Longtemps, la question de l’engagement du penseur social s’est organisée en
fonction de deux couples principaux de tension ou d’opposition. Le premier
couple, élémentaire, permet de distinguer ceux qui refusent toute idée
d’engagement et considèrent qu’il n’est d’activité scientifique, en matière
sociale, que dissociée d’un quelconque investissement militant ou politique,
d’un côté, et d’un autre côté ceux pour qui au contraire il n’est pas possible de
séparer radicalement l’analyse et l’action, la production du savoir, ou du moins
d’idées, et leur diffusion. Et le second couple renvoie à la nature des choix
théoriques généraux qui orientent la recherche en mettant l’accent sur la tension
fondamentale des sciences sociales, entre le point de vue de la société, du
système, de la totalité, et celui de l’individu, de l’acteur, du sujet. L’engagement
du penseur social n’est évidemment pas le même selon qu’il privilégie plutôt
l’une, ou plutôt l’autre perspective, selon qu’il s’intéresse en priorité à la société,
ou à l’individu ; à l’acteur, ou au système ; à la totalité, ou au sujet.
En mettant en relation les choix théoriques du penseur social, ou du chercheur,
et la nature de son éventuel engagement, on crée en fait un couple d’opposition
déséquilibré, car dans leur majorité, les sciences sociales, et tout
particulièrement la sociologie et les sciences politiques ont longtemps privilégié
le point de vue de la société. Soucieux de penser l’intégration du corps social, la
forte correspondance de la société, de État et de la nation, soucieux, tout aussi
bien, d’accorder au politique et, souvent, à État, une place centrale, bien des
penseurs sociaux ont voulu sinon conseiller le Prince, du moins définir les
conditions d’amélioration du système institutionnel, proposer les voies de la
réforme, incarner leur nation, ou bien encore mettre en cause le pouvoir, voire
préparer la rupture révolutionnaire, ou contribuer à la libération des peuples et
nations opprimés. Mais l’accélération de la globalisation, on l’a vu, met en cause
le cadre classique de l’analyse que constituent État et, en forte correspondance
avec lui, la nation et la société – nous apprenons désormais à penser « global ».
Dans ces conditions, le point de vue de la totalité ou du système se déplace
nécessairement, s’écartant de la société pour envisager la planète ou du moins de
vastes régions, ainsi que des réseaux transnationaux, ce qui est un
encouragement non seulement à s’éloigner des modèles « westphaliens »
d’analyse, mais aussi à envisager de donner plus de poids à des perspectives
centrées sur l’individu ou le Sujet.
S’il est utile d’intégrer dans une même analyse le thème de l’éventuel
engagement du chercheur, et celui de ses orientations théoriques, il convient de
ne pas négliger ce qui est une caractéristique essentielle des sciences sociales :
elles s’efforcent d’articuler la pensée et les faits, la réflexion abstraite et le
travail concret, le terrain. Or l’articulation des idées et de la pratique suppose le
recours à une méthode. En sciences sociales, les choix théoriques se prolongent
eux-mêmes, très directement, par des démarches concrètes, qui impliquent toute