XVII
Karl Marx et la critique de l’économie politique :
« Le purgatoire du temps présent »
Gilbert FACCARELLO
La littérature sur Marx est immense. Liée ou non aux mouvements
politiques les plus divers, elle a subi des riodes d’effacement : mais,
dans l’ensemble, le rythme des publications a toujours ééleet nous
nous trouvons aujourd’hui face à une quantité impressionnante d’ana-
lyses la plupart du temps divergentes ou fortement conflictuelles. La
qualité de ces publications est évidemment fort variable : elle va de
l’excellence de certaines recherches historiques, philosophiques ou
économiques, aux citations dogmatiques et incantatoires. Il est exclu,
ici, de prendre en compte l’ensemble de cette littérature.
Plus modestement, l’objet de ce chapitre et des deux suivants est de
donner une idée pcise de certains aspects essentiels de la pensée éco-
nomique de Marx et des débats qui en sont issus. Chaque fois, quelques
thèmes fondamentaux seront retenus et des développements leur seront
consacs. Sur les autres aspects de l’œuvre de Marx, sur les interpréta-
tions possibles ou sur les différents courants marxistes, les lecteurs pour-
ront se reporter aux bibliographies sélectives qui figurent à la fin de
chaque chapitre. Ils ne devront pas oublier toutefois que, me dans un
premier temps, seul le contact direct avec les œuvres de Marx s’impose
en priorité ; dans cette perspective, une bonne entrée en matière peut être
la lecture du Manifeste communiste (1848) et de Salaire, prix et plus-value
(1865).
Les écrits de Marx
La liste des écrits de Marx — dont les manuscrits est longue. Le lecteur qui
voudrait en prendre connaissance la trouvera dans deux ouvrages de Maximilien
Rubel (1956 et 1960). Il n’existe pas encore, à ce jour, d’édition complète de ces
œuvres.
MARX ET LA CRITIQUE DE LÉCONOMIE POLITIQUE
63
Une grande partie des manuscrits se trouve à Amsterdam, à l’Institut interna-
tional d’histoire sociale. Une autre partie se trouve à Moscou dans ce qui fut, du
temps de l’U.R.S.S., le célèbre Institut du marxisme-léninisme.
Il est hors de question, ici, de donner les références des nombreuses éditions
des œuvres de Marx. On mentionnera simplement les principales éditions en
langue allemande ainsi que les références françaises de qualité disponibles
aujourd’hui.
Les trois éditions allemandes au XXe siècle
Karl Marx. Friedrich Engels. Historisch-kritische Gesammtausgabe. Werke. Schrif-
ten. Briefe. Également notée MEGA (pour Marx-Engels […] Gesammtausgabe), cette
entreprise ambitieuse de publication buta en 1927 à l’Institut Marx-Engels de
Moscou placé sous la direction de David Riazanov jusqu’en 1931, puis de
V. V. Adoratski une fois Riazanov éliminé par Staline. Elle sinterrompit en 1935.
Treize volumes furent publiés.
Marx-Engels : Werke. Souvent notée MEW (Dietz Verlag, Berlin), cette édition
fut publiée à partir de 1957 par les Instituts du marxisme-léninisme de Moscou et
de Berlin-Est. De 1957 à 1968, 43 volumes sortirent des presses. L’effort de Riaza-
nov était renouvelé mais l’édition n’en demeura pas moins incomplète, de nom-
breux manuscrits n’y figurant pas.
• La nouvelle Marx-Engels Gesammtausgabe (nouvelle MEGA ou MEGA 2). Les
mêmes instituts mirent en chantier une nouvelle édition devant inclure plus de
cent volumes (le premier fut publié en 1975). L’édition, cette fois, avait bien pour
but d’être exhaustive et devait disposer d’un appareil critique exceptionnel. Mais
les bouleversements politiques en Europe de l’Est dans la deuxième moitié
des années 80 ont provoqué la suspension de l’entreprise. En 1990, cependant,
une Fondation internationale Marx-Engels fut créée à Amsterdam, dont le but est,
précisément, de poursuivre cette publication.
Les éditions françaises
Il faut distinguer les œuvres publiées du vivant de Marx de celles, nombreu-
ses, qui le furent après sa mort. Il faut également faire le partage, selon les édi-
teurs et les traducteurs, entre les éditions, car toutes ne procurent pas le me
deg de sérieux et de fidélité aux textes. C’est ainsi qu’on écartera l’ancienne
édition de Jules Molitor, publiée chez Costes (1927-1950 : les traductions sont de
valeurs inégales, mais l’édition joua cependant un rôle important en France) ;
ainsi que les traductions publiées celle des Grundrisse notamment dans un
passé récent chez Anthropos puis rééditées dans la collection UGE 10/18.
Mentionnons simplement deux corpus importants. Le premier a été édité par
les Éditions sociales et reprend, notamment, les versions d’Engels des livres II et
III du Capital. L’autre est celui publié par Maximilien Rubel dans la Bibliothèque
de la Péiade (Éditions Gallimard). Les deux éditions se valent pour ce qui
concerne les œuvres parues du vivant me de Marx : toutes deux, en particu-
lier, reprennent la traduction du livre I du Capital par Joseph Roy (texte qui,
comme l’indique Marx lui-même, est remanié par rapport à la première édition
allemande et constitue de fait la deuxième édition du livre I). En revanche, pour
ce qui est des œuvres publiées de manière posthume (y compris les livres II et III
du Capital), il peut y avoir des différences importantes dans le choix des manus-
crits, dans leur agencement et dans la numérotation des chapitres (c’est ainsi que
le célèbre chapitre 9 du livre III du Capital de l’édition Engels devient le
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
64
chapitre 6 dans l’édition Rubel) : il convient alors d’utiliser les deux corpus
simultanément.
Enfin, signalons deux publications notables : (i) la mise en regard, par
P.-D. Dognin, pour ce qui concerne la valeur et la forme-valeur, du premier cha-
pitre du livre I du Capital (et son annexe de 1867) dans ses différentes versions
(première, deuxième et quatrième éditions : voir Dognin, 1977) ; et (ii) la traduc-
tion française, sous la direction de J.-P. Lefèbvre, de la quatrième édition alle-
mande du livre I du Capital (1983).
Pour les pages qui suivent, les références des éditions utilisées figurent à la fin
de ce chapitre.
1. UN ITINÉRAIRE DANS LE SIÈCLE
1.1. Étudiant et journaliste
Karl Heinrich Marx naquit le 5 mai 1818 à Trèves, en Rhénanie, terre
prussienne depuis le Congrès de Vienne. Sa re, Henriette Pressburg
(1787-1863), était issue d’une famille juive de Hollande. Son re, Hirs-
chel Marx (1782-1838), avocat et libéral, faisait partie d’une vieille famille
de rabbins, les Marx Levy (son propre père abandonna le patronyme de
Levy) ; après l’accession au trône de Frédéric-Guillaume III, devant choi-
sir entre sa profession et sa religion, il se convertit au protestantisme et
changea son prénom en Heinrich.
Karl Marx fit d’abord ses études au Friedrich-Wilhelm Gymnasium à
Trèves, puis aux universités de Bonn (1835-1836) et de Berlin (1836-1841).
Il suivit notamment des cours de droit, d’histoire de l’art, de mythologie,
et se passionna pour la philosophie. À Bonn, il fit partie du Club des
Poètes d’toute préoccupation politique n’était pas absente. À Berlin, il
fréquenta un cercle de jeunes hégéliens de gauche qui était en train de
s’affirmer, le Doktorklub, animé en particulier par Bruno Bauer dont il
devint l’ami. Les membres du club, libéraux, se radicalisèrent progressi-
vement et, pendant l’hiver 1840-1841, le club prit le nom d’Amis du
Peuple.
Le 30 mars 1841, K. Marx obtint son certificat de fin d’études à Berlin.
C’est à Iena, cependant, qu’il présenta sa thèse, acceptée le 15 avril 1841,
sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure : en
raison des conflits philosophiques et politiques, elle eût été, à Berlin, en
butte à un refus certain. La réaction « romantico-chrétienne » s’était en
effet intensifiée aps l’accession au trône de Frédéric-Guillaume IV, et
Marx se vit aussi contraint de renoncer à son projet d’enseigner la philo-
sophie à l’Université, à Bonn comme à Berlin. Il se tourna alors vers le
journalisme politique, tâche qu’il assuma tout au long de sa vie, bien que
par éclipses, à la fois par conviction personnelle, afin de diffuser ses idées
et ses analyses, et par nécessité économique. En mai 1842, il devint rédac-
teur, puis, le 15 octobre, rédacteur en chef de la Rheinische Zeitung für
Politik, Handel und Gewerbe (la Gazette Rhénane), journal libéral de Cologne
MARX ET LA CRITIQUE DE LÉCONOMIE POLITIQUE
65
à qui il conféra son essor. Les questions politiques et celles liées à l’action
concrète l’intéressèrent alors toujours davantage, et c’est sur ce chapitre,
notamment, qu’il rompit progressivement avec les jeunes hégéliens. Le
journal fut finalement interdit par les autorités prussiennes et le dernier
numéro publié le 31 mars 1843.
Le 13 juin de cette même année, Karl Marx épousa Jenny von West-
phalen (1814-1881), la fille du baron von Westphalen, avec qui il s’était
fian secrètement en 1836. Les Westphalen appartenaient, par leurs
ancêtres, à la haute aristocratie écossaise et possédaient des fonctions
importantes dans l’administration prussienne. Ferdinand, demi-frère de
Jenny, fut ministre de l’intérieur de Frédéric-Guillaume IV.
1.2. Émigré à Paris
Marx refusa alors l’offre du gouvernement prussien de diriger la
Preussische Staatszeitung, et émigra à Paris en octobre 1843. Arnold Ruge,
qui publiait à Dresde les Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst
(les Annales allemandes pour la science et l’art) dont la parution fut suspen-
due par le gouvernement de Saxe sur pression de la Prusse, lui avait
proposé de poursuivre cette publication hors d’Allemagne, dans la capi-
tale française. La ville était un centre d’intense activité intellectuelle et
d’agitation politique et sociale. Marx et Ruge y éditèrent les Deutsch-
Französiche Jahrbücher (les Annales franco-allemandes) qui devaient, en prin-
cipe, comporter des contributions d’auteurs français, publiées dans leur
langue, à côté d’articles en allemand. Un seul nuro parut. Il contient
en particulier deux essais notables de Marx : « À propos de la question
juive », et la « Contribution à la critique de la philosophie du Droit de
Hegel: Introduction ». Les exemplaires ne purent cependant pas circuler
en Allemagne et en Autriche. Une bonne part fut saisie et l’entreprise
périclita.
À Paris, Marx fréquenta les milieux intellectuels et politiques français
et fit la connaissance de Pierre-Joseph Proudhon et de Louis Blanc. Parmi
les émigrés allemands, il se lia notamment avec Heinrich Heine. Mais,
surtout, à l’automne 1844, une rencontre avec Friedrich Engels (1820-
1895) fut décisive. Il avait déjà entrevu ce dernier à Cologne en 1842,
mais, à l’époque, leur premier contact n’avait pas eu de suite : les deux
hommes se méfiaient l’un de l’autre, et Engels partait pour l’Angleterre.
À présent, ce fils d’industriel de la vallée de la Wupper retournait en
Allemagne et faisait une halte à Paris. Après une éducation chaotique et
lors de son année de volontariat dans l’artillerie de la garde (de l’autome
1841 à l’automne 1842), il avait, lui aussi, connu le milieu intellectuel
berlinois des jeunes hégéliens et s’y était même distingué, sous le pseudo-
nyme d’Oswald, par deux écrits contre Schelling.
Sur le front des débats philosophiques allemands, Marx avait é
impressionné par lEssence du Christianisme, ouvrage publié en 1841 par
Ludwig Feuerbach (1804-1872) ; il lut les divers pamphlets philosophi-
ques que Feuerbach publia ensuite et dont on ne saurait trop souligner
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
66
l’importance : les Thèses provisoires pour la forme de la philosophie (1842) et
les Principes de la philosophie de l’avenir (1843), qui prolongèrent sa
Contribution à la critique de la philosophie de Hegel (1839).
Marx étudia aussi l’histoire ; mais, surtout, il commença à se pencher
sérieusement sur l’économie politique, probablement sous l’influence
d’Engels. Le nuro unique des Annales franco-allemandes contenait en
effet un essai rédigé par ce dernier en Angleterre, l’Esquisse d’une critique
de l’économie politique, qui provoqua l’admiration de Marx. Engels publia
également un peu plus tard, en 1845, à Leipzig, un ouvrage plus factuel
intitulé La situation de la classe laborieuse en Angleterre.
Dès lors, une bonne partie de l’activité intellectuelle de Marx se
tourna vers cette critique de l’économie politique ; c’est ainsi que buta
une très longue période d’étude, souvent interrompue et sans cesse
recommencée, d’à peu ps tous les textes économiques, contemporains
comme anciens, qui pouvaient lui tomber sous la main. À cette époque,
Marx projeta une œuvre en deux volumes qu’il promit à l’éditeur C. W.
Leske, de Darmstadt : une Critique de la politique et de l’économie politique. Il
pensa l’achever au cours de l’é45 ; il l’annonça ensuite pour l’automne
46 et… ne remit jamais le manuscrit. Ce type de péripétie devait se
reproduire par la suite, Marx ayant l’habitude de « faire certains
détours » — selon ses propres termes — susceptibles de s’éterniser.
Un moignage de cet intérêt naissant pour l’économie nous est
parvenu : il s’agit des Manuscrits économico-philosophiques, également
désignés sous le nom de Manuscrits de 1844 (première publication,
posthume et en partie fautive : 1932). La comparaison de ce texte avec les
articles des Annales franco-allemandes, et la confrontation de ceux-ci avec
un autre manuscrit important rédigé un an plus tôt : la Critique du droit
politique hégélien (1843, publication posthume en 1927), marquent le
contraste et soulignent l’évolution. Dans le passage progressif à l’idée
communiste, Marx donne en outre la curieuse impression de suivre une
démarche purement spéculative, très différente de l’évolution d’un
Engels frappé par le spectacle de la mire ouvrière qu’il eut sous les
yeux dans la vallée de la Wupper ou à Manchester. En publiant en 1845,
enfin, La sainte famille, ou critique de la « critique critique » : contre Bruno
Bauer et consorts, pamphlet dont Engels rédigea quelques pages, Marx
rompit finitivement avec ceux qui, parmi ses anciens amis hégéliens,
n’avaient pas suivi le même parcours que lui.
1.3. Paris, Bruxelles, Londres
Le 11 janvier 1845, sous la pression de la Prusse, le gouvernement
français décida d’expulser quelques ressortissants allemands parmi les-
quels figure Marx. Celui-ci émigra alors à Bruxelles il arriva le
5 février. Engels, quittant de nouveau l’Allemagne où il était menacé
d’arrestation, le rejoignit en avril et s’installa ensuite à Paris en août 1846.
C’est en Belgique, afin de faire cesser les menées berlinoises à son
encontre, que Marx renonça à sa nationaliprussienne : il ne la retrouva
1 / 109 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !