Ce questionnement sur le sens de la science reste valable aujourd'hui. La « crise
écologique » a permis de prendre conscience du fait que l'activité humaine, depuis
l'époque industrielle et dans ses développements post-industriels, a des effets globaux
sur les écosystèmes en les marquant d'une empreinte démesurée. Le progrès des
sciences et des techniques a permis un accroissement considérable de la puissance,
mais il n'a pas suffit à rendre les sociétés contemporaines suffisamment « raison-
nables » pour se prémunir contre un risque d'effondrement (e.g. Diamond, 2006). Des
faits récents indiquent que nous ne prenons pas vraiment le chemin d'une clarification
du rôle de la science. D'un côté, la connaissance et la recherche scientifiques sont pré-
sentées, dans les discours institutionnels promouvant la « société de la connaissance »,
comme les principaux moteurs de la croissance économique1. D'un autre côté, l'activi-
té scientifique est soumise à des modes de gestion fondés sur la précarisation crois-
sante et la mise en concurrence de ses acteurs, elle est évaluée de façon quantitative
sur la base d'indicateurs dont la corrélation avec la « qualité » de la recherche est dou-
teuse. On obtient au final un possible décrochage entre la « connaissance », qui foca-
lise les investissements économiques et politiques, et l'« intelligence », qui suppose-
rait un exercice de la critique. Le constat qui ressort est finalement celui d'un essouf-
flement de la science (Ségalat, 2009).
Dressant ce constat, le présent article voudrait illustrer l'idée que ce qui pose ques-
tion, ce ne sont pas seulement les politiques scientifiques ou le management de la re-
cherche, mais bien la façon dont la science est conçue ainsi que la nature de l'activité
scientifique. Il ne s'agit pas ici de dire que nos sociétés auraient trop misé sur la
science – au détriment d'autres visions du monde, religieuses ou autre. Bien au
contraire, il s'agit de réaffirmer la valeur de la science en remettant en question son
rôle, sa nature, ses valeurs directrices..
Dans de récents développements en philosophie des sciences et dans le champ des
études de sciences, on trouve des éléments qui permettent d'amorcer un tel question-
nement. Des enquêtes historiques, sociologiques et anthropologiques ont souligné l'ar-
ticulation étroite des enjeux socio-politiques et épistémologiques dans les pratiques
scientifiques ; des travaux en éthique des sciences ont permis de questionner les va-
leurs à l'œuvre dans les professions scientifiques et de clarifier le champ de responsa-
bilité des chercheurs (Shrader-Frechette, 1994) ; des philosophes ont questionné les
principes directeurs des politiques scientifiques pour insister sur le rôle que les pra-
tiques démocratiques pourraient ou devraient jouer en la matière (Kitcher, 2010).
Ces différents travaux permettent d'interroger les multiples rapports des sciences
aux valeurs et par là même de reposer, à nouveaux frais, la question du sens de la
science. Ils peuvent nourrir un autre regard critique sur la science, un regard qui va
au-delà de la critique phénoménologique – d'après laquelle la vision scientifique du
monde serait incapable de rejoindre le monde vécu –, au-delà aussi des critiques radi-
cales de la technoscience – selon lesquelles la technoscience qui déboucherait inévita-
blement sur davantage de contrôle et d'oppression –, tout en évitant de récuser, à la fa-
çon des postmodernistes, toute possibilité d'une connaissance objective. Le présent ar-
ticle expose et met en perspective l'approche proposée par le philosophe Hugh Lacey2,
1 La stratégie « Europe 2020 », proposée en 2010 par la Commission Européenne, institue la recherche
scientifique comme le principal moteur de la croissance économique, alors même que cette dernière,
presque partout proposée comme un horizon politique indépassable, constitue un déterminant de la
crise globale.
2 Lacey s'est formé comme philosophe des sciences dans les années 1960 à Melbourne en Australie, il
est devenu professeur de philosophie au Swarthmore College, sur la côte Est des États-Unis. Dans un
style résolument analytique, il s'est consacré à la philosophie de la psychologie et à l'épistémologie des