LES VALEURS
TEMPORELLES
DES
FORMES
VERBALES
EN
GREC
ANCIEN
CJ.
Ruijgh
Résumé
Le système morphologique du verbe grec ancien comporte cinq 'thèmes temporels':
présent, aoriste, futur, parfait, futur du parfait. Chaque thème temporel peut disposer
de cinq 'modes': indicatif primaire (non-prétérit), indicatif secondaire (prétérit), sub-
jonctif, optatif, impératif;
il
dispose aussi d'un infmitif et d'un participe. Les gram-
mairiens grecs de l'Antiquité décrivent les valeurs de toutes ces formes en term es
temporels et modaux. Ils ne se servent pas de la notion moderne de I"aspect'. Les thèmes
temporels peuvent servir à exprimer
Ie
'tem ps relatif' (simultanéité, antériorité, pos-
tériorité). Les modes servent en principe à exprimer
Ie
'temps absolu' (présent, passé,
futur). A juste titre, les grammairiens font observer que
Ie
trait sémantique 'futur'
est inhérent à la valeur de l'impératif, du subjonctif et de l'optatif, du moins dans les
principales. Dans notre exposé, nous examinerons quelques emplois de ces formes.
II
s'agira notamment de l'emploi 'inceptif' de I'impératif et de l'infmitif présent: type
cXvU)'l-yvW<TKE
'eommenee à lire',
iîSEÀE
Ê<n.ÉVUL
'il voulait entrer immédiatement'.
Nous no us occuperons aussi de I'emploi 'totalisant' du parfait: type
1Tonà
ÇlYYKEXWpT)KUIJ.EV
'nous avons concédé jusqu'ici beaueoup de choses' (totalisant-itératif),
TOirrO
ÊIJ.IJ.EIJ.ÉV1)KE
'cette habitude a subsisté jusqu'ici' (totalisant-continuatif).
1.
Introduction
Déjà Aristote a formeUement établi que
Ie
trait sémantique essentiel du verbe, par oppo-
sition au nom, consiste à exprimer
Ie
temps (Xpóvo<;) en outre de I'action elle-même.1
Bien entendu,
Ie
terme de xpóvo<; désigne
ici
Ie
rapport temporel, c'est-à-dire la ca-.
tégorie de la distinction entre I'antériorité,
la
simuItanéité et
la
postériorité. Dans les
manuels,
Ie
terme de temps relatif est
Ie
plus souvent restreint au cas ou
il
s'agit du
rapport temporel entre I'action du verbe en question et une autre action mentionnée
(ou suggérée) dans
Ie
eontexte. Lorsqu'il s'agit du rapport temporel entre I'action du
verbe
et
I'aete de la paro/e, c.-à-d.
Ie
moment
présent, on se sert souvent du terme
de temps absolu, catégorie de
la
distinction entre
Ie
passé,
Ie
présent et
Ie
futur (ainsi
Comrie 1985). Bien que I'expression de 'tem ps absolu' est peu heureuse, nous no
us
en
servirons pour I'opposer à celle de 'temps relatif au sens restreint.
Aristote a également établi que
Ie
moment
présent (Ta
VlJV
KUS'
ÊUlJTÓ
'Ie main-
tenant en soi') est la frontière entre
Ie
passé et
Ie
futur:
il
est indivisible et se compare
à un point d'une ligne. Les grammairiens grecs anciens ont élaboré cette not ion en
l'appliquant aux valeurs sémantiques des différentes formes du verbe. Dans cet ordre
d'idées, une fonne de présent comme
)'PcXqJtL
'il écrit' exprime que I'action mentionnée
comporte une partie passée
(Ë)'PUI\JE
'il a écrit', à savoir jusqu'au moment présent) et
197
une partie future (ypá"'EL 'il écrira', à savoir à partir du moment présent).
En
s'opposant
aux philosophes, les grammairiens font observer que
Ie
moment présent n'est pas en-
tièrement dépourvu de durée mais que sa durée est toute brève. Cette observation s'ac-
corde avec l'usage de la langue qui connaît des expressions comme tv
O"TL'YIJ..'fI
Xpóvou
'en un point de temps', c.-à-d. 'en un instant'.
Les grammairiens anciens font également observer que la valeur des au tres modes
que l'indicatif, c.-à-d.
ceUes
de l'impératif, du subjonctif et de l'optatif, impliquent
Ie
trait sémantique futur. Ainsi, l'impératif 'Ypá"'ov 'écris' exprime que
Ie
locuteur invite
la seconde personne à réaliser l'action dans
Ie
temps futur. Sous
ce
rapport,
il
faut
souligner la différence essentieUe entre les actions du passé et
ceUes
du futur. Les
actions du passé sont en principe des actions constatées, à la différence de
ceUes
du
temps futur. Au point de
vue
'Iogique', une phrase comme Jean viendra demain n'est
qu'une prédiction, qui comporte la clausule inhérente si rien d'imprévu n'intervient.
C'est pourquoi
Ie
temps futur est
Ie
domaine caractéristique des modalités du désir et
du possible. A cet égard, on ne s'étonne pas du fait que par exemple les langues ger-
maniques disposent bien d'une forme verbale spécifique pour l'impératif, mais non pas
pour l'indicatif du futur, qui ne peut s'exprimer qu'à l'aide d'un auxiliaire. Ainsi,
Ie
type anglais
he
will
write
comporte
Ie
verbe de modalité will 'vouloir'.
De
même, I'in-
dicatif futur du grec ancien du type
1fÀ.Ev-OE-TaL
'il naviguera' a chance de rem on ter
à un verbe dérivé à valeur désidérative
(suffIXe
-OE-;
valeur préhistorique 'je veux
naviguer'; voir Chantraine
1953:
201).
Et
Ie
futur du grec moderne du type
6u
'Ypá-
"'EL
'il écrira' est issu de I'expression
6ÉÀ.EL
Lva
'Ypá"''!l 'il veut écrire' (mot à mot:
'il veut qu'il écrive').
2.
La
structure morphologique du verbe
Avant d'aborder I'examen des valeurs temporeUes des formes verbales du grec,
il
est
utile de faire quelques remarques sur leur structure morphologique. Prenons la forme
&ELK-viJ-T)-TaL.
EUe
comporte
Ie
thème verbal
&ELK-
'montrer',
suivi
des formants -vu-,
-T)-
et -TaL. Le formant -vv- sert à constituer
ce
qu'on appelIe
Ie
thème du présent
(8ELK-VV-), qui s'oppose aux autres thèmes temporeis (thème d'aoriste, etc.). Le formant
-T)-
est
Ie
morphème du subjonctif, qui s'oppose aux autres modes (optatif, etc.). Le
formant -TaL est la désinence personeIIe pour
la
:r:
personne du singulier mais elle
ex-
prime à la
fois
la
voix moyenne et la modalité primaire.
En
effet, la désinence per-
sonneUe est un morphème portemanteau qui spécifie (1) la personne et
Ie
nombre du
sujet, (2) la voix et (3)
Ie
genre de modalité. Le grec distingue deux
voix
ou diathèses:
l'actif et
Ie
moyen valeur réfléchie ou passive). Il distingue trois genres de modali-
té: celui de la modalité primaire, dont les espèces sont l'indicatif primaire (non-prété-
rit) et
Ie
subjonctif (§7); celui de la modalité secondaire, dont les espèces sont I'indica-
tif secondaire (prétérit) et l'optatif (§8); celui de l'impératif. Ainsi, la désinence primaire
-TaL
s'oppose à la désinence secondaire
-TO
et à
la
désinence de l'impératif
-oew.
198
3. Les thèmes temporeIs
Le
grec a cinq thèmes tempore/s, qui constituent
Ie
système suivant:
th. présent th.aoriste th. parfait
th. futur th. futur du parfait
Ainsi, I'on trouve
pour
Ie
verbe moyen
130VÀEV-
'délibérer en soi-même' les cinq infini-
tifs suivants (avec la désinence
-mlm,
de I'inf. moyen):
130VÀEU-t;-mlClL
l3ovÀEu-ou-mlUI,
130VÀEU-Qli-mlUI, (k-l3ovÀE'Ü-mlUI,
(k-l3oVÀEU-Qli-mlUI,
Voici les valeurs fondamentales des cinq thèmes temporeIs:
-
Le
thème du présent exprime qu'à un moment donné (par la situ at ion ou
Ie
contexte),
l'action2 exprimée par
Ie
thème verbal est encore en cours, qu'elle est encore inache-
vée (valeur imperfeclive).3
-
Le
thème de I'aoriste exprime que I'achèvement (ou la fm) de I'action est antérieur
à un moment
dOODé
(valeur confective).4
-
Le
thème du parfait exprime qu'à un moment donné, I'état résu/tant de /'achèvement
de I'action exprimée par
Ie
thème verbal subsiste encore (valeur statique-perfective).
-
Le
thème du futur exprime que I'action est postérieure au
moment
présent.
-
Le
thème du futur du parfait exprime que I'état résultant de I'achèvement de I'action
exprimée
par
Ie
thème verbal est postérieur au moment présent.
Voici une représentation graphique:
th. prés.
tb. aor.
tb. parf.
th. fut.
--0-
o
-------0-------
X
La
ligne continue représente I'action exprimée
par
Ie
thème verbal,
Ie
tiret vertical
Ie
moment de I'achèvement de I'action, Ie pointillé I'état résultatif,
Ie
petit cercle
Ie
moment donné, la croix
Ie
moment présent.
4.
Le
'moment
donné';
Ie
temps relatif
La
notion de
moment
donné est comparabIe à celle d'endroit donné.
Une
phrase comme
Jean est tout près exprime un rapport local: '
...
à toute petite distance d'un endroit
dOODé'.
11
peut s'agir
de
l'endroit du locuteur
ou
de I'interlocuteur, de l'endroit que
montre
Ie
locuteur dans la situation concrète, de I'endroit qu'il vient
de
mentionner
ou qu'il va mentioODer ou d'un endroit simplement présent dans son esprit.
Dans
Ie
cas
du
moment
dOODé,
il
peut s'agir du moment présent, du moment initial d'une autre
action mentionnée dans
Ie
contexte
ou
d'un moment simplement présent dans I'esprit
du locuteur. Le moment
dOODé
est
Ie
point
d'orientalion.
199
Dans
Ie
cadre esquissé ci-dessus,
il
est évident que
Ie
thème du présent et celui de
l'aoriste sont bien qualifiés pour exprimer, respectivement, la simultanéité et l'antério-
rité, donc
Ie
temps relatif. Cela s'observe par exemple dans l'emploi des participes:
-'IT\'VWV [part.prés.] <lvÉO'M]
-'ITLWV [part.aor.] <lvÉO'M]
-
'ITE'lTWKWs
[part.parf.] <lvÉO'M]
'en buvant
il
se leva'
'ayant bu
il
se leva'
'étant dans /'état d'avoir bu
il
se leva'
On voit que
la
valeur du thème du parfait est complexe: l'état résultatif est simultané
maïs l'action achevée est antérieure à l'action du verbe principaI.
Le thème du futur, en revanche, exprime en principe
lefutur
abso/u. Pour exprimer
Ie
futur re/adf, par exemple
Ie
futur dans
Ie
passé,
Ie
grec se sert de l'auxiliaire
~ÉÀ
ÀELV
avec l'infmitif: type
Ë~EnE
'YpálJ!ELV
'il
allait (devait) écrire,.5
11
est vrai qu'Homère
conserve quelques traces de l'emploi du thème du futur pour exprimer
Ie
futur relatif,
c.-à-d. la postériorité de l'action.6
La seule exception apparente concerne
Ie
sty/e indirect (au sens large)? Le grec
emploie en style indirect
Ie
thème temporel qui répond au style direct. Cela explique
l'emploi du thème du futur dans les exemples suivants:
-
Ë<p1l
'IT1rE06(l~
[inf.fut. ]
-
El.'!TEv
&TL
'IT1rET(l~
[ind.prim.fut.]
'il
disait qu'i/ boirait' (§9)
'il
a dit
qu'i1
boirait,g
En
style direct, on aurait
'ITi.o~(l~
'je boirai', c.-à-d. un futur absolu. C'est dans
ce
cadre que s'explique l'emploifina/ du participe futur.
-<lvÉO'M]
'ITWLLEVOS
[part.fut.]
'il
se leva
pour
boire'
En
effet,
ceUe
expression fmale se rapporte à une pensée du sujet qui en style direct
serait
'ITi.o~(l~
'je boirai'.
Le futur du parfait comporte tant
Ie
morphème du futur
-O'E-
que celui du parfait,
c.-à.-d.
Ie
redoublement qui précède
Ie
thème verbaI: type
Jk-I301)ÀEÛ-O'E-06(l~.
Le futur
simple du type
l3o"ÀEû-~-06(l~,
en revanche, ne comporte ni
Ie
morphème du présent
(l3o'\JÀEû-t-06(l~)
ni celui de l'aoriste
(l3o'\JÀEû-o"(l-06(l~).
Ce futur est donc neutre quant
à l'opposition imperfectif : confecdf.
11
ne peut donc pas s'employer dans les sub-
ordonnées temporeUes, ou la distinction entre
la
simultanéité et l'antériorité ('futur
antérieur') est essentieUe (§7).
5.
Les modes; l'indicatif primaire et l'indicatif secondaire
Tandis que les thèmes temporeis servent en principe à exprimer
Ie
temps relatif (abs-
traction faite des thèmes de futur), les
modes
du verbe
fmi
expriment
le
temps abso/u,
en outre de leur valeur modale.
En
principe, chaque thème temporel dispose de cinq
modes:
200
indicatif primaire subjonctif
impératif
indicatif secondaire optatif
Ainsi, on trouve pour la 3e personne du singulier moyen du thème de présent !30lJ-
ÀE1J-E- (a1ternant avec (301JÀE1J-O-):
!301JÀEV-!l-Iill
(301JÀE1J-É-oeW
t-(301JÀEV-E-TO
11
faut noter que I'élément
-TJ-
(e
long) du subjonctif représente à la fois
Ie
morphème
du présent et
Ie
morphème du subjonctif.
Abstraction faite du thème du futur (§3-4), on peut établir pour les modes les valeurs
fondamentales suivantes:
L'indicatif primaire exprime que I'action ou I'état exprimé par
Ie
thème temporel
comporte
Ie
moment présent. Le moment donné est
ici
Ie
moment présent. Donc
1l"LVEL
'iJ
boit' (prés.),9
1l"É1l"WKE
'iJ
est dans I'état d'avoir bu' (parf.). Au point de vue morpho-
logique,
Ie
grec constitue I'ind.prim. en ajoutant I'une des désinences primaires immé-
diatement après
Ie
thème temporel.
Le thème d'aoriste ne dispose pas d'un indicatif primaire.
En
effet, une forme cons-
tituée d'un thème d'aoriste immédiatement suivi d'une désinence primaire exprimerait
deux valeurs incompatibles: I'achèvement de I'action avant
Ie
moment présent et la
présence de l'action au moment présent.
L'indicatif secondaire exprime que l'action ou I'état exprimé par
Ie
thème temporel
est situé dans
Ie
passé. Au point de vue morphologique,
Ie
grec constitue l'ind. sec.
en ajoutant les désinences secondaires immédiatement après
Ie
thème temporel et en
plaçant l'augment É-, morphème à valeur 'passé', avant
Ie
thème tempore1.
l0
Dans
Ie
grec
Ie
plus ancien (textes mycéniens et Homère), l'augment est encore facultatif.
POUT
I'indicatif secondaire du thème du présent (I'imparfait) et celui du thème du parfait
(Ie plus-que-parfait),
Ie
moment donné est un moment du passé. Donc
Ë1l"LVE
'il buvait',
É1l"E1l"WKEL
'iJ
était dans l'état d'avoir bu'.
POUT
l'ind. sec. du thème de I'aoriste, en
revanche,
Ie
moment donné est soit
Ie
moment présent soit un moment du passé. Le
premier cas concerne la simple constatalion d'une action isolée
ll
du passé, emploi qui
se présente notamment dans les textes de conversalion:
Ë1l"LE
'iJ
a bu'. Le second cas
concerne notamment les textes narratifs ou
iJ
s'agit en principe d'une série d'actions
cohérenle: type
'iJ
entra
...
,
il
bul du
vin
...
, (puis)
iJ
parIa à son voisin
..
.'. lei, l'aoriste
Ë1l"LE
'iJ
but' exprime que l'achèvement de l'action de boire était
antérieUT
à l'action
de parIer au voisin.
POUT
Ë1l"LE,
Ie
moment donné est donc
Ie
moment
initial de l'action
de parIer au voisin.
12
Dans
Ie
contexte que nous venons de mentionner, l'imparfait
Ë1l"WE
exprimerait
que l'action de boire était encore inachevée au moment initial de l'action de parler
au voisin, c.-à-d. que les deux actions avaient en commun un certain espace de temps
(rapport de simultanéité).
En
français, on pourrait traduire
Ë1l"WE
dans un tel contexte
par l'expression
'iJ
commença à boire',
'iJ
se
mil
à boire', expression qui signale
ex-
plicitement qu'au moment en question du récit,
Ie
commencement de l'action de boire
était déjà un fait acquis, à la différence de son achèvement. Nous désignons cet emploi
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