Vers une éducation à la paix

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Vers une éducation
à la paix
site : www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattangwanadoo.fr
e.mail : [email protected]
© L'Harmattan, 2005
ISBN : 2-296-00073-8
EAN : 9782296000735
Alexandra Berghino
Marie-Laure Denès
Hassan Ferechtian
Tenzin Kunchap
Gilbert Presle
Marie-Lise Rescoussié
Vers une éducation
à la paix
Sous la direction de Laurent Dervieu
L'
Harmattan
Dans la même collection
Religion, paix et non-violence, avec Soeur Agnès Ploix, Alexandra
Berghino, Hassan Ferechtian, Philippe Ronce, Philippe Moreau,
sous la direction de Laurent Dervieu.
Cet ouvrage est l'écho du colloque "Vers une éducation à la paix" organisé par la Soka Gakkai France le matin et l'après-midi du samedi
20 novembre 2004 dans son centre culturel Paris-Opéra, 3 boulevard
des Capucines, 2e arrondissement.
Ce colloque interreligieux est le quatrième d'un cycle intitulé: "D'une
volonté de paix vers une culture de paix" en soutien à la décennie 20012010 proclamée par les Nations unies "de la promotion d'une culture de
la non-violence et de la paix au profit des enfants du monde".
La Soka Gakkai France est une association de pratiquants laïcs du
bouddhisme de Nichiren Daishonin, réformateur japonais du bouddhisme mahayana au XIIIe siècle. Elle organise régulièrement des
conférences avec des intervenants de différents horizons sur les
thèmes de la paix, de la culture ou de l'éducation. www.sgi-france.org
Présentation des auteurs
Alexandra Berghino, membre de la communauté juive, historienne, psychanalyste, est engagée dans le dialogue interreligieux depuis plusieurs années. Coauteur de Religion, paix et
non-violence, L'Harmattan, Paris, 2004.
Marie-Laure Denès, dominicaine, est secrétaire nationale de
"Justice et Paix-France", un service de la conférence épiscopale
française chargé de suivre les questions internationales, et
membre de l'équipe Espaces, une association fondée par l'ordre
dominicain pour la construction européenne.
Hassan Ferechtian, iranien du courant chiite, docteur en
droit et en théologie, il vit en France depuis huit ans et publie
des articles dans les journaux iraniens sur des questions de
société. Enseignant d'université, il a écrit des livres sur le droit
islamique et l'Islam en langues française et persane. Les plus
récents sont intitulés : 400 questions-réponses pour mieux
connaître l'Islam, Albouraq, Paris, 2002; Religion, paix et nonviolence, (coauteur) L'Harmattan, Paris, 2004; Le contrat en droit
iranien, Les Indes savantes, Paris, 2005.
Tenzin Kunchap, ancien moine du bouddhisme tibétain,
est actuellement exilé en France, où il a créé une association
qui a pour but d'organiser des jeux internationaux en faveur de
la culture de paix. Auteur des livres : Le moine rebelle, Plon,
2000 et Une enfance tibétaine, Les Presses du Châtelet, 2005.
Gilbert Presle, pasteur évangélique. Il a été pasteur à Paris dans
le 12e arrondissement pendant dix ans, puis dirigé pendant vingt
ans une mission d'implantation d'églises protestantes évangéliques en France. Il est membre du Conseil national de la
Fédération évangélique de France. Le nouveau Testament "vie
nouvelle", La société biblique de Genève, avec un CD-Rom, 2004.
Marie-Lise Rescoussié, directrice d'école maternelle à
Avignon, elle collabore à la formation générale des professeurs
d'écoles à l'IUFM d'Avignon. Issue d'une famille catholique,
elle pratique depuis 1971 le bouddhisme de Nichiren Daishonin,
un enseignement qui prend sa source dans la tradition du Sûtra
du Lotus.
Laurent Dervieu, travaille dans l'édition, il a participé à l'organisation du colloque.
Modératrice des débats : Caroline Juillard, professeur des
universités.
Introduction
par Laurent Dervieu
Après "Religion, paix et non violence" thème du colloque
2002, nous étions de nouveau réunis au centre culturel de la
Soka Gakkai France à Paris avec comme thème pour ce nouveau colloque interreligieux : "Vers une éducation à la paix".
En introduction à ces dialogues, j'aimerais tout d'abord
remercier toutes les personnes qui se sont longuement préparées et engagées pour le succès de ce colloque.
L'ardeur et l'humanité de tous a résonné comme un
hymne harmonieux de sons merveilleusement humains.
Cette année, avec encore plus de détermination, nous
avons retrouvé deux amis fidèles : Alexandra Berghino,
membre de la communauté juive, et Hassan Ferechtian
membre de la communauté musulmane, chiite iranien.
Le lien qui s'est noué entre eux, leur amitié, reste pour
nous un formidable exemple concret et abouti de la nécessité de ces dialogues. Merci encore à tous les deux pour votre
soutien irremplaçable.
Nous accueillons cette année aussi Marie-Laure Denès
de la congrégation des Dominicaines et secrétaire nationale
du mouvement "Justice et Paix-France" dont l'engagement
et l'énergie positive dans ces dialogues nous a ravis. Elle
nous dira: "Une chose est la connaissance, autre chose est de
faire entrer dans sa vie, et d'incarner dans sa vie, ce que l'on a
découvert par la connaissance ou l'enseignement."
Marie-Lise Rescoussié pratiquante bouddhiste a témoigné en tant que directrice d'école maternelle de la créativité
qui caractérise l'être humain, ce qui lui a permis de réaliser
dans son école des conditions propices au bien-être des
enfants et des enseignants. À propos de la paix elle dira : "La
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paix est un idéal qui conduit aux efforts, à l'action, à une pratique sans égoïsme qui développe finalement notre sagesse et
un humanisme combatif"
Le Pasteur Gilbert Presle notre premier participant protestant s'est glissé avec beaucoup de modestie et de sérieux
dans notre colloque véritable témoin de la parole biblique, il
nous fait constater que : "La paix est un état que l'homme
arrive difficilement à établir. On a l'impression que l'on est à sa
recherche continuellement tellement elle est fragile et évanescente, cependant tout homme et toute femme aspire à la paix."
Et Tenzin Kunchap, ancien moine bouddhiste tibétain,
nous parlera d'éducation à la compassion après avoir vécu
enfant une expérience difficile avec un professeur :
"L'éducation ne tombe pas du ciel pas plus qu'elle pousse dans
la terre, l'analyse de soi-même, la décision d'une éducation
non-violente est nécessaire pour pouvoir s'éduquer d'abord à
la paix à l'intérieur de soi."
À la fin de cette introduction, j'aimerais revenir sur un
moment inattendu survenu à l'heure du déjeuner dans la
bibliothèque : les membres de la communauté juive se sont
joints à Alexandra et ont voulu en ce jour de Chabbat bénir
le repas, puis successivement chacun à sa façon a généreusement offert aux autres sa prière ou son rituel. Pour chaque
personne présente, je pense que ce souvenir restera profondément gravé.
Et finalement je voudrais citer un passage du professeur
Alexandre Yakovlev (l'un des principaux architectes de la
perestroïka) commentant les activités de Daisaku Ikeda et
de la Soka Gakkai internationale : "Quand Dostoïevski disait
que 'la beauté sauvera le monde' par beauté il entendait probablement humanité."
Il soulignait l'importance de travailler sans cesse pour la
société, dans la société, en conservant toujours l'esprit de
compassion envers tous les êtres humains. N'est-ce pas le
vrai sens de la beauté?
Comment l'éducation
à la spiritualité
peut-elle aider l'être humain
à se développer et à comprendre
la valeur des autres ?
Alexandra Berghino
Tout d'abord je voudrais renouveler mes remerciements
à cette communauté qui nous accueille pour une deuxième
fois Hassan et moi, et souligner avant mon intervention que
notre première rencontre ici [ Mme Berghino et
M. Ferechtian ont participé au colloque "Religion, paix et
non-violence" organisé en 2002 dans le même lieu ] a permis
de tisser des liens entre les différents intervenants et de créer
non seulement des amitiés mais un sentiment de respect
réciproque, et c'est sur ce sentiment que va se dérouler, j'en
suis sûre, cette intervention.
J'ai choisi aujourd'hui de rester dans le questionnement.
Peut-être par déformation personnelle, et aussi parce que je
crois que beaucoup de réponses intérieures restent dans le
pourquoi, le pourquoi ouvert, et que nous pouvons nous
interroger tout le temps nous-mêmes.
À propos de cette première question, si dense [ sur l'éducation à la spiritualité], j'ai décidé de concentrer l'attention,
en ce qui concerne ma culture, ma tradition juive, sur un passage de la Torah, concernant une fratrie très particulière dont
l'approche est assez intéressante: la rencontre entre Ésaü et
son frère Jacob après plus de vingt ans de séparation. Il y a un
passage que l'on peut selon moi bien approfondir ensemble
sur ce thème. Dans le premier livre de la Torah, c'est-à-dire la
Genèse (Berechit en hébreu), on trouve cette phrase (chap.
33, verset 14) : "Que mon Seigneur, - là c'est Jacob qui parle à
son frère Ésaill - veuille passer devant son serviteur, moi j'irai
lentement, selon le pas du troupeau qui m'accompagne, et
selon le pas des enfants, jusqu'à ce que je rejoigne mon
Seigneur." L'expression "selon le pas des enfants" m'intrigue
beaucoup. Rashi, le grand commentateur du Moyen Âge,
nous dit "je marcherai à hauteur du pied des enfants" qu'est1 Esaü, frère aîné de Jacob et fils d'Isaac et de Rébecca. Isaac était le fils
d'Abraham, patriarche biblique.
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ce que cela veut dire, marcher à hauteur du pied des enfants?
Les enfants, l'enfant, cet univers, cet univers si caché souvent, a une soif, une demande, une soif naturelle, comme
tout homme, de spiritualité, de questionnement, du pourquoi : pourquoi quelque chose de plus grand que nous? Mais
il y a ce "pas" ! Qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire, je
crois, que l'enseignement, le regard de l'adulte sur ce questionnement de l'enfant, ne peut pas être posé "du haut" mais
"au pied" de l'enfant, "à la hauteur" de l'enfant. Et pourquoi
ce choix de Ésaü et Jacob. Ce sont des jumeaux, avec le même
père, la même mère, mais il y a quelque chose qui s'est cassé
dans la spiritualité de l'un de ces deux frères.
Pourquoi Jacob si cher à sa mère, Jacob qui était tout
dévoué à l'étude, est-il entré plus tard en collision avec son
frère, son jumeau Ésaü? Ésaü si différent, si physique? Ésaü
n'aimait pas étudier ; il avait décidé de se mettre en retrait de
l'étude, de tout ce qui était spiritualité et de retourner vers
quelque chose que son grand-père, Abraham, avait complètement laissé de côté en ayant rompu avec l'idolâtrie. Que
s'est-il passé? Cela s'est passé à l'intérieur de ces deux êtres
liés, si différents physiquement, bien que jumeaux, et si différents même dans le psychisme. Mais qu'est-il arrivé chez
Ésaü pour qu'il y ait eu cette cassure? Pas seulement chez
Ésaü, on pourrait se questionner: qu'est-il arrivé à Isaac, son
père? Qu'est-il arrivé à Isaac pour ne pas avoir eu cette
attention, ce même regard "au pied" de son enfant?
Alors que son grand-père Abraham avait rompu avec
l'idolâtrie pour aller vers le monothéisme absolu, que s'estil passé pour qu'Ésaii revienne en arrière?
La question aujourd'hui est justement que l'éducation
suive pas à pas. Alors est-ce qu'il y a une frustration?
Probablement, de la part de Isaac, ou est-ce qu'Isaac était
sûr du droit d'aîné d'Ésaü? Ésaü était l'aîné, celui qui était
né avant Jacob. Il y a un droit de naissance du premier, et ce
droit de naissance est cassé par la mère : elle décide que
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c'est le deuxième garçon qui deviendra le premier, qui recevra l'héritage spirituel de son père et de son grand-père. La
problématique est celle-ci. Pourquoi y-a-t-il cassure chez
l'enfant à un certain moment? Cette cassure, à un certain
moment, transite vers un âge différent qui sera l'adolescence, un âge de grand questionnement et de positionnement.
Donc, je vois dans l'importance de suivre "au pied" de
l'enfant, l'engagement des parents, c'est-à-dire, le questionnement du père et de la mère.
Le père, vous le savez, dans la tradition juive, c'est la loi.
Alors est-ce que Isaac était seulement un père de loi vis-à-vis
d'Ésaü (ou selon la vision d'Ésaü) ou également un père
miséricordieux? Il y a deux noms avec lequel le juif s'adresse à D... : Élohim ou Adonai; Élohim c'est le D... de justice et
(Rashi nous apprend aussi que D... a préféré lui-même,
quand la création a été accomplie, se présenter comme)
Adonai, le D... de miséricorde. Il y a donc toujours, je crois,
cette double action des parents et du père dans ce cas, car la
frustration, dans cette rencontre si difficile de ces deux frères
depuis leur plus tendre enfance, est probablement liée à ce
pas à pas, à ce "pas", le pied du parent.
Je propose de m'arrêter là car la question est complexe.
C'était ma proposition de discussion que je laisse ouverte et
à laquelle j'espère pouvoir répondre prochainement.
Marie Lise Rescoussié
Je suis ici à double titre : en tant qu'éducatrice et pratiquante du bouddhisme du Sûtra du Lotus, et je pense que
ces deux approches sont totalement identiques et parallèles.
Pour moi, il n'y a pas de différence entre l'éducation au
sens le plus large du terme et la notion de spiritualité : dans
le terme "éduquer" il y a la notion d'élever, de construire.
L'approche du bouddhisme est de cultiver la vie, la personnalité, ce qui est une globalité.
-
Le deuxième point qui fait que le bouddhisme du Sûtra
du Lotus trouve tout son sens dans cette intervention est le
sens de la venue en ce monde du bouddha Shakyamuni : le
bouddha historique qui vécut aux environs du 6e siècle
avant J.-C. ; la venue de ce bouddha sous forme humaine ; a
pour signification de montrer un exemple de comportement
humain. De ce fait l'éducation, au sens le plus noble du
terme, y trouve vraiment toute sa signification.
Le fondateur du mouvement que je représente était aussi
un éducateur par sa démarche d'éducateur il est arrivé à une
démarche religieuse. Travailler sur de l'humain, c'est travailler sur une personnalité, la construire. Construire la spiritualité d'un individu, c'est la prendre dans sa globalité,
c'est l'englober dans son lien avec tout son environnement.
Sans vouloir être trop théorique, j'étais très touchée par ce
lien entre le bouddhisme et l'éducation. J'ai essayé de
retrouver trois principes que je trouve essentiels, totalement
applicables à cette notion d'élévation spirituelle de l'être
humain : nous les retrouvons dans cet enseignement du fondateur de notre mouvement, Tsunesaburo Makiguchi, né en
1871, fondateur de ce mouvement laïc qu'est la Soka Gakkai.
M. Makiguchi a donné comme titre à cette philosophie de
l'éducation "Une éducation pour une vie créatrice de
valeurs".
Dans cette éducation pour une vie créatrice de valeurs, il
a donné trois principes essentiels qui relient complètement
l'être humain à la spiritualité, on retrouve donc là cette
notion de "relier" contenue dans celle de "religion". Je vais
vous donner ces trois principes parce qu'ils me touchent
énormément, et en tant qu'éducatrice, m'aident justement à
construire un individu, parce que je travaille dans une école
maternelle, dans sa globalité.
- Le premier, cultiver la totalité de la sagesse : c'est
prendre conscience qu'aucun événement n'est isolé, qu'aucun événement de la vie d'un individu n'est isolé. C'est de
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vraiment "ouvrir" l'enfant, comme chaque personne, à cette
interconnexion à l'infini qui relie les êtres entre eux, à la
nature et à l'univers.
Depuis l'Antiquité, quand on utilise le mot "sage", on
entend un comportement de "sagesse", "sage" à la vie élevée,
celui qui percevait ce fil qui reliait les choses. Le sens d'élever, de construire, c'est vraiment d'ouvrir à cette conscience
de ce qui nous relie tous :
1) Ce qui nous amène à cette notion de spiritualité, de
lien, les uns aux autres.
2) Ce qui nous amène à cette notion de "l'individu" que
nous avons en face de nous, à côté de nous, quels que soient
son aspect, sa manifestation, son idéologie. C'est tout le sens
de notre dialogue aujourd'hui.
Pourquoi est-il important de parler de cette globalité?
Parce que justement, maintenant il y a une fragmentation de
cette sagesse où sont développées plutôt les connaissances
de l'être dans son entier. Et ce lien avec cette nature, avec la
vie, avec la sagesse de la vie est tranché. De fait, ceci est une
des causes de la perte de la spiritualité de l'individu : cette
perte de la racine, de la valeur, de la sagesse profonde de la
vie. C'est pour cela que je souhaitais approfondir ce point:
ouvrir chaque personne à ce lien qui nous relie tous.
- Le deuxième principe c'est vraiment cette créativité.
Pourquoi la créativité? Parce que c'est ce qui caractérise l'être
humain, qui est finalement capable, à travers sa vie, de bondir,
de rebondir sur des événements, capable de lutter de façon
dynamique, de créer des valeurs, d'où l'importance du titre
donné par M. Makiguchi. Cette créativité que permet-elle?
Elle permet justement à l'individualité de se développer,
à cette force brillante au fond de chaque individu, de réellement se manifester. C'est là le deuxième point : ce qui est
vraiment essentiel c'est de croire dans cette créativité de
chacun. Le sens de l'éducation, de la spiritualité, c'est de
donner le moyen de la faire jaillir. C'est donner le moyen à
chaque personne, que cela soit un enfant ou un adulte, dans
un dialogue, de véritablement faire apparaître toute cette
potentialité infinie qui existe au coeur de l'humain.
- Le troisième point, c'est de comprendre effectivement
l'importance de nous relier, là où nous sommes, à notre propre
culture, nos propres traditions puis à une culture internationale et mondiale. Donc "l'éducation" au sens noble du terme
devrait partir de cette sagesse locale pour franchement s'ouvrir
sur une dimension internationale. C'est le troisième sens d'élever. Le fait que nous parlions d'éducation par le dialogue, c'est
se rendre compte que la notion "d'étude" c'est tout simplement
un échange de questions, de s'interroger ensemble, comme le
disait Alexandra tout à l'heure. Je suis très touchée par ce
qu'Alexandra évoquait à propos de cette notion d'enfance.
Pour terminer sur ce principe d'interrelation, je citerai la
phrase de l'illustrateur Brian Wildsmith : "J'espère qu'ensemble nous éveillerons chez les enfants le désir de toucher le
ciel et de faire briller l'étoile qui existe en eux." Cette phrase
est accompagnée d'un dessin montrant un enfant tendant le
bras vers le ciel, debout en haut d'une pyramide constituée
d'animaux différents.
Marie Laure Denès
Pour commencer, je voudrais juste donner une petite
précision de vocabulaire : plutôt que d'éducation à la spiritualité, je parlerai plus volontiers d'éducation à la foi, qui
correspond mieux à la tradition à laquelle j'appartiens.
Ceci posé, j'ai retenu deux points pour essayer de montrer comment l'éducation à la foi, à la spiritualité, peut permettre d'élever l'homme et de développer son humanisme.
Elle peut le faire d'abord en invitant à se reconnaître comme
un être en lien, mais également en ouvrant à l'altérité et à la
pluralité. Ce sont ces deux points-là que je voudrais développer devant vous.
-
L'éducation à la foi en régime chrétien invite à se reconnaître comme un être en lien à la fois avec Dieu et avec les
hommes.
En lien avec Dieu d'abord puisque plus on avance et plus
on pénètre dans la foi, plus on se plonge dans l'Écriture, plus
on est à l'écoute de la Parole, plus on découvre le Dieu trinitaire que professe notre foi. Or Dieu se révèle comme un Dieu
créateur, qui nous crée à son image. Nous découvrons ainsi
que nous tenons notre existence d'un Autre. Nous découvrons
également un Dieu qui nous propose d'entrer en alliance avec
lui et d'avoir part à sa vie même. Nous découvrons encore un
Dieu qui s'incarne et qui, par cette Incarnation, fait de nous
des fils; nous découvrons enfin l'Esprit, présent en toute personne. Ces quatre dimensions que je découvre ainsi: création,
alliance, filiation, et ce que les théologiens appellent inhabitation, c'est-à-dire la présence de l'esprit en chacun, ont forcément des implications dans ma relation aux hommes puisque
je ne suis pas seul à être concerné ; c'est vrai de tout homme.
Par conséquent, plus j'avance dans la foi, plus cette relation de Dieu à moi, de moi à Dieu, quitte la dimension exclusivement verticale pour s'ouvrir en relation horizontale. Les
conséquences sont immédiates :
- la première est que je suis amené à reconnaître l'égale
dignité de chaque homme qui ne souffre pas exception, qui
est inconditionnelle quelles que soient ses aptitudes ou qualités, dans sa nudité même d'homme. La foi chrétienne
nourrit en effet la conviction que nul ne peut jamais dénier
à un être humain la valeur constitutive que Dieu a octroyé à
chacun et qu'il ne lui retire jamais. Cela va loin et sous-tend
une anthropologie. Cela veut dire que nous ne respectons
pas l'homme à cause de Dieu, par une sorte d'obéissance
externe, mais parce que la création, l'Incarnation et la présence de l'Esprit en toute personne attestent que l'homme
vaut d'être respecté en lui-même et pour lui-même. Il y a
une sorte de solidarité, au sens premier du terme.
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- La deuxième conséquence, c'est qu'en découvrant ce
Dieu auquel je suis relié, je découvre aussi que l'offre de
salut ne m'est pas réservée, n'est pas réservée à une élite,
mais a vocation universelle. C'est tout homme et c'est tout
l'homme qui est appelé à participer à la vie même de Dieu.
Dans mon rapport aux autres cela ne peut pas me laisser
indifférent.
- La troisième conséquence c'est qu'en faisant de nous
des fils dans le Fils, il fait de nous des frères dans le Christ, des
frères dont le sort ne peut m'être indifférent. Et d'ailleurs,
l'une des premières questions que Dieu pose à l'homme dans
la Bible, dans la Genèse, c'est "Qu'as-tu fait de ton frère?"
(Gn 4,9). Il y a donc une responsabilité à l'égard de l'autre.
L'alliance avec Dieu nous fait donc entrer, dans un même
mouvement, dans une alliance avec les hommes, tous les
hommes. Et d'ailleurs, Jésus ne dit pas autre chose dans
l'Évangile. À celui qui lui demande quel est le plus grand
commandement, Jésus répond par une double réponse qui
n'en fait plus qu'une : "Le plus grand commandement c'est:
tu aimeras le Seigneur ton Dieu et ton prochain comme toimême, il n'y en a pas de plus grand." Les deux sont liés en un
seul et c'est cela la nouveauté ; c'est de cheviller ensemble
l'amour de Dieu et l'amour du prochain; ils sont désormais
inséparables et celui qui dit aimer Dieu sans aimer son frère
est un menteur. Nous sommes ainsi d'entrée de jeu constitués comme personne et pas seulement comme individu,
non pas comme une particule isolée, mais bien comme un
être en lien relié avec Dieu et avec les autres.
La foi, si nous entrons dans ce mouvement-là, empêche
de se clore sur soi-même et crée une solidarité de fait, au
sein de la famille humaine. Évidemment cela n'est pas inné.
Il est clair que l'éducation a tout son rôle ici. La preuve c'est
que la Bible s'ouvre sur un fratricide. C'est Caïn qui tue Abel.
La fraternité n'est pas donnée d'emblée, elle se construit. Et
l'éducation a toute sa place dans ce processus : elle est en
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même temps un acte d'intelligence de la Foi qui permet justement de se reconnaître en lien, mais aussi initiation au
sens fort du terme (initiatique) : une chose est la connaissance, autre chose est de faire entrer dans sa vie, et d'incarner dans sa vie, ce que l'on a découvert par la connaissance
ou l'enseignement.
Ainsi l'éducation à la foi peut en premier lieu contribuer
à développer l'humanisme, en permettant de se reconnaître
comme un être en lien.
Mais, et c'est le deuxième point, l'éducation à la foi permet aussi d'ouvrir à l'altérité et à la pluralité. C'est un peu la
seconde face de la même pièce. Mais il est vrai que ce n'est
pas évident, et il est bon de le préciser car l'histoire a montré que les deux ne vont pas forcément de pair. Se reconnaître en lien avec tout homme ouvre certes à l'universel,
mais on sait aussi à quelles dérives a conduit une interprétation erronée de la prétention à l'universalité du salut au
cours de l'histoire. C'est donc le rôle de l'éducation à la foi
de montrer que la reconnaissance de la pluralité, de l'autre
différent, est au coeur du message chrétien. On le découvre
en effet à la fois en approfondissant sa relation à Dieu et en
scrutant les débuts de l'Église.
En Dieu même :
- La foi est avant toute chose ouverture à l'autre, en l'occurrence au Tout-Autre, Dieu.
- Par ailleurs, la foi chrétienne est trinitaire : un Dieu
unique en trois personnes. Cela veut dire qu'il n'y a ni antagonisme ni division, mais qu'il n'y a pas non plus fusion ou
confusion. Il y a communion, articulation, circulation. C'est
ce que l'on pourrait appeler l'unité dans la diversité.
Autrement dit, l'altérité et la pluralité sont au principe
même du Dieu que le chrétien va apprendre petit à petit à
connaître, et il est appelé à participer à ce mouvement
même de la pluralité.
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- Enfin l'universalité du Salut que professe le christianisme
s'enracine dans une particularité : Jésus de Nazareth, un Dieu
fait homme. Jésus n'est pas une espèce de mutant universel,
c'est un homme né dans un espace précis, en un temps précis. C'est parce que Jésus a assumé la singularité d'un homme,
qu'il peut sauver tout homme, chaque homme dans sa singularité (l'homme n'existe pas en dehors d'une singularité). Et
inversement, le Dieu auquel je donne ma foi ne me ressemble
ni culturellement, ni religieusement puisqu'il est né juif.
L'altérité et la pluralité sont également présentes à la
naissance même de l'Église ; la différence n'est pas vue
comme un obstacle ou quelque chose à combattre, au
contraire. Pour s'en persuader il suffit de lire l'un des récits
fondateurs de l'Église, celui de la Pentecôte, dans les Actes
des apôtres. Cet épisode relate le don de l'Esprit. Il est précisé que "chacune des personnes présentes entendaient parler
dans sa propre langue" (Ac 2,8). C'est fondamental. C'est
l'anti-Babel qui était un programme d'uniformisation, pire,
un programme totalitaire. À la Pentecôte, il y a un unique
message délivré à tous, pour rassembler, mais plusieurs
langues et donc plusieurs voies d'accès pour faire nôtre ce
message. L'unité n'est pas l'uniformité, et cela est une
constante de la Bible. Ainsi, l'évangile de Jean montre aussi
combien sont diverses les voies qui mènent à Jésus-Christ. Il
n'y a pas un moule dans lequel il faut passer. Il y a en outre
quatre évangiles ; non pas un mais quatre qui peuvent parfois recéler des contradictions apparentes. Toute la Bible
nous montre que l'accès à la foi est pluriel et que c'est cette
richesse-là qui permet de faire le tableau entier. La pluralité
est constitutive de l'Église.
Reconnaître les valeurs dont sont porteurs les autres, c'est
faire droit à la liberté des enfants de Dieu, et à celle de Dieu:
ne pas vouloir mettre la main sur Dieu qui ne cesse de créer.
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