Wieviorka chap 3.rtf - Consulat Général de France à Barcelone

publicité
Chapitre 3
L’ENGAGEMENT SOCIOLOGIQUE
A quoi servent les sciences sociales ? La question, récurrente, entraîne
généralement des réponses relatives à la vie de la Cité. Si les sciences sociales
apportent un savoir sur la société, ne sont-elles pas susceptibles tout aussi bien
d’exercer une influence sur elle ? Les connaissances qu’elles apportent ne
peuvent-elles pas servir à toute sorte d’acteurs et de médiateurs, aux pouvoirs
politiques, et à leurs opposants, par exemple, ou bien encore transiter par les
médias, et de là, peser dans le sens de la transformation, ou d’ailleurs, au
contraire, et tout aussi bien, dans celui du conservatisme ? Ceux qui produisent
ces connaissances sont eux-mêmes interpellés, du dehors de leur discipline, ou
par leurs pairs, ou amenés à s’interroger : ne doivent-ils pas s’engager, s’inscrire
dans des dynamiques où la production du savoir est indissociable pour eux d’une
mobilisation à caractère politique ?
De façon explicite ou non, nombre de penseurs sociaux1, parmi les plus
importants auteurs classiques, ont conjugué au fil de leur existence production
d’analyses, action politique. Alexis de Tocqueville a été Conseiller général de la
Manche et député durant une bonne partie de sa vie adulte, et même, un court
moment, en 1849, ministre des Affaires étrangères ; Karl Marx fut un inlassable
acteur politique, un dirigeant révolutionnaire et pas seulement l’auteur du
Capital et, au delà, d’une œuvre pléthorique; Max Weber a fait partie de la
délégation allemande signataire du Traité de Versailles en 1918, puis de la
commission chargée de préparer la Constitution de Weimar, et il fut un des
fondateurs du Parti démocratique allemand.
De nombreux autres penseurs sociaux, sans se mobiliser aussi nettement ou
durablement ni apparaître comme des quasi-acteurs politiques, n’en ont pas
moins exercé par leurs écrits une influence plus ou moins considérable sur la vie
collective. Émile Durkheim, par exemple, ne s’est vraiment engagé qu’au
moment de l‘Affaire Dreyfus, et en contribuant à la fondation de la Ligue pour
la Défense des Droits de l’Homme ; et il a pris bien garde à séparer nettement sa
vie universitaire de cet engagement.
1
Dans ce chapitre, et pour éviter les risques d’anachronisme, nous parlerons de « penseurs sociaux » à propos
d’auteurs classiques, et de « chercheurs » à propos d’auteurs contemporains. Les frontières entre les deux
groupes sont certainement délicates à bien tracer : disons qu’aujourd’hui, un « chercheur » s’étonnerait d’être
catalogué « penseur social », et qu’hier, le terme de « chercheur » aurait paru incongru.
Longtemps, la question de l’engagement du penseur social s’est organisée en
fonction de deux couples principaux de tension ou d’opposition. Le premier
couple, élémentaire, permet de distinguer ceux qui refusent toute idée
d’engagement et considèrent qu’il n’est d’activité scientifique, en matière
sociale, que dissociée d’un quelconque investissement militant ou politique,
d’un côté, et d’un autre côté ceux pour qui au contraire il n’est pas possible de
séparer radicalement l’analyse et l’action, la production du savoir, ou du moins
d’idées, et leur diffusion. Et le second couple renvoie à la nature des choix
théoriques généraux qui orientent la recherche en mettant l’accent sur la tension
fondamentale des sciences sociales, entre le point de vue de la société, du
système, de la totalité, et celui de l’individu, de l’acteur, du sujet. L’engagement
du penseur social n’est évidemment pas le même selon qu’il privilégie plutôt
l’une, ou plutôt l’autre perspective, selon qu’il s’intéresse en priorité à la société,
ou à l’individu ; à l’acteur, ou au système ; à la totalité, ou au sujet.
En mettant en relation les choix théoriques du penseur social, ou du chercheur,
et la nature de son éventuel engagement, on crée en fait un couple d’opposition
déséquilibré, car dans leur majorité, les sciences sociales, et tout
particulièrement la sociologie et les sciences politiques ont longtemps privilégié
le point de vue de la société. Soucieux de penser l’intégration du corps social, la
forte correspondance de la société, de État et de la nation, soucieux, tout aussi
bien, d’accorder au politique et, souvent, à État, une place centrale, bien des
penseurs sociaux ont voulu sinon conseiller le Prince, du moins définir les
conditions d’amélioration du système institutionnel, proposer les voies de la
réforme, incarner leur nation, ou bien encore mettre en cause le pouvoir, voire
préparer la rupture révolutionnaire, ou contribuer à la libération des peuples et
nations opprimés. Mais l’accélération de la globalisation, on l’a vu, met en cause
le cadre classique de l’analyse que constituent État et, en forte correspondance
avec lui, la nation et la société – nous apprenons désormais à penser « global ».
Dans ces conditions, le point de vue de la totalité ou du système se déplace
nécessairement, s’écartant de la société pour envisager la planète ou du moins de
vastes régions, ainsi que des réseaux transnationaux, ce qui est un
encouragement non seulement à s’éloigner des modèles « westphaliens »
d’analyse, mais aussi à envisager de donner plus de poids à des perspectives
centrées sur l’individu ou le Sujet.
S’il est utile d’intégrer dans une même analyse le thème de l’éventuel
engagement du chercheur, et celui de ses orientations théoriques, il convient de
ne pas négliger ce qui est une caractéristique essentielle des sciences sociales :
elles s’efforcent d’articuler la pensée et les faits, la réflexion abstraite et le
travail concret, le terrain. Or l’articulation des idées et de la pratique suppose le
recours à une méthode. En sciences sociales, les choix théoriques se prolongent
eux-mêmes, très directement, par des démarches concrètes, qui impliquent toute
sorte d’aspects méthodologiques : par exemple, définition claire de l’objet,
constitution d’un échantillon, insertion dans un milieu donné, approche
d’informateurs et autres intermédiaires avec un « terrain », etc. Le choix d’une
méthode (quantitative ou qualitative, par entretiens individuels, ou collectifs,
avec des questions ouvertes, ou fermées, observation participante, etc.) dépend
d’abord des orientations générales du chercheur. S’il considère, par exemple,
que les contraintes sociales façonnent les comportements des individus, il
privilégiera une démarche qui permette d’appréhender les contraintes sociales, et
de mesurer les conduites des individus, de façon à mettre les unes et les autres
en relation –c’est ainsi Émile Durkheim étudie le suicide dans une étude
classique où il aboutit à distinguer diverses sources sociales du phénomène, qui
varie pour chaque individu en fonction inverse du degré d’intégration du groupe
auquel il appartient2. Si le chercheur considère, au contraire, qu’il faut partir de
l’individu pour remonter vers la totalité, et ainsi l’expliquer, ce que Raymond
Boudon appelle l’individualisme méthodologique3, alors il privilégiera des
démarches qui s’intéressent en premier lieu aux besoins, aux attentes, aux
demandes des individus, à leurs calculs économiques, à leur rationalité, à leur
attachement à certaines valeurs, à leurs croyances ou à leurs ressources. C’est
ainsi que Max Weber montre, dans son étude non moins classique de l’éthique
protestante, que le capitalisme s’est mis en place là où des valeurs religieuses,
l’ethos protestante, puritaine, orientaient le comportement économique
d’entrepreneurs4.
Mais l’adoption d’une méthode plutôt qu’une autre est également fonction de
l’objet étudié. Au sein d’une même orientation théorique, on ne s’y prendra pas
de la même façon, par exemple, pour étudier l’expérience vécue de la prison, ou
celle du travail à la chaîne, l’une et l’autre imposant de fortes contraintes aux
individus concernés, et les choix de consommation, beaucoup plus libres. La
méthode n’est donc pas un simple ensemble de techniques, comme s’il suffisait
de maîtriser les outils statistiques ou d’avoir suivi une formation à l’analyse de
contenu pour être en mesure de produire des connaissances en sciences sociales.
Isoler la « méthodologie » pour en faire une discipline ou une sous-discipline
indépendante est une erreur, puisqu’il n’y a pas de choix en la matière sans
réflexion sur les orientations générales de la recherche, d’un côté, et sur les
caractéristiques de l’objet qui sera étudié pratiquement, d’un autre côté.
Ainsi, il est légitime d’associer dans une même analyse la question de l’utilité
des sciences sociales, celle de l’engagement du chercheur, celle de ses
2
Émile Durkheim, Le suicide, Paris, 1897.
Cf. par exemple ce qui est dit de l’individualisme méthodologique dans Raymond Boudon et François
Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982.
4
Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, (nouvelle traduction par Jean-Pierre Grossein),
Paris, Gallimard, 2003 [1904-1905].
3
orientations théoriques et, prolongement presque naturel, celle de ses
décisions méthodologiques. Mais il faut faire un pas de plus.
Les sciences sociales, leur nom l’indique, sont des disciplines à visée
scientifique, ce qui les oblige à définir leurs critères de scientificité, et, plus
précisément, à indiquer ce qu’elles considèrent être de l’ordre de la
démonstration. Qu’est ce que trouver, en sciences sociales, et qu’est-ce que
prouver ? Très tôt, les auteurs classiques ont pu en débattre, en particulier en
comparant leurs disciplines avec les sciences de la nature, et en sachant bien
qu’une différence fondamentale tient au fait, comme l’écrit Immanuel
Wallerstein, que « les sujets de débat dans les science naturelles sont
normalement résolus sans recourir à l’opinion de l’objet étudié », ce qui n’est
pas le cas avec les sciences sociales5. Car l’ « objet étudié » est toujours
susceptible de s’exprimer, directement ou non, et non seulement de faire
connaître sa propre opinion sur ce qui est dit et écrit de lui, mais aussi d’en
appeler à celle d’ensembles beaucoup plus larges, groupe social, parti politique
par exemple. Comme savant aussi bien que comme acteur engagé, le chercheur
doit tenir compte de la façon dont des « objets » se saisiront éventuellement des
connaissances qu’il a produites, et du jugement qu’eux-mêmes ou d’autres
livreront à propos de son travail. La conception qu’il a de son rapport à son objet
est un élément déterminant aussi bien de sa démonstration, que de son éventuel
engagement.
Il faut donc pour traiter de l’engagement des chercheurs en sciences sociales
envisager une chaîne complexe puisque incluant divers éléments : la production
d’un savoir scientifique, la démonstration, et, en amont, leurs choix théoriques,
axiologiques et méthodologiques. Mais cette façon d’aborder la question de
l’engagement n’est pas évidente. Tout au long de l’âge classique des sciences
sociales, jusqu’à la décomposition du fonctionnalisme6, à partir des années 60, et
des diverses variantes du marxisme, un peu plus tard, les débats ont plus séparés
qu’intégrés ces divers éléments qui pourtant font système.
1. « Professionnels » et intellectuels
Souvent, un choix simple semble diviser le monde des sciences sociales : il y
aurait les « professionnels », d’un côté, et de l’autre les intellectuels ; les
penseurs engagés, et les autres. Les « professionnels » (selon la terminologie
américaine) appartiennent à un univers bien délimité, au sein duquel ils forment
leurs étudiants et échangent avec leurs collègues, publiant dans des maisons
d’édition et des revues spécialisées, participant à des colloques et congrès où ils
5
Immanuel Wallerstein, Ouvrir les sciences sociales. Rapport de la commission Gulbenkian pour la
restructuration des sciences sociales présidée par Immanuel Wallerstein, Paris, Descartes § Cie, 1996.
6
Sur cette décomposition, cf. l’ouvrage de référence, Alwyn Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology,
Basic Books, 1970.
débattent entre eux, sans se préoccuper d’intervenir davantage dans l’espace
public, du moins en tant que chercheurs – rien ne leur interdit de se mobiliser,
par exemple, comme citoyens, membres d’une association, d’une ONG, d’un
parti politique. La figure du « professionnel », plus forte aux États-unis et, plus
largement, dans le monde anglo-saxon qu’en France, se méfie de l’idéologie, et
ceux qui s’en réclament ne veulent surtout pas être identifiés à la figure de
l’intellectuel, en particulier « sartrien » – nous faisons ici référence aux
conférences de Sartre au Japon, dans lesquelles il explique qu’un intellectuel est
quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas7.
Mais symétriquement, cette posture faite d’extériorité et de neutralité,
s’efforçant généralement de se tenir au plus loin de toute normativité, se
réclamant du refus de toute idéologie et se prévalent d’une scientificité éprouvée
est depuis longtemps récusée, et d’abord au motif qu’elle recouvrirait en fait une
toute autre marchandise. Antonio Gramsci, l’important dirigeant communiste
italien, dont les écrits ont exercé une influence considérable, emprisonné dans
les geôles de Mussolini, a dans ses Carnets de prison critiqué cette idée d’une
neutralité des penseurs qui se veulent à l’écart des rapports sociaux, alors qu’ils
sont selon lui en fait au service « organique » des dominants. Le chercheur en
sciences sociales devient, avec de tels arguments, sommé de se situer, il relève
nécessairement d’un camp ou d’un autre au sein d’une société divisée par la
lutte des classes.
Mais peut-on accepter une telle disqualification, qui rejette les
« professionnels » dans l’enfer de la subordination, inconsciente de surcroît, au
pouvoir ? Les « professionnels » sont au plus loin de tout engagement, cela ne
veut pas dire pour autant que le savoir qu’ils produisent et diffusent relève de la
seule idéologie, et qu’il n’a aucune pertinence scientifique. A la limite, une
conception pure et dure qui se réclamerait de Gramsci ne peut voir dans les
chercheurs « professionnels » que des « chiens de garde » qu’il ne resterait plus
qu’à combattre au nom des exclus ou des dominés, et en tous cas à rejeter hors
du champ de la respectabilité intellectuelle – sans examen du contenu de leur
travail, ce qui n’est pas acceptable. C’est pourquoi le sociologue américain
Michael Burawoy, promoteur d’une « Public Sociology », (« sociologie
publique ») qui implique un fort engagement du chercheur dans la vie de la Cité,
tout en s’inspirant fortement et explicitement de la pensée de Gramsci, non
seulement se refuse à heurter de front la sociologie « professionnelle », mais
même lui rend hommage8 : elle fournirait selon lui les méthodes et les cadres
7
Jean-Paul Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972.
Michael Burawoy, « What is to be done ? Theses on the degradation of social existence in a globalizing world”,
Paper presented at the International Sociological Association in a Debate on “Sociology in Common Sense,
Political Practice and Public Discourse”, Durban, July, 29th, 2006.
8
conceptuels à la « Public Sociology », elle lui apporterait « legitimacy and
expertise »9, elle serait son alliée, et non son ennemi.
La position de Michael Burawoy indique que la distinction entre
« professionnels » et « intellectuels » ne débouche pas nécessairement,
aujourd’hui, sur l’image d’une distance irréductible entre eux, ou sur celle d’un
conflit sans merci. Cela traduit non pas tant la montée en puissance, au sein des
sciences sociales, des orientations « professionnelles » que le recul de la figure
classique de l’intellectuel. Dans le passé, la pensée sociale engagée a souvent
confondu élitisme, avant-gardisme, affirmations relevant d’une philosophie de
l’histoire, ou d’une conception positiviste de la connaissance, et savoir
réellement scientifique. Le penseur social qui voulait participer activement à la
vie de la Cité ne s’appuyait guère sur des connaissances produites avec rigueur
et en conjuguant les faits et les idées, ou, si l’on préfère, le terrain, le travail
empirique, et l’élaboration théorique. La distance est considérable, par exemple,
entre ce qu’ont pu apporter les sciences sociales, tout au long de l’ère
industrielle, en matière d’analyse de la conscience ouvrière, des rapports de
travail ou des modes d’organisation des relations de production, et les discours
politiques sur la classe ouvrière, même cautionnés par des sociologues, des
politologues ou des anthropologues. Et beaucoup parmi eux se sont discrédités
dans le sillage de mouvements, de partis politiques, voire de régimes dont il
s’agissait surtout de justifier les pratiques, beaucoup sont allés très loin sur les
chemins de l’idéologie. La figure classique de l’intellectuel ne s’est jamais
beaucoup embarrassée de la discussion sur la démonstration ou la preuve, sa
légitimité lui venait de la reconnaissance que lui apportait un parti, ou une
opinion peu exigeante en la matière, quand elle n’était pas autoproclamée. Les
sciences sociales ont pu fournir de nombreux « intellectuels », mais dans
l’ensemble, les acteurs que ceux-ci rejoignaient, partis politiques, groupes
révolutionnaires, mouvements de libération nationale par exemple ne leur ont
jamais accordé la légitimité qu’ils pouvaient reconnaître aux sciences de la
nature, d’un côté, et à la philosophie d’un autre côté.
En fait, les sciences sociales, tout au long de l’ère classique, et aussi longtemps
que l’image de l’intellectuel a pu rester prestigieuse, n’ont guère été valorisées
par les acteurs et les secteurs de l’opinion qui pouvaient être sensibles à sa
parole.
2. Structuralisme et expertise
Le changement s’est opéré, pour l’essentiel, dans les années 60, avec la montée
en puissance du structuralisme, d’un côté, et l’essor spectaculaire de la pratique
de l’expertise.
9
Michael Burawoy, « For Public Sociology », American Sociological Review, 2005, vol. 70, Feb., 4-28, p. 10.
a. Le structuralisme
Les succès du structuralisme ont coïncidé avec un contexte historique qu’ils ont
contribué en retour à forger, et où la figure de l’intellectuel bénéficiait de toute
son aura, ils ont permis aux sciences sociales, à l’anthropologie, à la
linguistique, à la sémiotique, etc., d’opérer une percée dans des sphères où
l’engagement des intellectuels pouvait être valorisé.
Les chercheurs se réclamant du structuralisme n’ont pas tous été engagés
politiquement, et le plus célèbre d’entre eux, Claude Lévi-Strauss, illustre fort
bien cette remarque. Mais l’influence d’ensemble des œuvres que fédère ce
terme a été considérable, les auteurs français exerçant ici un leadership mondial
qui fut même théorisé aux États-unis sous l’appellation de « French Theory » –
un label en fait confus, puisqu’il mêle la pensée structuraliste à des courants s’en
éloignant, ou s’en dégageant sous la forme, par exemple, de ces divers « post »
qui servent parfois à les désigner – poststructuraliste, post-nationaliste, postcolonialiste, postmoderniste, etc. Notons au passage que certains auteurs
considèrent que le passage du structuralisme au poststructuralisme s’est effectué
dès la fin des années 60 – nous n‘entrerons pas ici dans cette discussion qui peut
vite devenir absconse.
Ce fut un des paradoxes des années 60 et 70 que de voir ainsi triompher un
mode de pensée négateur de l’action et en guerre contre le Sujet, on l’a vu, un
mode de pensée pour lequel priment les instances, les structures, les systèmes,
les appareils, alors même que dans le monde entier, et tout particulièrement en
Europe occidentale ou aux États-unis, la mobilisation sociale et politique était
considérable, qu’il s’agisse des combats contre la guerre du Vietnam, du
mouvement ouvrier et de ses luttes, ou des nouveaux mouvements sociaux, à
commencer par la contestation étudiante, que la seule évocation de l’année,
1968, ou, en France, du mois de mai 68 suffit à signifier. En dénonçant ce qu’ils
ont appelé la « pensée 68 »10, Luc Ferry et Alain Renaut ont bien marqué ce
paradoxe, à ceci près qu’ils amalgament à tort, dans cette dénomination, le
mouvement de mai et la pensée structuraliste, qui n’a nullement inspiré les
acteurs au moment précis des « événements », comme disaient les
commentateurs les plus hostiles, mais qui par contre a exercé son influence
avant, et surtout, après.
Dans les sciences sociales, le structuralisme a été au cœur de la pensée critique,
et les engagements auxquels il a pu être associé ont généralement pris l’allure de
la radicalité. Car comment envisager le changement, face à la domination
implacable des systèmes et des structures, sinon par la rupture complète, de type
révolutionnaire ? Les approches critiques les plus influentes des années 60 et 70
10
Luc Ferry, Alain Renaut, La pensée 68, Paris, Gallimard, 1985.
n’en ont pas moins été relativement diversifiées. Le marxisme de Louis
Althusser, plus que celui de Nicos Poulantzas, dénonçait État et ses appareils
« idéologiques » au service du capital, et analysait la reproduction des rapports
de production, nourrissant des recherches dans deux domaines principaux : la
Ville et l’espace, avec notamment les travaux de Manuel Castells, et l’école et
l’éducation, avec par exemple, en France, les recherches de Christian Baudelot
et Roger Establet. Le néo-marxisme de Pierre Bourdieu, sensible aux
dimensions culturelles de la reproduction de la domination sociale, a exercé une
influence considérable, et qui ne s’est jamais démentie jusqu’à sa disparition en
2002. Et s’éloignant considérablement du marxisme, davantage influencé par
Nietzsche, Michel Foucault, et ceux qui se sont inspirés de ses premiers grands
écrits, depuis son Histoire de la folie à l’âge classique (1961) jusqu’à Surveiller
et punir (1975) en passant par Les mots et les choses (1966) ou L’archéologie du
savoir (1969) ont proposé d’appréhender la microphysique du pouvoir, qui
s’exerce sur la société, ou plutôt en son sein, en mille et un lieux, bien plus qu’il
ne la surplombe depuis un endroit central.
La pensée critique a été largement dominée par divers courants de type
structuraliste, elle ne s’y jamais limitée, et l’influence de École de Francfort, en
particulier, a toujours été considérable – on a même parfois vu dans Herbert
Marcuse, et non sans excès, l’inspirateur du mouvement français de mai 68,
alors qu’il ne s’était en réalité vendu alors que quelques centaines d’exemplaires
de la traduction de L’Homme unidimensionnel. Elle a prospéré dans un climat de
forte politisation, a été souvent associée au gauchisme politique, notamment en
France. Et surtout, du point de vue qui nous intéresse, elle a apporté leurs lettres
de noblesse aux sciences sociales, installées grâce à elle au cœur des
engagements intellectuels.
Mais aujourd’hui, le structuralisme (ou/et le poststructuralisme) est décomposé.
Il est d’autant plus affaibli qu’il est entraîné dans sa chute par le déclin
historique du marxisme, qui lui a apporté certaines de ses composantes, même si
de très larges pans de la pensée marxiste s’y sont férocement opposés11. Il est
également affaibli par la sensibilité croissante, dans tous les milieux, à des
thèmes dont il est en tant que tel au plus loin, à commencer par les droits de
l’homme et les préoccupations pour l’environnement. La seule figure sociale qui
pouvait trouver grâce à ses yeux, le prolétariat ouvrier, ne peut plus avoir le
moindre rôle rédempteur, ou émancipateur, pour lui-même et pour l’humanité
toute entière, comme disait Marx. Aussi mythique qu’ait pu être ce rôle dans le
passé, le structuralisme en est orphelin. Tout au plus lui est-il possible de
11
Dans les années 60, marxisme et structuralisme ont entretenu des relations tumultueuses, faites de conflits et
de critiques, par exemple à propos du sens de l’histoire, d’identification, comme chez Louis Althusser, ou bien
encore, d’efforts pour aboutir à une articulation « structuralo-marxiste » dont une figure importante a été
Maurice Godelier. Cf. notamment ses deux volumes de Horizon, Trajets marxistes en anthropologie, Paris,
Maspero, 1977, et ceux de Rationalité et irrationalité en économie, Paris, Maspero, 1983.
s’intéresser à des catégories définies par le rejet ou l’exclusion hors du système
social, et de parler de souffrance et de victimes, bien plus que d’exploitation ou
de conscience ouvrière12.
La pensée critique ne disparaît pas pour autant, elle se raidit, et se transforme
pour devenir hypercritique. Elle pousse alors à l’extrême les logiques du
soupçon et de la dénonciation et, note Bruno Latour, elle croit trouver la
meilleure preuve de ce qu’elle avance dans les réactions indignées de ceux dont
elle prétend expliquer les conduites en mettant en avant la supposée illusion
qu’ils ont de pouvoir eux-mêmes définir le sens de leur action13. Lorsqu’elle
conserve une certaine force politique, la sociologie hypercritique vient alimenter
un nouveau gauchisme, installé dans des postures systématiques de rejet et de
refus, privé de toute capacité à se projeter vers le futur, et dont le principal effet
est d’affaiblir les forces de gauche classiques, réformistes, de type socialdémocrate, qu’elles débordent en permanence par des demandes formulées en
termes de « tout ou rien » et d’appel, selon les termes de Pierre Bourdieu, à
« une gauche de gauche ».
La pensée hypercritique est ce qui subsiste de la relation nouvelle qui s’est
dessinée à partir des années 60 entre sciences sociales et engagement. Elle
informe le débat public, par la radicalité de ses positions, et se pose souvent,
dans les débats internes aux sciences sociales, comme justicière ou moralisatrice
bien plus que comme productrice de savoir. On trouvera une illustration
caricaturale de cette tendance dans un article ayant fait grand bruit de Loïc
Wacquant, un sociologue connu pour être disciple de Pierre Bourdieu aux Étatsunis Dans ce texte, Wacquant s’en prend à l’ « impensé commun » qu’il impute
à trois sociologues ou anthropologues importants, Elijah Anderson, Mitchell
Duneier, Katherine Newman – un reproche typique de la pensée du soupçon et
de la dénonciation. Et tout est bon, dans son article, pour disqualifier ces
chercheurs, citations tronquées, déformations de leurs textes, Wacquant
dénonce.14.
La pensée hypercritique s’affranchit aisément des impératifs de rigueur qui
devraient être le propre des sciences sociales. Elle doit une partie de son
12
Cf., à titre d’illustration de cette remarque, Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006. Par exemple, p. 18,
pour caractériser la sociologie critique, « a) elle ne se contente pas de limiter l’enquête à la dimension sociale des
phénomènes, comme les sociologues ordinaires, mais elle va jusqu’à remplacer l’objet étudié par un autre
constitué de relations sociales ; b) elle affirme que cette substitution est insupportable aux yeux des acteurs
sociaux, qui ont besoin de vivre dans l’illusion qu’il y a quelque chose ‘d’autre’ que du social ; enfin c) elle
considère que les objections horrifiées des acteurs à l’explication sociale de leur action constituent la meilleure
preuve de la justesse de ces explications ».
14
Loïc Wacquant, “Scrutinizing the Street. Morality and the Pitfalls of Urban Ethnography”, American Journal
of Sociology, May 2002, vol. 107, n° 6, p. 1468-1532. Les trois auteurs concernés publient chacun une réponse,
documentée et éclairante, dans la même livraison de l’American Journal of Sociology.
13
influence, du moins dans un pays comme la France, à l’écho que lui donnent
certains médias, auxquels elle apporte des articles dont la radicalité anime le
débat.
b. L’expertise
Les sciences sociales ont vu leurs effectifs se multiplier à partir des années 70,
dans les pays où elles étaient déjà bien en place, mais aussi dans bien d’autres
sociétés, en particulier en Asie et en Amérique latine. Et de plus en plus, les
chercheurs sont mobilisés pour leur compétence et leur savoir-faire par des
acteurs politiques, au pouvoir ou dans l’opposition, par des acteurs sociaux et
culturels, par des directions d’entreprises, par des agences internationales, des
ONG, par les médias aussi, qui leur demandent leur éclairage sur des points
surgis dans l’actualité. Ce type d’apport des chercheurs à la vie de la Cité est
fréquent de la part des économistes ou des politologues, mais toutes les
disciplines sont impliquées. Il ne s’agit pas d’un engagement politique, en tous
cas pas directement, mais de la mise à disposition d’un savoir qui peut être
utilisé par un pouvoir, ou un contre-pouvoir sans que celui qui s’y livre perde
son indépendance d’esprit. L’expert apporte en tant que tel son savoir, rien de
plus. C’est pourquoi l’expertise tourne dans certains cas à l’activité de conseil, le
chercheur devient un consultant, qui se fait rémunérer, occasionnellement, ou
dans le cadre d’une structure fixe, bureau d’études, think tank, service spécialisé
d’une grande organisation.
L’expert n’est en tant que tel ni un intellectuel ni un « professionnel », il
participe à la vie de la Cité, et parfois même il ressent le besoin d’être visible
pour se faire connaître d’éventuels clients, tels ces dirigeants d’instituts de
sondages qui apparaissent fréquemment dans les médias, notamment en matière
d’analyse électorale, de façon à promouvoir leur entreprise. Pour leur part les
médias sont très friands d’expertises, qui viennent compléter l’information,
apporter des connaissances dont les rédactions ne disposent pas, ou que les
journalistes ordinaires ne maîtrisent pas, aider à constituer des dossiers avec la
légitimité qu’apporte une position avant tout technique.
Il existe d’autres modalités de l’engagement du chercheur en sciences sociales,
et le paysage est plus diversifié que l’image encore sommaire qui vient d’en être
donnée. De plus, il varie considérablement d’un pays à un autre. Mais l’essentiel
a été indiqué : nous sommes passés d’une époque où le penseur social pouvait
éventuellement, en dehors de ses écrits scientifiques, intervenir dans le champ
politique, à une période, où le chercheur faisait, ou non, le choix d’être un
intellectuel, mais sans que les sciences sociales puissent comme telles prétendre
jouer un rôle central dans la vie publique des idées. Une troisième phase a été
inaugurée dans les années 60, avec l’immense nouveauté qu’a été l’essor du
structuralisme et de la pensée critique, installant des chercheurs en sciences
sociales, en tant que tels au centre de la vie intellectuelle. On peut dire, de ce
point de vue, que le premier âge d’or des sciences sociales coïncide avec ce
moment de la pensée critique et du structuralisme triomphants. Puis la pensée
critique s’est décomposée, ou radicalisée pour devenir hypercritique, et
l’expertise a occupé une place considérable dans la vie de la Cité.
Mais l’histoire de l’engagement des sciences sociales ne s’arrête pas là.
3. Vers un deuxième âge d’or des sciences sociales
Durcissons le trait. Même si quelques-uns en ont la nostalgie, la figure de
l’intellectuel classique est à bien des égards obsolète, et inadaptée pour les
chercheurs en sciences sociales, car elle ignore ou nie leur spécificité de
producteurs de connaissances scientifiques. Héritière de la pensée critique, son
rejeton, la pensée hypercritique, est plus une posture de soupçon et de
dénonciation qu’une activité de recherche. Enfin, l’expertise, en elle-même, est
une activité non pas de production, mais de mise à disposition d’un savoir. Ce
qui laisse la place à d’autres figures susceptibles d’articuler les deux registres
que sont l’engagement, et l’activité de recherche. On peut même faire
l’hypothèse que c’est dans cette articulation, si elle est réussie, que se jouera, le
deuxième âge d’or des sciences sociales, l’entrée dans une ère où elles seront au
cœur de la vie intellectuelle et des principaux débats publics.
a. En finir avec la conception politique de l’engagement sociologique
En fait, nous sommes encore loin d’avoir parcouru l’ensemble du chemin par
lequel les sciences sociales s’affirment dans le champ public des idées, et pas
seulement dans la vie académique des « professionnels ». Peut-être même faut-il
admettre que pour elles, le plus délicat reste à faire : s’affranchir des conceptions
hégémoniques de l’engagement, massivement politiques, sans se départir du
projet de jouer un rôle dans la sphère publique.
C’est une naïveté que de penser que les analyses sociologiques puissent
durablement et efficacement peser sur la décision politique. Il arrive,
exceptionnellement, qu’un sociologue important joue un rôle réel auprès d’un
chef État, ce qui fut pourtant le cas au Royaume-Uni avec Anthony Giddens,
théoricien de la « troisième voie » empruntée un temps par Tony Blair ; ou bien
encore qu’il devienne lui-même chef État, tels Fernando Henrique Cardoso au
Brésil, ou Ricardo Lagos au Chili – dans les deux cas, ces sociologues ont
incarné l’installation durable de la démocratie après une dictature. De même,
l’historien Bronislaw Geremek, après avoir été un des plus proches conseillers
de Lech Walesa et avoir joué un rôle décisif dans Solidarité, a exercé de hautes
responsabilités politiques en Pologne. Mais en dehors de quelques cas, somme
toute rarissimes, l’influence politique directe de chercheurs en sciences sociales
est limitée, tout simplement parce que l’activité politique appartient à un autre
registre que l’activité scientifique, et que la vocation de l’homme politique n’est
pas la même que celle du savant, ce qui fut théorisé par Max Weber dans ses
deux conférences réunies sous le titre « Le savant et le politique » 15 : la
politique explique-t-il, débouche nécessairement sur des compromissions avec
des « puissances diaboliques », elle a maille à partir avec la puissance et la
violence, ce à quoi la science tente d’échapper.
La décision politique repose sur des critères qui ne peuvent recouvrir que très
partiellement ceux qui procèdent de l’analyse sociologique. L’acteur politique
peut fort bien débattre avec un chercheur en sciences sociales, apprécier ses
analyses, et même s’interroger, ou l’interroger sur les prolongements normatifs
qui peuvent en découler. Mais sa décision tient compte nécessairement
d’éléments que le chercheur ignore, minimise, ne saurait admettre. Tel est le
sens de la distinction proposée par Max Weber entre « éthique de la
responsabilité » et « éthique de la conviction », la première soucieuse d’adapter
les moyens utilisés aux fins visées, la seconde ne se préoccupant que de
principes, la première adaptée à l’univers de la politique bien plus que la
seconde – encore que certains lecteurs de Max Weber préfèrent parler de
complémentarité plutôt que d’opposition entre les deux éthiques16.
A tenter d’exercer une influence politique en tant que chercheur, celui-ci prend
des risques considérables, y compris celui d’y perdre son âme, on l’a vu, en
devenant un idéologue, un « chien de garde », un intellectuel organique
subordonnant de fait son intervention aux demandes et aux exigences d’un
prince, ou d’un contre-pouvoir. Mais à refuser d’entrer dans les débats qui
animent la Cité, le chercheur, dont l’activité est souvent, dans le monde
contemporain, rémunérée par des fonds publics, et donc au profit théorique de la
collectivité, s’isole sans rendre de comptes à d’autres qu’aux membres de son
univers professionnel, sans même s’interroger sur ce qui pourrait être fait des
connaissances qu’il produit. Comment sortir de cette impasse ?
b. Élever le niveau de connaissance d’un public
Un point de départ, ici, nous est donné par une remarque élémentaire : si les
sciences sociales sont susceptibles d’une quelconque utilité générale, n’est-ce
pas en raison de leur apport spécifique, qui est de l’ordre de la connaissance ? Le
problème qui nous occupe se déplace, dès lors, puisqu’il s’agit de penser non
pas l’intervention du chercheur dans un champ politique, mais la spécificité de
sa contribution à la vie publique, et les relations qui peuvent en découler. Dans
cette perspective, il est possible de distinguer deux familles de démarches. Dans
15
Ces deux conférences ont pour titre « La Profession et la vocation de savant » (7 novembre 1917) et « La
Profession et la vocation de politique » (28 janvier 1919), cf. Max Weber, trad. Catherine Colliot-Thélène, Le
Savant et le Politique, Paris, La Découverte, 2003.
16
Cf. par exemple les notes et commentaires de Catherine Colliot-Thélène et Jean-Pierre Grossein accompagnant
leurs traductions récentes de L’éthique…, op. cit., et de Le savant et le politique, op. cit.,
la première, la production de connaissances est une activité qui est totalement
dissociée de celle qui consiste à assurer leur diffusion, sous forme d’interactions
avec un public. Dans la seconde, production et diffusion de connaissances sont
associées, ce qui implique de revenir sur la question de la démonstration ou de la
scientificité en sciences sociales.
Pour l’instant, examinons la première famille de démarches.
Les chercheurs en sciences sociales disposent ici d’au moins trois possibilités
d’intervention classique dans la vie publique, à partir du savoir qui est le leur.
Une première modalité possible est celle que nous pouvons appeler l’élitisme.
Le chercheur, surtout s’il manie les concepts, la langue, les arguments avec une
certaine aisance, se trouve bien placé pour proposer à un public une analyse, un
raisonnement, les conclusions de travaux qu’il a menés. Il est doté d’un savoir
qu’il s’efforce de faire accepter au nom de la raison – ce qui pourrait le mettre
en concurrence avec ceux qui possèdent une vérité divine, disposent d’une
philosophie, ou prétendent maîtriser le sens de l’histoire.
Une deuxième modalité possible repose sur le principe de la restitution. Le
chercheur, ici, propose de mettre les connaissances qu’il a produites ou
accumulées en tension avec les attentes d’un public qu’elles concernent. Il a
étudié, par exemple, la conscience ouvrière et les difficultés actuelles du
syndicalisme, ou bien encore, il a achevé une recherche sur les droits de
l’homme : il vient présenter ses résultats dans le premier cas à des syndicalistes,
dans le second à des militants d’une ONG humanitaire, à commencer, dans les
deux cas, par ceux qu’il a interviewés ou rencontrés lors de son enquête. Il
retourne vers ceux qui sont concernés au premier chef par sa recherche, il leur
restitue le savoir qu’ils lui ont permis d’élaborer. En fait, la restitution est une
phase finale de la recherche qui mériterait d’être plus souvent et
systématiquement organisée par les chercheurs, quelles que soient leurs
orientations ou leur méthode, chaque fois qu’ils étudient concrètement des
acteurs, des personnes, des groupes réels, des interactions, des rapports sociaux
– ce qui est le propre de bien des travaux de sciences sociales. Elle peut ellemême constituer une importante source de connaissances, et Bruno Latour a
raison de recommander aux chercheurs ayant rédigé leur « compte rendu »
(thèse par exemple) de tenir un « carnet de bord » pour consigner les effets que
produit ce compte rendu sur les acteurs étudiés17.
Enfin, une troisième possibilité s’inscrit dans le schéma de la démocratie
délibérative : le chercheur, seul ou avec d’autres le cas échéant, s’inscrit dans
17
Cf. Bruno Latour, op. cit., p. 196. De façon plus générale, notons que le cheminement de Bruno Latour, certes
très différent du nôtre, donne à voir des convergences importantes, en particulier s’il s’agit de mettre en relation
la question de l’intérêt politique de la recherche sociologique et celle de la pertinence de ses résultats.
des débats avec un public qui n’est pas nécessairement impliqué et encore moins
compétent, mais simplement concerné ou intéressé par les thèmes qui sont ceux
de sa recherche. Il a acquis une compétence, étudié un problème, et c’est à ce
titre qu’il présente l’état des connaissances disponibles, les certitudes, les
doutes, qu’il répond aux questions, indique jusqu’à quel point le savoir est
solide, là où il l’est moins, signale les zones d’ignorance, ce qui permet à
chacun, finalement, d’élever son niveau de compréhension du problème mis en
débat. Le chercheur est ici un élément d’un dispositif où la démocratie se nourrit
de ses compétences.
Dans ces trois modalités principales, le chercheur en sciences sociales est défini,
pour l’essentiel, comme détenteur de connaissances qu’il a produites et
accumulées de son côté, en spécialiste qui met ensuite son savoir à disposition
d’un public. Il est possible qu’il soit alors interpellé et que des précisions lui
soient demandées sur la méthode qu’il a utilisée, ou sur la rigueur de son
approche. Mais dans l’élitisme, la restitution ou la démocratie délibérative, la
preuve de ce qu’il avance a dû, en principe, être apportée par ailleurs, en amont
de l’interaction avec le public. De ce point de vue, le chercheur, qui pourtant
s’engage dans la vie publique, n’en est pas moins très proche du
« professionnel » : la démonstration, le test, les garanties de scientificité de son
travail relèvent pour lui de son milieu professionnel, du jugement de ses pairs,
des maisons d’édition universitaires qui accepteront de publier ses ouvrages et
du contenu des recensions qui en paraîtront (ou non), de l’acceptation, ou du
refus des revues spécialisées de publier les articles qu’il leur soumet, des
collègues qui l’inviteront, ou non, à participer à un colloque ou à donner une
conférence, etc. Dans sa relation au public, le chercheur qui s’inscrit dans les
démarches qui viennent d’être évoquées n’attend aucune intervention pertinente
sur le registre de l’établissement de la scientificité, ou même, simplement, de la
pertinence de son propos. Le moment de la recherche, incluant démonstration,
ne se confond ici en aucune façon avec celui de l’engagement.
c. La co-production du savoir
Nous parvenons, avec ce constat, à ce qui constitue la réponse la plus
appropriée, pour les sciences sociales, à la question de l’engagement du
chercheur. L’équation à résoudre est en effet maintenant claire, il s’agit de
savoir comment conjuguer pratiquement une activité scientifique, qui possède
ses propres critères d’évaluation, avec une éventuelle participation à la vie de la
Cité. Les réponses que nous avons envisagées jusqu’ici ou bien refusent un des
deux termes de cette équation, ou bien procèdent d’un clivage, dans lequel ils
sont dissociés et ne font guère système, ou bien encore les fusionnent de façon
idéologique, au détriment du sérieux et de la rigueur. L’enjeu est maintenant
d’examiner la possibilité d’articuler dans une démarche unique production
scientifique d’un savoir, et engagement, sans les confondre, ni pour autant les
séparer.
Cet enjeu est moins crucial si la recherche analyse des données quantitatives, de
type économique ou démographique – d’ailleurs, l’économie et la démographie
sont, en sciences sociales, les deux disciplines qui se rapprochent le plus, dans
leurs méthodes, des sciences exactes. Il l’est beaucoup plus lorsque la recherche
s’intéresse à l’action et étudie des relations sociales.
Aborder un tel enjeu passe par une condition bien précise, du moins dans sa
formulation : admettre que jamais l’analyse ne peut correspondre pleinement et
entièrement à la conscience et au discours des acteurs. Il suffit d’observer et
d’écouter les acteurs engagés dans une même relation sociale pour reconnaître la
pertinence de cette remarque : leurs points de vue ne sont jamais parfaitement
identiques, ils sont même plutôt différents et opposés, et le chercheur n’a pas à
choisir l’un, ou l’autre, mais à rendre compte de ce qui les lie, les distingue et les
oppose. Mais ajoutons immédiatement que ce constat, qui est à la base de
l’analyse sociologique, ne doit pas déboucher sur l’idée contraire, selon laquelle
les acteurs n’ont aucune conscience du sens de leur action, que leurs conduites
échappent complètement à leur entendement – et donc aussi à leur
responsabilité. Une telle idée a fait le jeu du léninisme, et de ses variantes
gauchistes, en laissant entendre que seule l’avant-garde est capable de définir le
sens de l’action (ou de l’Histoire). Elle a fondé par exemple la disqualification
du syndicalisme puisqu’à suivre Lénine, le prolétariat ouvrier, comme acteur, est
tout juste bon à être « trade unioniste » -à avoir des préoccupations de bas
niveau de projet. L’avant-gardisme en sciences sociales autorise toutes les
manipulations du pouvoir par des élites autoproclamées, et doit être refusé avec
force. Il réduit les acteurs sociaux au silence or, comme dit Danilo Martuccelli,
« l’espace d’interprétation à la disposition du premier (le sociologue) est borné
par la parole des seconds (les acteurs) »18 – ce qui nous rappelle au passage que
l’absence de cette parole, et donc le silence des acteurs constitue un défi bien
singulier pour les chercheurs.
La sociologie trouve sa justification par excellence dans l’espace qui existe
nécessairement entre l’opinion que les acteurs ont de leur action, et de celles des
autres acteurs impliqués dans leur champ d’action, et le sens tel que la recherche
peut l’établir en analysant les interactions ou les relations entre tous les acteurs.
En analysant l’action, et donc les relations ou les interactions entre acteurs, le
chercheur apporte des connaissances qui ne sont donc elles-mêmes ni totalement
réductibles aux opinions ou aux représentations qu’ont les acteurs, ni totalement
étrangères à leur conscience. Le simple fait d’entrer en contact avec les acteurs
18
Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin,
2006, p. 239.
pour mener une recherche, quelle qu’en soit la méthode (par questionnaire,
entretien directif, ou non directif, individuel, ou collectif, observation
participante, etc.) introduit le chercheur dans un champ d’action où sa présence
est elle-même susceptible d’exercer des effets. L’exemple suivant peut illustrer
ce point précis. Lorsque David Lockwood et John Goldthorpe, avec leur équipe,
ont voulu tester l’hypothèse d’un embourgeoisement de la classe ouvrière en
Angleterre, ils ont mis en place un dispositif de recherche dans une importante
usine dont la principale caractéristique était le très bas niveau de conflictualité
sociale. Mais le seul fait d’avoir enquêté longuement, et auprès de nombreux
ouvriers a comme réveillé cette conflictualité, et, à la suite de la recherche,
l’usine a connu une grève d’une ampleur inégalée, dont on peut penser qu’elle
doit quelque chose à l’enquête sociologique19.
Symétriquement, le fait de mener une recherche ne laisse jamais le chercheur
indemne, elle le transforme nécessairement, par les réalités qu’il découvre ou
dont il prend conscience, par les idées nouvelles qui l’assaillent, par les
changements qu’il est obligé d’apporter à ses hypothèses du fait de la rencontre
avec le « terrain ».
Dans l’histoire des sciences sociales, il existe au moins deux traditions majeures
qui prennent en compte le projet d’associer la production de connaissances, et le
changement des acteurs, ou qui envisagent la co-production du changement par
l’analyse. La première considère que l’analyse doit peser directement sur la
réalité, qu’elle doit la transformer, la seconde qu’elle élève la capacité de
réflexion et de là celle d’action des acteurs, sans que la relation du chercheur et
des acteurs ait à déboucher sur des changements immédiats, ou directs, dans
l’action.
Pour la première de ces traditions, nous pouvons recourir à l’expression de
recherche-action. Le chercheur, ici, intervient à des fins de changement, il
entend en même temps produire un savoir, et contribuer à transformer la
situation et les relations entre acteurs. Sa recherche est effectuée dans des
situations réelles, au sein d’un groupe concret, dans une entreprise par exemple,
avec l’idée que la recherche et l’action, la production de connaissances et le
changement concret relèvent d’une seule et même activité pratique. Le plus
important de son point de vue est généralement le changement qu’il contribue à
instaurer, ce qui crée un déséquilibre susceptible d’en faire plus un consultant
qu’un chercheur. La recherche-action trouve un terrain d’exercice
particulièrement propice dans les grandes organisations, et notamment les
grandes entreprises, qu’il s’agisse d’en améliorer le fonctionnement, par
exemple en s’en prenant aux lourdeurs bureaucratiques, en examinant les
19
David Lockwood, John Goldthorpe, et al., L’ouvrier de l’abondance, Paris, Seuil, 1972 [196 ?].
relations hiérarchiques, ou bien encore de rendre plus efficace un système de
décision. C’est ainsi que la sociologie des organisations, du type de celle qu’ont
pu inspirer les travaux classiques de
March et Herbert Simon ou, en
20
France, de Michel Crozier , est particulièrement à son aise dans les situations
où il s’agit d’aider une direction à penser la modernisation de son action, par
exemple en tenant compte de la rationalité limitée des acteurs, qui s’efforcent
chacun non pas tant de parvenir à un optimum, que de contrôler des zones
d’incertitude.
Assez différemment, la psychosociologie, éventuellement en se réclamant du
père de la recherche-action, Kurt Lewin21 et chez certains auteurs, de la
psychanalyse, par exemple avec les travaux de « sociopsychanalyse » de Gérard
Mendel22, étudie des petits groupes plus souvent que des grandes unités. Elle
s’est largement préoccupée de penser les conditions de libération, personnelle et
collective, par rapport aux formes d’autorité qui se rencontrent au sein des
organisations et des institutions, et de contribuer à modifier les rapports qui en
découlent, par exemple au profit des dominés, contre les privilèges, contre les
abus, contre l’autoritarisme, ou bien encore pour réduire les tensions et les
conflits.
La seconde tradition est celle de la méthode de l’intervention sociologique, au
sens qu’a donné Alain Touraine à cette expression23. Au cœur de cette
démarche, il s’agit pour le chercheur (ou l’équipe de recherche) de créer avec
l’acteur étudié une relation de co-production d’idées et d’analyses dans laquelle
chacun est bien dans son rôle – le chercheur ne fait pas semblant d’être un
acteur, l’acteur ne se présente pas comme un chercheur. Dans une première
phase de sa recherche, après avoir été en contact sur un mode plutôt classique
avec l’acteur étudié, par exemple en démultipliant les entretiens individuels, ce
dernier met en place un (ou plusieurs) groupe(s) composé(s) de personnes
incarnant cet acteur. Dans une deuxième phase de la recherche, ce (ou ces)
groupes rencontrent divers interlocuteurs, et à partir du contenu de ces
rencontres, et de ce qu’il a accumulé auparavant comme savoir, le chercheur
élabore un raisonnement sociologique. Dans une troisième phase, le chercheur
soumet ce raisonnement au(x) groupe(s). Le test est dans ce que l’acteur, en
l’occurrence le (ou les) groupe(s) d’intervention, fait de ce raisonnement. Il peut
l’accepter, ou le rejeter, avec toute sorte de nuances, et il y a là une première
indication de la pertinence des hypothèses du chercheur. Mais il ne suffit pas
20
March, Herbert Simon Organizations, New York, John Wiley and sons, 1958 ; Michel Crozier, Le
phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1963.
21
Kurt Lewin,
22
Gérard Mendel, Sociopsychanalyse, Paris, Payot, tome IV, 1974, tome V, 1975.
23
Pour une présentation de cette méthode, cf. Alain Touraine, La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978. Depuis
1980, les chercheurs du CADIS (Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques), mais pas seulement, ont
publié plusieurs dizaines d’ouvrages rendant compte de recherches ayant eu recours à cette méthode.
qu’un acteur donne raison au chercheur pour que cette pertinence soit
véritablement acquise. En fait, l’essentiel est dans ce que fait l’acteur d’un
raisonnement dont il a reconnu la justesse, quitte à avoir obligé le chercheur, au
fil des débats qu’il a eu avec lui, à le modifier ou l’améliorer. Par exemple,
l’acteur peut s’en servir pour analyser lui-même son action passée, pour réfléchir
à ses relations avec des adversaires ou des partenaires de son action. Il peut
aussi, en dehors de la recherche proprement dite, l’utiliser pour peser, dans la
pratique, sur les décisions d’une association, d’un syndicat ou de toute autre
organisation à laquelle il appartient. Plus l’acteur étudié s’approprie les
hypothèses que le chercheur lui propose, plus ce dernier peut considérer que son
analyse fait sens, et qu’il a mis en place un dispositif scientifiquement pertinent,
en tous cas supérieur à ce que proposent d’ordinaire les sciences sociales. La
démonstration, en effet, sans exclure d’autres modes traditionnels de validation,
par exemple par les pairs, est dans le jugement des acteurs, et dans l’usage qu’ils
font de connaissances qu’ils ont contribué à produire. Plus celles-ci élèvent leur
capacité propre d’analyse, et plus on peut penser qu’elles élèvent aussi leur
capacité d’action. Mais soyons prudent. Il peut arriver que des acteurs se
saisissent du discours ou des écrits des chercheurs, pour des raisons autres que
liées à leur contenu, qu’ils soient séduits, sous le charme, sensibles à la
rhétorique, ou bien encore, simplement, impressionnés par le statut social ou la
qualité d’ « intellectuel » de celui qui leur propose des idées, un raisonnement,
une analyse de leur problème. La pertinence ne peut donc être testée par la seule
approbation ; il faut davantage : que l’acteur fasse quelque chose de ce qu’il
vient d’approuver et d’accepter, qu’il fasse travailler à son propre compte les
propositions du chercheur. Ce point de vue mérite discussion, mais on devrait au
moins pouvoir s’accorder sur un point : en faisant l’effort de soumettre des
hypothèses, raisonnements, savoirs ou analyses aux acteurs étudiés, le chercheur
produit des effets qui constituent un matériau important de la réflexion
sociologique.
Une telle démarche maintient le chercheur, tout au long de sa recherche, dans
une relation de production et de validation de ses analyses avec l’acteur étudié.
A aucun moment le chercheur ne devient un militant, ni un intellectuel engagé
politiquement, même s’il peut avoir de la sympathie pour l’acteur. Et rien
n’interdit au chercheur, par ailleurs, et bien au contraire, de présenter ses
résultats dans des ouvrages et des articles à destination de son milieu
professionnel, ou d’un public plus large.
L’intervention sociologique n’a pas le monopole de ce type d’approche, mais
elle propose une démarche qui va loin dans le projet d’articuler sans les
fusionner logique de l’engagement, et logique de production de savoir. Elle
indique que, pour les sciences sociales, la voie est ouverte pour jouer un rôle
essentiel dans la sphère publique, en tant que telles, et sans faillir à leur vocation
scientifique. Elle montre comment les problèmes proprement scientifiques, et les
enjeux de l’engagement peuvent être combinés et associés et que les exigences
de pertinence et de démonstration de la validité des connaissances qu’apportent
les sciences sociales n’ont pas à être séparées des convictions qui peuvent
déboucher sur la participation des chercheurs à la vie de la Cité. Cette remarque
vaut tout particulièrement pour la sociologie, l’ethnologie et la psychologie
sociale ; elle devient plus contestable, plus difficile à mettre en œuvre dans
d’autres disciplines, où il n’est pas possible de créer les conditions d’une
relation directe et interpersonnelle avec les « acteurs ». L’histoire, par exemple,
ne peut pas soumettre ses hypothèses aux acteurs du passé, le démographe ne se
préoccupe pas de l’impact de ses travaux sur les populations qu’il étudie. Mais
cela n’interdit pas à l’historien ou au démographe d’être confronté à la question
des effets éventuels de leur travail sur la société, et à celle de la pertinence
scientifique de leur apport.
Le choix de l’objet d’étude, la mise en œuvre d’une théorie, le recours à une
méthode, la démonstration : pour toutes les étapes de la recherche, il est possible
de développer une réflexion sur l’engagement du chercheur. Le moment est
venu, autrement dit, de prendre quelque distance avec les débats classiques sur
l’engagement politique des intellectuels, pour envisager avec plus de force que
par le passé de promouvoir l’idée, le projet et les modalités concrètes de
l’engagement sociologique des chercheurs.
Téléchargement