Environnement Vers « l’a-croissance » Paradigme économique hégémonique, la croissance ignore les enjeux sociaux et environnementaux. Il importe dès lors de lui substituer d’autres modèles et d’adopter des indicateurs de développement moins univoques. A h, la croissance ! Erigée en objectif prioritaire des politiques en vigueur et présentée par la plupart des responsables (gouvernements, institutions internationales, économistes, journalistes, syndicalistes, etc.) comme la panacée de tous les maux économiques et sociaux, elle semble constituer un idéal à poursuivre sans relâche. La « croissance en hausse » s’affirme ainsi comme la quintessence de la bonne nouvelle condensée en une équation simple, pour ne pas dire simpliste : production + consommation en hausse = emplois créés + salaires majorés + bénéfices dopés + rentrées fiscales augmentées. Tous auraient à y gagner et tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes… Seulement voilà : les faits donnent à voir une réalité bien éloignée de cette image idyllique. Antidépresseurs et PIB : même croissance ! Depuis les années 70, alors que le PIB (produit intérieur brut, somme des biens et services marchands produits au cours d’une année) continue d’augmenter, la satisfaction de vie des Occidentaux stagne, voire décroît – notamment en Belgique (1) –, indiquant un découplage du bien-être et de la croissance économique. Constat éloquent : la consommation des antidépresseurs suit une évolution parallèle à celle du PIB. 18 [imagine 71] janvier & février 2009 L’efficacité de la croissance pour créer de l’emploi est elle aussi plus que douteuse. En Wallonie, entre 1981 et 2005, le nombre de chômeurs complets indemnisés a quasi doublé, passant de près de 110 000 à plus de 210 000 personnes (2), alors que la valeur du PIB belge par habitant progressait de 80 % (3). Les inégalités sociales entre les pays ne cessent de grandir. Selon le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), « l’écart entre riches et pauvres se creuse depuis le début du 19e siècle : […] la répartition du revenu mondial entre les pays montre que l’écart entre les plus riches et les plus pauvres, qui était de 3 à 1 en 1820, est de 72 à 1 en 1992 (4) ». Et les différences se creusent également au sein des Etats, qu’ils soient du Sud ou de l’OCDE (5). Cette déglingue sociale s’accompagne d’un saccage environnemental. L’empreinte écologique, qui mesure l’impact des activités humaines sur l’environnement, indique que l’humanité consomme 1,25 planète – soit 25 % de plus que ce que la capacité biologique de la Terre permet (6) –, alors même que seule une minorité jouit d’un niveau de vie acceptable. Trois planètes seraient nécessaires pour que tout le monde puisse vivre comme le Belge moyen et la généralisation de l’american way of life exigerait près de quatre planètes et demi… La biodiversité régresse de manière dramatique : 31 % des espèces de vertébrés terrestres, 28 % des espèces d’eau douce et 27 % des espèces marines ont disparu de- puis le début des années 70. Et que dire des émissions de gaz à effet de serre engendrées par l’activité humaine, à l’origine des changements climatiques en cours… L’équation du nénuphar Si le tableau vire ainsi du rose au noir, c’est que les zélateurs de la croissance omettent de prendre en compte un paramètre essentiel : le caractère fini et fermé du système terrestre. Or, l’équation du nénuphar (7) illustre à merveille l’impasse d’une croissance en milieu fermé. Imaginez un nénuphar planté dans un lac. Un gène héréditaire l’amène à produire une nouvelle plante toutes les 24 heures. Il prolifère ainsi de jour en jour jusqu’au trentième, où la totalité du lac est couverte. Pourtant, la veille encore, 50 % de la surface restait disponible. Car s’il a fallu 29 jours (et non pas 15, comme on pourrait le penser hâtivement) pour couvrir une moitié du lac, une seule journée a suffi pour atteindre le point de non-retour. Privée d’espace et de nourriture, étouffée, l’espèce finit par mourir… Imaginez maintenant que vous soyez un de ces nénuphars. A quel moment auriez-vous pris conscience du danger qui menaçait ? Au bout du 24e jour, 97 % de la surface du lac est encore vierge et personne sans doute n’imagine la catastrophe à venir. Pourtant, il reste moins d’une semaine avant l’extinction de l’espèce. Et si le 27e jour, un nénuphar particulièrement vigilant commençait à s’inquiéter, lançait un programme de recherche de nouveaux espaces aboutissant le 29e jour à la découverte d’autres lacs quadruplant la superficie disponible, le sursis serait de courte durée : la saturation surviendrait au bout du 32e jour… Il n’en va pas autrement pour la Terre, milieu à la fois fermé et fini : ses ressources sont limitées, tout comme sa capacité à se régénérer et à absorber ses déchets. Une activité économique fondée sur la course à la croissance impliquant une exploitation des ressources sans mesure ni réserve va dès lors droit dans le mur. Il est édifiant de noter qu’en érigeant le taux de croissance du PIB comme principal, voire unique indicateur de la vitalité de nos sociétés, nous faisons de facto de la vitesse de notre autodestruction l’objectif de notre activité et un objet de réjouissance ! Tout se passe comme si nous étions focalisés sur le compteur de notre véhicule (la croissance), essayant de maximiser notre vitesse sans faire attention à notre conduite ni réfléchir à l’endroit où nous voulons aller. Sortir du seul cadre économique Revoir nos modes de production et de consommation afin de réduire notre empreinte écologique jusqu’à un niveau soutenable pour la planète est moins un choix idéologique qu’une question de survie. L’économie ne peut plus être une fin en soi. Il faut sortir du culte de la croissance pour créer une société d’a-croissance (avec un « a » privatif, comme dans « a-politique » ou « a-théisme ») dans laquelle l’activité servira des objectifs environnementaux et sociaux bien déterminés. Et des indicateurs adaptés doivent être mis en place pour mesurer l’efficacité du système. Aujourd’hui déjà, des instruments « parallèles » existent. L’Institut international du développement durable (8) recensait ainsi, en 2003, quelque 300 indicateurs alternatifs répartis en trois grandes catégories (9) : les indicateurs environnementaux ; les indices sociaux et humains ; les indicateurs économiques alternatifs au PIB. Tout l’enjeu réside dans l’adoption d’un outil aussi universel et aussi simple que le PIB. Deux options existent : soit l’adjonction à ce PIB d’un ou plusieurs indicateur(s) annexe(s) permettant de le pondérer en fonction de critères sociaux et environnementaux, soit l’élaboration d’un indicateur de référence qui intégrerait l’ensemble des éléments et se substituerait au PIB. Sans que soit remis en cause le dogme d’une économie fondée sur la croissance, une prise de conscience des limites et des dangers de celle-ci monte progressivement au sein de la société civile et du monde politique. Une réflexion s’amorce sur la nécessité de développer des outils permettant d’évaluer les politiques économiques en dehors d’une logique purement productiviste. En France, le président Sarkozy a chargé le professeur Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie 2001, de mettre en place et de présider une Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social (10). Créée en avril 2008, la Commission dispose d’un an pour remettre son rapport final. En Belgique, l’avant-projet de Plan fédéral du développement durable pose des balises intéressantes : « Utilisation d’un indicateur de durabilité », « […] disposer d’autres indicateurs globaux aussi simples et efficaces que le produit intérieur brut (PIB) qui permettent de sortir du cadre de référence économique ». Mais dans ces cas comme dans d’autres (la Suisse, la Finlande et l’Autriche travaillent actuellement à un affinement de la méthodologie leur permettant d’utiliser l’empreinte écologique comme indicateur complémentaire), on n’en est qu’aux balbutiements et les lobbies économiques ne sont pas disposés à accepter un tel basculement. L’évolution est toutefois inéluctable. Il reste à espérer qu’elle n’arrivera pas trop tard. Rappelons-nous l’équation des nénuphars… NAnne Thibaut et Pierre Titeux Fédération Inter-Environnement Wallonie Le pays du « bonheur national brut » L e Bhoutan est un Etat enclavé dans la chaîne de l’Himalaya, entre l’Inde au sud, à l’est et à l’ouest, et le Tibet au nord. Grand comme la Suisse, il abrite un peu plus de 2,3 millions d’habitants. En 1972, le roi Jigme Singye Wangchuck y a préconisé l’instauration d’un indice de « bonheur national brut » (BNB), en lieu et place du PIB. Son objectif était de guider l’établissement de plans de développement économique respectueux des valeurs spirituelles bouddhistes et centrés sur le bien-être de la population. &HWLQGLFHRI¿FLHOSUHQGHQFRPSWHTXDWUHSULQFLSHVIRQGDPHQWDX[MXJpVG¶pJDOHLPSRUtance : – la croissance et le développement économique ; – la conservation et la promotion de la culture ; – la sauvegarde de l’environnement et l’utilisation durable des ressources ; – la bonne gouvernance responsable. Richard Tomkins, journaliste au Financial Times, a décrit ainsi ce que donnerait la transposition dans nos pays de cette règle de gouvernance : « La course à la productivité SRXUUDLWSHUGUHGHO¶LPSRUWDQFHDXSUR¿WG¶XQHUpGXFWLRQREOLJDWRLUHGXWHPSVGHWUDYDLO SHUPHWWDQWDX[JHQVGHFRQVDFUHUSOXVGHWHPSVjOHXUIDPLOOHHWjODFROOHFWLYLWp8QH IRUWHKDXVVHGHVWD[HVVXUO¶XWLOLVDWLRQGHVUHVVRXUFHVQRQUHQRXYHODEOHVSRXUUDLWFRQWULEXHUDX¿QDQFHPHQWGHVROXWLRQVjODGpJUDGDWLRQGHO¶HQYLURQQHPHQWHWGHVVWUXFWXUHV sociales (1). » Une forme d’idéal qui, ici et maintenant, s’appelle une utopie. N (1) « Le bonheur (national brut) des nations », B. Lebleu, L’Agora, vol. 10, n° 2, automne 2003. (1) « La croissance ne fait pas le bonheur : les économistes le savent-ils ? », I. Cassiers et C. Delain, Regards économiques, n° 38, mars 2006. (2) ecodata.mineco.fgov.be/mdf/ts_structur.jsp?table=ZCHA7 (3) Progression de 41 281 € à 74 016 €, et ceci en euros chaînés, c’est-à-dire en tenant compte de l’infation. (4) Rapport mondial sur le développement humain, PNUD,1999. (5) Selon le BIP 40 (un baromètre construit sur plus de 60 indicateurs liés aux inégalités et à la pauvreté), la France a vu ses inégalités augmenter de plus de 25 % de 1980 à 2004. www.bip40.org (6) Rapport Planète vivante 2006, WWF. (7) L’équation du nénuphar, A. Jacquard, Calmann-Lévy, 1998. Cité dans N. Ridoux, La décroissance pour tous, Parangon, 2006. Egalement inspiré de « Compte à rebours », de R. Lehoucq, Manière de voir, n° 81, et « Ecologie, le grand défi », Le Monde diplomatique, juin-juillet 2005, p. 66. (8) www.iisd.org (9) Pour en savoir plus et découvrir des exemples commentés : WWF, Newsletter empreinte écologique, n° 2, novembre 2007 (Dossier spécial : les indicateurs de développement durable). (10) www.stiglitz-sen-fitoussi.fr [imagine 71] janvier & février 2009 19