LA TEXTURE DE L’HISTOIRE 157
ces trois hommes. Scola le montre admirablement en un récit où l’His-
toire est partout alors qu’elle semble n’être nulle part : ce qu’il y a à
raconter de l’Histoire, c’est une certaine expérience du Temps ; plus
exactement l’expérience du Temps en tant qu’expérience de ce qui
change, dans la société et, pour chacun, dans sa propre vie1.
Mais même si cette expérience, inscrite dans une durée qui est au
fond peu ou prou celle d’une vie, est la plus conforme à celle de tout
un chacun, l’expérience de l’Histoire comme expérience du Temps et
de ce qui change a aussi sa version foudroyante et spectaculaire. Le
Guépard de Luchino Visconti est un autre film qui nous parle de l’His-
toire, dont le sujet est l’Histoire. Un prodigieux générique inscrit
d’emblée le film dans cette perspective, en nous faisant passer d’un
monde figé à un monde où tout est s’est mis en mouvement. Les pre-
miers plans, dans les jardins du Prince Salina, montrent une série de sta-
tues saisies dans leur immobilité minérale. Et quand au terme d’un long
travelling sur la terrasse, la caméra finit, en se glissant par une fenêtre,
par pénétrer à l’intérieur du Palais, c’est pour y découvrir un monde qui
lui aussi semble figé : la famille du Prince au grand complet, age-
nouillée, récitant interminablement le Rosaire. C’est dans cet univers
qui semble à jamais pétrifié, dans le minéral et dans la répétition, que
l’Histoire fait irruption. Que, littéralement, Visconti va « faire souffler le
vent de l’Histoire » puisque ce sont d’abord les lourds rideaux de la
fenêtre qui s’envolent au vent, pendant qu’une sourde rumeur monte
des jardins ; des cris montent, des portes claquent, des gens courent, le
bruit et le mouvement envahissent l’écran, et alors que l’on est au éniè-
me Ave Maria l’on entend annoncer le débarquement de Garibaldi et
l’on découvre dans les jardins le cadavre d’un jeune soldat… Cette force
irrésistible de l’Histoire, en tant que porteuse du mouvement et du
changement, Visconti, cinéaste de l’Histoire par excellence, la donne
encore à sentir, mais cette fois dans ses effets sur un individu qui va
devenir volontairement acteur de l’Histoire, dans une autre séquence
du Guépard, celle du départ de Tancrède, où la caméra s’envole litté-
ralement pour suivre Tancrède qui quitte un monde figé et contraignant
et part pour un monde où tout lui paraît possible. Bref, Visconti :
l’irruption de l’Histoire dans un monde qui semblait endormi, l’entrée
de l’individu dans l’Histoire ; Scola : le long travail de l’Histoire sur une
société et sur les mentalités. Deux expériences du Temps, l’une souvent
aussi euphorique que l’autre tend au désenchantement.
(1) Au sens où, dans L’Art du Roman, Kundera distingue « le roman qui examine la dimension histo-
rique de l’existence humaine » de celui qui n’est que « l’illustration d’une situation historique, une his-
toriographie romancée », Gallimard, p. 54.
Livre Page 157 Lundi 6 Mars 2000 6:08
ATALA n° 3, «L’Histoire, de la source à l’usage», 2000