, en ce sens celui-là n’est rien d’autre qu’une expression de ces derniers et est secondaire par rapport à eux. De là nous pouvons dire que l’esprit conscient n’est point une essence suprême de l’ego, qui est capable d’ériger le monde sur le fondement de vérité, mais qu’il sert à exprimer, à révéler l’un des états du corps, dans lequel les forces sont orientées particulièrement vers l’utilité pratique ; en ce sens, l’esprit conscient réside en tant que les signes du corps, non point que le maître de ce dernier, qui consiste à subordonner le corps à son ordre. Le renversement du régime est radical pour autant que l’esprit conscient n’est qu’un indice des états du corps, qui ne peut point exister indépendamment du corps ; ce dernier constitué de multitude des forces en tension prime sur l’esprit conscient du fait que les structures pulsionnelles du corps ne sont pas prescrites par celui-là, et gardent certaine autonomie par rapport à lui qui, par contre, -comme l’on a déjà vu- est dépendant du corps. Dans quelle mesure est-ce que le corps est impliqué dans l’intuition ? Le corps traversé de la volonté de puissance, est un ensemble d’affectivité, qui consiste à sentir, à vouloir et même à penser – si on suppose que l’esprit conscient soit un petit canton du corps- d’une façon supérieure à toute forme de conscience ; Nietzsche précise que « la volonté de puissance n’est pas un être ni un devenir, c’est un pathos » 206 , et G. Deleuze le commente d’une manière pertinente dans Nietzsche et la philosophie : « C’est-à-dire la volonté de puissance se manifeste comme la sensibilité 205 206 ) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 44. ) F. Nietzsche, La Volonté de puissance, II, 311. 160 des forces » 207. Cela veut dire que la volonté de puissance est une sensibilité des forces, qui est capable non seulement d’évaluer et de peser leur degré d’intensité dans l’ensemble de leur rapport, mais aussi d’être affectée par ces forces en rapport. Et de ce fait nous pouvons constater que le corps est non seulement traversé de l’ensemble des forces en tension, mais aussi détermine leur rapport hiérarchisé : le sentir, le vouloir et le penser sont une manière d’exprimer la volonté de puissance. Après notre épochè qui fait parvenir le corps en réduisant l’impact abusif de l’esprit conscient, le nouvel horizon de vision, étant une manière de voir avec le corps, émerge aussitôt ; il n’est rien d’autre que l’intuition qui s’oppose à l’intelligence rationnelle régie par des forces réactives et orientée vers le besoin de conserver. De ce fait on peut dire que l’intuition est celle qui est régie par des forces actives lesquelles consistent à produire, à se transformer et à inventer au lieu de reproduire, de conserver et d’adapter, et lesquelles se détachent de la tendance réactive des forces. Comme précise Bergson, l’intuition est un effort pour s’arracher à toutes les habitudes de l’intelligence préoccupées de l’utilité. Mais pour quelle raison est-ce que cette préoccupation pratique devrait être écartée ainsi ? Pour ce faire il faudrait noter que l’intuition a une temporalité éminemment distincte de celle de l’intelligence : comme l’on a vu précédemment, si l’intelligence consiste à juxtaposer l’écoulement du temps sur l’espace parcouru, cela montre que l’idée de penser le temps en termes de l’espace signifie la tendance de l’intelligence, qui vise à cristalliser les changements en états fixes, stable, divisibles, et l’hétérogène en l’homogène afin d’en tirer une connaissance utile pour l’homme et de rendre le temps conforme à ses schèmes cognitifs ; par contre, l’intuition consiste à concevoir l’écoulement du temps en tant que la durée qui est une continuité indivisible et immesurable, mais traversé d’une manière très fluide par le fil conducteur de l’ici-maintenant ; la durée est ainsi saisie par l’intuition qui fait rebondir toute tendance ou toute nuance palpitante des devenirs. De là on peut dire que toutes nos habitudes cognitives, pratiques sont conditionnées de la tendance réactive de l’intelligence qui consiste à cadrer le monde avec ses angles de vue spécifiques, et que l’intelligence est un point de vue rigide qui impose au monde sa propre forme déterminée. Comme le constate 207 ) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Puf, p. 71. 161 Bergson, l’intuition est une tension permanente qui lutte contre nos habitudes conditionnées de l’intelligence ; en ce sens la remarque de J. –L. Vieillard-Baron sur ce point me semble judicieuse : « L’effort de l’intuition est donc un sursaut de la volonté pour entrer […] dans la durée » 208. Nous pouvons remarquer qu’elle est à la fois une résistance par excellence à des forces réactives de l’intelligence et une prise de pouvoir du corps. Car la revanche des forces actives est annoncée par l’avènement du corps qui fonctionne comme le nouveau moyen de sentir, de vouloir et de penser le monde d’une façon complètement différente de l’intelligence. Avec l’intuition, désormais il s’agit de produire, de se transformer et d’inventer le nouveau flux des devenirs ; ici la volonté de puissance est toujours présente dans la mesure où le corps est intégralement affecté par la vibration des diverses forces pulsionnelles : par exemple, lorsque nous sommes inspirés de l’idée extraordinaire d’un grand auteur comme Nietzsche, notre esprit conscient aussi bien que tous nos sens semblent s’éveiller afin de consacrer toutes nos énergies à l’élaboration d’une nouvelle idée, et aussi de capter quelque étincelle de lumière émanant de l’idée de cet auteur ; et on peut constater que l’intuition intervient déjà dans tous processus de l’inspiration pour autant que durant la lecture des œuvres de Nietzsche nous ne lisons pas simplement avec l’esprit mais absorbons littéralement chaque phrase qui nous touche et affecte tous nos corps : ses phrases retentissent dans nos oreilles comme le discours d’un grand génie pour l’humanité toute entière, s’élancent profondément sur notre cœur comme « une hache qui brise le glacier de notre existence » 209, et elles traversent ainsi tous nos corps en nous émouvant et en bouleversant la combinaison des forces existante, et cela engendre à nouveau un jeu des forces en tension, lequel prépare leur nouvelle combinaison la plus intense étant le résultat de l’inspiration. L’intuition ) J.-L. Vieillard-Baron, Bergson et le bergsonisme, Armand Colin, Paris, 1999, pp. 56-57. 208 ) Franz Kafka décrit ainsi la raison pour laquelle nous devons lire des livres dans son Journal. 209 162 est une manière de voir avec le corps dans le sens où elle consiste à déterritorialiser toute forme de cristallisation du changeant et de l’hétérogène, et où elle laisse rebondir le flux des devenirs dans son intégralité irréductible ; il importe de noter que, après l’interruption de l’ego pensant, nous rendons compte le fait que nous sommes entièrement un corps composé de multiples forces en tension. Ici la caractéristique du corps semble se rapprocher de celle de l’infini négatif dans le sens où sa structure pulsionnelle constituée de la diversité des forces contradictoires et conflictuelles réside toujours dans l’état indéterminée où la possibilité de leur combinaison apparaît illimitée, et où rien n’est présupposé comme un principe étant la cause première, « auquel tout le développement ultérieur est subordonné » 210 ; nous ne saurons nier que le corps est composé des états multiples, variés de l’affect et de la force, qui oscillent, se dispersent sans cesse, et de ce fait que sa délimitation en termes de stabilité et d’immuabilité semble être quasi-impossible. Après notre épochè qui invalide le statut omnipotent de l’ego pensant, l’avènement du corps est accompli dans l’intuition qui a pour effet de réaménager l’esprit conscient dans le petit canton reculé du corps, et qui consiste à sentir, à vouloir et à penser quelque chose toujours en termes du corps constitué des sens. Par exemple, lorsque l’on compose un poème inspiré d’une rose jaune imbibée de neige dans le jardin, on devrait d’abord ouvrir tous nos sens pour l’accueillir pleinement : la vivacité de sa couleur jaune en contraste avec la blancheur de la neige, qui tape l’œil, et la fraîcheur gelée de la neige, informée par le touché, et la douceur veloutée des feuilles du rose et son parfum délicat, rappelés par le souvenir d’enfance ; toutes ces diverses informations recueillies par nos sens peuvent se combiner librement avec la multitude des émotions et des affects incités ; la possibilité de leur combinaison est quasi-illimitée, et de là des milliers de poèmes différents peuvent être nés. Nous pouvons remarquer que cet illimité combinatoire dans l’intuition provient de sa caractéristique indéterminée lié au corps ; il est vrai que ce dernier est toujours traversé par le flux des états variés des forces qui se luttent, et que de ce fait sa stagnation dans un état fixe n’est jamais définitive à moins qu’il arrive à sa phase terminale, et qu’elle implique aussitôt une autre métastabilité qui engendre les jeux des forces en tension et ses changements ; il faudrait penser le ) La définition du terme « principe » dans Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de A. Lalande, Puf, p. 826. 210 163 corps en termes de l’opération dynamique de l’individuation dans le sens où celui-ci se forme par le biais des jeux des forces multiples en tension, qui poussent à se transformer sans cesse, et où il vise constamment la combinaison des forces la plus intense en renouvelant ses agencements des forces pulsionnelles. Comme l’on a vu plus haut, avec notre intuition les informations senties par nos sens ont de multiples possibilités combinatoires avec la diversité des forces pulsionnelles tels que l’affect et l’émotion ou le vouloir, la pensée, etc. : c’est cette variabilité quasi-illimitée qui caractérise l’essence même du corps. Il importe de préciser que l’état chaotique et dynamique du corps ressemble au bigbang primordial dans la mesure où la violente tension conflictuelle entre la quantité des forces hétérogènes engendre un déséquilibre extraordinaire consistant à provoquer un processus des devenirs créateurs. Etant une manière de voir avec le corps, l’intuition consiste en le jeu libre et hilarant de l’aperception d’une chose qui s’inscrit dans un état de combinaison complètement indéterminée : cela revient à dire que l’intuition ne cherche point la cohérence synthétique de la perception des divers sous forme de l’unité conceptuelle ; et qu’elle vise notamment à déterritorialiser toute forme d’unité synthétisante qui réduit les singularités différentielles des éléments au critère unilatérale de l’identité ; l’intuition se concentre sur la différence qui, d’une part, permet de se distinguer des autres dans l’ensemble de rapport, et qui, d’autre part, consiste à changer et à varier sans cesse ses états. Selon Deleuze les articulations du réel au sens effectif ne sont rien d’autres que la « différence » ; il utilise l’intuition comme la méthode stratégique de déceler la différence en tant que ce qui se différencie des autres mais aussi de lui-même. Sur la question de la saisie de la différence, le concept d’intuition chez Deleuze nous donne une réponse satisfaisante dans le Bergsonisme : par l’acte de l’élargissement de l’intuition, elle poursuit les articulations du réel, qui consiste à se différencier des autres et de ce fait qui constitue la différence de nature, alors que par l’acte de resserrement de l’intuition, elle poursuit les lignes de faits qui consiste à se différencier de luimême par les changements des états et de ce fait qui constitue la différence interne. En appuyant sur le passage de L’énergie spirituelle I de Bergson, Deleuze montre les deux mouvements du réel effectif, lesquels consistent en les 164 articulations du réel et en les lignes de faits : ces premières sont un mouvement d’extension qui tente de déceler la différence de nature par rapport aux autres, qui va vers la multiplicité des choses ; et ces secondes sont un mouvement de contraction qui cherche la différence interne avec soi-même, qui va vers la virtualité de ses devenirs. Nous pouvons remarquer que l’intuition a pour fonction d’opérer des combinaisons indéterminées des divers d’une façon illimitée et qu’elle ne suit plus l’ordre de la synthèse cohérent : par exemple, dans le roman de F. Kafka, Métamorphose, le héro, Gregor Samsa se réveille en découvrant qu’il s’est transformé en un grand insecte, son visage accolé sur un corps d’insecte affreusement fin avec ses membres immanipulablement longs et étranges ; ces combinaisons quasi-impossibles à représenter renversent l’ordre du pensable, et la tête d’un être-humain avec le corps d’insecte ouvre ainsi violemment la phase pré-synthétique du monde, que Slavoj Žizek assimile à l’aspect négatif de l’imagination transcendantale 211. Žizek remarque dans Le Sujet qui fâche « l’aspect négatif, perturbateur de l’imagination transcendantale » que Kant a négligé de mentionner : dans la Critique de la Raison pure, Kant considère celle-ci comme ce qui « rassemble la multiplicité de sensations sans y impliquer l’activité de l’entendement » 212, il la voit comme « la médiation entre la pure multiplicité sensible de l’intuition et l’activité synthétique cognitive de l’entendement » 213 ; mais Žižek met l’accent sur l’aspect perturbateur de l’imagination, dont Kant essaye de ne pas relever, mais sur lequel Hegel se concentre avec une perspicacité distinguée ; et la forme première, primordiale de l’imagination réside dans sa fonction perturbatrice, négative, qui a pour effet de disperser sans cesse les divers dans un désordre flâné en bouleversant toute forme d’Unité synthétique. Même si Kant essaye de « distinguer de l’imagination empirique et reproductrice, comme faculté de se représenter un objet même en son absence et reposant sur les seules lois empiriques de l’association, l’imagination transcendantale et productrice, dont la fonction est d’assurer une médiation entre la réceptivité de la sensibilité et la spontanéité de ) Slavoj Žizek, Le sujet qui fâche, tr. de l’anglais par Stathis Kouvelakis, Paris, Flammarion, 2007, pp. 41-48. 211 212 213 ) Ibid., p. 41. ) Ibid., p. 43. 165 l’entendement » 214, nous ne pouvons nier que sous la notion d’imagination sa phase et sa forme primordiale qui consiste à combiner les divers d’une façon absolument indéterminée à tel point que leur combinaison reste en un agrégat chaotique plutôt qu’en une réunion d’un ensemble coordonné, est indistinctement impliquée ; Hegel décrit clairement la fonction de cette faculté dans La Philosophie de l’esprit : « C’est ici la libre faculté-arbitraire de briser les images et de les combiner de la manière la plus libre » 215 Et il la nomme précisément « imagination présynthétique ». Nous pouvons constater que cette dernière déchire avec une rare violence l’unité d’un Tout ordonné, se réjouit de distordre ses combinaisons dans un désordre le plus libertin : elle est un moment d’excès par excellence, semblable à un infini négatif qui consiste en état pur d’indétermination illimitée. Et les philosophes occidentaux qui essayent d’établir une Unité ordonnée à l’ensemble d’un système, redoutent notamment ce moment d’excès : comme le montre Žižek, Kant le qualifie comme « le Mal diabolique » de même que Hegel comme « la nuit du monde ». Quelle est la relation implicite entre la phase pré-synthétique de l’imagination et sa phase synthétique ? Il faudrait noter que sa phase primordiale est non seulement celle qui précède à sa phase synthétique dans l’ordre chronologique et logique, mais aussi celle qui prédomine sur cette dernière d’une façon implicite mais toujours constante. Il y a la tête d’un homme par là, le corps d’insecte par ici, et le flux des multiplicités désordonnées flotte toujours sur la surface de sa phase synthétique dans la mesure où, comme le précise Deleuze dans la Philosophie critique de Kant, l’activité synthétique de l’imagination ne parvient pas à rejoindre à l’unité synthétique de l’aperception qui est le centre égologique, conscience de « Je », et où l’imagination transcendantale n’est point susceptible de rapporter sa synthèse du divers à un objet quelconque faute de l’unité qui nous permet de reconnaître une chose en ) Jean-Marie Vaysse, Le Vocabulaire des philosophes, Kant, sur le terme « imagination », Paris, ellipses, 2002, p. 36. 214 ) F. Hegel, La Philosophe de l’esprit 1805, trad. par G. Planty-Bonjour, Paris, PUF, 1982, p. 13. 215 166 identifiant comme un tel objet spécifique216 ; en quoi consiste-t-elle l’unité d’un objet x ? C’est ce qui unifie les éléments multiples représentées à un tout organisé, unique ; et qui permet de ramener les divers éléments à ce qui appartient à un objet ; de ce fait l’unité rend possible d’identifier une chose comme un tel objet spécifique x en donnant une coordination directive aux divers représentés : par exemple, ce qui rend possible d’identifier une chose comme un être-humain, c’est que la combinaison des divers représentés est ordonnée en suivant une certaine direction de l’unité : les divers caractéristiques d’un êtrehumain sont coordonnées d’une manière spécifique ; l’être-humain est constitué d’un corps mammifère avec quatre membres distincts, est un bipède avec une intelligence sophistiquée qui lui permet d’utiliser ou inventer des outils ; cela montre que la combinaison de ses divers caractéristiques est organisée et déterminée par l’ordre spécifique qu’impose son unité. C’est pourquoi l’on juge la combinaison de la tête d’un homme avec le corps d’insecte impossible à identifiable du fait qu’elle bouleverse et renverse totalement la coordination rigoureuse de l’unité. Comme nous l’avons vu plus haut, dans la phase synthétique de l’imagination la recognition d’un objet n’est pas encore possible, du fait que les divers représentés ne sont pas coordonnées unilatéralement à une unité spécifique comme le Je, sujet unificateur ; et que comme le remarque Hegel, leur synthèse primaire ne suppose pas encore la distinction du sujet /objet et que leur mode combinatoire ne dispose ni du sujet qui unifie les divers éléments d’une manière coordonnée, ni l’objet sous lequel on peut les subsumer. Dans ce cas, l’imagination transcendantale que Kant essaye de distinguer tant bien que mal de l’imagination pré-synthétique réside encore dans la phase indistincte du sujet et de l’objet ; de là je vois une éminente possibilité de dépasser la structure de sujet pensant/objet pensé. L’imagination est un moment de surabondance où le point central, unique de l’ego pensant est complètement absent, et où les divers représentés se vibrent, se heurtent, se dispersent partout dans le mouvement centrifuge de l’infini négatif ; l’altérité, le désordre, le démesuré indéterminé émergent en tant qu’un horizon primordial de l’aperception des choses comme si après le big-bang primordial l’univers pouvait apparaître. La force primaire et irréductible de 216 ) G. Deleuze, La philosophe critique de Kant, Paris, Puf, 1963, p. 25. 167 l’imagination nous dicte le fait qu’il existe « des instances irrationnelles dont l’existence ne se déduit pas de l’exercice de l’entendement » 217, et que l’existence des choses senties par le corps n’est déductible d’aucun concept218. En ce sens précis l’imagination peut se rapprocher de l’intuition que nous venons d’évoquer ; car celle-ci est un moment d’apercevoir des choses par le corps sans recourir à l’instance de l’unité synthétisante des aperceptions, qui est la conscience de « Je », ni à celle de l’identification d’un objet pensé ; dans l’intuition une instance irrationnelle des divers ne peut être senti intégralement que par le corps, non point par l’esprit conscient de soi-même, ego pensant ou « Je pense », qui a pour fonction de « rassembler leur multiplicité et de l’organiser en un Tout cohérent » 219 ; et le mouvement centrifuge, dynamique des divers n’y est soumis à aucun ordre de l’unité rationnelle. Lorsque l’on voit le monde avec le corps, qu’est-ce qui se passerait ? Le cadre cognitif de l’esprit rationnel ne cesse d’être subverti pour autant que cette frontière cognitive humainement établie est un lieu stratégique d’expérimentation de déterritorialisation, et que toute sorte d’activité synthétisante constitutive du sujet n’y est plus valable, mais dynamiquement dépassée ; de la même façon que le jeu complexe des forces en tension vise la combinaison des forces la plus intense, le jeu libre des divers éparpillés tend à la combinaison indéterminée du multiple la plus créatrice, qui s’effectue dans l’intuition. Il importe de remarquer que l’intuition a pour effet de dénoncer la notion de sujet comme une fiction en mettant en cause radicalement l’activité unificatrice et unilatérale de l’esprit rationnel ; avant que le régime de l’entendement exerce son pouvoir synthético-conceptuel qui consiste à régler le monde sur ses schèmes cognitifs, l’intuition est un moment exceptionnel où l’emprise unificatrice de l’esprit conscient n’est pas encore atteinte, et où les forces contradictoires et conflictuelles des divers ne sont pas domptées, sont à l’état sauvage, librement indéterminées. C’est là où réside l’énergie inégalable de l’intuition : la structure binaire du sujet /objet qui nécessite une certaine distance privilégiée du sujet ) Marion Doussot, La philosophie des Lumières, Kant, Paris, Editions France Loisirs, 2001, p. 570. 217 ) Ibid. ) Žižek illustre bien la critique de Kant par Heidegger sur son recule devant l’abîme de l’imagination dans Le Sujet qui Fâche, p. 46. 218 219 168 pensant vis-à-vis de l’objet pensé, et qui consiste à régler ce dernier sur le sujet, est supprimée par l’opération de l’intuition. Comme nous l’avons vu précédemment, le jeu complexe des divers en tension ne se subordonnent pas à un point central unitaire du sujet, activité synthétisante de l’esprit conscient, mais est pleinement senti, voulu par le corps qui a pour fonction de dilater, de contracter librement leur combinaison de forces irréductibles. De là on peut constater que, avec l’intuition, c’est le corps qui advient au moment de l’aperception d’une chose, non point l’entendement ni la raison, et que lorsque l’on aperçoit une pomme avec l’intuition, cette pomme n’est pas celle qui est synthétisée par le concept de pomme en général, mais celle qui est éminemment singulière et irréductible à aucune ordre rationnel de l’esprit conscient. Il faudrait noter que l’esprit rationnel a tendance à substituer l’idée de pomme en général, universelle, abstraite et immuable, à une pomme singulière au moment de l’identification cognitive d’une chose ; et que tout processus de recognition d’un objet suppose que l’instance irrationnelle des divers est substituée par une instance rationnelle de l’unité synthétisante ; dans ce cas la connaissance d’un objet suppose toujours un acte violent qui nous force de rentrer conformément dans l’ordre rationnel de l’esprit conscient qui constitue soi-disant l’homme raisonnable ; et qui nous oblige de nous contenter seulement de cet objet substitué, imposé en nous éloignant inlassablement de l’instance irrationnelle des divers s’inscrivant dans l’infini négatif. Mais dans l’intuition nous ne nous sommes plus sevrés de de l’instance irrationnelle des divers, qui nous est donnée abondamment et qui est un horizon primordial de l’aperception des choses ; de ce fait la pomme sentie à travers l’intuition resterait entièrement irréductible à la substitution conceptuelle d’une pomme en général, en outre, elle est lui-même un corps composé du jeu des forces en tension, qui rencontre nos corps récepteurs ; dans ce cas qu’est-ce qui se passerait ? Nous pouvons constater que la vibration de couleur de la pomme avec le jeu de lumière témoigne non seulement les devenirs changeants de cette pomme, mais aussi ceux de notre corps récepteur ; la pomme et nous sont intimement entrelacés par la tendance créatrice étant la vie, qui consiste à traverser le corps en le poussant constamment vers le seuil inédit des forces et en engendrant ses devenirs. Mais afin d’éclaircir davantage la notion d’intuition, nous sommes invités à revenir à un point polémique étant la question de sujet qui semble être un lieu de déterritorialisation, mais qui exerce 169 encore son impact immense sur la construction de ce que nous sommes, de ce que nous devons être. Ici j’envisage de garder une position critique vis-à-vis de certain point de vue de Žižek sur la question du statut de l’imagination ; notamment vis-à-vis de son intention de vouloir situer l’imagination transcendantale dans le processus psycho-cognitif du sujet. Dans Le Sujet qui fâche, il mentionne que ce moment de l’imagination s’assimile à celui de folie égologique de Descartes220 ; je pense que cette assimilation est un peu trop hâtive dans la mesure où, même si le doute cartésien me semble également un moment d’engouement de l’ego dans son propre monde établi, et celui de son renferment en lui-même, qui consiste à dénier l’existence du monde extérieur, et même si, comme l’illustre merveilleusement Kant dans son texte de 1766, « Le délire ce n’est donc pas seulement le sommeil de la raison, mais aussi son exercice le plus vigilant et insomniaque. Aussi peut-on dire que le fou a peut-être tout perdu sauf la raison, car ce qui fait problème n’est point la cohérence de son raisonnement, mais la rupture avec la pierre de touche de l’expérience » 221. Nous ne saurions nier que ce moment de doute cartésien est régi bel et bien par le pouvoir de la raison à son apogée, et que son délire n’est point proche du désordre délirant de l’imagination pré-synthétique, qui consiste à bouleverser, à lacérer toute forme de rationalité et de ce fait à renverser le régime égologique et rationnel. Si l’imagination est la pulsion de l’insurgé qui ne soumet à aucun ordre établi du rationnel, et qui consiste à le disloquer totalement, le doute cartésien est le désir d’un seigneur qui vise son omnipotence et qui consiste à renforcer davantage l’ordre du rationnel. En ce sens, nous pouvons dire que le désordre délirant de l’imagination se distingue radicalement du délire suprême de cogito ; le doute cartésien est un moment de l’insomnie de la raison, et de ce fait ne s’assimile point à celui de son sommeil profond où la nuit du monde 220 ) Slavoj Žizek, Le Sujet qui fâche, Paris, Flammarion, 2007, pp. 49-52. ) Jean-Marie VAYSSE a décrit avec une telle justesse éminente le projet critique de Kant dans La Stratégie critique de Kant (Paris, ellipses, 2005, p. 12). 221 170 émerge avec l’avènement de l’imagination pré-synthétique. Žižek essaye de localiser le moment de l’imagination dans le processus psycho-cognitif du sujet en le mettant comme un moment médiateur entre la nature et le logos ; il me semble que sa remarque sur le statut de l’imagination soit assez juste à condition que l’assimilation de l’imagination au doute cartésien soit entièrement retirée. Dans l’imagination la structure de sujet/objet n’est pas encore construite, et celle-là est un moment d’entre les deux, nature et logos, « qui, tout en ne relevant plus la nature, n’est pas encore le logos, et qui doit être ‘refoulé’ par le logos » 222. Il faudrait noter que le doute cartésien s’opère rigoureusement dans la structure sujet pensant/objet pensé, et que, même si ce doute apparaît un moment de déconnexion radicale avec le monde extérieur, cela a pour but précis de convertir ce monde extérieur en son objet pensé qui est susceptible d’être subordonné au regard du sujet pensant ; en ce sens, le doute cartésien n’est point le moment médiateur entre nature et logos, mais le moment même du logos, où le pouvoir de l’ego pensant est à son comble. L’imagination qui ne nécessite aucune structure binaire du sujet/objet nous fait réfléchir au statut même du sujet : en quoi consiste la notion de sujet ? Jacob Rogozinski illustre bien le statut équivoque du sujet chez Kant dans Kanten : il est vrai que dans la Critique de la raison pure Kant a tenté tout d’abord de construire la notion de sujet transcendantal, mais après de la défaire d’une manière radicale : d’une part, dans sa partie de l’Analytique transcendantale il nous suggère la notion de sujet qui est une unité synthétique de l’aperception des divers, et qui consiste à coordonner ces derniers d’une manière cohérente afin d’identifier un objet, ici le sujet est le Je pense qui s’inscrit dans la permanence et qui n’est rien d’autre qu’une conscience transcendantale, distincte du moi empirique et précédant toute expérience en tant que sa condition de possibilité ; d’autre part, dans sa partie de la Dialectique transcendantale la notion de sujet transcendantal est fondamentalement critiquée, je vois que, à partir de cette critique radicale de la notion de sujet je pourrai découvrir quelque étincelle cruciale nous permettant de sophistiquer une nouvelle conception de conscience sans sujet que j’ai évoqué dans le chapitre précédent. Si J. Rogozinski nous a montré la complexité et le conflit interne du statut 222 ) Žizek, Le Sujet qui fâche, Paris, Flammarion, 2007, p. 52. 171 du sujet dans la Critique de la raison pure de Kant, ici j’ai l’intention de me servir stratégiquement de leur relation conflictuelle au profit de la critique de la notion de sujet. La consigne est la suivante : nous allons critiquer la notion de sujet transcendantale à la lumière de sa propre déconstruction que Kant a effectuée dans la partie de la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure. Il me semble que la volonté de puissance s’exerce sur nous dans la mesure où nous allons nous servir de la tension interne des forces dans sa première Critique, afin de produire une combinaison des forces la plus intense qui serait l’élaboration de la notion de conscience sans sujet. L’activité synthétisante et unificatrice du sujet transcendantale nous a fourni une conception de sujet formel, vide de contenu, qui s’applique à tout objet de l’expérience, mais, comme le montre Rogozinski dans Kanten, « La Dialectique transcendantale dénonce comme illusion la position d’un Je pense ‘isolé’ de tout le reste, séparé par ‘abstraction’ de mon ‘existence empiriquement déterminée » 223. En fait, si l’on remonte à l’étymologie du terme de sujet, hypokeimenon, comme l’indique Aristote, cela désigne d’abord « le fond sous-jacent » 224 qui nous reste totalement « indéterminé et pré-catégorial » par son altérité incessante ; je vois par là l’assimilation de hypokeimenon à l’infini négatif dans la mesure où tous les deux se caractérisent par l’instabilité et l’altérité perpétuelle dues à leur état indéterminé, en ce sens nous pouvons dire que, étymologiquement la notion de sujet implique en lui certaine fissure qui se traduit par une fuite d’identité. Mais les philosophes occidentaux essayent de refouler tout au long de l’histoire de la philosophie cette caractéristique sombre de la notion de sujet, et de rapprocher la notion du sujet, hypokeimenon, de celle de substance, ousia, afin d’y introduire la caractéristique stable, permanente et de maîtriser la dispersion incessante : le concept classique de sujet devient ainsi quelque chose de substantiel, ce qui « persiste dans son identité malgré le ) Jacob Rogozinski, Kanten, chapitre. Je suis l’être même, Paris, Editions Kimé, 1996, p. 77. 223 224 ) Ibid., pp. 75-91. 172 changement de ses attributs » 225 accidentels, en supprimant, refoulant toute trace indéterminée et pré-synthétique d’hypokeimenon. Kant critique dans la partie de la Dialectique transcendantale le rapprochement de la notion de sujet avec celle de substance, et tente d’éloigner la notion d’ego de celle de sujet substantialisé ; pour ce faire, on devrait se demander d’abord quelle est la fonction du sujet qui est substantialisé, précisément dans la partie de l’Analytique transcendantale : nous pouvons remarquer que l’ancrage du sujet dans l’identité permanente est une condition nécessaire qui permet de garantir la cohérence de la liaison entre de diverses représentations successives, car ici le sujet fonctionne comme l’unité synthétisante qui attribue un ordre à ses diverses représentations, et comme un point de repère auquel ces dernières sont coordonnées. De là nous pouvons dire que, comme le montre Kant dans la Dialectique transcendantale, la notion de sujet transcendantal se réduit en effet à une fonction logique qui consiste à assurer la cohérence de la liaison entre les représentations successives ; la remarque de Kant sur la nature de l’Ego complètement éloignée du sujet transcendantal est d’autant plus surprenante en raison de sa radicalité prononcée : comme le constate bien Rogozinski dans Kanten, Kant dénonce l’identité permanente d’un sujet en assimilant l’état mouvant de l’ego à celui d’une « boule élastique » ; Rogozinski le décrit ainsi : « De même qu’une ‘boule élastique’ qui en heurte une autre lui ‘communique tout son mouvement’, de même on pourrait imaginer une série d’Ego dont chacun ‘communiquerait son état’ au suivant » 226. Cela suppose que l’Ego se meut dans un flux de changement perpétuel, et que l’identité permanente du sujet n’est qu’une illusion de la raison qui a pour fonction de dissimuler la série de glissements des états d’altérité de l’Ego, et de fantasmer l’homogénéité immuable du sujet. Les états mouvants de l’Ego sont « transférés » à un son autre état suivant avec l’écoulement du temps ; le terme ‘transfert’ suppose un certain écart de ses états antérieurs par rapport à ses suivants en raison de son altération incessante ; ses états mouvants glissent les uns dans les autres, et cela impliquerait de la force résistante entre eux, et en ce 225 226 ) Ibid. ) Kanten, p. 81. 173 sens nous pouvons dire que la notion d’ego chez Kant est ce qui est composée de milles visages différents sans le nom propre du moi identique. Si la combinaison de divers états de l’ego s’opère ainsi d’une manière indéterminée, l’unité synthétisante, le Je pense, est complètement éclatée, dispersée, et de ce fait sans le sujet identique les diverses représentations n’arrivent point à se rapporter à un objet quelconque ; et l’aperception de divers ne dispose plus ni de l’objet, ni du sujet, resterait dans l’état purement pré-synthétique, assimilé au moment de l’imagination. Rogozinski remarque braillement que si l’on lève l’illusion de l’identité du sujet permanent, il y a un « fond sous-jacent » de l’indétermination illimitée et de l’altération incessante, lequel révèle le sens originaire de l’hypokeimenon. De la nous pouvons dire que la notion d’ego pensant, cogito, n’est qu’une petite parcelle qui flotte sur le fond immense de l’indétermination illimitée, non point un ancrage stable de l’identité du sujet ; et que l’ego existe en tant qu’un abîme de dispersion et d’excès délirant. En ce sens, notre conscience constituée de flux mouvant d’activités affective, volitive et intellectuelle, ne nécessite plus à se rapporter à un point central unique auquel ce flux changeant est unifié d’une manière unilatérale, mais comme l’on a vu que ce point de convergence est un pur mirage de la raison, elle est une conscience qui continue à se disperser et à se dilater en transférant ses états antérieurs au suivants et en suivant habilement le flux mouvant d’altérité. Le « transfert » de l’état antérieur de la conscience vers un autre état nous témoigne que l’espace de la conscience n’est point uniforme, ni parfaitement lissé par l’homogénéité linéaire du cogito, mais est traversé par de multiples reliefs accidentés qui montre la fissure de l’identité du cogito, et qui décentralise totalement l’unité synthétisante de l’aperception. Même si les philosophes occidentaux imaginent l’espace de la conscience comme la sphère coordonnée et unifiée du cogito, qui ne comporte aucune fissure et aucune opacité troublante, celui-là ne peut être en effet circonscrit d’une manière déterminée en raison de son « fond sous-jacent » qui est lui-même sans cesse mouvant, mais est constamment contracté et dilaté, déterritorialisé d’une manière indéterminée. Les états variés de la conscience sont dispersés, combinés d’une manière la plus libertine, et ses états ne sont pas succédés d’une façon linéaire en se soumettant ou se convergeant à l’unité synthétique du sujet 174 pensant, mais ils sont décalés les uns et les autres, glissés les uns dans les autres du fait de leur altération perpétuelle ; nous pouvons dire qu’ils comportent les écarts, la rupture et même la contradiction incompatible, et que la conscience est un lieu de tension des forces multiples qui se luttent et qui s’influencent constamment, et fonctionne comme un point de divergence plutôt que comme celui de convergence. Dès lors, nous pouvons conclure que la conscience en tant qu’une instance divergente, peut résider sans sujet unifiant dans la mesure où elle est le fond sous-jacent mouvant, instable qui laisse le flux d’activités affective, volitive, intellectuelle glissé et indéterminé, et où elle puise de cette tension désordonnée la combinaison des forces la plus intense, qui ne se réduit à aucune forme de synthèse unificatrice ; et ici il faudrait préciser le sens du terme « le fond sous-jacent mouvant, instable », qui semble de prime abord contradictoire du fait que le terme « fond » est censé être sur ce quoi repose toute chose, ce qui supporte toute chose d’une manière stable, mais que sa combinaison avec épithète « mouvant, instable » renverse sa destination fonctionnelle, crée une sorte de tension conflictuelle, dynamique au sein du terme ; si le fond lui-même est mouvant, tout ce qui se tient au dessus de lui est voué au changement et au mouvement, et le fond n’existe plus comme l’arrièreplan transcendant et permanent qui garantit la stabilité du monde et des choses, mais comme un plan immanent qui ne recule point devant l’au-delà ou l’arrièreplan et qui s’érige dans le flux de devenirs. En ce sens, la conscience sans sujet est le sans-fond immanent qui consiste à annuler l’exigence métaphysique de l’arrière-plan et à supprimer le point fondamental et central de l’unité. C’est en ce sens précis que la notion de conscience sans sujet est élaborée comme l’une des conditions de l’avènement de l’intuition. Lorsque la conscience réside effectivement sans sujet, comment peut-on définir le statut de l’ego ou du moi ? Kant essaye de sauvegarder l’existence de l’ego ou du moi, qui se distingue de la notion de sujet synthétisant, cogito : ici nous pouvons observer que dans la Dialectique transcendantale le philosophe allemand tente de dissocier l’ego(moi) et le cogito qui étaient auparavant associés d’une manière indistincte notamment à partir de Descartes, et qu’il dissèque leur confusion de terme d’une manière chirurgicale ; le sujet pensant, cogito, est en quelque sorte une ampoule envahissant sur la surface du moi, qui consiste à gonfler son étendu en absorbant 175 toute vitalité du moi, mais si l’on adopte une vision plus fine et perçante qui serait notre instrument chirurgical le plus efficace, on peut parvenir à sectionner cette ampoule du moi et à faire l’éclater. Il me semble que prendre le cogito pour l’intégralité du moi soit une pathologie plus grave qui consiste à confondre la partie avec un tout ou à le réduire à une parcelle ; et que depuis Descartes l’histoire de la philosophie occidentale est une histoire collective atteinte par cette pathologie. Comme remarque bien Rogozinski dans Kanten, Kant essaye d’analyser la proposition je pense d’une manière inédite dans la Dialectique transcendantale de la seconde édition de la Critique de la raison pure, en vue de subvertir la primauté de je pense sur j’existe : « La proposition je pense ou j’existe pensant est une proposition empirique parce qu’elle a pour fondement une intuition empirique qui donne sa matière à l’acte je pense » 227 Et Kant précise ainsi dans les Prolégomènes : « Ce n’est là rien de plus que le sentiment d’une existence sans aucun concept » 228. Kant nous révèle qu’en réalité le cogito est basé sur un sentiment d’exister, qui ne nécessite aucune catégorie, et qui précède toute structure du sujet/objet ; et que l’existence irréductible du moi empirique prime sur l’activité synthétisante de l’entendement. Même si le philosophe allemand dénie aussitôt cette assimilation du cogito à un sentiment afin de construire un sujet transcendantal dans sa première Critique, il montre dans l’Opus Postumum que l’horizon du cogito est en effet l’ego incarné et corporel, et que, comme l’explique Rogozinski, le moi est « un sentiment d’existence singulière de cet Ego que je suis » 229. De là nous pouvons remarquer que la conception du cogito, sujet pensant, n’est possible qu’à travers l’ego corporel qui ressent le fait d’exister dans le monde, et que le je pense présuppose toujours le j’existe en tant que sa possibilité réelle de 227 ) J. Rogozinski, Kanten, p. 84. 228 ) Kant, Prolégomènes, § 46 note, 2, p. 115. 229 ) Rogozinski, Kanten, p. 86. 176 l’aperception. Il importe de noter que le cogito n’est point l’intégralité de l’ego corporel, mais seulement une petite région, attachée à l’activité synthétique de l’aperception, qui nécessite son fond sous-jacent mouvant étant le moi corporel. Rogozinski constate à partir de la Dialectique transcendantale de la première Critique de Kant, que c’est « la dimension originaire de l’affectivité qui constitue l’être même de l’Ego » 230 ; de là nous pouvons dire que le lieu de l’inscription de l’affectivité qui est le corps devient la dimension même de la constitution du moi. Ici j’insiste quand-même sur la distinction de l’ego avec le moi, même si Kant semble les utiliser d’une façon indistincte ; alors que l’ego est encore une notion centripète qui consiste à concentrer ses diverses activités sur la zone égologique unificatrice, le moi est une notion centrifuge qui consiste à les laisser disperser d’une manière indéterminée dans la mesure où le moi est constitué d’abord de ses affectivités multiples qui s’inscrivent dans le corps, et où le moi n’est rien d’autre qu’une instance irrationnelle et pré-synthétique, pré-catégorielle. C’est en ce sens précis que notre épochè tente d’invalider le statut suprême de l’ego pensant, qui était maintenu depuis longtemps par l’absolutisation de l’activité réflexive de l’esprit rationnel ; et que notre épochè laisse émerger l’horizon de la conscience sans sujet qui est le corps. Si l’on peut définir le moi comme le sentiment d’exister et la sensation corporelle d’exister dans ce monde, ce moi suppose indispensablement le corps qui le ressent ; ici nous pouvons constater que l’existence du corps en tant que le vecteur de l’affectivité constitutive du moi, est la condition réelle de l’aperception dans la mesure où la phase primordiale de l’aperception des divers réside dans le fond sous-jacent mouvant de l’indétermination illimitée, qui est le corps. Comme le précise Rogozinski, le sentiment d’exister, éprouvé par le corps, est « la teneur première de moi-même, des choses et du monde » 231, et si l’on l’analyse d’une manière stratigraphique, ce « fond sousjacent » qui est le corps est lui-même un flux mouvant et indéterminé, semblable à celui de magma, et permet à la fois de construire et de déconstruire de couches superficielles qui sont le résultat de la cristallisation de ce flux 230 ) Ibid. p. 88. 231 ) Ibid., p. 85. 177 indéterminé telles que la notion de sujet permanent, de temporalité spatialisée et linéaire, etc. Ces notions sont la fixation ou la pétrification du corps-magma sur la surface cantonnée de l’esprit rationnel ; mais ce fond sous-jacent redoutablement fluide prépare l’éclatement de la tension conflictuelle des diverses forces pulsionnelles, laquelle y gît toujours afin de bouleverser l’agencement de ses couches superficielles qui deviennent sans doute excessivement affermies. L’intuition est, pour ainsi dire, susceptible de capter des ondes sismiques qui transmettent la tension des forces émanant du fond mouvant, et qui ont pour effet d’ébranler le sol de pensée, structuré par deux pôles cognitives, sujet/objet ; l’intuition vise à révéler le sans-fond immanent qui ne se réduit pas seulement à un abîme négatif, mais aussi qui a pour rôle actif de déterritorialiser et de disloquer toutes notions fantasmagoriques de l’esprit tels que l’immuabilité, l’identité, l’unité, etc. ; et qui gît en nous en tant que la condition fondamentale de l’être tel que la mort nous témoigne sa présence indéniable. Il importe de noter que l’intuition en tant que la manière de voir avec le corps, fait intervenir pleinement le corps dans l’aperception, non seulement en tant que sa phase initiale mais aussi que son horizon essentiel ; lorsque nous voyons une pomme à travers notre intuition, nous sommes le corps qui ressent intensément à la fois l’existence effective du moi singulier et celle d’une pomme singulière ; ici il faudrait préciser que le moi singulier est constitué de l’ensemble d’une perception indéterminée d’exister, éprouvée par le corps, et est traversé et vibré par le flux de devenirs et de changements ; et de ce fait que le moi singulier se distingue bien du sujet pensant, cogito, qui est construit postérieurement par la structure synthético-conceptuelle de l’esprit rationnel, et qui s’inscrit dans la généralité abstraite et l’identité permanente. Ce que l’intuition met en lumière, c’est l’existence singulière qui ne se réduit à aucun concept, qui consiste en le flux d’altération incessante, déclenché par son fond mouvant et indéterminé étant le corps ; comme nous l’avons vu plus haut, si l’existence singulière est sentie et confirmée par le corps, l’essence générale est déterminée et construite par l’entendement ; à travers notre épochè l’intuition suspend l’acte synthétisant de l’entendement, qui consiste à subordonner les multiples existences singulières à des catégories unificatrices. L’intuition permet d’observer et de se concentrer sur le processus d’altération, dans lequel l’existence singulière est constituée de la pluralité de ses états 178 irréductibles, qui est engendrée par son fond mouvant étant le corps et qui provoque en lui la tension et le conflit constant. En ce sens nous pouvons dire que l’existence singulière est affectée et formée dynamiquement par le corpsmagma, flux indéterminé et mouvant de l’infini négatif ; et de ce fait qu’elle refuse de se cristalliser sous une forme d’essence immuable, prédéterminée par le concept. L’intuition est susceptible d’intercepter les ondes sismiques et magnétiques des flux du sans-fond immanent, concrétisés par le flux d’affectivité du corps ; et voir avec le corps signifie observer ce flux rythmique d’affectivité qui émane des choses constituées du corps, et qui dynamise la formation des devenirs des choses, et qui restait depuis longtemps inaudible en raison du processus cognitif abusivement focalisé et polarisé sur l’esprit rationnel. Ici accompagnés de l’intuition, nous sommes tentés de nous tourner vers une autre temporalité qui se distinguerait de celle proposée et consolidée par la métaphysique occidentale : d’abord il faudrait analyser cette seconde temporalité régnante ; il est vrai que la notion d’identité permanente du sujet réside dans une temporalité linéaire et homogène qui garantit la succession continue et uniforme des représentations du moi ; Jean-Clet Martin le précise dans les Variations de la manière suivante : « Le ‘je pense’ accompagne toutes nos représentations dans la mesure où le rapport de nos représentations à un objet est réglé par un ordre de succession, un ordre temporel d’où le hasard se trouve exclu » 232. Si l’on l’observe de plus près, le temps homogène et linéaire fonctionne comme un support indispensable pour attribuer à de diverses données éparpillées un ordre convenable à la logique de la causalité ; cela vise à chasser le hasard consistant à produire les devenirs changeants qui ne se soumettent point à la chaîne de causalité nécessaire ; et dans le temps linéaire tout semble réglé, unifié à tel point que les diverses représentations ne sont pas désordonnées chaotiquement, mais susceptibles d’être liées les unes aux autres au moins chronologiquement, en plus d’une manière synthétique. Pour que la continuité ininterrompue et uniforme du sujet soit garantie, le sujet étant une ) Jean-Clet Martin, Les variations, la philosophie de Gilles Deleuze, Paris, Editions Payot & Rivages, 1993, p. 31. 232 179 substance immuable a besoin d’une trajectoire temporel linéaire et homogène qui permet de répéter ce qu’il était toujours, son essence prédéterminée et conçue par l’esprit rationnel. En réalité la notion d’identité permanente du sujet nécessite le lissage artificiel qui uniformise l’écoulement du temps en ordre linéaire par le moyen de son abstraction conceptuelle. Mais nous avons remarqué que l’identité permanente du sujet est complètement éclatée, est une illusion de l’esprit rationnel ; et il faudrait noter que le moi singulier continue à se transformer, à changer, et à déterritorialiser ce qu’il était, et de ce fait que son trajet temporel est discontinu et distordu en raison de les écarts qui subsistent entre la multitude des états du moi singulier hétérogènes. En quoi consiste-telle la temporalité du moi singulier ? Lorsque l’on sort de la conception classique de la temporalité, qui consiste en son enchaînement linéaire et successif régi par la loi de causalité, on peut enfin envisager une autre temporalité qui se libère de la logique de nécessité dans laquelle rien n’arrive par hasard et tout est causalement lié et déterminé, et dans laquelle le hasard, irruption des devenirs contingents est exclu, maîtrisé ; et une autre temporalité est susceptible d’inclure dynamiquement le hasard en tant que son élément essentiel et créateur qui consiste à produire les devenirs et à faire émerger du nouveau en disloquant l’enchaînement linéaire, causal. Ici il est fort intéressant de remarquer qu’il existe un double paradoxe au niveau de la transcription du temps dans la temporalité classique et aussi dans la nouvelle temporalité : comme le constate Bergson, la temporalité classique linéaire qui constitue la continuité successive et l’identité permanente du sujet, est schématisée par la spatialisation de l’écoulement du temps, qui est converti en une série des points homogènes ; et un paradoxe y émerge dans le sens où la prétendue continuité ininterrompue du sujet, qui garantit son identité, n’est transcrite que par la série des points clairement distincts et divisibles, lesquels supposent leurs intervalles et leurs écarts indéniables, et de ce fait laquelle interprète le temps par leur discontinuité instantanée. Par contre, une autre temporalité que propose Bergson, c’est la durée qui brise la logique de causalité linéaire en incluant le hasard et l’irruption du nouveau consistant à distordre l’espace immuable du sujet pensant ; la temporalité du moi singulier est discontinue dans la mesure où ses changements et transformations perpétuelles 180 ont pour effet de disloquer la perspective linéaire du temps, de transpercer le monde fermé de la substance immuable, qui consiste à répéter ce qu’il était d’or et déjà dans son essence ; mais le paradoxe au niveau de sa transcription y est aussi présent : la discontinuité des devenirs du moi singulier, est transcrite par le flux continu de la durée, qui semble indivisible ; d’où provient ce paradoxe ? Si la temporalité linéaire est composée d’une série homogène des points divisibles, elle dispose d’une surface uniformisée et lissée par l’abstraction de l’esprit rationnel, et son paradoxe démontre que la continuité que l’esprit rationnel prétend construire à partir de la notion de sujet, est en effet une fausse continuité qui n’est qu’une prolongation de l’état statique de l’immuabilité ; c’est pourquoi cette temporalité homogène consiste en l’enchaînement statique des points divisibles. Le flux continu de la durée dispose d’une surface irrégulière avec des reliefs de différents niveaux, laquelle montre la discontinuité irréductible du moi singulier et l’hétérogénéité de ses devenirs ; et son paradoxe témoigne que la discontinuité que tisse le processus d’altération, est susceptible d’être inclue dans et transférée dynamiquement vers d’autres états mouvants du moi singulier, du fait que ce dernier se forme par le biais de transformations permanentes et que dans cette temporalité le hasard et l’altération ne sont point exclus, mais considérés comme un élément constitutif de la continuité dynamique qui implique des aspects discontinus. Ici il importe de redéfinir à nouveau la notion de continuité en vue de décoder le sens même de ces paradoxes : si la discontinuité des états du moi singulier s’opère dans la durée, cela veut dire que la durée, continuité indivisible, comporte en lui la tension conflictuelle entre des devenirs hétérogènes, laquelle engendre les ondes discontinues, et mais que cette tension indéterminée provenant du processus d’altération permet de propulser et de mettre toujours en marche le mouvement de la continuité, et que si dans la continuité les aspects discontinus et incompatibles sont complètement absents ou exclus, elle se réduit à la simple juxtaposition des états statiques, qui consiste à ne plus avancer, mais à stagner à l’état identique. C’est cela que la métaphysique occidentale a attribué à tort à la notion de continuité permanente en la confondant avec l’identité logique (A=A), et que la métaphysique occidentale a pétrifié la caractéristique mouvante, indéterminée de la continuité sous forme de l’éternité immuable qui répète à jamais son état identique sans être perturbée par d’autres éléments hétérogènes. 181 Il importe de remarquer qu’en réalité, la notion de continuité permanente s’oppose complètement à celle d’éternité immuable dans la mesure où la première se rapporte à l’instabilité dynamique de la temporalité, et où la seconde à la stabilité absolue de l’atemporalité. Nous pouvons dire que la continuité dynamique qui s’inscrit dans le processus d’altération est la durée, et que la discontinuité qui déchire la logique linéaire de causalité, a le pouvoir de créer le nouveau, et de stimuler et de mettre le mouvement de continuité en marche. 182 CHAPITRE Ш La critique de la morale 183 Ш-1. L’indéterminabilité de la volonté par la seule Loi éthique Ici nous tentons d’examiner et de mettre le terme de volonté en lumière, lequel joue un rôle de l’élément principiel dans la constitution d’un acte moral. En quoi consiste la volonté ? Il importe d’accorder l’attention au fait que le terme de volonté se rapporte souvent à un état de « conflit entre des tendances » 233 233 ) Lalande recueille la définition de la volonté de Ed. Claparede dans son Dictionnaire technique et critique de la philosophie : « Il me semble que ce qui caractérise vraiment la volonté, et la distingue d’autres activités comme les opérations intellectuelles, c’est la présence d’un conflit, conflit entre des tendances, […]. L’acte de volonté a pour fonction de résoudre ce conflit entre les fins » (p. 1218). 184 hétérogènes tel que le montre ingénieusement Nietzsche : le terme « volonté » suppose une tension des diverses forces aussi bien affectives que rationnelles. Nous ne saurons nier que, comme le note Kant dans la Critique de la raison pratique, « la raison n’est pas le seul principe déterminant de la volonté » 234, et que cette dernière consiste en jeu de tension entre les aspects pathologiques tels que le désir, l’appétit et le penchant, l’habitude, etc., et les aspects rationnels telle que la raison. Depuis longtemps les philosophes occidentaux avaient tendance à hiérarchiser les composants variés de la volonté selon une direction spécifique en subordonnant ses aspects pathologiques à ses aspects rationnels ; cela suppose que ce jeu de tensions des forces multiples a été étouffé d’une manière unilatérale et despotique dans la mesure où la volonté en tant que « le mouvement vers de diverses tendances » 235 est contrainte d’être dirigée et régie uniquement par la raison et de se figer sur la forme pure de l’impératif catégorique. De là nous pouvons dire que les philosophes occidentaux considèrent le mouvement oscillatoire et créateur vers des mobiles ou des motifs hétérogènes comme une dispersion dangereuse qui nécessite une intervention de la raison en vue de la réguler et de constituer un acte moral, de même que les divers sensibles sont obligés d’être synthétisés par l’entendement afin de se conformer aux catégories de ce dernier et de constituer une connaissance légitime. Ici nous devrions analyser la raison pour laquelle une intervention de la raison au niveau de la volonté est ainsi exigée chez les philosophes occidentaux. Si le jeu de tension des forces multiples étant la volonté laisse combiner les affects, la sensibilité et les autres mobiles d’une manière indéterminée, comme le constate brillamment Nietzsche dans Par-delà bien et mal, nous ne pouvons plus rendre compte d’une manière satisfaisante des motifs de nos actions236, et cette situation embarrassante où l’agent n’est plus complètement conscient de tout ce qui constitue ses propres actes, montre notre incapacité de « dominer et de régner sur la conscience » 237 ; c’est cela que redoutaient le plus les philosophes occidentaux. Le fait d’être traversé et dominé par la tendance affective et pathologique, non point de pouvoir la maîtriser et la 234 38. ) E. Kant, la Critique de la raison pratique, Première partie, v, 20, Gallimard, p. ) La définition du terme « volonté » dans Les Notions philosophiques II, Paris, PUF, p. 2758. 235 236 237 ) F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, 191, Gallimard, 1971, p. 104. ) Ibid., 198. 185 subordonner à la disposition rationnelle, témoigne la présence indéniable de la force du corps-magma lequel est capable de réaménager l’agencement de l’esprit rationnel et lequel prime sur ce dernier. Les philosophes occidentaux essayaient de définir la volonté en termes de l’intention qui se traduit par la « cause et l’origine des actions » 238 ; qu’est-ce que cela implique ? Cela implique que le terme de la volonté se rapporte à un sujet conscient et lucide chez qui la transparence de ses pensées est assurée ; en ce sens le jeu de tension entre des tendances est exigé d’être maîtrisé et dirigé par le sujet pensant, cogito, détenteur de la raison, et l’opacité des composants de la volonté est chassée. D’après eux, notamment chez Kant, l’homme en tant que le détenteur de la raison, est le seul étant capable d’accomplir un acte rationnel, réfléchi, à savoir un acte moral ; cela revient à dire que l’acte moral suppose nécessairement l’existence d’un sujet rationnel qui est lucidement conscient des composants de sa volonté mais aussi qui prétend maîtriser l’organisation même de ses composants. De là on peut dire qu’ici l’homme, sujet pensant, est celui qui se réjouit de la transparence de sa volonté par le biais de la raison. Mais si l’on le regarde de plus près, on peut constater que cette lucidité revendiquée dans tous domaines y compris celui de la connaissance et de la morale, provient d’une obsession paranoïaque sur le sujet rationnel ; ce dernier est, pour les philosophes occidentaux, ce qui se distingue éminemment du sujet empirique subordonné à la loi de la causalité naturelle en raison de sa corporéité, et en ce sens on peut dire que le sujet rationnel est plutôt assimilé à l’esprit (entendement et raison), et que cela suppose le dualisme entre le corps et l’esprit (voir le schéma suivant). ) On montre l’assimilation du terme de la volonté à celui de l’intention dans Les Notions philosophiques II, p. 2758. 238 186 Il est indéniable que la distinction entre le sujet empirique et le sujet rationnel provient du dualisme marquée depuis Platon, s’articule avec celle entre le monde des phénomènes et le monde de l’intelligible ; chez Kant cette distinction dualiste est bel et bien maintenue d’autant plus que la moralité kantienne est basée sur celle-ci ; comme le montre le schéma, chez le philosophe allemand le sujet empirique, détenteur du corps animé de l’impulsion, de la sensibilité et de l’affectivité se soumet à la loi de la causalité naturelle, et de ce fait reste dans le monde des phénomènes, alors que le sujet rationnel, détenteur de la raison et distinct de sa corporéité, est capable de dépasser la loi de la causalité naturelle et de suivre la loi de la causalité libre, dictée par la seule raison. Les philosophes occidentaux s’obstinent à construire l’image de l’homme rationnel, raisonnable qui prime sur et se détache de l’homme passionnel, irrationnel ; il importe de constater que selon eux l’homme en tant que l’être rationnel et raisonnable devrait mener une lutte perpétuelle contre l’instinct, la passion, les affects ; mais que ces caractères préréflexifs qui proviennent de sa corporéité et qui ne se laissent pas être déterminés par la raison, sont considérés comme une animalité, l’un des visages de l’énergie indéterminée du corps-magma, et comme ce qui devrait être dompté par la raison du fait de sa force débordante. Nous pouvons dire que pour les philosophes occidentaux la morale est en quelque sorte la manière dont l’homme essaye de conquérir sa partie indéterminée qui s’opère dans l’infini négatif ; et qu’en ce sens l’homme moral est un conquistador du corps-magma, même s’il me semble que sa mission soit vouée à l’échec contrairement à la grande 187 ambition du projet rationnel élaboré par les philosophes occidentaux. Car ils se sont trompés de la carte qui ne respecte guère la cartographie spécifique du corpsmagma, et de ce fait qui ne mène nulle part ; et il faudrait noter que le corpsmagma n’est point quelque chose de maîtrisable par la raison, mais ce qui est par excellence hors de maîtrisable, et ce qui est capable de dévorer, de disloquer l’univers ordonné de la raison. En ce sens la volonté, faculté de désirer, se rapporte au corps-magma qui diffuse l’affect, la sensibilité et l’instinct, etc. ; et celle-là ne peut être constituée que du perpétuel mouvement de conflit entre de diverses tendances, lequel est dirigé par la volonté de puissance, non point par la raison. Nous pouvons constater que de la même façon que l’entendement nécessite l’unité synthétique des diverses perceptions, la raison dans l’usage pratique nécessite l’unité synthétique des diverses tendances, laquelle est le sujet pensant et rationnel, et laquelle s’occupe de les ordonner selon les règles déterminées ; mais, comme nous l’avons vu dans de chapitres précédents, si ce point central égologique est supprimé, n’est qu’une fiction de l’esprit, et si la conscience se tient sans sujet, en quoi consisterait-il l’acte moral ? Nous allons d’abord examiner ce qui constitue l’acte moral au sens kantien afin de comprendre dans quelle mesure la raison prétend agir sur les facteurs affectifs et pathologiques, et de montrer que la moralité est l’une des notions, construite par l’aspiration de l’homme au monde intelligible. Selon Kant, l’homme ne se contente pas de se soumettre à la loi de la causalité naturelle qui règne sur le monde des phénomènes, et il est intéressant de remarquer que vouloir se détacher de cette chaîne de la nécessité naturelle est une aspiration au monde intelligible de même que l’homme de caverne veut se délivrer de la chaîne du monde des apparences ; l’homme, notamment celui passionné de la raison, philosophe, aspire tant à dépasser le monde sensible duquel relève sa corporéité, et à atteindre le monde intelligible que l’esprit ou l’âme serait le seul moyen de rejoindre. La notion de moralité est née dans ce contexte de la tradition dualiste répandue dans l’histoire de la philosophie occidentale ; et il faudrait noter que l’idée de l’homme moral est construite et élaborée par l’ambition de dépasser la limite du sujet empirique. En distinguant le monde des phénomènes de celui de l’intelligible, Kant essaye d’insérer une nouvelle causalité autre que la causalité naturelle des phénomènes en vue de détacher l’homme de la chaîne de la causalité naturelle et 188 de le faire suivre une nouvelle loi autre que la loi de la nature. Vouloir briser la chaîne de la nécessité causale de la nature signifie vouloir y introduire la liberté humaine qui permet de distinguer l’homme des animaux et des phénomènes de la nature ; ce qui préoccupe Kant, c’est que quel facteur pourrait être un élément différentiel qui rend l’homme absolument distinct des animaux et d’autres êtres de la nature, et en ce sens, nous pouvons dire que la question de la liberté au sens moral joue un rôle de l’élément différentiel de l’homme rationnel par rapport aux autres êtres empiriques. Qu’est-ce qu’implique vouloir conférer à la volonté une nouvelle forme de loi, distincte de la loi de la causalité naturelle ? Cela implique que Kant essaye de proposer au sujet de la constitution d’un acte moral un ensemble de règles, qui s’articule dans une loi de causalité spécifique et distincte afin que la volonté soit nécessairement soumise à cette loi ; mais pour quelle raison le philosophe allemand introduit-il encore la notion de loi au domaine éthique ? Si l’on l’observe de plus près, on parvient à constater que si la liberté consiste à se détacher de la loi de la causalité naturelle, produite par l’entendement, celle-là se présente néanmoins dans le mode d’un autre type de causalité-« causalité libre »- produite par la raison, et que, aussi bien dans le domaine théorique que dans le domaine pratique, la loi permet de réguler les divers selon l’ordre déterminé et de ce fait de les soumettre à une causalité qui a pour fonction d’expliquer et de rendre intelligible leur mécanisme et de les inscrire dans l’ordre de la nécessité. Nous pouvons dire qu’en ce sens l’introduction de la loi dans le domaine pratique vise à inscrire un acte libre au sens moral dans l’ordre de la nécessité, non point celui du hasard, et que même la notion de liberté se combine dans une loi de causalité libre. Dans quelle mesure la loi éthique est-elle conçue chez Kant? J. Rogozinski précise dans Le don de la loi, Kant et l’énigme de l’éthique « la dérivation analogique de la loi pratique à partir du concept de loi en général » 239 de la nature ; et à savoir que chez Kant le modèle de la loi éthique n’est rien d’autre que la loi de la nature dans la mesure où on peut trouver un certain rapport analogique entre les deux : premièrement, ces deux lois sont forgées par la faculté du sujet : de même que la loi de la nature est produite par la faculté de connaître, entendement, la loi éthique est produite par la faculté de penser, raison ; et deuxièmement elles sont valables pour tous les êtres raisonnables, dotés ) J. Rogozinski, Le don de la loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, PUF, 1999, p. 65. 239 189 de la faculté adéquate tels que l’entendement et la raison ; à savoir elles sont admises d’une manière universelle par tous les sujets rationnels capables de produire la même forme de loi. Lorsqu’une volonté est soumise à la loi de causalité libre, forgée par la raison, on peut dire qu’elle est une volonté libre au sens moral, laquelle ne dépend pas de la causalité naturelle liée à la corporéité, mais seulement est déterminée par le seul facteur étant la raison, et que la loi de la raison se présente sous forme d’un impératif catégorique dans la mesure où, comme le note Descartes, la volonté étant le jeu de tension entre de multiples tendances est confrontée à ce qu’elle doit vouloir, dicté par la raison, et où ce qu’elle doit vouloir prime sur ce qu’elle veut de même que la raison prime sur le corps dans le domaine pratique ; et où le conflit entre plusieurs facteurs qui composent et animent la volonté, recule devant une sentence d’un juge étant la raison qui nous impose de suivre impérativement la loi de causalité libre. Il importe de remarquer qu’il s’agit ici de la volonté, faculté de désirer, qui est l’objet du jugement moral, non point de l’effet de l’acte, produit par la volonté, et qu’en ce sens la volonté est considérée comme l’intention d’un acte, qui se définit comme une cause pratique, et chez Kant la volonté en tant qu’une cause pratique est assimilée indéniablement à un sujet pratique intégral doté de la raison. Comme le remarque J. Rogozinski, dans la Critique de la raison pratique de Kant, le cogito, sujet connaissant et pensant, se glisse dans le sujet pratique, dans la mesure où le sujet pratique en tant que la volonté libre devrait être absolument conscient des composants de sa propre volonté afin de déceler si sa volonté, élément constitutif du sujet pratique, soit déterminée par la raison ou soit affectée par la corporéité sensible comme le désir, l’instinct, etc. De là nous pouvons constater que Kant suppose déjà le fait que le sujet pratique en tant que l’héritier du cogito, a une conscience lucide et rationnelle qui est capable d’inspecter tout ce que la volonté veut ; mais qu’en fait cette conscience rationnelle ne peut scruter que ce que la volonté doit vouloir, et ne peut transpercer l’opacité redoutable de ce que la volonté veut. C’est là où se pose le problème de la volonté chez le sujet pratique : même si Kant essaye d’éloigner ce dernier de ce danger indéniable en distinguant nettement une « pure volonté intelligible » qui est indépendante de l’expérience sensible, déterminée par la raison, et qui constitue le sujet pratique, et une volonté impure « affectée de désirs sensibles » 240 et qui constitue le sujet empirique, le sujet ne peut connaître tous les 190 composants réels de ses mobiles, lesquels se glissent secrètement dans la volonté soi-disant pure « en simulant la loi morale sous le masque du devoir » 241. Car la faculté de désirer dépasse la faculté de penser dans le sens où la raison, conscience rationnelle, ne peut intercepter tous mouvements changeants, indéterminés du vouloir, constitués du flux du corps-magma ; et la raison ne peut déterminer une volonté d’une manière définitive du fait qu’une volonté, jeu de tension entre des tendances, continue en effet à osciller et à vibrer discrètement sans que la raison le rende compte. Le jeu de dissimulation et de simulation de la volonté, lié à la corporéité, risque de perturber sérieusement l’ordre de la loi éthique défendue par les philosophes occidentaux ; puisque cela montre la faillibilité de la raison dans l’usage pratique, qui consiste à être incapable de déceler exactement ce qui provient du dedans et ce qui provient du dehors à l’égard de la composition de la volonté, et que dans ce cas la prétendue pureté de la volonté, qui était l’une des conditions principales d’un acte moral, est complètement remise en cause. C’est en ce sens que l’examen généalogique, à savoir « l’enquête de la nature psychophysiologique » 242 , sur l’origine de la morale, mené par Nietzsche, est remarquablement judicieux dans la mesure où il met les motifs qui composent la volonté, en l’observation psycho-physiologique, non point en l’observation rationnelle, afin de révéler la source instinctive et corporelle des évaluations des valeurs morales ; de ce fait si l’on analyse de plus près la moralité prétendue, celleci n’est constituée que de motifs, d’intentions « immoraux », engendrés et animés par le corps-magma. Dans ce cas quelle place occupe-t-elle la corporéité dans la philosophie morale européenne ? Il importe de remarquer que dans l’histoire de la philosophie occidentale la corporéité du sujet empirique est considérée non seulement comme le signe de la soumission à la loi de la causalité naturelle mais aussi comme le facteur relativement extérieur par rapport à l’esprit censé être le facteur absolument intérieur. Si la corporéité diffuse l’affect, les sentiments, l’instinct et les passions, etc., l’esprit comme entendement et raison, opère la réflexion, le concept, la ) J. Rogozinski, Le don de la loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, PUF, 1999, p. 87. 240 241 242 ) Ibid., p. 76. ) Constantinides Yannis, Nietzsche, Paris, Hachette, 2001, p. 81. 191 catégorie, etc. ; pourquoi la corporéité est censée être le facteur extérieur alors que l’esprit est considéré comme le facteur intérieur, et d’où provient de cette distinction ? Dans l’histoire de la philosophie occidentale la thèse du dualisme entre corps et âme occupe une place centrale : comme nous l’avons déjà vu précédemment, depuis Platon la corporéité est considérée comme ce qui est changeante dans le temps, donc comme ce qui est périssable, vouée au monde des phénomènes, des apparences alors que l’esprit ou l’âme est considéré comme ce qui est immuable, atemporel, et comme ce qui réside dans le monde de l’intelligible ; de ce fait la corporéité est censée être un facteur superficiel et secondaire par rapport à l’esprit qui semble immuable, stable en tant que son facteur principal, essentiel et inhérent. Et chez Descartes, ce qui constitue le sujet pensant, cogito, est l’esprit rationnel, et dans le doute radical, le corps est supposé comme absolument extérieur au sujet pensant tels que la table devant nous, le mur à côté de cette table, lesquels nous entourent, mais qui ne constituent point, ne détermine point l’attribut principal du sujet pensant ; pour le philosophe français le rapport du corps et de l’âme est un rapport de maîtrise comme celui d’une machine et d’un ingénieur. En ce sens, nous pouvons dire que l’homme rationnel est assimilé à l’esprit qui contrôle le corps-machine, et que cela suppose le fait que le corps-machine implique une distance inévitable avec le Je pense, se situe plus ou moins à l’extérieur du cogito ; les philosophes imaginent un pilote-ingénieur étant l’esprit à l’intérieur du corps-machine, mais je me demande si cette conception du corps et de l’esprit n’est pas erronée. Comme le remarque Nietzsche, si le rapport de maîtrise entre corps et âme est totalement renversé, qu’est-ce qui se passerait ? Le corps n’est plus un simple corps-machine qui est en soi inerte sans l’intervention de l’esprit, mais un corps-magma qui est le flux indéterminé et mouvant de l’infini négatif, et le sans-fond immanent capable d’éclater et de bouleverser des couches superficielles étant l’esprit. Ici il importe de constater que l’esprit ou l’âme se situe au niveau des couches superficielles par rapport au corpsmagma qui les produit et réorganise leur agencement ; et que le primat de l’esprit sur le corps est intégralement remise en cause ; la thèse de l’extériorité du corps et de l’intériorité de l’esprit n’est plus tenable dans la mesure où c’est le corps-magma qui commande, produit l’esprit-couche. Dans ce cas la notion de sujet pensant en tant que le garant de la vérité, est un effet illusoire de l’esprit-couche ; de ce fait la conscience se détache de la fantasmagorie du point central égologique, elle 192 consiste en un mouvement divergeant qui rend dynamique et indéterminé le jeu de tension entre de multiples tendances et de diverses forces. En ce sens vouloir déterminer la volonté par la seule raison est une tentative vouée à l’échec dans le sens où la raison n’est rien d’autre que ce que le corps-magma produit ; l’autonomie de la volonté, qui consiste à « se soumettre seulement au commandement de la raison pratique, indépendamment de tout mobile sensible » 243 n’est qu’une fiction de l’esprit-couche. Et, comme nous avons vu précédemment, la volonté consiste en le jeu de tension entre de diverses tendances tels que le désir, l’affect, l’instinct et les passions, la réflexion, etc. ; et ce qui détermine la volonté en termes de la décision d’un acte, c’est la volonté de puissance, qui consiste à en tirer la combinaison des forces la plus intense, non point la raison qui a pour but de réguler la volonté d’une manière unilatérale et formelle. Nous pouvons dire que c’est l’acte créatif animé par la volonté de puissance, lequel est capable de briser la chaîne de la modalité de cause-effet, et d’y introduire le nouveau ; et que cela n’implique point une nouvelle forme de loi quelconque contrairement à l’acte moral au sens kantien, qui implique une nouvelle loi de la raison ; car le corps-magma refuse et dépasse toute forme de structuration qui consiste à analyser son mécanisme et à prévoir ses fonctionnements, et son désordre indéterminé et pré-synthétique le rend immaîtrisable par l’esprit tels que l’entendement et la raison, et montre sa dimension irréductible et redoutablement indéterminée. Même au sein de la raison nous avons déjà constaté certaine faillibilité dans son usage pratique : même si Kant pense que ce n’est pas la raison humaine qui prescrit la loi éthique, et que celle-ci nous est donnée, révélée au mode d’une obligation « en déterminant immédiatement la volonté » 244 de même que les philosophes occidentaux croyaient que la voix de la conscience nous appelle lors d’une décision d’un acte moral, la raison est insuffisante de devenir le seul principe déterminant de la volonté morale, et c’est non seulement parce que le déguisement de la volonté « impure » devient si raffiné que nous risquons de nous tromper de la ) M. Godin nous livre ainsi la définition de l’autonomie de la volonté chez Kant dans son Dictionnaire de la philosophie (Paris, Fayard, 2004, p. 129). 243 244 92. ) J. Rogozinski, Le don de la loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, Puf, 1999, p. 193 véritable intention d’un acte, mais aussi parce que la moralité elle-même consiste en un jeu de déguisement de ses désirs en intention pure et un jeu théâtral de simulation de bienveillance, lesquels résident à feindre vouloir sans rien désirer, mais est en effet une forme de désir le plus virulent de l’homme, qui vise à incarner ou au moins à semblant d’incarner une valeur suprême attribuée par la collectivité humaine tel que le bien et y jouant le rôle de l’élément différentiel en vue de se distinguer des autres, de les dominer, et de se rendre intégralement conforme à l’ordre établi de la société. J. Rogozinski met en question la thèse principale de la philosophie morale de Kant, d’après laquelle « la Loi éthique détermine immédiatement la volonté à agir » : il pense que « la synthèse pratique de la Loi et de la volonté » n’est fondée sur aucune déduction, et que de ce fait « la possibilité réelle de l’impératif catégorique » lequel dicte la soumission de la volonté à la Loi, n’est point prouvée245 . Lorsque Kant insiste sur le fait que la Loi éthique est donnée à notre conscience finie sous le mode impératif en tant qu’un « fait de la raison », Rogozinski nous suggère de demander s’il n’y aurait pas de risque d’« une fausse conscience de la Loi, appel d’une pseudo-loi impure s’imposant comme une loi ». Il est vrai que ce doute pratique qu’il exerce est légitime dans la mesure où rien ne garantit que nous puissions savoir exactement en quoi la conscience de la Loi consiste. Nous pouvons penser que la puissance du corps-magma agit constamment sur celle-là puisque, comme nous l’avons vu dans de chapitres précédents, toute forme de conscience est le résultat d’une cristallisation du flux de corps-magma ; et que le primat du corps-magma sur l’esprit conscient et rationnel consiste à montrer que ce dernier n’est point ce qui est transcendant au corps, mais ce qui est complètement immanent à et dépendant de celui-ci, et que le lieu d’inscription de l’esprit ou de la conscience est toujours le corps lui-même, non point en dehors de ce dernier tel que les philosophes imaginaient à tort le monde intelligible et transcendant, auquel appartient l’esprit d’une manière intégralement séparée du corps. Il importe de noter que la notion de conscience de la Loi éthique suppose la voix de la Conscience qui est toujours lucide et transparente de ses intentions et qui n’implique aucune opacité de même que le Cogito, détenteur de la conscience lucide et rationnelle, consiste à aplanir l’irrégularité et la complexité des reliefs et des plis de ses pensées afin d’y extraire la ligne directive de celles-ci 245 ) Ibid., p. 95. 194 d’une façon simplifiée, et de rendre intelligible, visible ses intentions sur la surface conscient du Cogito ; mais que si la notion de sujet est déjà profondément clivée dans la structure stratigraphique du Moi, où le flux souterrain du corps-magma forme et renverse les couches superficielles étant l’esprit ou la conscience, et où le pli et les reliefs de ses pensées y compris le vouloir, la réflexion, le sentir, etc., gardent toute leur complexité irrégulière et discontinue, formée par le flux du corps-magma sans se soumettre unilatéralement à l’opération de nivellement ou de l’aplanissement des pensées, exercée par la conscience-surface. Cela implique qu’en fait, la Conscience n’est point une surface aplanie et lisse, où aucune fissure ou aucun pli n’est présent, mais est en elle-même formée et marquée de la fissure stratigraphique du moi provenant du flux indéterminé du corps-magma. En ce sens la voix de la conscience ne se rapporte pas seulement à l’unique appel de la raison ou de la Loi, mais transmet aussi les diverses ondes sismiques du flux du corps-magma, est en effet multiple et sans cesse partagée ; de ce fait la conscience de la Loi, assimilée à la voix de la Conscience, comporte toujours le risque d’être perturbée par de diverses ondes inaudibles du corps-magma, et de répondre à un appel de la voix de l’Autre qui réside dans la conscience elle-même. Dans ce cas, comme le constate Rogozinski, la notion de volonté pure déterminée immédiatement par la seule Loi éthique n’est qu’une « illusion de la raison » ; et J. Rogozinski nous expose ingénieusement les trois illusions de la raison pratique dans le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique : premièrement, lorsqu’une disposition pathologique et affective perturbe, simule la voix de la Loi, une fausse conscience pratique est possible, et c’est la première illusion de la raison pratique, la « dis-simulation de la Loi », produite par l’impureté inhérente de la raison pratique ; deuxièmement, même si l’appel est adressé exclusivement par la Loi, cela ne garantit pas que l’on est capable de comprendre exactement le sens de l’appel, et la compréhension du devoir prescrit par la Loi peut être faussé, erronée, c’est la seconde illusion de la raison pratique, « la défiguration de la Loi », produite par l’insuffisance de la raison pratique ; troisièmement, si la Loi nous prescrit un devoir qui est impossible à réaliser dans ce monde, ce devoir reste inaccompli, c’est la troisième illusion de la raison pratique, la « défaillance de la Loi », produite par l’incohérence de la raison pratique 246 . Rogozinski vise à remettre en cause la 246 ) Ibid., p. 99. 195 moralité des actions, censée être dictée par l’impératif catégorique qui nous impose la soumission immédiate de la volonté à la Loi, en montrant la faillibilité de la Loi, déclenchée par la faute de la raison pratique ; et il est vrai que sa critique de la moralité kantienne des actions est judicieuse dans le sens où il réexamine en détail la validité et le fonctionnement de la Loi éthique, que Kant n’a pas donné la peine de vérifier rigoureusement en raison de son aveugle conviction envers la Loi éthique ; et il ne suffit pas de montrer que la Loi nous est donnée, mais il faudrait examiner et démontrer dans quelle condition elle nous est donnée, et dans quelle mesure nous pouvons connaître le contenu du devoir qu’elle prescrit, et si nous pouvons réaliser ou pas ce devoir d’une manière effective. Nous avons déjà discuté l’impureté inhérente de la raison pratique, la présence immanente du corpsmagma en la raison elle-même ; et l’insuffisance de la raison pratique bloque « le passage immédiat de la conscience de Loi à la connaissance de la Loi et du devoir », et, comme le précise Rogozinski, « nous pouvons reconnaître l’autorité de la Loi sans pour autant savoir ce qu’elle ordonne » 247, dans ce cas le contenu du devoir nous resterait indéterminé, et son orientation n’est point indiquée, et la raison pratique humaine n’est pas suffisante à nous conférer directement une connaissance immédiate du devoir, nous oblige alors à nous avancer dans l’opacité en tâtonnant ; et l’incohérence de la raison pratique nous ordonne une mission impossible à accomplir dans ce monde effectif, et même si Kant veut remédier cette défaillance de la Loi en inventant un monde intelligible et transcendant où cette mission impossible trouve sa possibilité de s’accomplir, cette réponse n’est point satisfaisante dans le sens où le recours au monde transcendant prouve davantage l’impossibilité réelle de la réalisation du devoir dans un monde immanent, et, comme l’indique Rogozinski, accompagnés de la conscience de la Loi, nous ressentirions encore « un sentiment d’une radicale indétermination » 248 par rapport à sa provenance, à son contenu et à son sens. Nous pouvons dire que l’homme qui décide à accomplir un acte, ne peut se réjouir de la détermination éminente de sa propre volonté par la Loi, mais est condamné à s’avancer dans une opacité la plus redoutable en tâtonnant le terrain rigide d’indétermination ; en ce sens, l’homme est toujours confronté à l’infini négatif, sans-fond immanent, où aucune direction ne lui est donnée préalablement, et où devant l’immense liberté 247 248 ) Ibid., p. 100. ) Ibid., p. 101. 196 sans loi, chaos, l’homme essaye d’utiliser la raison pratique afin d’en puiser une forme de loi susceptible de déterminer une direction d’un agir, et d’y conférer une logique de nécessité, qui sert d’une explication rationnelle ; mais nous parvenons à remarquer que la raison pratique humaine ne peut nous attribuer une telle Loi qui ôte toute menace perpétuelle de l’infini négatif. 197 Ш-2 La question du mal radical en considération du rapport de la volonté à la Loi La liberté sans loi, chaos, nous apparaît tout simplement « monstrueuse » 249, du fait de son irreprésentabilité et de son indéterminabilité, qui ne se subordonnent ni à une règle de synthèse, ni à aucun ordre. Ici le flux de divers se disperse dynamiquement sans se réduire à des lois de nécessité, qui a pour fonction d’ordonner l’agrégat du divers selon l’unité synthétisante et les catégories ; et, comme nous l’avons vu précédemment, ce moment d’excès primitif peut être assimilé à celui de l’imagination pré-synthétique qui se définit comme 249 ) S. Žizek, Le sujet qui fâche, Paris, Flammarion, 2007, pp. 65-93. 198 « la libre faculté-arbitraire de briser les images et de les combiner de manière la plus libre » 250 ; il importe de voir que cette liberté illimitée et désordonnée de l’imagination pré-synthétique dérange, trouble beaucoup de philosophes occidentaux : notamment Kant essaye de passer sous silence cet aspect indéterminé et négatif de l’imagination qui évoque indéniablement le redoutable infini négatif. Puisque Kant pense que la notion de liberté se rapporte à un autre type de causalité, qui s’articule dans une logique de nécessité dictée par la Loi éthique, et que de ce fait la liberté sans Loi n’est point concevable, et que la liberté au sens moral se présente toujours sous le mode de causalité de Loi éthique. Dans ce cas nous pouvons dire que la liberté sans Loi, qui ne se réduit à aucun réseau de nécessité, peut être considérée comme une pure immoralité du fait de sa caractéristique insoumise à la Loi ; et que c’est l’irruption du hasard et du contingent, qui y forme une irrégularité créatrice consistant à défaire et à renverser une logique de causalité nécessaire, et qui mène le mouvement primitif du divers dans un état d’indétermination. Il est indéniable que la liberté sans Loi apparaît, au yeux des philosophes, quelque chose d’inconcevable ou d’irreprésentable du fait qu’elle est l’inverse de toute activité synthétique laquelle constitue l’opération clé de la pensée et laquelle sert à transformer le flux de multiplicité chaotique en une « réalité » ordonnée, conforme aux cadres cognitifs de la pensée, et qu’elle est ce qui dépasse la représentabilité cognitive de l’homme, consistant en l’opération de synthèse, et renverse l’ordre de synthèse, les règles de catégorisation conceptuelle. Dès lors, son indomptabilité et son immaîtrisabilité par aucune loi leur semblent extrêmement dangereuse à tel point que la liberté sans Loi s’assimile au Mal diabolique chez Kant et à « la nuit du monde » chez Hegel ; c’est ainsi que l’imagination pré-synthétique acquiert la dimension monstrueuse voire immorale, qui consiste à disloquer tout système de loi. Car combiner les divers sans aucune règle signifie implicitement imaginer un monde sans loi, et c’est dans cette puissance créatrice anarchique que l’on voit l’éventuelle rébellion du Lucifer et de l’homme absolument libre et insoumis. Nous allons examiner la question du mal radical en considération du rapport de la volonté à la Loi éthique, et de l’essence de la liberté. Si la liberté sans Loi est considérée comme un mal diabolique, dépassant la représentabilité 250 ) F. Hegel, La philosophie de l’esprit, p. 13-14. 199 synthético-rationnelle, en quoi consiste le mal radical ? Kant traite de cette question dans son Essai sur le mal radical de 1792 ; le terme « radical » désigne l’enracinement du mal dans la liberté251, mais sa liberté s’opère toujours sous le mode transgressif de la Loi, à savoir que le mal radical se définit comme une liberté contre la Loi ; comme le précise brillamment Rogozinski, la liberté contre Loi n’est pas identique à celle sans Loi dans le sens où le mode opératoire de cette première n’est possible que dans un rapport intime, inséparable de la volonté à la Loi puisque pour décider d’agir toujours contre la Loi, il faudrait que la volonté s’oppose consciemment à la Loi sans quoi le mal radical perd son critère de transgression. Ici nous pouvons constater que selon le rapport de la volonté à la Loi il y a deux sortes de volonté, l’une est la volonté soumise à la Loi, l’autre la volonté insoumise à la Loi ; mais que curieusement quelque soit la nature de sa relation à la Loi-soumission ou transgression-, la liberté y règne pour autant, et que dans ce cas la condition de possibilité de liberté n’est point la soumission de la volonté à la Loi, mais seulement la forme de la mise en rapport de la volonté à la Loi. Et il faudrait pourtant préciser que selon la nature de sa relation à la Loi il y a deux sortes de liberté : l’une est la liberté morale, l’autre la liberté immorale ; et que dans le second cas la volonté en question est plutôt un arbitre qui est un « pouvoir indéterminé de choisir et de vouloir une chose ou bien son contraire, et par conséquent d’agir ou bien ne pas agir […] selon son vouloir » 252, et qui laisse à son vouloir une marge de liberté indéterminée dans le sens où rien ne lui oblige à suivre certaines règles préétablies, et où c’est l’arbitre qui est invité à chercher sa propre direction en tâtonnant plusieurs choix et en explorant à nouveau des valeurs. Nous pouvons remarquer que dans la liberté immorale c’est cet arbitre qui choisit d’agir toujours contre la Loi, est orienté vers le mal radical, et qui effectue volontairement, consciemment le mal ; et que cet arbitre transcendantal qui conditionne nos choix pour la transgression de la Loi, peut oser à défier catégoriquement la Loi, et se réjouit d’une intimité indéniable de son rapport perverti à la Loi. Car tant que la volonté ou l’arbitre tient un rapport avec la Loi, quelque soit la nature de leur relation -soumise/pervertie-, la liberté peut être ) J. Rogozinski commente minutieusement l’argument kantien sur la question du mal radical dans Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique, p. 274. 251 ) La définition du « libre arbitre » dans Le Dictionnaire de la philosophie de C. Godin, p. 97. 252 200 procurée ; de même que nous ne saurons nier que la soumission catégorique de la volonté à la Loi nous procure un sentiment d’obéissance et d’abandon le plus intense, à savoir un plaisir masochiste, la liberté morale que nous procurons dans ce rapport de soumission totale s’assimile implicitement à un plaisir d’être dominé entièrement par le maître absolu, Loi et à une extase quasi-religieuse dans laquelle l’homme réussit enfin à se délivrer de l’emprise de ses désirs égoïstes en rejoignant intiment à la Loi. Le rapport perverti de l’arbitre à la Loi réside dans une transgression et une violation permanente de la Loi, et le dominant n’est plus la Loi ; et de la même façon que ce rapport perverti nous procure indéniablement un sentiment de puissance démesurée et de provocation sans limite, à savoir le plaisir sadique, la liberté immorale que nous procurons dans ce rapport de domination pervertie, se rapproche à un plaisir de faire souffrir l’autre toujours et volontairement, et d’agir solennellement contre lui ; la haine de la Loi, qui était refoulée dans le rapport de soumission forcée de la volonté à la Loi, est enfin révélée, et l’homme prend plaisir cette fois à se venger contre la Loi. Rogozinski remarque le rôle de la raison dans l’exercice du mal radical à partir de la lecture de la Religion dans les limites de la simple raison de Kant ; il écrit ainsi dans Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique : « Si la raison donatrice de Loi pouvait se « libérer » de sa Loi, il faudrait lui reconnaître l’inquiétant pouvoir de s’opposer « en rebelle » à la Loi, sans cesser pour autant d’être raison et libre volonté […] » 253. Même si Kant dénie « l’hypothèse d’une raison maléfique » qui exerce toute sa volonté au service du mal, dans la mesure où cela n’est pas applicable à l’homme comme quelque chose d’inhumain du fait de son extrémité quasi-diabolique, et où la synthèse de la volonté libre et de la raison hors de la Loi lui semble logiquement contradictoire et impossible, le rapport perverti de la volonté à la Loi nous désigne que la raison pratique peut se détourner de la voie indiquée de l’obéissance à la Loi, est capable de frayer ses propres chemins vers la Loi en vue d’expérimenter toute forme de rapport de la volonté à la Loi ; et qu’ici la Loi devient pour la raison pratique une zone-limite à franchir, à déterritorialiser ; et que son goût prononcé ) J. Rogozinski, Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, Puf, 1999, p. 279. 253 201 pour le défi ose à s’affronter à la Loi, et que son audace de vouloir renverser le rapport de pouvoir entre la Loi et lui, la pousse à s’aventurer dans une liberté vertigineuse. C’est en ce sens que la raison pratique peut délibérer un acte libre et volontaire de toujours aller contre la Loi, et que la transgression de la Loi serait ici les règles d’or d’une nouvelle loi établie par la raison pratique. Celle-ci mène une guerre contre la Loi éthique au nom d’une nouvelle loi de révolté, et comme le remarque Rogozinski, « l’hypothèse de la volonté absolument mauvaise, raison maléfique », n’y est point repoussée ; il s’énonce de la manière suivante dans son livre : « L’universalité de la Loi n’interdit aucunement de concevoir une volonté diabolique qui se ferait une « loi » de s’opposer universellement à la Loi » 254. Cela implique que le lieu d’inscription du mal radical n’est pas loin du site de la Loi, mais le site même de la Loi dans la mesure où le mal radical dispose du même mode d’institution législatrice étant la raison et où il suit catégoriquement ses maximes de s’opposer à la Loi, et qu’ici la raison pratique a le pouvoir de transformer l’impératif moral« tu dois » en l’impératif immoral « tu ne dois pas » afin de fonder une nouvelle loi sur le principe contre la Loi. Cette radicalité du mal consiste aussi bien en sa liberté immorale et insoumise qu’en sa délibération rationnelle pour aller contre la Loi. Mais Kant refuse d’accepter la possibilité du mal radical en l’homme car non seulement ce dernier étant un être fini n’est pas capable d’exercer un tel pouvoir audacieux contre une instance infinie telle que la Loi éthique, et de supporter la vitesse vertigineuse de la liberté illimitée qui transgresse la loi de gravité de la morale ; mais aussi le philosophe allemand veut fonder une éthique sur « l’espoir d’un retour au bien », dont l’existence du mal radical détruira la possibilité. Dans ce cas est-ce que nous sommes éloignés du danger du mal radical ? Mais il y a une autre sorte de mal qui jette encore de l’ombre menaçant au fondement de la morale kantienne. Kant le nomme « mal du mal », en quoi consiste-t-il ? Rogozinski nous livre la description remarquable du concept de « mal du mal » dans son livre : alors que le mal radical que nous venons de mentionner s’origine dans « un acte de 254 ) Ibid., p. 280. 202 liberté » 255 qui est délibéré par le sujet conscient et rationnel, et de ce fait est ce qui est revendiqué comme un acte volontaire d’aller contre la Loi, ce second type de mal use d’une autre stratégie beaucoup plus menaçante dans le sens où il revendique sa légitimité dans la Loi elle-même, non point hors de celle-ci, et où il est fortement « soutenu par l’illusion pratique d’une soumission à la Loi » 256. Dans le second cas du mal, le rapport de la volonté à la Loi ne semble pas de prime abord être perverti dans le sens où le sujet pratique est persuadé de suivre fidèlement la Loi, n’a aucune volonté malveillante ou audacieuse d’aller contre celle-là ; dans ce cas en quoi consiste-t-elle l’extrémité de ce mal renommé « mal du mal » ? Comme nous l’avons vu précédemment, Rogozinski pense que la donation de la Loi dans notre conscience ne peut nous livrer forcément la connaissance de ses obligations : le fait de reconnaitre simplement qu’il y a la Loi qui nous appelle, ne suffit pas pour nous à rendre compte du contenu concret de ses obligations ; et que l’impératif catégorique qui nous dicte de suivre et d’obéir à la Loi éthique, ne nous désigne ni la direction spécifique de nos comportements, ni le contenu concret des devoirs moraux, mais fonctionne seulement comme une formule formelle de la moralité, restant invariable, vide de contenu ; et de ce fait il est probable que l’homme puisse se tromper du sens de l’obligation que la Loi prescrit, tout en croyant se soumettre entièrement à la Loi. Ici il importe de noter que d’après Rogozinski certes, c’est la Loi qui nous a appelé, mais que notre compréhension des devoirs et notre réponse sont faussées ; et que « la défiguration de la Loi » semble résider tout d’abord dans l’insuffisance de notre raison pratique. L’homme qui croit répondre correctement à l’appel de la Loi, peut se diriger vers la fausse voie de l’obligation, subtilement déviée par la disposition pathologique ; même si la volonté est déterminée par la seule raison pratique sans être perturbée par d’autres facteurs affectifs et instinctifs, cela ne nous ôte pourtant pas le risque éventuel de décider à accomplir un acte de devoir qui n’est pas tout à fait conforme aux obligations prescrites par la Loi, et on est susceptible d’effectuer involontairement l’acte immoral au nom de la Loi tout en croyant fermement à accomplir un devoir moral ; quelle horrible situation, et d’où provient cette faillibilité ingérable du côté de la raison pratique mais aussi de la Loi elle-même ? 255 ) Ibid. p. 287. 256 ) Ibid., p. 296. 203 Nous pouvons constater que la pureté de la volonté ne peut nous garantir directement l’accomplissement d’un acte moral, et que de ce fait la volonté pure apparaît insuffisante pour devenir la condition sine quoi non de la moralité. Rogozinski n’hésite pas à montrer de la stupéfaction devant ce nouveau visage du mal indéfinissable : « […] si la décision du mal ne relève ni d’une transgression délibérée ni d’un défaut de volonté, échappant aussi à tous nos critères de jugement (moral) » 257. Je vous suggère d’analyser d’une manière profonde le mécanisme du second type de mal : dans le rapport de la volonté à la Loi, ici la volonté est déterminée par la raison pratique qui nous impose la soumission à la Loi, jusque là tout semble être encore bien régulé ; mais dans le mécanisme de la soumission à la Loi, il y a une distorsion qui apparaît au niveau de la compréhension du sens des obligations et qui perturbe la communication exacte entre la volonté pure et la Loi. Il importe de noter que ces deux dernières ne sont pas connectées directement pour autant que les informations détaillées sur la Loi telle que la connaissance de ses obligations, etc., ne soient pas indiquées immédiatement à la volonté pure ; il en faudrait un agent ou réseau intermédiaire qui aide la communication entre les deux dispositifs de même que deux neurones nécessitent les synapses qui jouent le rôle du point de jonction, consistant à transmettre l’influx nerveux entre les deux par le biais des hormones neuronales (voir le schéma suivant). 257 ) Ibid. p. 285. 204 Nous ne saurions nier qu’ici le mécanisme de la communication entre la volonté pure et la Loi, est comparé analogiquement à celui de la communication entre deux neurones : entre la volonté pure et la Loi, il y a aussi les réseaux intermédiaires qui fonctionnent non seulement comme des synapses qui servent à circuler les informations diffusées de deux dispositifs, mais aussi comme un agent actif qui décrypte le message selon le système du codage existant et interprète le sens des messages transmises ; et c’est la raison pratique qui tisse les réseaux interprétatifs en vue de rendre possible la communication entre la volonté pure et la Loi, et qui traduit le sens du message, à savoir celui de l’obligation laquelle nous oriente vers l’application et la concrétisation de la Loi au domaine pratique. Mais dans ce processus il peut avoir une grave distorsion communicatrice, au niveau des réseaux intermédiaires de raison pratique, qui consiste à mal interpréter le sens des messages diffusés par la Loi, et la volonté pure y reçoit cette version de l’obligation et l’exécute sans rendre compte de la défaillance du système. De ce fait tout en croyant se soumettre impérativement à la Loi on accomplit un acte immoral qui n’est point conforme à ses devoirs ; de là nous pouvons remarquer que la distorsion communicatrice confère à la volonté pure « l’illusion de la soumission à la Loi », puisque du point de vue de la volonté comme intention cet acte n’est qu’un pur résultat de sa condition formelle de sujétion à la Loi, même « jusque dans le mal », et que la volonté pure qui n’a pas d’autre liberté que celle 205 de soumettre à la Loi, ne peut suivre que même « la voix déformée du devoir » 258, ressemblant à la voix du Malin Génie qui nous indique d’emprunter la voie trompeuse tout en nous emprisonnant dans une profonde illusion d’atteindre la voie de la vérité et du bien. De là nous pouvons constater que la déformation de la Loi produite par la distorsion communicatrice ne semble pas vraiment affecter l’autorité de la Loi, et que les hommes sont encore obligés de suivre les devoirs mêmes déformés de la Loi ; dans ce cas il apparaît que le risque de commettre le mal au nom de la Loi nous guette toujours tant que la volonté pure devient si rigide et si inflexible qu’elle n’arrive pas à refuser de suivre des devoirs déformés de la Loi : par exemple, dans le camp de concentration les employés allemands n’arrivaient pas à dire « non » aux devoirs extrêmes et inhumains, qui leur semblaient être pourtant dictés par la Loi, et la seule chose qu’ils pouvaient accomplir, c’était la résignation totale de sa propre volonté et sa sujétion absolue et aveugle à la Loi. Cela montre que la liberté prétendue « morale » implique le risque de basculer à tout moment en l’assujettissement immoral ; Rogozinski est aussi conscient de la conséquence désastreuse de la soumission absolue à la Loi défigurée : « Le mal le plus extrême s’y accomplit toujours au nom de la « loi », prétend obéir fidèlement aux « lois » immanentes de l’Histoire ou de la Vie qui s’incarnent dans la volonté inflexible d’un Sujet- Parti ou Guide, Classe ou Raceet prescrivent l’impératif de la terreur et de l’extermination » 259. Mais si nous regardons de plus près la distorsion qui provoque la défiguration de la Loi, celle-là ne provient pas seulement de l’interférence interprétative de la raison pratique, mais aussi d’une « haine cachée de la Loi » 260 qui est engendrée à cause de l’insoutenable condition de sujétion de la volonté et qui attend le jour de sa revanche tout en résidant patiemment à l’intérieur de la Loi. En ce sens cette haine accumulée contre la Loi autoritaire et despotique distord, dévie discrètement le sens des devoirs afin de provoquer la schizophrénie ) J. Rogozinski, Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, Puf, 1999, p. 284. 258 ) Ibid., p. 284. ) Kant a remarqué que la sujétion absolue de la volonté à la Loi peut engendre en nous ce sentiment de révolte intérieur, « haine cachée de la Loi ». 259 260 206 à l’intérieur de la Loi : la distorsion communicatrice est en quelque sorte une stratégie indirecte mais d’autant plus machiavélique, qui vise à manipuler le mécanisme même de l’instance suprême, au lieu de se rebeller directement contre celle-ci, et pour ce faire elle utilise l’interférence de la voix de l’Autre comme la voix de la Loi afin de dérouter la réception du message de la Loi et mais aussi de « maintenir le système de la Loi dans le mal ». Dans ce cas la sujétion formelle de la volonté à la Loi devient la condition même de sa « sujétion perverse » à la Loi défigurée ; et il importe de remarquer que « ce mal du mal » n’est pas hors de l’horizon de la Loi, mais y est intimement impliqué ; lorsque nous parlons de ce mal extrême, cela nous renvoie à nous interroger sur son principe de fondement en considération de sa relation à l’horizon de la Loi ; Rogozinski nous livre une remarque ingénieuse sur ce point : « Il s’agit de penser l’Autre de la Loi, l’instance adverse qui est au principe du mal, comme son Autre, indissociable d’elle et impliqué dans sa donation » 261. Son Autre, c’est le tort qui « donne un coup d’arrêt à la transcendance pratique » vers la Loi et de ce fait qui a pour fonction de « circonscrire » la limite de « l’horizon de la Loi » ; c’est dans ce contexte que le mal extrême fondé sur le tort, est indissociablement impliqué dans l’horizon de la Loi. Poursuivons nos arguments : d’après Rogozinski « l’opposition transcendantale de la Loi et du tort » constitue l’horizon de la donation de la Loi, et ces deux instances distinctes, voire opposées tissent une « coappartenance » transcendantale qui autorise le « chiasme » : « Sans la Loi, il n’y aurait pas de tort ; sans le tort la Loi n’est rien » 262 . Il convient de dire que le tort en tant que le fondement du mal est constitué de la synthèse perverse de la volonté et de la Loi : soit la volonté décide d’aller contre la Loi, effectue le premier mal radical, mal volontaire et délibéré ; soit c’est « la Loi qui se donne perversement au libre-arbitre comme la ‘‘loi’’ de son tort » 263. Comme nous pouvons remarquer dans le second type de ce mal extrême, 261 ) Ibid., p. 311. 262 ) Ibid., p. 313. ) Ibid., p. 317. 263 207 c’est « la Loi qui se donne dans le tort, qui se donne comme tort » puisque c’est elle qui nous dicte la sujétion absolue, aveugle de la volonté à tel point que cette dernière la suive « jusque dans le mal », et qui, du fait de sa donation pathologique effectuée par la haine cachée de la Loi, nous diffuse les devoirs déformés et déviés ; en ce sens selon le point de vue de la donation de la Loi, le tort et la Loi ne sont que « deux modes de donation opposés d’une même Loi ». Nous avons discuté de la question du mal radical en considération de divers rapport possible de la volonté à la Loi ; et la raison pour laquelle nous parlons du mal radical réside profondément dans la volonté de remettre en cause le système de l’évaluation des valeurs éthiques, à savoir la morale. Nietzsche nous suggère vivement d’emprunter « les chemins de la liberté », qui visent à ébranler le système des évaluations existantes et qui inciterait à réveiller « l’instinct de liberté » laquelle ne se réduit ni à l’immoralité, ni à la moralité, mais est amorale, tout en usant de la stratégie la plus immorale et la plus provoquante, et là où la volonté de puissance cherche à réévaluer à nouveau les valeurs en termes de l’intensification des forces et de la vie. Il note méticuleusement les guides des chemins vers la liberté amorale : « Les chemins de la liberté. […] -jeter à bas ce qui est le plus respecté, dire oui à ce qui est le plus défendu -la joie de nuire dans un grand style au lieu du respect - commettre tous les crimes -tentative de nouvelles évaluations » 264 […] la plus haute instance parlant au nom de la vie elle-même ». Lorsque l’on tente d’analyser ceux-ci l’article par l’article, il importe de noter qu’ici Nietzsche met l’accent sur la primauté de la volonté de puissance sur la ) F. Nietzsche, Fragments posthumes Printemps-automne 1884, tome X, 25 [484]. 264 208 Loi, et que la volonté n’est plus seulement réductible au libre arbitre qui consiste à trancher un choix mûrement réfléchi et délibéré et qui suppose le pouvoir privilégié de l’esprit rationnel sur les affects et l’instinct, mais que la volonté est en effet celle de la puissance, qui implique et s’inscrit dans le corps-magma rempli des forces vitales tels que l’instinct, les désirs, les affects et les sensations, etc. En ce sens la morale existante qui considère l’intention pure, volonté déterminée par la seule raison, comme le critère primordial de la moralité, ne peut être qu’un dispositif d’oppression des affects et du corps par excellence. C’est pourquoi Nietzsche tend à subvertir ce système des évaluations décadentes de la vie et du corps ; « la joie de nuire dans un grand style au lieu du respect » montre que la notion de respect étant la notion clé de la moralité, implique toujours nos sentiments d’« humiliation » et d’obéissance devant les autres et l’instance extérieure, dans lesquels nos pouvoirs, nos forces se diminuent, se rétrécissent considérablement, et que de ce fait Nietzche dénonce le vice du respect, consistant à nous commander de dénier et de rapetisser nos forces par rapport aux autres, et choisit de recommander de s’affirmer et d’amplifier ses forces en renversant le rapport de pouvoir imposé et en se réjouissant inlassablement des sensations d’accroissement. Si la morale toujours accompagnée de l’instance absolue de la Loi, a pour effet de produire les hommes pâles et craintifs qui ont l’habitude de s’y soumettre et de dénier la puissance du corps-magma, Nietzsche nous enseigne comment guérir de cet état névrotique provoqué par la morale, dispositif répressif envers les affects. Il est indéniable que tous les impératifs moraux « Tu ne dois pas » sont perçus comme « le contour intouchable de l’expérience » pour ceux qui les reçoivent passivement, et crée en nous l’état névrotique en fonctionnant comme « des points d’angoisse, de honte, d’inhibition » 265 ; mais Nietzsche nous invite à les expérimenter activement en tant que la zone stratégique de déterritorialisation : « commettre tous les crimes » signifie expérimenter les frontières et « les tracés territoriales » 266 de la morale, oser les franchir en tant qu’un homme fort et sain ne recule pas devant ces points d’inhibition, d’angoisse, n’hésite pas à les éclater. La morale est une poison qui fait résigner l’homme ses forces affirmatives et vitales, et en ce sens l’homme moral est celui qui essaye de 265 266 ) Zourabichvili François, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, ellipses, 2003, p. 28. ) Ibid. 209 rendre son corps aussi maladif que son esprit rétréci. Lorsque l’on lit les suggestions de Nietzche au sujet des chemins de la liberté, on ne saurait nier que ses listes nous apparaissent unheimlich, si effrayantes et inquiétantes que l’on y trouve certaine monstruosité inhumaine : d’où vient celle-ci ? Comme le constate Kofman Sarah dans L’Explosion II, les enfants de Nietzsche, Nietzsche n’hésite pas à briser la table de valeurs existantes267, qui sert à affaiblir les forces et la vie -tel est le cas de la morale-, et se réjouit de la destruction et de l’ébranlement inouï du système des valeurs, afin de créer une nouvelle valeur en termes de la force du corps-magma. Il me semble que la monstruosité de la liberté nietzschéenne réside d’abord dans son rapprochement avec la liberté immorale du mal radical, que nous venons de mentionner plus haut : « commettre tous les crimes », « la joie de nuire dans le grand style au lieu du respect » se conjuguent bien avec les formules de la transgression de la Loi ; dépasser les lois de la gravité morale implique un énorme effort inhumain qui tente de se détacher de la force attractive de la morale, à laquelle obéissent, succombent les philosophes occidentaux, et qui forme la société et la civilisation grégaire, à savoir l’humanité actuelle ; dans ce cas la joie de nuire serait aussi bien une sensation d’évanouissement et de délivrance du corps-magma qu’une sensation de se disperser en illimité au lieu de s’attacher à la Loi et de s’unifier selon celle-ci. La démarche de la liberté nietzschéenne consiste en deux étapes : elle passe d’abord par la liberté contre la Loi ; cette liberté immorale nous libère de la « domestication » de l’homme, Nietzsche dénonce l’humanité domestiquée devant l’instance de la Vie, et de ce fait nous recommande vivement de transgresser la Loi, et de lever les inhibitions imposées qui nous rendent tous affaiblies, névrotiques, afin de désintoxiquer l’esprit moraliste, le corps empoisonné de la morale ; cette méthode nous apparaît si radicale que l’on y trouve le visage inhumain, monstrueux, puisque l’homme est tellement longtemps domestiqué, intoxiqué de la morale que cette cure de désintoxication morale semble une torture envers toute humanité, et qu’à ce stade l’homme souffre de manque d’opium moral, repousse désespérément la transfusion de la liberté contre la Loi, qui lui annoncerait le retour du corps-magma sain auparavant tant refoulé. Une fois que l’homme s’est désintoxiqué, il pourra aller vers la liberté amorale : cette liberté s’érige sans Loi tel 267 ) Kofman Sarah, Explosion II, Les enfants de Nietzsche, Paris, Galilée, 1993, p. 350. 210 que le mal diabolique s’articule dans l’infini négatif et indéterminé ; ici la liberté ne tient aucun rapport à la Loi, il n’y a que le désordre radical, l’éparpillement indéterminé sans aucun point d’attache, ni sans aucun point de détachement. L’homme désintoxiqué, complètement rétabli ne réclame pas un autre substitut quelconque qui l’entrainera dans une nouvelle dépendance, et agir sans la Loi éthique signifie non seulement se libérer de son immense pesanteur mais aussi vivre pleinement la puissance du corps-magma sans se subordonner à aucun ordre établi, imposé. Dans la liberté nietzschéenne le mal radical et diabolique se présente comme le symptôme de la désintoxication immorale, ce mal serait traduit par la souffrance atroce de l’homme domestiqué en cours de sa désintoxication ; plus on est empoisonné et affaibli de la morale, plus on voit dans cette liberté le visage monstrueux, abominable ; en ce sens le degré de notre rejet envers la possibilité du mal radical ou diabolique indiquera symptomatiquement l’intensité de l’empoisonnement moral de notre corps-esprit. L’indomptable liberté qui ne se résigne à aucune Loi provoque une insoutenable situation où l’homme ne peut y avoir aucun repère possible, ni ne peut recourir à une forme d’infini déterminé et ordonné tel que Dieu ou Nature ; puisque l’absence totale de la régularité et de l’ordre est le moteur même de sa liberté vertigineuse et démesurée qui se libère des lois de pesanteur moral ; en ce sens cette liberté d’apesanteur, amorale n’opprime point les forces pulsionnelles du corps-magma et ni son excès délirant. Dans cette liberté amorale l’homme devient un enfant-comme le note Nietzsche, cela n’est-il pas la dernière étape du devenir-homme ?- dans le sens où son insouciance amorale a une puissance à la fois destructrice et créatrice du fait qu’il peut anéantir d’un coup de caprice ou d’imagination débordante la légitimité du système de l’évaluation des valeurs et même la nécessité de la Loi, et où non seulement il imagine cette liberté d’apesanteur, mais aussi crée un monde sans Loi et le vit carrément sans aucune culpabilité ni aucune angoisse. Se disperser en illimité sans s’attacher à la Loi, ni recourir à aucun point de convergence déterminé -comme si l’on était dans un monde d’apesanteur-, lui donnerait une sensation hilarante et aérienne et de la joie démesurée, grâce auxquelles le flux du corps-magma se meut dynamiquement et renverse la structure existante des couches superficielles étant l’esprit pétrifié et figé. Cette liberté d’apesanteur serait le mal diaboliquement souffrant uniquement pour l’homme moral qui ressent de l’aversion à tout ce qui est désordonné et chaotique du fait de son immatrisabilité, mais est une joie inouïe 211 pour ceux qui sont sains comme un enfant et qui se sont bien rétablis après la désintoxication immorale. Nietzsche fait l’éloge de l’homme-enfant qui se rajeunit de plus en plus avec cette liberté d’apesanteur, avec l’image de l’arbre dans le Gai savoir : « […] c’est un fait que nous-mêmes croissons, changeons continuellement, rejetons nos vieilles écorces, muons à chaque printemps, ne cessons de devenir plus jeunes, plus à venir, plus faut, plus forts, enfonçons toujours plus vigoureusement nos racines dans les profondeurs –dans le mal » 268. Lorsque l’on parle du mal radical, quelle place occupe-t-il le bien ? Il faudrait noter qu’ici la distinction entre le bien et le mal n’est qu’un effet du jeu de rapport de la volonté à la Loi dans la mesure où ces deux valeurs ne précèdent point ce jeu de rapport, mais en proviennent, et de ce fait où elles ne sont pas transcendantes mais y sont immanentes. En quoi consiste-t-il le bien ? D’après Kant ce dernier consiste en l’obéissance autonome de la volonté à la Loi, et c’est uniquement ce rapport formel qui rend possible le bien, rien d’autre, ni les conséquences qu’engendre l’acte, ni le sentiment de bonheur qu’entraîne en nous l’acte ; dans ce cas qu’est-ce qui rend possible le mal ? Comme nous l’avons discuté plus haut, c’est soit l’insoumission de la volonté à la Loi, qui engendre le mal radical, soit la distorsion de la soumission de la volonté à la Loi, qui engendre le mal du mal ; de là on peut parvenir à dire que la condition de possibilité du mal consiste en le rapport d’insubordination de la volonté à la Loi, et que le bien et le mal, ces deux valeurs, sont l’effet immanent de son jeu de rapport à la Loi. Si l’on observe cela de plus près, le rapport de la volonté à la Loi s’articule dans une sorte de causalité ; Rogozinski précise de la manière suivante : « La détermination de la liberté (morale) comme un mode de causalité et celle de la Loi comme règle de cette causalité ‘‘suprasensible’’ ».269 Et la Loi en tant que le principe déterminant de la volonté désigne que la Loi éthique s’applique à la détermination de la volonté d’une manière formelle ; en 268 ) F. Nietzsche, Le Gai savoir, §371. ) J. Rogozinski, Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, Puf, 1999, p. 145. 269 212 refusant de suivre la causalité naturelle dictée par la Loi de la nature la volonté se met à suivre une autre causalité, causalité suprasensible dictée par la Loi éthique ; de là il convient de dire que la causalité suprasensible où la volonté se soumet catégoriquement à l’injonction de la Loi éthique, produit le bien en tant que son effet immanent et que le bien ne dispose pas d’une substantialité transcendante ni à la Loi, ni au rapport de la volonté à celle-ci. Il en est de même du mal radical : lorsque la volonté est contrainte de transgresser la Loi d’une manière formelle, on peut constater que son rapport perverti de la Loi éthique s’articule dans une causalité transgressive qui produira le mal comme son effet. Dans ce cas la liberté que nous en procurons- soit liberté morale, soit liberté immorale- ne réside que dans la conformité formelle de la volonté à une causalité, à savoir que tant que la volonté est solidement ancrée dans une causalité qui détermine la direction à suivre, on peut avoir de la liberté conditionnée, restreinte. L’homme ne serait pas complètement libre ni dans l’exécution du bien, ni dans celle du mal radical ; ni l’homme moral-vertueux, ni l’homme pervers-libertin ne peuvent procurer une liberté absolue, et hélas, ils ne sont que les prisonniers de leur conditionnement causal qui dicte leur comportement et délimite son champ de liberté ; quel que soit la nature de la causalité, la chaîne de causalité nécessaire leur apparaît comme la couronne glorieuse de la Loi, autant l’homme vertueux que l’homme pervers se pressent à être à la disposition de la causalité afin qu’ils se livrent à une ivresse fantasmatique où , à force de se conformer toujours à la causalité, on laisse identifier sa volonté à la puissance formelle de la causalité ; ils se projettent sur l’image miroitée de la puissance dominatrice de la causalité ; c’est ainsi que l’homme procure sa petite dose de liberté conditionnée, y récupère sa fierté endommagée. Mais comment peut-on sortir de ce conditionnement causal qui rend l’homme si impuissant et obéissant ? Je pense que c’est uniquement la volonté de remettre en cause la condition même de la liberté, qui peut briser non seulement la chaîne de la causalité nécessaire mais aussi l’illusion fantasmatique de la projection de la volonté sur la force éminente de la causalité ; en quoi consiste la condition de la liberté ? Lorsque la volonté se plie à une causalité qui représente la logique de nécessité, nous pouvons en tirer une régularité qui nous permet d’ordonner ses faits et de prévoir, d’anticiper ses effets. Afin que l’on puisse désigner une seule volonté agissante sur la décision d’un acte, il nous faudrait 213 d’abord une observation psychologique d’un conflit des tendances hétérogènes qui composent des mobiles en tension ; sur l’horizon de la faculté de désirer, surgissent confusément mais intensément l’affect, l’instinct, le désir et la réflexion, qui composent des mobiles en tension, et à ce niveau-là tout reste confus et dangereusement désordonné, se heurte dynamiquement, la volonté agissante qui triomphe seule de ses mobiles adversaires n’y est pas encore advenue ; dans un tel combat il faudrait une stratégie très efficace qui peut mettre des adversaires totalement hors de champ de bataille, c’est là qu’intervient la causalité qui peut exclure des mobiles incompatibles à sa logique de nécessité. Lorsque l’un des mobiles se plie à cette logique de nécessité, il est capable d’éliminer les autres en gagnant une force régulatrice de la causalité, et il devient une volonté moralement agissante qui a pour fonction de maîtriser un tel conflit et qui a le pouvoir éminent d’anticiper ses effets. Etant subordonnée entièrement à la causalité suprasensible la volonté morale incorpore habilement sa logique à elle-même, et de ce fait peut agir comme un principe causal par rapport à ses actes qu’elle produit ; c’est ainsi que le sentiment de liberté s’installe chez un sujet pratique. Certes, le sujet pratique a l’impression de produire librement ses actes en tant qu’un principe causal, mais en réalité il ne fait que se laisser subordonner au principe de causalité qui est dicté par la Loi éthique. Vouloir tout anticiper nous mène à réduire nos comportements et nos actes à des effets que la volonté morale produit, et nous donne une illusion de réguler nos désirs, nos passions et d’anticiper les effets de notre volonté ; mais ce que nous n’y voyons pas, c’est que c’est notre volonté qui est conditionnée et devenue tout à fait prévisible par rapport à ses réactions et à son mode opératoire, et que l’anticipation de ses effets n’est qu’une conséquence mécanique d’un conditionnement de la volonté. Dans ce cas comment peut-on tenter d’atteindre la liberté inconditionnée ? Dès le stade de la tension conflictuelle des mobiles hétérogènes, l’air de cette liberté plane du fait que l’absence de la causalité y est vivement entretenue et qu’aucune intervention de la causalité quelconque ne sera acceptée, ni exigée ; c’est le jeu de tension créatrice de plusieurs tendances, qui nous désignera la combinaison la plus intense et la plus libre comme la direction à prendre. Ici dans ce jeu libre de tension, surgit la volonté de puissance qui ne suit aucune règle préalablement établie, ni aucune causalité ; elle apparaît comme une volonté détachée de tout conditionnement restreint, comme une logique de hasard sans aucune logique, et elle ne suit que la 214 puissance capricieuse et mouvante du corps-magma qui nous dirige vers l’intensité irréductible de la vie. La liberté sans Loi n’est seulement qu’ainsi, et la volonté de puissance ne maîtrise aucunement ses actes, ni les prévoit, mais se laisse emportée intégralement par le flux d’intensité de la combinaison la plus libre ; le hasard, la surprise autant que le danger, le désordre nous attendent à chaque fois d’une décision d’un acte, comme si nous sommes ramenés à un état fatalement instable mais créateur du big-bang qui consiste à éclater et à déchirer tout état absolument stable et stérile ; l’irruption immense et volcanique du flux de hasard qui brise la chaîne de la causalité constitue la nature de la liberté sans Loi, à savoir celle de la liberté inconditionnée. L’homme qui se libère de l’emprise de la causalité quelconque, devient ni maître vertueux, ni maître pervers, mais enfant qui se réjouit pleinement de l’avènement de nouveaux événements tels que ses actes aussi bien que ses pulsions, qui sont créés au tour de son corps-magma ; l’hommeenfant ne songe même pas à dominer sa volonté, mais se laisse suivre le mouvement rythmique et dynamique de la volonté de puissance qui consiste en un jeu du corps-magma animé par son irrégularité créatrice et ses changements irréductibles. Si la liberté morale consiste à « subordonner le divers des désirs à l’unité de la conscience d’une raison pratique » 270, cette liberté sans Loi, amorale n’hésite pas à pulvériser l’unité de l’esprit rationnel lequel n’est qu’une couche superficielle du flux de corps-magma, et laisse éparpiller le divers des désirs sans aucune attache stable, laisse amplifier leur état de tension chaotique et indéterminée jusqu’à son point culminant sans avoir peur d’être confronté face à face à l’abîme insoutenable du sans-fond et de l’infini négatif, duquel le maître pervers aussi bien que le maître vertueux se sont tous détournés faute de courage. On s’est habitué toujours à recourir à une instance synthétique qui anesthésie, apaise vite ce désordre insupportable avant même d’aller jusqu’au bout ; la Loi est en quelque sorte le meilleur moyen d’apaiser l’angoisse de la dispersion vertigineuse et indéterminée, à savoir de la mort en nous proposant un système de référence permanent auquel on peut s’attacher solidement –dans ce cas l’obéissance morale et la transgression pervertie ne sont que deux modes variés de se référer à la Loi ; soumettre le divers des désirs à l’unité de la conscience d’une raison pratique signifie que cette unité synthétisante étant le sujet pratique se 270 ) E. Kant, La Critique de la raison pratique, Vrin, pp.78-79. 215 réfère toujours à la Loi éthique afin de réguler le mouvement dispersé de ses désirs selon l’ordre de la raison pratique. Dès lors, imaginer un monde sans Loi revient à dire qu’être affronté courageusement à l’angoisse de la mort et de se perdre dans le néant démesuré sans recours à Dieu ni à la promesse d’un au-delà, et que cela implique vivre intensément plus que jamais, se réjouir de s’éparpiller et de se transformer. Pris dans le mouvement de dispersion à la fois délirant et hilarant l’homme se détache de plus en plus de la peur de l’abîme, qui le poussait à s’évader ou à se réfugier à l’instance suprême tels que la Loi, Dieu et l’Au-delà, etc., et il ose d’aller jouer sur le sans-fond de l’abîme avec un cœur léger d’un enfant joueur qui ne craint rien, mais découvre à chaque fois à nouveau le monde, l’accepte tel qu’il est. C’est ainsi que la liberté sans Loi nous rend la vie plus intense, éperdument joviale, et que l’homme-enfant qui s’élance pleinement dans la vie y est né, et que, comme le remarque Nietzsche, l’homme-enfant a la capacité incroyable et « le courage surprenant d’accepter la vie telle qu’elle est » 271 sans refuser de découvrir aussi bien ses éclats que son abîme. 271 ) Y. Constantinidès, Nietzsche, Paris, Hachette, 2001, p. 159. 216 Chapitre IV Le beau, le sublime, le monstrueux 217 IV-1 La question du sublime et l’analyse de sa sublimation Le sublime, quel sublime ? Le fameux sublime kantien ! En quoi consiste le sublime, précisément sa sublimation ? Le sublime est un sentiment, un sentiment complexe et équivoque, à savoir un état en tension, dans lequel nous sommes exposés à la représentation de quantité, qui évoque certainement une grandeur ou une force272 immense, disloquant d’un seul coup le pouvoir synthétique de notre pensée. C’est son aspect déstabilisateur envers l’activité synthétique, lequel nous attire particulièrement une attention, et au tour de laquelle nos arguments ) Jean-François Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991, p. 71. 272 218 s’articuleront. Dans le sublime le dérèglement a lieu au niveau de l’imagination transcendantale qui consiste, selon Kant, à assembler le divers représenté sous l’unité ; mais dans quel moyen parvient-elle ainsi à lier les disparates sensibles ? Il importe de remarquer que Kant érige l’imagination transcendantale comme une première instance synthétique qui a pour fonction de relier et de réorganiser de multiples impressions sensibles selon l’ordre de l’esprit afin de les rendre « connaissable » pour nous ; et qu’en ce sens le dérèglement de l’activité synthétique de l’imagination transcendantale montre que le sublime est un moment bouleversant qui révèle la violence absurde de l’acte synthétisant de l’esprit, exercée au divers sensible et où la grandeur illimitée des divers se soulève contre le pouvoir synthétique, le disloque complètement. Si le processus de l’imagination transcendantale consiste à imposer une forme ou un schème, qui permet de tracer un contour stable à ce qui est informe et d’effectuer une limitation 273 structurante aux dispersés sensibles, cela vise à coordonner le divers selon l’ordre déterminé et à lier celui-là sous l’unité attribuée par l’esprit. Mais devant la présence d’une telle grandeur à la fois illimitée et informe l’imagination transcendantale se trouve paralysée en raison de « l’incapacité de sa compréhension synthétique » 274 vis-à-vis de l’épanchement démesuré des perceptions appréhendées qui restent informes. Le sentiment du sublime est suscité « lorsque l’agencement du sensible se défait et qu’il revient à son indistinction première » 275, à son chaos originaire du fait de la présence d’un objet d’une grandeur illimitée et informe qui bouleverse le rapport de pouvoir existant entre l’objet et la pensée –l’acte synthétisant est toujours la preuve de la primauté de la pensée sur l’objet, puisque cela est indéniablement son empreinte sur ce dernier- et qui rend impossible la mise en œuvre de la compréhension synthétique de l’imagination transcendantale. Sur ce point la remarque de Rogozinski me semble très perçante, cette puissance redoutable d’un immense flux de divers sensibles au moment du sentiment du sublime « accrédite l’hypothèse d’un ‘‘agrégat chaotique’’ des phénomènes, qui ne se laisserait plus ordonner sous 273 ) J. Rogozinski, Kanten, Paris, Kimé, 1996, p. 115. 274 ) S. Žižek, Le sujet qui fâche, Paris, 1999, p. 54. ) J. Rogozinski, Kanten, p. 116. 275 219 la Loi de liberté ». 276 Lorsque l’activité synthétique de l’imagination transcendantale est complètement submergée par le choc chaotique de la grandeur illimitée et informe, il est judicieux de dire que, comme S. Žižek, « l’agrégat chaotique forme la toile de fond de l’expérience du sublime » 277. Revenons au fameux exemple de l’expérience du sublime, fourni par Kant afin de percer son sens caché ou refoulé : lorsque nous sommes exposés à un « spectacle » -non pas à une situation- d’un océan enragé en tempête violente, nous éprouvons un sentiment si complexe et équivoque que cela est plutôt une combinaison d’un déplaisir d’humiliation et d’un plaisir d’élévation ; dans quelle mesure est-elle réalisée cette combinaison des sensations contradictoires ou du moins incompatibles ? Dans l’expérience du sublime, il importe de noter que tout d’abord le déplaisir d’humiliation nous envahit ; devant le spectacle d’un océan en rage le plus sombre et violent, nous sommes saisis de l’angoisse de « nous perdre dans un immense abîme » 278 qui est représenté par un tel objet informe, sans contour stable, ni limite restreinte, se rapprochant du « sans-visage » 279 du l’agrégat chaotique. Avant de se précipiter de parler d’une sensation de plaisir d’élévation que Kant nous indique à propos du sentiment du sublime, je vous invite d’analyser le mode opératoire de cette sensation négative afin de savoir comment un tel mélange de sensations opposées peut procéder : il est indéniable que le spectacle de l’océan déchainé provoque en nous de l’angoisse indescriptiblement profonde due à sa grandeur illimitée et déstabilisante ; et que sa grandeur hors-norme, informe s’assimile à la caractéristique indéterminée de l’infini négatif qui nous évoque le redoutable néant démesuré. C’est en ce sens qu’elle implique aussi bien l’agrégat chaotique que l’infini négatif en tant que son fond. Pourquoi nous ressentons tant d’angoisse déplaisante devant un spectacle d’infini négatif ? C’est parce que cela nous montre indirectement l’insoutenable sans-visage de l’abîme 276 ) Ibid. 277 ) S. Žižek, Le sujet qui fâche, p. 60. ) E. Kant, La Critique de la faculté de juger, I. l’Analytique du sublime, § 27, v. 258, Gallimard, 1985, p. 199. 278 279 ) L’idée de « sans visage » est inspirée à Deleuze. 220 qui n’est rien d’autre que la mort, néant démesuré et indéterminé ; les vagues déchainées, les mouvements complètement désordonnés des phénomènes naturelles, la confusion troublante de l’horizon de la mère avec celui du ciel, tout cela représente un état chaotique le plus complet, à savoir le plus indéterminé, indéfini ; l’homme est incapable de circonscrire le contour stable de la mort laquelle excède toute forme de limitation du fait de son incroyable indéterminabilité inhérente. Kant nous explique que ce déplaisir provient d’un « écart entre l’appréhension de la multiplicité dispersée et l’acte synthétique de compréhension de l’unité de cette multiplicité » 280 ; et il apparaît que pour lui le déplaisir soit l’un de ces effets de la défaillance du mécanisme de l’imagination. Mon argument propose de voir que le sublime et le monstrueux (Ungeheure) partage le même fond sous-jacent étant l’informe dont le degré d’intensité détermine seulement leur différenciation ; J-F. Lyotard a déjà ingénieusement remarqué « la différence de degré ou d’intensité » entre le beau, le sublime et le monstrueux, en refusant leur « division architectonique » proposée par Kant281. Le philosophe allemand essaye toujours de préserver le sublime du risque de sombrer dans l’abîme de l’agrégat chaotique, et c’est pourquoi il insiste sur le fait que l’objet informe qui suscite le sentiment sublime ne relève pas tout à fait de la dimension de l’infini négatif où toute forme structurante, tout contour stable s’éclatent intégralement, et que la grandeur illimitée et informe se situe justement à la limite du chaos tout en entretenant certaine relation avec la forme, à savoir tout en gardant discrètement l’épure de forme, et que l’objet informe du sublime ne désigne pas l’absence totale de la forme structurante, mais une forme déformée, démesurée et étrange. Ici il importe de demander pour quelle raison Kant insiste tant sur la présence d’une forme dans l’objet presque informe du sublime. Kant n’abandonne pas l’idée de forme structurante dans la constitution du sentiment du sublime, puisqu’il tente de « trouver un ordre caché » 282 qui décode les dispersions des phénomènes chaotiques et qui les coordonne conformément à l’idée de totalité qui consiste à chercher l’unité dans l’ensemble de pluralité ; et que si l’imagination transcendantale échoue à attribuer une unité synthétique à une grandeur illimitée, 280 ) S. Žižek, Le sujet qui fâche, p. 60. 281 ) J. Rogozinski, Kanten, p. 151. ) Rogozinski, Kanten, p. 117. 282 221 cela ne veut pas dire, au moins pour Kant, que celle-ci restera éparpillée dans l’état insoutenable de l’agrégat chaotique. Je pense que c’est ce point de tension, où Kant essaye de conférer une forme structurante à ce qui apparaît informe et qui serait à exploiter d’une manière approfondie. Il serait très intéressant d’aborder la question du sentiment sublime d’un point de vue de théorie des forces au sens psycho-physiologique, que J-F. Lyotard nous présente dans ses Leçons sur l’Analytique du sublime ; devant un spectacle d’un océan déchainé nous éprouvons d’abord un déplaisir, à savoir une diminution ou une répression de nos forces vitales ; du fait que cette grandeur illimitée et informe nous renvoie à un état d’inertie, voire à celui de paralysie où notre contrôle sur la circonstance, le monde qui nous entoure s’effondre d’un coup. Lorsqu’une grandeur illimitée bascule dans la direction de l’informe où toute forme d’ordre est violemment éclatée, nous y ressentons de la stupéfaction à cause de la perte de vue et de l’absence du repérage ; cette grandeur-là qui a la force de défaire tous nos schèmes cognitifs, synthétiques et devant laquelle le système de la pensée « recule », montre la présence d’une insoutenable indéterminabilité qui se traduit par l’absence ou l’effondrement de la forme structurante consistant à délimiter un contour stable, identifiable par l’esprit rationnel. Le spectacle de l’océan enragé nous rappelle indéniablement l’infini négatif qui est sans-visage dans la mesure où est complètement échouée toute tentative de l’identification d’un contour stable tels que la quête de la forme structurante ou de l’ordre synthétique, et où l’oscillation et la confusion de divers traits rendent impossible la détermination. Dans ce cas il convient de dire que l’acte de conférer une forme structurante à un flux de divers, signifie non seulement le rendre discernable par l’esprit rationnel mais aussi constituer un visage reconnaissable, identifiable où la structure des traits rend possible une combinaison cohérente, conforme aux normes du pensable. Pourquoi est-ce que la scène de l’océan déchainé nous provoque la diminution du sentiment vital ? Si l’on l’observe de plus près, notre système de pensée et de langage est complètement paralysé de l’immensité de la grandeur informe mais aussi on détourne instinctivement le regard malgré toute la volonté d’y résister ; puisque cette scène de l’infini négatif évoque en nous l’angoisse de la mort qui se caractérise par son absolue indéterminabilité, et que c’est le sans-visage de la mort, où le fond stable et structurant est complètement 222 absent, qui nous effraye et qui fait détourner le regard. Evoquant l’infini négatif la mort restera pour nous à jamais un objet inidentifiable X qui disloque et dépasse « la réalité transcendentalement constituée » 283, et cet objet X nous hante toujours en tant que la condition de notre existence et que son absence de la finalité. Lorsque la grandeur illimitée et informe provoque en nous l’angoisse de la mort avouons-le clairement-, nous éprouvons une diminution ou une chute d’une force vitale, qui se traduit par le déplaisir, la stupéfaction, et nous chercherons à le surmonter. Tel est le cas du sublime : devant la présence de l’infini négatif qui nous mène à voir le sans-fond de la mort, où le flux chaotique des divers dissout toute machine synthétisante de l’esprit rationnel, et de ce fait où toute réalité constitutive s’évanouit, nous risquons de tomber dans l’agrégat chaotique, et ici Kant intervient afin de réguler la force de ce flux désordonné, composé de tendances hétéroclites et divergentes. Il est très intéressant de remarquer que le sublime kantien est, analogiquement parlant, le résultat de la sublimation ; mais en quel sens ? Le terme « sublimation » emprunté à Freud, désigne le transfert d’un flux libidinal disparate vers une autre activité plus ordonnée, régulée, et une sorte d’épuration des pulsions ; si l’on remarque que l’origine de ce terme se trouve en chimie, la sublimation est à la fois une évaporation d’un élément impur et hétérogène et une élévation vers une instance plus stable, solide. Lorsque Kant essaye de réguler la force dévastatrice de l’infini négatif envers la réalité constitutive, il n’hésite pas à recourir à une instance d’une toute autre dimension, qui est la Loi suprasensible : là où l’imagination transcendantale échoue à « rassembler la série des appréhensions disparates sous l’unité d’une compréhension synthétique » 284, Kant place l’idée régulatrice de la raison afin de sortir du dédale de l’agrégat chaotique. Le flux désordonné de divers, que diffuse la grandeur illimitée et informe, semble désormais être transféré et déplacé vers une toute autre dimension : de même que le flux libidinal disparate est transformé en une tendance esthétique ou morale, le flux confus de divers sensible, infini négatif, est transformé d’un coup en l’infini suprasensible en évaporant tous ses aspects ) Ce terme est employé par S. Žižek dans Le sujet qui fâche (Flammarion, 1999, p. 78.) : « Le principe central de l’idéalisme transcendantal kantien est que l’acte d’aperception transcendantale « spontané » du sujet transforme le flux confus des sensations en une « réalité » qui obéit à des lois nécessaires. » 283 284 ) J. Rogozinski, Kanten, p. 124. 223 chaotiques, instables ; quelle magie de sublimation ! Mais avant de s’en réjouir, il faudrait demander si cette tentative de sauter d’une dimension à l’autre est bien légitime ; on transfère le sentiment de l’infini éprouvé pour un flux illimité de divers sensible à un objet d’un tout différent niveau, Loi suprasensible ; mais si nous l’observons de plus près, ce sentiment de l’infini en question n’est point transférable à un objet suprasensible car ce sentiment est précisément celui de l’infini négatif qui implique le risque de l’abîme du monstrueux, et il faudrait noter que cet infini négatif qui n’admet aucune délimitation se distingue éminemment de l’infini positif qui consiste à conférer la forme structurante en tant qu’un principe de détermination. Nous pouvons constater qu’afin d’empêcher de se perdre dans l’abîme de l’agrégat chaotique, Kant n’hésite pas à empreindre une voie aberrante : le philosophe allemand recourt à l’infini positif afin de décoder l’énigme de l’infini négatif ; il croit que derrière l’apparence chaotique du divers il y ait un ordre caché285 suprasensible qui commande son mouvement et qui permet de le retenir en sécurité hors de l’abîme périlleuse de l’agrégat chaotique. Mais il importe de remarquer qu’il apporte une soi-disant solution qui n’est pas compatible avec la dimension du problème posé, et que son saut vers la dimension suprasensible ne résout point le problème du flux chaotique de divers, puisque le risque de tomber dans l’agrégat est encore et toujours présent, et que le Monstrueux en est l’exemple. Je retrouve le même point du vue au sujet du sublime dans la pensée de Žižek ; il écrit ainsi dans Le sujet qui fâche : « Le Sublime, dans sa pointe extrême, son approche du monstrueux, indique un abîme qui est déjà dissimulé, « embourgeoisé », par les Idées de la raison. Dans l’expérience du Sublime, en d’autres termes, ce n’est donc pas l’imagination qui échoue à schématiser/temporaliser la dimension suprasensible de la raison, mais plutôt les Idées régulatrices de la raison qui se révèle n’être, en fin de compte, rien d’autre qu’une tentative seconde pour combler et dépasser l’abîme du Monstrueux annoncé par l’échec de l’imagination transcendantale286. » Comme nous l’avons vu plus haut, l’abîme de l’agrégat chaotique, devant 285 286 ) Ibid., p. 117. ) Žižek, Le sujet qui fâche, p. 57. 224 lequel l’imagination transcendantale recule avec stupéfaction, nous évoque l’angoisse de la mort, qui devient insupportablement intensifiée avec la vue de la grandeur illimitée, informe à tel point que nous avons besoin de recourir désespérément à une instance d’un autre niveau, qui atténuerait peut-être l’horreur de l’infini négatif. D’un point de vue de la théorie des forces psychophysiologiques, l’horreur de l’infini négatif est une sensation extrême de rapetissement de la force vitale dans la mesure où celle-ci semble risquer d’atteindre son point zéro, son néant ; selon le mécanisme des forces vitales, il est nécessaire que cette tension périlleuse exige un rebondissement afin de maintenir l’équilibre ; c’est pourquoi Kant tend à affaiblir l’impact de l’infini négatif en transférant stratégiquement ce dernier vers une dimension de l’infini positif, même si cette tentative s’avère illégitime. En déplaçant le flux de l’infini négatif dans la dimension de l’infini positif, suprasensible, on a l’impression de réguler ce flux chaotique et de lui attribuer un ordre à travers la raison ; c’est ainsi que nos forces vitales reviennent à augmenter en nous livrant un sentiment de plaisir, à tel point que nous osons même à mesurer nos forces avec la grandeur illimitée 287 puisque nous nous identifions à la puissance suprême de l’infini positif afin de soulager l’angoisse de la mort qui nous habite, et de dompter le chaos de l’infini négatif. Grâce à l’opération de la sublimation que nous venons de mentionner, le sentiment de sublime consiste en un double affect équivoque : le déplaisir de l’infini négatif, stupéfaction, horreur, vire au plaisir de l’infini positif, joie, émerveillement ; c’est la tension entre les deux affects contraires, qui engendre le sentiment du sublime. Si Kant y voit le sentiment de respect qui consiste en le déplaisir d’humiliation et le plaisir de soumission, il faudrait néanmoins préciser que dans le sentiment du sublime, l’instance qui nous humilie est distincte de celle à quoi nous obéissons alors que Kant pense que ces instances sont la même qui serait la Loi suprasensible ; qu’est-ce que cela signifie exactement ? Si l’on constate que l’imagination transcendantale est le premier dispositif synthétique ) E. Kant, La Critique de la faculté de juger, I. Analytique du sublime, §28, V, 261, Gallimard, 1985, p. 203 : « ils (ces phénomènes sublimes) élèvent les forces de l’âme au-delà de leur niveau habituel et nous font découvrir en nous une faculté de résistance d’une tout autre sorte qui nous donne le courage de nous mesurer à l’apparente toute puissance de la nature ». 287 225 de l’esprit, qui a pour fonction de lier le divers afin de transformer ce flux confus des impressions sensibles en une « réalité transcendentalement constituée » et construite sur laquelle le sceau de notre recognition rationnelle est bel et bien marqué, devant une grandeur illimité, informe, ce premier dispositif synthétique tombe en défaillance, et la réalité constituée commence à s’effondrer ; il s’agit bien là du chaos abyssal de l’infini négatif auquel nous sommes confrontés, et l’immense flux de divers se disperse en état informe, cela nous rend complètement impuissant à lui attribuer un ordre quel qu’il soit, du fait qu’ici le désordre dépasse, prime sur l’ordre. Nous nous y retrouvons démunis de moyen de construire une réalité ordonnée et cohérente ; la première pièce importante de la machine synthétisante qui a pour fonction de fabriquer la réalité constituée, est tombée en défaillance à cause d’une telle épreuve de l’illimité informe ; quel effondrement du projet transcendantal de construction d’une réalité ! Quelle humiliation ! En faisant bilan de l’état de lieu, Kant, inventeur de ce projet audacieux, tente de le sauver en faisant appel à une instance supérieure qui peutêtre fait fonctionner la machine synthétisante malgré le dérèglement de sa première pièce ; on est humilié de la sauvagerie du chaos de l’infini négatif qui n’hésite pas à révéler l’impuissance de notre dispositif transcendantal, à savoir nos facultés de l’esprit, et Kant refuse de se soumettre à cette instance qui dissout toute notre réalité constituée et de ce fait qui rapetisse dangereusement la force de notre faculté et qui nous humilie d’une manière irréparable ; comment se rétablir de cette humiliation traumatisante pour le sujet transcendantal, où la validité de son monde est ébranlée ? Pour ce faire, Kant essaye d’user de la stratégie du dualisme platonicien selon laquelle derrière l’apparence de la dispersion sensible l’ordre suprasensible règne ; mais pourquoi un tel retour régressif à la disjonction binaire entre l’apparence sensible/l’essence intelligible qui était censée substituée remarquablement par le coupe conjonctif kantien ce qui apparaît/la condition de l’apparition288 ? Il faudrait noter que pour Kant le flux confus de divers est un pur agrégat du sensible, n’a pas encore eu de statut de l’apparition transcendantale qui est déterminée par sa condition ) G. Deleuze mentionne bien l’apport de Kant sur la distinction rigoureuse du terme entre l’apparence et l’apparition, notamment basée sur la substitution du coupe conjonctif l’apparition/la condition de l’apparition au couple disjonctif apparence/essence dans ses cours de Vincennes (14/03/1978). 288 226 transcendantale étant le sujet constitué de ses facultés a priori de l’esprit ; dans ce cas le flux chaotique de divers qui est évoqué par la grandeur illimitée et informe et qui refuse de se subordonner à la synthèse minimale de l’imagination transcendantale, ne peut être défini que comme un pur agrégat chaotique du sensible, un « avant-monde », ne peut jamais être une apparition transcendantale nommée « phénomène » ; il me semble que Kant soit bien conscient de l’énorme difficulté posée par la présence de ce flux chaotique, inidentifiable : ce dernier ne relève ni de l’apparition, ni du suprasensible, mais de la dimension pré-synthétique, pré-phénoménale, qu’il n’a pas bien su catégorisée dans son système critique, et cela revient à dire que le philosophe allemand ne peut l’identifier exactement, ni convenablement à ses catégories données et qu’il restera pour lui toujours étrange en tant qu’unheimlichkeit289 qui le hante d’une manière inavouée, du fait de son indéterminabilité et de son inconditionnalité particulière. Si l’on admet que la pensée est une sorte de quadrillage spécifique et codé, le flux chaotique de divers illimité est ce qui déborde ce quadrillage, à savoir est impensable ; dans ce cas on perd le moyen de le mesurer, de le situer. Lorsque cet impensable se présente devant nous sous forme de l’illimité mathématique ou de l’illimité naturelle, il ne peut être appréhendé que sous le mode de stupéfaction ou de paralysie cognitive du fait qu’il est hors de catégorie de l’apparition transcendantale, mais aussi de celle du nouménal, et qu’il est ce qui n’apparait pas à l’horizon des dispositifs rationnels et que si l’on rend compte que cet horizon détermine, délimite d’or et déjà le champ de visibilité, il est ce qui est hors de droit de le voir, de champs de visibilité, ce qui est supprimé, opprimé. Mais le spectacle de l’océan déchainé ébranle dangereusement l’horizon du pensable, invoque ce qui doit rester dans l’impensable ; l’irruption de l’avant-monde est capable de fissurer et de secouer la strate de notre monde constitué ; on ne peut contrôler ce qui est hors de notre portée, mais comment situer ce qui est in-localisable, inidentifiable par nos moyens? Kant se trouve dans l’impasse, essaye d’en sortir désespérément en recourant à l’ancien dualisme de Platon : si le flux chaotique de divers illimité ) Ce terme allemand désigne l’« inquiétant » ou l’« étrange » qui génère de l’angoisse ; P-L. Assoun note dans le vocabulaire de Freud que ce terme connote l’idée de quelque chose qui est foncièrement « non-familier » (Un-heimlich). (Paris, ellipses, 2002, p. 40). 289 227 n’entre pas dans la catégorie de l’apparition, ni du pensable, le philosophe allemand réinsère la disjonction platonicienne entre essence intelligible/apparence sensible afin de localiser ce flux chaotique. Sa stratégie semble être en deçà de son projet critique, mais il veut à tout prix l’identifier, lui attribuer un contour stable en vue d’apaiser l’angoisse de l’unheimlichkeit qui hante son système critique : il tente de classer ce flux chaotique de divers dans le rang de l’apparence sensible, quelle stratégie ingénieuse pour simplifier un problème si compliqué ! Au lieu de se confronter à la redoutable dimension préphénoménale, pré-synthétique qui précède, échappe à la réalité transcendentalement constituée, Kant détourne la question en assimilant le flux chaotique à l’apparence illusoire du sensible derrière laquelle il y a toujours une instance supérieure qui le commande ; selon lui l’immense épanchement de divers informe n’était qu’une façade camouflée derrière laquelle est caché un ordre stable du suprasensible ; grâce au dualisme platonicien en plus le passage du divers sensible à l’ordre suprasensible se fait tout naturellement que l’on ne peut même pas se rendre compte de tous les enjeux impliqués par ce saut vertigineux. Comme le constate J-F. Lyotard dans les Leçons sur l’Analytique du sublime, Kant transgresse ses propres interdictions en tenant à trouver quelque chose de suprasensible dans les données de l’intuition sensible 290 ; quel paradoxe ! Si le flux chaotique du divers illimité est ce qui n’est pas déterminé par la condition a priori de la faculté de sujet transcendantal, il faudrait noter que son inconditionnalité est distincte de celle du suprasensible, puisqu’elle est présynthétique et pré-phénoménale ; mais Kant essaye à tort de décoder ce flux inconditionné en termes de la Loi suprasensible, et c’est ainsi qu'il obtient un effet placebo de son auto-prescription et de son autodiagnostic, en tout cas un apaisement qui nous propulse même vers la joie de s’identifier à la puissance de Loi suprasensible. Tel est le processus du sentiment du sublime, réalisé par Kant. 290 75. ) J-F. Lyotard, Les Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991, p. 228 IV-2 Le jeu de dérèglement de forme entre le beau, le sublime et le monstrueux Je m’intéresse au jeu de rapport entre le beau, le sublime et le monstrueux ; comme le constate Schelling, aussi bien que Lyotard et Rogozinski, leur ligne limitrophe n’est point un tracé immuable, fixe basé sur leur « division architectonique » et rigoureuse, mais implique toujours la « tension et l’instabilité » qui crée un mouvement oscillatoire entre ces trois sentiments. Leur jeu de rapport suppose une certaine continuité du fait que « leur différence est 229 une simple différence de degré ou d’intensité » 291, non point une différence de nature ; en quel sens en est-il ainsi ? J-F. Lyotard nous confère une remarque très intéressante dans ses Leçons sur l’Analytique du sublime : « Le passage de l’un (du beau) à l’autre (du sublime) signifie pour l’imagination (transcendantale) qu’elle change de partenaire facultaire » 292. Cela nous permet de mieux analyser le mécanisme de ces trois sentiments, leur dispositif principal et commun, c’est l’imagination transcendantale qui consiste à varier son activité en coopérant avec d’autres facultés comme l’entendement, la raison et l’imagination pré-synthétique, et ces trois sentiments sont en effet le produit du jeu de rapport entre l’imagination transcendantale et d’autres facultés concernées. D’abord, on va analyser le processus opératoire du sentiment du beau selon Kant : Par exemple, lorsqu’un tableau de Klimt, nommé « arbre de vie » où les courbures spirales des branches d’un arbre semblent former une généalogie de la ) J. Rogozinski exploite la remarque de Schelling d’après laquelle la différence entre le beau et le sublime n’est qu’une différence de degré, afin d’établir une thèse de continuité entre le beau, le sublime et le monstrueux (Kanten, Editions Kimé, 1996, p. 151). 291 292 ) Lyotard, Les Leçons sur l’Analytique du sublime, p. 80. 230 vie ou bien une répétition créatrices des rêveries vitales, se présente devant nous, nous éprouvons une merveille sensation de plaisir qui peut se traduire d’un point de vue psycho-physiologique par une augmentation de force vitale, et qui n’est rien d’autre qu’un sentiment du beau ; dans ce cas, l’une des questions principales de la Critique de la faculté de juger se pose : comment peut-on le juger beau ? Quel est le mécanisme du sentiment du beau ? Suivons son processus pas à pas : selon Kant lorsque le divers de la sensibilité nous est donné tel que le tableau de Klimt est composé de divers traits ou motifs quasigéométriques et de variété de couleurs, ces représentations du divers sont d’abord saisies -aperçues et rassemblées- par l’imagination transcendantale, et ensuite à partir de ces représentations singulières et particulières d’un objet, l’entendement se contente de réfléchir à leur forme pure et structurante, et la contemple tel que, à partir des représentations des traits répétitifs et riches d’un motif spiral et d’un motif triangulaire d’un tableau et même de leur multiple couleur dorée et splendide, l’entendement essaye de concevoir une forme pure et structurante de cet objet, au lieu d’appliquer ses règles ou ses concepts généraux à ces donnés particuliers et singuliers de la sensibilité, à savoir de déterminer son objet en question. Il ne s’agit pas ici d’un rapport de pouvoir hiérarchisé entre l’imagination et l’entendement, dans lequel ce dernier impose ses concepts généraux, préétablis à des cas particuliers d’une manière unilatérale, et dans lequel les donnés divers d’un objet sont enfin identifiés et déterminés par le concept de l’entendement ; mais il s’agit bien d’une « relation plus souple, libre » 293, en tout cas beaucoup moins contraignante entre ces deux facultés, dans laquelle c’est la singularité de diverses représentations d’un objet, qui est mise en avant et dans laquelle l’entendement ne s’occupe plus de l’administration d’une application d’une règle ou d’un concept à un terrain concret des représentations d’un objet, mais réfléchit à la singularité d’un objet, qui n’est pas réductible à un concept préétabli, réfléchit au cas par cas en vue de circonscrire une forme adéquate qui structure l’ensemble des représentations données, et se met humblement en un jeu d’harmonie avec l’imagination transcendantale. Je pense que la remarque de Lyotard dans ses Leçons sur l’Analytique du sublime est très perçante du fait que cela nous permet de rendre compte de la tension et 293 ) Olivier Dekens, Comprendre Kant, Paris, ellipses, 2003, p. 140. 231 de l’instabilité entre le beau et le sublime ; il écrit ainsi : « […] dans l’excès de son jeu productif de formes […], l’imagination peut aller jusqu’à interdire la recognition par concept, à dé-concerter ou à désespérer cette « conscience » qui est à la charge de l’entendement, faculté de concepts. Un tel emportement n’évoque pas seulement les « excès » du baroque, du maniérisme ou du Surréalisme, c’est un dérèglement qui est toujours potentiel dans le « calme » contemplation du beau. » 294 Si l’on suppose que l’imagination transcendantale puisse produire des « formes » jusqu’à tel point que son excès dépasse le seuil du reconnaissable de l’entendement, il importe de demander ce qu’est la « forme » dont la contemplation suscite le sentiment du beau. Rogozinski a examiné d’une manière approfondie la question de la forme en mettant l’accent sur l’équivocité de cette dernière : la forme est d’abord considérée comme une « délimitation figurale », « un contour stable » qui a pour fonction d’in-former la matière, et cette définition provient de « la conception figurale-eidétique de la forme » selon laquelle « la forme est conçue comme un archétype au sens platonicien ou un modèle universel à réaliser dans la perspective de la production » 295. Mais la conception de forme en tant que le contour stable d’un trait ou d’une figure, épuré de toute matérialité, semble insuffisante, notamment à cause de son dualisme prononcé entre la forme et la matière, à comprendre son équivocité plus complexe ; partant de la notion de Gestalt, figure délimitée et restrictive, Kant élargit la notion de forme jusqu’à celle de Spiel, « jeu des figures ou des sensations », qui se présente dans leur liaison unifiante ; car il pense que « les couleurs et les sons ne seraient pas de pures sensations, mais déjà une détermination formelle de l’unité d’un divers de sensations » 296. Dans ce cas ce 294 97. ) J-F. Lyotard, Les Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991, p. ) Rogozinski nous livre une remarque approfondie sur la question de la forme dans le chapitre de l’équivoque de la forme du Don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique (Rogozinski, Puf, 1999, p. 140). 295 296 ) Kant déplace et élargit ainsi la notion de forme dans la Critique de la faculté de 232 qui constitue la forme d’un tableau de Klimt ledit, n’est pas simplement des tracés d’un motif géométrique ou d’un dessin mais aussi le jeu des couleurs, qui s’opère par leur mode de combinaison synthétique. De là on parvient à constater que le divers du sensible étant la matière de l’imagination transcendantale peut avoir un caractère formel au moyen de sa combinaison synthétique ; et que cette liaison est effectuée manifestement par l’opération synthétique de l’imagination transcendantale ; et c’est pourquoi Kant dit que celle-ci produit la forme. Mais lorsque sa production des formes atteint un point d’excès tel que la combinaison délirante de couleurs ou de tracés comme dans le tableau surréaliste de Dali, dépasse la beauté adhérente conforme à la règle donnée, déchire le contour stable et fixe d’une forme en proposant sa irrégularité libératrice et ses « formes sans figures déterminées » 297, nous sommes surpris de constater que son excès de production de forme « se rapproche même du grotesque » 298 du fait de sa puissance déconstructive envers la forme régulière et stable, et que dans cette opération délirante de produire des formes sans figures, qui consistent à transgresser et à dépasser sans cesse les règles de forme, et que l’imagination transcendantale implique discrètement l’aspect perturbateur de l’imagination reproductrice qui consiste à déterritorialiser le contour stable d’une représentation et à effectuer des combinaisons d’une manière la plus libertine tel que le précise Hegel dans la Philosophie de l’esprit : par exemple, dans le tableau de Dali nommé «la prémonition de la guerre civile » la tête d’un géant verdâtre est superposée à un corps inidentifiable et confusément amputé, maintenu par un des membres inférieurs, qui accable un autre corps in-identifié, en même temps que les mains crispées de rage se ramifient directement à partir du bassin, attrape violemment le corps lié à la tête ; ici le mouvement des tracés de figure se dilate jusqu’à la défiguration et le renversement délirants des figures comme le visage monstrueux, les membres amputés, chaotiquement attachés comme des juger (§ 14) ; l’étude de Rogozinski sur la notion de forme chez Kant est bien détaillée dans Le don de la Loi : pour Kant « l’élément formel dans la représentation d’une chose se voit défini comme unification du divers suivant une unité indéterminée » (p. 141 -142 ; Kant, Critique de la faculté de juger, § 15, 2) 297 ) Rogozinski, Kanten, Editions Kimé, p. 152. ) Kant, La Critique de la faculté de juger, I. Analytique du beau, remarque générale sur la première section de l’Analytique, v. 242. 298 233 morceaux de cadavres démembrés, et la combinaison de couleurs intenses et celle de tracés provocants montre l’exubérance vertigineuse des formes défigurées et indéterminées. Dans l’excès ou le libertinage de l’imagination transcendantale elle parvient à révéler le côté perturbateur et destructeur de l’imagination, à savoir l’imagination pré-synthétique, qui était depuis longtemps refoulée par Kant -au lieu d’utiliser le terme « imagination reproductrice » qui réduit intentionnellement sa dimension primordiale, je préfère utiliser ce terme-. Kant essaye de creuser une scission profonde entre l’imagination transcendantale, productrice et l’imagination empirique, reproductrice ; son choix du terme est bien calculé pour accentuer la primauté de la première par rapport à la seconde : en fait, le terme « reproductrice » délimite considérablement le pouvoir de la seconde, lui ôte la capacité de créer ou de produire, et dans ce cas elle ne fait que re-produire ce qui a été déjà conçu, produit par l’imagination transcendantale ; c’est ainsi que Kant met l’imagination pré-synthétique dans un second plan, voire « la passe sous le silence » 299 sans rendre compte de sa puissance à la fois déconstructive et primordiale qui gît même au sein de l’imagination transcendantale. Lorsque l’excès de la combinaison de couleurs et de tracés détruit la norme même de leur combinaison, l’imagination pré-synthétique et ) C’est l’expression utilisée par S. Žižek dans Le sujet qui fâche afin de montrer le refoulement de l’imagination pré-synthétique, exercé par Kant. 299 234 transcendantale se coopèrent d’une manière la plus hilarante en brisant, distordant les formes de combinaison existantes et leur règle fixe et stricte et parviennent à inventer ou créer le nouveau –c’est ainsi que P. Picasso a su inventer un nouveau style artistique nommé « cubisme » en déconstruisant la perspective qui était l’une des principales normes modernes de l’art occidental et en combinant les tracés d’une façon transgressive à la règle de représentation artistique de l’époque-. En ce sens, l’imagination pré-synthétique est productrice du nouveau puisqu’elle renverse l’ordre de la combinaison et de la liaison synthétiques du divers et du coup la fixité d’un contour stable d’une forme pure est ébranlée, toujours remise en question, et qu’elle effectue ainsi la déconstruction et la déterritorialisation perpétuelle de la norme de la combinaison de divers et que cela nous permet de créer une nouvelle forme, une nouvelle manière de combiner et de lier le divers et de concevoir le monde. Quand la combinaison du divers de sensation tels que la couleur, le son, le mouvement corporel, etc., se libère de la règle codifiée d’une forme pure d’une beauté adhérente, l’entendement se trouve déconcerté de voir l’irrégularité à la fois dé-constructrice et créatrice des modes combinatoires de l’imagination, qui ne lui confère aucun contour stable, « reconnaissable » par les concepts préétablis. Dans ce cas, comme l’a constaté Lyotard précédemment, le sentiment du beau, ce plaisir calme comporte toujours le risque du « dérèglement » et de « l’emportement de la forme » à tel point que le sentiment du sublime ne consiste qu’à intensifier à l’extrême ce dérèglement300 . D’une perspective quantitative du dérèglement de forme, le beau, le sublime et même le monstrueux partagent le même fond, « le même milieu unique » 301 dans lequel c’est le degré d’intensité de son dérèglement en tant que le seul facteur différentiel qui assurerait leur démarcation mais d’une manière toujours instable ; en ce sens nous pouvons dire que les degrés du libertinage contre la règle ou la norme d’une forme pure peuvent constituer le graphe du 300 ) Rogozinski, Kanten, p. 152. ) Rogozinski a conféré une remarque détaillée sur la différence de degré entre le bien et le mal dans Le don de la Loi, Kant et l’énigme de l’éthique (p. 27) : l’homogénéité de leur milieu partagé désigne le fait que la distinction entre le bien et le mal ne provient pas de la différence du fond, mais seulement de celle de degré. 301 235 mouvement trajectoire du passage du beau jusqu’au monstrueux. Je vous propose d’analyser ce graphe : la grandeur illimitée et é-norme du sublime signale le point de bascule où la saturation des formes à la fois hors norme et contre norme engendre l’effondrement d’une forme délimitée et structurante ; le beau implique le dérèglement de forme en tant que sa condition de condensation où la force vitale augmente de sa densité grâce à l’opération de l’imagination consistant à sur-produire des formes indéterminées et déchargées de toutes ses règles. Dès lors, il convient de dire que « la différence entre le beau et le sublime serait seulement quantitative, affaire de point de vue ou de seuil (limen) » 302. L’évanouissement d’une forme pure et limitative est déjà commencé même dans l’opération du sentiment du beau, puisque le processus du dérèglement de forme y est toujours en marche, est l’élément constitutif du milieu commun de ces trois sentiments lesdits. Dans ce cas il nous reste encore à élucider la caractéristique du monstrueux tout en tenant compte de la tension et de l’instabilité qui gisent sur la frontière entre le monstrueux et le sublime : qu’est-ce que le monstrueux ? Qu’est-ce qui rend quelque chose monstrueuse ? Avant de remonter à son étymologie allemande, on peut se fier d’abord à la définition perçante du monstrueux, conférée par George Bataille : le monstrueux est en effet ce qui est « irreprésentable » pour nous ; son dé-bordement, sa mise en hors de la ligne de circonscription troublent l’ordre de notre système de représentation, nous rendent incapables de lui attribuer un contour stable quel qu’il soit ; son sansvisage si étrange et ir-reconnaissable nous donne de l’aversion et de l’effroi, il est justement inhumain, monstrueux, hors du pensable ! ; c’est en ce sens que la mort est si monstrueuse pour nous du fait de sa redoutable in-déterminabilité. Le monstrueux, quel mot d’étrange, quels maux de l’étrange ! Le mot allemand « Un-geheure » lui-même est intraduisible en raison de ses caractéristiques indicibles ; l’équivocité de son sens dans la traduction française témoigne son irreprésentabilité, son in-déterminabilité : le monstrueux, l’inquiétant, l’énormité, l’étrange, l’insolite et l’insoutenable, etc., sont tous des traductions dérivées de l’un-geheure 303 . A son sans-visage se colle de milles visages 302 ) Kanten, p. 153. ) Rogozinski esquisse, examine les traductions françaises de l’ungeheure afin de se focaliser sur son aspect proche du fond du sublime dans Kanten (p. 149). 303 236 monstrueux, inimaginables ; son in-déterminabilité se dirige dans le sens de l’excès plutôt que dans celui du manque ; c’est en ce sens que l’infini négatif, néant, s’assimile à un excès chaotique non à un nihil privativum. L’ungeheure est tous à la fois ; il ingurgite en lui toutes ses caractéristiques dé-bordantes, horsnorme et a-normes, ses contours sont sans cesse changeants, dépossédés et multiples. Il importe de noter que Kant voit l’ungeheure dans l’agrégat chaotique qui se heurte, se fusionne et se propage d’une façon totalement indéterminée et que l’agrégat chaotique est ce qui ne se subordonne à aucunes règles synthétiques de l’esprit, reste hors de portée du système de représentation, dans la mesure où devant la présence de l’agrégat chaotique se trouve complètement vaine, inefficace l’opération de la machine synthétisante, qui consiste en les trois étapes telles que la schématisation spatio-temporelle du divers par l’intuition sensible, sa liaison par l’imagination transcendantale et la synthèse du divers sous l’unité par l’entendement 304 . Rogozinski remarque ingénieusement la continuité du fond qui s’étend entre le beau, le sublime et le monstrueux : « Le même mouvement de dé-limitation, de dé-formation des figures sensibles qui conduit la beauté la plus libre aux parages du sublime entraîne le sublime au près de l’Ungeheure, si bien qu’il devient difficile de les distinguer ». Il importe de remarquer que dans le sentiment du monstrueux la grandeur illimitée et informe de l’objet sublime semble réapparaître en poussant son jeu de dérèglement de forme à l’extrême : notons que si le sentiment du sublime est procuré grâce à la concession de se plier au désir impérieux de l’idée de totalité qui consiste à subsumer le divers sous la catégorie de l’unité305, le sentiment du monstrueux est procuré par la « probité » 306 à la fois inégalable et intrépide qui consiste à aller jusqu’au bout de ses propres limites et de ce fait à confronter le ) Olivier Dekens explique d’une manière très claire les trois étapes de convertir le divers en l’objet de l’expérience au sens kantien dans Comprendre Kant (Paris, Armand Colin, 2003, p. 42-43). 304 305 ) Voir au chapitre précédent : Le sublime et l’analyse de sa sublimation. ) Jean-Luc Nancy nous a conféré un bel article sur la probité nietzschéenne de regarder et d’affronter le visage de la vérité sans détour dans L’impératif catégorique (Paris, Flammarion, 1983, p. 63-86). 306 237 sans-visage sans détourner le regard ni se succomber au charme envoûtant de la Loi suprasensible nous promettant l’apaisement de l’angoisse de l’abîme. En ce qui me concerne, comme nous l’avons examiné dans le chapitre précédent, le déplaisir du sublime, suscité par la grandeur illimitée et informe, est, au fond, de la même nature que celui du monstrueux : l’horreur de l’abîme de l’agrégat chaotique y est déjà toujours présent et nous hante même dans le sentiment du beau, puisque devant la présence d’un flux de disparates sensibles nos facultés se mobilisent pour maîtriser l’insoutenable chaos, et tentent de lui attribuer une forme structurante, une circonscription limitative, et que cela se traduit par notre volonté impérieuse d’exercer un pouvoir sur ces disparates, laquelle est quasiparanoïaque dans le sens où chasser l’instable, le désordre à tout prix reflète indéniablement notre angoisse d’un devenir perpétuel qui ne se subordonne à aucun ordre et de ce fait qui reste pour nous comme un objet X in-identifié et indéterminé ; si G. Deleuze pense que la mort est l’un des modalités du devenir, notre angoisse d’un devenir perpétuel implique aussi l’angoisse de la mort. Il me semble que la remarque de Rogozinski explique bien l’éventuel devenir de l’agrégat chaotique qui s’amplifierait jusqu’au point de provoquer le sentiment du monstrueux : « Il suffirait que cette limite soit franchie, que la grandeur de l’objet ou la pluralité de ses éléments s’accroissent à peine pour qu’elle excède absolument la prise de l’imagination, ne se laisse plus schématiser sous les catégories d’unité ou de totalité, contenir par le lien d’une forme pure. Passée cette limite, l’objet sublime sombre dans l’Ungeheure » 307. Le flux de devenir perpétuel peut basculer à tout moment en agrégat chaotique dans le sens où « une série d’esquisses fluentes » ne se rattache pas en effet à un point de convergence ou à la soi-disant unité, comme Deleuze parle des « séries qui accroissent sans cesse leurs divergences dans un devenir-fou illimité » 308 ; cet agrégat chaotique n’est pas seulement l’un des modalités d’un devenir du flux de divers sensibles, mais aussi sa condition même sans laquelle la dispersion de ses multiples éléments ne peut être assurée. Comme le montre 307 308 ) Rogozinski, Kanten, p. 153. ) Rogozinski, Le moi et la chair, Paris, Editions du Cerf, 2006, p. 163. 238 Rogozinski plus haut, l’agrégat chaotique ne se soumet à aucune instance synthétique, unitaire qui a pour fonction de le délimiter ou de lui imposer une forme restrictive et structurante, et ses éléments divers s’engagent dans un « devenir-fou illimité », dé-mesuré ; il importe de noter que l’agrégat chaotique précède, prime sur toute forme de l’unité dans la meure où c’est « à partir d’une multiplicité disséminée que l’unité se forme » 309 et où il dépasse, excède toute forme de l’unité. Ce devenir-fou illimité suscite de l’inquiétude du fait qu’il est toujours présent, indissociable de notre réalité effective, à savoir de notre existence qui se forme à travers le devenir ; en ce sens l’unheimlichkeit, l’étrange et l’inquiétant, tels que la mort et les devenirs indéterminés, se trouve toujours en nous en tant que la condition de notre existence. Dès lors, il convient d’analyser que le déplaisir en question est intimement lié à l’affect de l’unheimlichkeit envers l’éventuel devenir-fou illimité car ce déplaisir consiste en une sensation d’un « blocage de la force vitale » devant le spectacle d’une grandeur illimitée et informe, dans lequel nous voyons la menace de la mort étant l’état de dispersion absolument indéterminée, l’un des modalités d’un devenir-fou illimité, où nous sommes tant effrayés de nous perdre ; la perte de la connaissance et de l’intelligibilité, l’évanouissement du monde construit, son éparpillement intégral dans une direction absolument indéterminé, etc., ce sont les manifestations d’un état de « diminution de notre force vitale », provoqué par l’exposition à l’abîme de l’agrégat chaotique, c’est-à-dire de la mort. Si ce déplaisir du sublime n’est rien d’autre que l’angoisse de la mort et de l’abîme, qui nous hante toujours et déchire l’illusion du fond stable, immuable et qui nous livre dans le jeu délirant de devenir indéterminé, on peut dire que l’unheimlichkeit, l’inquiétant est un affect-vecteur de la condition de notre existence, lequel véhicule, stimule et forme toute autre affectivité tel que le sentiment du sublime et du monstrueux se forme au tour de, par rapport à l’affect de l’unheimlichkeit. Mais dans quelle mesure en est-il ainsi ? Je ne saurais nier que mes arguments sont influencés par la remarque ingénieuse de Rogozinski, d’après laquelle il existe seulement la différence de degré entre le beau, le sublime et le monstrueux, mais qu’à partir de cette thèse je construis un point de vue bien différent qui propose une autre interprétation du 309 ) Rogozinski, Le moi et la chair, p. 162. 239 sentiment du sublime. Supposons que le sublime et le monstrueux soient les deux réactions différentes à la même condition de l’unheimlichkeit : en ce qui me concerne, le sentiment du sublime est procédé du fait que nous transférons l’insoutenable angoisse de la mort sur la dimension d’un tout autre niveau, à savoir du suprasensible afin de soulager le déplaisir pénible étant la diminution de la force vitale et de « sublimer » cette angoisse violente et primitive en une aspiration sereine et élevée au Suprasensible ; il importe de noter que ce transfert est totalement illégitime mais une réaction défensive à l’irruption de l’angoisse de l’agrégat chaotique afin de neutraliser la condition pesante de l’unheimlichkeit. « Le même objet pourrait être jugé tantôt sublime et tantôt unheimlichkeit selon la visée de l’imagination se porte juste en deçà ou juste au-delà de la limite maximale de sa compréhension ».310 C’est selon la différente manière de réagir à la grandeur illimitée et informe, que la démarcation entre le sentiment du sublime et du monstrueux se décide : exposé au spectacle angoissant de la grandeur illimitée et informe, l’imagination transcendantale reste d’abord paralysée par sa dé-mesure qui dépasse le seuil du mesurable et du commensurable et qui déroute toute tentative de délimitation ; devant cet agrégat chaotique qui consiste à s’entasser et à s’enrouler en illimité, à basculer dans le déroulement vertigineux et la dispersion désordonnée, l’image d’un agencement ordonné et unifié que forme l’esprit rationnel avec un soin particulier, semble brisée, au moins profondément endommagée, et le choc est tangible, l’imagination transcendantale, première pièce de la machine synthétisante, s’y trouve hors de service ; comment sortir de cette paralysie ? Si le sentiment du sublime est analogiquement parlant un cas de greffe d’organe extérieur, le sentiment du monstrueux est un cas d’immunisation ; en quel sens en est-il ainsi ? Dans le premier on recourt désespérément à l’instance externe et transcendante étant la raison afin de l’insérer là où l’imagination transcendantale n’était pas du tout opérative et de maîtriser l’irruption agressive de l’agrégat chaotique, et avec cette méthode radicale la paralysie de l’esprit semble être traitée du fait que, au moins, la raison y surproduit la forme, liaison unifiée des éléments, qui est indispensable pour le 310 ) Rogozinski, Kanten, p. 153. 240 fonctionnement de la machine synthétisante ; mais son hyperactivité consistant à surproduire la forme, fige gravement le flux de devenir qui constitue la condition de notre existence, et cela est plus dévastateur que le risque que représente l’agrégat chaotique lui-même ; tout cela provient du diagnostic erroné de l’esprit qui confond l’infini négatif de l’agrégat chaotique avec l’infini positif du suprasensible. Par contre, dans le second, face à la même paralysie de l’esprit, on observe attentivement l’évolution de l’agrégat chaotique, à savoir de flux de devenir qui semble provoquer en nous la diminution de la force vitale, la perte de repère et l’effroi ; il importe de noter que ce sont l’analyse et l’observation rigoureuse de ces symptômes, qui nous guidera à parvenir à un bon diagnosticc’est à partir des cas particuliers que nous parvenons à un principe général, tel est le cas du jugement réfléchissant et esthétique- et que ces symptômes manifestent clairement l’angoisse du flux de devenir et de la mort ; au lieu de recourir à l’instance externe et transcendante, nous prenons la mesure interne et immanente qui nous permettrait une immunisation lente mais efficace contre l’insoutenable angoisse de la mort : cette mesure, c’est d’opter l’imagination présynthétique comme le moyen de se confronter à l’abîme de l’agrégat chaotique, du flux de devenir, puisque c’est elle qui consiste à mener le jeu de combinaison aléatoire et indéterminée de divers, qui a déjà une forte immunité à la multiplicité désordonnée et de ce fait qui est capable d’assister au jeu de dérèglement de forme liante dans le flux de devenir. Il convient de dire que la grandeur illimitée et informe étant l’un des modes extrêmes et concrets du devenir, suscite le déplaisir qui se traduit par l’angoisse de la mort et qu’il y a de différentes manières de gérer ou de réagir à cette angoisse de la mort, affect de l’unheimlichkeit : d’une part on tend à atténuer ce déplaisir même d’une façon illusoire en le sublimant (tel est le cas du sentiment du sublime), de l’autre on se laisse le pousser à l’extrême en faisant face à ce déplaisir, jusqu’au point où la peur de le dévisager, cette hantise est exorcisée de la sorte que l’on parvient à accepter le fait que cet affect inquiétant, in-familier est l’élément indissociable de la condition de notre existence (tel est le cas du sentiment du monstrueux). Dans ce cas il ne faudrait pas se fier hâtivement à leur appellation apparente : l’appellation agréable comme sublime et repoussante comme monstrueux est attribuée uniquement par la volonté impérieuse de refouler le déplaisir, et ici je vous suggère de renverser le point de vue afin de réévaluer ces deux sentiments 241 lesdits. Dans le sentiment du monstrueux, le même objet informe, indéterminé tel que le flux de devenir se dilate jusqu’à l’agrégat chaotique, réapparaît avec l’irrémédiable angoisse de la mort, qui n’était en effet point apaisée par la tentative de se réfugier au près du suprasensible, -ce fameux dernier, le stupéfiant hallucinogène le plus consommé des philosophes, servait depuis longtemps de faire oublier l’angoisse de la mort, à savoir notre condition de la vie elle-même !- en ce sens, le sentiment du sublime serait un moment d’une hallucination certes fantastique mais terriblement fugitive et empoisonnée, alors que le sentiment du monstrueux serait le moment de désintoxication pénible qui nous enlève toute forme de consolation illusoire, de plaisir éphémère, mais qui nous apprend à faire face à l’angoisse de la mort, au sans-fond de la vie. Poussant le jeu de dérèglement de forme à l’extrême sans céder à la tentation d’un recours à un oubli sublimé, on résistera laborieusement et courageusement au poids du déplaisir qui nous accable mais qui nous révèle la condition de notre existence : voilà la méthode d’immunisation de l’angoisse de la mort. Grâce au sentiment du monstrueux nous parvenons à arracher violemment le visage reconnaissable du monde, soumis à la Loi, et à dé-couvrir le sans-fond de la condition de l’existence, son im-monde sans-visage insoumis à la Loi. Chez Kant le sentiment du monstrueux est interprété comme une aversion d’un sujet pratique contre ce qui n’est pas subordonné à la Loi, il voit dès lors dans le flux de divers informe, chaotique « le quasi-schème du mal radical » 311, juge celui-là monstrueux, horrible ; l’aspect éthique du monstrueux me semble très intéressent dans la mesure où l’horreur de l’objet informe n’est rien d’autre que celui de l’objet insoumis à la Loi et où ce dernier dépasse la limite du présentable et du représentable de l’esprit, reste alors sans-visage ; lorsque l’on fait face à l’objet monstrueux en résistant à la répulsion qui nous en faisait toujours éloigner, cela signifie que nous nous y rapprochons dangereusement en se détachant du centre de la gravité d’un sujet pratique étant la Loi suprasensible, et que l’acte de dévisager l’objet illimité et informe sans détourner le regard devient alors un acte complètement amoral dans le sens où ici l’aversion morale envers l’insoumis à la Loi, laquelle nous retient de s’approcher de ce dernier, est neutralisée et de ce fait où découvrir le sans-fond du monde et de la condition de 311 ) Rogozinski, Kanten, p. 164. 242 notre existence n’est possible que par la volonté d’aller au-delà de la Loi. Cette rude exploration du monstrueux nous exige même d’aller sans Loi là où aucune forme structurante ne peut subsister et où le flux chaotique de divers se disperse. Nous pouvons dire qu’en ce sens le monstrueux peut être qualifié comme un indice d’un mal radical, à savoir de la liberté sans Loi. 243 Chapitre V Le chaos et l’immanence 244 V-1 L’horizon d’immanence et le chaos Pour quelle raison adopte-t-on la stratégie de se disperser en illimité aussi bien dans le domaine pratique que dans celui théorique? Que signifie vouloir suspendre toute forme de point de convergence quelle qu’elle soit? Un point de convergence, ce point central et unique qui absorbe une multitude d’éléments disparates, désordonnés tout en les réaménageant et restructurant dans son système, est une machine synthétisante qui a pour fonction de mettre des divers 245 sous l’unité englobante et ordonnante. En plus, si nous observons de plus près la démarche philosophique de Kant, l’instance synthétique est omniprésente aussi bien dans le domaine théorique que dans celui pratique : le divers des désirs se soumet à l’unité de la conscience de la raison pratique de même que le divers de la sensibilité à l’unité de l’aperception des représentations étant « je pense ». Dans ce cas, suspendre ce point de convergence signifierait remettre en cause l’activité unificatrice de cette machine synthétisante ; cette tentative de défaire son mécanisme vise à faire éclater l’unité que cette machine fabrique, et à restituer celle-là à partir de sa « genèse » 312 : ici on met la machine synthétisante en arrière ; l’explication de Rogozinski sur ce point me semble très juste et pertinente : « […] toute unité se forme à partir d’une multiplicité primitive ; toute identité (y compris celle du moi ou de l’individu) s’est constitué à travers des synthèses d’identification ; et ce qui se présente comme une chose immuable s’est d’abord donné dans un flux comme une série d’esquisses fluentes qui se succèdent et s’enchaînent » 313. Il est vrai qu’avant que la machine synthétisante se mette en marche, il y a tout d’abord le « chaos initial » où la multitude de divers se disperse et se meut dans un mouvement dynamique et perpétuel. Mais une question rebondit encore : mais comment peut-on annuler complètement ce point de convergence, auquel s’engloutissait vigoureusement toute diversité des éléments, à savoir que comment peut-on faire arrêter son mécanisme affolant? Car il ne suffit pas de la remettre simplement en cause et de la mettre en arrière pendant certain temps, afin de disloquer tout son système ; ici nous menons une guerre contre toute machine synthétisante, tout dispositif rationnel. Dans ce cas il nous faudrait reformater la base du système entière avec la méthode la plus radicale étant l’épochè ; mais, comme nous l’avons déjà mentionné dans de chapitres précédents, l’épochè que nous exécutons n’est pas celle qui avait été tentée auparavant par les philosophes occidentaux comme chez Descartes et chez Husserl, mais on met en suspens toute activité de pensée, constitutive de l’ego, et on tente d’abolir le régime égologique qui représente l’une des machines synthétisantes la plus exploitée de l’histoire de 312 313 ) J. Rogozinski, Le moi et la chair, Paris, Les Editions du Cerf, 2006, p. 162. ) Ibid. 246 l’homme. J’ai constaté que dans le moi et la chair, J. Rogozinski a fait une démarche similaire à la mienne sauf qu’il partait de l’épochè cartésienne : il y voyait l’abolition de la transcendance du monde extérieur, toute sa validité reste suspendue, c’est l’immanence du monde intérieur, qui émerge comme seule et évidente ; sa remarque sur le concept d’immanence qui prime sur la transcendance du monde, me semble judicieuse, mais son point de départ, l’épochè cartésienne, nous laisse encore la trace de l’opération incessante de la machine synthétisante dans le sens où ici l’égicide, assassinat de l’ego, que nous avons tant attendu, n’est point permis et où l’on finit par faire appel à une nouvelle instance de moi qui opère une synthèse des divers de la sensibilité. Je reviens au concept d’immanence qu’il a introduit au cours de mise en suspens de la transcendance du monde ; en ce qui me concerne, ce n’est pas le monde extérieur que nous devrions condamner à disparaître, mais toute prétention à la transcendance du monde intelligible et d’une substance comme Etre ou Dieu, dont la validité devrait être sérieusement remise en cause ; c’est en ce sens que le concept d’immanence entre en scène au cours de notre débat. Trans-cendant signifie « ce qui s’élève au-delà d’un niveau ou d’une limite donnés ; ce qui est supérieur et extérieur à celle-ci » 314 ; la transcendance implique un mouvement ascendant vers un principe supérieur, qui dépasse le niveau des données alors que l’im-manence désigne ce qui réside dans le niveau de ces dernières. Lorsque Rogozinski parle de l’extinction de la transcendance du monde à travers l’épochè cartésienne, il semble assimiler la transcendance simplement à l’extériorité, et cela a tendance à réduire trop hâtivement la question de transcendance/immanence à celle d’extériorité/intériorité ; nous devrions déplacer cette question vers un autre niveau. Si la transcendance se rapporte à un mouvement ascendant vers un principe supérieur étant Dieu, Idée, Etre, etc., cela suppose une ligne verticale hiérarchisée et graduée en mettant le niveau-seuil des données comme son niveau zéro (voir le schème suivant). ) A. Lalande, Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, p. 1144. 314 247 L’immanence se rapporte à un mouvement horizontal et entièrement interne au niveau des données, et leur niveau-seuil fonctionne comme le point optimal où les données suffisent à elles-mêmes. Notre épochè tente d’interrompre le mouvement vertical, ascendant qui consiste à annuler la valeur du niveau des données comme son point zéro, à savoir ce qui est formellement à dépasser, et de se focaliser sur l’intensité optimale et l’autosuffisance du mouvement horizontal, interne étant l’immanence. Si la transcendance consiste à dépasser toujours l’horizon d’immanence, cela indique que la transcendance implique indispensablement un certain rapport à cet horizon d’immanence, sans lequel celle-là ne peut point se localiser, perd la limite-critère à franchir. En quoi consiste l’immanence ? Rogozinski a habilement décrit en quoi elle consiste : « Elle (l’immanence) est un champ toujours en mouvement qui se déploie temporellement comme un flux incessant, s’étend spatialement en déplaçant constamment ses limites. Le champ d’immanence se présente d’abord comme une multiplicité disséminée, un chaos, une chôra d’où émergent aucune forme, aucune identité stable. C’est ce chaos initial qui resurgit lorsque notre monde commun se défait, qu’une crise menace l’unité de l’existence » 315 315 ) J. Rogozinski, Le moi et la chair, Paris, Les Editions du Cerf, 2006, p. 162. 248 Cela montre que l’horizon d’immanence n’est point un horizon attaché à la conscience personnelle, moi singulier, et ni au cogito, conscience réflexive, maiscomme le notent aussi bien Deleuze que Sartre- un horizon « impersonnel, préréflexif » dans la mesure où l’émergence du moi singulier et du cogito se fait au niveau zéro de l’horizon de transcendance, non point au niveau-seuil des données, et où ces deux éléments constitués d’une identité stable sont le résultat de la cristallisation d’un point de convergence qui unifie, ordonne le flux de divers, sont susceptibles de suivre un mouvement vertical sur l’horizon de transcendance ; par contre, sur l’horizon d’immanence consistant en le mouvement du flux de divers informe, il n’y a ni cristallisation ni fixation stable du divers mais seulement l’oscillation instable et la fluctuation fluide du divers. On peut dire que le devenirfou illimité de Deleuze se présente dès lors sur cet horizon d’immanence et que l’épochè que nous venons de mentionner disloque non seulement la transcendance du monde mais aussi celle du cogito. Le changement d’axe est nécessaire afin de concevoir une nouvelle philosophie : l’ego pensant était le pivot central de la philosophie occidentale, sur lequel tous autres concepts tournent et reposent, et par lequel s’opère le mouvement de transcendance (voir le schème suivant) : Dans ce mouvement de transcendance, il y a l’axe vertical fixe au tour duquel se forme un mouvement rotatif et ascendant des éléments se dirigeant vers le point culminant ; par exemple, c’est le pivot central et stable étant le concept d’ego pensant, au tour duquel se forment, s’organisent d’autres concepts tels que la substance, la pensée et la vérité, etc., mais pourquoi est-ce qu’ils forment un 249 mouvement rotatoire, ascendant plutôt que un mouvement linéaire, ascendant ? Car ce pivot en tant qu’un axe central, n’a aucune mobilité en soi, est constamment fixe, mais peut produire un mouvement des autres éléments au tour de lui, et paradoxalement son immobilité renforce davantage l’augmentation de la vitesse du mouvement des éléments à tel point que leur mouvement contenant toute énergie de ce moteur fixe, devient à la fois rotatoire et ascendant. Cependant le rôle principal de ce pivot consiste à maintenir la régularité et la stabilité d’un mouvement des éléments afin que leur mouvement ne s’engage pas dans une direction indéterminée de l’infini négatif ou une dispersion vertigineuse, mais s’achève dans un point culminant et convergent, et que leur mouvement reste toujours ordonné et unifié. Néanmoins, il advient que le changement d’axe s’opère d’une façon radicale : ce n’est nullement une substitution d’un axe à un autre ou un remplacement d’une pièce à l’autre mais carrément une dislocation d’une machine, un renversement de l’ordre ; dans le mouvement d’immanence, il n’y a plus d’axe vertical et statique qui fonctionne comme le point de convergence ascensionnelle du flux de divers, mais seulement les flux de divers consistant en le processus de « devenir illimité, sans mesure » 316, qui changent complètement la dimension de l’axe dans la mesure où l’axe lui-même est impliqué dans le jeu hilarant et dynamique de devenir. En quoi consiste cet axe mouvant et fluide ? Pour ce faire, il faudrait d’abord parler de la transcendance de la conscience réflexive, qui nous renverra corrélativement à l’immanence de la conscience sans sujet. Ici le terme de conscience est rapporté spécifiquement à la conscience réflexive : dans ce cas elle est toujours considérée comme la conscience de quelque chose tel que le constate Husserl, et « la conscience s’arrache d’elle-même » 317 et se dirige vers les objets qui l’entourent en dehors d’elle, en ce sens on peut constater que l’intentionnalité de la conscience se conjugue avec la structure transcendante de la conscience réflexive. Cependant, afin que la conscience d’une rose jaune soit valable, la multitude de perceptions sensorielles d’une rose jaune, qui se glissent les unes et les autres, nécessite une instance transcendante qui synthétise et unifie toutes ses séries, et sans laquelle il n’existe que l’agrégat des impressions 316 ) G. Deleuze, La Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 9. 317 ) Sartre, La transcendance de l’ego, Paris, J. Vrin, 1965, p. 21. 250 dispersées ; dans ce cas afin de remplir les deux pôles de la structure de la conscience, il ne suffirait pas seulement de poser un contenu transcendant étant un objet extérieur mais aussi de poser un contenant transcendant qui est le sujet connaissant, cogito, qui fonctionne comme l’unité synthétique sous laquelle sont subsumées toutes nos représentations. Ici il importe de remarquer que la série de perceptions et de pensées se rapporte au cogito, à savoir au Je pense, qui est posé en tant qu’« une conscience dirigée sur la conscience, qui prend cette dernière comme son objet » 318 ; en ce qui me concerne, il est fort intéressant d’analyser le concept de cogito consistant en la conscience de la conscience : si la première fonctionne comme une instance réfléchissante, la seconde consiste en l’afflux de perceptions et d’impressions diverses. Ici il importe de noter que la notion de conscience n’est point un terme univoque mais un terme plurivoque qui traverse de multiples couches hétérogènes : Sartre nous invite à réévaluer la notion de conscience en tenant compte de sa complexité ; il distingue la conscience réflexive et la conscience préréflexive 319 en refusant de limiter la notion de conscience seulement à une dimension réflexive de l’entendement ou de la raison, et de ce fait il élargit la notion de conscience tout en révélant la disposition de ses strates distinctes. Analysons de plus près le concept de cogito étant « la conscience de la conscience » : si nous supposons que cela signifie que « je suis conscient d’être conscient » ou « je pense que je pense » tels que l’affirment de nombreux philosophes occidentaux, de même que nous avons besoin d’un miroir afin de reconnaître notre propre visage, le fait d’être conscient de quelque chose ne suffit pas à lui-même, -c’est l’argument même du doute cartésien, le fait d’avoir une conscience d’une table est insuffisant pour confirmer que cela relève du Je pense puisque cette conscience-là pourrait très bien être introduite par le Malin Génie et qu’elle pourrait être une conscience de l’Autre -, et de ce fait nécessite une instance réfléchissant qui lui renvoie son contour stable et intelligible et qui lui permet enfin de confirmer que c’est bel et bien du sien, non de l’Autre ; dans ce cas nous pouvons pousser plus loin l’interprétation du concept de cogito : la formule de « je suis conscient d’être conscient » signifierait que « je confirme que la conscience d’une table ou d’un arbre appartient à ma conscience ». Il importe de remarquer que lorsque la conscience de quelque chose se pose devant l’instance-miroir de la 318 319 ) Sartre, La transcendance de l’ego, J. Vrin, p. 28. ) Ibid., pp. 26-37. 251 conscience réfléchissante afin d’y projeter son image, il faudrait encore un autre élément transcendant qui permet de l’identifier puisque, même si le fait de se projeter dans un miroir lui renvoie ses propres images d’une façon symétrique, il nécessite toujours de les rapporter à une instance unique et stable qui est la notion de Je consistant à unifier la variété de ses images et à garantir son identité permanente ; dans ce cas la notion de Je dépasse largement le niveau-seuil des données étant « il y a une conscience de quelque chose », elle joue un rôle unificateur et synthétisant qui relie les images réfléchies de la conscience et les identifie, en ce sens, elle est une instance transcendante. Comme l’a fait Sartre dans la Transcendance de l’ego320, nous pouvons récapituler ici les trois de niveaux de la conscience : 1° « il y a par ci par là une conscience de quelque chose, constituée de flux d’impression et de perception » : conscience préréflexive 2° « je suis conscient d’avoir une conscience de quelque chose » : première étape du concept de cogito 3° « je confirme que cette conscience de quelque chose appartient à ma conscience » : dernière étape du concept de cogito Cela nous montre la dissymétrie, l’hétérogénéité et la pluralité des niveaux de la conscience. Dans ce cas nous pouvons dire que l’analyse du concept de cogito nous permet de reconstituer la stratigraphie de la conscience : la formule, « cogito= conscience de conscience » consiste à traverser ou parcourir les trois couches de la conscience (voir le schéma suivant). 320 ) Ibid., p. 29. 252 D’abord, tous nos parcours commencent par la conscience préréflexive qui consiste en le flux de perceptions et d’impressions dispersées : par ci par là émergent l’odeur d’un cuir neuf, le bruit bas et constant du système d’aération de l’immeuble, le picotement léger au niveau des orteils droits, le clignotement rythmé d’une flèche d’un souri sur l’écran de l’ordinateur, la sensation de soif, etc. ; ici la question rebondit : à ce stade rempli de série de perceptions divergentes, pouvons-nous déjà parler de la conscience ? Nous pouvons constater que le flux incessant de sensations et d’impressions se meut, s’opère dans le corps-magma ; parfois la marée de sensation continue à y monter et à descendre avec une telle subtilité oscillatrice, reste alors assez floue pour la circonscrire. Est-ce que la perception d’une chaise jaune à côté de moi serait aussi une conscience d’une chaise ? Malgré sa futilité sensorielle et son mouvement divergent, se palpite d’or et déjà une conscience préréflexive et « spontanée » 321 d’une chaise : nous pouvons remarquer que, à ce stade le niveau-seuil des données étant le corps-magma suffit à remplir la conscience préréflexif dans la mesure où le corps-magma n’étant pas un espace clos, est capable de tâter son milieu, de l’incorporer et de s’y adapter d’une manière si ingénieuse et élastique que la conscience spontanée d’une chaise pourrait être intimement intégrée, prise dans son mouvement immanent. En quoi ) Sartre le décrit comme une conscience spontané, irréfléchie dans la Transcendance de l’ego. (Paris, p. 32). 321 253 consiste-t-il le corps-magma ? Ce dernier consiste en le flux mouvant et indéterminé de force, se présent sous le mode de jeu de tension de forces ; le corpsmagma qui constitue la première phase de la conscience frôle toujours la frontière de la conscience et de la non-conscience, garde en lui la tension dynamique de ces deux phases ; de ce fait celui-là implique un champ « pré-individuel » 322 qui le sous-tend et où aucune individualité fixe, consciente et personnifiée tels que le Je ou Dieu n’est présente. Si le concept de cogito est la conscience réflexive sur la conscience préréflexive, celui-là joue le rôle d’une instance unique et stable qui consiste à saisir le flux de perceptions diverses comme son objet d’enquête, et à codifier ce flux et à le rendre intelligible, conforme à ses règles ; le cogito aussi bien cartésien que kantien vise à confirmer que l’afflux même de perceptions diverses peut appartenir à la conscience réflexive dans la mesure où celui-ci devient l’objet de la conscience réflexive en se soumettant à ses règles et à sa loi ; c’est pourquoi ce flux de perceptions peut devenir « ma représentation » ; c’est ainsi que la conscience devient personnelle. Mais avant de se précipiter à une discussion sur le cogito, il importe d’abord de savoir en quoi consiste le champ pré-individuel. G. Simondon a la perspicacité exceptionnelle de « concevoir l’individu ou l’individualité à partir du processus de l’individuation, non inversement » ; il tente de décrire « tout le déroulement de la réalité » 323 ontogénétique en termes de l’individuation, et c’est dans ce contexte que la notion de réalité pré-individuelle apparaît. Cette dernière inspire autant Deleuze que moi du fait de sa caractéristique a-personnelle, a-consciente, pré-synthétique ; je vois dans la notion de réalité pré-individuelle un champ d’immanence par excellence, où le chaos initial suffit à lui-même pour générer quelque chose sans recourir à une instance externe, transcendante tels que Dieu créateur ou le principe suprême de l’Univers. Engendré par le chaos génétique, ce champ pré-individuel est « métastable » dans la mesure où le déséquilibre instable et l’équilibre stable se combinent réciproquement tout en gardant un rapport de tension dynamique qui consiste d’un côté à maintenir le plus haut niveau d’énergie potentielle et de l’autre à la ) La notion de réalité pré-individuelle est conçue par G. Simondon ; voir L’Individuation à la lumière des notions d’information et de formation (Grenoble, Jérome-Million, 2005). 322 323 ) Ibid., p. 24. 254 réaliser jusqu’à son épuisement; comme le note Simondon, l’état métastable du champ pré-individuel est susceptible de passer à tout moment de l’équilibre stable au déséquilibre instable en libérant l’énergie potentielle cachée, du second au premier en actualisant cette énergie potentielle 324 . Dès lors, le champ préindividuel est chargé de l’énergie potentiel qui bascule dans un état d’intensité complètement divergent, et de ce fait, comme l’indique M. Buydens dans Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze, on peut le qualifier de « quantique » : ce champ préindividuel serait « un champ quantique où s’échangent et se mesurent des quantités élémentaires d’énergie comme onde ou corpuscule, etc. ».325 En ce sens le jeu de forces constituées de quantum d’énergie pulsionnelle varié se traduirait par la tension entre des tendances hétérogènes, cela indique que le champ préindividuel est « constitué de quantités d’énergie potentielle non individuée et pourtant intrinsèquement hétérogène » 326, et que, comme le remarque également Deleuze dans La Logique du sens, la volonté de puissance nietzschéenne, jeu libre de forces diverses, constitue ce champ. Même si dans la Logique du sens Deleuze refuse d’y impliquer le sans-fond indifférencié par le souci de garder la pertinence de sa notion de « singularités impersonnelles et pré-individuelles » 327 qui émanent de ce champ en tant que des « multiplicités » formées d’une intensité hétérogène, il importe de noter que le sans-fond chaotique n’y est point complètement exclu, mais, potentiellement parlant, toujours inclu dans la mesure où la quantité d’énergie n’est pas exploitée d’un seul coup jusqu’à son point d’exhaustion-si c’est le cas, il n’y aurait plus de processus d’individuation-, consiste à garder d’une façon continue son intensité, sa marge potentielle à s’évader vers une autre phase et à se ) « L’équilibre stable n’est peut-être qu’un cas limite. Le cas général des états est peut-être celui des états métastables : l’équilibre d’une structure réalisée n’est stable qu’à l’intérieur de certaines limites et dans un ordre de grandeur unique, sans interaction avec d’autres ; il masque apparemment des potentiels qui, libérés, peuvent produire une brusque altération conduisant à une nouvelle structuration également métastable. » (Ibid., p. 326-327). Dans ce cas le pur déséquilibre instable aussi est un cas limite ; Mireille Buydens explique la notion de métastabilité chez Simondon que « l’état précaire de déséquilibre se résout dans un nouvel état de stabilité » (Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 2005, p. 21). 324 ) M. Buydens, Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze, Vrin, 2005, p. 22. ) Ibid., p. 23. 327 ) Deleuze, La Logique du sens, Quinzième série des singularités, Paris, Editions de Minuit, 1969, pp. 122-132. 325 326 255 déterritorialiser, et où dans ce poussé du devenir on peut retrouver la trace du sans-fond chaotique qui laisse l’économie de la quantité d’énergie indéterminée, instable et ouverte. Pour que le quantum d’énergie se distribue aussi dans l’énergie potentielle, il faudrait un élément qui retarde, au moins perturbe l’effectuation complète des forces, et qui glisse dans ce champ une « ligne de fuite » 328 où des forces se réjouissent de filer vers le devenir ; en quoi consiste-t-il cet élément déterritorialisant ? L’aspect indéterminé de l’infini négatif nous apparaît tellement redoutable, menaçant que même Deleuze l’assimile au « sans-fond indifférencié » en nous « mettant en garde » contre ce chaos329 ; pourtant, ce chaos n’est point un vide homogène et stérile, ni un néant dépouillé et agonisant, mais « une dispersion pure et une ouverture infinie qui défait» 330 et déchire la « consistance » d’une série convergente en y laissant émerger la « vitesse infinie » 331 des aspects indéterminés, instables, grâce à laquelle le jeu de combinaison des déterminations consiste à esquisser leur combinaison la plus libertine et à la laisser aussitôt éparpiller d’une façon vertigineuse. En ce sens, le chaos ne consiste pas en « un mélange confus et inerte » 332 mais en l’excès de vitesse de combinaison de déterminations, lequel les rend toujours changeants, indéterminées et laisse dégager la force centrifuge permettant de disloquer l’unité synthétique des séries constituant un monde actualisé et de produire une « énergie potentielle » qui s’engage dans une nouvelle phase du devenir. Affronter le chaos nous suscite toujours une angoisse irrémédiable, une forte aversion du fait que la pensée ne peut suivre la vitesse infinie de ce jeu de variation délirant de déterminations, qui devient pour nous « insupportable », « immonde » 333 ; ce chaos n’est rien d’autre 328 329 ) C’est la fameuse expression de Deleuze. ) M. Buydens, Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze, pp. 73-75. ) Mengue Philippe, Dehors, chaos et matières intensives dans la philosophie de Gilles Deleuze, le fichier PDF sur le site : http://nessie-philo.com/Files/philippe_mengue__dehors.pdf 331 ) G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de Minuit, p. 44 : « Ce qui caractérise le chaos, en effet, c’est moins l’absence de déterminations que la vitesse infinie à laquelle elles s’ébauchent et s’évanouissent ». 330 ) Manola Antonioli, Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Cahiers de Noesis n° 3, Printemps 2003, p. 55. 332 ) Mengue Philippe, Dehors, chaos et matières intensives dans la philosophie de Gilles Deleuze, p. 8. 333 256 qu’un infini négatif qui perturbe le contour stable d’un être déterminé à travers le jeu illimité de combinaison de détermination se traduisant par les changements indéterminés. Si Dieu et Logos sont l’infini positif qui se définit comme un intelligible transcendant disposant des propriétés immuables, le chaos est l’infini négatif qui se caractérise par un perpétuel mouvement immanent qui gagne de plus en plus la vitesse illimitée au sein du jeu d’altérité instable. C’est pourquoi on parle du chaos en tant qu’un champ immanent, indéterminément changeant et pré-individuel qui ne présente aucune individualité fixe et cristallisée, mais qui est grouillé des flux de forces hétérogènes, divergentes et contingentes en tension, qui se lancent dans le jeu ontogénétique du « virtuel » 334. De quel horizon apparaît-il le virtuel ? Si le chaos est un jeu démesuré et illimité de combinaison de déterminations 335 , toutes ses combinaisons aléatoires, perpétuellement déconstruites et reconstruites -quelle machine de création monstrueuse !!- sont en train de composer des virtuels qui montrent comment l’excès de vitesse combinatoire esquisse une telle cartographie d’une réalité pré-individuelle ; les virtuels oscillent du fait de leur aspects vertigineusement changeants, mais parcourent presque en même temps plusieurs tracés combinatoires des réalités, lesquels se croisent, se heurtent et se mettent en parallèle. C’est cela qui est l’avantage et la richesse du virtuel, consistant à comprendre la pluralité et la multilatéralité des réalités ; tandis que, comme le constate G. Deleuze, le possible étant la catégorie logique n’accepte que la réalisation d’une seule réalité unilatéralement préétablie dans l’essence conceptuelle. En ce sens entre le possible et le réel il n’y a aucune imprévisibilité, ni une nouveauté ; il n’y a que l’exécution unilatérale de programme préconçu ; le possible est un appauvrissement total des potentiels ) Le terme « virtuel » est utilisé par G. Deleuze et il vise à établir une ontologie du virtuel, il écrit ainsi dans la Différence et la répétition : « Le virtuel ne s’oppose pas au réel, mais seulement à l’actuel. Le virtuel possède une pleine réalité en tant que le virtuel. […] » (Paris, Puf, 6e édition, 2000, p. 269). Eric Alliez a bien noté la caractéristique distincte du virtuel avec le possible dans son article intitulé Sur la philosophie de Gilles Deleuze, entrée en matière : « Le virtuel n’est pas actuel mais possède en tant que tel une réalité ontologique qui conteste et excède toute logique du possible. Le possible est en effet cette catégorie logique qui pose que du point de vue de l’identité du concept il n’y a pas de différence entre le possible et le réel puisqu’on s’est déjà tout donné, préformé « dans la pseudo-actualité du possible ». 334 ) Le chaos est un jeu extrême et dangereux où l’on risque même de se perdre dans la folie, hors du pensable et du contrôlable. 335 257 pluriels, ne parcourt qu’un seul trajet pré-donné de la réalité ; alors que le virtuel, terme emprunté à Gilles Deleuze, dépasse, renverse le programme de la réalisation de l’essence conceptuelle en impliquant les multiples trajets combinatoires des réalités qui consistent à introduire la dimension imprévisible, inédite de la réalité. Le virtuel ayant lui-même le statut de la réalité pré-individuelle, dispose d’une exubérance d’une pluri-réalité ; ses surabondances à la fois chaotiques et festives peuvent s’épuiser petit à petit dans la dimension de l’existence, à savoir le devenir ; entre le virtuel et le réel constitué du processus de devenir, il n’y a pas de concordance symétrique, mais seulement le jeu d’actualisation asymétrique, contingente des multi-virtuels. Il convient de dire que les réalités multi-virtuelles s’actualisent d’une façon complètement aléatoire dans le devenir ; et que le jeu d’actualisation consiste à combiner à nouveau les agencements des virtuels, non pas à suivre fidèlement l’un des trajets des réalités virtuelles. En ce sens, comme le note précisément G. Deleuze dans la Différence et la Répétition, leur actualisation est un mouvement immanent de « création et de différenciation » par rapport aux virtuels336 ; en recombinant leur agencement, le jeu d’actualisation s’inscrit dans un processus de créer un devenir imprévisible, inouï. Il faut remarquer que le rapport du virtuel au réel ne consiste pas à subordonner au principe du Logos contrairement au celui du possible au réel ; de ce fait, le virtuel nous semble inévitablement quelque chose de désordonné, d’instable, mais dispose d’une force redoutable de provoquer dans un système une sorte d’« ouverture infinie » déterritorialisante qui perturbe et renverse la logique de l’identité substantielle, immuable et grâce à laquelle un processus peut continuer à rester dynamiquement inachevé : par exemple, c’est le cas du processus d’individuation proposé par Gilbert Simondon. Il nous confère une remarque très intéressante dans L’individu et sa genèse physico-biologique : « Le processus d’individuation n’épuise pas d’un seul coup les potentiels de la réalité pré-individuelle » 337. De là on peut dire que ce champ pré-individuel est un élément toujours ) G. Deleuze, La Différence et la Répétition, Paris, Puf, 1968 ; 10e édition, 2000, p. 272-274. 336 ) G. Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, Grenoble, Editions Jérôme Million, 1995, p. 22-23. 337 258 coexistant au processus d’individuation, non point un élément révolu par rapport à celui-ci, et continue à y insérer un fond chaotique constitué de flux de forces hétérogènes en tension, qui déchire violemment la texture consistante d’un système avec sa vitesse montreuses en y produisant une ouverture infinie déterritorialisante. Ce chaos-là n’est rien d’autre qu’un moteur immanent qui propulse le mouvement du devenir d’une façon perpétuelle, et consiste à disloquer la machine synthétisante constituée des éléments transcendants tels que l’identité immuable, Dieu, etc. 259 V-II La critique de la théorie stoïcienne des devenirs incorporels : le corps et les devenirs corporels J’évoque encore ici la puissance délirante de l’imagination présynthétique, voire dé-synthétisante, qui me semble l’une des meilleures stratégies de démonter et de disloquer la fameuse machine synthétisante. Si l’on le regarde de plus près, on parvient à remarquer que sa puissance dé-synthétisante qui se réjouit de rendre dispersée et ébranlée toute forme d’unité dans le jeu de combinaison le plus libertin (par exemple, la tête d’un homme avec le corps immense d’un insecte) s’opère dans la vitesse infinie du chaos où les réalités multi260 virtuelles se croisent, se tordent et se disparaissent en direction plurilatérale et où la force centripète du mouvement de l’unité synthétisante, grâce à laquelle la conception d’une réalité unilatérale et immuable est produite, est totalement annulée et dissoute. Ici je précise que le flux de pensée deleuzienne nous accompagne, inspire dynamiquement tout au long de nos arguments : l’émersion du chaos s’articule dans le pur jeu du hasard où aucune règle préétablie n’existe, où « la distribution fixe » 338 du possible est renversée par la « distribution nomade » des virtuels ; elle forme l’ensemble de réseaux complètement désordonnés et plurilatéraux sur l’axe horizontal alors que la distribution fixe du possible l’ensemble de réseaux unilatéralement ordonnés et hiérarchiquement structurés sur l’axe vertical. De là nous pouvons dire que le jeu illimité et aléatoire de combinaison de déterminations que mène le chaos, s’engage non seulement dans un mouvement immanent mais aussi dans des directions multiples et divergentes ; en ce sens le chaos est capable de troubler l’agencement convergent du monde et de résister aux « règles préétablies et catégoriques » 339 qui constitue l’horizon transcendant. On est tenté de voir où se passe ce mouvement immanent propulsé du chaos. Si Aristote distingue la substance et l’accident en tant que deux catégories logico-ontologiquement hiérarchisées correspondant chacun à celle d’Etre et de Non-être, ici les attributs accidentels sont sans cesse rapportés, rajoutés aux attributs essentiels constituant une substance, mais sont désespérément glissés sans jamais pénétrer ni contaminer son essence ; en raison de l’effet de surface glissante, impénétrable de la substance, les accidents se retrouvent toujours dehors, exclus. Dans ce cas, de quelle dimension relèvent-ils les accidents ? Ces derniers sont le jeu aléatoire de variation d’état, qui s’inscrit dans le corps ; comme j’ai précisé dans de chapitres précédents, le corps est composé des états multiples, variés de l’affect et de la force, qui émergent, oscillent et s’éparpillent perpétuellement avec une vitesse démesurée ; si la substance est ce qui subsiste et résiste à tout changement d’état, elle réside au-delà du jeu de variation d’intensité et s’inscrit dès lors dans la Forme intelligible, immuable ; en ce sens les accidents sont ceux qui sont toujours changeants, et sont alors considérés 338 339 ) G. Deleuze, La Logique du sens, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, pp. 74-76. ) Ibid., p. 74. 261 comme excessivement instables et voire même inintelligibles par la pensée. Lorsque Deleuze vise à renverser ce schéma classique du corps/intelligible, d’après lequel le premier ne produit que les accidents et le second est ce qui communique avec la Forme, dans La Logique du sens il attribue au corps une profondeur sur laquelle l’intellect avait toujours revendiqué de construire un fondement, et du coup ce qui n’est pas de l’ordre corporel devient des superficiels ; certes, son renversement semble audacieux, mais l’analyse fine et critique par rapport à celui-ci nous est vivement sollicitée du fait de ses équivocités parfois floues, contradictoires. Revenons au passage de la Logique du sens, curieusement Deleuze assimile ici le corps à une substance : « Pour les stoïciens au contraire, les états des choses, quantités et qualités, ne sont pas moins des êtres (ou des corps) que la substance ; ils font partie de la substance ; et à ce titre ils s’opposent à un extra-être qui constitue l’incorporel comme entité non existante ».340 On devrait se demander ce qu’implique substantialiser un corps et quel est l’effet de son entreprise de renversement. Comme nous l’avons vu plus haut, si les attributs accidentels consistent à décrire les changements étant le jeu aléatoire de variation d’intensité, il s’agit là de suivre le flux de devenir perpétuel s’inscrivant dans l’infini négatif, où vacille tout spectre d’états ; de là il importe de remarquer que les attributs accidentels ne sont pas un stroboscope qui capte, fige les états d’un mouvement d’un corps en un point statique, stable privé de mobilité, mais qu’ils impliquent tout le processus oscillatoire et mouvant de devenir, émettent la vibration même de l’évolution des états. Dans les accidents où l’aspect changeant s’inscrit dans le sensible, à savoir la dimension corporelle, on retrouve la trace du néant démesuré, le désordre chaotique de l’infini négatif ; ici le corporel est ce qui continue à rester indéterminé du fait de ses changements perpétuels alors que « l’Idée(Idea) ne fait qu’indiquer les limites auxquelles doit satisfaire un être pour exister, sans déterminer la nature de cet être » 341 . Si Aristote distingue la substance qui détermine ce qui est l’être, et les accidents qui rendent certains aspects corporels indéterminés en tant que les deux catégories ) Ibid., p. 16. ) Bréhier Emile, La Théorie des incorporelles dans l’ancien stoïcisme, Paris, J. Vrin, 1970, p. 3. 340 341 262 d’être hiérarchisées, les stoïciens articulent tout différemment celles-ci : d’un côté « les sujets et les qualités qui sont les corps » individués, de l’autre, « les modes d’être qui sont les incorporels » 342, à savoir les pensées ; ici nous pouvons noter qu’ils déplacent la définition et le statut du corps : « tout ce qui agit, pâtit, c’est le corps » ; et que ce dernier est déterminé par la capacité productrice d’action et de réaction d’un point de vue immanent et vital ; ici la qualité comme le vertu est aussi un corps343 du fait de sa force d’agir sur un autre corps comme sujet ou matière : « cet homme est vertueux », « la cité grecque est vertueuse ». Mais le fil d’action-réaction est tissé entre des corps qui sont les individus ; un individu rencontre un autre individu, comme le constate E. Bréhier dans la Théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, ils « se mélangent, se pénètrent l’un dans l’autre » ; de là nous pouvons analyser que les stoïciens substantialisent des corps en les considérant comme une entité déjà individuée, déterminée et limitée, non point comme un champ indéterminé de processus d’individuation, et que c’est pourquoi les mélanges ne se produisent que entre des corps individués, non pas à l’intérieur de son individuation ; qu’est-ce que cela signifie ? Ici selon eux le corps est un « individu donné et constitué » 344, une substance accomplie et un noyau consistant et fondamental qui dispose d’une « profondeur » impénétrable ; le rencontre d’un corps à un autre qui sont les deux individus achevés, ne peut produire que des effets superficiels, extérieurs de leur propriété substantielle, de même que la substance aristotélicienne n’est point ébranlable par l’ajout ou l’avènement des accidents : par exemple, comme le montre Stobbé, stoïcien antique, « lorsque le feu échauffe le fer au rouge, il ne faut pas dire que le feu a donné au fer une nouvelle qualité, mais que le feu a pénétré dans le fer pour coexister avec lui dans toutes ses parties » 345. Il faut reconnaître que malgré leur mélange corporel, leur propriété individuée reste intacte, et que les deux corps, fer et feu, peuvent échanger de multiples actions-réactions en tant que deux individus indépendants, mais que leur échange ou contact engendre toujours des 342 ) Ibid., p. 43. ) Ibid., p. 7. ) C’est l’expression de G. Simondon dans l’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Million, 2005, p. 23. 343 344 ) Bréhier présente les pensées stoïciennes dans La Théorie des incorporels dans l’ancien stoicisme, p. 11. 345 263 effets extérieurs qui n’influencent point leur substantialité individuelle ; de ce fait la modification d’une température du fer par le contact du feu ne peut être qu’un effet flottant sur la surface sans jamais contaminer ou pénétrer le noyau corporel. Les stoïciens définissent ces effets comme « incorporels » du fait que si « tout ce qui agit, pâtit est le corps », ils n’ajoutent rien aux individus, ne peuvent agir sur eux et ne peuvent produire, ni échanger des résonnances intérieures à la réalité corporelle ; en ce sens nous pouvons remarquer que ces effets incorporels s’assimilent indéniablement au devenir perpétuel constitué de flux de changements instables. Les stoïciens pensent que ce sont seulement les corps substantiels qui peuvent tisser des réseaux d’échange d’action-réaction en tant que deux individus distincts, mais que leur effet d’échange reste au niveau superficiel des corps individués en tant que le résidu superflu ou bien la résonance externe qui constitue le devenir. Dans ce cas on peut dire que chez eux le corps agit comme une ligne de pôle qui diffuse et échange des résonnances avec d’autres tout en conservant la même position substantielle, et de ce fait que le mélange des corps ne produit jamais le changement de leur propriété346, qui affecte leur profondeur fondamentale, mais seulement des résonnances du flux de devenir, qui n’influencent point leur agencement substantiel ; même si le renversement stratigraphique du corps-profond /l’incorporel(ou bien pensée) superficiel est un pas très significatif, la substantialisation du corps comme un noyau impénétrable, consistant semble ne pas encore s’affranchir du principe d’identité qui consiste à exclure les devenirs, et la notion de corps en tant qu’un individu substantiel n’implique point le processus d’individuation. Un corps sans le processus d’individuation, quelle idée contradictoire ? Poursuivons les arguments des stoïciens afin de proposer une nouvelle conception du corps : lorsque les effets incorporels sont des devenirs perpétuels qui glissent les uns sur les autres sans cesser d’osciller, on peut se demander en quoi ils consistent. Selon eux les effets du mélange des corps consistent d’abord en des « dicibles » ou « exprimables », contenu du discours, la pensée ; de là nous pouvons dire que le renversement stoïcien consiste à disloquer la primauté ) Ibid., p. 11 : « un corps ne peut pas donner à un autre des propriétés nouvelles. […] Les modifications (que produisent les mélanges des corps) dont nous parlons sont bien différentes : ce ne sont pas des réalités nouvelles, des propriétés, mais seulement des attributs ». 346 264 de l’intelligible (pensée) sur le corps et à considérer les pensées comme les simples effets de l’échange des corps. Ils pensent que les réactions-actions que produit leur mélange ne résident que dans la surface, ne constituent que les devenirs perpétuels, et de ce fait que les effets incorporels étant le résultat des actions des corps fonctionnent comme des attributs qui décrivent leurs « modes d’être » et qui n’affectent point des propriétés corporelles : comme dans l’exemple utilisé par Bréhier, « lorsque le scalpel tranche la chair, le premier corps produit sur le second non pas une propriété nouvelle mais un attribut nouveau, celui d’être coupé » 347 . Les effets incorporels usent des attributs verbaux tels que « jaunir, grandir, être coupé et être rétréci, etc. » afin de mentionner mais aussi de suivre le mouvement dynamique des devenirs ; il importe de remarquer que ces effets consistent à être glissés, c’est-à-dire à être toujours en cours de devenir sans être ancrés dans l’essence permanente et fixe, et à former « des faits et des événements » qui impliquent le jeu de hasard. Lorsque l’on voit que les attributs verbaux sont capables d’exprimer « les diverses façons » 348 ou modes d’agencer des événements, ces attributs consistant à mentionner le flux du devenir étant l’effet du mélange des corps, ne disposent pas eux-mêmes de la réalité corporelle, « n’existent que dans la pensée » 349 ; dès lors on peut dire que les effets incorporels consistent en les « dicibles » qui expriment les devenirs des événements produits par l’échange des corps, décrits par les attributs verbaux ; et que chez les stoïciens les propositions logiques sont seulement constitués des attributs verbaux qui relève de la dimension du devenir, non point de la copule « être » relevant de la dimension de l’essence : par exemple, au lieu de formuler une proposition de la manière classique : « un corps est froid», on formule ainsi « un corps se refroidit » 350 afin de parcourir les devenirs de l’événement. Il importe de noter que « le vert d’un arbre » n’est pas réductible à un point statique, abstrait qui incarne et réalise une essence de « verdure » préétablie, mais qu’il implique l’éventail évolutif, nuancé de « devenir vert », qui compose l’événement même de « verdir » : « l’arbre verdit » ; en plus, si l’on admet que le vert, qualité corporelle d’un arbre, ne peut 347 ) Ibid., p. 11-12. 348 ) Ibid., p. 21. ) Ibid., p. 21. ) Ibid., p. 20-21. 349 350 265 s’articuler que dans le processus intégral de son individuation consistant à passer de verdir, de rougir, de jaunir et jusqu’à périr, le vert d’un arbre, à savoir sa propriété, n’est pas isolé de ses devenirs, implique indispensablement son processus d’individuation, et on peut même demander si le corps constitué des états qualitatifs et quantitatifs est le résultat du parcours de ses devenirs événementiels. Dans ce cas poser une ligne de démarcation claire entre le corps et les devenirs incorporels me semble assez arbitraire d’autant plus que l’état qualitatif, quantitatif du corps ne provient que du jeu de variation d’intensité des forces et de l’affect ; il n’y a que de différence de degré et non celle de nature entre les devenirs et le corps. Lorsque l’on dé-substantialise le corps en tant que le processus d’individuation, on peut constater que le corps ne dispose pas de profondeur fondamentale qui agit comme un ancrage substantiel fidèle au principe d’identité, mais est constitué des devenirs qui affectent autant sa morphologie que l’agencement de ses états ; car le corps inséré dans le processus d’individuation ne peut se former que par le biais des devenirs, et en plus, la surface du corps est sa seule dimension intégrale et « rhizomatique » 351 où s’effectue le mouvement immanent des forces et de l’affect tel que le corps est celui qui ne cesse de dilater et de contracter ses lignes frontalières en grandissant, vieillissant et en se rétrécissant, etc. Le terme « rhizomatique » étant le mot clé du mouvement immanent, provient du terme « rhizome » de G. Deleuze : le rhizome est défini comme « un système ouvert de multiplicités sans racines, reliées entre elles de manière non arborescente, dans un plan horizontal qui ne présuppose ni centre ni transcendance » 352. Supposer un corps comme un noyau substantiel, intact et distinct des devenirs incorporels me semble un renversement assez insuffisant du fait que cela s’articule encore dans un plan vertical, dualiste ; ici nous déplaçons la notion de corps dans un plan horizontal : le corps ne dispose que de surfaces modelées par les résonances perpétuelles du flux de devenirs, et ne présuppose aucun principe transcendant tel que l’Intelligible. Comme nous l’avons vu précédemment, le corps consiste en le jeu ) Ce terme adjectif « rhizomatique » est inspiré au « rhizome » de G. Deleuze. Voir notamment l’introduction des Milles Plateaux. 351 ) Robert SASSO et Arnaud Villani, Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Les Cahiers de Noesis n° 3, Printemps 2003, la définition du « rhizome », p. 358. 352 266 de tension des forces et de l’affect multiples, qui s’étale dynamiquement sur sa surface étant la dimension « rhizomatique » ; les devenirs flottent, se glissent, se heurtent, s’allient les uns aux autres dans la surface du corps. Si les stoïciens considèrent les devenirs incorporels comme l’infini et le vide353 par opposition au corporel étant le déterminé et le limité, on peut insister sur le fait que les devenirs relèvent de l’infini négatif et du néant démesuré en raison de leur aspect indéterminé et changeant, mais que le corps en tant qu’il s’inscrit dans le processus d’individuation implique ses devenirs constitutifs ; en ce sens, le corps est un champ horizontal où s’effectue le mouvement immanent du chaos. ) Emile Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, J. Vrin, 1970, p. 51. 353 267 V –III La multiplicité moléculaire et l’agrégat chaotique : les réseauxtiges de micro-chaosmos L’agrégat chaotique, grouillement vertigineux et désordonné, nous fait frémir en tant que « monstrueux », et G. Deleuze mentionne les « multiplicités moléculaires » 354 consistant en un fourmillement de foule de particules, qui ne se réduit ni à une unification, ni à une organisation hiérarchisée ; en ce sens, nous pouvons constater que cette multiplicité moléculaire deleuzienne se rapproche ) G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, pp. 46-52. 354 268 étonnamment de l’agrégat chaotique qui échappe à tout l’opération synthétique de la pensée en raison de son excès et de son mode combinatoire complètement aléatoire, et que dans l’agrégat chaotique il y a les disparates du flux libidinal présynthétique qui ne se subordonnent pas à l’ordre unificateur d’un système. Si ce dernier est constitué des « parties organiques d’un Tout » 355, qui sont ordonnées, articulées selon l’unité synthétique de l’aperception étant la conscience, Je pense, on peut dire que les divers qui se ramènent à l’Un sont les « multiplicités molaires » 356 par opposition aux « multiplicités moléculaires » qui se dispersent sauvagement dans l’agrégat chaotique, et que, comme l’expression de S. Žižek dans le Sujet qui fâche, l’agrégat chaotique est formé du jeu illimité de combinaison de divers et réside à dé-synthétiser, « démembrer » carrément « l’unité organique » 357 et molaire, à la « décomposer » en un fourmillement délirant de particules. Dans l’agrégat chaotique il y a un jeu de tension de forces et d’intensités hétérogènes, qui rend les « constellations » 358 de foule de particules toujours changeantes et instables ; on peut dire que le flux de devenir perpétuel réside à éclater l’unité molaire, synthétique constituant une identité permanente, en des multiplicités moléculaires, et de ce fait que les devenirs relevant de l’aspect indéterminé de l’infini négatif, déterritorialisent sans cesse le contour stable de l’identité substantielle. Mais il faudrait préciser que, entre l’unité molaire et la multiplicité moléculaire, il y a un certain rapport grâce auquel se forme la cartographie du corps-magma et de ses couches, que nous avons montrée dans de chapitres précédents. La multiplicité moléculaire qui rend possible l’agrégat chaotique, s’articule dans le corps-magma qui est grouillé de virtualités multilatérales et d’intensités hétérogènes ; et ce corps-magma constitué de flux de lave libidinale désynthétique, est capable de former lui-même des couches compactes et fixes359 355 356 357 358 ) ) ) ) S. Žižek, Le sujet qui fâche, Flammarion, 1999, p. 45. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, pp. 38-52. Žižek, Ibid. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p. 47. ) Je suis inspirée de l’idée de corps sans organe deleuzien, qui rejette toute forme d’organisation unificatrice ; mais je préfère inventer une nouvelle conception du corps qui est le corps-magma ; il faudrait quand même noter que le rapport entre ce dernier et ses couches compactes est curieusement analogue à celui de corps sans organe et des couches molaires : « En effet, le corps sans organe formait lui-même le 359 269 puisque les multiplicités moléculaires peuvent s’exposer aussi à l’opération synthétique. Le corps-magma fluide et les couches compacts constituent un agencement stratigraphique comme dans la remarque de Deleuze : « L’un souple, plutôt moléculaire […] ; l’autre, plus dur, molaire et organisé. […] C’était au niveau de la seconde surtout que se produisaient des phénomènes de centrage, unification, totalisation, intégration, hiérarchisation, finalisation, qui formaient un surcodage » 360. Des couches compactes sont de l’unité synthétique de l’aperception, conscience de Je pense, et c’est pourquoi le codage systématique et unificateur y réside ; alors que le corps-magma est du flux libidinal disparate qui disloque même l’appareil de codage étant la pensée, Je unificateur. De là nous pouvons dire que le corps-magma a la force de renverser et de dissoudre les couches compactes du fait de ses éléments insurgés étant le flux de devenirs perpétuels et que ce dernier provoque sans cesse les effets de fêlure dans l’unité molaire qui organise les couches compactes. Les devenirs sont capables de perturber la structure arborescente, racinée de l’unité molaire grâce à leur mode combinatoire rhizomatique du fait qu’ils sont ceux qui incarnent le mieux l’image du « rhizome » ; pour ce faire il faudrait d’abord comprendre ce qui est ce dernier : « rhizome (nom masculin). 1. (Botanique) Tige souterraine, généralement horizontale, de certaines plantes vivaces. * Un rhizome n'est pas une racine, il porte des feuilles réduites à des écailles, des nœuds et des bourgeons » 361. Lorsque l’on aperçoit le devenir tel que l’état A devient l’état B, on peut dire que les devenirs sont ceux qui parcourent la ligne de déterritorialisation entre des plan de consistance, qui devenait compact ou s’épaississait au niveau des strates » (Mille Plateaux, p. 54). 360 361 ) Ibid., p. 55. ) La définition du « rhizome » dans Wikionary : http://fr.wiktionary.org/wiki/rhizome 270 états hétérogènes ; le flux de devenirs disposent d’une composition rhizomatique dans le sens où ce flux indéterminé n’a aucun point central, peut pousser en tous sens comme des tiges horizontales et où le glissement perpétuel des tiges-devenirs forme des nœuds de multiplicités moléculaires qui troublent l’unité molaire. C’est en ce sens que l’on peut comprendre le texte suivant de Deleuze : « Tout devenir forme un ‘‘ bloc’’, autrement dit la rencontre ou la relation de deux termes hétérogènes qui se ‘‘déterritorialisent’’ mutuellement » 362. De là nous pouvons dire que le champ de devenir est rhizomatique, plurilatéral et moléculaire du fait que son mode combinatoire est intimement lié au jeu illimité du chaos, de l’infini négatif, et consiste à pulvériser l’organisation régulée, molaire d’un système avec la surabondance délirante des tiges-devenirs. Si le corps-magma est un champ du mouvement immanent du chaos, les devenirs sont l’une des stratégies immanentes de ce dernier, qui est efficace à perturber le mécanisme de l’unité molaire. Lorsque nous sommes confrontés au fourmillement des particules qui refusent de se ranger dans le système de l’identification rationnel, cet agrégat chaotique nous provoque une sensation de vertige et un sentiment de jouissance perverse du fait de la perte de repère et du détachement du centre de gravité cognitif. Nous vivons parfois très mal son non-conformité à l’ordre puisque la ) François Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ed. Ellipses, 2003, pp. 29-30. 362 271 légitimité de l’organisation d’un monde étant le système de la convergence des séries régulées, classifiées selon certain ordre, est menacée et que nous voyons le redoutable néant illimité qui incite l’effondrement d’un monde et la mort d’un pivot-Je dans ce saut vers le chaos ; mais curieusement son aspect im-monde qui produit pour effet de nous faire détacher du point central (Monde, Dieu, Je) en raison de l’absence illimitée de repère, nous livre un sentiment de jouissance perverse qui consiste à frôler le seuil de supportable et de l’insupportable. Lorsque nous regardons l’image-dessus, au début notre appareil cognitif essaye de trouver activement des points de repère possibles, conforme à son propre cadre, mais s’égare très vite, échoue ; au moment où le tourbillon de désordre s’abat sur nous, nous rentrons dans la phase d’une surexcitation sensorielle, perceptive qui revivifie le corps-magma capable d’apercevoir des multiplicités moléculaires, plurilatérales, car dans cette image de grouillement l’absence illimitée de repère signifie simplement celle de son univocité, il y a peut-être trop de repères potentielles qui surgissent par ci par là, sautent d’un bout à l’autre et qui se heurtent, se propagent dans tous les sens, et cet excès, jeu illimité de combinaison de détermination, qui se superpose et s’enroule dynamiquement, rend impossible de localiser où se trouve l’unique point central à partir duquel s’enchaîne l’organisation d’un système d’identification. L’appareil cognitif rationnel se retrouve paralysé devant l’agrégat chaotique où aucune forme d’ordre n’existe, et il importe de noter que sa multiplicité moléculaire s’enchaîne dans une anarchie totale où il n’y a pas de l’Unité molaire, ni Etat ni Loi, et que leur constellation instable et mouvante apparaît se réjouir de la liberté contre la Loi régulatrice, qui nous confère un sentiment de jouissance perverse. Si le mécanisme de toute perversion réside à transgresser la Loi d’une façon impérative, on peut rendre compte que sans la Loi la perversion perd sa propre repère et que la transgression de la Loi suppose toujours notre rapport de tension avec et par rapport à la Loi et non point l’absence de celle-ci, et qu’en ce sens la perversion nécessite absolument l’instance de la Loi ; dans ce cas est-ce que cellelà n’est qu’un cas symétriquement inversé de la soumission à la Loi ? Ou bien, comme l’interroge Žižek dans Le sujet qui fâche, la perversion ne peut devenir une subversion ?363 Si le fourmillement des particules disparates provoque en 363 ) S. Žižek, Le sujet qui fâche, Flammarion, 1999, pp. 329-343. 272 nous un sentiment de jouissance perverse, on devrait s’interroger d’abord sur le mécanisme de ce vertige pervers : on ressent un vertige devant ce qui dépasse notre seuil de supportable, par exemple devant l’hauteur indomptable d’une falaise ou devant l’excès de grandeur à tel point que l’on a une sensation de rotation violente ayant la force centrifuge au tour du centre de gravité cognitif. Ce vertige est ce qui consiste à frôler la frontière entre le seuil de supportable (concevable ou pensable) et de l’insupportable ; juste avant de perdre totalement la conscience, unité molaire en raison de ce mouvement rotatoire centrifuge, le sentiment de jouissance perverse clignote d’une façon irrégulière dans la ligne frontalière des deux seuils ; car le vertige le plus intense se produit dans le passage du supportable à l’insupportable et dans leur écart, et l’ébranlement de l’unité molaire est senti à ce niveau transitoire ; de ce fait, la jouissance perverse est un sentiment oblique, équivoque et absolument instable, est née d’entre deux phases conflictuelles. En quoi consiste ce sentiment pervers ? Lorsque l’on regarde l’agrégat chaotique, on ressent à la fois la peur, l’angoisse et la jouissance perverse, délirante ; dans la peur, précisément celle du néant et de la mort, il y a toujours son revers miroitant, la jouissance perverse qui consiste à oser se plonger éperdument dans le néant illimité où il n’y a aucune Loi unificatrice. Si l’excès de forme se finit par créer l’agrégat informe et chaotique, nous pouvons dire que le vertige pervers provoqué par celui-ci se situerait entre le sentiment du sublime et du monstrueux364. L’angoisse de la mort est d’abord émergée dans le sentiment du sublime en raison de l’excès de forme et de grandeur, ne s’apaise point, même si l’on tente désespérément de recourir à tort à la Loi ; mais celle-là s’intensifie en devenant celui du monstrueux puisque l’on rend compte que son excès ne produit que les multiplicités moléculaires, informes. Lorsque l’agrégat chaotique éclate le système de l’unité molaire consistant à déterminer le critère de pensable et de supportable, celui-là effectue son détachement aérien de la Loi unificatrice et synthétisante, et franchit le seuil de supportable (concevable) tout en maintenant le rapport de tension avec celui-ci. Dans ce cas où pouvons-nous situer les multiplicités moléculaires, dispersées et informes en termes du problème de liberté par rapport à la Loi ? En opérant le mouvement de ) Voir le chapitre VI-2. Le jeu de dérèglement entre le beau, le sublime et le monstrueux (dans ma thèse présente) pour comprendre le sentiment du sublime et du monstrueux. 364 273 dissolution de l’unité molaire d’une organisation ordonnée comme Etat, Loi, Je, Dieu, celles-là s’exercent dynamiquement dans la liberté contre Loi ; mais après la dissolution apparente de l’unité molaire, on devrait demander si cette liberté contre Loi peut devenir une subversion ? Est-ce que la liberté contre Loi qui est une forme de perversion rebelle et qui consiste à transgresser toujours la Loi, a la force suffisante pour renverser et dépasser le système unificateur ou bien ne peut se contenter de rester qu’en tant que l’un des effets de la Loi qui structure sa forme transgressive 365 ? Si l’on suit la remarque de Foucault sur le rapport subordonné de la résistance au Pouvoir, les multiplicités informes, moléculaires ne peuvent être qu’une tentative de résistance échouée devant le Pouvoir, Loi unificatrice, Unité molaire ; mais lorsque nous admettons l’éclatement du « Grand récit » constitué de l’Unité nationale, idéologique, molaire et de la Structure, de la Loi universelle comme le remarque J-F. Lyotard, la liberté contre Loi qui provoque en nous de la jouissance perverse, peut être la meilleure stratégie de produire sans cesse les multiplicités moléculaires qui dispersent, renversent le Grand récit et qui deviennent elles-mêmes primordiales à la place de ce dernier. Le jeu de tension illimitée entre ces éléments disparates rend impossible de réaliser le Grand récit sur l’Unité molaire, mais est capable de former les réseaux-tiges du micro-« chaosmos » par opposition du cosmos régulé par le point de convergence ; dans ce cas, qu’est-ce que cela signifie exactement ? Analysons d’abord le terme « micro-chaosmos » : le « chaosmos » est un terme inventé par James Joyce, développé par G. Deleuze, est crée par l’association de deux termes, chaos et cosmos (monde) ; alors que la définition classique du « cosmos » consiste à exclure le chaos dans son univers ordonné, régulé et préconçu, le chaosmos implique un « monde constitué de séries divergentes » 366 et de flux de devenirs, désigne le mélange intime du chaos et du cosmos. Et les multiplicités moléculaires se réjouissent de créer partout plusieurs microchaosmos qui ne sont point réductibles à l’unicité du macro-cosmos, et ces derniers forment des réseaux–tiges qui s’entrelacent, se superposent et se heurtent, croissent et se diminuent dans leur devenirs ; en ce sens, les ) La remarque de Foucault sur le rapport de la résistance au Pouvoir consiste à voir celle-ci comme des effets du Pouvoir. D’après lui la résistance et le Pouvoir impliquent l’un dans l’autre, et elle ne peut dépasser le Pouvoir. 365 366 ) Deleuze, Pli, Leibniz et le baroque, 1988, p.188. 274 multiplicités moléculaires peuvent produire la quasi-infinité de cartographies diverses qui reflètent le pullulement de micro-chaosmos. Si la Loi consiste à programmer, à structurer l’organisation d’un macro-cosmos, l’agrégat chaotique qui n’est point réductible à un néant vide ou confus, est constitué du fourmillement de micro-chaosmos qui éclate l’agencement totalisant du macrocosmos subordonné à la Loi ; il importe de noter que ce sont le flux de devenirs qui est capable de former les réseaux-tiges de micro-chaosmos d’une manière rhizomatique, et que ceux-ci ne disposent pas d’un pivot central, se détachent dynamiquement de la Loi unificatrice et se réjouissent ainsi de la liberté sans Loi en dépassant la limite de la liberté contre Loi. C’est en cela que le sentiment de jouissance perverse, immorale dans l’agrégat chaotique bascule éperdument en jouissance libératrice, amorale. 275 CONCLUSION ____________________________________________________ 276 Après avoir parcouru toutes excursions mouvementées des arguments, on pourrait être tenté de vouloir atterrir enfin sur une terre ferme qui permettrait de ramener celles-ci à un point de convergence stable et unique, et de leur attribuer au moins un sens : « En quoi est-ce que tous ces arguments se rapportent à la thèse centrale qui est la pluralité et la corrélation des valeurs sous le regard de l’intuition ? ». Nous ne pouvons nier que cette thèse soi-disant centrale a suivi un élan de virées et d’évolution tout au long de ses parcours qui deviennent euxmêmes multiples et dispersés ; et de ce fait que les valeurs cruciales comme le vrai, le bien et le beau ont perdu toute leur entité et unité molaire ; désormais nous sommes capables d’analyser le mécanisme de l’appareil synthétique qui produit vigoureusement des valeurs, des essences intrinsèques et transcendantes, mais aussi le hors-circuit de cet appareil qui permet d’ouvrir un nouvel horizon du dehors, du chaos. Dans ce cas ma thèse consiste à disloquer le centre de gravité unificateur des valeurs, et non point à parler de leur unité ; après la dissolution du pivot central étant l’Intelligible, le Je et Dieu, il n’y aurait plus de mouvement centripète possible (est-ce la fin de l’ère de l’unité molaire ?), mais seulement leur mouvement centrifuge : les valeurs ne sont que les brumes dispersées, les grouillements moléculaires mélangés des hors-valeurs, et ici les orbites rigoureuses des valeurs intrinsèques et molaires se trouvent complètement tordues, emmêlées et déchirées. Si nous avons tenté d’esquisser des cartographies des valeurs, c’est toujours en fonction de leur périphérie instable et de leur dehors que l’on peut éclaircir leur articulation et leur mode d’organisation : par exemple, le vrai selon la volonté de vérité, le bien d’après l’analyse du mal, le jeu de dérèglement entre le beau, le sublime et le monstrueux, etc. Dans ce cas qu’est-ce que signifie « la pluralité et la corrélation des valeurs sous le regard de l’intuition » ? Il s’agit là de traiter de la pluralité dé-synthétique et la corrélationconnexion rhizomatique des divers, et cela signifie s’opposer à l’unité synthétique et à la division analytique des divers, d’après lesquelles s’érige le « système ». Tout 277 au long de mes arguments nous avons tenté d’exposer que le vrai, le bien et le beau se constituent au tour de l’articulation entre le vrai et le faux, le bien et le mal et le beau et le monstrueux dans le sens où le rapport des premiers aux seconds consiste en leur rapport à l’indéterminé ; c’est l’intuition dé- synthétisante qui déstabilise l’acte synthétisant de la raison et qui éclate la dissimulation de l’angoisse du Néant car celle-là dévoile la tension qui règne entre les deux et qui est un élément constitutif de leur relation. Ici la configuration synthético-analytique des valeurs dans un système est mise en cause. D’abord on devrait élucider ce qui est la synthèse et l’analyse : « Le terme de synthèse est d’ailleurs utilisé constamment par Kant pour renvoyer l’activité unifiante (synthétique) de l’intellect et de la raison, et même au résultat de cette activité […] Sur l’analyse, entendue comme procédé qui distingue les éléments et les relations qui constituent l’objet auquel il s’applique » 367. Dans l’agencement architectonique d’un système, elles impliquent l’un et l’autre : l’analyse suppose toujours la synthèse368, et son mode de composition et de décomposition configure les éléments dans une articulation rigoureuse ; il importe de noter que ces doubles mouvements consistent à maintenir un système. En outre, on peut constater que ce qui est dispersé et multiple y est toujours neutralisé en se ramenant à l’unité, et que la configuration des éléments dans un système est déterminée a priori par la raison ; leur agencement suit l’ordre préétabli par la raison, est alors ce qui est programmé a priori, n’inclut aucun aspect contingent et chaotique. Le système consiste à codifier l’amas du divers en l’agencement architectonique : son instrument de codage est le concept sous lequel les éléments se subsument et qui les rend classifiés ; et les caractères singuliers du divers y sont complètement effacés, dans ce cas parler de la pluralité du divers signifie leur diversité dans la singularité. Par contre, l’agrégat chaotique du divers est constitué du foisonnement de singularités qui forment un bloc d’interaction dynamique et plurilatérale et qui se dispersent en tout sens ; de là ) Encyclopédie de la philosophie, dirigée par Gianni Vattimo, La Pochothèque, p. 49, 2002. 368 ) Kant Immanuel, Critique de la Raison pure, Puf, III, 107, p. 158. 367 278 nous pouvons remarquer que l’afflux de singularités s’inscrit dans une corrélationconnexion plurilatérale qui pulvérise l’idée de totalité unificatrice, à savoir de système. Si l’on rend compte que les deux modes architectoniques ont suivi le modèle chimique de l’analyse-synthèse (décomposition-composition) 369 , le dispositif conceptuel qui est l’instrument du codage systématique, a pour fonction de filtrer et d’éliminer des éléments contingents et variables, jugés « impurs » selon la raison afin d’en extraire une essence pure et immuable qui deviendrait une armature structurale d’une organisation molaire ; par contre, la thèse de la pluralité et la corrélation du divers fait apparaître le grouillement de diverses particules qui ne suivent aucune loi de composition-décomposition préétablie, mais qui sont animées uniquement par le jeu de hasard, et cela vise à renverser l’ordre de l’unité molaire et à laisser émerger la puissance moléculaire du monstrueux, du chaos. Voici l’univers immonde du chaos où s’éclate toute structure molaire : le jeu aléatoire et délirant de combinaison de particules consiste à puiser toute virtualité plurilatérale du divers, et cela indique que ce jeu de combinaison dépasse éminemment la loi de composition-décomposition de la raison, qui est préétablie et unilatérale et qui ne puise qu’une seule réalisation du possible en excluant la multi-réalisation des autres potentialités ; on peut dire que c’est l’intuition en tant que l’imagination dé-synthétique qui s’occupe de ce jeu aléatoire de combinaison de particules. Ici le facteur changeant qui était congédié de la philosophie occidentale en tant que les éléments superflus, forme ses propres réseaux-tiges qui s’enchainent dans la vitesse démesurée de l’infini négatif ; chaque nœud de connexion rhizomatique où l’instable clignote d’une façon intensive, devient même un point stratégique de déterritorialisation du fait que le jeu de combinaison du divers ne cesse de continuer et de varier avec une vitesse illimitée. Il importe de noter que même au sein d’un être, la trace de l’infini négatif est toujours présente tels que le changement perpétuel et la mort, et que le monstrueux, le chaos ne sont que l’expression de l’aversion de la raison ) Stirn François et Vautrelle Hervé, Lexique de la philosophie, Paris, Armand Colin, 1998, p. 7 : « Décomposition d’un corps en éléments. L’analyse méthodologique de Descartes (division du problème) peut être pensée sur le modèle de l’analyse chimique (décomposition) ou sur celui de l’analyse algébrique (réduction) ». 369 279 contre l’illimité indéterminé qui échappe à son contrôle. En ce sens, lorsque l’on voit que l’agrégat chaotique est souvent qualifié « mal radical » ou « infini négatif », on peut remarquer que les critères de jugement de valeurs se construisent au tour de la raison qui est un pivot central du système et que le vrai, le bien et le beau sont les valeurs qui résultent du mouvement centripète de la raison, et de ce fait que l’agrégat chaotique résultant d’un mouvement centrifuge de l’illimité indéterminé, relève du dehors de la raison. Parler de la valeur en termes de son rapport de tension avec ses dehors, implique la discussion sur l’être dans la mesure où les valeurs découlant de l’ordre de l’unité molaire se rapportent toujours à l’essence intelligible, immuable de l’être, et où ses dehors consistent à ébranler le centre de gravité de l’être, se rapportent au changement, à l’instable. La remarque de G. Simondon sur l’individuation nous ouvre une voie propice à la critique de la notion d’Etre comme substance : si la substance est considérée comme un cube de l’identité impénétrable qui ne reçoit aucun facteur hétérogène et qui reste toujours immuable et est déterminée une pour toute, Simondon sort l’être de cette bulle d’apesanteur de l’esprit, remplie de mêmeté en le resituant dans un espace fertile et concret du processus ontogénétique de l’être, animé du mouvement de l’altérité ; il nous propose de considérer l’être en termes de l’opération dynamique de l’individuation qui implique l’altérité comme l’élément propulseur de la vie et selon laquelle l’être est constitué de devenirs. Dans ce cas le changement et le jeu de chaos indéterminé ne sont guère le dehors de l’être, mais sont inclus en lui en tant que la condition même de son processus ontogénétique ; le fils de formation et de transformation s’enroulent ensemble comme dans le ruban de Möbius où le dehors de l’être devient son dedans et où le centre de l’être devient du coup une périphérie éparpillée. Leur torsion dynamique crée un jeu de forces multiples, qui produit leur variation continue et qui rend manifeste les devenirs étant le mouvement déterritorialisant de la vie, et il importe de remarquer que celle-ci ne désigne point une entité organique et molaire, mais une « tendance créatrice » qui traverse et vibre le parcours moléculaire de l’individuation. Le mouvement moléculaire du devenir n’est pas réductible à l’identité molaire reposée sur une dimension immuable et atemporelle, mais s’inscrit dans la « durée » dans la mesure où le grouillement 280 des devenirs ne se soumet ni à la division analytique en instant statique ni à leur assemblage synthétique ; le flux indéterminé de devenirs n’est point mesurable du fait de leur oscillation si fluide et imperceptible qui dépasse le seuil de pensable. De là nous pouvons constater que la conception de temporalité spatialisée en instant statique n’est que l’articulation synthético-analytique de la pensée systématique, et que la durée avec le filament d’ici et maintenant nous permettrait de suivre la connexion inter-agissante, labyrinthique de microchaosmos de devenirs. La tentative de disloquer l’un des pivots centraux de l’appareil systématique consiste d’abord à mettre en interruption toute activité de l’ego cogito : on peut remarquer que les valeurs comme le vrai, le bien et le beau se construisent au tour de l’activité égologique dans la mesure où penser, vouloir, juger correspondent à chacune de ces valeurs et où cela fonctionne comme des régions parcellaires de l’aménagement égologique ; et qu’en ce sens suspendre le fonctionnement de l’appareil égologique à travers la nouvelle épochè que nous proposons ici, vise à renverser le dispositif de concevoir, de sentir, à le réorienter d’une manière radicale et à réorganiser tout agencement des valeurs. La nouvelle épochè qui est à l’usage de l’abolition du régime de l’ego consiste à déterritorialiser sans cesse des circonscriptions fixes et cristallisées de l’entité molaire, et permet d’ouvrir l’horizon de l’intuition dé-synthétique qui décompose celle-là en des pluralités moléculaires. La nouvelle épochè prépare l’arrivée intempestive de l’infini négatif car la dissolution de l’unité molaire égologique incite la dispersion des éléments en l’agrégat chaotique des particules moléculaires, qui échappe à tout sorte de codage intelligible ; le jeu illimité de particules moléculaires nous provoque une profonde aversion envers leur grouillement informel, et l’ochlophobie qui est une peur de toute forme de foule, y est intimement lié dans le sens où l’éparpillement moléculaire empêche de tracer un contour reconnaissable et identifiable, dépasse le seuil de concevable en raison de leur excès et ne forme qu’un agrégat chaotique. C’est pourquoi nous avons tant rejeté et refoulé l’idée de dissoudre le système de l’unité molaire tels que l’ego pensant (Je) ou Dieu, etc. ; l’excès de vitesse de ce mouvement centrifuge transforme tous en un afflux moléculaire, et est-ce que cela ne nous entraine pas le saut vers le chaos, le néant démesuré, la mort ? Après avoir brisé 281 le pivot central du système, à savoir sa colonne vertébrale, consistant à maintenir l’unité molaire, des invertébrés et des monstrueux moléculaires se forment dans le jeu combinatoire de l’intuition dé-synthétique ; penser, sentir, vouloir, juger ne se subordonnent plus à une unité rationnelle et molaire, Je pensant, mais ces activités en tant que le degré de l’intensité moléculaire se mélangent, se heurtent, réagissent en se libérant du point de convergence unitaire et molaire. En sens nous pouvons dire que l’idée de la correspondance des valeurs à l’une des activités mentales de l’ego (le vrai – penser, le bien –vouloir, le beau – juger) n’est plus acceptable, et que des valeurs proviennent du mélange plurilatéral des intensités moléculaires : par exemple, le vrai est formé par la volonté (vouloir) de vérité, et si le monstrueux est l’interprétation du rapport d’insoumission à la Loi, le beau celle de rapport de soumission à la Loi ; en outre, l’intuition désynthétique consistant à créer des multitudes divergente, hybrides et moléculaires, est impersonnel et sans Sujet pensant. Cela annonce la fin de l’ère de Je identique, rationnel et humain et l’avènement de celui de monstrueux multiples, immondes, hybrides. Nous visons à révéler l’anatomie de la vérité, sa corporéité et ses affectivités cachées : au nom de la vérité nous cherchions toujours ce qui est derrière le monde apparent car nous « doutions » que ce monde sensible soit faux, et nous « croyions » qu’il y ait le vrai au-delà de celui-ci ; dans ce cas la vérité est ce qui s’opère dans l’exercice de l’affectivité tels que le doute, la croyance, la conviction et même le désir, etc., comme nous pouvons le constater dans les Méditations métaphysiques de Descartes où le doute et l’incertitude sont le propulseur du processus de construction de la vérité. Il convient de dire que celle-ci comme l’instance objective et transcendante n’est qu’une fantasmagorie idéologique de l’esprit, et que le vrai n’est rien d’autre qu’un effet du vouloir de la vérité, lequel s’inscrit dans le corps et l’affect. Si l’appareil égologique vise à réguler les diverses forces et à les faire converger à l’Unité fantasmagorique, sujet, la nouvelle épochè met en interruption son mécanisme synthétisant et consiste à éparpiller toutes ces forces hétérogènes et à laisser manifeste le jeu de tension entre elles. Là où le système régulateur de divers est disloqué, seule la volonté de puissance émerge car c’est elle qui vise à opérer le jeu de combinaison de diverses forces ; ici le corps 282 fonctionne comme l’amplificateur de l’intensité de diverses forces en consistant à suivre la vibration variante et multiple des devenirs. Alors que le processus synthético-analytique du système ne vise pas à accroître la totalité du quantum de force, mais consiste seulement à réguler, à réordonner les divers et à maintenir la constance de leur quantum afin de construire le système dans un état toujours stable et équilibré, la volonté de puissance tente d’amplifier le quantum de force en menant le jeu aléatoire de combinaison des forces dans leur intensité optimale, et de ce fait risque même de son excès et de son éclatement. Ici il est intéressant de constater que le système molaire suit « le principe de la conservation de l’énergie selon lequel l’énergie totale d’un système est invariante au cours du temps » 370, et que ce système s’avère fermé et isolé. Par contre, la volonté de puissance rend un système perpétuellement dynamique et ouvert et n’hésite pas à renverser et à défaire son agencement à tel point que son unité molaire est complètement éclatée en des particules moléculaires qui errent hors de son orbite. Celle-là implique toujours le dehors du système afin d’échanger et d’interagir à un nouveau quantum d’énergie provenant de cette frontière, et le quantum d’énergie ou de force y semble inépuisable, voire même infinie du fait de l’ouverture du système à son dehors371 ; de ce fait la volonté de puissance est capable d’amplifier en illimité l’intensité de force, consiste à déterritorialiser sans cesse la frontière du système et à rendre ce dernier ouvert. Si le corps est censé « composé d’une pluralité de forces irréductibles », on peut dire que le jeu de 370 ) La « conservation de l’énergie » sur Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Conservation_de_l%27%C3%A9nergie 371 ) Je suis inspirée à la notion de « système ouvert » : « Un système fermé contient des énergies limitées. La définition d'un système ouvert suppose qu'il y ait des ressources d'énergie qui ne peuvent pas être épuisées, en pratique, cette énergie est fournie par une source dans le milieu environnant, qui peut être considérée comme infinie en fonction de l'étude. […] Un système ouvert est un système qui interagit en permanence avec son environnement. L'interaction peut se faire via des informations, de l'énergie ou des matières transférées vers ou depuis les frontières du système, en fonction de la discipline qui définit le concept. La notion de système ouvert s'oppose à celle de système isolé qui n'échange ni énergie, ni matière, ni information avec son environnement. » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_ouvert) 283 tension entre de forces diverses s’inscrit dans le corps et que ce dernier est considéré comme un système ouvert où la volonté de puissance empêche la cristallisation des forces dans un état déterminé et identique et chasse la délimitation du quantum de force, et où elle laisse véhiculer la combinaison de force toujours renouvelée dans le flux de devenirs. Il importe de noter que la structure multi-pulsionnelle et moléculaire du corps est traversée par la volonté de puissance, dispose d’une caractéristique indéterminé de l’infini négatif dans la mesure où le jeu de tension entre de diverses forces y reste illimité et indéfinie et où rien n’y est prédéterminé ou prescrit a priori par un principe quel qu’il soit, mais où ce jeu de tension crée un déséquilibre dynamique et exceptionnel qui lance un processus de devenirs créateurs. Comme nous l’avons vu précédemment, l’intuition dé-synthétique s’assimilant à l’« imagination pré-synthétique » est l’une des stratégies efficaces, qui démantèle l’unité molaire et qui permet de jouir pleinement de l’excès libertin de l’infini négatif. L’imagination autant que l’intuition dé-synthétique est un moment de démesure hilarant puisqu’ici les divers peuvent se vibrer, se disperser et s’allier dans un libertinage le plus intense et le plus vertigineux, et que sa liberté illimitée et désordonnée est à la fois créatrice et destructrice. De ce fait, lorsque l’on parle de la liberté sans Loi, chaos, il s’agit aussi de l’intuition désynthétique. Cette liberté sans Loi est représentée en tant que le mal radical au point de vue moral et que le monstrueux au point de vue esthétique : le mal radical consiste à se confronter au Néant, sans fond de l’infini négatif en menant le jeu de tension indéterminé jusqu’à l’extrême sans recourir à un aucun point d’attache stable ; agir avec une telle légèreté insouciante et libérée de la Loi nous rend un monstrueux qui vit dans le chaos jubilatoire et orgasmique et qui pousse son élan de devenir dans le jeu de transformations destructrice-créatrices. Et le monstrueux est une interprétation du rapport d’insoumission à la Loi du fait que nous pouvons y constater la peur ou l’aversion violente envers le chaos, grandeur illimitée et informe qui nous offre aucun contour reconnaissable ou identifiable ; en outre, ce dégout insoutenable envers l’agrégat chaotique se rejoint à la haine morale envers le mal radical, libertinage le plus chaotique, et dans ce cas, le sentiment du monstrueux consiste à nous arracher le visage conforme, plaisant et soumis à la Loi et à dé-couvrir l’immonde sans-visage qui est insoumis à la Loi et 284 qui est violemment éclaté en particules moléculaires non-identifiables. C’est pourquoi, là où il y a le grouillement des particules moléculaires, on sait que la force du mouvement centrifuge de divers y est éminemment présente afin de créer le devenir-fou illimité qui atteint le seuil de monstrueux et qui révèle l’incontrôlable jouissance amorale. Dès lors nous pouvons dire que l’agrégat chaotique est la condition même de la subversion de la Loi et est capable de former stratégiquement parlant les réseaux-tiges de micro-chaosmos qui s’oppose à l’agencement systématique du macro-cosmos subordonné à la Loi. De ce fait, le corps-magma bouillonné du jeu de tension entre de multiples forces, se transforme de plus en plus en des monstrueux hybrides, fluides et éperdument ravissants composés des particules moléculaires palpitantes, et rejette toute forme de cristallisation stérile mais rêve d’être étonnamment prolifique et créatif avec le regard séduisant de l’intuition dé-synthétique ; celle-ci peut mettre en éclat l’unité molaire et briser le mythe des vertébrés molaires nommés « homme », conforme à et reconnaissable par la Loi, et ouvre ainsi la nouvelle ère du monstrueux hybride, voluptueux aspirant au chaos. 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