L`enfant, l`Ecole et la crise de la Modernité - E

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UNIVERSITE DE PARIS 8
Ecole doctorale Théories et pratiques du sens
Doctorat
Sciences de l’éducation
L’enfant, l’Ecole et la crise de la Modernité
Marie-Hélène FRÈRE DUBOST
Thèse préparée sous la direction de Élisabeth BAUTIER,
soutenue le 27 novembre 2008
JURY
Élisabeth BAUTIER, Professeur des Universités à l’Université Paris 8
Marie-Claude BLAIS, Maître de conférence à l’Université de Rouen
Dominique OTTAVI, Professeur des Universités à l’Université de Caen, rapporteur
Pierre-Henri TAVOILLOT, Maître de conférence à l’Université Paris IV, rapporteur
1
L’enfant, l’Ecole et la crise de la Modernité
Au cœur de la double question de l’assujettissement - obéissance et liberté - qui structure la
Modernité, une théorie de la pratique scolaire que nous analysons à partir des textes des
historiens de l’éducation, d’un corpus législatif, et de textes institutionnels participe de
manière privilégiée à la construction du sujet que définit l’idée centrale d’autonomie. Dès lors
l’homme est homme par l’éducation, ouvrant à l’Ecole la voie d’une normalisation spécifique,
par intériorisation de la norme, qui fait du sujet libre et raisonnable l’assujetti d’un pouvoir.
Mais l’Ecole moderne qu’incarne en majesté l’Ecole républicaine, révèle ici son talon
d’Achille. Elle doit répondre à la crise de la culture humaniste qui est à son principe, tension
qui prend toute sa mesure avec le rayonnement des théories qui, dès la fin du XIXe siècle,
cherchent à établir les impasses des philosophies du sujet et attaquent, dans la déclinaison du
relativisme, l’idée d’universel.
Lorsque dans ce contexte vient croiser le développement de l’individualisme qui dissout
l’enfance dans l’auto-affirmation de l’individu-enfant, et lorsque s’exaspèrent les
revendications égalitaires qui obèrent la relation éducative comme relation d’autorité, l’Ecole
est saisie par le doute.
Car la difficulté à laquelle l’action éducative a le sentiment d’être aujourd’hui confrontée
est alors imputée à la crise de l’autorité de l’Ecole, à laquelle fait écho une idéologie
éducative qui collabore à problématiser la transmission, faisant ainsi obstacle à la
démocratisation de l’accès aux savoirs dont souvent cette idéologie se revendique
explicitement…
Mots-clés : enfant, école, crise de la Modernité, sujet, autonomie, individu, autorité,
légitimité, savoir, démocratisation
The child, the School and the crisis of Modernity
At the heart of the issue of double question about subjection, - obedience and freedom –
which structures Modernity, a theory of school practice that we analyse from educational
historians’ works, a legislative corpus and institutional texts, is taking part in a privileged way
in elaboration of the subject defined as the main idea of autonomy. Therefore, the man is man
2
through education, and this clause opens up to the School the establishment of a specific
principle of normalization, by internalizing standard, which is the subject as free and rational
subject of a power.
But modern School that republican school brilliantly personifies here reveals his Achilles
heel. It must meet the crisis of humanistic culture that is principle, which takes its full
potential with the spread of theories which, from the late nineteenth century, seek to establish
the dead philosophies of the subject and attack in the declination of relativism, the idea of
universal. When in this context is the development of individualism, which dissolves children
in self-affirmation of the individual child, when egalitarian claims exacerbate and burden
educational relationship as the relationship of authority, the School is seized by doubt.
Because the difficulty educational action is facing today, is attributed to the crisis of the
authority of school, crisis echoes an educational ideology that works to problematize
transmission, that makes obstacle to the democratization of access to knowledge that this
ideology is often claimed explicitly.
Keywords : child, school, crisis of Modernity, subject, autonomy, individual, authority,
legitimacy, knowledge, democratization
Cette thèse a été préparée au laboratoire ESSI (Education Socialisation
Subjectivation Institution), Université Paris 8
3
Table des matières
Résumé, abstract
p.3
Table des matières
p.5
Introduction
p.11
I Première partie : La scolarisation, comme mode de socialisation des enfants,
est bien au centre de la double question de l’assujettissement
I 1 La scolarisation participe de manière privilégiée à la construction du sujet
dans une temporalité longue
p.36
I 11 L’humanisme propose la figure d’un homme architecte de son propre devenir, condition
d’un humanisme éducatif
p.36
I 111 La remise en cause de la cosmologie aristotélicienne et scolastique
p.38
I 112 L’homme de l’humanisme
p.40
I 113 Le paradoxe d’un retour à l’Antique
p.41
I 114 L’homme, architecte de lui-même…
p.42
I 115 L’enfant de l’Ecole
p.42
I 116 Le sacre du collège
p.48
I 117 Des écoles et des livres
p.53
I 12 A l’âge classique s’impose le sujet autour duquel s’articule la philosophie des
Modernes…
p.56
I 121 Le sujet cartésien
p.56
I 122 …et Leibniz
p.57
I 123 Le sujet dans l’histoire
p.60
I 13 Homme par l’éducation…
p.61
I 131 L’impossible pédagogie cartésienne
p.62
I 132 L’éducation comme fondement anthropologique
p.65
I 133 De la théorie de la connaissance à la théorie de l’apprentissage
p.69
I 134 Sujet transcendantal
p.72
4
I 135 L’enfant moderne
p.74
I 136 La problématisation des fins de l’éducation et l’Ecole
p.78
I 2 La normalisation paradoxale
p.85
I 21 La recomposition de la famille fait sa place à l’Ecole
p.85
I 211 De l’autorité absolue du pater familias à la libération moderne
p.85
I 212 La désinstitutionnalisation de la famille
p.90
I 22 Cette reconnaissance de l’enfance solidarise, à partir du XVIIe siècle l’Ecole et l’enfant
p.98
I 221 L’Ecole, entre Eglise et Modernité
p.98
I 222 Un collège refondé, centré sur l’éducation
p.101
I 223 L’école lasalienne
p.105
I 224 L’école lasalienne et la question de la « forme scolaire »
p.108
I 23 Mais l’école moderne ne s’impose progressivement qu’avec la laïcité
p.114
I 231 Echec à l’hétéronomie : le plan Le Peletier de Saint-Fargeau
p.114
I 232 L’école d’Etat : autonomie et laïcité
p.120
I 233 Travail scolaire et normalisation
p.133
I 234 Moralité et égalité : l’éducation de tous ?
p.139
I 24 De fait, la violence scolaire change de forme
I 241 La terrible violence de l’Ecole
p.149
p.150
I 242 Pour une problématisation de l’éducation : la condamnation de la violence
éducative
p.155
I 243 La pédoplégie régresse
p.160
I 244 S’impose l’autorité, ressort moderne de la contrainte scolaire
p 163
I 245 La discipline de l’« exercice »
p 168
I 246 Entre hygiène et gymnastique
p.173
Conclusion : l’Ecole, fer de lance de la conquête moderne
p.181
II La crise de la Modernité, à travers la remise en cause de ses catégories
fondatrices, frappe au cœur de l’Ecole ses assises culturelles et son principe de
légitimité
5
II 1 Ecole républicaine : la question des principes
II 11 Les Humanités sur la sellette
p.186
II 111 Incertitudes et division des Lumières : l’hypothèse utilitariste
p.187
II 112 Français vs latin
p.190
II 113 Le règne des sciences ?
p.195
II 114 L’enfant chercheur
p.201
II 115 Les limites d’une éducation livresque
p.209
II 12 Développement d’une conception utilitariste de l’Ecole
p.217
II 121 L’Ecole utile : assumer la formation
p.217
II 122 L’émergence d’un enseignement moderne
p.228
II 123 Humanités et culture scolaire : du droit d’inventaire au divorce
p.233
II 124 Utilitarisme et démocratisation scolaire
p.241
Conclusion
p.245
II 2 Le déploiement des logiques modernes ébranle fortement les assises
culturelles de l’Ecole
II 21 La question de la métaphysique
p.250
II 211 De la dénonciation des « illusions de la métaphysique » à celle de la
« métaphysique de la subjectivité »
p.250
II 212 Qui habite la maison du Sujet ?
p.254
II 213 La raison en procès
p.258
II 214 Ambiguïtés du relativisme
p.261
Conclusion
p.269
II 22 Le déploiement de la logique individualiste
p.271
II 221 L’individu contre le Sujet : de Leibniz à Constant
p.271
II 222 Individualisme, individualismes et brouillage des missions de l’Ecole
p.276
Conclusion
p.283
II 23 Emergence du puérocentrisme
p.285
II 231 Une représentation éminemment affective de l’enfant
p.285
II 232 L’enfant de la science
p.291
6
II 233 Puérocentrisme contre puérocentrisme
p.305
II 234 A l’école d’un puérocentrisme institutionnel ?
p.311
II 235 Sphère privée/sphère publique : l’enfant au centre
p.323
Conclusion
p.336
III L’effritement de la légitimité moderne compromet gravement l’autorité de
l’institution scolaire
Introduction : la question de l’autorité est au cœur du débat
p.338
III 1 Individualisation de l’enfant
p.340
III 11 Individualisation et droits de l’enfant
p.340
III 111 L’avènement d’une légitimité légaliste…
p.342
III 112 Enfant de droit
p.346
III 113 Coupable ou victime ?
p.351
III 114 L’autorité parentale saisie par le droit
p.357
Conclusion
p.359
III 12 La société scolaire des alter ego
p.362
III 121 Une maturité problématique ?
p.362
III 122 L’alter ego et le dilemme de l’autorité
p.367
III 123 L’Ecole et la légitimité légaliste
p.372
III 124 Démocratiser l’Ecole ?
p.376
III 125 La socialisation par les pairs
p.384
III 126 L’autorité du maître en question
p.390
Conclusion : la transmission impossible ?
p.398
III 2 Les démocratisations dans l’impasse
p.401
7
III 21 Egalités, justice, et légitimité scolaire
p.402
III 22 L’impasse d’une autorité négociée
p.408
III 211 De l’évidence de la démocratie scolaire…
p.408
III 212 Une démocratie…impossible
p.412
III 23 Echec à la démocratisation de l’accès au savoir
p.417
III 231 La question du langage
p.417
III 232 La médiation enseignante
p.428
III 233 Les savoirs et les pédagogies adaptatives
p.439
III 234 Culture scolaire et culture commune
p.445
III 235 De la connaissance à la compétence …
p.457
Conclusion
Bibliographie
p.473
ouvrages cités dans l’introduction
p.481
…cités dans la 1ère partie
p.485
…cités dans la 2ème partie
p.500
…cités dans la 3ème partie
p.523
… cités dans la conclusion
p.546
8
Introduction
Du débat à l’école…
Alors que le sociologue Emile Durkheim (1858-1917) peut affirmer, au début du XXe
siècle, que « chaque société, considérée à un moment déterminé de son développement, a un
système d’éducation qui s’impose aux individus avec une force généralement irrésistible. »1,
la légitimité de cette imposition semble bien être interrogée un siècle plus tard, non pas
seulement, non pas essentiellement, au plan des contenus (contenus de l’enseignement,
explicites ou implicites2, diffusés par l’Ecole par exemple) mais au plan du principe même de
l’inculcation.
La difficulté à laquelle l’action éducative a le sentiment d’être aujourd’hui confrontée de
manière inédite (?) est souvent imputée, pour partie ou intégralement, à la crise de l’autorité
induite par la dynamique démocratique qui, selon l’analyse néo-tocquevillienne3, place au
cœur de toute légitimation socio-politique une exigence d’égalité. Cette exigence est a priori
contradictoire avec le modèle hiérarchique auquel l’autorité est diversement liée, et qui fait
corps avec la relation éducative dès lors que celle-ci suppose, entre éducateur et éduqué, un
rapport asymétrique, non-réciproque, intrinsèquement dissemblable, toutes qualités dont
Alexis de Tocqueville (1805-1859) note en effet combien elles sont disposées à faire
problème en démocratie4 dès lors qu’elles s’offrent à l’interprétation en termes d’inégalité.
C’est dans ce contexte idéologique et, souvent, en réaction explicite aux problèmes qui
se posent à l’Ecole, qu’on voit se multiplier depuis une petite vingtaine d’années, les
1 Durkheim E., « L’éducation, sa nature et son rôle » in Education et sociologie, p. 45, reprise de
l’article « Education » in Buisson F. (dir°) (1911), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction
primaire.
2 « implicites » si l’on admet que certains enseignements peuvent effectivement excéder les
intentions de ceux-là mêmes qui en sont responsables…
3 Cf. les analyses de Marcel Gauchet : (2002) La Démocratie contre elle-même, et (2002),
« Démocratie, éducation, philosophie » in Blais M. - Cl., Ottavi D., Pour une philosophie politique de
l’éducation.
4 Tocqueville A. de (1835) De la Démocratie en Amérique, tome I, vol. II, « Des choix du peuple
et des instincts de la démocratie américaine dans ses choix ».
9
références à l’usage d’une pratique pédagogique devenu incontournable, le débat, que
l’Institution prend le parti d’encourager en multipliant, depuis la fin des années 60, les plages
de discussion dans la vie scolaire et dans la vie de classe, démarche dont il convient
nonobstant de souligner les limites.
Sans doute faut-il reconnaître que le débat apparaît aussi de plus en plus clairement
comme un rouage essentiel des pratiques pédagogiques ou/et didactiques des premier et
second degrés, soutenues par l’Institution.
Très présent en français bien sûr à travers le commentaire de textes, le débat d’interprétation
et la didactique de l’oral, presque incontournable en philosophie1 où l’heureuse controverse
soutient la dialectique socratique, il est désormais à l’honneur dans les disciplines
scientifiques via la didactique de « la main à la pâte » et la promotion de la situationproblème, situation d’enseignement qui s’appuie sur la théorie socio-constructiviste de
l’apprentissage2, pour laquelle un élève qui apprend est un sujet qui restructure son outillage
conceptuel, passant ainsi d’une représentation ancienne à une conception nouvelle de l’objet
de connaissance, à la faveur d’un « débat contradictoire collectif »3.
Cet usage du débat reste cependant subordonné, peu ou prou, aux théories de l’apprentissage,
et par là même à la double mission de formation et de transmission qui est au principe de
l’entreprise scolaire, du moins dans le système de représentations largement construit par la
Modernité qui définit l’humanisme en terme d’éducabilité, et que résume la célèbre formule
de Kant, « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que
l’éducation fait de lui. Il faut bien remarquer que l’homme n’est éduqué que par des hommes
et par des hommes qui ont également été éduqués. »4.
En revanche, se fait jour au plan de la vie scolaire une toute autre conception du débat
dans l’école, liée cette fois à la participation démocratique, et que symbolise la représentation
d’élèves aux conseils d’administration des lycées et collèges (1/6e) et aux conseils de classe
(deux par classe), instituée par le décret du 8 novembre 1968. Le fait est significatif,
1 A cet égard, relevons la multiplication des « ateliers philo » en primaire, classes-relais, lycées
professionnels (cf. Rochex J.-Y., Bautier E .(dir°) (2005), Enseigner la philosophie en lycée
professionnel, Reims : SCEREN-CRDP) …
2 Plus systématiquement exploitée, dans un premier temps, par les didacticiens des mathématiques
comme G. Brousseau, Y. Chevallard ou G. Vergnaud, la situation-problème déborde largement en
physique (A. Thibergien ou L. Viennot), en biologie (G. Rumelhard, J.-P. Astolfi, M. Develay) et, à
vrai dire, conquiert progressivement l’ensemble des champs disciplinaires.
3 C’est l’inscription du point de vue de l’individu dans ce débat contradictoire qui est susceptible
de démentir l’anticipation de la résolution du problème à laquelle la conception ancienne invitait
spontanément l’élève, pour affirmer la pertinence de la conception nouvelle.
4 Kant E., (1803), Réflexions sur l’éducation, p.73.
10
quel que soit le caractère formel de cette participation lorsque le conseil de classe oublie son
pouvoir pédagogique en présence des représentants des élèves, et lorsque le conseil
d’administration révèle son impuissance face au chef d’établissement, toujours nommé par
l’administration centrale.
Notons encore que cette disposition ne s’adresse qu’au second degré, les expériences de
« conseil d’école » avec participation des élèves menées dans le premier degré restant
exceptionnelles1.
Ceci étant, il faudrait accorder une attention particulière à la mise en œuvre, par la pédagogie
Freinet et, plus radicalement, par la pédagogie institutionnelle qui en est issue2, du « conseil »,
institution centrale de la classe coopérative3, au point que sa logique l’emporte sur celle des
« activités libres » et de « l’imprimerie à l’école », pièces maîtresses du dispositif
pédagogique freinetiste. C’est parce qu’elle se veut un contre-modèle à « l’école caserne »,
définie par Fernand Oury comme « la concentration, le parcage, la discipline mortifère, le
conditionnement à la passivité », que la pédagogie institutionnelle fait du conseil qui
rassemble une ou deux fois par semaine, à heure fixe enseignant et élèves pour discuter des
affaires de la classe, l’« institution régulatrice et instituante où chacun a voix au chapitre et
participe à l’élaboration des décisions communes qui font la loi à tous (maître compris). »4,
avec, en filigrane, cette idée que Michel Lobrot5 dit être inspirée par la dynamique des
groupes de Kurt Lewin selon laquelle le groupe étant strictement autonome, il se conduit luimême, toute hétéronomie tendant à le paralyser ou à le stériliser.
Sans doute le GFEN6 est-il également susceptible d’instituer, à l’école élémentaire, et sans
esprit systématique cette fois, le « conseil de classe », organe de discussion et de prise de
décision, mais à aucun moment cette « pratique civique qu’est la gestion, avec les enfants, de
1 Voir notamment GFEN, (1986), « Faire l’école autrement dans une école ordinaire » in La vraie
égalité : le savoir pour tous, pp.61-65 : un conseil de coopérative de l’école se réunit toutes les trois
semaines.
2 Après la scission de Fernand Oury et Raymond Fonvielle pour former le Groupe des techniques
éducatives en 1961.
3 Cf. Pochet C., Oury F. (1979), Qui c’est l’conseil ?
4 (1989), Monographie n°211, Le nouvel Educateur, p.3.
5 qui après la scission de 1964 articulée pour une large part sur la question du pouvoir dans la
classe, s'oriente vers une conception encore plus décisivement autogestionnaire de l’école que F. Oury.
6 Le GFEN, Groupe français d’éducation nouvelle, créé en 1921, est la section nationale de la
Ligue internationale d’éducation nouvelle fondée la même année, dont la revue d’Adolphe Ferrière,
Pour l’ère nouvelle, est l’organe à partir de 1932. Ce mouvement, qui s’inscrit dans une logique
pacifiste, éducation pour/à la paix, est animé dès sa fondation par Henri Wallon et Henri Piéron ; Paul
Langevin qui le rejoint bientôt en est président jusqu’en 1946, avant que Wallon ne lui succède.
11
la vie de classe » ne se désolidarise des objectifs d’apprentissage1, ne s’autonomise vis à vis
d’une pratique de classe centrée sur la construction des savoirs comme condition du
développement de l’enfant. Aussi le recours au conseil est-il porteur d’un projet qui s’écarte
sensiblement des objectifs implicites ou explicites de l’Education nationale (objectifs
civiques) et de la pédagogie institutionnelle (objectifs d’émancipation psychanalytique et/ou
politique).
Reste que c’est peut-être à cette éducation civique qui occupe à nouveau, après bien
des années d’absence2 le devant de la scène scolaire, que le débat, - mais parle t-on encore du
même débat ?-, demeure le plus systématiquement associé, et qu’il s’impose à tous,
enseignants, élèves et parents, comme la forme la plus évidente d’une éducation
démocratique3.
A titre d’illustration de cette effervescence autour du débat, citons la publicité faite, en juin
2006, au 13ème Parlement des enfants qui a réuni 577 élèves de CM2. Cette manifestation,
organisée par les plus hautes instances puisque le Président de l’Assemblée nationale et le
ministre de l’Education nationale en sont les opérateurs, et au cours de laquelle les
représentants élus des élèves sont supposés découvrir et exercer la fonction de législateur en
adoptant, suite à un débat en commission parlementaire, une des dix propositions de loi
sélectionnées parmi les propositions élaborées avec les enseignants dans les classes, se
présente comme une expérimentation de « débat démocratique ».
Que cet événement puisse participer d’une exploitation médiatique, voire que cette
exploitation soit in fine l’objectif politique d’un tel projet conforte encore, par cet effet
1 Cf. Rousset Chr. (1985), « Vie coopérative et apprentissage de la lecture » en classe de CP/CE1,
in G.F.E.N., La vraie égalité : le savoir pour tous, pp.13-16.
2 De l’Ancien Régime à la Troisième République, l’enseignement élémentaire et secondaire met
l’accent sur l’éducation morale à travers ce que les programmes de 1882 désigne sous le terme
l’« instruction morale et civique ». Résistant vaille que vaille aux diverses crises morales et politiques
qui caractérisent les deux après-guerres, la décolonisation et l’établissement contestée de la Ve
République, l’éducation civique tombe finalement en désuétude dans les années 60, et semble bien
emportée par la vague anticonformiste au tournant de la décennie qui voit sa disparition des
programmes scolaires du second degré et, dans le premier degré, sa dilution dans les disciplines
d’éveil (arrêté du 7 août 1969).
Sa restauration par le ministre de l’Education nationale Jean-Pierre Chevènement en 1985 dans les
écoles et les collèges avec programme, manuel et budget n’en est que plus spectaculaire, d’autant que
sa présence est, au cours des vingt années suivantes, confirmée et renforcée puisqu’elle s’impose, sous
les traits de l’ECJS (éducation civique, juridique et sociale), entre 2000 et 2002, dans les lycées
généraux et professionnels.
3 Cf. Blais M.-Cl. (2002), « Civilité, socialisation, citoyenneté. Que peut l’éducation civique ? », in
Blais M. - Cl., Gauchet M., Ottavi D., Pour une philosophie politique de l’éducation, pp.251-296
12
vitrine, une occupation de l’espace pédagogique largement entérinée par les programmes.
En effet le « vivre ensemble » des cycles 1 et 2 (respectivement cycle des
apprentissages premiers et cycle des apprentissages fondamentaux), que célèbre la doxa
enseignante au titre de sa contribution à la réussite scolaire des élèves puisqu’il s’agit
d’articuler « construction de la personne et acceptation du caractère collectif de la vie
scolaire »1, annonce, au cycle 3 (cycle des approfondissements) et au collège, l’éducation
civique puis, au lycée, l’éducation civique juridique et sociale (ECJS).
Le caractère primordial de cet enseignement est affirmé dans les programmes de 1995 dès le
cycle 1 : le « vivre ensemble » est présenté comme « le premier objectif visé », et il est
explicitement centré sur un échange conversationnel supposé préfigurer le débat : « L’enfant
devient ainsi un acteur dans la communauté scolaire : il doit y assumer des responsabilités à
sa mesure, expliquer ses actions, écouter le point de vue de l’autre. Il apprend à discuter des
problèmes qui se posent dans la vie quotidienne. (…) Ainsi apprendre à vivre ensemble c’est
aussi apprendre à communiquer. »2. En même temps, le texte précise dès que possible, c’està-dire dès le cycle 3, son caractère non disciplinaire : « L’éducation civique n’est pas une
discipline à enseigner en tant que telle, isolément, mais ses principes fondamentaux,
appréhendés à partir de l’analyse de faits de la vie quotidienne, doivent imprégner toutes les
activités de l’école. »3.
Les programmes de 2002 renchérissent en imposant, en cycle 2, un horaire d’une heure par
semaine consacré au débat dans le cadre du « vivre ensemble », et en cycle 3 où l’éducation
civique acquiert droit de cité, une dotation d’une heure hebdomadaire « répartie dans tous les
champs disciplinaires, et toujours d’une demi-heure hebdomadaire consacrée au débat réglé »,
qualifiant ce dernier d’« occasion la plus féconde d’entraîner chacun à l’usage de la parole »4.
Cette double caractéristique formelle et transdisciplinaire est donc bien pérennisée.
Ainsi en cycle 2 « l’apprentissage de la communication réglée », « la tenue de débats où
chacun doit savoir réfréner sa parole, laisser la place à celle de l’autre et comprendre son point
de vue - même quand on ne le partage pas -, chercher à le convaincre en argumentant » est
posé comme l’un des « meilleurs instruments » de la construction du vivre ensemble, et « la
première forme d’éducation à la démocratie »5, alors que pour le cycle 3, les programmes
1 MEN, (2002), Qu’apprend-on à l’école élémentaire ?, p.95.
2 MEN, (1995), Les programmes de l’école primaire, p.21.
3 Ibid. p.70.
4 B.O. HS n°1 du 14 février 2002.
5 MEN (2002), Qu’apprend-on à l’école maternelle ? ; Qu’apprend-on à l’école élémentaire ?
p.48.
13
précisent encore que l’éducation civique « n’est pas, en priorité, l’acquisition d’un savoir,
mais l’apprentissage pratique d’un comportement. Ce domaine n’est donc pas lié à un
enseignement mais à tous »1. Et « prendre part à un débat portant sur la vie de la classe »
relève des compétences devant être acquises en fin de cycle 2, de même qu’« être capable de
participer à un débat pour examiner les problèmes de vie scolaire … », « distribuer la parole
et faire respecter l’organisation d’un débat », « formuler la décision prise à la suite d’un
débat », « pendant un débat, passer de l’examen d’un cas particulier à une règle générale »,
des compétences de fin de cycle 32.
Caractéristiques que l’on retrouve au collège, même s’il a bien fallu « attribuer »
l’horaire à un enseignant, celui d’histoire et de géographie pour l’essentiel, mais le professeur
principal n’est pas tout à fait en reste puisqu’il garde la haute main sur le « débat » durant les
heures de « vie de classe »3, confirmant ici son rôle de coordinateur et la dimension
transdisciplinaire de sa fonction.
Car cet « enseignement s’appuie en priorité sur l’apprentissage du débat conçu comme un des
éléments constitutifs de la démocratie républicaine : à partir d’une situation concrète les
élèves apprennent à argumenter, ce qui suppose tout à la fois l’exercice de l’esprit critique et
du raisonnement, mais aussi l’écoute de l’autre et le respect des opinions. L’éducation civique
ne se limite pas à l’enseignement prévu dans l’horaire des élèves : les autres disciplines
participent toutes à la formation du citoyen et la nourrissent de références culturelles et
scientifiques. »4.
Ainsi le document d’accompagnement « éducation civique 3ème » (cycle d’orientation) replace
t-il le débat au centre des enjeux tout en adaptant les exigences et les modalités à l’âge des
élèves, mais avec un objectif inchangé, parce qu’« argumenter, c’est à la fois défendre et
tenter de convaincre ; c’est mettre en œuvre toutes les ressources du langage mais aussi tous
les talents de la personne dans l’exercice de la parole, en particulier de la parole militante ;
c’est tenter aussi de légitimer ou d’accréditer une thèse, de la faire adopter ou partager, tenter
aussi de la réhabiliter contre ses adversaires ou ses détracteurs, c’est en premier lieu donner à
tout citoyen les moyens de son engagement.
1 MEN (2002), Qu’apprend-on à l’école élémentaire ?, p.177.
2 B.O. HS n°1 du 14 février 2002
3 A la rentrée 2005-2006, ces horaires en histoire-géographie-éducation civique sont les suivants :
3h00 en 6ème; 3h00 en 5ème et possiblement 4h00 en incluant les heures d’itinéraire de découverte
(2h00 sur 2 disciplines) ; en 3ème, 3h30. La « vie de classe « , sous la responsabilité du professeur
principal, représente 10h00 annuelles.
4 MENESR, 2006.
14
La formation à l’argumentation relève autant de l’instrumentation que de la morale (…) »1.
Avec cette réserve qui confirme toute la distance qui sépare l’éducation civique d’une
discipline scolaire2, encore attachée à la connaissance positive, à un horizon d’objectivité
scientifique puisque ici « le dernier mot appartient à l’éthique. Sans l’éthique, sans valeur de
référence, la formation à l’argumentation risque de n’être qu’un entraînement à la
performance verbale, à la séduction fallacieuse. »3.
L’erreur (le mal ?) tient donc explicitement au non respect de ce qui doit être, et non plus à
l’ignorance de ce qui est, sous les auspices des droits de l’homme (les articles 10 et 11 de la
Déclaration du 26 août 1789 sont cités), droits pour lesquels le débat est d’abord constitutif
d’une société démocratique : « Le débat est un moyen pour tout individu d’exprimer sa
pensée. Se confronter avec la pensée de l’autre est la condition sine qua non de l’existence du
débat et de l’avènement d’une société démocratique »4.
Confortant les positions déjà évoquées, « cette formation à l’argumentation (…) s’inscrit dans
le projet éducatif dans sa totalité »5, alors que la capacité d’argumenter dans le cadre d’un
débat fait partie des compétences devant être acquises en fin de 3ème, et finalise une
« coopération » entre les disciplines.
Le document d’accompagnement pour les 5èmeet les 4ème (cycle central) poursuit dans la
même veine : « si les programmes du cycle central et de la classe de 3ème sont confiés aux
professeurs d’histoire et de géographie, l’éducation civique demeure l’affaire de tous les
enseignants. Aussi est-il souhaitable qu’elle s’insère dans le projet d’établissement en
favorisant une réflexion et une action interdisciplinaire (…) »6.
Mais c’est peut-être la lecture du document d’accompagnement du programme
d’éducation civique de la classe de 6e (cycle d’adaptation) qui se révèle la plus déroutante,
dans sa confusion même.
1 MEN, (2004), Education civique, géographie, histoire ; programmes et accompagnements ; 3e,
4 , 5e, 6e, p.196.
2 Rappelons que la discipline dans l’acception de « terme générique de contenus d’enseignement
renvoyant aux différents ordres d’enseignement » s’impose après la Première Guerre mondiale,
l’emportant sur matière et sur le très vieilli faculté lorsqu’il apparaît clairement, à la fin du XIXe
siècle, que la formation intellectuelle échappe aux seules humanités classiques. La discipline,
foncièrement liée à un objectif d’enseignement scolaire, n’est pas pour l’essentiel le fait d’une
« transposition didactique » de savoirs savants. Cf. Chervel A. (1998), La culture scolaire, pp.9-13.
3 MEN, (2004), Education civique, géographie, histoire ; programmes et accompagnements ; 3e,
e
4 , 5e, 6e, p.196.
4 Ibid. p.196.
5 Ibid. p.196.
6 Ibid. p.110.
e
15
Alors qu’est en effet stipulé que « centrée sur l’élève, l’éducation civique donne un sens à
l’ensemble du projet éducatif »1, - ce qui, somme toute, n’est pas rien, et ne laisse de
surprendre compte tenu de la faiblesse de l’horaire et du flou dans lequel sont laissés les
enseignants pressés de coopérer pour faire place à cette « non-discipline »… -, la suite du
document soutient à la fois que « la formation aux concepts est explicitement inscrite dans les
objectifs de l’éducation civique. (…) L’exigence de formation aux concepts n’est pas
spécifique à l’éducation civique, elle est inhérente à toute discipline qui, en même temps que
des savoirs, délivre des outils de leur théorisation, sans laquelle un apprentissage n’est jamais
tout à fait réalisé. » et que « toutefois, dans le domaine des concepts, l’enseignant doit recourir
au débat, donc à la formation au débat, préconisée comme l’une des démarches essentielles à
l’éducation civique.»2.
Doit-on comprendre que le débat est ici un lieu d’élaboration conceptuelle, et, le cas échéant,
de quelle « élaboration » pourrait-il s’agir, et de quels concepts ? Comment faire naître, de la
conversation entre élèves, une telle démarche, sauf à supposer, ce qui est d’ailleurs le fait de
la maïeutique socratique souvent invoquée comme « recours », que l’idée, toujours déjà-là,
préexiste au dialogue qui n’a d’autre fonction que de la révéler, mais qu’en conséquence
l’idée de Bien, pas plus que la moralité, ne saurait s’enseigner3 ?
Comment échapper, in concreto, et comme le confirment si souvent les observations en
classe, à la litanie des opinions et des préjugés agrégés, lorsque, pour parler comme Hannah
Arendt, le groupe « fait foule » dans l’adhésion massive à un point de vue unique, celui d’une
génération, d’une communauté, d’un groupe minoritaire ou majoritaire, sûr de sa légitimité
sociale ou non…, unanimisme qui voue pratiquement à l’échec toute velléité de
dépassement ?
Du reste, subodorant sans doute ici une difficulté, le texte se veut rassurant : « Des élèves de
6ème déplorent ou dénoncent, dans des textes libres, l’injustice, l’abus d’autorité. Les uns et les
autres manifestent, par leur émotion ou leur revendication, une vraie compétence morale, le
sens des valeurs, et par là même une aptitude à conceptualiser. »4. Sans autre démonstration,
le propos déduit de la compétence morale l’aptitude à conceptualiser, elle-même
empiriquement constatée dans les manifestations d’émotion et/ou les revendications dont se
révèlent « capables » les élèves !
1 Ibid., p.39.
2 Ibid., p.57.
3 Platon, Protagoras, in Œuvres complètes t.1, pp.73-146.
4 MEN, (2004), Education civique(…) programmes et accompagnements ; 3e, 4e, 5e, 6e, p.58.
16
Et puisque l’autodéploiement de l’émotivité est censée mener au concept, cet
« enseignement » de l’éducation civique déborde du champ de l’enseignement, et, dans
l’Ecole même, de la compétence des enseignants, comme la transdisciplinarité excède toute
synthèse entre les disciplines pour devenir le « bien commun » des adultes intervenant dans
l’Ecole. Ainsi « La transdisciplinarité permet aux enseignants, aux conseillers principaux
d’éducation, aux documentalistes, aux surveillants de contribuer à l’élaboration de
concepts… »…
Et qu’est-il permis de comprendre de cette émotion primitive à travers un propos qui pourrait
sembler d’abord radicaliser à l’extrême la position de Rousseau1, et qui, en réalité, referme
l’espace éducatif et forclôt la dynamique de perfectibilité dont le philosophe fait le principe de
l’humanité ?
Aussi est-on fondé à conclure, en accord avec le texte (!) à défaut de l’être, assurément, sur la
question du sens ici évoquée : « l’éducation civique pose explicitement, dans sa mise en
œuvre, la question du sens de l’école ».
L’ECJS quant à elle, mise en place à la rentrée 1999 pour toutes les classes de seconde
des lycée d’enseignement général et technologique, 2000 pour les classes de première et 2001
pour les terminales, à hauteur de deux heures par mois en demi-classe2, s’inscrit dans le droit
fil de cette orientation éducative.
Présentée en écart avec les disciplines, plusieurs enseignants sont du reste pressentis pour en
assumer la charge, - histoire géographie, sciences économiques et sociales, philosophie
sciences de la vie et de la terre, ou éducation physique et sportive -, elle justifie son existence,
1 Ouverte à la seule perspective historique, la question de l’homme pose la liberté comme
arrachement à la nature cf. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
(1755). En sorte que si « originellement » (l’origine étant ici un postulat théorique car l’histoire
dément toute figure fondatrice) la sociabilité se limite en effet au sentiment de pitié, « les hommes
dans cet état n’ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être
ni bons ni méchants » (p.152) et quand bien même « l’entendement humain doit beaucoup aux
passions (…) et il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se
donneroit la peine de raisonner. » (p.143), ce qui caractérise l’humain s’ancre dans son histoire,
individuelle (l’éducation) et collective (la politique et la culture), c’est-à-dire dans sa perfectibilité
dont l’enfance est la quintessence.
2 Dans la voie générale et technologique, les programmes ont été arrêtés pour les classes de
première le 9 août 2000 (B.O. HS n°7 du 31 août 2000), pour les classes de terminale le 20 juillet 2001
(B.O. HS n°3 du 30 août 2001), pour la classe de seconde, le 1er juillet 2002 (B.O. HS n°6 du 29 août
2002).
Dans la voie professionnelle, les programmes ont été arrêtés pour les BEP et baccalauréat
professionnels le 20 juillet 2001 (B.O. HS n°2 du 30 août 2001) et pour les CAP le 26 juin 2002 (B.O.
HS n°5 du 29 août 2002).
17
par le constat qu’« on ne naît pas citoyen mais qu’on le devient » et que cela « suppose
formation d’une opinion raisonnée, aptitude à l’exprimer, acceptation du débat public »1.
Comme on l’a vu précédemment, la référence au « débat démocratique » tient assez
paradoxalement lieu de formation, puisque l’ECJS ne comporte pas « ou très peu, de
nouveaux savoirs », « le seul savoir nouveau auquel il faut initier les élèves, grâce à l’ECJS,
concerne le droit, trop ignoré de l’enseignement scolaire français »2.
Mais cette référence est double car l’ECJS doit également, ce qui n’avait pas été évoqué
jusqu’alors, « satisfaire la demande exprimée par les lycéens lors de la consultation nationale
de 1998 sur les savoirs, de pouvoir s’exprimer et débattre à propos des questions de société.
Le débat argumenté apparaît donc comme le support pédagogique naturel de ce projet (…) »3.
L’éducation civique dont le cœur de cible se désigne lui-même « initiation à
l’argumentation », pourrait donc faire figure de tête de pont d’une réforme de la scolarité
visant à la décentrer des savoirs positifs encadrés par les disciplines, et à l’inscrire dans un
projet éducatif plus vaste au sein duquel se cherchent de concert connaissances et missions de
l’Ecole.
Car s’il est effectivement souhaitable que chacun soit mis en situation, à l’école, de penser par
lui-même, et partant d’argumenter, il y a grand risque à laisser entendre, en rupture avec
l’idée même d’une universalité scientifique, que la vérité puisse procéder de la discussion
intersubjective. Comme il est d’ailleurs « hasardeux » de faire comme si l’argumentation
pouvait conquérir une autonomie, autre que formelle et fallacieuse, à l’endroit de la
dynamique du travail intellectuel qui la supporte, construction théorique, élaboration
conceptuelle, dynamique qui constitue la matière de tout argumentaire, sans laquelle par
conséquent tout « argument » se perd dans l’argutie et la rhétorique, et plus certainement
encore dans l’a priori, le préjugé et le lieu commun où, par hypothèse, se forgent les opinions.
Or c’est là on le devine que le bât blesse, et le danger n’a pas totalement échappé à
l’Institution qui s’efforce de se justifier : « Faire le choix du débat argumenté n’est ni
concession démagogique faite aux élèves ni soumission à une mode (…) Le débat argumenté
permet la mobilisation, et donc l’appropriation, de connaissances à tirer de différents
domaines disciplinaires (…).
Il fait apparaître l’exigence, et donc la pratique de l’argumentation (…) Il doit mettre en
1 B.O. HS n°7 du 31 août 2000.
2 B.O. HS n°6 du 29 août 2002.
3 Ibid.
18
évidence la différence entre arguments et préjugés, le fondement rationnel des arguments
devant faire ressortir la fragilité des préjugés. Il doit donc reposer sur des fondements
scientifiquement construits…»1.
Sans doute l’intention est-elle louable. Toutefois, parce qu’elle tient à distance les disciplines
et les savoirs, l’éducation civique concède un rôle majeur à la transdisciplinarité qui interroge,
on l’a vu, cette propriété d’être un enseignement puisque, au-delà des enseignants, elle
« engage l’équipe éducative »2 qui « rassemble les élèves et tous ceux qui, dans un
établissement scolaire ou en relation avec lui, participent à la formation des élèves. »3. Avec
cette double ambiguïté quant à l’acception qu’il convient de donner à « rassembler » : est-ce
là ce qui rassemble dans un même espace-temps - celui de l’école -, ou vers un même objectif
- celui de l’éducation -, engageant ou non les familles ; et quant à l’interprétation de l’idée de
« participation à la formation », terme qui fait peut-être écho au concept durkheimien de
socialisation, sachant que l’enseignement, singulièrement absent ici, ne peut l’être qu’à
dessein.
Dès lors, à travers la réaffirmation du primat de l’éducation sur l’instruction et la focalisation
formaliste sur le débat, l’éducation civique pourrait apparaître comme l’avant-garde, dans une
acception strictement militaire bien sûr, d’une action réformatrice cherchant à assurer l’unité
d’un système scolaire dont le collège serait en quelque sorte à l’articulation4 et d’une culture
de l’Ecole recentrée sur l’exigence socialisatrice plus que sur la connaissance.
La polyvalence du débat, son omni-référence et sa polysémie, sa revendication
paradoxalement « novatrice », la manière dont il s’impose le plus souvent aux enseignants
sans plus de questionnement et tout en leur demeurant une énigme, - et, en ce sens, le débat
n’est pas sans rappeler le projet expérimental, autre passe-partout pédagogique -, interroge
bien sûr l’école contemporaine.
1 Ibid.
2 Cf. « Accompagnement des programmes de 6ème ».
3 Cf. loi d’orientation du 10 juillet 1989 sur l’éducation qui, pour la première fois évoque cette
« équipe éducative ».
4 Décret 96465 du 29 mai 1996 (B.O. n°25 du 20 juin 1996), art. premier : « Le collège accueille
tous les élèves ayant suivi une scolarité élémentaire. Il leur assure, dans le cadre de la scolarité
obligatoire, la formation qui sert de base à l’enseignement secondaire et les prépare ainsi aux voies de
formations ultérieures. ».
19
Qu’est-ce qui permet la promotion, aujourd’hui, comme recours dans l’Ecole, d’objets
pédagogiques qui, a minima, « s’accommodent » du brouillage de la distinction entre savoir et
opinion, entre ce qui existe et dont on cherche à établir les lois de comportement et le flux des
sensations et représentations, dualité dont on sait qu’elle est sans doute éminemment fragile,
mais dont l’horizon est le garant de toute connaissance et, par là, le fondement de tout
enseignement rationnel ?
Comment de tels objets peuvent-ils s’imposer ici, sans même qu’il faille la croix et la
bannière pour le faire, alors justement que leur valeur théorique et/ou leur pertinence
pragmatique est largement occultée, ou qu’en tout cas ces objets inscrivent l’évidence de leur
efficace, – indiscutable par hypothèse -, pour partie à l’écart de la rationalité d’une réflexion
théorique ?
Pour questionner ces « pratiques pédagogiques », non pas en soi, mais en ce qu’elles seraient,
possiblement, un des symptômes d’une Ecole en mal de cadres théoriques et de certitudes
pratiques, d’une Ecole confrontée au brouillage de ses repères, nous prenons le parti
d’interroger la généalogie de cette « crise » constitutive de la manière dont l’Ecole, pilier
d’une Modernité dont l’éducabilité est au principe, a dû nécessairement réagir à l’effritement
de l’ordre moderne.
Comment les représentations de l’enfant et les pratiques scolaires, dans leur cohabitation
productive d’un projet scolaire depuis la Modernité qui leur donne naissance à l’aube de l’âge
classique, se sont adaptées aux ébranlements de l’humanisme qui les affectent ensemble, dès
le début du XXe siècle sans doute, et de plus en plus fortement tout au long du siècle dernier,
jusqu’à peut-être recouvrir la question, moderne s’il en est, des fins de l’éducation : quelle
école pour quel enfant ?
La question de la crise
Ce travail trouve donc son origine dans l’hypothèse selon laquelle les modes de penser
l’enfance et les modes de penser l’Ecole sont interdépendants, hypothèse qui nous invite par
conséquent à interroger ensemble les représentations de l’enfant qui se sont à la fois
succédées et pour partie conservées et les manières de concevoir l’école, conceptions et
pratiques de l’« apprendre » et de l’« éduquer » qui définissent une forme scolaire1 que l’on a
pu dire relativement stable depuis trois siècles, et de les interroger depuis cette « crise de
1 Cf. les travaux de Guy Vincent, et notamment (1980), L’Ecole primaire française.
20
l’école » dont il nous faut préciser les contours, d’autant plus incertains qu’elle apparaît
d’abord affaire d’opinion.
Car ce concept mou renvoie tout aussi bien actuellement à l’émergence de la notion d’échec
scolaire comme problème public qu’à l’idée d’une incompatibilité entre l’idéal d’égalité
démocratique et la sélection socio-scolaire des élites, à l’incertitude quant à la possibilité de
rendre l’enfant heureux aujourd’hui et l’adulte intelligent demain, aux supposées défaillances
de l’école à garantir l’insertion professionnelle des jeunes qu’elle finit par libérer sur le
marché de l’emploi qu’à la remise en cause de l’autorité des savoirs et des maîtres. Et
l’hypothèse même d’une crise, dont le caractère pérenne étonne immédiatement, peut sembler
contestable, sauf à considérer une Ecole* structurellement en crise, et suivre la réflexion
durkheimienne qui, pionnière, fait de la crise l’élément constitutif de l’identité de l’Ecole.
En effet pour Durkheim, si la pédagogie « consiste dans une certaine manière de
réfléchir aux choses de l’éducation », et si « l’homme ne réfléchit pas toujours, mais
seulement quand il est nécessité de réfléchir »1, « la pédagogie n’apparaît dans l’histoire que
d’une manière intermittente », son tempo s’accélérant « à partir de la Renaissance (…) et plus
on avance dans l’histoire » car « l’évolution sociale devient plus rapide, une époque ne
ressemble pas à celle qui précède (…), des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent
sans cesse »2. En quoi la pédagogie serait, dans toute l’acception du terme, et avec les
conséquences que cela implique au plan des rejets éventuellement suscités, du côté de l’inédit.
En outre Durkheim reprend, en la déplaçant, la distinction, initialement proposée par le
philosophe Henri Marion (1846-1896), de la pédagogie, théorie scientifique, et de l’éducation,
* Pour distinguer l’Ecole conceptualisée dans un projet politique qui la porte et la finalise des
autres acceptions du terme, et tout particulièrement, de l’école in concreto, nous utilisons
conventionnellement l’opposition majuscule/minuscule.
Nul n’est besoin de procéder de la même manière pour l’enfant, toujours appréhendé ici du point de
vue de ses représentations, au prisme des différentes constructions de l’enfance.
La majuscule aux substantifs « la Modernité », « les Modernes », renvoie à l’acception philosophique
de ces termes qui désignent alors une famille de penseurs pour laquelle s’opposent une
conceptualisation du monde portée par les philosophies de l’Antiquité, le cas échéant revisitée par la
théologie chrétienne, et une conceptualisation « moderne » sur laquelle nous allons avoir, en première
partie de ce travail, l’occasion de revenir longuement.
1 Durkheim E. (1893), « Pédagogie et sociologie », in Education et sociologie, p.75.
2 Ibid., p.94. En sorte que, « pour répondre à tous ces changements, la réflexion pédagogique
s’éveille et, bien qu’elle n’ait pas toujours brillé d’un même éclat, cependant elle ne devait plus
s’éteindre complètement. », Ibid. p.95.
21
pratique pédagogique1, lorsqu’il oppose à l’éducation, qui relève de la psychologie collective,
de l’histoire, du jeu des forces sociales et constitue un phénomène social immédiat et non
réfléchi, la pédagogie qui, au contraire, s’attache d’abord à la conceptualisation des pratiques,
en rupture avec les mœurs éducatives2. Par quoi le sociologue peut constater la dissonance et
parfois la fracture entre les propositions des pédagogues, - François Rabelais, Jean-Jacques
Rousseau, Johann Heinrich Pestalozzi… -, et les manières d’éduquer de leur époque,
dissonance qui s’inscrit peu ou prou dans l’Ecole.
Atteste en effet de cette fracture critique dont l’Ecole est directement ou indirectement la
scène, la réception du traité d’éducation de Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation,
paru en 1762, en même temps que son traité politique révolutionnaire du Contrat social, et qui
vaut à son auteur d’interminables poursuites. Condamné à la fois par le Parlement de Paris qui
fait brûler l’ouvrage, par l’Eglise, et par le Consistoire de Genève, Rousseau doit se réfugier
en Suisse où sa demeure est lapidée par les villageois, puis dans l’île Saint Pierre au milieu du
lac de Bienne d’où le Sénat de Berne le fait encore expulser, pour finalement trouver refuge
en Angleterre, à l’invitation de David Hume. Extrême violence qui fait ici écho à la dimension
proprement para-doxale d’un traité dont la réflexion se confronte, sans conciliation possible, à
l’ordre légitime des représentations de l’enfant et de l’éducation alors en place, entendant par
« ordre légitime », concept emprunté au sociologue Max Weber (1864-1920), un ensemble de
représentations organisées, articulées aux relations sociales et dont la validité fait l’objet d’un
large consensus, en sorte que la conformation des comportements à ces représentations ne
relève exclusivement ni de l’intérêt ni de l’habitude, mais participe aussi du respect de la
validité de la norme explicitement ou implicitement édictée3.
La pédagogie n’est donc pas en effet pour Durkheim l’instrument d’une pensée claire et
sereine ordinairement inscrite dans le cours du progrès de l’humanité ; elle est une pratique de
théorisation qui naît à la faveur d’un changement historique.
Elle est ainsi, par elle-même, une pratique théorique critique, en sorte que penser l’éducation,
c’est forcément penser la crise de l’éducation, et c’est penser l’éducation dans la crise.
Toutefois, comme pratique théorique critique, la pédagogie articule conceptions de
l’enfant et de l’Ecole autour d’un double projet politique.
1 Cf. Marion H. (1887), « Pédagogie », in Buisson F. (dir.), (1887), Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire, p.2238.
2 Buisson F. (dir°) (1911), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, p.1538.
3 Weber M. (1922), Economie et société, pp.30-32.
22
Le premier renvoie au dispositif idéologique auquel la Modernité donne une valeur
anthropologique universelle, parce que l’homme « est la seule créature qui doive être
éduquée »1, valeur émancipatrice, parce que l’éducation est la condition même de la
réalisation de sa liberté inaliénable2, liberté rationnelle qu’il convient d’armer3.
Le second projet, tout au contraire, enracine l’éducation dans des pratiques sociales, dessine
une mission socialisatrice qui a « pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un
certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société
politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est destiné particulièrement. »4.
L’école dispense donc « une formation adaptée dans ses contenus et ses méthodes aux
évolutions économiques, technologiques, sociales et culturelles du pays et de son
environnement européen et international »5.
Entre ces deux pôles, les conceptions qui se croisent, s’additionnent, se neutralisent,
s’abâtardissent le cas échéant, dans la succession de leur convocation par la nécessité tout à la
fois de (re)penser la relation enfant/Ecole et les modes d’instruire et d’éduquer, cherchent une
conciliation plus ou moins improbable.
Conciliation rendue plus difficile encore par la sédimentation d’orientation patrimoniale des
représentations et des pratiques scolaires, car l’institution scolaire, organe instituant6, se
donne comme le dépositaire historique d’une culture conservatoire qu’elle a la responsabilité
de transmettre aux générations à venir.
Et c’est cet édifice culturel à l’unité toujours incertaine et précaire qui, au XXe siècle, affronte
l’ébranlement des certitudes modernes.
Ainsi, l’idée de crise de l’Ecole s’origine sans doute, dans sa première acception,
durkheimienne, dans une pensée critique qui préexiste largement à la mise en place de l’école
républicaine, puisqu’elle identifie la singularité pédagogique.
Mais l’idée de crise comme « modalité d’une pensée de l’éducation et de l’Ecole en crise »,
autre versant du déploiement du concept de crise, renvoie certainement à un moment
1 Kant E. (1804), Réflexions sur l’éducation, p.69.
2 … c’est pourquoi d’ailleurs « nous commençons à nous instruire en commençant à vivre » car le
sens de l’éducation est d’apprendre « à devenir son propre maitre »; Rousseau J.-J. (1762), Emile, livre
I, p.252, et livre V, p.818.
3 « Le but des études doit être de diriger l’esprit pour qu’il porte des jugements solides et vrais sur
tout ce qui se présente à lui. » ; Descartes R. (1628-1629), Règle I, Les Règles pour la direction de
l’esprit in Œuvres et lettres, p.37.
4. Durkheim E. (1911), « L’éducation, sa nature et son rôle » in Education et sociologie,, p.49.
5 Loi d’orientation du 10 juillet 1989 sur l’éducation, dite loi Jospin.
6 du lat. instituo (in et statuo), « placer dans », d’où « disposer », « établir », « fonder », « régler ».
23
particulièrement critique de l’histoire commune de l’Ecole et de l’enfant.
Et de ce point de vue cette crise serait alors mettre en regard de la fragilisation constante des
assises culturelles de l’Ecole, fondements qui sont ceux-là même que nous ont légués les
Modernes.
Note d’intention
Il n’est nullement de notre intention de décontextualiser des hypothèses qui président à
cette recherche, de prétendre à une vérité globale au motif que nous discutons, le cas échéant,
de concepts qui se veulent universels.
Mais si, attendu qu’il faudrait mettre fin à cette illusion de l'universel qui a pu, à certains
égards, caractériser le discours des Lumières, tous les contenus de pensée sont absolument
historicisés, force est alors d’accepter l’idée selon laquelle il existe une telle coupure entre les
époques et les figures de la pensée qui leur sont afférentes, qu’aucune unité du « genre
humain » ne devient légitimement conceptualisable, position que, très explicitement, nous ne
pouvons accepter.
Notre attention se porte sur une question finalement très circonscrite et spécifique : comment,
par quel processus et selon quelles modalités, la crise de la Modernité, comme phénomène
majeur dans la construction/déconstruction d’un rapport à la connaissance, à la vérité, à la
raison et au sujet, a pu conduire à des mutations quant aux représentations de l’enfant et de
l’Ecole, mutations que nous supposons à leur tour corrélées au(x) projet(s) scolaire(s)
organisés en dispositifs éducatifs ? Et question plus radicale : est-il possible, au sortir des
terribles secousses qui ont fortement mises en cause les certitudes humanistes, de penser une
éducation, et, en l’espèce, une éducation scolaire, en marge de l’Humanisme ?
Ne relève pas davantage de notre intention de chercher à minorer, au prétexte que nous
abordons une éducation qui se vit sur le mode de la crise, l’importance de l’ouverture
indéniable de l’accès à l’Ecole considérée, dans la conception large, comme l’ensemble des
établissements qui, de la maternelle à l’Université, dispensent un enseignement collectif en
vue d’instruire et d’éduquer les générations montantes, ni, par conséquent, les acquis
considérables en terme de progrès économiques, sociaux, citoyens, intellectuels et culturels
induits par cette « explosion scolaire », selon la formule prédictive du fondateur, en 1956, de
24
l’Institut Pédagogique National, l’inspecteur général de l’Instruction publique Louis Cros
(1908-2000)1.
Cette massification de l’Ecole, qui doit être regardée comme un fait majeur de civilisation,
traverse en effet les deux derniers siècles.
Du XIXe au XXe siècle, la généralisation d’un enseignement élémentaire dont la lecture, avant
l’écriture et des éléments de calcul, est la priorité, mais qui veut aussi, et plus généralement,
préparer à la vie, s’impose à tous les enfants.
Au XXe siècle, l’enseignement secondaire devient le lot commun avec la prolongation de la
scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans (1959), la mise en place du collège unique (1975), la
création des baccalauréats technologiques (1968), puis professionnels (1985), contribution à
la démocratisation du baccalauréat (1% en 1880, 64.2% en 20062) : le taux moyen de
scolarisation des enfants de 11 à 17 ans passe de 61.9% en 1960 à 75.9% en 1980 et 88% en
19903.
Enfin, l’enseignement supérieur s’ouvre à l’ensemble des classes moyennes4, garçons et
filles : ces quarante dernières années, le nombre d’étudiants est multiplié par 8, il passe, 1960
et 1970, de 300 000 à 850 000, atteint 1 100 000 en 1980, 1 700 000 en 1990 et 2 millions en
1993.
Pour l’essentiel, cette massification fonctionne dans le sens d’une démocratisation, c’est-àdire dans le sens d’une ouverture progressive de l’enseignement (l’école élémentaire d’abord
puis le collège, le lycée et l’enseignement supérieur enfin) à des groupes sociaux jusqu’alors
exclus. Seule la fréquentation de la maternelle renvoie à un mouvement inverse puisque de
populaire à la fin du XIXe siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, elle se généralise aux
classes moyennes et supérieures, scolarisant 27% des enfants en 1945, 84 % à l’aube du XXIe
siècle5.
Cette explosion scolaire est assurément relative à l’idée, présente dès les débuts de la IIIe
République6, de l’intérêt économique que représente la formation de la main d’œuvre et la
sélection scolaire au principe de la division du travail, selon une optique fonctionnaliste
1 Cros L. (1961), L’explosion scolaire.
2 Chiffres MEN (2007), « Le baccalauréat, repères historiques ».
3 Merle P. (2000), « Les transformations de l’enseignement secondaire français », in Van Zanten
A. (2000) L’école l’état des savoirs, p.36.
4 Allègre Cl (1993) L’Age des savoirs. Pour une renaissance de l’université.
5 Kherroubi M., Plaisance E. (2000), « Les évolution de l’enseignement du premier degré en
France » in Van Zanten A. (2000) L’école l’état des savoirs, p.27.
6 « l’école est un des puissants agents de production, car c’est la grande pépinière des
travailleurs… », Buisson F. (1887), « Un discours en Vendée », in La Foi laïque, p.40.
25
largement défendue par Emile Durkheim. Mais si la prise de conscience, sous la IVe
République, du retard national, alors que la pénurie d’ingénieurs incarne symboliquement
cette France élitiste à la scolarisation malthusienne, est à l’origine d’un tournant des politiques
éducatives de la Ve République et de l’offre fortement croissante d’éducation, la massification
du secondaire et le développement important de l’enseignement supérieur continuent à faire
cause commune avec la représentation, portée par les Lumières et la Révolution française,
d’une citoyenneté instruite et par conséquent indépendante et responsable.
Cependant la massification est aussi la résultante d’une forte demande sociale d’instruction,
d’éducation et de formation. Comme bien supérieur dont la demande est plus que
proportionnelle au revenu, cette demande est d’abord liée à la volonté d’ascension sociale si
prégnante durant les Trente glorieuses, puis soutenue par le chômage des jeunes lorsque les
signaux venant du marché de l’emploi incitent au prolongement de la scolarité.
Enfin, il n’est pas non plus de notre propos de nier l’inégal accès au savoir que cette
démocratisation, toujours partielle et souvent trahie, découvre lorsque, après des années
d’appel à la démocratisation de l’enseignement, - démocratisation inscrite par principe dans
l’école républicaine mais dont la revendication naît collectivement au sortir de la Première
Guerre mondiale avec les Compagnons de l’Université nouvelle qui réclament l’Ecole unique,
et qui, à partir des années 50, se double d’une véritable demande sociale -, le système éducatif
enfin unifié suite aux réformes Berthoin (l’école unique, 1959) et Haby (le collège unique,
1975) rend raison aux réformateurs, les années 70 voient paradoxalement s’effriter l’espoir
d’une démocratie scolaire.
A cet égard, il revient à Pierre Bourdieu de mettre en lumière combien les élèves « les plus
favorisés ne doivent pas seulement à leur milieu d’origine des habitudes, des entraînements et
des attitudes qui les servent directement dans leurs tâches scolaires ; ils en héritent aussi des
savoirs et des savoir-faire, des goûts et un " bon-goût " dont la rentabilité scolaire, pour être
indirecte, n’en est pas moins certaine. »1.
Dès lors, l’institution supposée « libératrice », parce qu’elle est au principe d’une sélection
qui reconnaît la maîtrise d’une langue et d’une culture transmises par la famille avant de l’être
par l’Ecole, et qu’elle garantit ainsi la reproduction d’une société foncièrement inégalitaire,
peut apparaître comme l’appareil d’un Etat qui, en effet, « n’a pas nécessairement besoin de
donner des ordres, et d’exercer une coercition physique, pour produire un monde social
1 Bourdieu P. Passeron J.-Cl.(1964), Les héritiers, p.30.
26
ordonné : cela aussi longtemps qu’il est en mesure de produire des structures cognitive
incorporées qui soient accordées aux structures objectives et d’assurer ainsi la croyance dont
parlait Hume, la soumission doxique à la croyance »1.
Que la réussite scolaire d’un groupe ou d’un individu, quelle que soit sa complexité, se
construise en relation avec la structuration sociale du groupe ou de l’individu, et que les
difficultés de l’Ecole et la scolarisation de nouveaux publics, d’origine populaire, soient
corrélées, nul ne cherche donc ici à le remettre en cause.
Mais si ces difficultés s’inscrivent sans doute dans le processus de massification par laquelle
s’est traduite la volonté de démocratisation de l’école et l’unification du système éducatif dans
les années 60 et 70, la crise de la Modernité n’en a pas moins pu imprimer une orientation
particulière à l’évolution récente des représentations afférentes au couple enfant/Ecole,
contribuant en ce sens, et peut-être de manière décisive, non seulement au « malaise
contemporain » par lequel l’opinion désigne unanimement le front éducatif, mais à ce qui fait
obstacle, effectivement, à une scolarisation démocratique.
C’est par conséquent à partir de telles prémisses que nous posons la question : peut-on parler
aujourd’hui d’une « crise de l’Ecole », et, le cas échéant, cette crise n’est-elle que la difficile
adaptation de l’ancien dispositif scolaire aux nouveaux objectifs de scolariser l’ensemble
d’une classe d’âge jusqu’à seize ans dans uns structure unifiée ?
Hypothèses
Attaché d’abord aux conceptions de l’Ecole et de l’enfant, ce travail s’est
essentiellement centré sur des sources normatives.
En conséquence, risque de confusion et risque de malentendu,, par déplacement implicite de
la référence aux valeurs au jugement de valeur, sont loin d’être négligeables.
Et quelle que soit l’honnêteté requise, - ce que Pierre Bourdieu appelle le « contrôle logique
de l’écriture »2 qui doit s’efforcer de soutenir l’exigence de neutralité axiologique posée par
Max Weber qui fonde un « rapport aux valeurs » dénué de jugement normatif -, la cohérence
1 Bourdieu P. (1993), « Esprits d’Etat. Genèse et structure du champ bureaucratique. », Actes de la
recherche en sciences sociales n°96/97, p.60.
La doxa est ici à comprendre comme « un point de vue particulier, le point de vue des dominants, qui
se présente et s’impose comme point de vue universel », Ibid. p.60.
2 Bourdieu P. (1984), Homo academicus, p35.
27
de cet effort d’interprétation repose essentiellement sur la toujours fragile justesse d’un
raisonnement. Elle n’échappe, comme l’a très clairement rappelé Marie Duru-Bellat dans « La
sociologie des inégalités sociales à l’école, entre « engagement et distanciation »1, ni au poids
du contexte socio-politique, idéologique et…normatif, ni aux représentations dominantes du
milieu de la recherche, ni aux présupposés qu’induit le choix de la méthode, des
modélisations ou indicateurs retenus, ni, enfin et peut-être surtout à la « construction du
résultat » et à la marge interprétative sur laquelle celui-ci ouvre.
Il n’est donc pas forcément inutile de préciser rapidement les hypothèses qui « gouvernent »
notre approche, hypothèses qui procèdent de deux positions principielles qui autorisent et
rendent compte de cette recherche.
D’une part, c’est parce que les faits éducatifs, comme « faits », sont des objets discursifs qu’il
est possible de conceptualiser l’Ecole, c’est-à-dire de construire un discours rationnel dont
l’Ecole est l’objet. Comme le rappelle justement Olivier Reboul2, « quand il s’agit de
questions judiciaires, économiques, politiques pédagogiques, peut-être aussi éthiques et
philosophiques, on n’a pas affaire à du vrai ou du faux, mais au plus ou moins vraisemblable.
Inversement, dans un monde où tout serait scientifiquement certain, il ne serait pas possible
d’argumenter…ni d’agir. »*.
Car bien qu’il n’y ait en effet que des interprétations, i.e. bien que les faits n’existent pas en
soi, indépendamment des discours qui les parlent, et justement parce qu’il n’y a que des
interprétations, la vérité qu’il faut bien postuler pour que tout propos ait un sens n’est pas dans
le fait comme « réalité » mais dans le fait comme « discours ».
D’autre part, quoique les représentations et le rapport aux valeurs soient sujets, au cours de
l’histoire, à de constantes variations, les mêmes, à travers ces époques et ces différences,
s’organisent en raison, en « effets de vérité » et font sens rationnellement, par quoi est posée
une unité implicite, celle d’une humanité qui se pense elle-même à travers la pluralité des
systèmes de représentations.
Autrement dit, si la relativité historique ne se perd pas dans une sorte de chaos irréductible à
* Les propos en italiques ou en majuscules dans les citations sont, dans l’ensemble de ce travail,
toujours le fait des auteurs.
1 Duru-Bellat M. (1999), « La sociologie des inégalités sociales à l’école, entre "engagement et
distanciation" », in Meuret D. (1999), La justice du système éducatif.
2 Reboul O. (1991), Introduction à la Rhétorique, p.103.
28
toute compréhension et reste compatible avec une conceptualisation, c’est au prix de la
postulation d’un ordre interne, d’une cohérence rationnelle toujours présupposée.
De là, trois hypothèses.
1 La verbalisation d’une « crise » de l’Ecole à laquelle on assiste depuis plus d’un siècle
interroge légitimement, par-delà la question de la validité et/ou de la vérité de cette « crise »,
toute compréhension de l’Ecole qui se doit d’en rendre compte.
2 Les modes de penser l’enfant et les conceptions de l’Ecole qui orientent les pratiques
scolaires sont en interactions constantes.
3 L’intervention scolaire pour l’enfant n’est pas intégralement compréhensible à l’aune de la
prise en compte de l’action du système scolaire en terme d’impératifs de reproduction de
domination, selon l’analyse bourdieusienne articulée sur le tandem conceptuel champ/habitus,
ou des impératifs de moralisation et de formation, selon le schéma durkheimien.
Parce que l’éducation, et en l’espèce l’éducation scolaire, dépend étroitement de l’idée que se
font les hommes de la condition humaine, entre singularité et universalité, il n’est
certainement pas plus périlleux de penser « une éducation (…) qui vaut pour tous les hommes
indistinctement »1, que de réduire celle-ci à n’être que la réponse contingente à un ordre social
circonstancié, qu’un avatar d’une ruse de la domination.
Et l’éducation n’est pas davantage à comprendre du seul point de vue de l’éducation ellemême, comme en a l’intuition Hannah Arendt dans « La crise de l’éducation »2, mais doit être
pensée aussi dans les rapports qu’elle entretient avec la manière de concevoir le politique, la
culture et la connaissance, manière qui s’est baptisée, aux articulations des XVIe-XVIIIe
siècle, entre humanisme, rationalisme et esprit des Lumières, Modernité.
Problématique
Aussi sommes-nous fondés, si, comme nous allons tenter de le montrer, l’histoire
commune de l’enfant et de l’Ecole s’ancre dans la problématique philosophique des
Modernes, et si les certitudes modernes tendent effectivement à se déliter depuis la fin du
1 …selon la formule de Durkheim attaquant la position kantienne, Durkheim E. (1911),
« L’éducation, sa nature et son rôle » in Education et sociologie, p.39.
2 Arendt H. (1958), La crise de la culture : huit exercices de pensée politique.
29
XIXe siècle, à réfléchir aux effets de cette remise en cause des Modernes au plan des
représentations de l’enfant, de l’enfance et de l’Ecole, c’est-à-dire au plan des modalités selon
lesquelles les contemporains à la fois et en même temps vivent parlent et pensent le rapport à
l’enfant et à l’Ecole.
C’est au travail du philosophe Ernst Cassirer (1874-1945) que nous empruntons le
concept de « représentation »1.
Attaché à comprendre comment l'activité de symbolisation, à partir de la sensation que
viennent structurer l’idée et le concept, conduit à la science comme aboutissement du
développement de l’esprit, Cassirer fait de la représentation, élément constitutif de la culture,
du langage, du mythe et de la science, la clef d’une compréhension du monde qui permet aux
hommes d’agir sur lui2.
En conséquence, la démarche scientifique s’inscrit bien dans l’ordre des représentations,
« manière parmi d’autres d’organiser le multiple et de lui donner forme », et s’y inscrit avec
cette spécificité de « soumettre la multiplicité des phénomènes à l’unité du principe de raison
suffisante »3.
Notons au passage combien cette définition s’écarte de celle proposée par Durkheim pour qui
la représentation est davantage un composé d’idées préscientifiques exposées au travail d’une
critique scientifique qui cherche à s’établir à partir et contre ces premières explications du
monde que se font les hommes, composé qui s’apparente à « un voile qui s’interpose entre les
choses et nous et qui nous les masque… »4.
Dans la configuration théorique cassirienne, le langage n’est pas un instrument au service de
la pensée, mais l’activité à part entière qui permet la production du sens, et le sens emprunte
des directions qui sont autant de formes symboliques : « les choses, les états, les propriétés et
les activités ne sont pas des contenus donnés dans la conscience, mais les modes et les
directions de la mise en forme qu’elle opère »5.
1 Cf. Cassirer E.(1923-1929), Philosophie des formes symboliques 1, Le langage (1923) ; 2, La
pensée mythique (1925) ; 3, Phénoménologie de la connaissance (1929).
2 « dans la mesure où la représentation, la mise en scène d’un contenu dans et par un autre, devait
être reconnue comme un présupposé essentiel de l’édification de la conscience elle-même et comme la
condition de son unité formelle », Cassirer E.(1923), Philosophie des formes symboliques 1, Le
langage, p.49.
3 Ibid. p.18.
4 Durkheim E. (1894), Les règles de la méthode sociologique, p.22.
5 Cassirer E.(1923), Philosophie des formes symboliques. 1, Le langage, p. 234.
30
Dès lors la forme symbolique, parce qu’elle est production de la pensée, ne peut pas être le
reflet d’une réalité extérieure à elle-même. En revanche, elle permet d’avoir accès à cet
extérieur, de l’intelliger, tant il est vrai que « la connaissance humaine ne peut jamais se
passer des images et des signes », « ce qui la caractérise comme connaissance humaine, c’està-dire limitée et finie »1. Mais cette formalisation symbolique s’inscrit dans l’histoire, au
crédit d’une historicité de la raison, contre la conception cartésienne universelle, immuable et
anhistorique.
Cette définition cassirienne présente donc le double avantage d’envisager l’erreur, voire
l’aveuglement, sans l’inférer nécessairement à une détermination morale autre que
conservatoire, et d’inscrire la représentation, « force formatrice »2 à laquelle participe le
mythe, dans une dynamique de dépassement vers « l’entreprise théorique de compréhension et
d’explication du monde » et, par conséquent, de rupture tendancielle avec la pensée mythique
dont la doxa est en quelque sorte la gardienne.
Aussi convient-il moins de « poser le principe du divorce accablant de la mythologie et de la
connaissance »3, que de souligner au contraire « qu’entre la conscience de la connaissance
théorique et la conscience mythique on ne peut trouver aucun hiatus qui les disjoindrait, à la
manière de " la loi des trois états " de Comte, par une rupture temporelle ». Autrement dit, « la
science conserve encore longtemps l’héritage archaïque du mythe auquel il se contente de
donner une autre forme »4 : continuum des représentations.
Quelles sont donc les filiations qui sous-tendent les modes de penser l’Ecole et les
modes de penser l’enfant ?
L’analyse des changements, des variations dans la problématisation du rapport entre l’enfant
et l’Ecole, problématisation entendue comme « l’ensemble des pratiques discursives ou non
discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme
objet pour la pensée »5, exige que l’on entende et que l’on croise ce qui a pu être dit sur
l’enfant et sur l’Ecole et qui témoigne de cette histoire depuis l’époque moderne, ici posée
comme point d’ancrage.
Car si les figures de l’enfant et de l’éducation, saisies dans leur interrelation, leur coexistence
1 Ibid., p.57.
2 Ibid., p.18.
3 Barthes R. (1959), Mythologie, pp.72-73.
4 Cassirer E.(1924), Philosophie des formes symboliques. 2, La pensée mythique, p.12.
5 Foucault M. (1984), « Le souci de la vérité » in Foucault M. (1994), Dits et écrits. 1954-1988,
p.670.
31
essentielle, vont chercher bien plus loin une pluralité d’origines, comme nous aurons
l’occasion de l’évoquer, c’est bien cette époque qui voit émerger, lentement, la figure d’une
particularité enfantine à nous familière. Et par conséquent, admettant que cette crise soit,
comme le veulent ceux qui l’ont identifiée et baptisée « Postmodernité », l’œuvre de la
déconstruction des « grands récits » à prétention heuristique construits par les Modernes et
l’invalidation de leur vision du monde1, cette invalidation ne peut que se décliner dans
l’ensemble des représentations, et frapper en premier chef les éléments parmi les plus
« modernes » de la Modernité que sont les figures emmêlées de l’Ecole et de l’enfant, à
certains égards créations de l’humanisme.
Par suite, notre démarche s’intéresse à regarder dans les textes comment les représentations de
l’enfant et de l’Ecole se réordonnent à partir de la déconstruction postmoderne, et quels en
sont, le cas échéant, les effets sur les pratiques dans l’Ecole contemporaine. Ou plutôt,
refusant de cautionner toute dichotomie entre principes et pratiques, fût-ce au nom de la
dénonciation d’un théoricisme figé « dans le ciel des principes »2, selon l’expression, « à la
manière de Kant »3, du sociologue François Dubet, théoricisme supposé, à partir des seuls
concepts, passer du plan logique au plan de l’existence, elle s’intéresse à la réorientation
idéologique à l’œuvre dans les discours sur l’Ecole et ses pratiques, dimension réflexive
inclue.
Elle questionne donc l’Ecole dont nous pensons qu’elle a été, et que dans une certaine mesure
elle est encore, la Modernité en acte, et dont nous voulons montrer comment elle est atteinte
par cette crise de la Modernité dont on repère le déploiement tout au long du XXe siècle à
partir d’un épicentre qui se situe dans la radicalisation d’une remise en cause du rationalisme
et des Lumières, entre Nietzsche et Heidegger.
Car les bouleversements qui s’ensuivent quant au rapport au monde et au savoir interpellent
l’institution scolaire et son projet politique, la somment d’affronter la Postmodernité, non pas
comme « après-modernité » - qui autoriserait à imaginer la restauration de l’ordre moderne -,
1 Lyotard J.-Fr. (1979), La condition postmoderne : rapport sur le savoir.
2 Dubet Fr. (1996), « La laïcité dans les mutations de l’école » in Wieviorka M., Une société
fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, p.85.
3 Référence à la critique kantienne du « ciel des idées » platonicien : « La colombe légère, quand
dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’un espace vide d’air lui
réussirait mieux encore. Pareillement Platon quitta le monde sensible, parce qu’il posa de si strictes
bornes à l’entendement et se risqua au-delà, sur les ailes des idées, dans l’espace vide de
l’entendement pur. » ; Kant E. (1787) Critique de la raison pure, « Introduction », pp.763-764.
32
non plus même comme le processus de déconstruction des « grands récits » supposés
impuissants à systématiser la totalité du réel, mais entendue comme le dépassement
dialectique de cette déconstruction dite « postmoderne ».
Autrement dit : quels effets la question « Comment penser l’Ecole après l’Humanisme ? » a telle aujourd’hui sur la théorisation des pratiques scolaires, questionnement qui met en jeu les
représentations de l’enfant lui-même ?
Corpus de travail
Par conséquent, l’Ecole dont il est ici question est regardée et fabriquée d’une pluralité
de points de vue normatifs qu’elle donne à voir à travers les écrits théoriques qui la fondent et
la structurent, en parallèle, mais non sans relation bien sûr, avec la réalité/réalisation de la
classe, des pratiques effectives auxquelles nous n’avons dans ce travail qu’un accès médiatisé
par les textes.
En sorte que si notre réflexion s’attache à construire une généalogie de la difficulté
contemporaine à penser l’Ecole et à en évaluer les effets, cette construction se borne, dans le
cadre de ce travail, à l’espace délimité par l’évolution des représentations de l’enfant et de
l’Ecole rapportée à l’axe référentiel Modernité/Postmodernité.
Et cette évolution est saisie à travers les textes qui en sont la trace, constitués en cinq corpus.
Le premier établit les textes de référence qui nous permettent de comprendre les enjeux de la
Modernité, de ses ébranlements et de son éventuel dépassement, textes le plus souvent
philosophiques ou historiques, mais aussi issus des champs disciplinaires couverts par les
sciences humaines ; le second, les textes théoriques sur l’enfant, l’Ecole et l’éducation, issus
des mêmes cadres épistémologiques ; puis viennent les textes institutionnels (rapports
adressés à l’Institution notamment…) ; les textes émanant du terrain, écrits d’enseignants, de
militants syndicaux, d’inspecteurs… inscrivant les pratiques scolaires dans une perspective de
problématisation ; à quoi il faut ajouter, corpus essentiel, les textes relevant du droit positif
(lois, décrets, circulaires) ou de l’injonction administrative (instructions officielles, lettres de
rentrée…).
33
Plan
Au cœur de la double question de l’assujettissement - obéissance et liberté - qui
structure la Modernité, une théorie de la pratique scolaire que nous analysons à partir des
textes des historiens de l’éducation, d’un corpus législatif, des Instructions officielles et de
textes institutionnels participe de manière privilégiée à la construction du sujet que définit
l’idée centrale d’autonomie. Dès lors l’homme est homme par l’éducation, ouvrant à l’Ecole,
dans sa forme spécifique, la voie d’une main mise sur l’éducation aux dépens de la famille et
de l’Eglise, et instituant un principe de normalisation spécifique, - par intériorisation ou
intégration successive de la norme – qui fait aussitôt du sujet libre et raisonnable l’assujetti
d’un pouvoir.
Mais l’Ecole moderne qu’incarne en majesté l’Ecole républicaine, et dont l’école
ferryste actualise sans doute les contradictions, révèle ici son talon d’Achille : liée à
l’autonomie du sujet classique, elle doit répondre en même temps, et dès le milieu du XXe
siècle, à la crise de la culture humaniste qui est à son principe, tension qui s’illustre par
anticipation dans la remise en cause plus ancienne des Humanités, mais prend toute sa mesure
avec le rayonnement des théories qui, dès la fin du XIXe siècle, cherchent à établir les
impasses des philosophies du sujet et/ou qui attaquent, dans la déclinaison du relativisme,
l’idée d’universel, accord de l’esprit avec lui-même sous le signe de la nécessité.
Dès lors pour l’Institution se brouille l’ordre de mission politique qu’elle tenait des Lumières,
comme sont démultipliés ses objectifs et priorités, et comme se perd parfois peut-être la pierre
de touche de sa légitimité, apprendre, inaugurant un « besoin de légitimité » défini comme le
« besoin de se sentir justifié d’exister »1. Malaise d’autant plus paradoxal qu’à bien des égards
la suprématie scolaire n’a jamais été aussi forte dans la société française, l’Ecole, par le
truchement de ses certifications, affirmant son monopole dans la distribution des rôles
sociaux.
Surtout, lorsque dans ce contexte vient croiser le développement de l’individualisme qui s’y
origine et s’en nourrit, et qui dissout l’enfance dans l’auto-affirmation de l’individu-enfant, et
lorsque s’exaspèrent les revendications égalitaires qui problématisent la relation éducative
comme relation d’autorité, processus qui fragilise toute perspective d’imposition culturelle,
l’Ecole est à son tour saisie par le doute.
1 Lahire B. (2004), La culture des individus, p.671.
34
Car la difficulté à laquelle l’action éducative a le sentiment d’être aujourd’hui
confrontée de manière inédite (?) est alors imputée, pour partie ou intégralement, à la crise de
l’autorité induite par l'érosion des certitudes modernes et la dynamique démocratique qui,
selon l’analyse néo-tocquevillienne, place en effet au cœur de toute légitimation sociopolitique une exigence d’égalité difficilement compatible avec le modèle hiérarchique qui
reste coexistant à la relation éducative.
A cela s’ajoute en écho une idéologie éducative qui collabore à décentrer les pratiques de
classe des savoirs traditionnels et des modalités discursives qui en permettent la transmission,
faisant ainsi obstacle à la démocratisation de l’accès aux savoirs dont souvent cette idéologie
se revendique explicitement, et qui est en tout cas portée par la dynamique démocratique dans
laquelle elle s’origine…
35
Première partie
La scolarisation, comme mode de socialisation des
enfants, est bien au centre de la double question de
l’assujettissement
I 1 La scolarisation participe de manière privilégiée à la
construction du sujet dans une temporalité longue
Sans doute la réflexion que nous nous proposons de mener ici peut sembler fort
éloignée de l’actualité de l’Ecole qui demeure en l’occurrence notre préoccupation, ne seraitce que parce qu’elle nous entraîne bien loin de l’époque contemporaine et de l’action
éducative proprement dite. Mais nous cherchons à montrer que c’est articulée à la question du
sujet telle que la Modernité l’a construite que se détermine, en cohérence, cette école qui est
encore pour partie la nôtre, et qui n’en finit pas de (re)trouver les repères que la fragilisation
des certitudes modernes ont progressivement brouillés.
Ce regard en arrière, ce long détour n’a donc aucune visée encyclopédique : il n’a d’autre
ambition que de chercher à com-prendre dans quelle mesure et selon quelle modalités
particulières cette Après-modernité qui nous interroge depuis la Modernité qu’elle discute,
plonge dans une certaine « perplexité » l’ordre scolaire moderne qui reste la référence de
notre Ecole, perplexité qui pourrait à son tour rendre compte de ce qui apparaît à bien des
égards comme l’étrangeté paradoxale de certaines « nouvelletés » scolaires.
Par ailleurs, nous n’ignorons pas les écarts dans le temps et dans les usages, entre les
réflexions théoriques qui engagent l’Ecole et l’enfant, et les pratiques éducatives réelles,
écarts d’autant plus significatifs que l’Ecole assume une fonction conservatoire, sorte de
prolongement de sa fonction patrimoniale, et pour partie responsable de cette « inertie » dont
36
l’opinion publique la dote volontiers. Ainsi, comme nous aurons l’occasion de le signaler le
cas échéant, pourront se sédimenter des pratiques renvoyant à des conceptions différentes,
voire concurrentes ou contradictoires.
Nonobstant, l’Ecole se construit, quels que soient les délais et les déplacements, en cohérence
avec la ou les manières dont les hommes la pensent, et pensent l’enfant qu’elle prétend
prendre en charge. C’est bien ce contexte idéologique, entendu ici comme un système de
représentations historiquement situé, qui est lui-même entrain de se structurer autour de la
question philosophique du sujet qui traverse et organise la Modernité à partir de la
Renaissance et jusqu’au XVIIIe siècle, qui porte l’Ecole et l’Enfant, tout au moins dans
l’acception sur laquelle nous autres contemporains nous accordons, acception d’abord
marquée par l’altérité et la rupture à l’orée de l’âge classique, et qui les porte, avec des
nuances, très au-delà de la Révolution française, au moins jusqu’à l’école ferryste.
I 11 L’humanisme propose la figure d’un homme architecte de
son propre devenir, condition d’un humanisme éducatif
Le lien que des siècles de pensée scolastique ont noué entre la foi chrétienne et les
contenus théoriques des systèmes néoplatonicien et aristotélicien, le premier dominé par
l’idée platonicienne d’une transcendance qui oppose absolument intelligible et sensible, le
second construit autour du concept de mouvement, ce lien est rompu en un siècle et demi.
Nicolas de Cues (1401-1464), Nicolas Copernic (1473-1543), Giordano Bruno (1548-1600) et
Galileo Galilei (1564-1642) arrachent en effet la pensée scolastique « à son sommeil
dogmatique »1, et la livre à son destin d’accoucher de l’humanisme, déplacement conceptuel
décisif d’une nouvelle représentation du monde et de nouvelles catégories de pensée qui sont
à nous devenues si familières qu’on pourrait un instant les imaginer anhistoriques : continuité
entre passé et présent, progrès de l’humanité, vérité scientifique et, comme le montre Ernst
Cassirer, construit sur le long terme et de manière coextensive au concept de cosmos2, toute la
modernité du sujet.
1 Cassirer E. (1927), Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, p.28.
2 Ibid.
37
I 111 La remise en cause de la cosmologie aristotélicienne et scolastique
En posant de la manière la plus radicale la séparation entre sensible et suprasensible,
entre le monde physique et l’absolu, et en renonçant à toute possibilité de dépassement de
cette dualité, Nicolas de Cues1, dans La docte ignorance (1440), précise l’exigence d’une
théorie de la connaissance qui examine ses conditions de possibilité, et qui, ayant renoncé à
« connaître » la transcendance, à la vérité de l’absolu, autorise a contrario son exercice
illimité dans le domaine sensible.
En même temps, cette distinction entre savoir et comprendre2 abolit l’existence d’un rapport
spatial, de proximité ou d’éloignement, entre le monde physique et l'incommensurable
transcendance divine, abolissant par là même la physique aristotélicienne dont la doctrine
établit au contraire que les quatre éléments constitutifs du corps terrestre3, se situent, en
fonction de leur nature, dans un rapport de plus ou moins grande proximité à l’être absolu, du
plus bas, la terre, au plus haut, le feu, l’eau et l’air se situant dans l’entre-deux.
Ce faisant, le Cusain permet de lever l’interdit sur l’hypothèse d’un univers infini :
alors que l’ancienne cosmologie héritée d’Aristote et de Ptolémée4 vole en éclats, que
l’homme prend conscience des limites de son savoir dans son impuissance à atteindre l’infini,
si c’est à l’infini divin que s’oppose le savoir humain caractérisé par sa finitude, l’infini divin
échappe certes à notre entendement, mais l’univers infini, c’est-à-dire ici illimité, s’ouvre à
l’intelligence des hommes, accaparée par l’idéal de ce savoir profane.
La démonstration permet au Cusain de défendre l’idée d’une religion universelle dans son
dialogue, La Paix de la foi (1454) : parce que le cosmos des religions est dans la même
altérité radicale à l’égard de Dieu, « les rites ont été institués et reçus en signe de la vérité de
la foi : or les signes sont passibles de changement, non le signifié »5, les religions vénèrent le
même Dieu.
1 Philosophe et mathématicien né en 1401 à Cusa (d’où ce nom du Cusain), sur les bords de la
Moselle en Allemagne, mort à Rome en 1464.
2 …distinction reprise par Descartes (Regula VIII) : l’homme sait qu’il ne comprend pas l’infini
divin.
3 Le corps céleste, constitué d’une « quinte essence » dont la nature est différente des éléments
terrestres, décrit autour de la Terre une parfaite circonférence.
4 Claude Ptolémée (1er siècle), astronome grec de l’école d’Alexandrie dont l’Almageste, modèle
géocentrique du système solaire, reprend la cosmogonie aristotélicienne et gouverne les
représentations scolastiques.
5 De pace fidei cap. XVI in Nikolaus von Kues, Berlin : W. de Gruyter 2 vol., 1967, t. I, p.344, cité
par E. Cassirer, Individu et cosmos, p.42.
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Ces audaces s’enracinent avec la transformation décisive et vraisemblablement
définitive de l’image du monde qu’introduit la révolution copernicienne, lorsque l’astronome
polonais reprend la critique du géocentrisme qu’il reconstruit mathématiquement, et établit
une nouvelle organisation du cosmos fondée sur l’héliocentrisme, prouvant que la Terre
tourne sur elle-même et fait un tour sur son axe en une journée, qu’elle tourne autour d’un
soleil immobile en une année (1543, De la Révolution des orbes célestes)1.
La condamnation immédiate des églises protestantes (Luther, Melanchthon, Calvin), la
théorie venant contredire la lettre de la Bible2, montre la gravité des enjeux, que confirme le
destin réservé à Giordano Bruno cinquante ans plus tard, lorsque celui-ci reprend, en
philosophe, le double héritage du Cusain et de Copernic, substitue à la transcendance de Dieu
toujours maintenue du premier, une pensée moniste3, « tout est un », et à l’héliocentrisme du
second, le pluricentrisme de mondes innombrables, identiques au nôtre.
Condamné à mort par l’Inquisition, Giordano Bruno est brûlé vif en 1600, suite à un procès de
huit ans au cours duquel il subit la torture sans jamais abjurer. A son tour Galilée, pourtant
considérablement plus prudent que son prédécesseur, est contraint à abjurer en 1633 pour
avoir défendu des thèses pro-coperniciennes, bravant ainsi l’interdit de 1616 qui censure
l’héliocentrisme4.
Ce durcissement de l’Eglise romaine montre du moins que celle-ci a parfaitement saisi
l’importance du basculement anthropologique qui se joue dans ce débat cosmologique,
basculement que la Renaissance humaniste va porter sur la place publique, car en dépit des
condamnations des thèses pro-coperniciennes, le ciel d’Aristote n’est plus.
1 L’ouvrage, De la Révolution des orbes célestes, écrit en 1530, à l’adresse exclusive des
mathématiciens, ne paraît qu’à la mort de son auteur en 1443…
2 Cf. psaume 93 de la Bible « Tu as fixé la terre, ferme et immobile ».
L’Eglise catholique, d’abord ignorante de la nouvelle doctrine, reste sans réaction jusqu’au procès
de Giordano Bruno (1592-1600). Notons qu’un interdit frappe d’hérésie les thèses coperniciennes en
1616, interdit qui ne sera suspendu qu’en 1757, et l’héliocentrisme ne sera officiellement accepté par
l’Eglise qu’en 1830.
3 « Deus naturaque », « Dieu aussi bien que la nature », une même force étant Dieu ou la nature,
puissance d’être et puissance de faire être. Pour Giordano Bruno, l’être divin n’est pas seulement
séparé mais anime de l’intérieur la création puisque la nature a le pouvoir de se donner forme et de se
développer. La rupture avec le dualisme (créateur/créature) sera fortement combattue par le XVIIe
siècle, en particulier par Descartes.
4 Condamné à la prison à vie, sa peine est commuée par son protecteur, le pape Urbain VIII, en
assignation à résidence.
39
I 112 L’homme de l’humanisme
Sans sous-estimer la diversité très réelle de la pensée « renaissante »1, ce basculement
signe en effet l’unité de la Renaissance, la fin du théocentrisme par lequel Dieu apparaît
comme principe et comme fin de l’existence de l’homme et du monde, et ouvre la voie à un
nouvel humanisme2 qui s’épanouit dès le Quattrocento à Florence.
S’impose alors une nouvelle représentation de l’homme qui révise la certitude scolastique
selon laquelle l’agir découle de l’être, et affirme au contraire que l’être de l’homme procède
de son agir.
Pour Pic de la Mirandole (1463-1494), l’individu détermine de lui-même sa place dans la
hiérarchie des essences, en sorte que sa dignité réside, non plus dans une position assignée par
et dans l’ordre du monde, mais dans l’exercice d’une liberté.
Dans son célèbre Discours sur la Dignité de l’homme (1486), Pic reprend, non sans ironie, la
fable christianisée du mythe de Protagoras3, et fait dire à Dieu s’adressant à sa créature :
« Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni
aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités,
tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est
tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est
ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature… ». Ainsi « à
l’homme naissant, le Père a donné des semences de toute sorte et les germes de toute espèce
de vie. Ceux que chacun aura cultivés se développeront et fructifieront en lui… »4.
Ainsi est-il affirmé, face à la détermination naturelle des animaux, parce que l’essence ne
précède pas l’existence, sinon l’indétermination culturelle de l’homme comme liberté, qui
n’est encore qu’annoncée, et que Rousseau Kant et Fichte développeront au XVIIIe siècle, du
1 A ce titre, Machiavel ne rejoint jamais les humanistes chrétiens ; la pensée de Pic de la
Mirandole, qui intègre la foi dans un savoir plus large qui fait place à la magie et à la Kabbale, ne
saurait dialoguer avec les partisans d’un retour à la lettre de la Bible, qu’il s’agisse d’Erasme, de
Luther ou de Calvin, et ceux-ci sont divisés par la Réforme puis par le Concile de Trente.
2 Même si dès le XIIe siècle apparaît un naturalisme humaniste qui veut étudier la nature et la
société considérées en elles-mêmes, et qui s’incarne dans la formule attribuée à Bernard de Chartres,
un des grands noms de l’école de Chartres où l’on cultive esprit de curiosité et d’investigation : « Nous
sommes des nains juchés sur des épaules de géants. Nous voyons ainsi davantage et plus loin qu’eux,
non parce que notre vue est plus aiguë ou notre taille plus haute, mais parce qu’ils nous portent en l’air
et nous élèvent de toute leur hauteur gigantesque » (vers 1120).
3 Platon, Protagoras in Œuvres complètes t.1, 320d-322 d, pp. 88-91.
4 De la Dignité de l’homme, pp. 5-9.
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moins la possibilité, pour l’homme, de choisir une forme parmi les « semences de toute
sorte » que Dieu met à sa disposition, forme agissant selon des fins encore régies par l’ordre
cosmique.
Cette émancipation se montre dans les milieux humanistes du Quattrocento, à
l’Académie platonicienne de Florence ou à l’Académie aldine de Venise, sous la protection
des princes, là où le désir de savoir se veut affranchi de la mission universitaire liée à la
formation des clercs, tournant que symbolise un peu plus tard l’institution si singulière du
Collège royal devenu en 1870 le Collège de France1.
La démarche scientifique incorpore l’expérience, non que l’expérience sensible ne soit
supposée capable de signifier quoi que ce soit, mais parce que les contenus de l’observation
sont rapportés à la forme de la connaissance que l’esprit porte en lui, au savoir nécessaire qui
se manifeste alors. C’est là en particulier la position d’un Galilée, défenseur d’une méthode
expérimentale qui tourne le dos à tout développement empiriste.
L’expérience et la technique prennent en tout cas une importance croissante : technique de la
boussole, de la poudre à canon et de l’imprimerie, dont les Temps modernes sauront faire
usage...
I 113 Le paradoxe d’un retour à l’Antique
Mais le renouveau semble bien commencer par un retour au passé.
Sans doute un Platon christianisé et un Aristote canonisé survivent–il, notamment à travers les
deux grandes synthèses de la raison et de la foi que constituent la pensée de saint Augustin au
IVe siècle, conciliation du christianisme et du platonisme, et la pensée de saint Thomas au
XIIIe, conciliation du christianisme et de l’aristotélisme.
Mais ce n’est ni ce Platon ni cet Aristote que désirent les hommes de la Renaissance2, attachés
au moins autant qu’aux textes nouvellement lus, - textes grecs3 et découverte des langues
1 Fondé en 1530 par François Ier, le Collège royal défend une conception de l’enseignement à la
fois indépendante et novatrice : le savoir qui s’y professe ne se veut pas un savoir acquis et
traditionnel, transmis de générations en générations dans un temps infiniment long et immobile, mais
un savoir entrain de se faire dont le dynamisme cherche toutes les promotions.
2 Avec en particulier la redécouverte du « divin Platon » que célèbre Pétrarque à travers le
syncrétisme d’un christianisme platonicien, et que Marsile Ficin (1433-1499) traduit intégralement
ainsi que les néoplatoniciens, Plotin notamment.
3 …textes en grec, écrits dans cette langue qu’ignore Abélard, comme presque tous les théologiens
du Moyen Age.
41
orientales -, aux textes relus avec un regard neuf, émancipé de l’omni-référence chrétienne
accusée d’avoir asservi la culture de l’Antiquité aux exigences du dogme, à
l’explicitation/justification des Ecritures1. Lecture affranchie de la tradition scolastique du
« commentaire », elle permet que ce retour se donne finalement davantage comme une
réinvention de l’Antiquité dans laquelle cohabitent, dans un grand élan syncrétique,
présocratiques et matérialistes, Cicéron et saint Augustin, platoniciens humanistes comme
Pétrarque (1304-1374) ou spiritualistes comme Marsile Ficin (1433-1499), preuve de la
prééminence de l’homme, de l’un sous le multiple…
Si intrépide dans ses audaces, l’époque est aussi soucieuse de compenser l’esprit de rupture
qui est d’abord le sien en montrant l’unité d’une culture qui va trouver dans l’Antiquité la
preuve de son universalité, de l’unité de l’histoire, de l’humanité une dont la langue est celle
des Humanités, une encore et parfaite à dire, à engendrer une même vision du monde.
I 114 L’homme, architecte de lui-même…
Car c’est bien là, dans cette interrogation de l’homme sur lui-même, que va venir
s’incarner, pour les tenants de la Tradition, le plus grand de tous les péchés, l’orgueil, la
prétention d’un homme qui s’affranchit de Dieu au point de se créer lui-même, de forger son
destin, de construire son avenir.
Dans le contexte de la Renaissance, tout au moins en pays catholique, le spectre du
péché originel tend à s’éloigner. A la nature pécheresse de l’homme transmise depuis Adam,
selon l’interprétation de l’enseignement du Christ prêché par Paul de Tarse au Ier siècle2,
1 C’est, comme le signale Emile Bréhier (1876-1952), le même texte de Cicéron, De officiis, que
commentent saint Ambroise et Erasme. Mais lorsque celui-là « y cherche des règles pour ses clercs »,
celui-ci « y trouve une morale autonome et indépendante du christianisme » (Histoire de la
philosophie, Antiquité et Moyen Age, p.660).
2 S’interrogeant sur la question du mal et de la mort, Paul, dans l’Epître aux Romains, développe
cette conception de la faute originelle : « c’est pourquoi comme par un seul homme le péché est entré
dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes en ce que tous
ont péché » (chap.5, v.12), péché de connaissance du bien et du mal par laquelle l’homme se sépare du
règne animal à l'origine, mais dont Augustin fait, dans un contexte stoïcien de discrédit de la sexualité,
le péché de chair.
Bornée par la chute d’Adam (« l’être humain ») et par la théorie paulinienne de la Rédemption par
laquelle le salut des hommes ne dépend plus des œuvres mais de la foi en Jésus Christ, seule voie au
salut, « afin que comme le péché a régné par la mort, ainsi aussi la grâce régnât par la justice pour la
vie éternelle » (5, 21), le destin de l’homme est tout entier dans les mains de Dieu.
42
nature toute entière dominée par le poids de la faute, vient se substituer l’idée d’une humanité
qui renaît au libre arbitre et à la volonté.
Or, si la logique paulinienne du péché et de la rédemption enferme l’homme dans une nuit de
la grâce, dans une nécessité qui annule tout effort éducatif dès lors que chaque vie humaine
reste marquée par la chute et la prédestination, l’humanisme lui permet au contraire, certes par
la grâce de Dieu s’il la veut, de bien agir et de faire ainsi son salut, ouvrant à une certaine
efficace éducative, comme le défend Erasme (1469-1536) lors de sa controverse avec Luther
(1483-1546) sur le libre arbitre1.
Et parce que l’homme, progressivement dégagé de l’emprise du fatum, commence à se
penser comme l’architecte de son devenir, s’ouvre dans l’urgence, et pour ainsi dire presque
en deçà de toute représentation de l’enfant, un vaste chantier de réflexion sur l’éducation à
partir de laquelle va se poser la question de l’enfant, destinataire privilégié de ce procès
d’hominisation qu’est la relation éducative.
L’Ecole dans son principe coïnciderait ainsi avec la reconnaissance de l’enfance, mais
précèderait celle de l’enfant.
Non pas certes de l’enfant biologique, ni même de l’enfant dans le monde adulte, le petit
d’homme, dont la vie sociale et affective fait l’objet de nombreuses recherches depuis celles,
pionnières, de Philippe Ariès (1914-1984)2, qui situent à l’époque moderne la « découverte de
l’enfant ». Cette découverte, qu’il faut entendre à la fois comme identification d’une
singularité induisant une socialisation particulière et sanctuarisée, isolée de la communauté
ordinaire des adultes (l’école), et comme normalisation d’une relation affective différenciée
(l’amour parental), relève d’une conception fortement discutée par les historiens de
l’Antiquité et plus encore par les historiens du Moyen Age qui, étudiant surtout l’enfant dans
sa famille mais aussi la scolarisation par les clercs, insistent sur l’existence médiévale d’un
1 Erasme attaque Luther sur la question du libre arbitre en 1524 avec L’Essai sur le libre
arbitre, texte auquel Luther répond en 1526 (Du serf arbitre), par une radicalisation des positions
augustiniennes : alors qu’Augustin, dont l’argument est d’ailleurs repris par Erasme, ne présente
jamais la liberté totalement anéantie par la grâce, - Pascal dira « Dieu ne peut sauver l’homme sans
l’homme », Ecrits sur la Grâce, p. 979 -, Luther impose la figure d’un homme entièrement soumis à la
toute puissance de Dieu, un homme que ses actions ne saurait racheter, et que seul l’abandon à Dieu, la
Foi, marque de la grâce de Dieu, peut sauver. Cf. Du serf arbitre suivi de Erasme D., Luther M.,
Diatribe : du libre arbitre.
2 Ariès Ph. (1960), L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime.
43
sentiment de l’enfance1.
L’enfant que nous évoquons, et que méconnaît encore largement la Renaissance, est l’enfant
pour l’homme et par l’éducation, l’enfant de l’homme, condition de l’hominisation,
représentation qu’imposeront les Lumières critiques, Rousseau (1712-1778), Kant (17241804) et Fichte (1762-1814), et dont on commence tout juste à deviner qu’il est déjà l’enfant
de l’école.
I 115 L’enfant de l’école
L’hypothèse donne en tout cas une cohérence aux contradictions immédiates des
positions d’Erasme sur l’enfant et sur l’éducation.
Le prince des humanistes peut bien affirmer en effet dans son De pueris2 « L’homme ne naît
pas homme, il le devient », condamner toute violence pédagogique, coups et humiliations,
défendre des positions pédagogiques d’une confondante modernité, et notamment l’usage,
avec les jeunes enfants des imagiers3 et, avec les écoliers, des « colloques »4, ancêtres des
1 L’enfant n’aurait en effet pas attendu la Renaissance pour avoir droit de cité, tant au plan familial
[cf. par exemple Alexandre-Bidon D. Riché P. (2005), La vie des enfants au Moyen Age, ou Lett D.,
(1997), L’Enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Age, XIIe - XIIIe siècle], qu’au plan
scolaire, en dépit du primat donné par le Moyen Age à l’Université : voir par exemple, Riché P et
Verger J., (2006), Des nains sur des épaules de géants. Maîtres et élèves au Moyen Age, Riché P.
(1995) Education et culture dans l’Occident barbare, (1979), Les écoles et l’enseignement dans
l’occident Chrétien.
L’historien américain John Boswell suggère au sujet de la controverse ouverte par l’interprétation de
Philippe Ariès qu’elle est induite par la confusion présupposée entre représentation artistique de
l’enfant et représentation de l’enfant. Sans doute faut-il ajouter le glissement possible du « sentiment
de l’enfance », irruption moderne, au « sentiment pour l’enfant », dont Philippe Ariès se défend à
plusieurs reprises, dès L’enfant et la vie familiale…, de nier l’existence.
2 Erasme D. (1529), De pueris statim ac liberaliter instituendis, « Sur la nécessité d’instruire les
enfants aussi tôt que possible et de façon libérale ».
3 Erasme veut apprendre à parler et tout de suite à bien parler cette langue latine dont il rêve la
généralisation parce qu’elle est celle de la civilisation universelle ; il imagine donc pour les enfants de
4 à 7 ans des imagiers portant sur les sciences naturelles permettant de converser en latin tout en
découvrant la nature, les animaux…(Erasme, De Pueris). Ces imagiers thématiques auront une longue
postérité.
4 Les colloques rédigés par Erasme sont les plus célèbres, les plus utilisés et sans doute les plus
controversés car l’humaniste y aborde des sujets très variés, y compris ceux qu’une certaine tradition
évite avec les enfants. Erasme est en effet favorable à ce que le texte présente la réalité, dès lors que le
livre, médiateur, évite à l’enfant, ici l’écolier de 7 à 14 ans, l’expérience directe, « maîtresse des sots »,
et que soit respecté son précepte : « la sagesse consiste à prendre la raison pour guide, la folie au
contraire à obéir à ses passions » (Erasme, Eloge de la folie, p.33).
Cf. Berliaire Fr. (1998), « Colloques scolaires et civilités puériles au XVIe siècle » in Becchi E. ; Julia
D. (1998), Histoire de l’enfance en Occident t1, pp.255-285).
44
manuels, comportant sous forme de dialogues en latin des petites saynètes vivantes, des
peintures de mœurs en principe édifiantes et qu’il rédige en nombre (1512, De ratione studii),
recommander aux maîtres de ne pas s’attarder sur la grammaire et de privilégier la
conversation usuelle, se défier de l’imitation, du par cœur, défendre le principe d’une
éducation individualisée qui peut tenir compte des particularités de chacun, s’appuyer et
cultiver le libre arbitre par la méthode persuasive, anticiper l’éducation physique, entretenir la
motivation des élèves … Sans doute est-il convaincu en effet de « la nécessité d’instruire les
enfants aussi tôt que possible », tant la tâche est immense et exige que l’on s’attelle de bonne
heure à cette éducation trois fois émancipatrice, éducation du corps qui libère du désir,
éducation à la culture qui libère du besoin, - Erasme est à cet égard favorable à
l’enseignement de la civilité à l’école, cf. son manuel, (1530), La civilité morale des enfants1-,
éducation au savoir enfin, celle des arts libéraux, qui libère de l’opinion.
Centrée sur la maîtrise du langage, de ce langage qui fait l’homme depuis toujours, maîtrise
de soi et vie sociale2, et sur la maîtrise des langues, sur l’apprentissage des langues anciennes,
clef de voûte de tout ce qui est humanité, l’éducation érasmienne, radicalement libérale, c’està-dire ici « émancipatrice », est bien l’idéal-type3 de l’éducation humaniste.
Nonobstant, c’est aussi par un autre biais que cette éducation milite pour une
éducation précoce, c’est à dire, si l’on se réfère à la périodisation antique des âges de la vie en
4
classes de sept ans , pour une éducation antérieure à cet âge de raison qui, à sept ans, met un
terme à la petite enfance (infantia, âge de la parole insensée, l’infans du latin fari, « parler »,
est littéralement « celui qui ne parle pas »), et ouvre à l’enfance (pueritia), promise jusqu’à la
puberté, aux alentours de quatorze ans.
1 Les civilités puériles survivent jusqu’à la fin du XIXe siècle, et la civilité d’Erasme va servir de
code européen des usages jusqu’à la fin du XVIIe siècle, - y compris dans l’Europe réformée qui
l’adapte -, popularité que favorise l’entrée du manuel dans le fonds de la Bibliothèque bleue de Troyes
au début du XVIIe.
2 Conception qui illustre parfaitement le propos de Norbert Elias (1897-1990) qui montre en effet
comment le processus de civilisation met en place des dispositifs normatifs qui refoulent l’expression
de la violence, imposent une pacification apparente des relations humaines, exigent un contrôle de soi
extrême pour conformer toute conduite à un modèle de distanciation intellectuelle dont la société de
Cour a fixé l’étiquette. Cf. La société de cour ; Sur le processus de civilisation
3 Outil conceptuel de Max Weber, l’idéal-type est une construction logique permettant de
rassembler en une trame les traits principaux d’un objet social observé et étudié, afin d’identifier et de
regrouper des phénomènes sociaux d’apparence hétérogènes.
4 Cette périodisation est reprise et « popularisée » par Isidore de Séville (≈560-636). Au XVIIe
siècle dans son Dictionnaire universel, Furetière (1619-1688) définit encore en 1690 l’enfance comme
« le bas âge de l’homme jusqu’à ce qu’il ait l’usage de la raison » entendue comme la « première
puissance de l’âme qui discerne le bien du mal » (pp.714 et 1721). Les statuts synodaux et les
catéchismes du XVIIe fixent l’âge de raison à sept ans.
45
Car le maître est, si l’on en croit Erasme, toujours « tant expert et habile à façonner une
jeunesse »1, et l’enfant, figue d’argile, exposé quant à lui à l’institution, et ce le plus tôt
possible en effet, tant il est vrai d’abord que le jeune enfant a l’esprit aussi malléable que le
corps, et qu’ensuite « l’amphore neuve conservera longtemps le parfum dont elle aura été
initialement imprégnée. », puisque « l’enfant, à cet âge, est une cire tellement molle, qu’elle
se prête docilement au vice ; tandis qu’une fois de formée, elle ne se ramène pas aussi
facilement à la forme et au caractère de la vertu. », comme le rappelle le théologien et
pédagogue Jean Charlier de Gerson (1363-1429)2, citant Horace (Ier siècle av. J.-C.).
Cette malléabilité est héritée de la première enfance, liée au caractère inachevé du bébé à la
naissance. Membres mous, tête qui ballotte, fontanelle, exigent façonnage et emmaillotement :
la sage femme masse la tête pour lui donner une meilleure forme et la maintient dans bonnet
et bandeaux, emmaillote le corps pour le protéger sans doute mais aussi le fabriquer, « fait »
l’estomac en donnant de la bouillie dès la naissance. Ces pratiques survivent à l’âge classique,
et la proximité animale est telle que le chirurgien François Mauriceau écrit encore en 1668 « il
doit être ainsi emmailloté afin de donner à son petit corps la figure droite qui est la plus
décente et la plus convenable à l’homme ; car sans cela, il marcherait peut-être à quatre pattes,
comme la plupart des animaux. »3. Proximité animale que l’on retrouve chez Montaigne,
agacé par les « trépignements, jeux et niaiseries puériles des enfants » que l’on aime « ainsi
que des guenons »4, et chez Erasme pour qui l’éducation est bien l’arrachement à la bestialité
que la civilité a charge de maintenir à distance.
En sorte que cette ébauche peut bien apparaître, conformément à la tradition d’Aristote et de
Galien (131-201), dotée, comme la femme, ontologiquement inférieure, d’une nature humide5
et d’un cerveau comparable, par sa petitesse, à celui de l’animal, à ceci près que l’enfant mâle,
dans la grande imperfection de son immaturité justement, reste porteur d’un avenir que peut
révéler l’éducation.
Et ce d’autant que les positions de l’Eglise reprennent largement la doctrine augustinienne
1 « Avis d’un maître » in Colloques, t1, p.63.
2 Gerson, Traité du devoir de conduire les enfants à Jésus Christ, p.17.
3 Traité des maladies des femmes grosses et de celles qui sont nouvellement accouchées , cité in
Lebrun Fr. ; Venard M. ; Quéniard J. (1981), Histoire de l’enseignement et de l’éducation tome 2 De
Gutenberg aux Lumières (1480-1789), pp.59-60.
4 Montaigne M., Les essais, livre II, chap. VIII.
5 Claude Galien reprend la physiologie d’Hippocrate qui repose sur la doctrine des quatre
éléments, terre, eau, air, feu qui, combinés aux quatre qualités physiques, froid chaud humide sec,
influent sur les quatre humeurs, le sang, la bile, la pituite et l’atrabile, l’ensemble déterminant quatre
tempéraments, bilieux, sanguin, nerveux ou lymphatique. La nature « chaude et humide ».de l’enfant,
en plus du caractère lymphatique, le prédispose à l’excès et au déséquilibre.
46
dont se réclame Pétrarque : l’enfant, ignorant le bien et le mal, est incapable de vouloir
offenser Dieu sans doute, mais tout autant incapable de vouloir le bien, et reste marqué par la
corruption du péché originel dont le baptême, qui accorde la vie éternelle1, ne lave pas la
souillure.
Par quoi il n’y a pas d’enfant innocent2, innocence toute contradictoire avec les souffrances
enfantines qui, pour exclure l’hypothèse même d’un Dieu injuste, viennent prouver la
corruption qui frappe l’enfance. Ce qui autorise l’évêque d’Hippone à déclarer : « qui n’aurait
horreur de recommencer son enfance et n’aimerait mieux mourir ? »3.
Doctrine dont Gerson lui-même se s’affranchit pas, tout occupé soit-il par cette tendresse
divine à l’endroit des petits enfants, intercesseurs auprès du Christ qui, dans une certaine
tradition monastique inaugurée par saint Benoît au VIe siècle, confère une valeur mystique à
l’enfance4.
L’innocence disparaît corps et biens sous la plume de Pierre de Bérulle (1575-1629)5 qui
évoque bien davantage en terme de dépravation cet « état le plus vil et le plus abjecte de la
nature humaine après celui de la mort », et pour qui la plus grande preuve d’humilité offerte
par le Christ aux hommes n’est pas d’avoir été crucifié comme un voleur, mais de s’être fait
enfant, car « celui que vous voyez gisant en une crèche est le souverain de l’univers (…) et
nonobstant cette sienne puissance, il demeure en l’étable, en la crèche, entre le bœuf et l’âne ;
aussi persévérant en son abaissement qu’il est persévérant en sa grandeur, car l’un est conjoint
de l’autre »6.
Ainsi « Dieu en la bassesse de l’enfance »7 qui « a voulu se faire Fils de l’homme, et venir par
voie de naissance, d’enfance, d’infirmité, d’indigence et dépendance, et tout ce qui suit cet
état »8, « porte en lui toutes les débilités de l’enfance »9.
Le point de vue est à peine plus nuancé dans le camp janséniste, d’obédience augustinienne
1 Les Confessions, livre 1er ,VII, 11 : « …personne n’est pur de péché devant vous, pas même
l’enfant dont la vie sur terre est d’un jour », (Job XXV).
2 Thomas d’Aquin exige que chaque enfant soit baptisé afin d’assurer son salut, manifestation d’un
certain « souci » chrétien de l’enfant.
3 La Cité de Dieu, livre 21, chap.14, « Des peines temporelles de cette vie qui sont une suite de
l’humaine condition ».
4 « Laissez les enfants venir à moi. Ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui
leur ressemblent. », Marc, X, 14.
5 Bérulle est le fondateur en 1611 de la congrégation de l’Oratoire tournée d’abord vers la
prédication, puis vers l’apostolat scolaire.
6 Bérulle P., Opuscules divers de piété in Oeuvres complètes, p.991.
7 Ibid., p.992.
8 Ibid., p.1017.
9 Ibid., p.1011.
47
bien sûr, quelques décennies plus tard, et Pierre Nicole (1625-1695), dans un élan pessimiste,
déclare que le « nombre de stupides comprend dans le christianisme même, presque tous les
gens de travail, presque tous les pauvres, la plupart des femmes de basse condition, tous les
enfants. »1. D’ailleurs, « l’esprit des enfants est presque tout rempli de ténèbres »2.
Toutefois, cette conception de l’enfant n’attend pas moins d’une éducation chrétienne
pour exaucer la volonté du Christ3 dont est rappelé l’amour qu’il porte aux petits enfants4,
combattre le Malin d’autant plus redoutable qu’il fait face à la « débilité enfantine », en sorte
que parce qu’encore « l’oisiveté est la mère de tous les vices »5, « l’étude n’est pas seulement
une occupation ; mais c’est tout le travail des enfants »6, et ce d’autant que Augustin luimême conçoit que l’homme approche la vérité par la foi et par l’intelligence7, position que
conforte l’édifice thomiste qui, subordonnant la raison à la foi, veut unir la rationalité
philosophique et la foi théologique pour restituer la Révélation chrétienne.
En somme, non seulement la double injonction d’éducation et d’instruction anticipe la
reconnaissance de l’enfant au sens de la reconnaissance d’une spécificité, d’une différence
enfantine distincte d’un système de valeurs calqué sur la hiérarchie des âges, mais la manière
dont elle la précède montre combien l’éducation s’inscrit en réalité d’abord dans un processus
de rédemption/préservation de l’enfant qui fait corps avec l’image dépréciative de l’enfance et
dont la Modernité, jusque dans l’école contemporaine, pourra porter l’héritage.
I 116 Le sacre du collège
A l’articulation de cette conception augustinienne de l’enfant et de celle que la
Modernité critique va tenter d’imposer avec le sujet moderne, ce chantier d’une réinvention
de l’enfance induit l’apparition et le développement d’écoles d’un type nouveau : la liberté
1 Nicole P., Essais de morale. volume 1er, p.49.
2 Nicole P., Traité d’éducation d’un prince, 2e partie, in Essais de morale, 2ème vol., p.317.
3 …selon les vœux de Gerson : « mais surtout directeurs et instituteurs, (…) je vous dis, non
seulement de ne pas les empêcher de venir à Jésus Christ, mais de les y conduire », Traité du devoir de
conduire les enfants à Jésus Christ, pp.35-36.
4 Cf. le tableau de Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553) : « Laissez venir à moi les petits
enfants » (vers 1537).
5 Erasme D. (1522), « La piété de l’enfance », in Colloque vol.1, p.63.
6 Nicole P., Essais de morale, 2ème vol., p.264.
7 Augustin, (396-427), De doctrina christiana : la christianisation de la culture classique fait
partie des thèses cardinales du théologien.
48
que l’humanisme confère à l’éducation détermine une nouvelle fonction de l’Ecole alors que
se brouillent les repères de l’ancien pays de métiers qui assigne à chacun sa place et détermine
une fois pour toutes le sens de la formation de l’enfant dans le strict respect de la filiation.
Mais si chacun s’entend donc quant à la nécessité d’éduquer et d’instruire, l’Ecole
n’apparaît pas alors, loin s’en faut, comme la modalité d’organisation de l’enseignement la
plus ou la mieux adaptée. Contre les traditions platonicienne ou aristotélicienne en vertu
desquelles la légitimité éducative est du côté de l’Etat car « c’est une grave erreur de croire
que chaque citoyen est maître de lui-même »; puisque « ils [les citoyens] appartiennent tous à
l’Etat » en vertu de quoi « l’éducation doit être publique », et « ce qui est commun doit
s’apprendre en commun »1, l’éducation collective qui expose l’enfant à l’influence extérieure,
inquiète. Du reste, ceux-là même qui y sont favorables, n’en ont pas moins le souci de
préserver l’enfant des influence pernicieuses dont l’Ecole n’a pas l’exclusive, souci qui
justifie toute éducation négative2. Aussi la famille reste t-elle, et a fortiori lorsque l’espace
privé conquiert ses droits, le cadre idéal de cette éducation enfantine3.
Toutefois, parce que les familles ne disposent pas toujours des compétences nécessaires ni du
temps suffisant, le préceptorat est pour beaucoup une solution de remplacement qu’Erasme4
aussi bien que Luther, par exemple, recommandent.
Lorsque la famille ne peut en assumer le coût, l’école apparaît comme un pis aller.
Pourtant, l'idée de l'école fait son chemin, et tout particulièrement dans le camp
réformé, là où le primat du Livre et l’absence d’intermédiaire entre le fidèle et Dieu militent
1 Cf. Aristote, Politique, livre V, Chap. 1, §2-3, position que l’on retrouve chez Platon, La
République, Les Lois.
2 Aristote recommande, par exemple, que les pédonomes, magistrats chargés de surveiller
l’éducation des enfants, veillent « à ce qu’ils [les enfants] fréquentent le moins possible la société des
esclaves, car (…) il convient d’épargner à leur regard et à leurs oreilles tout spectacle, toute parole
indigne d’un homme libre. ». C’est pourquoi « jusqu’à sept ans, les enfants resteront dans la maison
paternelle. » (Politique, livre IV, chap. 15 )
Mais Quintilien (≈42-≈120) non moins préoccupé de correction linguistique dans l’adresse aux enfants
(celle des nourrices en particulier), renverse la proposition : les enfants ont plus de profit à vivre dans
l’émulation de l’école qui développe le sens public qu’à fréquenter les « méchants esclaves » en effet.
(De l’Education de l’orateur, livre I chap. I et II).
Les deux arguments sont promis à un bel avenir…
3 Montaigne M (1580), Les Essais, livre I, chap. 25. Ceci étant, l’éducation domestique, souvent
emprunte de laxisme, est également critiquée.
4 Il est vrai que l’expérience désastreuse qu’a été pour lui sa fréquentation du collège de Montaigu
ne milite que médiocrement en faveur d’un enseignement collectif, mais, comme le fait remarquer
avec pragmatisme Erasme dans son De pueris, « faisons ce que nous pouvons quand nous n’avons pas
licence de faire ce que nous voulons ».
49
pour une alphabétisation catéchétique. « Je demande que l’enfant aille à l’école, au moins une
heure ou deux par jour », écrit Luther dans la 125e adresse aux magistrats et aux sénateurs
allemands1.
Un point de vue « moderniste » sur l’école se fait déjà entendre dans certains cahiers produits
par la noblesse réformée aux Etats généraux d’Orléans de 1560 : « Plaise au Roi de lever une
contribution sur les bénéfices ecclésiastiques pour raisonnablement stipendier des pédagogues
et gens lettrés, en toutes villes et villages, pour l’instruction de la pauvre jeunesse du plat
pays, et soient tenus les pères et mères, sous peine d’amende, à envoyer lesdits enfants à
l’école, et à ce faire soient contraints par les seigneurs et les juges ordinaires.»2.
Aussi, et tant pour ce qui concerne l’enseignement « secondaire » et supérieur, assuré par
l’université que pour l’enseignement de l’enfant3 centré sur la lecture4, les écoles, conservant
cet élan repéré dès le XIIe siècle5, continuent de se multiplier en France, en sorte que, selon
les estimations de Jacques Verger, 5 à 10% de la population masculine savent lire6 à la fin du
Moyen Age.
1 Luther M. (1524) « Lettre sur l’instruction » in Oeuvres complètes, t. VII, pp. 438-447.
2 Compayré G. (1843-1913), Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le
XVIe siècle, p.157.
3 Il ne convient peut-être pas encore de qualifier cet enseignement d’« élémentaire », car si l’idée
d’une progressivité des exercices et des études existe depuis longtemps, cf. Aristote, Politique, livre
IV, chap. XIII, le projet d’une fragmentation/simplification des acquisitions en « éléments » matriciaux
n’est pas encore théorisé.
4 L’enseignement rudimentaire : lire, puis compter, chanter et plus rarement écrire.
5 Riché P et Verger J., (2006), Des nains sur des épaules de géants. Maîtres et élèves au Moyen
Age. Le monachisme qui, jusque-là, a assumé pratiquement seul la formation intellectuelle depuis la
destruction de l’école romaine au Ve siècle, répondant à la fois à l’expression d’une demande sociale
qui résulte de la croissance économique, de l’essor des villes, des échanges commerciaux et d’une
économie monétaire, d’une exigence à la fois cléricale et étatique d’instruction liée aux réformes de
l’Eglise et à la construction de l’Etat qui stimule la formation de nombreux juristes, se détourne pour
partie de l’enseignement à partir du XIIe siècle. L’Eglise, déjà entraînée à la préparation technique des
clercs dans ses monastères, a, par principe, la responsabilité d’ouvrir ses enseignements aux laïcs
puisque le concile de Vaison en 529 rappelle qu’il appartient aux évêques d’assigner à chaque
cathédrale une école, et qu’en 789, plusieurs dispositions de l’Admonitio generalis demandent qu’on
enseigne « dans chaque évêché, chaque monastère ». S’il faut attendre les IXe et Xe siècle pour qu’un
réseau d’écoles cathédrales se mette en place, et surtout au Nord de la Loire, quand, au Sud,
apparaissent quelques écoles communales, dans les monastères en revanche, conformément à la règle
de saint Benoît qui veut que les moines accordent un temps significatif à la lecture et que le monastère
soit un lieu de connaissance, la formation à la cléricature est assurée dans le cadre des arts libéraux,
pour l’essentiel grammaire, lectures de textes et commentaires de la Bible.
Rappelons que les arts libéraux, hérités d’Isocrate (IVe siècle av. J.-C.), comprennent le trivium
(grammaire rhétorique logique) et le quadrivium (arithmétique astronomie géométrie musique). Cf.
Marrou H.-I., (1948) Histoire de l’éducation dans l’antiquité.
C’est donc bien à l’Eglise qu’il revient de former cette nouvelle élite de juristes et, dans une moindre
mesure, de médecins.
6 Verger J. (1997), Les gens de savoirs dans l’Europe de la fin du Moyen Age.
50
Et la Renaissance inscrit dans ce contexte favorable sa révolution des mentalités qui place au
cœur de son projet anthropologique, l’éducabilité de l’homme et l’idée d’une mobilité sociale
grâce à laquelle, si les gens de savoir ne se substituent pas aux élites nobiliaires, du moins les
côtoient-ils et parfois s’y intègrent-ils.
En même temps, la culture humaniste prend à contre-pied le modèle scolaire dont elle
hérite.
Clef de voûte de cet héritage, l’université qui doit faire face à la crise de son financement et
perd ses anciens privilèges rognés par la main mise du pouvoir royal1 est l’objet de tous les
sarcasmes tant elle incarne cette scolastique honnie2, en sorte qu’aucune de ses facultés3 ne se
trouvent épargnée.
La petite école urbaine4 dans laquelle bon an mal an les enfants apprennent à lire et dont sont
critiqués en bloc l’esprit borné et la violence des mœurs pédagogiques, passionne moins, une
fois compris l’intérêt charitable et surtout pastoral en ces temps troublés par la Réforme et la
Contre Réforme, auxquels s’ajoute la moralisation des comportements qu’on peut en attendre.
D’une part, et le témoignage de Richelieu (1585-1642) retient ici l’attention, parce que si « la
connaissance des lettres est tout à fait nécessaire en une République, il est certain qu’elles ne
doivent pas être indifféremment enseignées à tout le monde. », qu’« ainsi qu’un corps, qui
aurait des yeux en toutes ses parties, serait monstrueux, de même un Etat le serait-il si tous ses
sujets étaient savants », et d’abord parce qu’« on y verrait aussi peu d’obéissance que
l’orgueil et la présomption y seraient ordinaires… »5.
Ensuite, parce que la nécessité de la petite école peut difficilement ressortir dans une France
où l'alphabétisation se fait aussi dans les corporations, la boutique, et plus encore, où
1 En 1498 et 1499, Louis XII limite le privilège universitaire et la compétence judiciaire de
l’université.
2 Elle l’incarne en effet, mais ne s’y identifie pas tout à fait, preuve en est que Rabelais situe sa
critique des pédants scolastiques et de l’éducation abêtissante qu’ils distillent dans le cadre d’une
éducation préceptorale (cf. 1532, Pantagruel ; 1534, Gargantua,).
3 Faculté des arts, en quelque sorte « secondaire » du dispositif universitaire, facultés de théologie,
de médecine et, la plus fréquentée, de droit.
4 Dans la France du Nord, de la Normandie à l’Alsace, le réseau des petites écoles paroissiales est
déjà dense, celui-ci tirant profit d’une certaine « émulation » religieuse : au milieu du XVIIe siècle par
exemple, quatre paroisses sur cinq, en Ile de France ont une école (cf. Lebrun Fr. ; Venard M. ;
Quéniard J. (1981), Histoire de l’enseignement et de l’éducation t. 2, p.268).
Au contraire, le réseau des établissements laïcs et communaux, au sud, est bien plus lâche, souffrant
notamment de l’absence de formation des maîtres.
5 Richelieu, A. Du Plessis, (1640), Testament politique Ière partie, section X, « Des lettres », pp.
139-140.
51
l’immense majorité des enfants travaille avec les adultes à partir de sept ans, parfois plus tôt.
L’école, - escole, XIe siècle, du latin schola et du grec skolê, « loisir » -, n’a donc pas
complètement rompu avec l’acception ancienne du mot, privilège de l’homme libre, de celui
qui dispose de son temps et peut se consacrer à l’étude, origine que ne manque pas de citer
Ferdinand Buisson (1841-1932), « loisir, repos, cessation des fatigues physiques, et par
extension, le moment propice à l’activité de l’esprit »1, et qui confère à l’institution scolaire
une double dimension « anthropologique » et politique.
Enfin parce qu’encore une fois c’est bien l’enfance, et plus encore en l’espèce l’adolescence
comme moment de la formation humaniste, qui focalise d’abord l’intérêt, laissant
l’apprentissage du jeune enfant dans une relative indétermination, passée la certitude de sa
malléabilité reconnue.
C’est pourquoi sans doute, et bien que les pédagogues de la Renaissance stigmatisent
le collège que Rabelais déteste autant qu’Erasme, et où Montaigne, pourtant élève du
« meilleur de France » selon ses dires, celui de Guyenne, constate que son latin « s’abastardit
incontinent »2 et s’exaspère contre ces internats qui lui apparaissent comme de « graves
geaules de jeunesse captive », cette école moyenne connaît un succès grandissant.
Apparu au XIIe siècle et d’abord destiné à servir de pensionnat aux étudiants, le collège
acquiert progressivement une certaine autonomie qui lui assure la maîtrise de l’enseignement
des arts libéraux (faculté des arts) conquis aux droits de la culture humaniste, dans un
contexte où l’entreprise scolaire est encouragée par la relative mobilité, économique et
sociale, le développement de l’Etat et l’émulation des Réformes3.
Les Frères de la Vie commune4, dont les écoles se développent aux Pays Bas dès la fin du
XVe siècle, organisent le temps scolaire selon les principes croisés de la progression, du
cursus, et de la périodisation annuelle, de la classe, chacune des huit classes, de la huitième
(les débutants) à la première, ayant à sa tête un maître, et le passage d’une classe à l’autre
étant subordonné à la réussite d’un examen.
De cette hiérarchisation des classes sous l’autorité d’un programme qui reprend les grandes
1 Buisson F., (1882-1893), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, tome I, p.762.
2 Montaigne M., Les Essais, I, XXV.
3 En particulier, toutes les Eglises ont besoin de ministres, les églises réformées bien sûr, et les
synodes des Eglises réformées fondent des académies associant un collège humaniste et une école de
théologie, mais aussi l’Eglise catholique, et c’est là d’abord la mission jésuitique.
4 Les Frères de la Vie commune, à la dévotion fortement centrée sur la lecture des Ecritures, et
dont les activités de copistes sont menacées par le développement d’une imprimerie dont ils sont
parmi les premiers à saisir l’usage scolaire, se tournent vers l’enseignement. Ils comptent parmi leur
élèves, Erasme.
52
lignes des arts libéraux tout en ménageant la nouvelle culture humaniste, promeut les élèves,
entraînés aux exercices, en fonction de leur résultats et instaure l’autodiscipline1, les collèges
parisiens font le principe de leur réforme, les municipalités s’inspirent parfois pour mettre sur
pied un collège humaniste2, parfois protestant, avant que ne le fasse le collège jésuite, lorsque
Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de la Compagnie de Jésus en 1640, a l’idée de faire
de l’activité pédagogique le fer de lance du combat de la Contre-Réforme, en misant sur la
totale gratuité des cours et plus encore sur la qualité d’un enseignement codifié, 1584, dans le
Ratio studiorum.
Finalement le collège scolarise assez largement dans les villes où il est implanté, s’adressant,
très au-delà des couches dirigeantes, aux fils de la bourgeoisie voire de l’artisanat et de la
boutique3.
I 117 Des écoles et des livres
Mais rien de tout cela ou peu s’en faut n’aurait été possible sans la révolution que
connaît la diffusion du livre, et par conséquent son statut, avec la découverte de l’imprimerie
par Gutenberg en 1440. Cette découverte signe la fin de la grande pénurie de livres qui
caractérise le Moyen Age et qui, pour partie, rend compte du poids d’un petit nombre de
textes canoniques, de leurs exégèses et de l’orthodoxie doctrinale d’une part, de la place de
l’oralité, de la relation pédagogique dans l’acception la plus personnelle du terme, de
l’imitation et de la mémoire dans les techniques de formation intellectuelle d’autre part.
Désenclavant le rapport au savoir de la sociabilité inhérente à l’oralité, elle inscrit le rapport
au savoir dans la forme nouvelle de l’intimité du rapport au texte.
L’imprimerie fait donc absolument corps avec les bouleversements idéologiques et culturels
que nous venons d’évoquer, et qui saisissent l’école dans l’œil du cyclone.
Entre 1470, date à laquelle le premier livre est imprimé en France sur la presse installée dans
le collège de la Sorbonne, et 1500, les ouvrages à vocation scolaire font l’objet de nombreux
tirages, depuis l’ouvrage de référence destiné aux étudiants jusqu’aux abécédaires des croix1 Avec le système des décurions, la classe est divisée en décuries, chaque décurie ayant, par
roulement hebdomadaire, un élève qui en est le chef.
2 …tel le célèbre gymnase protestant de Strasbourg.
3 Lebrun Fr. ; Venard M. ; Quéniard J. (1981), Histoire de l’enseignement et de l’éducation
tome 2, De Gutenberg aux Lumières (1480-1789), pp. 365-366.
53
de-par-Dieu1, et le paysage scolaire a déjà changé, lorsque sont progressivement remisées les
tablettes en bois gravé sur lesquelles les enfants apprenaient les lettres.
Toutefois l’arrivée du livre qui porte l’esprit de la Réforme et qui permet d’abord une
large diffusion des libres d’heurs et des catéchismes2, ne laisse pas d’inquiéter les autorités
ecclésiales alors même qu’elles se persuadent peu à peu des bienfaits d’une alphabétisation
qui participe de la moralisation, base sur laquelle le Concile de Trente engage l’Eglise dans
une alphabétisation de masse.
Car c’est bien dans les temps de l’Humanisme triomphant, qui est aussi celui des Réformes,
que la position de l’Eglise sur l’enseignement, l’alphabétisation et la lecture se précise.
Objet de tous les soupçons, puisque les livres sont pour la plupart de mauvais livres et que La
Bible ne saurait être lue par un laïc, l’Ecriture sacrée exigeant la médiation de l’Eglise, la
diffusion de la lecture n’a d’abord pas grande raison d’être prônée par la hiérarchie catholique
en effet. D’ailleurs, comme le rappellent Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard3, les premières
traductions de La Bible en langue vulgaire, au XVe siècle, sont annonciatrices de l’esprit des
Réformes, et dans les décennies qui suivent le concile de Trente après 1563, l’Eglise doit se
rendre à l’évidence de la diffusion co-occurrente de l’imprimé et des idées de la Réforme, et
s’appuyer sur le livre, et donc sur l’alphabétisation, dans une optique à la fois défensive et de
conquête catholique.
Malgré les soupçons qui continuent, et pour longtemps (jusqu’au milieu du XXe siècle ?) de
peser sur lui, - et l’Eglise n’en a pas fini avec la dénonciation conjointe des mauvais livres et
des mauvais lecteurs comme en atteste l’importance des mises à l’Index -, le livre devient,
avant la presse, une arme pastorale4, et induit en conséquence le développement d’une
politique d’alphabétisation offensive.
Comme le dit encore Pierre Nicole deux siècle après la naissance de l’imprimerie, mais
exprimant une appréhension constante depuis que les livres circulent, « en lisant les livres des
hommes, nous nous remplissons insensiblement des vices des hommes . Outre cette
corruption qui vient des livres eux-mêmes, il y en a une autre qui vient de nous, et qui gâte les
meilleures choses que nous trouvons dans les livres .Notre cœur est un vase qui peut
1 Abécédaires catholiques dont la première page est illustrée d’une croix.
2 Après le catéchisme de Luther, on assiste à une multiplication des catéchismes en
Allemagne, et de même dans le camp jésuite après la parution du catéchisme de Pierre Canisius au
milieu du XVIe siècle.
3 Chartier A.-M., Hébrard J. (2000), Discours sur la lecture (1880-2000).
4 Pie IX (pape de 1848 à 1878) : « Le bon journal vaut mieux que le bon prédicateur. »,
Discours sur la lecture, p.49.
54
corrompre tout ce qu’il reçoit. », en sorte qu’« il ne faut pas s’imaginer qu’il suffise de croire
avoir le cœur pur, et que par là on soit en état de lire les choses les plus mauvaises. La force
chrétienne consiste en se croire faible ; et c’est une partie de la pureté que d’appréhender
beaucoup de la souiller par des lectures dangereuses. »1.
Ainsi « ce serait trop grande rigueur que d’interdire absolument aux enfants les livres des
païens, puisqu’ils contiennent un grand nombre de choses utiles. Mais il faut qu’un maître
sache les rendre chrétiens par la manière dont il les expliquera. Il y a dans ces livres des
maximes exactement véritables et celles là sont chrétiennes par elles-mêmes, puisque toute
vérité vient de Dieu et appartient à Dieu. »2.
A ce danger s’ajoute celui, plus insidieux, de voir le livre outrepasser sa fonction d’instrument
de la scolarisation pour devenir le levier d’une demande scolaire, lorsque sa diffusion rapide
et difficilement contrôlable pénètre les campagnes, bien qu’à l’exception des laboureurs
parfois, le monde paysan reste analphabète à la fin de la Renaissance.
En tout cas, relativement à cette montée en puissance de la problématique éducative
qui structure l’histoire moderne, l’épisode humaniste constitue un acte essentiel : en rupture
avec l’éducation scolastique qui assigne aux individus des dispositions naturelles en fonction
d’un principe d’ordre, dispositif par lequel, dans la perspective en cours, perspective
aristotélicienne christianisée, « ce qui est » actualise sa nature3, l’éducation est
progressivement conçue comme l’ouverture, pour chacun, à un devenir.
I 12 A l’âge classique s’impose le sujet autour duquel s’articule la
philosophie des Modernes…
Pas plus qu’il ne s’est agi pour nous de présenter la philosophie de la Renaissance
1 Nicole P., (1671), Essais de morale, 2ème vol. pp. 269 et 271.
2 Nicole P., Traité d’éducation d’un prince 2e partie in Essais de morale, 2ème vol, p.354.
3 Cette représentation scolastique ne renvoie pas pour autant à ce que l’on dirait, en termes
contemporains, une position anti-intellectualiste : pour Thomas d’Aquin (1225-1274) notamment, « La
vertu nous dispose au bien. (…) Le vrai peut-être connu en lui-même ; tels sont les premiers principes.
La vertu qui les perçoit s’appelle la vertu d’intelligence. » ; La somme de théologie, tome 1, p.338.
55
mais de dégager les éléments constitutifs de cette philosophie qui ont pu effectivement jouer
un rôle dans l’élaboration, sur le long terme, d’un humanisme éducatif dont une école est
l’instrument, il n’est en rien question de proposer un point de vue général sur la philosophie
de Descartes (1596-1650) ou de Leibniz (1646-1716), mais d’abstraire, encore une fois, les
quelques éléments fondamentaux qui œuvrent au projet éducatif moderne et aux
représentations de l’enfant qui lui sont associées.
Dire que cette émancipation intellectuelle préparée par Erasme, est réalisée par Descartes
serait à bien ses égard excessif, et risque de prêter le flanc au schématisme. Pourtant, le sujet
moderne est bien la condition de la construction d’une figure de l’Enfant qui, rétroactivement,
va s’imposer à l’Ecole.
I 121 Le sujet cartésien
A ce titre, la contribution de Descartes à la construction complexe de la notion de sujet
marque bien un tournant, essentiel pour notre propos.
Précisons d’entrée qu’il ne s’agit ici ni du sujet grammatical, l’instance qui dit « je », ni du
sujet politique, celui qui, conformément à l’étymologie latine « est en dessous », l’assujetti à
une autorité politique, puisque la substance aristotélicienne1 est réinterprétée en terme de
subjectivité par le sujet cartésien : le « sous-jacent » est le cogito, la raison.
Alors que Descartes cherche à établir une certitude première, immédiate, à partir de laquelle
s’élaboreront toutes les autres, le sujet s’impose comme la substance pensante : « Après y
avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toute chose, il faut conclure, et tenir pour
constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je
la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »2, « je ne suis donc précisément parlant
qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement, ou une raison… »3.
Si du néant universel dont résulte le doute hyperbolique reste le fait même de douter et qui
seul résiste au doute, le monde ne peut précéder la pensée que l’esprit en a puisque je peux
1 La substance, « ce qui sous-gît », est chez Aristote (Métaphysique, livre Z), ce qu’est toujours une
chose lorsque lui est retiré ce qui relève des accidents qui peuvent (ou non) l’affecter, ce dont on
énonce les multiples propriétés et qui subsiste en dépit des accidents qui l’affectent diversement, l’être
en tant qu’être.
2 Descartes R., Méditation seconde, in Œuvres et Lettres, p. 275.
3 Ibid. p. 277.
56
encore douter du monde alors même que je sais que je doute doutant de tout, que j’en ai la
certitude absolue. En conséquence, la transparence du sujet à lui-même est la condition de
l’accès au monde, car sur cette certitude se distingue le vrai, du vraisemblable et bien sûr du
faux : « j’y parviendrai [« à la connaissance de la vérité »], si j’arrête suffisamment mon
attention sur toutes les choses que je concevrai parfaitement, et si je les sépare des autres que
je ne comprends qu’avec confusion et obscurité. »1.
Priorité à la pensée face à un monde : la conscience de soi, non pas comme entité
psychologique mais comme substance pensante permet la conscience de l’objet.
Cette irruption de la subjectivité, parce qu’elle autorise l’interpellation du réel par un sujet
toujours susceptible de s’en rendre maître, et, en l’espèce, de la réalité de l’éducation, - mais
encore faudrait-il pour mettre en œuvre cette rationalisation, qu’elle accepte d’autre(s)
figure(s) que la géométrie -, parce qu’en même temps elle inaugure un nouvel âge de la
réflexion épistémologique focalisée sur le sujet « savant », parce qu’enfin l’identification de
la pensée et de la conscience qui fonde la subjectivité consacre le sujet dans la maîtrise de son
propre destin, ne peut manquer de problématiser à terme ce devenir humain qu’est
l’éducation, que Descartes évoque encore par la négative, car « la première et principale cause
de nos erreurs sont les préjugés de notre enfance »2.
Education « déformatrice » donc, parce que « pendant nos premières années, notre âme ou
notre pensée était si fort offusquée du corps, qu’elle ne connaissait rien distinctement, bien
qu’elle aperçut plusieurs choses assez clairement ; et parce qu’elle ne laissait pas de faire une
réflexion telle quelle sur les choses qui se présentaient, nous avons rempli notre mémoire de
beaucoup de préjugés… »3.
I 122 …et Leibniz
Sans partager le point de vue heideggerien qui recentre sur Leibniz l’histoire de la
subjectivité conçue comme histoire de l’arraisonnement du réel au sujet, au motif que son
1 Descartes R., Méditation quatrième, in Œuvres et Lettres, p.309.
2 Descartes R., (1644), Principes de la philosophie, « Des principes de la connaissance humaine »,
71, in Œuvres et Lettres, p.606.
3 Descartes R. (1644), Les Principes de la philosophie, « Des principes de la connaissance
humaine », 47, in Œuvres et Lettres, p. 591.
57
ontologie1 monadologique anthropomorphise la substance en la concevant comme un sujet2,
cette « étape de l’histoire du sujet moderne » que constitue le moment leibnizien justifie
qu’une réflexion sur ce qui peut bien apparaître comme un des avatars la Modernité, l’Ecole,
s’efforce de fixer quelques notions relatives à la pensée de Leibniz, utiles pour la suite de
notre propos.
Et d’abord peut-être parce que sans doute la première occurrence du « sujet », tout au
moins dans l’acception dont nous tentons de préciser les termes, conduit à cette pensée.
Descartes défend une conception de la liberté comme « libre arbitre de la volonté », parce
qu’« il n’y a néanmoins personne qui, se regardant seulement soi-même, ne ressente et
n’expérimente que la volonté et la liberté ne sont qu’une même chose, ou plutôt qu’il n’y a
point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre. »3, « cette indifférence que je
sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids
d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté »4.
Leibniz objecte que la liberté ne peut résider dans une volonté indéterminée puisque toute
action naît d’une disposition à agir : « quoique l’homme soit libre (…) il ne laisse pas d’être
vrai par la même raison, qu’encore dans l’homme le cas d’un parfait équilibre entre deux
partis est impossible, et qu’un ange, ou Dieu au moins, pourrait toujours rendre raison du parti
que l’homme a pris, en assignant une cause ou une raison inclinante qui l’a porté
véritablement à le prendre … »5. Par cette disposition qui peut certes trouver son origine dans
les objets, mais qui peut aussi la trouver « a subjecto », « dans l’âme même », Leibniz fait du
sujet, du moi, le fondement des vérités tant théoriques que pratiques : c’est à partir de
l’Homme et pour l’Homme que sont posés la vérité et le sens.
D’autre part, reprenant la question de la substance, Leibniz construit une ontologie
monadologique, pour laquelle la monade6 est la substance absolument simple, c’est-à-dire
« sans partie », simplicité « élémentaire » de la monade à partir de laquelle Leibniz bâtit
l’ensemble de son système.
1 « ontologie », de ὄν, ὄντος, participe présent de εἰμεί, « être », et λόγος, « la parole, la
raison » : étude de l’être en tant qu’être, l’ontologie a pour objet la recherche de ce qui détermine la
notion de substance.
2 Renaut A. (1989), « Heidegger. Le règne du sujet » in L’ère de l’individu, pp.27-68.
3 Descartes R. (1641), Troisièmes objections in Œuvres et Lettres, p.416.
4 Descartes R., Méditation quatrième, in Œuvres et Lettres, p.305.
5 Leibniz G. W. (1710), Essais de théodicée, p.131.
6 du grec μονάς, « unité », « élément des choses ».
58
Absolument simple, la monade est par là, absolument unique1, puisqu'en entrant comme
élément simple dans la composition des « choses », si les monades pouvaient être identiques,
les « choses » ne seraient que quantitativement distinctes, et le monde serait immobile.
Absolument uniques mais infiniment diverses, les monades constituent le monde2 dont la
cause première est Dieu, somme des perspectives possibles, ordonnateur de cette harmonie
préétablie entre les monades par laquelle le monde échappe au chaos.
Réfutant à la fois la physique et le dualisme cartésiens, Leibniz montre que la réalité du
monde ne nous apparaît comme espace, phénomènes d’actions réciproques de la matière, qu'à
titre illusoire, car la matière, l’étendue est par hypothèse toujours divisible, alors que la
monade, indivisible puisque simple, n’a pas d’étendue. La réalité monadique est une réalité
immatérielle, elle est la force, l’énergie ; les monades sont des substances spirituelles.
Le cogito cartésien, conscience de soi et conscience de l’objet, est à son tour radicalisé en
cogito monadologique, et, dans la mesure où il n’y a pas de différence de nature, mais une
différence de degré entre les esprits3, c’est-à-dire entre les âmes capable de penser par
réflexion et les autres réalités, la différence qui tend à s’effacer entre le réel et le rationnel
laisse place à une subjectivité pour laquelle le réel n’est pas radicalement autre que la raison
structurée comme le réel qu’elle pense et inversement4.
Enfin, parce qu’elles sont des substances simples, les monades ne peuvent subir de
transformations provenant de déterminations externes, car toute transformation est une
recomposition et la monade n’a pas de composés, ce qui signifie que toute transformation est
produite par la monade elle-même, autodétermination qui fait de la monade un « sujet » qui,
produisant ce qui lui survient, produit son histoire. Le sujet et l’Histoire apparaissent ici liés
dans l’avènement de la Modernité.
Nous reviendrons ultérieurement sur l’interprétation à laquelle invite cette spiritualisation du
réel quant à la main mise d’un sujet « imposant sa loi au réel », lorsque nous aurons à aborder
le déploiement d’une logique individualiste comme condition d’une crise du sujet, bornons
nous pour l’instant à retenir cet acquis de la philosophie leibnizienne qui, au plan des
1 Si la monade est simple, elle est unique, car n’ayant pas de parties, les monades ne peuvent
différer quantitativement, et diffèrent nécessairement qualitativement.
2 Leibniz G. W. (1714), La Monadologie, §1-2-9.
3 La substance est au principe qui régit l’acte créateur de Dieu et au principe qui dirige la pensée
humaine qui cherche à comprendre : le réel est donc la somme des possibles, intelligible dans son
entier, par définition identique à la raison qui connaît.
4 Comme le montre Alain Renaut, (1989), L’ère de l’individu, pp.115-134.
Dans cette dynamique d’effacement s’anticipe l’identité hégélienne du réel et du rationnel.
59
représentations de l’éducation induit un déplacement décisif : le sujet n’est plus seulement au
fondement d’une certitude je pense/je représente, mais posé comme force, comme énergie,
comme activité, le sujet produit en s’auto-produisant, inscrivant par autodétermination sa
propre histoire, revendication à se faire soi-même.
I 123 Le sujet dans l’histoire
Le sujet classique se définit ainsi doublement à partir de lui-même. Dans sa présence à
lui-même, il est intériorité ; dans sa capacité à être lui-même il est activité ; en quoi il est
idéalement, si l’on croise les deux propositions, transformation/élaboration de lui-même,
autrement dit, dans une acception à nous déjà familière tant désormais nous avons le
sentiment de pénétrer un ordre de la représentation largement contemporain : il est éducation.
Comme le fait par-devers elle la communauté politique lorsqu’elle met à distance
l’assujettissement à la norme extérieure, le principe d’hétéronomie, lorsqu’elle revendique de
se porter au fondement de l’acte politique, l’individu se fait acteur de son propre destin, dans
la lignée d’une conversion des mentalités vers la Modernité que décrit Max Weber, éliminant
progressivement la magie comme technique de salut et faisant sortir les affaires humaines de
la dépendance d’un démiurge, au plan individuel (l’éducation) comme au plan collectif (le
contrat social), dans le cadre, pour reprendre une expression du sociologue allemand qui fait
florès, d’un « désenchantement du monde ».
Dans la mouvance weberienne, ce n’est plus du protestantisme seul que Marcel
Gauchet fait le creuset de la Modernité1, mais du christianisme en général qui, au regard de
son orientation universaliste et égalitaire, égalité de tous en face de Dieu, et de sa conception
du salut, est bien « la religion de la sortie de la religion »2. Alors que l’homme échappe peu à
peu à « l’immémoriale emprise organisatrice du religieux »3, la Modernité, dans un contexte
idéologique où s’exprime la volonté d’une compréhension du monde finalisée par une
construction volontariste de l’avenir, s’identifie désormais à la civilisation de l’autonomie.
1 C’est bien sûr cette interprétation de la Modernité comme dynamique historique qui conduit Max
Weber à présenter l’éthique protestante comme une éthique du salut par l’effort personnel et le travail.
Cf. ( 1905 ), L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme.
2 Gauchet M. (1985), Le désenchantement du monde, p.11.
3 Ibid, p.9.
60
De cette double souveraineté, souveraineté populaire et souveraineté du sujet, l’éducation est
garante lorsqu’elle actualise l’autonomie comme revendication du droit à se donner sa propre
loi et comme revendication à se faire soi-même.
De cette revendication l’enfance, si l’on peut dire, s’empare à son tour. Car, dans ce contexte
de tension éducative, l’irruption de l’historicité, parce que le passé y est réfléchi et l’avenir
inventé, problématise la figure de l’enfant, à l’articulation de l’un et de l’autre.
L’image de l’enfant de la société traditionnelle, promis à un destin connu, et d’autant mieux
connu qu’il est, à l’identique, celui de son père, s’avère, dans l’acception moderne du terme,
un archétype préscolaire, incompatible avec l’idée d’un avenir ouvert et d’une construction
particulière du sujet à laquelle, désormais, l’éducation a partie liée.
I 13 Homme par l’éducation…
L’autonomie moderne se substitue à l’hétéronomie ancestrale. Arraché peu à peu à
l’orbite de la nature, l’homme est ce qu’il devient, et l’éducation placée au centre de la
réflexion anthropologique. Entre Erasme et Kant, parce que « les hommes ne naissent pas
hommes », « l’homme ne peut devenir homme que par l’éducation »1, échos de l’esprit des
Lumières, se fait jour, à côté d’une enfance de l’homme célébrée par l’humanisme renaissant,
la figure de l’enfant.
C’est la problématisation de l’éducation dans le cadre de la réflexion sur l’anthropologie
menée par les philosophes des Lumières, et singulièrement, par la philosophie critique, qui
permet l’irruption de cet enfant dont, parce que l’éducation est sa raison d’être, l’école devient
le lieu.
1 Erasme, De pueris ; Kant, Réflexions sur l’éducation, p.71.
61
I 131 L’impossible pédagogie cartésienne
Si l’influence cartésienne sur le moyen et long terme, s’avère décisive quant à la
l’irruption, longuement préparée, du cogito, irruption qui, dans le contexte de la révolution
copernicienne, valorise la posture intellectuelle et fait de la maîtrise scientifique un souci
majeur, elle ne bouleverse pas les pratiques scolaires des XVIIe et XVIIIe siècles.
Descartes lui-même ne manque pas d’évoquer sa propre scolarité1 à travers un
jugement qui incrimine explicitement l’éducation jésuite du collège de La Flèche et son
modèle d’humanisme christianisé que l’on reconnaît bien dans la place accordée « aux
langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires et à leurs fables. »2.
Il est clair que pour lui « les exercices auxquels on s’occupe dans les écoles » occultent
l’essentiel, à savoir « apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes
actions, et marcher avec assurance en cette vie. »3.
En ce sens, parce que toute la dignité de l’homme est dans la pensée et qu’à ce titre à la
compréhension doit être donnée la primature, parce que la raison doit s’incliner devant
l’évidence scientifique et non devant la rhétorique, parce qu’enfin le Discours de la méthode
ne se contente pas de mettre en avant la méthode, mais propose très concrètement La
méthode4, le propos de Descartes peut servir de point d’appui à une refonte de
l’enseignement, tant au plan des contenus que de la manière d’enseigner.
Et sans doute le modèle scolaire mis en place par l’Oratoire de Jésus est-il en effet nettement
plus « cartésien »5, notamment parce qu’il accorde une place plus modeste aux langues
1 Au sortir de sa scolarité, Descartes se trouve « embarrassé de tant de doutes et d’erreurs, qu’il me
semblait n’avoir fait d’autre profit, en tâchant de m’instruire, sinon que j’avais découvert de plus en
plus mon ignorance. » (Cf. Discours de la méthode, p.128).
2 Ibid., p.129.
3 Ibid., p.128 et 131.
4 La méthode comporte quatre règles : la règle de l’évidence (les idées claires et distinctes), la règle
de l’analyse (diviser la difficulté pour la résoudre), la règle de la synthèse (procéder par ordre du
simple au composé), la règle de l’énumération (viser l’exhaustivité).
5…sous la double influence de cardinal Pierre de Bérulle, son fondateur (1611) et général, très
favorable au philosophe qui, avec Platon et saint Augustin incarne pour lui la philosophie, et de
Bernard Lamy (1640-1715) qui y est enseignant et qui, dans les Entretiens sur les sciences (1683) fait
part de sa grande admiration pour Descartes également.
Ce cartésianisme oratorien est d’autant plus remarquable que la scolarisation secondaire au XVIIe
siècle est loin d’être négligeable, à peine inférieure au plan démographique, rapportée à la population
totale, à la scolarisation secondaire de la IIIe République (cf. Lebrun Fr. ; Venard M. ; Quéniard J. ,
Histoire de l’enseignement et de l’éducation t. 2, p.362), qu’elle touche une population relativement
vaste, laboureurs, artisans, marchands, officiers et bien sûr aristocrates, et que si les Jésuites s’y
taillent la part du lion avec leurs 93 collèges en 1640, les Oratoriens arrivent en second avec 18
collèges (Cf. Ibid., p.497).
62
anciennes, se défie du thème et plus généralement fait reculer le latin, impose le français en
cours de grammaire et en cours d’histoire, discipline nouvelle que l’Oratoire institutionnalise,
et plus encore parce qu’il fait une place conséquente aux sciences, - physique, sciences
naturelles mais surtout mathématiques pour la logique et la géométrie -, selon le principe
d’une érudition au service de l’esprit, la connaissance menant à la formation du jugement, qui
elle-même gouverne la rectitude de la conduite.
Par ailleurs, les Petites-Ecoles de Port Royal1 s’ouvrent également au cartésianisme, comme
en atteste la réforme janséniste de l’enseignement des langues2, par laquelle celui-ci prend
nettement ses distances avec l’école jésuite.
Outre que les enseignements y sont dispensés en français, la langue française y fait l’objet
d’une étude systématique, priorité symétrique à l’exigence de compréhension qu’il convient
de ménager à l’enfant. L’élève apprend donc à lire dans des textes traduits (Fables de Phèdre,
Comédies de Térence, Lettres de Cicéron, Bucoliques de Virgile…), et selon une méthode
épellative rénovée, qui décompose la syllabe en deux parties seulement, le son et
l’articulation3.
1 Fondées en 1637, les Petites-Ecoles restent modestes au plan des effectifs mais bénéficient d’une
renommée pédagogique certaine. Racine a sans doute été leur élève le plus célèbre. Après bien des
vicissitudes, les théologiens de La Sorbonne alliée aux Jésuites obtiennent du Roi leur fermeture en
1660.
2 Le problème ici soulevé par les Jansénistes dans un certain esprit cartésien est également posé par
Jean Amos Comenius (1592-1671) qui proteste contre l’étude de la grammaire en latin, veut simplifier
la grammaire, aborder des thèmes compréhensibles pour l’enfant quand les textes de Térence, Plaute,
Cicéron, Virgile, ou Horace ne le sont pas. Aussi rédige t-il un abrégé de la langue, La porte des
langues (1631), méthode pédagogique articulant une progression lexicale et syntaxique, et une
exploration des mots du sens propre au sens figuré. Le succès considérable du manuel, sorte
d’évangile pédagogique très vite traduit en plusieurs langues, souligne sans doute la réalité du
problème pour les maîtres. A ce dispositif Comenius ajoute d’ailleurs le Orbis pictus (1654), ancêtre
de l’imagier des langues, qui rencontre également un accueil enthousiaste.
3 La méthode d’apprentissage est alors la méthode épellative consistant à faire épeler d’abord les
lettres puis la syllabe et enfin le mot dans des textes appris par cœur, avant d’aborder l’oralisation de
textes inconnus. Mais les maîtres de Port-Royal, qui trouvant incohérente l’épellation convenue de la
consonne (b se lit bé, en sorte que b.a-ba se dit en réalité bé.a-ba ), et incompréhensible pour l’enfant
que toutes les lettres soient dites (cé.ache.o.enne-chon), ont imposé une nouvelle épellation qui efface
la voyelle parasite, et se limite au son et à son articulation be.a-ba., che.on-chon. Cf. Compayré G.
(1897), Cours de pédagogie théorique et pratique, seconde partie, leçon II.
Cette épellation dite « de Port-Royal », exposée par Arnauld A. et Lancelot C. (1660), Grammaire
générale et raisonnée, chap.VI, « Nouvelle manière pour apprendre à lire facilement en toute sorte de
langues », pp.23-25, est anticipée par Blaise Pascal (1623-1662), comme en atteste un échange
épistolaire entre Pascal et sa sœur Jacqueline, maîtresse des enfants et novices de Port-Royal ; cf.
Victor Cousin, (1845), Jacqueline Pascal, premières études sur les femmes illustres et la société du
XVIIe, lettre du 26 10 1655, pp.262-265.
La méthode épellative est abandonnée entre 1850 et 1880, lorsque la méthode simultanée de lecture et
d’écriture est adoptée. Cf. Chartier A.-M., « L’enfant l’école et la lecture » in Le débat n° 135, maiaoût 2005, Comment enseigner le français, p.207.
63
L’enseignement du latin, en recul par rapport à celui du grec, est directement affecté par cette
mesure : Claude Lancelot (1615-1695), maître à Port-Royal, écrit une grammaire latine en
français1, et défend un apprentissage académique qui se défie autant de la rhétorique élégante,
- le thème, la rédactions des vers latins et de la composition latine sont relégués à la marge-,
que de l’apprentissage par l’usage, cher à Montaigne, qui impose aux collégiens la langue
latine comme langue vernaculaire, toutes pratiques où l’on reconnaît l’armature de la
pédagogie jésuite.
Ensuite, et toujours en accord avec l’esprit cartésien, la rénovation pédagogique de Port Royal
s’efforce d’organiser ses progressions du connu vers l’inconnu, - partir du français, langue des
apprentissages fondamentaux de la lecture et de l’écriture, relève de ce principe… -, et de
faire place au jugement personnel contre le recours univoque à la mémoire.
Mais alors que l’enfance se termine lorsque commence l’âge des apprentissages et
brille par son absence des préoccupations cartésiennes - Le Discours de la méthode pour bien
conduire sa raison (1637) expose une théorie de la connaissance au sein de laquelle l’enfant
n’a par hypothèse aucune place-, il est bien difficile de parler de pédagogie cartésienne.
Rappelons que si éduquer, pour Descartes, c’est détacher l’esprit des sens, pour apprendre, i.e.
pour « augmenter par degrés [sa] connaissance »2, il faut justement rompre avec une enfance
par laquelle « nous avons reçu la plupart de nos erreurs » parce que « notre âme était si
étroitement liée au corps qu’elle ne s’appliquait à autre chose qu’à ce qui causait en lui
quelques impressions »3.
Aussi la méthode comme retour à soi-même, comme réflexion, visant à saisir les idées innées,
à « étudier en soi-même »4 ne saurait s’adresser plus à l’enfant qu’à ses maîtres.
La position de Descartes quant à l’éducation de l’enfant ressemblerait fort à une
éducation négative, attendant en effet, en des termes assez voisins de Rousseau d’ailleurs,
d’avoir « atteint l’usage entier de notre raison, et que notre âme, n’étant plus si sujette au
corps, tâche à bien juger des choses, et à connaître leur nature », tant il est vrai que, « bien que
nous remarquions que les jugements que nous avons faits lorsque nous étions enfants sont
1 Lancelot Cl. (1644), Nouvelle méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue
latine, suivi de (1655), Nouvelle méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue
grecque.
2 Descartes R., (1637), Discours de la méthode, pp.126-127.
3 Descartes R., (1644), Principes de la philosophie, « Des principes de la connaissance humaine »,
71, p.606.
4 Descartes R., (1637), Discours de la méthode, pp.132.
64
plein d’erreurs, nous avons assez de peine à nous en délivrer entièrement… »1, en sorte que
« il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si
nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous
n’eussions jamais été conduits que par elle. »2.
Le moment cartésien passe donc largement au large de la problématique de l’enfant, et
presque de l’enfance. Sans doute la critique de l’éducation jésuite dans la première partie du
Discours de la méthode et au début de la seconde profile t-elle, en filigrane, la figure d’un
enfant auquel Descartes accorde quelque attention, mais outre que cette représentation s’avère
exclusivement négative dans sa confrontation au sujet épistémique que l’enfant ne rencontre
pas, elle s’inscrit en marge d’une enfance dont l’insuffisance constitutive est réaffirmée.
I 132 L’éducation comme fondement anthropologique
L’idée que l’éducation est au principe de ce qui fait l’homme a bien entendu des
origines anciennes, et au-delà, l’école, comme il l’a souvent été noté, est presque aussi vieille
que l’écriture. Ce qui est en jeu ici néanmoins renvoie bien davantage, on l’a vu, à une
représentation de l’éducation « coextensive » de l’humain, de l’éducation comme fabrique, et
qui met au centre du débat la question du processus de l’apprentissage, question à partir de
laquelle sont à nouveau problématisées, parce que désormais il faut compter avec l’enfant, les
fins de l’éducation.
Car si l’Antiquité regarde attentivement l’éducation, c’est exclusivement du point de
vue de ses fins, alors même que l’homme qu’elle vise, l’homme éduqué, reste dans l’ombre de
la Cité par laquelle il a déjà sa place dans l’ordre immuable du monde.
Ainsi en est-il de l’éducation platonicienne, dont la mythologie de la connaissance, exposée
dans l’allégorie de la caverne3, solidarise, à travers la théorie des Idées, savoir et moralité, fait
1 Descartes R., (1644), Principes de la philosophie, « Des principes de la connaissance humaine »,
72, pp. 607-608.
2 Descartes R., (1637), Discours de la méthode, p.134.
3 Cf. La République, livre VII, Œuvres complètes tome I, pp.1101-1105.
L’allégorie de la caverne fonde une mythologie de la connaissance : des hommes enchaînés qui ne
peuvent tourner la tête, voient se projeter sur la paroi l’ombre de figurines d’hommes et d’animaux. Ce
théâtre d’ombres que les prisonniers, - c’est-à-dire nous-mêmes -, prennent pour la réalité, représente
le monde sensible, celui des apparences, et renvoie à un au-dehors, une réalité plus effective.
Un prisonnier s’échappe : chemin de douloureuses ruptures vers la lumière, vers un savoir libérateur
des illusions de la caverne, le monde des essences intelligibles au sein desquelles culmine l’idée de
Bien.
65
de l’éducation une émancipation, une ascension difficile du visible à l’intelligible, selon un
ordre de la connaissance qui conduit aux idées, puis à l’Idée, l’Idée de Bien. La fin est au
principe même de la moralité et de la connaissance, et le parcours de l’homme évidemment
déjà tracé, d’un cheminement déjà connu et qu’il s’agit de re-connaître. Une pédagogie de la
déstabilisation des opinions doit permettre la réminiscence de la vérité (la maïeutique :
l’accouchement), d’une vérité autrefois familière, perdue dans le monde sensible et que l’âme
re-trouve.
Dans ce contexte, l’éducation, toute puissante au plan de son action puisqu’elle est ce par quoi
l’homme accède aux Idées et à la Moralité, ne relève pourtant d’aucune nécessité
anthropologique, ni d’aucune logique privée. Et si l’éducation est indispensable, c’est parce
qu’elle est le remède contre la maladie de la Cité, l’instrument d’une réconciliation avec le
Bien (la Vérité, la Justice), qu’elle assure en formant en effet certains hommes à certaines
fonctions, guerriers, magistrats, philosophes-rois…pour le Bien public.
Soit dit en passant, cette conceptualisation de la paideia1 coïncide avec l’école athénienne2 :
ses arguments visent explicitement la maturité du citoyen et s’adressent exclusivement à une
élite politique et militaire, même si l’éducation spartiate des siècles d’or (VIIIe - VIe siècle
avant J.-C.) est plébiscitée pour ses qualités holistes.
Même anthropologie éducative impossible au Moyen Age, bien que la théorie thomiste
de la connaissance retourne le propos platonicien : la nécessité éducative relève au contraire
de la place de la connaissance comme marque d’une condition humaine universelle, et c’est la
subordination à l’ordre divin qui en borne l’efficience, excluant qu’elle intervienne dans la
fabrique d’un homme tout entier soumis à la volonté du Démiurge3.
Notons pourtant que la conception thomiste a bien des résonances modernes puisqu’elle met
au cœur de l’humanitude le principe d’une éducation, et d’une éducation intellectuelle.
1 La paideia (παιδεία) est la culture du corps et de l’esprit sur laquelle repose l’éducation des
jeunes athéniens.
2 L’école à Athènes, financée par les familles, existe à partir du Ve siècle av. J.-C.
3 Pour Thomas d’Aquin (1225-1274), c’est parce que l’homme n’est pas limité comme tous les
autres êtres naturels finis par la détermination de ce qu’il est, parce qu’il excède son être corporel par
la manifestation volontaire, en faisant œuvre de raison, de rejoindre l’univers des esprits, qu’il occupe
une situation ontologique par laquelle il fait le lien entre le monde des esprits purs (les anges) et le
monde des corps. Le désir de connaissance marque donc, dans l’ordre ontologique, la différence de
l’homme parmi toutes les créatures de Dieu.
Cultiver ce désir de connaissance dès l’enfance c’est ainsi rendre grâce à Dieu.
Par ailleurs, en établissant une harmonie de la raison et de la foi qui n’abolit pas l’antinomie (ce qui est
su n’est pas cru) mais pour laquelle le savoir fournit à la foi des présupposés concernant Dieu
l’homme et le monde et une méthode de raisonnement, Thomas d’Aquin encourage les
développements de l’instruction au service de la foi chrétienne.
66
Le pas pourtant reste à franchir. Associant finalement l’éducation déterminante mais
élitiste de Platon et celle, universelle mais limitée dans son action de saint Thomas, les
Lumières inventent et imposent le principe d’une éducation qui fait l’homme, c’est-à-dire qui
le fait libre.
Car si, comme le montre Cassirer1, les Lumières se situent dans le prolongement des
métaphysiques de l’âge classique en créditant la raison, non plus certes d’une capacité à
ouvrir sur l’absolu, mais d’une capacité à transformer l’homme et le monde, comme raison
pratique. Dans cette perspective d’une société offerte à l’action, au volontarisme et à la
maîtrise, l’éducation est vraiment aux avant-postes.
Cette inscription de l’éducation dans le processus d’hominisation transforme décisivement le
rapport à l’enfant, et par conséquent, le rapport à l’école, selon un ordre qui prend à rebours la
logique de la réflexion menée par l’humanisme de la Renaissance, centrée sur l’école et
l’enfance.
Cet homme « originairement absolument rien »2, selon l’expression de Fichte (1762-1814),
est aussi « œuvre de lui-même »3, au sens où, si ce n’est pas encore l’individu qui
s’incorporant des savoirs, se construit comme sujet, c’est au moins l’homme qui éduque
l’homme. En sorte que Helvétius (1715-1771) peut déclarer dans son ouvrage posthume, De
l’Homme : « Si je démontrais que l’homme n’est vraiment que le produit de son éducation,
j’aurais sans doute révélé une grande vérité aux nations »4, et entendre par « éducation » à la
fois le « milieu » et « l’instruction du milieu » c’est-à-dire un « environnement », et non pas
une « éducation scolaire » stricto sensu, celle-ci étant incluse dans celui-là, car les hommes
sont « semblables à ces arbres de la même espèce, dont le germe, indestructible et absolument
le même, n’étant jamais semé exactement dans la même terre, ni précisément exposé aux
mêmes vents, au même soleil, aux mêmes pluies, doit, en se développant, prendre
nécessairement une infinité de formes différentes. »5.
Posant la liberté comme arrachement à la nature, Les Lumières critiques problématisent
ensemble la question de l’enfant et de l’éducation. C’est parce que l’enfant n’est rien
naturellement, autrement dit parce qu’il est libre, qu’il doit être éduqué ; et c’est parce qu’il
1 Cassirer E. (1932), La philosophie des Lumières.
2 Fichte J. G., (1796-1797), Fondements du droit naturel, p.95.
3 …pour paraphraser Michelet, traduisant Vico, et exprimant l’ouverture à l’historicité :
« L’humanité est à son œuvre à elle-même ».
4 Helvétius Cl.-A., (1773), De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation,
Introduction au chap. 2, p.4.
5 Helvétius Cl.-A., (1758), De l’esprit, III, 1, Ed. Gérard, 1973, p. 210, cité par Althusser L.,
Politique et Histoire. De Machiavel à Marx. Cours à l’école normale supérieure 1955-1972, p.96.
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est éduqué qu’il accède à la subjectivité, c’est-à-dire très exactement à la liberté ou, pour le
dire en terme rousseauistes ou kantiens, à l’autonomie.
C’est donc maintenant par rapport à l’affirmation de la liberté de l’homme, que se trouve
problématisée la question de l’enfant sujet-objet-sujet de cette hominisation : l’enfant est celui
dont la subjectivité est comprise comme ce qui fait l’homme dans un processus d’arrachement
à la nature et posée comme principe et comme fin de l’éducation. Désormais l’homme libre,
absolument indéterminé naturellement, ne relève que de l’humain, c’est-à-dire de lui-même.
A partir du point de vue anthropologique, le débat se déporte sur le terrain
épistémologique, opposant aux Cartésiens pour lesquels la raison et le monde réduit à sa
représentabilité sont indissolublement liés, puisque le sujet découvre en lui-même les idées
innées et les réfléchit pour (re)construire la réalité du monde que le doute a d’abord réduit au
néant, les Empiristes pour lesquels cette représentabilité s’ouvre au contraire à l’extériorité
par le processus de connaissance qui, partant de la sensation et via l’impression, conduit à
l’idée.
Controverse que déplace décisivement l’intervention criticiste lorsque Kant1 interroge la
subjectivité du point de vue des conditions de la représentation, autrement dit interroge
l’autonomie du fonctionnement de l’esprit quant à la faculté de connaître, repoussant ainsi
toute tentative de chercher dans une transcendance un fondement à la connaissance2, écartant
le cogito autosuffisant autant que la solution empiriste, et posant une limite à la toute
puissance du sujet.
Cette rapide évocation de la réflexion des Lumières permet de rappeler combien la Modernité
dès lors, parce qu’elle investit le champ du problème de la connaissance qui devient le point
nodal de l’épistémologie et de l’anthropologie, reste assurément diverse au plan doctrinal,
mais place à chaque fois l’enfant qui apprend au centre des enjeux théoriques contradictoires
qu’elle développe.
Toujours est-il qu’exposé à cette éducation qui retient désormais l’attention du point
de vue d’une raison pratique centrée sur le sujet qui agit, qui enseigne et qui apprend, l’enfant
1 Cf. (1781), Critique de la raison pure.
2 « Le deus ex machina est, dans la détermination de l’origine et de la validité de nos
connaissances, ce qu’on peut choisir de plus extravagant… » ; Kant E., Lettre à Marcus Herz du 21
février 1772, in Œuvres complètes tome I, p.693.
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en tant que tel apparaît bien dans un débat focalisé sur la théorie de l’apprentissage1.
I 133 De la théorie de la connaissance à la théorie de l’apprentissage
En revanche, c’est bien à partir du débat sur la théorie de la connaissance, et en
particulier à travers le déploiement de la théorie empiriste, que la figure de l’enfant, dans sa
constitution moderne, est propulsée en première ligne, lorsque de cette théorie de la
connaissance, par un simple déplacement, découvre la théorie de l’apprentissage.
Alors que Nicole, en 1671, dans le sillage cartésien, conforte l’idée de l’éducation
comme retour sur soi, « former le jugement, c’est donner à un esprit le goût et le discernement
du vrai » puisque « l’instruction a pour but de porter les esprits jusqu’au point où ils sont
capables d’atteindre. Elle ne donne ni la mémoire, ni l’imagination, ni l’intelligence, elle les
cultive en les fortifiant l’une par l’autre »2, John Locke (1632-1704) en prenant le contre-pied
du rationalisme qui donne la raison comme première, antérieure à toute activité de réflexion,
interroge l’origine de l’idée et imprime au contraire à l’éducation une orientation centrifuge.
Car si l’idée n’est pas innée, elle rentre dans un processus historique, et cette histoire est
précisément celle qu’induit la médiation entre la représentation de l’objet et l’objet, c’est-àdire la médiation entre le moi et l’objet, qu’est la sensation.
Certes Locke maintient une différence entre réflexion et sensation en posant à côté de
l’expérience sensible l’expérience réflexive, dirigée vers la connaissance des états de l’âme,
par quoi la réflexion, gouvernée par les grandes facultés des opérations mentales (douter,
imaginer, croire, raisonner), garde une autonomie par rapport à la donnée sensible.
1 Cette ressaisie de l’enfant sous l’unicité du sujet épistémique est perceptible au plan de ses
désignations.
Sous l’Antiquité et au Moyen Age, la dénomination d’une différenciation enfantine, articulée à la fois
sur l’âge et sur le sexe des enfants est riche, quoique imprécise souvent, la langue latine comptant neuf
termes pour désigner les garçons et les filles de moins de 3 ans, sept pour les enfants de 3 à 7 ans, six
pour les enfants de 8 à 12 ans, cinq après 12 ans. (Cf. Lett D., (1997), L’Enfant des miracles. Enfance
et société au Moyen Age, XIIe-XIIIe siècle ), avec cette constante d’un bornage par la naissance et la
puberté : l’enfance est l’aestas imperfecta pendant laquelle l’enfant n’a ni capacité juridique ni
responsabilité pénale.
Au regard de ces désignations médiévales de l’enfant, le français contemporain ne semble rien moins
qu’un peu sec, sauf peut-être pour ce qui concerne l’enfant naissant, dénommé par la proximité de sa
venue au monde, « nouveau-né », par la spécificité de l’allaitement, « nourrisson », et, très récemment,
son incapacité à articuler la langue,« bébé » emprunté au XIXe à l’anglais « baby », terme lui-même
récent puisqu’il remonte au XVIIIe et renvoie au « babe » de b.a-ba.
2 Nicole, Traité d’éducation d’un prince 2e partie in Essais de morale, 2ème vol. pp. 298 et 317.
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Mais là n’est pas, pour notre propos, l’essentiel : toute connaissance relève de l’expérience,
sensible et réflexive, dès lors que les idées procèdent de la sédimentation d’expériences et
d’opérations classificatrices de l’esprit1. Par conséquent, au commencement, l’âme est vide,
tabula rasa2, prise de position qui confère à l’enfance, à l’enfant et à l’éducation une place
inédite dans le processus d’acquisition des connaissances, et ce à plus forte raison que
l’expérience sensible, ici réhabilitée, est justement ce sur quoi chacun s’est jusqu’alors
accordé à borner l’enfance.
Le parcours intellectuel qui illustre le mieux l’esprit et la démarche de ce mouvement
qui fait émerger l’enfant des théories de la connaissance et de l’apprentissage, est peut-être
celui d’Etienne de Condillac (1715-1780), de l’Essai sur l’origine des connaissances
humaines (1746 ) au Traité des sensations (1754) et au Cours d’étude pour l’instruction du
Prince de Parme (1768-1773).
Radicalisant la position de Locke d’abord défendue dans l’Essai sur l’origine des
connaissances humaines, Condillac dénonce finalement la distinction entre sensation et
réflexion : l’origine de tout fait psychique, y compris la réflexion, est dans la sensation, et le
travail de la sensation à l’abstraction est le travail du signe.
Dans son projet d’une reconstitution de la genèse des idées, Condillac part des idées simples
directement transmises par les sens, liées au signe dans un jeu de correspondances
malheureusement imparfaites, - imperfection qui est à la source de l’erreur -, et combinées
entre elles pour constituer les idées complexes, à leur tour dénommées. Ainsi la sensation
contient toutes nos facultés quand l’emploi des signes les étend.
Le langage ne se contente pas, dès lors, d’exprimer des idées : il participe à leur élaboration
car l’arbitraire du signe linguistique assure la transition entre les idées directement issues de la
sensation, et les idées abstraites de l’entendement. Pour Condillac, nominaliste3, les idées
générales désignées par des noms génériques n’ont pas d’objets généraux mais sont des
abstractions construites par le langage4, arbitraire du signe et distinction langue/parole,
fondement de tout savoir constitué comme tel, car il n’y a pas d’idées hors de sa
1 (1690) Essai sur l’entendement humain, livre II.
2 La référence à la tabula rasa, tablette de cire vierge destinée à l’écriture, est empruntée à
Aristote, Traité de l’âme, III, 4.
3 Le nominalisme est incarné au XIVe siècle par Guillaume d’Ockham pour qui les Universaux
n’étant que des conventions linguistiques sans aucune réalité substantielle, les mots ne peuvent
désigner autre chose que des réalités singulières.
4 Cf. Condillac E. (1780), La logique ou Les premiers développements de l’art de penser, livre II,
chap.V, pp.105-113.
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dénomination, c’est-à-dire hors du langage.
Ce cheminement laisse certainement place à l’erreur, mais parce qu’il peut également être
remis en cause et réédifié, il reste susceptible d’être amélioré grâce et par l’éducation.
Aussi peut-on tirer trois conséquences pratiques en matière d’éducation et d’enseignement :
d’une part si l’idée procède de la sensation, l’exposition aux expériences sensibles participe
d’une éducation bien comprise dès le plus jeune âge, et ce d’autant que « les facultés de
l’entendement sont les mêmes chez un enfant et chez un homme »1, et qu’en conséquence la
mise en œuvre éducative n’a aucune raison d’attendre un hypothétique « âge de raison »,
mise en œuvre enfin qui accordera une place prépondérante au travail sur la langue dont
Condillac ne fait pas d’abord un outil de communication mais un outil d’élaboration
conceptuelle, un outil de connaissance.
D’où l’attention particulière portée à l’enseignement de la grammaire (cf. Cours d’études
pour l’instruction du Prince de Parme), une grammaire analogiste, censée s’adapter par
approches successives au raisonnement de l’enfant, et à laquelle s’opposera à la fin du XIXe
siècle la grammaire logiciste.
Condillac met donc au service d’une théorie-pratique pédagogique sa philosophie de la
connaissance, solidaire de sa théorie du langage : on apprend comme on connaît, à partir de la
sensation bien sûr, mais d’une sensation immédiatement dénommée, en sorte que l’idée fait
corps avec le mot, que l’art de penser est l’art de parler, parce que l’apprendre est
littéralement pris dans la signification, réflexion aux accents saussuriens. Ainsi le
« commencement » de l’idée, à partir d’un vide initial qui se remplit, fait à nouveau de
l’enfance une histoire, non plus seulement cette fois comme moment d’un « devenir homme »
dans une acception morale pour l’essentiel (Erasme), mais d’un devenir, dirions-nous
aujourd’hui, « cognitif ».
Primordiale, l’éducation est exactement ce qui, pour reprendre l’expression de Locke, « fait la
différence entre les hommes »2.
L’ambivalence quant à la représentation de l’enfant n’est certes toujours pas levée, puisque
d’une part l’enfant se présente à l’expérience sensible comme un réceptacle d’impressions, ce
qui n’est en effet pas très différent du morceau de cire qui conserve la marque du sceau
(image que l’on trouve encore chez Fénelon par exemple), et que d’autre part le processus de
1 Condillac E. (1768-1773), Cours d’étude pour l’instruction du Prince de Parme, 2ème partie « Des
éléments du discours », p.41.
2 Locke J. (1693), Quelques pensées sur l’éducation, p.27.
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connaissance est le même chez l’enfant et chez l’adulte. En quoi la philosophie sensualiste
n’accorde in fine aucune spécificité à l’enfant considéré essentiellement au plan épistémique
alors que l’enfance est présentée comme un temps de maturation physiologique et
d’accumulation expérimentale.
Mais il n’empêche que l’émergence de cette genèse de l’intelligence peut aussi laisser
entendre que l’enfant soit l’acteur d’une histoire qui, pour le moins, le concerne.
I 134 Sujet transcendantal
Nous ne nous attachons pas ici à montrer comment le sujet transcendantal constitue le
bouleversement épistémologique de la Modernité pour refonder à la fois la connaissance
scientifique et la métaphysique en limitant, pour mieux les assurer, les prétentions de la
raison, mais à ce qui, dans la manière dont la philosophie criticiste1 pense la raison pratique,
imprime aux figures de l’enfant et de l’éducation un tournant décisif. Et de ce point de vue, ce
nouvel épisode de l’histoire du sujet est sans doute celui qui semble avoir pour nous,
contemporains, compte tenu de nos représentations, l’incidence la plus significative, ne seraitce que parce que c’est celui qui va permettre à Rousseau d’instituer l’enfant dans l’enfance et,
par l’éducation, de rendre l’enfance à l’enfant. Car en ouvrant à l’idéal d’« autofondation »,
historique et éducative, la centration sur la question de l’homme2 conduit Rousseau à articuler
une prise de position principielle pour laquelle l’homme est libre, à l’affirmation de cette
liberté comme processus d’arrachement à la nature. Alors que s’opposent la nature et
l’histoire3 lorsque s’énonce ainsi la question de l’homme : autrement dit lorsque que la liberté
s’affirme en effet comme arrachement à la nature, que l’homme s’affranchit de ses
1 Il s’agit donc ici de Rousseau, Kant et Fichte.
2 Cf. Kant E. (1800), Logique, p. 1296-1297 : « Le champ de la philosophie (…) se laisse donc
ramener aux questions suivantes :
1° Que puis-je savoir ?
2° Que dois-je faire ?
3° Que m’est-il permis d’espérer ?
4° Qu’est-ce que l’homme ?
A la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion et à la
quatrième l’anthropologie. Mais, au fond, on pourrait mettre tout cela au compte de l’anthropologie,
parce que les trois premières questions se rapportent à la dernière. »
3 Rousseau J.-J. (1750), Discours sur les sciences et les arts : réponse à la question posée par
l’Académie de Dijon pour son concours annuel : « si le rétablissement des sciences et des arts a
contribué à épurer les mœurs ».
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déterminations naturelles1, détachement par quoi il est perfectible et par conséquent éducable,
puisque sans instinct et pourvu de facultés qui se développent à la faveur de l’éducation,
l’histoire est bien l’histoire de la liberté, et l’homme tout entier saisi dans sa dimension
historique.
Kant ne dit pas autre chose2 quant à la nécessité de penser ensemble moralité et liberté : pour
être libre, la volonté ne peut obéir à une instance extérieure à elle-même, - que cette
extériorité se veuille l’origine ou la fin de l’acte moral -, puisque toute détermination est la
négation même de la liberté. En quoi la loi morale ne saurait émaner d’une altérité quelle
qu’elle soit. Ainsi s’impose l’idéal d’autonomie, condition de la volonté pure, de
l’inconditionné, c’est-à-dire de la liberté, qui consiste à trouver dans l’humanité elle-même,
dans la raison législatrice3 la source de la loi4.
Liberté et historicité, comme le dit encore l’effort constant de Rousseau pour penser à rebours
de tout naturalisme.
Sa démarche est la même lorsqu’il s’agit de comprendre la structure du social à partir de sa
genèse5, et la structure de l’homme à partir de son éducation : « Notre véritable étude est celle
1 C’est là l’objet du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de
1755.
Sachant que « cet Etre qui veut et qui peut, cet Etre actif par lui-même, cet Etre, enfin, quel qu’il soit,
qui meut l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. », Rousseau définit la liberté (la
moralité/l’autonomie) : « Conscience, conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide
assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge faillible du bien et du mal, qui rends
l’homme semblable à Dieu ; c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ;
sans toi je ne sens rien en moi qui l’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer
d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. » Cf. Rousseau
J.-J. (1762), Emile, livre IV, « Profession de foi du vicaire savoyard », p.581 et pp.600-601.
2 Kant sait ce qu’il doit à Rousseau, « Newton du monde moral », dit-il dans ses Remarques se
rapportant aux Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1766).
3 La raison est ici l’entendement lorsqu’il utilise son pouvoir de synthèse en dehors de toute
expérience sensible, manifestant sa prétention métaphysique à un type de connaissance strictement
intelligible.
4 « L’autonomie de la volonté est l’unique principe de toutes les lois morales et des devoirs
conformes à ces lois ; au contraire, toute hétéronomie de l’« arbitre » non seulement ne fonde aucune
obligation, mais s’oppose plutôt au principe de l’obligation et à la moralité de la volonté. (…) La loi
morale n’exprime donc pas autre chose que l’autonomie de la raison pure pratique, c’est-à-dire de la
liberté, … », Kant E. (1788), Critique de la raison pratique, p.647.
5 « Car ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la
Nature actuelle de l’homme, et de bien connoître un Etat qui n’existe plus, qui n’a peut-être point
existé, qui probablement n’existera jamais , et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des Notions justes
pour bien juger de nôtre état présent. » Rousseau J.-J. (1755), Préface du Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes, p.123.
Rousseau ne peut dire plus clairement que son propos n’est pas d’historien, ou encore que l’état de
nature, degré zéro du politique, est le concept qui permet de comprendre l’histoire.
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de la condition humaine », en sorte qu’il convient de« considérer dans notre élève l’homme
abstrait, l’homme exposé à tous les accidents de la vie humaine »1 : « Emile » est, comme
« l’état de nature », un pur concept.
En même temps que le Contrat social, paru en 1762, examine à quelles conditions peut être
envisagé un Etat social compatible avec la liberté, Emile, paru la même année, propose en
symétrique une réflexion sur les conditions d’une éducation à la liberté comprise comme une
éducation à l’humanité, car « vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes
mains (…) il [Emile] sera premièrement homme ; tout ce qu’un homme doit être… »2.
Autonomie et éducation ont désormais partie liées.
Condition de l’éducation, la liberté en devient le questionnement pour ne pas dire l’obstacle3:
comment éduquer un être libre ?
De cette problématisation de l’éducabilité, l’enfant moderne naît.
I 135 L’enfant moderne
Ce n’est donc ni l’éducation, dont les Grecs et les Romains manifestent déjà le souci,
comme en témoignent à la fois les multiples jouets et jeux grâce auxquels le futur citoyen
s’initie aux mœurs politiques de la Cité, et la sophistication de la paideia, paradigme éducatif
auquel les familles citoyennes accordent le plus grand soin4, ni l’enfance largement
« identifiée » au Moyen Age, que découvrent les Modernes.
Car il est assuré aujourd’hui, comme le montrent les travaux des médiévistes5, que les sources
médiévales relatives à l’enfant sont nombreuses, Vies de saints et règles monastiques pour le
Haut Moyen Age6, encyclopédies, traités de médecine, traités de pédagogie à partir du XIIIe
1 Rousseau J.-J. (1762), Emile ou de l’éducation, livre I, p.252.
2 Ibid. p.252
3 …au sens donc d’un obstacle interne au processus éducatif, mouvement dialectique tel que Hegel
(1770-1831) le définit un peu plus tard comme la dynamique par laquelle se déploie la pensée à travers
des moments contradictoires et leur dépassement par intégration. Cf. Hegel G.Fr.W., Leçons sur
l’histoire de la philosophie, t. I.
4 Cf. Néraudau J.-P.(1984), Etre enfant à Rome, Marrou H.-I., (1948) Histoire de l’éducation dans
l’antiquité, Rouche M., Histoire de l’enseignement et de l’éducation t. 1, Ve siècle av. J.-C. - XVe
siècle.
5 Pierre Riché et Jacques Verger, Des nains sur des épaules de géants. Maîtres et élèves au Moyen
Age, Tallandier 2006
6 Il y a, pendant le Haut Moyen Age, de nombreux enfants dans les monastères, certains ayant été
confiés pour apprendre à lire (et peut-être à écrire), d’autres, les oblats, ayant été « offerts » par leur
père à un monastère.
74
siècle. Et sans doute est-on attentif à ne pas donner de mauvaises habitude au « petit enfant »,
ne serait-ce que parce que les parents sont responsables devant Dieu du salut de leur
progéniture1.
Et d’ailleurs, si progressivement l’enfant n’est plus supposé mener « la vie d’une bête », selon
l’expression de Bossuet (1627-1704), il est vrai peu ouvert à l’esprit moderne, et si, par
l’œuvre de sécularisation des Lumières, il est de moins en moins exposé à la colère de Dieu,
preuve pascalienne de sa nature déchue2, pour beaucoup encore, et pour longtemps…, la
représentation de l’enfant reste finalement très proche du paradigme augustinien, un être en
creux, figé dans son infériorité constitutive, privé de raison, privé de jugement, privé de
parole (« infans »).
C’est ainsi que John Locke lui-même présente encore l’enfant et le fou dans une proximité
singulière : « on n’affranchit jamais les fous, ni les idiots, du gouvernement de leurs parents :
les enfants, qui n’ont pas encore atteint l’âge de posséder, et les simples d’esprit, qu’un
défaut naturel empêche de posséder jamais. »3. Ou que l’Abbé Sieyès (1748-1836), premier
rédacteur de la Déclaration des droits de l’homme votée par l’Assemblée nationale le 26 août
1789, alors même qu’il inscrit dans le marbre le principe de la Liberté (article premier : « Les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »), distingue dans son article 6 des
citoyens actifs, disposant du droit de vote, les sans-voix, citoyens passifs, parmi lesquels
femmes, pauvres, fous et enfants font cause commune.
Du reste la parole enfantine n’accède traditionnellement pas à la scène juridique, (cf. droit
grec, droit romain, droit canon, code civil de 1804…), et il faut attendre la fin du XXe siècle
pour lui voir reconnaître une existence juridique qui, pour être incontestable, n’en reste pas
1 Témoin de cet accès de l’enfant à la considération, l’exigence parentale de voir l’enfant échapper
à la damnation se fait plus pressante à partir du XIIe siècle : les enfants sont baptisés ou ondoyés par la
matrone, accoucheuse de village, dès leur naissance, pour, selon la parole du Christ, entrer dans le
Royaume des cieux. En outre, à la même époque, la topographie de l’au-delà est réorganisée ; un lieu
de confins, le limbe des enfants, y apparaît, destiné à accueillir les enfants morts sans baptême et donc
encore souillés du péché originel, celui-ci se dissociant significativement du péché personnel, avec
cette focalisation sur l’intention, l’innocence étant par hypothèse dénuée de toute malignité.
Eternellement privés de la Vision Béatifique, ces enfants échappent pourtant aux douleurs infernales
de l’enfer.
Cf. Gélis J. (2006), Les Enfants des limbes. Mort-nés et parents dans l’Europe chrétienne.
Reste toutefois que le concile de Trente (1545-1563) doit encore rappeler avec force, et jusqu’à la fin
du XVIe siècle, la nécessité de baptiser dès la naissance.
2 Pascal Bl. (1670), Les pensées, « nous naissons si contraires à cet amour de Dieu, et il est si
nécessaire, qu’il faut que nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste. », p.1203. Par quoi la
souffrance enfantine est bien la preuve de sa culpabilité.
3 Locke J. (1690), Deuxième traité du gouvernement civil, p.108. Locke souligne.
75
moins problématique1.
Nonobstant il appartient à John Locke d’ouvrir le dossier de l’enfant moderne, et à Rousseau,
si l’on peut dire, de l’instruire. « Nous naissons donc libres, comme nous naissons doués de
raison ; non que nous disposions alors de l’exercice d’aucunes de ces deux facultés : l’âge qui
apporte l’une, apporte aussi l’autre avec lui. », expose t-il dans le Deuxième traité2.
Libre l’enfant l’est puisqu’il est un homme, qu’il dispose ainsi de la raison qui garantit « sa
faculté d’agir selon sa volonté propre »3, qu’il est détenteur de ce droit absolu et inaliénable
de chacun sur soi, sur sa propre personne, sur son travail et le produit de ce travail.
Mais cette liberté est, au même titre que la raison qui la fonde, une potentialité à laquelle l’état
de minorité laisse le temps de mûrir, installant à la fois l’enfant dans sa différence et sa
dépendance éducative.
Et c’est précisément cette différence que Rousseau appréhende dans sa dimension
irréductible, puisque « on ne connaît point l’enfance. », que « les plus sages (…) cherchent
toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant que d’être un homme. »4, et
qu’il problématise en l’articulant avec l’éducation. Car si l’enfant « ne doit être ni bête ni
homme, mais enfant. »5, ce n’est pas que l’enfance réalise un état de perfection bien au
contraire6, puisque l’horizon de perfection est, pour lui l’autonomie, définie comme la
1 Certes l’ordonnance de 1945, en instituant des juridictions spécialisées pour les mineurs, tant
pour les juges du siège que pour ceux du parquet, et en reconnaissant la personne de l’enfant, - qui
peut être tenu pour responsable et donc coupable d’actions délictuelles ou criminelles, passible d’une
sanction dont relève la mesure éducative ou, s’il a plus de 13 ans, la sanction pénale -, reconnaît
implicitement sa parole.
Il faut toutefois attendre la loi 93-22 du 8 janvier 1993 modifiant le code civil, art.388-1, pour que
l’audition de l’enfant en justice soit acquise, dans le sillage de la Convention des droits de l’enfant du
20 novembre 1989, ratifiée par la quasi totalité des pays membres de l’O.N.U. : ainsi l'enfant « capable
de discernement » a t-il désormais le droit d’être entendu par le juge et de donner ainsi son
« sentiment » sur une affaire le concernant ; sachant encore que jusqu’en 2005 (arrêt du 18 mai 2005
de la Cour de Cassation qui affirme la primauté de la Convention des droits de l’enfant sur la loi
nationale), le juge peut refuser par une décision motivée l’audition.
Et si la récente affaire d’Outreau, jugée au pénal en 2004-2005, dans laquelle la véracité des
témoignages d’enfants effectivement victimes d’abus sexuels s’est trouvée parfois mise en cause, ne
risque peut-être pas de raviver l’ancestrale suspicion portée à la parole de l’enfant, le débat que suscite
l’affaire montre en tout cas la difficulté persistante à définir le statut de cette parole.
2 p.108.
3 Ibid. p.109.
4 Emile ou de l’éducation, « Préface », pp.241-242.
5 Emile ou de l’éducation, livre II, p.310.
6 « Quiconque fait ce qu’il veut est heureux s’il se suffit ; c’est le cas de l’homme vivant dans l’état
de nature. Quiconque fait ce qu’il veut n’est pas heureux , si ses besoins passent ses forces ; c’est le
cas de l’enfant dans le même état. Les enfants ne joüissent, même dans l’état de nature, que d’une
liberté imparfaite… » Ibid. p.310.
76
capacité à « mettre à égalité parfaite la puissance et la volonté » et que « l’homme vraiment
libre ne veut que ce qu’il peut et fait ce qu’il lui plait »1.
Mais c’est que l’enfance, du fait de l’immense faiblesse de l’enfant, est la condition de la
liberté, que, par un renversement dialectique, cette incapacité originelle qui justifie
l’éducation2, fait l’homme perfectible3 (libre), en sorte que, dit Rousseau, « Supposons qu’un
enfant eut à sa naissance la stature et la force d’un homme fait (…) cet homme-enfant seroit
un parfait imbécille, un automate, une statue immobile et presque insensible. »4.
L’enfance est donc bien plus qu’un âge de la vie : elle est au principe de la condition humaine
qui objective et s’objective, et qu’elle fonde comme liberté.
Et c’est ainsi que peut être interprétée l’apostrophe, « Hommes, soyez humains, c’est vôtre
premier devoir (…). Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l’humanité ? Aimez l’enfance ;
favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct . »5. Car il ne s’agit pas pour Rousseau de
bonté, de charité ou autre sentimentalité, mais bien de rationalité : l’enfance est la condition
de la liberté, et par là de l’humanité. L’enjeu n’est pas d’aimer les enfants, mais bien pour
l’homo educandus, d’aimer l’humanité.
Dès lors qu’est établie cette altérité radicale de l’enfant, par quoi « nous ne savons jamais
nous mettre à la place des enfans, nous n’entrons pas dans leurs idées, nous leur prêtons les
nôtres »6, le temps de l’enfance existe en soi7, il n’est pas inféodé au temps à venir, à celui de
l’adulte8, et c’est bien le temps de l’éducation.
Eduqué pour apprendre à être libre parce qu’il est libre (deviens ce que tu es), à ne pas
confondre les exigences de notre nature avec les faux besoins créés par la culture, et donc
pour apprendre à être heureux, en préservant l’authenticité de la liberté, en contrant ce qui
1 Ibid. pp.304 et 309.
2 « Nous naissons foibles, nous avons besoin de forces ; nous naissons dépourvus de tout, nous
avons besoin d’assistance ; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous
n’avons pas à nôtre naissance et dont nous avons besoin étant grands nous est donné par
l’éducation. »149 (Emile, livre I, p.247).
3 « Nous naissons capables d’apprendre, mais ne sachant rien, ne connoissant rien. » (Ibid., p.279).
4 Ibid., p.280.
5 Emile, Livre II, p.302.
6 Emile, Livre III, p.434.
7 « il faut considérer l’homme dans l’homme et l’enfant dans l’enfant. », Emile, Livre II, p.303.
8 …et Rousseau d’ironiser sur cette « fausse sagesse qui nous jette incessament hors de nous,
qui compte toujours le présent pour rien, et poursuivant sans relâche un avenir qui fuit à mesure
qu’on avance, à force de nous transporter où nous ne sommes pas nous transporte où nous ne
serons jamais. » (Ibid, p.302).
Du reste, rendre l’enfant à l’enfance relève de l’injonction morale : en termes kantiens, prendre
l’enfant comme moyen d’un devenir adulte est immoral.
77
dénature sa nature, l’enfant rousseauiste est cette fois doté d’une identité qu’on pourrait dire
ontologique et anthropologique, absolument solidaire de l’éducation, même si celle-ci, in fine,
vise l’homme au-delà de l’enfant.
Toute la problématique moderne de l’éducabilité se joue sur cette différence par laquelle
l’enfant est destiné à une éducation nécessaire, c’est-à-dire raisonnable ou encore universelle,
que l’Emile met à jour.
I 136 La problématisation des fins de l’éducation et l’Ecole
Si la problématisation de l’altérité de l’enfant permet l’émergence de l’enfant des
Modernes, la problématisation des fins de l’éducation découvre une refondation de
l’éducation scolaire.
La célèbre controverse Condorcet/Rousseau qui révèle l’enjeu politique du projet scolaire, est
cet égard exemplaire.
La rupture rousseauiste entre l’ordre culturel et l’ordre éthique, mise en lumière dès le
Premier Discours1, justement parce que l’homme est libre, et libre encore et toujours de faire
le choix du mal2, assigne à l’éducation la mission essentielle de fonder la liberté. En quoi
cohabitent chez Rousseau la déchéance toujours possible (« tout dégénère entre les mains de
l’homme », incipit de l’Emile3) et l’idée d’une perfectibilité4, d’un projet citoyen pour
permettre à l’homme libre de vivre en homme libre, projet qu’expriment ensemble les deux
grands textes de Rousseau de 1762.
En ce sens Emile ne propose pas une éducation sanctuarisée dans un monde corrompu,
répondant à la question « comment faire un homme dans la société pré-contractuelle ? », ce
qui assignerait encore à la réflexion rousseauiste un ancrage pédagogique. Emile annonce le
contrat social, c’est-à-dire écrit en quelque sorte les termes qui vont permettre le contrat :
qu’en dépit des insuffisances et des vicissitudes d’un langage toujours susceptible de mentir,
1 A la question, posée en 1749 par l’Académie de Dijon, de savoir si « le rétablissement des
sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs », Rousseau répond, rappelons le, en opposant la
nature et l’histoire lorsque se pose la question de l’homme, montrant ainsi que vouloir et savoir ne font
pas cause commune.
2« Homme, ne cherche plus l’auteur du mal, cet auteur c’est toi-même. » Emile livre IV, Profession
de foi du vicaire savoyard : pp.565-635, p.588.
3 p.245.
4 Le concept de perfectibilité apparaît dans le Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, p.142.
78
les hommes soient éduqués à comprendre et à se comprendre.
Point de vue éminemment critique, l’Emile fait de l’éducation le fondement de toute
contractualisation de la vie politique, de toute démocratie.
Parce que l’éducation n’est pas une conséquence de la démocratie mais à son origine, et parce
qu’elle est la condition même de la conservation d’une liberté inaliénable, et donc
consubstantielle à l’homme parce qu’il est un homme, l’éducation est pour Rousseau ce qui
non seulement fait l’homme mais est l’homme, et fait son bonheur si celui-ci réside dans le
bon usage de la liberté.
L’enfance n’est en conséquence ni la mémoire de l’humanité1, ni le grand témoin
d’une origine immémoriale que reconstruirait l’état de nature : elle est ce par quoi l’humanité
est historicité et liberté, ce qui veut dire que si l’histoire de l’homme reste virtuellement
ouverte, puisque c’est l’homme qui en écrit le cours, elle est ouverte au bien ou au mal dans
un monde qui peut être meilleur ou pire.
Le pire, c’est justement l’homme, né libre, alors que « par-tout il est dans les fers »2.
Interroger l’éducation et l’enfant, c’est donc se donner les moyens de comprendre, non pas ce
qu’est « l’homme de la nature » avant la civilisation, qui n’a d’existence que conceptuelle,
mais ce qu’est « l’homme de l’homme » avant l’homme, avant la perversion et la déchéance,
avant le mensonge, la propriété et la culture, ce qu’est la nature de l’homme dans l’histoire.
A partir de là, cette compréhension de la nature dans l’état civil dont, cette fois, témoigne en
effet l’enfant, est la condition de l’établissement de la liberté, et l’éducation est, autant que
possible, préservation de cette innocence pour la liberté comme autonomie.
Ainsi Rousseau, à la différence de Locke3, n’est pas un strict défenseur du préceptorat.
Dans l’élaboration de cette « métaphysique de l’éducation » qu’est Emile, il n’est pas de
1 …comme va le proposer la conception évolutionniste, cf. notamment la thèse de d’Ernst Haeckel
(1834-1919) sur laquelle nous reviendrons.
2 Incipit du Contrat social qui fait exactement pendant à celui de Emile, in Œuvres complètes tome
III, p.351.
3 « « Ce dont je suis sûr, c’est que quiconque pourra faire la dépense d’un précepteur, et élever son
fils à la maison, lui assurera mieux que toute école ne pourrait le faire, des manières gentilles, des
pensées viriles, le sentiment de ce qui est digne et convenable ; sans compter qu’il lui fera faire de plus
grands progrès dans ses études, et aussi qu’il fera plus vite mûrir l’homme dans l’enfant. », Locke J.
(1693), Quelques pensées sur l’éducation, p.90.
Le collège, - Locke, philosophe anglais, n’envisage par là que l’internat -, est inférieur au préceptorat
pour trois raisons principales : la première, c’est qu’alors que les apprentissages se font idéalement
pour lui dans le cadre de la relation duelle maître/élève, le nombre d’élèves divise ici
arithmétiquement le temps de cette relation ; la seconde, c’est que ce mode d’enseignement ne prend
pas en compte les différences individuelles ; la troisième, c’est que l’enfant, influençable par nature,
subit là l’influence mauvaise du groupe, argument dont on a vu qu’il est déjà défendu par Aristote.
79
préceptorat, sans quoi Rousseau ne prendrait pas la précaution de préciser que « l’éducation,
l’institution et l’instruction sont trois choses aussi différentes dans leur objet que la
gouvernante, le précepteur et le maître », mais que, « pour être bien conduit, l’enfant ne doit
suivre qu’un seul guide », ce par quoi s’impose la figure du Gouverneur qui synthétise les
trois1. Et de plus, le choix de cette « éducation domestique si particulière » n’a de sens que
parce que « l’institution publique n’existe plus, et ne peut plus exister ; parce qu’où il n’y a
plus de patrie il ne peut plus y avoir de citoyens. »2, autrement dit parce la société corrompue
est incapable d’éduquer dans la forme de l’école.
Ne se rencontrent, dans cette société où, encore une fois, l’homme est dans les fers, que des
établissements scolaires qui n’ont de publics que le nom3. Du reste, cette juste idée de
l’éducation publique est présentée dans La République de Platon, « le plus beau traité
d’éducation qu’on ait jamais fait. »4, et, dans son texte Sur le gouvernement de Pologne5,
Rousseau envisage une éducation « nationale », c’est-à-dire républicaine parce qu’articulée
sur la liberté et la loi, et « publique » parce que « tous étant égaux par la constitution de l’Etat
doivent être élevés ensemble et de la même manière. ». Et cette éducation est bien celle d’un
collège rénové, inspiré par l’éducation négative et au service d’une mission socialisatrice, de
sorte que « les parents qui feront élever leurs enfants sous leurs yeux, doivent cependant les
envoyer à ces exercices » de jeux collectifs à l’école. En effet les jeux des enfants « doivent
toujours être publics et communs à tous ; car [il s’agit] de les accoutumer de bonne heure à la
règle, à l’égalité, à la fraternité, aux concurrences, à vivre sous les yeux de leurs concitoyens
et à désirer l’approbation publique. »6.
Rousseau est donc plutôt favorable à une éducation publique à condition qu’elle soit possible,
c’est-à-dire qu’elle soit soutenue par la loi véritable, expression de la volonté générale, situation qui n’est pas celle de la société pré-contractuelle7-, sans quoi l’Ecole souffre de la
même corruption que la « règle » qui la fonde au service d’intérêts particuliers.
1 Emile, livre I, p.252.
2 Ibid., p.250.
3 « je n’envisage pas comme une institution publique ces risibles établissements qu’on appelle
Collèges. », « où l’on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses
devoirs » Emile p.250, Discours sur les sciences et les arts, p.24.
4 Emile, livre I, p.250.
5 au chapitre IV qui commence par « C’est ici l’article important », Sur le gouvernement de
Pologne, in Œuvres complètes, t. III, p.966.
6 Ibid. p.967.
7 « Des loix ! où est-ce qu’il y en a, et où est-ce qu’elles sont respectées ? Par tout tu n’as vu regner
sous ce nom que l’intérest particulier et les passions des hommes. », Emile, livre V, p.857.
80
Ce qui signifie que le contrat social, l’établissement de la souveraineté populaire, est la
condition préalable d’une éducation publique. Alors seulement l’éducation scolaire peut être
mise en situation de former le citoyen, parce que l’homme libre et le citoyen ne font qu’un.
En vis à vis de l’analyse critique de l’éducation comme fondement de l’autonomie du sujet en
raison, Rousseau propose donc un examen des conditions possibilisantes de l’Ecole, dont la
nécessité, c’est-à-dire l’universalité, est conjointe au fondement de la démocratie politique.
Par cette porte Rousseau intronise l’Ecole dans la Modernité, lui assignant dès lors la
responsabilité éducative que Emile a mis à jour, et dont, très explicitement, la moralité est la
fin.
Condorcet développe une autre conception de la citoyenneté qui induit un projet
scolaire significativement différent, et ce pour deux raisons.
La première, parce qu’il ne raisonne plus en terme de sujet accédant à l’autonomie, mais en
terme d’humanité accédant à la Raison, en terme pourrait-on presque dire d’espèce, « le genre
humain », à la manière du Turgot du « Tableau philosophique des progrès successifs de
l’esprit humain »1.
La seconde parce que s’il distingue, comme Rousseau, l’ordre de la connaissance et celui de
la valeur, distinction qui chez Rousseau ne saurait avoir, on vient de le dire, de réalité pratique
puisque le gouverneur doit être gouvernante, précepteur et maître tout à la fois, Condorcet
maintient in concreto la séparation des fonctions, annonçant en cela le positivisme : le savoir
au savant et au maître, la valeur aux familles et, le cas échéant, aux Eglises.
Sans doute de la première observation n’est-on pas en droit d’évoquer à proprement parler,
1 Elu prieur de la Sorbonne en 1749, Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781) prononce à ce titre
divers discours dont le discours de clôture des Sorboniques du 10 décembre 1750, « Tableau
philosophique des progrès successifs de l’esprit humain », au cours duquel il présente l’histoire de
l’humanité comme une grande fresque conduisant l’homme d’une sauvagerie originelle, d’un
« instinct aveugle » (p.234), à la civilisation, de l’état de chasseur à celui de pasteur puis de laboureur,
l’état d’entrepreneur s’annonçant tout juste, dynamique dont le moteur est la liberté individuelle. Cf.
Turgot A. R. J. Oeuvres, t. I.
Cette histoire, largement étrangère à la conscience d’elle-même, participe d’un providentialisme qui
n’est pas sans rappeler le plan de Dieu de Bossuet, - Turgot voit « partout l’empreinte de la main de
Dieu », cf.« Plan de deux discours sur l’histoire universelle » in Oeuvres, tome I, p.277-, imprime au
« genre humain »( « où chaque homme n’est plus qu’une partie » Ibid. p.276) un développement
symétrique au développement d’un individu, idée déjà évoquée par Pascal, et dont on connaît la
postérité positiviste.
81
chez Condorcet, de providentialisme1, mais si l’on admet, avec lui, le principe selon lequel
l’histoire peut être est appréhendée comme un phénomène naturel, et par là susceptible de se
voir appliquer les lois générales grâce auxquelles les phénomènes sont appréhendés par les
sciences expérimentales2, il semble difficile d’envisager cette histoire encadrée par ses lois
dans son rapport à la liberté, autrement dit d’envisager ce « tableau » historique comme
« histoire ». Et de fait, de la conception sensualiste du progrès qu’expose Condorcet dès
l’ouverture de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793-1794),
la liberté est bien la grande absente : le progrès, progrès des connaissances, apparaît comme la
résultante de la combinaison multiplicatrice des idées complexes procédant des idées simples,
elles-mêmes issues des sensations.
Ce refus de l’histoire qui est aussi nécessairement, en termes rousseauistes, négation de la
liberté, interdit de penser une articulation possible entre les prises de position des deux
philosophes, comme le confirme ce qui se déduit de la seconde observation : lorsque
Rousseau assujettit l’instruction à l’éducation, Condorcet cherche au contraire à l’émanciper.
Les arguments de Condorcet sont d’autant plus connus qu’ils vont servir un siècle plus tard à
peine, la politique laïque de la IIIe République.
1 Comme le note Charles Coutel (1989, « la perfectibilité chez Condorcet »), Condorcet, dans son
« tableau historique », ne suit pas Turgot dans son eschatologie du progrès et fait au contraire sa place
au négatif en admettant la part de la contingence et la part de l’erreur : « nous exposerons l’origine,
nous retracerons l’histoire des erreurs générales qui ont plus ou moins retardé ou suspendu la marche
de la raison qui souvent même, autant que les évènements politiques, ont fait rétrogradé l’homme vers
l’ignorance », (1793-1794), Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain , p.45.
Peut-on pour autant en déduire qu’à partir de l’idée de progrès empruntée à Turgot et en
« dialectisant » la perfectibilité rousseauiste par l’articulation du négatif à la positivité du progrès,
Condorcet forge le perfectionnement de l’esprit humain, et considérer que l’opposition supposée entre
des progrès indéfinis (Condorcet) et des progrès infinis (Turgot) suffit à valider l’hypothèse qu’il n’y a
là qu’effet d’interprétation positiviste a posteriori, par laquelle Auguste Comte et Saint-Simon
s’approprient Condorcet en le tirant vers Turgot ?
Et ce d’autant que les propos de Condorcet ne servent pas vraiment une telle lecture.
Concernant la mise en parallèle du développement symétrique de l’individu et du genre humain, que
Condorcet d’après Charles Coutel refuse, l’Esquisse, dans son Avant propos, annonce pourtant : « ce
progrès est soumis aux mêmes lois générales qui s’observe dans le développement des facultés chez
les individus, puisqu’il est le résultat de ce développement, considéré en même temps dans un grand
nombre d’individus réunis en société » (p.39).
Et quant à la distance prise avec la promesse d’un progrès infini ou indéfini, ce même Avant-propos
introduit une confusion certaine : « tel est le but de l’ouvrage que j’ai entrepris, et dont le résultat sera
de montrer, par le raisonnement et par les faits, qu’il n’a été marqué aucun terme au perfectionnement
des facultés humaines, que la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie » (p.40).
2 « Le seul fondement de croyance dans les sciences naturelles est cette idée que les lois générales,
connues ou ignorées, qui règlent les phénomènes de l’univers, sont nécessaires et constantes ; et par
quelle raison ce principe serait-il moins vrai pour le développement des facultés intellectuelles et
morales de l’homme, que pour les autres opérations de la nature ? », Esquisse, p.193.
82
Certes, « le devoir de la société, relativement à l’obligation d’étendre dans le fait, autant qu’il
est possible, l’égalité des droits, consiste donc à procurer à chaque homme l’instruction
nécessaire pour exercer les fonctions communes d’homme de père de famille et de citoyen,
pour en sentir, pour en connaître tous les devoirs. », parce que, « quand la loi a rendu les
hommes égaux, la seule distinction qui les partage en plusieurs classes est celle qui naît de
leur éducation. »1. Et Condorcet de concéder qu’« il en résultera sans doute une différence
plus grande en faveur de ceux qui ont plus de talents naturels, et à qui une fortune
indépendante laisse la liberté de consacrer plus d’années à l’étude, mais si cette inégalité ne
soumet pas un homme à un autre, si elle offre un appui au faible, sans lui donner un maître,
elle n’est ni un mal ni une injustice »2, sans creuser plus avant la contradiction d’une
instruction qui à la fois se mobilise sur l’égalité (juridique) en accentuant l’inégalité (sociale),
problématique promise à un bel avenir.
Mais cette instruction publique rançon de la République doit être strictement bornée, car un
peuple instruit confie ses intérêts à des hommes éclairés quand un peuple ignorant est à la
merci de toutes les démagogies de toutes les fourberies, et justifie qu’il faille rendre « la
raison populaire ».
D’abord parce que dans la société civile les hommes n’ont pas tous les mêmes fonctions
sociales, d’où il ressort une instruction par hypothèse diversifiée ; or il est impossible de
« soumettre à une éducation rigoureusement la même des hommes dont la destination est si
différente », car « une éducation commune ne peut se graduer comme l’instruction »3.
Ensuite parce que le droit des familles doit être considéré, - les opinions participent de ces
valeurs privées que les parents décident d’inculquer à leurs enfants -, et l’absolue liberté de
conscience respectée.
Enfin et surtout, parce que les savoirs doivent être protégés à leur tour des opinions et
croyances dont ils se distinguent, et des pouvoirs par nature toujours susceptibles de les
instrumentaliser. Aussi est-il indispensable de séparer l’Ecole de la société, de sanctuariser
l’instruction publique au-dessus de la mêlée politique.
En réalité, c’est davantage en juriste que raisonne Condorcet, mobilisé sur la question
de l’égalité juridique et de la liberté politique, et en utilitariste lorsqu’il impose l’idée, jamais
1 (1791), Cinq mémoires sur l’instruction publique, « Premier mémoire », p.17.
2 Ibid., pp.17-18.
3 Ibid., pp.34-35. Condorcet répond d’ailleurs fort habilement à l’évocation de cette éducation
grecque que célèbre Rousseau, en faisant remarquer que c’est l’esclavage qui la rend possible, par
l’égalisation tendancielle de la situation des citoyens qu’il permet.
83
démentie, selon laquelle l'Ecole doit donner au citoyen les moyens d’exercer ses
responsabilités politiques.
En vertu de quoi il peut assigner en effet l’éducation à la sphère privée sans autre forme de
procès, l’épisode de la construction éducative du sujet autonome étant occulté. Ce en quoi la
fin de l’éducation n’est pour lui ni l’homme, comme pour Rousseau, ni le meilleur de
l’homme comme pour Kant. Le régime téléologique est circonscrit à la seule « histoire de la
Raison historique », cumulative et moralisatrice : le savoir en s’émancipant des vieilles
superstitions, suscitant toujours plus de savoir par un effet d’entraînement et changeant ainsi
la manière de penser pour l’individu et pour la société, éveille les revendications populaires de
libertés dont la liberté politique est le fer de lance.
Et c’est pourquoi son projet d’instruction, focalisé sur la perfectibilité de l’humanité, ignore le
plus souvent l’enfant : le seul enfant serait l’enfant des chimères, projeté dans la dynamique
d’un progrès indéfini, et c’est justement celui que l’instruction nie. En ce sens l’influence
condorcétienne sur les Républicains s’arrête brutalement aux marches du puérocentrisme.
Reste que c’est dans l’antinomie qu’ouvre la controverse Rousseau/Condorcet que se joue
l’Ecole de la Modernité : entre autonomie, laïcité et foi dans la dynamique que le progrès des
connaissances imprime au progrès de l’humanité.
Héritage problématique des Modernes, la figure de l’enfant dont l’irruption se fait
avec l’émergence du sujet, éduqué à l’autonomie, et de l’Ecole, garante devant l’histoire de
la raison du progrès de l’humanité, font cause commune dans le contexte idéologique que
dessine la Modernité.
Et si ce n’est pas bien sûr en vertu d’une causalité élémentaire, parce que les Modernes ont
ainsi « pensé » le sujet que l’Ecole, via l’idée d’éducation nécessaire s’est développée
comme elle l’a fait, c’est toutefois parce que la manière dont les Modernes ont pensé le
sujet relève de la même configuration, quant au rapport au monde qu’elle induit, de la
même épistémè1, dirait Michel Foucault, que le déploiement de la logique scolaire et des
représentations de l’enfant qui lui sont liées, qu’il appartient aux Modernes d’avoir à la fois
autorisé et réfléchi les manifestations historiques qui ont porté l’établissement de l’Ecole
au cœur de la « fabrication de l’homme ».
1 lieu où « les connaissances, envisagées hors de tout critère se référant à leur valeur rationnelle ou
à leur forme objective, enfoncent leur positivité et manifestent ainsi une histoire qui n’est pas celle de
leur perfection croissante, mais plutôt celle de leur condition de possibilité » ; Les mots et les choses,
1966, p.13.
84
I 2 La normalisation paradoxale
I 21 La recomposition de la famille fait sa place à l’école
La « famille » relève de ces évidences complexes : dans son analyse du vocabulaire
propre aux grandes institutions dans les langues indo-européennes dont l’objectif est de mettre
à nu la structure latente de l’institution grâce à cette archéologie du mot, Emile Benveniste
inscrit la familia comme l’« ensemble des famuli, c’est-à-dire des serviteurs vivant sous le
même toit », puis progressivement la communauté constituée par et autour du couple et unie
par un lien de parenté1.
Notons d’emblée que la notion de parenté est favorable aux analyses naturalistes développées
dès l’Antiquité grecque2, alors qu’inscrite à la fois sur l’axe du temps, celui de la lignée, sur
l’axe de l’espace, celui de la maisonnée 3, « entre la nature et la culture, la famille, telle qu’on
l’observe par le monde, réalise toujours un compromis »4
I 211 De l’autorité absolue du pater familias à la libération moderne
Comme l’expose Paul Veyne, le droit romain reconnaît l’autorité absolue du pater
familias : « A Rome, un citoyen n’"a" pas un fils : il le "prend", le "soulève" (tollere) ; le père
1 (1969) Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t1, p.358.
2 Platon, Les Lois, III, 680, b-c : la communauté politique naît de la communauté familiale, comme
le rapporte Homère à propos de la communauté des Cyclopes, « Ils n’ont ni assemblées qui prennent
des décisions, ni lois ; mais c’est sur les sommets des hautes montagnes qu’ils habitent, à l’intérieur de
cavernes creusées dans le roc, et chacun d’eux fait la loi pour ses enfants comme pour ses femmes,
sans qu’ils s’occupent nullement les uns des autres. »
Communauté de base qui transmet la citoyenneté, la famille fonde la cité en nature : son modèle
d’organisation et de hiérarchisation par extensions successives s’élargit jusqu’à la cité (cf. Aristote,
Politique, 1252 b 16 ).
3 l’axe de la lignée (de γενεα, « ce qui est engendré », racine géné ) et de la maisonnée (de οἰκία,
« la maison », « la maisonnée »).
4 Lévi-Strauss Cl. (1986), « Préface » in Burguière A. et al., Histoire de la famille. 1 Mondes
lointains, mondes anciens, p.11.
85
exerce la prérogative, aussitôt après qu’est né son enfant, de le soulever de terre, où l’a déposé
la sage-femme, pour le prendre dans ses bras et manifester ainsi qu’il le reconnaît et refuse de
l’exposer » 1. L’exposer, c’est-à-dire l’abandonner à l’espace public, sans grande chance de
survie2.
A ce droit de vie et de mort qui n’est aboli qu’en 374 lorsque l’empereur décide que tuer un
enfant est un crime capital, vient s’ajouter la pratique romaine de l’adoption, également très
courante, qui se joue cette fois des filiations naturelles au profit des alliances et intérêts
familiaux, mais qui signifie tout autant que le pater familias est propriétaire des enfants dont
il décide qu’ils sont les siens.
Du reste, minorité et majorité n’existent pas à Rome : l’enfance des fille se termine avec le
mariage, et celle des garçons n’est abolie que sur décision du père, lorsque celui-ci, constatant
la puberté, fait porter à son fils le vêtement viril. Mais quel que soit son âge et sa situation
matrimoniale, l’enfant reste sous l’autorité paternelle qui peut le condamner à mort par
sentence privée ou le déshériter. Ce n’est qu’à la mort de son père que le fils change de statut
pour devenir romain à part entière, pater familias à son tour.
Cette souveraineté du père, toute païenne soit-elle, a une influence importante sur la
1 Veyne P. (1985), « Du ventre maternel au testament » in Histoire de la vie privée t.1 De
l’Empire romain à l’an mil, pp. 23-24.
2 L’interprétation de cette pratique courante, caractéristique de la famille romaine et plus
anciennement encore de la famille grecque, - pratique dont témoignent, dès le VIIIe siècle avant J.-C.,
diverses légendes, puis à partir du Ve siècle av. J.-C. plusieurs pièces de théâtre, de nombreuses
inscriptions sur pierre , et des archives de la période hellénistique et romaine entre le IIIe siècle av. J.C. et le Ve siècle -, est toutefois délicate, comme le note Pierre Chuvin, « Quand l’abandon n’était pas
un crime », in L’Histoire n°32, juillet-septembre 2006, pp.8-13.
D’une part parce qu’il serait erroné de conférer à la famille citoyenne grecque et/ou romaine une
valeur d’universalité dans le monde ancien : non seulement en Grèce même, certains cultes (le culte
dionysiaque, culte du dieu-enfant, par exemple) et certaines écoles philosophiques (les Stoïciens en
particulier) condamnent l’exposition, mais celle-ci est loin d’être pratiquée dans l’ensemble du monde
ancien, puisque les Egyptiens et les Juifs s’y refusent absolument, refus que les Chrétiens reprennent à
leur compte, en sorte que Rome l’interdit en deux temps, une première fois en 374, et définitivement
par l’empereur Justinien au VIe siècle.
L’oblation toutefois, comme procédure d’abandon d’enfants relevant de la volonté paternelle, prend à
sa manière le relais jusqu’au XIIe siècle dans l’Europe chrétienne. A partir du XIIe siècle, la profession
religieuse doit être acceptée par le jeune, avant que l’oblation ne soit abolie au XVe siècle.
D’autre part parce que cette pratique de l’exposition va souvent de paire, même si les filles sont
considérablement plus exposées que les garçons, avec l’idéal d’une famille resserrée, voire de l’enfant
unique (modèle que défendent Platon et Aristote par exemple), attitude malthusienne justifiée autant
par le souci éducatif, que pour préserver entiers les patrimoines fonciers.
Enfin parce que l’exposition ne peut avoir le même sens à Athènes et à Rome, ne serait ce que parce
que l’institution romaine du pater familias ne trouve pas de réelle légitimité naturaliste. En témoigne
d’ailleurs le poids de l’adoption qui souligne combien compte peu la voix du sang face à la grandeur
de la lignée incarnée dans le nom familial, alors que les Grecs fondent la souveraineté paternelle sur la
génération.
86
conception chrétienne de la famille, sur les rapports intergénérationnels intra-familiaux, et
plus généralement sur les représentations du jeune enfant.
Et si, bien sûr, de cette autorité l’enfant s’émancipe progressivement, la référence reste
fortement ancrée, comme en atteste encore, à la fin du XVIe siècle, les positions d’un Jean
Bodin (1530-1596), contemporain de Montaigne, qui fonde la patria potestas sur cette
autorité « naturelle » du pater familias, construisant le paradigme de la souveraineté de l’Etat
sur le modèle du Dieu-Père1, et qui inscrit la nécessité, pour une « République bien
ordonnée », de « rendre aux pères la puissance de la vie et de la mort, que la loy de Dieu et de
nature leur donne. ».
L’enfant se définit alors par son incapacité et ses devoirs, car si « tout ainsi que nature oblige
le père à nourrir l’enfant, tant qu’il est impuissant, et l’instruire en tout honneur et vertu :
aussi l’enfant est obligé, mais plus étroitement, d’aimer, révérer, chérir, et nourrir le père, et
ployer sous les mandements en toute obéissance, supporter, cacher, et couvrir toutes ses
infirmités et imperfections, et n’épargner jamais ses biens ni son sang pour sauver et
entretenir la vie de celuy, duquel il tient la sienne »2.
Et c’est précisément ce monument d’autorité que les théoriciens du droit naturel
ébranlent, comme le montre très clairement Alain Renaut dans sa « contribution
philosophique à une histoire de l’enfance »3.
Car la nature, après la révolution copernicienne, ne dit plus rien de l’ordre du monde, et
Thomas Hobbes (1588-1679) ouvre le feu, présentant le droit de nature comme « la liberté
qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre pour la préservation de sa propre
nature, autrement dit de sa propre vie. »4, droit non plus de l’ordre de la nature5 mais de la
1 « tout ainsi donc que la famille bien conduite est la vraye image de la République et la puissance
domestique semblable à la puissance souveraine : aussi est le droit gouvernement de la maison, le vray
modelle du gouvernement de la République », sous l’autorité du père, du « père qui est la vraye image
du grand Dieu souverain, père universel de toutes choses », Bodin J. (1576) Les six Livres de la
Républiques, pp.7-8.
2 Ibid., p.22 et p.20.
3 Renaut A. (2002), La libération de l’enfant.
4 Hobbes Th. (1651) Léviathan, p.128.
5 En conséquence, Hobbes attaque la conception aristotélicienne, fortement dominante, selon
laquelle « le père dispose d’une autorité fondée sur la nature à l’égard de ses enfants » car « le père
donne l’existence » (Aristote, Ethique de Nicomaque, livre VIII, chap. 11-2, p.248). Et « ce qui
procède de nous tient de très près à notre substance, comme les dents, les chevaux et en général tout ce
que nous possédons », par quoi l’enfant appartient à son géniteur (Aristote, Ibid., chap.12-2, p.250).
Pour Hobbes, non seulement cette « évidence » aristotélicienne est donnée sans raison, mais de
surcroît, parce que la puissance est indivisible alors que la génération suppose deux parents, la
génération ne saurait conférer l’autorité. [Hobbes Th. (1642), Le Citoyen, chap. IX, « Du droit des
pères et des mères sur leurs enfants, et du royaume patrimonial », p.186].
87
nature de l’homme. Dès lors tout pouvoir est contractualiste, nécessairement borné par le
calcul des contractants dont l’objectif est toujours la garantie du droit de nature,
l’autopréservation. Le pouvoir parental1 n’échappe pas à la règle : pour être conventionnel, il
n’en est pas moins considérable en fait, limité toutefois dans ses fins qu’épuise la protection
de l’individu auquel il s’applique, en l’espèce de l’enfant.
Face aux droits du père, à peu près absolus, s’établit donc un droit de l’enfant inaliénable,
droit de nature à la conservation ; face aux devoirs de l’enfant, dans la même sujétion que
l’esclave et suspendu à la même émancipation, un devoir du père, celui de protéger la vie de
l’enfant2. Et la puissance paternelle, comme la puissance du Léviathan, parce qu’elle n’a pour
fin que la protection du sujet, s’invalide elle-même dès lors qu’elle n’assure plus cette
protection, l’inviolable droit à la vie.
Et c’est à John Locke, Second traité du gouvernement civil, que revient d’établir une
théorie libérale du pouvoir parental3.
La liberté de l’homme par laquelle chacun est « également maître de sa liberté naturelle, sans
dépendre de la volonté d’aucun autre, ni de son autorité »4 est en quelque sorte promise à
l’enfant, né libre et doué de raison mais incapable d’en user pleinement5, d’où l’impérieuse
tutelle parentale durant laquelle « l’entendement de son père doit le gouverner jusqu’à ce qu’il
ait le sien. »6, tutelle menée jusqu’à « l’âge du discernement » qui est aussi celui de la liberté,
car « la liberté de l’homme et sa faculté d’agir selon sa volonté propre se fondent sur le fait
qu’il a une raison, capable de lui enseigner la loi sur laquelle il doit se régler… »7.
De même qu’avec Hobbes, la puissance paternelle est bornée pendant le temps où elle
s’exerce puisqu’elle induit pour le père obligation de protection, de même dans une
perspective ouverte par John Locke, l’autorité parentale est bornée, durant le temps de son
exercice, par la fin même de l’éducation qui est donc la liberté de l’enfant, en quoi les parents
1 L’autorité parentale revient à la mère dans l’état de nature, état qui précède au seul plan logique,
la constitution de l’Etat, autorité qu’elle transmet au père par contrat (le mariage), c’est-à-dire « selon
les lois civiles », Ibid., p188.
2 « Les enfants ne sont pas moins sujets à ceux qui les nourrissent et qui les élèvent, que les
esclaves à leurs maîtres ou que les particuliers à l’Etat ; et que les pères et les mères ne peuvent point
faire de tord à leurs enfants, tandis qu’ils vivent sous leur puissance. », Ibid., p.188.
3 Renaut A., La Libération des enfants, pp.191-228.
4 Locke J., Deuxième traité du gouvernement civil, §54, p.105.
5 « nous naissons donc libres, comme nous naissons doués de raison ; non que nous disposions
alors de l’exercice d’aucune de ces deux facultés : l’âge qui apporte l’une apporte l’autre avec lui. »,
Ibid., § 61, p.108.
6 Ibid., § 61, p.108.
7 Ibid. § 63, p.109.
88
doivent désormais gouverner les intérêts de l’enfant comme celui-ci l’aurait fait lui-même s’il
avait été en situation de faire usage de sa liberté.
L’autorité parentale devient un moyen dont la fin est la liberté et qui cesse avec elle
nécessairement.
Restent pourtant deux difficultés.
La première, sur laquelle insiste Alain Renaut, tient à l’inscription encore fortement
théologique de la position du philosophe. L’enfance, parce qu’elle est la conséquence directe
de la chute d’Adam, - Adam ayant été créé « dans la perfection de sa nature d’homme » -,
circonscrit un rapport de la liberté à la raison où règne la disharmonie1, où, comme il vient
d’être dit, la liberté n’est plus ordonnée à la loi de la raison et tend donc à la pure domination.
C’est en conséquence l’éducation qui travaillant à la ressaisie régulatrice de la liberté par la
raison, travaille ipso facto à cette restauration de l’harmonie perdue, sans certitude d’y
parvenir jamais, sans quoi l’établissement du gouvernement civil, qui à son tour va s’efforcer
de faire coexister les libertés déchues, serait inutile. En ce sens donc, l’homme, s’il cesse
d’être un enfant en passant de l’autorité du père à celle du monarque2, ne sort jamais tout à
fait de l’enfance, en quoi la liberté ordonnée à la loi de la raison reste un horizon.
La seconde difficulté tient au même ordre des conséquences que la première : comment
l’éducation peut-elle en même temps, pour restaurer l’harmonie originelle, en reconstruire la
règle, c’est-à-dire arraisonner la liberté à la raison en préservant la liberté, préservation qui
participe de la même règle puisque Dieu a voulu l’homme libre ?
Entre préservation et régulation de la liberté, la marge de manœuvre de l’éducation est aussi
mince que sa responsabilité est immense, puisqu’elle flotte entre deux interdits : celui du
dressage de l’enfant par lequel serait anéantie la liberté3, celui de l’expression d’une
spontanéité enfantine par laquelle serait invalidé tout espoir de rétablir la raison dans son
droit.
Les Modernes ont donc bien conceptualisé un enfant qui n’appartient plus à sa famille,
qui n’appartient plus qu’à lui-même, condition de l’autonomie que Rousseau définit
décisivement comme « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite [et qui] est liberté »4. Ce
faisant, ils ont ouvert à l’éducation le droit « originairement inné (non hérité) à
1 Ibid. § 56-57, p.106.
2 « Si quelqu’un me demandait de lui dire l’âge auquel mon fils sera libre, je répondrais : juste à
l’âge auquel son monarque règnera. » Ibid., § 61, p.109.
3 le « dressé » ne sait ni pourquoi il apprend (les causes), ni d’ailleurs ce qu’il apprend (les
contenus) et moins encore ce qui est visé par l’apprentissage (les fins).
4 Rousseau J.-J., Le Contrat social, livre I, chap.VIII, p.365.
89
l’assistance de leurs parents jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de se conserver eux-mêmes »1
dont Kant peut désormais déduire les obligations parentales, parmi lesquelles figure
explicitement « le soin de le former (…) en échange de quoi, une fois l’éducation achevée, ils
[les parents] ne peuvent tenir l’obligation des enfants que pour un simple devoir de vertu, à
savoir pour de la gratitude. »2, véritable renversement de l’équilibre des droits et devoirs dans
l’espace domestique.
Ce principe d’autonomie prive la famille de son pouvoir instituant si celui-ci se définit comme
pouvoir hétéronome, capacité à imposer à l’individu la norme, cet individu fût-il un enfant.
I 212 La désinstitutionnalisation de la famille
Ainsi la famille se découvre t-elle un rôle éducatif qui ne cesse de s’affirmer, bien
qu’encore une fois, il convienne de tenir compte de l’écart constant entre les discours
normatifs et les phénomènes éducatifs.
Aussi n’est-on pas étonné de voir le droit positif marquer assez nettement le pas, et s’inscrire
finalement dans une logique autoritaire plutôt éloignée de l’histoire des représentations de
l’enfant et de l’éducation que dessine l’évolution de la réflexion philosophique ci-dessus
évoquée, et ce d’autant que la réaction catholique qui suit le Concile de Trente (1545-1563) et
la construction de l’absolutisme constituent un contexte objectivement défavorable à
l’émancipation de l’enfant.
Fidèle au IVe commandement du Décalogue, « Père et Mère honoreras, afin que vives
longtemps », reprise par l’injonction paulinienne de l’Epître aux Ephésiens3, la doctrine
chrétienne, s’adressant aux parents, ne manque pourtant pas de prêcher l’aménité : « ne
poussez pas à bout vos enfants, mais élevez-les en leur donnant une éducation et des
avertissements inspirés par le Seigneur »4.
Plus encore, à la fin du Moyen Age, l’Eglise prend ses distances avec les positions de l’Eglise
primitive pour laquelle la famille est la rivale de la communauté des croyants5 ; elle
s’approprie les figures paternelles, du prêtre et du pape, maternelles, de la Vierge et de
1 (1796), Doctrine du droit, in Métaphysique des mœurs, § 28, p.539.
2 Doctrine du droit, § 29, p.541.
3 « Vous, les enfants, obéissez à vos parents dans le Seigneur, c’est cela qui est juste » Saint Paul,
l’Epître aux Ephésiens, 6-1.
4 Ibid. 6-4.
5 « celui qui aime son père ou sa père plus que moi n’est pas digne de moi », Matthieu, 10-37.
90
l’Eglise, fraternelle, du chrétien ; elle réhabilite, avec notamment le culte de saint Joseph,
modèle du père de famille assumant ses devoirs éducatifs et affectifs1, selon le grand
théologien Gerson, la vie familiale comme modèle chrétien de la vie profane, érige la Sainte
Famille comme idéal familial.
Dans un tel contexte, le châtiment2 est au cœur d’un principe éducatif qui condamne les pères
laxistes.
Mais cette puissance paternelle, bornée par la volonté de Dieu, variable en réalité selon les
régions, qui s’étend aux biens3 et, souvent, aux personnes, trouve dans la construction de
l’Etat un allié moins subtil et plus déterminé, comme l’illustre la question du consentement
paternel au mariage. Si l’Eglise romaine voit dans ce consentement une obligation, car toute
désobéissance au père est un péché, elle n’en reconnaît pas moins les mariages clandestins,
même après le Concile de Trente. La monarchie pour sa part, liant « révérence naturelle » des
enfants envers leurs parents et légitime obéissance des sujets envers leur souverain4 prend au
contraire une série de mesures visant à renforcer dans ce domaine la puissance paternelle5.
La sédimentation des représentations et des pratiques est donc déjà manifeste.
La spécificité d’un « temps de l’enfance » qui se fait jour peu à peu durant cette longue
époque moderne au cours de laquelle on observe une montée en puissance de la
1 Payan P. (2006), Joseph : une image de la paternité dans l’Occident médiéval.
2 « Châtier », de castus, « pur », « chaste » : « rendre plus pur, plus correct », acception que l’on
retrouve dans l’expression « châtier son style », pour « l’améliorer ».
« Ce verbe dit moins que punir. Celui-ci a rapport aux crimes et châtier aux faûtes : les pères châtient
leurs enfants : les Juges font punir les malfaiteurs. Le châtiment dit une correction : la punition ne dit
précisément qu’une mortification faite à celui qu’on punit, Dieu nous châtie en père pendant le cours
de cette vie mortelle, pour ne pas nous punir en Juge pendant toute une éternité. », Abbé Féraud
(1787), Dictionaire critique de la langue française, p.A420a.
3 Comme en attestent le droit d’exhérédation, et le fait qu’une donation reste précaire, au motif que
ce que le père a fait, il peut le défaire.
4 Cf. l’édit de 1639.
5 L’édit de février 1556 « contre les mariages clandestins » déshéritent les mariés sans
consentement ; et l’ordonnance de Blois de 1579 considère comme ravisseur, et donc puni de mort,
quiconque épouse un ou une mineure de 25 ans. Cf. Flandrin J.-L. (1984), Familles, « Le
gouvernement de la famille » pp.139-169.
Le droit de correction du père, droit de faire interner un enfant par la puissance publique si son autorité
est bafouée, la paix familiale compromise, ou en cas de « graves sujets de mécontentement. » (édit de
1639) n’est finalement aboli que le 9 août 1793 par la Convention, mais il est en réalité levé depuis
que le 16 mars 1790 l’Assemblée constituante a supprimé les lettres de cachet, ordre privatif de liberté
court-circuitant le système judiciaire ordinaire, et permettant, le cas échéant, d’enfermer un enfant
récalcitrant. Pour autant, le titre IX du Code napoléonien de 1804 consacré à la puissance paternelle
rétablit le père dans son droit de faire enfermer en maison de correction un mois durant un enfant
désobéissant. A partir de 1935, l’enfant est placé en institution, et par l'ordonnance du 1er
septembre 1945 le droit de correction est partagé avec la mère et instruit par le tribunal pour enfants.
Mais il n’est définitivement supprimé qu’en 1958…
91
problématique éducative, cohabite avec cet enfant du Moyen Age tel que le présente Philippe
Ariès1, précocement versé dans le monde des adultes où il apprend son métier d’homme,
moins socialisé par « sa » famille que par le milieu dans lequel il évolue.
Pourtant, dans le même temps, la famille cesse d’être le point de relais d’une pression
normative communautaire, suivant ainsi la dynamique d’autonomisation dont nous avons dit
déjà qu’elle caractérise la Modernité.
Edward Shorter s’applique à montrer comment, entre le XVIIe et le XIXe siècle, la pression
communautaire grâce à laquelle un ensemble des normes, lois et coutumes qui s’imposent à
chaque membre de la famille décroît peu à peu2, en particulier lorsque la problématique
amoureuse se généralise avec le choix du conjoint, montrant un glissement depuis la
considération de lignage, de patrimoine ou tout simplement de convenance3 vers une exigence
d’épanouissement personnel4.
Rejetant le cas échéant les formes traditionnelles imposées par la communauté dans les
relations interpersonnelles au nom d’une spontanéité « inventée » de la geste amoureuse, et
d’une empathie qui bouleverse, dans sa revendication à adopter la position de l’autre, à se
mettre à la place de l’autre, l’immobilisme de l’ordre ancien pour lequel chacun est fixé à une
place immuable, ce choix personnel s’exprime d’abord dans les milieux bourgeois, comme en
témoigne la thématique récurrente des comédies de Molière, mais gagne l’ensemble des
milieux sociaux dans le cadre plus général du développement de la vie privée.
Parce qu’il prétend ici à la singularité, « celui qui aime » joue le rôle que jouait la fête dans la
société traditionnelle : subversion de l’ordre en deçà de toute institutionnalisation, en deçà de
la loi, mythe fusionnel, dédifférenciation, régression vers la symbiose primitive mère-enfant
lorsqu’on attend tout d’un seul être.
Comme l’analyse Louis Roussel5, la faute à son tour se singularise : fête individuelle et « à
contretemps », si la fête estompe les différences, inverse les hiérarchies et ressuscite
l’indifférenciation originelle dans une célébration cathartique, la faute, de plus en plus
1 Ariès Ph. (1960), L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime.
2 Shorter E. (1975), Naissance de la famille moderne.
3 Montaigne atteste de l’existence du débat, et défend d’ailleurs « le monde ancien », car « on ne se
marie pas pour soy, quoi qu’on die ; on se marie autant ou plus pour sa postérité, pour sa famille »,
« ung bon mariage, s’il en est, refuse la compaignie et conditions de l’amour. » (Les Essais, livre III,
chap.V, pp. 827 et 829).
4 Le mariage traditionnel n’est pas toujours, loin s’en faut, un mariage « d’intérêt », considérant la
foule des sans-terres. Il est néanmoins traditionnel au sens où il repose sur la convenance, la prudence
et la prévoyance, et généralement pas sur l’inclinaison.
5 Roussel L. (2001); La famille incertaine.
92
clairement distincte du péché originel, stigmatise la volonté et la responsabilité particulière.
Sur la fin de la période, la famille est de moins en moins exclusivement une unité de
production1, et l’industrialisation a de ce point de vue des conséquences radicales car la
machine supprime l’apprentissage familial : absence de qualification ouvrière, embauche des
mères, perte de l’autorité des pères qui n’ont ni patrimoine ni savoir à transmettre. La famille
se nucléarise; progressivement isolée de l’extérieur dans une maison où les étrangers circulent
de moins en moins, où la promiscuité régresse avec la spécialisation de l’espace domestique.
Ainsi s’établit la ligne de partage entre vie privée et vie publique comme se défait la
préférence traditionnelle pour les rites de solidarité communautaire, comme meurt son
calendrier traditionnel des festivités annuelles et décline son folklore, commence à se déliter
cette capacité collective à régenter la vie quotidienne2 aussi bien que les grands rendez-vous
de l’existence, la naissance, le mariage et la mort, comme recule, sur tous les fronts, ce
modèle d’autorité hétéronome.
Et dans l’intimité du foyer, au centre de cet « esprit domestique », l’enfant prend une place
nouvelle, alors que la « modernisation » met en lumière le personnage de la bonne mère qui
répugne à mettre son enfant en nourrice et tient à l’allaitement maternel, toutes attitudes qui
font reculer la mortalité du nourrisson.
La question est amplement discutée par les philosophes3, les pédagogues et les médecins qui,
tendanciellement, interviennent de concert à partir de la Renaissance.
Et, de fait, le placement décline dès la fin du XVIIIe siècle4, et le siècle suivant connaît, en
1 …bien que la transmission familiale du métier reste souvent forte au XIXe siècle dans tous les
milieux y compris ouvriers (métiers qualifiés fermés tels maçons, tonneliers, tanneurs…) [cf. Segalen
M. (1986), « la révolution industrielle : du prolétaire au bourgeois », pp.375-411], que la famille
demeure souvent une unité de production dans le monde de la boutique et de l’artisanat et dans le
monde paysan, sachant toutefois que les régions d’openfield, avec leurs maisons regroupées et
l’importance du travail en commun, entretiennent une emprise communautaire plus forte, Cf.
« Hommes et femmes dans la société traditionnelle » in Shorter E. (1975), Naissance de la famille
moderne.
2 En témoigne l’institution coutumière, à ce titre exemplaire, du charivari, manifestation publique
bruyante destinée à humilier le déviant, qui permet de contrôler les comportements. Plusieurs
parlements l’interdisent au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Cf. Fabre D. (1985) « Le privé contre la
coutume », pp. 542-579.
3 Rousseau notamment s’exprime longuement sur le sujet dans l’Emile, livre I.
4 Le placement en nourrices, aux XVIIe et XVIIIe siècles, concerne pratiquement tous les milieux
sociaux, à l’exception des paysans aisés : en ville, les enfants sont le plus souvent placés, par coutume
(aristocratie et bourgeoisie) et/ou nécessité (artisans, boutiquiers, ouvriers) ; à la campagne les
paysannes placent leurs propres enfants pour accueillir un enfant rémunérateur (cf. « Mères et
nourrissons » in Naissance de la famille moderne). Au XIXe siècle, la mise en nourrice, très mortifère,
tend à sceller le sort peu enviable des seuls enfants d’ouvriers, là où lieu de résidence et lieu de travail
étant dissociés, l’allaitement mercenaire reste généralisé.
93
plus d’une quasi-proscription du maillot1, une hausse constante de l’allaitement maternel.
Dans cette famille affectivement soudée, l’amour des parents est justement partagé, et le
principe d’une égalité entre les enfants s’impose, y compris au plan patrimonial contre le droit
d’aînesse, que la Convention abolit en 17932.
Nonobstant, au XVIIIe siècle, un tiers des enfants meurt encore avant un an, et un enfant sur
deux seulement peut espérer atteindre l’âge de 21 ans3; dans ce contexte, le contrôle par la
coutume de la nuptialité connaît ses premières atteintes, la fécondité reste largement subie
(même si l’allaitement et l’abstinence limitent les naissances) et la mortalité est toujours
perçue comme une fatalité.
En sorte que le point de basculement de la représentation de la filiation est
vraisemblablement la hausse de l’espérance de vie qui, dès le milieu du siècle des Lumières4,
revient peu à peu sur le constat de générations qui se succèdent sans presque cohabiter, sur
l’idée que la génération se limite à la transmission, au relais d’un ordre des choses dont le
caractère immuable est condition de la survie, et dans lequel chacun est situé.
C’est bien à l’encontre de cet ordonnancement que la famille moderne s’inscrit en écart,
contre cet ordre posé en termes d’interdits sacrés dont toute transgression expose à la violence
et à la mort, où l’interdit de l’inceste cohabite ave l’interdit de la confusion des générations5.
Parce que prolonger sa propre vie, vouloir soigner et parfois savoir guérir deviennent
1 La querelle du maillot naît au XVIe siècle dans les milieux médicaux [cf. Simon de Vallambert
(1565), Cinq livres de la manière, de nourrir et de gouverner les enfans des leur naissance] lorsque
l’enfant devient une figure de plus en plus distincte à travers les traités de puériculture. Elle renvoie à
la représentation de la néoténie du petit d’homme que symbolise la fontanelle ouverte, inachèvement
qui nécessite, à la naissance, de lui façonner la tête, de l’emmailloter pour lui conférer une certaine
« rigidité» (bras et jambes maintenus par des bandes dans le prolongement de la tête), de lui consolider
l’estomac par des bouillies.
Lorsque Rousseau se jette dans la querelle qui, dans le second XVIIIe, gagne l’opinion éclairée, sa
prise de position ne doit pas être comprise comme la revendication pour l’enfant d’un droit naturel,
celui de remuer, à la manière des petits animaux, mais d’un droit au mouvement, c’est à dire à
l’arbitraire du geste délibérément décidé, ce que signale « le prolongement fichtéen » de cette
controverse, cf. Renaut A. (2002), La libération de l’enfant.
2 Le décret du 15 mars 1790 établit l’égalité des partages et supprime les droits d’aînesse et de
masculinité. La Convention abolit le 7 mars 1793 « la donation contractuelle en ligne directe » et
impose pour les descendants « un droit égal sur le partage des biens de leurs ascendants » disposition
confirmée par le Code civil.
3 Naissance de la famille moderne, p.36.
4 Chesnais J.-Cl. (1986), La transition démographique.
5 L’ancestralité fait du cycle vital, des générations, des « âges de la vie » définis comme « un des
points d’articulation éminents de la culture sur la nature », l’armature du lien social.
Cf. Gauchet M. (2004), « La redéfinition des âges de la vie »in Le débat n°132, p.29.
94
possibles1, - et il n’est pas indifférent que John Locke ouvre ses Quelques pensées sur
l’éducation par des recommandations prophylactiques2 -, le regard que l’homme porte sur luimême et sa progéniture peut commencer à se modifier.
D’une part, le temps cesse d’être une homéostasie lorsque le nombre de pères et de fils se
côtoyant adultes devient significatif, que les générations ne se succèdent plus mais se
chevauchent, que l’individu s’installe au centre de son histoire singulière.
Le monde est offert à l’avenir : la famille n’est plus seulement la condition de la survie mais
le lieu du bonheur, le mariage, un contrat passé par des individus libres et égaux3.
Bref la résignation, de vertu, devient vice.
Au plan économique, l’industrialisation accompagne cette évolution. Tout au long du XIXe
siècle, la famille est de moins en moins une unité autarcique de production et, dans les
milieux ouvriers, en dépit de la misère générale, une amélioration tendancielle des revenus
permet de sortir de l’anomie sociale pour constituer une famille refuge contre la ville, famille
volontiers nombreuse car les enfants apportent des salaires, fortement affective, mieux
disposée à l’idée de promotion sociale comme la fin de la société d’ordres en autorise et
même en encourage désormais l’imaginaire sécularisé : « Sans doute on a toujours aimé ses
enfants n’importe où et n’importe quand, mais pas n’importe comment. On n’a pas toujours
été aussi ambitieux pour eux, au point de placer dans leur réussite sociale la fin suprême de
cette vie »4.
D’autre part, c’est dans ce contexte que prend place l’idéologie malthusienne d’abord adoptée
par les familles bourgeoises pour lesquelles la parenté distribuant le savoir technique et les
capitaux, il est important de ne pas fractionner les patrimoines, et précocement diffusée dans
l’ensemble de la population durant tout le siècle.
1 Ceci étant, presque un enfant sur 5 meurt encore avant un an en 1880 : c’est bien la révolution
pasteurienne qui fait chuter la mortalité infantile.
2 « « En parlant ici de la santé, mon dessein n’est pas de dire comment un médecin doit soigner un
enfant malade ou débile : je veux seulement indiquer ce que, sans recourir à la médecine, les parents
ont à faire pour conserver et développer chez leurs enfants une constitution saine … » Locke J. (1693),
Quelques pensées sur l’éducation, section I, p.27.
3 La loi sur le divorce, qui confirme la représentation contractuelle du mariage, est votée le 20 sept
1792 ; elle est d’esprit libéral puisqu’elle institue le divorce par consentement mutuel à côté du divorce
pour faute, mais le Code civil en 1804, qui codifie l’incapacité l’infériorité de la femme et consacre les
droits du paterfamilias sur la femme et les enfants, supprime pratiquement le divorce par consentement
mutuel, avant que le divorce ne soit complètement abrogé par la loi Bonald du 8 mai 1816. La loi
Naquet du 27 juillet 1884 l’autorise à nouveau même si la femme ne peut le demander qu’en cas
d’adultère commis au domicile conjugal, les lois de 1886, 1893, 1904, 1908 l’aménagent. Le divorce
par consentement mutuel ne sera rétabli qu’en …1975.
4 Ariès Ph. (1948), Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie, p.342.
95
Maîtriser la fécondité, c’est la diminuer1, l’adapter sinon au désir d’enfants, représentation
bien contemporaine, mais du moins déjà à une estimation objective des moyens susceptibles
d’être mobilisés pour assurer la subsistance voire l’éducation de l’enfant à naître, assurer un
avenir meilleur à des enfants moins nombreux.
Emprunté aux milieux bourgeois, le modèle familial normatif dans lequel la femme se
consacre idéalement à l’éducation de l’enfant devenu pivot de la sphère privée s’impose peu à
peu lorsque les salaires ouvriers augmentent à partir des années 1850-1860.
En donnant le bonheur comme finalité au mariage et à la vie familiale, en bornant la
descendance réelle à la descendance souhaitée, le malthusianisme, par l’autodétermination
générationnelle qu’il induit, est en ce sens un versant de la Modernité.
Dans la famille traditionnelle qui répète le passé en inscrivant l’enfant dans la continuité
d’une lignée, le statut de membre à part entière de la communauté est conféré à l’ascendant,
comme le descendant reçoit l’identité d’un lignage dont il hérite du destin. Au contraire, dans
la famille moderne où le bonheur est l’enjeu, l’enfant est saisi dans cette problématique
eudémoniste par laquelle les parents se réalisent à travers lui, et d’une certaine manière aussi
le tiennent captif d’une image idéale2.
En retour, la figure de l’enfant moderne gouverne, selon l’heureuse expression de Philippe
Ariès3, les comportements ascétiques des parents4 qui livrent l’enfant à un avenir différent,
éduquent à l’émancipation.
1 Le passage d’une fécondité forte et peu contrôlée (limitée au mariage tardif des filles, vers 25-26
ans, « grande arme contraceptive »selon la célèbre formule de Pierre Chaunu) à une fécondité de plus
en plus faible et contrôlée se fait en France dans le second XVIIIe, précocité qui n’est peut-être pas
sans lien avec la précocité de la déchristianisation. Nous suivons toutefois Jean-Louis Flandrin
lorsqu’il interroge l’idée, d’inspiration chrétienne, de « fécondité naturelle » par rapport à laquelle
viendrait s’inscrire en faux une « fécondité artificielle » (cf. (1984), Familles, « La fonction
reproductrice de la famille et la vie sexuelle », pp. 201-277).
L’intérêt des femmes dont 10% meurent en couches ou des suite de l’accouchement (Ibid. p.251) et
l’intérêt de l’enfant « à naître » confortent l’argumentaire de Thomas Malthus (1766-1834) qui, dans
son Essai sur le principe de population (1798) insiste sur la moralité de l’abstention « tant qu’on ne
peut suffire à l’entretien d’une famille » (chap.15 : « La contrainte morale : l’obligation qui nous est
imposée de pratiquer cette vertu », p.107).
Toujours est-il que la fécondité française baisse de 57% entre 1790 et 1914 (Cf. Faron O. (2006), « De
l’usine à l’école », p.67).
2 Nous aurons l’occasion de revenir et de développer cette thématique exploitée par Hannah
Arendt.
3 Ariès Ph., (1975) « L’enfant : la fin d’un règne ».
4 Comportements malthusiens de contrôle de la fécondité (par abstinence ou pratique des « funestes
secrets », le coïtus interruptus ou crime d’Onan que Dieu a puni de mort, cf. Genèse 38 : 9), et divers
sacrifices jugés nécessaires à la promotion sociale dont l’enfant est la promesse.
96
La famille moderne n’est dès lors plus tenue de réaliser prioritairement et seule, pour
le tout, cette reproduction/production culturelle unifiée par laquelle la communauté assure sa
reproduction. Admettant avec Marcel Gauchet1 que la socialisation renvoie à la fois à
l’incorporation des normes qui assure la coexistence des personnes et à la production d’un
être pour la société, processus par lequel chacun est appelé à se regarder comme un parmi les
autres, - anonymat qui se confond avec cette excentration, cette abstraction de soi qui permet
d’adopter un point de vue collectif, crée le sens public, l’objectivité et l’universalité -, la
famille ne socialise progressivement plus que sur le premier mode, se désengageant fortement
du processus de socialisation politique, et délègue à l’Etat la majeure partie de ces
prérogatives en ce domaine.
Selon la logique qui veut que l’Etat prenne en charge la cohésion collective, le lien
communautaire, l’Etat prend aussi nécessairement en charge la socialisation politique des
enfants qui lui est, si l’on peut dire, « consubstantielle », et doit ainsi assumer la responsabilité
de transformer l’enfant en être pour la société, en acteur du social pour la collectivité.
A plus d’un titre, ce travail, par hypothèse intrinsèque à la dynamique moderne, est celui de
l’Ecole2.
Sans doute, comme on l’a vu, l’abrogation de la puissance paternelle ne va pas sans
mal, mais la famille, sur la longue durée, devient effectivement un espace privé, ce qui revient
à dire que la société moderne se caractérise par la très lente désinstitutionnalisation du lien de
parenté en tant que structure explicite de l’organisation sociale.
Cet effacement ancien ouvre l’espace au politique. Aux hiérarchies traditionnelles, à l’autorité
des origines et de l’ancestralité se substitue la souveraineté de l’Etat et de ses hiérarchies
politique et juridique, des rapports de production et d’échange.
1 Gauchet M. (1998), « Essai de psychologie contemporaine », Le Débat, n°99, in Gauchet M.
(2002), La Démocratie contre elle-même.
2 Cette montée en puissance de l’Etat dans les affaires éducatives apparaît dès le milieu du XVIIIe
siècle, tant par la volonté manifestée d’un certain contrôle démographique, que par un
interventionnisme timide mais nouveau dans l’enseignement secondaire et supérieur.
Soucieuse d’un éventuel dépeuplement qui l’affaiblirait, la Monarchie cherche en effet à lutter contre
la mortalité infantile : « En prenant en charge la formation de quelques 10 000 à 12 000 sages-femmes,
de 1760 à la Révolution, le pouvoir royal manifeste pour la première fois une volonté d’agir
concrètement sur le devenir démographique du pays » (Gélis J., « L’accouchement : de la matrone à la
sage-femme » » pp.48-53).
Et si le pouvoir royal se préoccupe encore fort peu de l’instruction des jeunes enfants, il s’intéresse en
revanche à la créations des grandes écoles techniques, écoles d’ingénieurs, écoles militaires, écoles
vétérinaires, et intervient, après l’expulsion des Jésuites de 1762, dans la gestion unifiée des collèges
non tenus par les congrégations, premier pas vers un système unifié et véritablement séculier (édit de
1763).
97
Dans ce type d’organisation de la pensée, le temps bascule vers l’avenir1, l’histoire ouverte
sur le déploiement des possibles qu’incarne l’enfant et la double valorisation de
l’éducationqui est liée à cette « histoire », valorisation de l’individualité et valorisation d’un
avenir toujours neuf et imprévisible.
La naissance du sentiment de l’enfance dans l’acception que les Modernes donnent à cette
réalité culturelle, est donc inséparable de la transformation du mode d’existence sociale et de
la conceptualisation de la différence enfantine prise dans la problématisation du souci
éducatif, omniprésent dès le XVe siècle selon Philippe Ariès2, mais cette problématisation
découvre, dès lors qu’il s’agit, en marge de la famille, d’incorporer des normes et des codes,
l’incontournable intervention de l’Etat et de la forme scolaire qu’il va promouvoir.
Nous sommes donc fondés à dire que la Modernité substitue, à un système de
légitimité en appui sur l’ordre familial et sur la tradition, temps immobile, perpétuation
immuable qu’établit la valeur magique des fondations, un système tourné vers le politique, le
juridique et l’économique, qui relègue la famille institutionnelle, et fait place nette à une
nouvelle institution socialisatrice, à laquelle l’Etat donne la forme de l’Ecole. Alors même
qu’en tant qu’historicité, c’est-à-dire histoire consciente d’elle-même et dont il reste à écrire
le cours, la Modernité couronne l’enfant dans cette nouvelle perspective : enfant pour
l'éducation et l’autonomie, dont la fin est un sujet qui se ressaisit lui-même dans son
autoconstitution, condition de sa liberté constitutive.
I 22 Cette reconnaissance de l’enfance solidarise, à partir du
XVIIe siècle l’Ecole et l’enfant
I 221 L’Ecole, entre Eglise et Modernité
Il faut bien sûr se garder d’imaginer la société de la fin de l’Ancien Régime comme
une société scolaire, puisque l’immense majorité des enfants, une fois franchies les deux
1 Gauchet M. (2003), La condition historique, chap.X, pp.229-256.
2 Ariès Ph., (1960), L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime.
98
premières enfances que bornent la naissance, le sevrage et l’âge de raison, est supposée
s’adapter au monde des adultes dont elle partage, autant que la force des enfants l’autorise, les
tâches, et que, selon toute vraisemblance, l’action éducatrice reste exceptionnelle, a fortiori
dans les milieux populaires.
Il n’empêche que l’éducation, conçue comme un acte réfléchi, objectivé, séparé et donc
méthodique, et non plus comme imprégnation des savoir-faire adultes, s’impose dans les
milieux lettrés comme socialisation nécessaire des enfants et investit dès lors une Ecole
refondée, une école moderne, déterminée à soustraire l’enfant à la communauté des adultes
pour l’éduquer à agir selon le fondement d’un devoir comme intériorisation de la loi, c’est-àdire en termes kantiens, auto-nomie, « conscience d’une libre soumission à la loi »1 relevant
d’une législation intérieure, « pour cette raison, justement, que la législation éthique intègre à
sa loi le mobile interne de l’action (l’Idée du devoir), […], la législation éthique ne peut pas
être extérieure (pas même celle d’une volonté divine) »2.
Cette émergence de l’éducation qui se pense elle-même comme différenciée du maternage, de
l’instruction, voire parfois de l’institution, commande largement la réflexion, le cas échéant
controversée on l’a vu, que la Modernité mène désormais sur l’Ecole, et l’ordonnancement de
cette Ecole religieuse qui encadre, jusqu’à l’établissement de l’Ecole républicaine, les débuts
d’une scolarisation qui pourrait être appelée à se poursuivre sur le même mode…
Car en dépit de leurs antagonismes, les Modernes et l’Eglise joueraient, de prime
abord, la même partie ou presque. L’orientation éducative ne surprend guère, concernant cette
dernière, dans le contexte de la Contre Réforme. Celui-ci justifie assez la volonté de
catéchiser d’éduquer et d’instruire d’une Eglise qui assume seule la scolarisation du peuple
comme la scolarisation des élites, l’intervention de l’Etat ne faisant irruption au plan
théorique que quelques années avant la Révolution, et au plan politique sous la Convention
(octobre 1792 - octobre 1795).
Et cette éducation chrétienne prend en effet une forme essentielle de la religion chrétienne, la
forme de l’intériorité, même si cette forme ne résume pas le rapport du christianisme à la loi
et à la loi morale : comme dans toute religion, la proximité de l’ici-bas et de l’au-delà, de la
nature et de la surnature, du visible et de l’invisible, entraîne la subordination du temporel à
l’ordre divin qui autorise l’hétéronomie.
Mais pour cette humanité chrétienne qui est d’abord une, qui est d’abord celle du peuple de
1 Kant E. (1788), Critique de la raison pratique, p.705.
2 Kant E. (1796), Introduction à la métaphysique des mœurs, III, in Œuvres complètes t. III, p.465.
99
Dieu, avant d’être divisée dans l’ordre social, le christianisme fait du libre arbitre le
fondement d’une morale de l’intention, volonté libre d’user diversement de ses talents1. Et dès
lors que la liberté devient le fondement de la morale, le for intérieur, la délibération intérieure,
la conscience intime l’emporte toujours sur l’observance de la loi commune2.
C’est pourquoi cette éducation chrétienne est dans sa forme et son principe propre à faire sa
place aux certitudes d’une Modernité qui répond par la voix de Kant à la question « Qu’est-ce
que les Lumières ? » « Sapere aude », « aie le courage de penser par toi-même »3, et pour qui
l’éducation et/ou l’instruction émancipe l’homme universel 4.
Solidaires l’une et l’autre de ce grand mouvement de scolarisation, entre XVIIe et XIXe siècle,
l’Eglise et la Modernité s’enthousiasment pour cette formidable alphabétisation dont chacun
espère qu’elle va servir sa cause.
En ce qui concerne le développement des petites écoles, la révocation de l’Edit de
Nantes en 1685 en accélère la multiplication : l’Eglise catholique considère l’Ecole, en dépit
de toutes ses réserves, comme le moyen le plus efficace pour soustraire les enfants à
l’influence des parents hérétiques, et l’Etat, jusque-là bien peu impliqué, se signale dans ce
contexte par l’ordonnance de 1698 reprise en 1724 demandant l’ouverture d’une école par
paroisse.
Car quelles que soient les difficultés que pose l’interprétation des données recueillies lors de
l’enquête diligentée par le recteur Louis Maggiolo, en 1877, concernant l’alphabétisation des
1 Cf. La parabole des talents, Mathieu, 25, 14-31.
2 Cf. L’épisode de la femme adultère, Jean , 8, 1-11.
3 « sapere aude », Horace, Epîtres, I, 11, v.40, dont Emmanuel Kant fait la devise des Lumières,
(1784), Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?, pp.360-361.
4 L’unanimisme ne s’étend pas jusqu’à l’instruction populaire qui divise les philosophes.
Dans une lettre du 19 mars 1766 à Etienne Noël Damilaville (1723-1768), collaborateur de
l’Encyclopédie, Voltaire (1694-1778) écrit : « Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il
soit instruit », et, dans une autre du 1er avril 1766 à ce même ami, « Il me paraît essentiel qu’il y ait des
gueux ignorants. Quand la populace se mêle de raisonner tout est perdu. »
Réponse du berger à la bergère, Diderot reste sur le terrain politique : « Le grief de la noblesse se
réduit peut-être à dire qu’un paysan qui sait lire est plus malaisé à opprimer qu’un autre. », (1775),
Essai sur les études en Russie, p.417, et mène le parti adverse qui comprend notamment ClaudeAdrien Helvétius (1715-1771) et Paul Henri Tiry d’Holbach (1723-1789), défendant l’idée qu’il
convient de « se hâter de rendre la philosophie populaire. » [Diderot D. (1753), Pensées sur
l’interprétation de la nature §40 p.38] pour juguler les « ravages de la superstition qui naît de
l’ignorance & qui la reproduit à son tour. » [Diderot D. (1751-1772), Encyclopédie, « Préliminaires »,
p. XX.].
Laissons Rousseau à l’écart : son refus de l’instruction populaire s’enracine dans sa critique radicale
de l’instruction en général, et du savoir savant.
100
Français à la fin des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles1, il ne fait aucun doute que le siècle des
Lumières connaît une alphabétisation importante, - l’analphabétisme chutant de 80 à 63%2 -,
qui se poursuit et s’accélère durant tout le XIXe siècle3 avec seulement 4.4% de conscrits
analphabètes au début du XXe4. Parce que cette alphabétisation procède d’abord d’une
demande des populations, soutenue par une représentation prestigieuse de la culture de l’écrit
et par le développement économique et la division du travail qu’il génère, « lorsque Jules
Ferry instaure, un siècle après la Révolution, l’école républicaine, laïque, gratuite et
obligatoire dont les jacobins avaient rêvé, l’alphabétisation des Français est quasiment
acquise »5.
I 222 Un collège refondé, centré sur l’éducation
Il appartient bien sûr au collège, qui devient la clé de voûte de l’ordre scolaire
jusqu’au XIXe siècle, d’assumer cette mission éducative désormais assignée à l’Ecole.
L’université médiévale dont il est historiquement issu, vise surtout la formation, la
préparation technique des élites, clercs, juristes et, secondairement, médecins, élites
nécessaires à l’Eglise et à l’établissement d’un Etat qui s’autonomise du religieux à l’époque
moderne, s’invente comme primauté ordonnatrice et pouvoir de commandement séparé.
1 L’enquête réalisée par les 16 000 instituteurs participants, consiste à dépouiller les registres
paroissiaux pour établir le pourcentage d’hommes et de femmes capables de signer l’acte de mariage.
Qui sait écrire, en effet, sait vraisemblablement lire, puisqu’on apprend à lire avant d’apprendre à
écrire, mais qui sait signer sait-il écrire ?
Quatre dates sont retenues : 1686-1690 ; 1786-1790 ; 1812-1816 ; 1872-1876.
2 Le nombre de signants passant pour les hommes de 29% à 47%, et pour les femmes de 14% à
27%, un dimorphisme géographique opposant de part et d’autre d’une ligne Saint Malo-Genève, une
France septentrionale nettement plus alphabétisée que la France méridionale. Cf. Lebrun Fr. ; Venard
M. ; Quéniard J. (1981), Histoire de l’enseignement et de l’éducation t. 2, pp. 421-433 et 456-475.
3 Alphabétisation n’est pas scolarisation. La famille et l’armée en particulier, prend une part active
à l’alphabétisation. [Cf. Furet Fr., Ozouf J. (1977), Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de
Calvin à Jules Ferry]. Reste que l’Ecole en est bien l’agent principal, servie il est vrai par une
urbanisation sans précédent, la moitié de la population française vit au début du XXe siècle dans des
villes contre 1/5 à la veille de la Révolution.
4 Chiffre fourni par G. Duveau (1957), Les Instituteurs, Le Seuil, in Mayeur Fr. (1981), Histoire de
l’enseignement et de l’éducation t.3 De la Révolution à l’école républicaine (1789-1930).
5 Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, p.351.
101
Le collège quant à lui, consacre l’éducation1.
L’affaire prend corps, d’abord, dans les principes qui président au recrutement de ses élèves.
Alors que jusqu’à présent, sans qu’aucun âge ne soit à proprement parler requis pour y être
inscrit, il est de coutume d’y entrer aux alentours de 7 ans, âge de raison et de discernement,
l’« âge scolaire » est repoussé peu à peu à 9-10 ans, différenciant ainsi une « petite enfance »
préscolaire2
Encore convient-il d’ajouter la généralisation de la ségrégation des âges qu’institue la
reconfiguration de la vie scolaire, facilitée par l’organisation de la classe et du cursus déjà
évoquée. Entérinant l’abandon des habitudes scolaires médiévales selon lesquelles dans
l’enceinte du collège, aux enfants n’est ménagé aucun traitement spécifique, tous les élèves, et
parmi ceux-ci les adultes sont nombreux, étant soumis à une autorité corporatiste et à des
systèmes de « camaraderie », cette reconfiguration s’attache au contraire à organiser la
surveillance de la jeunesse sur un autre mode, plus conforme à « l’esprit du classicisme »,
articulé désormais sur le commandement séparé et la hiérarchie autoritaire3.
Ainsi restructuré, le collège devient, sous la double injonction du Concile de Trente (15451563) et de la monarchie qui s’absolutise, le lieu de formation des esprits, et donc d’abord un
instrument d’instruction religieuse.
Pourtant la logique de l’institution du chrétien par laquelle l’élève s’incorpore normes
et comportements est toujours à l’œuvre. De là ce double profil de la discipline des collèges,
qui, tel Janus, regarde en même temps les matières d’enseignement et l’observance de la règle
qu'il convient de s’imposer à soi-même, règle au service de laquelle sont enrôlées celles-là :
les disciplines au service de La discipline.
Car sans doute d’Alembert (1717-1783) dit presque vrai4 lorsque, après avoir fait une analyse
assassine de l’enseignement du collège, il conclut : « Un jeune homme après avoir passé dans
1 L’enjeu est d’importance pour les grandes congrégations religieuses qui se lancent dans la
première bataille de l’Ecole : Jésuites en tête, du moins jusqu’à leur expulsion en 1762, Oratoriens,
Doctrinaires dans la France méridionale, en plus marginalement Bénédictins, Carmes, ordres
mendiants…
2 Ariès Ph., L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, « Les âges des écoliers » pp.196198.
3 Il ne faudrait pas accréditer pour autant une légende rose du Moyen Age qui, pour s’opposer
point par point à sa légende noire, n’en est pas moins fallacieuse : la vie du collège, contrôlée et
réglementée, laisse peu d’espace à ce que nous autres contemporains appelons « liberté ».
4 A l’article « Collège » rédigé en 1753 par d’Alembert pour L’Encyclopédie ou dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome III, p.635, l’encyclopédiste dépeint un collège qui
n’est pas celui de son temps, et à peine celui de son enfance. Cf. Compère M.-M., Du Collège au
lycée, 1500-1850, p.177.
102
un collège dix années, qu’on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort,
lorsqu’il a le mieux employé son tems, avec la connoissance très imparfaite d’une langue
morte, avec des préceptes de Rhétorique & des principes de Philosophie qu’il doit tâcher
d’oublier (…) ». Et Louis-René Caradeuc de La Chalotais (1701-1785) a raison de
s’offusquer de l’inutilité éducative de l’institution : « après avoir essuyé toutes les fatigues &
l’ennui des collèges, la jeunesse se trouve dans la nécessité d’apprendre en quoi consistent les
devoirs communs à tous les hommes ; elle n’a reçu aucun principe pour juger des actions, des
mœurs, des opinions, des coutumes ; elle a tout à apprendre sur des articles si importans. »1.
Mais c’est justement que l’essentiel, en l’occurrence, prend encore sens dans l’impératif d’une
institution du chrétien, priorité qui l’emporte sur toute autre considération d’utilité civile.
Comme le confirme le recteur Charles Rollin (1661-1741), réformateur éclairé des collèges,
« La fin de toutes les études est de rendre l’homme meilleur. (…) et les bons maîtres estiment
peu les sciences si elles ne conduisent à la vertu. »2.
C’est que l’éthique à laquelle se réfère implicitement La Chalotais, et qui renvoie aux valeurs
et aux devoirs qu’elles induisent, devoirs nécessaires à une vie en commun pacifiée et
sécularisée, ne croise ni la doctrine du salut ni l’impératif d’obéissance à Dieu.
Il y a bien dans la doctrine chrétienne primat d’un forum intérieur, mais ce forum ne sert pas
les intérêts de l’autonomie moderne.
L’organisation des études proprement dite n’est d’ailleurs pas seule en cause, même si ses
quatre ou cinq heures de classe par jour font presque pâle figure en face de l’omniprésence du
religieux, tant au plan pratique, une ou deux heures consacrées aux exercices religieux allant
de la messe, quotidienne, à la confession et à la retraite, alors que l’atmosphère dévote est
entretenue tout au long d’une journée scandée par des prières, qu’au plan de l’enseignement,
le catéchisme et, chez les Jésuites, l’histoire sainte, tenant toute leur place.
L’Antiquité est véritablement enrôlée au service de cette institution du chrétien en l’homme.
Car en effet, tout l’enseignement semble tendu vers une sanctuarisation à l’antique du collège
dont le collège jésuite pousse, jusqu’à la caricature, le panégyrique : la toute-puissance du
latin qui fait le lien entre la Rome des Césars et la Rome des papes, langue de la classe et,
idéalement du moins, de l’interclasse, organise l’ensemble du travail de l’élève qui consacre
intégralement, toujours selon d’Alembert, les six premières années de collège à n’apprendre
qu'à traduire « tant bien que mal », et les deux années suivantes, en rhétorique, à composer, en
1 (1763), Essai d’éducation nationale ou Plan d’études pour la jeunesse, p.23.
2 (1726), Traité des études, tome I, p.9.
103
latin, des discours où tout argument est « noyé » dans le verbiage1.
Bien plus, la référence à l’Antiquité païenne investit très légitimement la pédagogie d’une
éducation morale chrétienne, en sorte que Charles Rollin lui-même, pourtant ami de Port
Royal, favorable à une étude précoce2, prioritaire et systématique de la langue française à
l’orthographe simplifiée3, se félicite encore de voir l’étude nous présenter « pour guides et
pour modèles les hommes les plus éclairés et les plus sages de l’antiquité, qu’on peut bien
appeler en ce sens, avec Sénèque, les maîtres et les précepteurs du genre humain. »4.
Certes le latin est peut-être encore, comme au temps de l’humanisme chrétien de la
Renaissance, la référence commune, la marque de l’universel et de l’humanité, l’empreinte,
aussi, d’un continuum culturel qui résiste au temps de l’histoire, fait contrepoids au risque
permanent que laisse planer, comme toute rupture, la rupture moderne qui s’affirme contre la
tradition. Puisque la Modernité est rupture, il faut au moins une antidote, un ancrage unanime,
une langue commune qui fait l’unité historique et culturelle, un fil d’Ariane.
Mais en même temps, la référence à l’Antiquité connaît un léger glissement. Elle est, par
l’utopie qu’elle incarne, monde englouti, langue morte5, dans sa présence-absence,
l’opportunité d’être un monde épuré, recréé pour l’école, dont l’élève doit se laisser pénétrer.
Ces traductions « absurdes », plus absurdes encore s’il s’agit du thème ou de l’amplification,
auxquelles se résume pratiquement le travail au collège des années durant ont, comme tout
exercice, une fonction : la leur est de discipliner l’esprit tout à la fois à la vie intérieure6 et à
l’ailleurs, puisque, précepte de l’offensive catholique de la Contre Réforme, la vraie vie est
ailleurs.
Ainsi l’instruction est toute entière assujettie à l’idéal d’éducation spirituelle et de
perfectionnement moral pour l’institution du chrétien.
1 Ceci étant, la latin commence à refluer, au XVIIIe siècle, et l’amplification française tend à se
substituer à l’amplification latine. Cf. Lebrun Fr. ; Venard M. ; Quéniard J. (1981), Histoire de
l’enseignement et de l’éducation, tome II, p.527.
2 « Les Romains nous ont appris, par l’application qu’ils donnaient à l’étude de leur langue, ce que
nous devrions faire pour nous instruire de la nôtre. », (1726), Traité des études, p.108.
3 Ibid., p.111.
4 Ibid., p.4.
5 La langue morte est une autre langue, qui peut garder une utilité pratique pour quelques
professions mais qui, pour l’essentiel, est déjà déconnectée de l’ancrage social, comme le développent
à l’envi les détracteurs des études latines, de La Chalotais à D’Alembert.
6 …et ce jusqu’au parti pris théâtral dans la pédagogie jésuite qui, dans son principe, loin d’être un
divertissement mondain, est un exercice de mémorisation, de maintien et de contrôle de soi.
Mais que les principes aient pu être dévoyés…relève de la part de risque attachée à toute entreprise
humaine !
104
I 223 L’école lasalienne
Cet enseignement des collèges, quoiqu’il souffre une certaine hétérogénéité sociale1
reste malgré tout largement élitiste, et fermé à la presque totalité des familles paysannes.
La question de l’instruction du peuple se pose pourtant, et dépasse son enracinement pastoral
et charitable d’origine qui en a fait le pré carré des Eglises, et, après la Révocation de l’Edit
de Nantes en 1685, de la seule Eglise catholique. Au XVIIIe siècle elle est largement débattue
dans l’opinion éclairée, non seulement parce que l’idée d’un « droit » à l’éducation commence
à prendre forme avant même la Révolution, chez Diderot notamment, mais aussi parce que la
conception à la fois empiriste et progressiste défendus par les Encyclopédistes2 conclut
souvent à considérer nécessaire l’instruction de tous : « Si nous voulons que les philosophes
marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. Diront-ils qu’il
est des ouvrages qu’on ne mettra jamais à la portée du commun des esprits ? S’ils le disent ils
montreront seulement qu’ils ignorent ce que peuvent la bonne méthode et la longue
habitude. »3.
Dans ce contexte, entre mission pastorale encouragée par la Contre Réforme qui milite pour
un encadrement clérical renforcé et idéologie des Lumières, Jean-Baptiste de la Salle (16511719) fonde dans les années 16804 un type d’écoles vouées à l’éducation populaire, au moins
urbaine, dont les maîtres, les Frères, sont des laïcs, professionnels de l’enseignement formés
avec le plus grand soin5 sous l’égide d’une règle commune, la Conduite des Ecoles
1 5 à 10% d’enfants de la noblesse, de 30 à 50% d’officiers et de professions libérales (avocats,
médecins, chirurgiens, notaires, greffiers, huissiers…), le reste, soit autour de la moitié des effectifs
environ, étant composé d’enfants de marchands, négociants, boutiquiers, artisans (au moins 10%),
laboureurs dans les petites villes des riches régions agricoles. Enseignement élitaire sans doute, au
sens où l’immense paysannerie est quasi-absente, mais qui déborde largement l’idée d’élite d’Ancien
Régime stricto sensu. Cf. Lebrun Fr. ; Venard M. ; Quéniard J. (1981), Histoire de l’enseignement et
de l’éducation t. 2, pp. 510-513.
2 Rousseau faisant, comme à son habitude, exception.
3 Diderot D. (1753), Pensées sur l’interprétation de la nature, §40 pp. 38-39.
4 La première école est ouverte en 1679 à Reims, mais l’Institut des Frères est fondé en 1684,
approuvé par le pape et le roi en 1724.
5 La qualité de la formation des novices participe au succès de l’entreprise de Jean-Baptiste de la
Salle qui, non seulement créé, dès 1705, un noviciat, mais conçoit également qu’au séminaire de
maîtres d’école soit annexé une école primaire, selon un schéma que conserveront les écoles normales.
105
Chrétiennes1. Elaborée collectivement avec le fondateur de la congrégation Cette règle fixe le
fonctionnement des écoles tant au plan disciplinaire que pédagogique.
Et c’est bien aux Ignorantins2 que s’en prennent les adversaires de l’instruction populaire, de
Voltaire lorsqu’il propose d’atteler les Frères à la charrue dans son domaine de Ferney, à La
Chalotais « Le peuple même veut étudier ; des laboureurs, des artisans envoient leurs enfants
dans les collèges des petites villes (…). Les Frères de la Doctrine chrétienne, qu’on appelle
Ignorantins, sont survenus pour achever de tout perdre ; ils apprennent à lire et à écrire à des
gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner et manier le rabot et la lime, mais qui ne le
veulent plus faire…Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne
s’étendent pas plus loin que ses occupations. »3.
Gratuite, l’école des Frères s’adresse, dans des bâtiments ad hoc et selon, à l’origine, le seul
régime de l’externat, à tous les enfants à partir de six ans, qu’elle répartit en trois ordres, « le
1er des commençants, le 2e des médiocres et le troisième d’avancés et de parfaits dans cette
leçon »4, et ce pour chaque activité, lecture, écriture, arithmétique, s’autorisant donc, avec le
concours des moniteurs choisis parmi les meilleurs élèves, un enseignement, comme en
collège, simultané, qui se substitue à la méthode individuelle jusqu’alors utilisée dans
l’enseignement des rudiments.
Encadrés par un emploi du temps fixe et minuté, les contenus proprement scolaires restent
centrés sur la lecture et l’écriture, avec un souci pédagogique qui, pour celle là, privilégie le
français, et pour celle ci combine guidage extrêmement précis du bras, de la main et du doigt5
pour une écriture quasi calligraphique.
1 La première rédaction date de 1706 : la première partie précise horaires et activités scolaires, la
seconde le régime des récompenses et, surtout, des corrections, la troisième, les devoirs respectifs de
l’inspecteur des écoles, des enseignants, des élèves. Une édition corrigée et très largement diffusée
paraît en 1720. Douze éditions se succèdent entre 1720 et 1856. La Conduite … est profondément
remaniée en 1811 et en 1870 quant au chapitre des corrections.
2 Les Frères sont ainsi surnommés parce que prétendant, contre la pratique majoritaire, enseigner la
lecture en français avant de le faire en latin, selon le principe cartésien (non revendiqué !) d’un
enseignement progressif qui va du connu à l’inconnu, et qui utilise la compréhension comme
adjonction à la mémoire pour fixer les connaissances, les Ignorantins manifestent une certaine
distance vis à vis de la culture latine, culture de référence. En outre, la formation des maîtres tourne le
dos à toute prétention ou tentation encyclopédique : le frère doit le moins possible « faire montre » de
son savoir.
3 La Chalotais L.-R. Caradeuc de (1763), Essai d’éducation nationale ou Plan d’études pour la
jeunesse, pp.27-28.
4 La Salle J. B. de (1720), Conduite des écoles chrétiennes, 3, 1, 2.
5 Ibid., chap.4ème « De l’écriture », articles 6ème et 7ème.
106
Dominé par l’exigence d’une progressivité de l’apprentissage1, le travail de l’élève prend ici
la forme de l’exercice propre à satisfaire un ordre scolaire pour lequel la mémorisation
demeure l’objectif d’une intériorité normalisatrice, et qui veut que l’élève comprenne et
pratique pour retenir. En quoi le maître enseigne moins qu’il ne contraint l’élève dans cette
astreinte au travail et à l’effort, consistant d’une part à trouver plutôt qu’à « adopter », d’autre
part à faire, refaire et répéter jusqu’à l’assimilation d’une connaissance ou d’une compétence.
C’est pourquoi d’ailleurs les maîtres, d’une étonnante discrétion, invités à parler le moins
possible2 mais à tenir compte des « caractères et dispositions » des enfants3, n’ont pas en effet
à être savants4, puisque leur posture est moins celle d’un enseignant que d’un éducateur qui,
pour le dire en termes contemporains, accompagne et guide l’élève dans ses apprentissages.
Dans cet ordre scolaire le régime disciplinaire, qui répond à la même logique et à la même
organisation, joue un rôle majeur, car lorsque la persuasion est, comme toute éducation
verbale, largement prohibée, le principe coercitif devient l’ordinaire d’une régulation
omniprésente : retrait du maître qui, absorbé dans l’exacte application du régime de la
récompense et, surtout, de la sanction, s’interdit toute initiative, et conservation du principe de
l’émulation ou du contrôle des pairs5.
L’ensemble des rapports entre le maître et les élèves est du reste réglé sur une codification
gestuelle et/ou instrumentale6, visuelle ou sonore, grâce à laquelle les élèves s’exécutent,
1 …car « il est d’une très grande conséquence de ne jamais mettre aucun écolier dans une leçon
dont il n’est pas encore capable, parce que autrement on le mettrait en état de ne pouvoir jamais rien
apprendre », en quoi « on ne doit pas avoir égard à l’âge, à la grandeur ni au temps qu’il y a qu’un
écolier est dans une leçon lorsqu’on le veut faire passer à une autre plus avancée, mais seulement à sa
capacité », sans perdre de vue toutefois qu’« il n’est pas à propos de tenir trop longtemps un écolier
dans une leçon, de peur qu’il se dégoûte, lui et ses parents...», Ibid., 24, 2,1 et 24, 2,2.
2 Le silence est la règle cardinale de l’Institut lasalien : il est requis des enfants avant même de
pénétrer dans l’école, lieu consacré au silence au point que maître et élèves y soient également
assujettis : « le maître veillera tout particulièrement sur soi-même pour ne parler que très rarement et
fort bas (Ibid., 11, 3,3) et « le maître fera entendre aux écoliers qu’il ne leur est permis de parler dans
l’école, que dans trois temps, savoir : en disant leurs leçons, au catéchisme et à la prière. » Ibid.
11,3,8).
3 Ibid. Chapitre 13ème, article 4ème : « Des bonnes et des mauvaises qualités des écoliers ».
4 « Les douze vertus d’un bon maître : la gravité, le silence, l’humilité, la prudence, la sagesse, la
patience, la retenue, la douceur, le zèle, la vigilance, la piété et la générosité. » Ibid. 19,0,1. Rien qui
ne ressemble en tout cas à l’érudition.
5 L’émulation est, au contraire du collège jésuite, plutôt discrète, dès lors qu’il s’agit de ne pas
flatter l’amour propre chez l’enfant. En revanche, le contrôle des pairs est précisément organisé. Cf.
Ibid. chapitre 18ème, « Des Officiers de l’école » : il y a quatorze catégories d’officiers, élèves désignés
pour « faire plusieurs et différentes fonctions que les maîtres ne peuvent ou ne doivent pas faire euxmêmes », depuis le « récitateur des prières » jusqu’au balayeur en passant par l’inspecteur chargé du
maintien de l’ordre et les deux surveillants, occupés … à contrôler l’inspecteur !
6 Cette codification est évidemment commune à toutes les école et très précisément décrite dans la
Conduite ; l’instrument qui la sert est désigné sous le nom de « signal ».
107
codification qui minimise le rôle de la parole1, automatise et dépersonnalise les rapports
interindividuels2.
Mais l’intérêt que suscite aujourd’hui l’école lasalienne n’est pas uniquement dû à son
succès quasi immédiat et qui ne se dément que dans le second XIXe, succès certainement lié à
la qualité relative de l’enseignement proposé3, l’intérêt tient aussi à cette thèse développée par
Guy Vincent4 pour qui l’école des Frères invente une « forme scolaire » autocentrée sur le
principe d’une éducation morale et politique, à partir de laquelle l’école moderne se
structurerait progressivement et spécifiquement, et dont l’école contemporaine serait
l’héritière.
I 224 L’école lasalienne et la question de la « forme scolaire »
Il est certes tentant de souscrire au point de vue de Guy Vincent, si l’on veut bien
considérer combien l’école lasalienne semble en effet donner des gages de Modernité :
apprentissage collectif s’adressant a priori à tous les enfants quelle que soit leur origine5, et
s’exerçant dans un bâtiment spécialement conçu pour la classe6, avec un maître laïc formé ;
1 « Il serait peu utile que le maître s’appliquât à faire garder le silence s’il ne le gardait lui-même,
(…)°.C’a été pour cette raison qu’on a institué l’usage des signes dans les écoles chrétiennes. » Ibid.,
12,0,1 et 12, 0, 2.
2 Les maîtres sont invités à n’avoir « point d’affection particulière pour aucun écolier. ».
3 Fortement implantée en Champagne bien sûr, son fondateur étant rémois, mais aussi dans le
Nord, le Bassin parisien, la Bretagne, la Vallée de la Loire, et le Sud languedocien, elle compte en
1790 520 classes et plus de 35700 élèves, cf. Lebrun Fr. ; Venard M. ; Quéniard J. (1981), Histoire de
l’enseignement et de l’éducation t. 2, p.418.
4 Vincent G. (1980), L’Ecole primaire française ; étude sociologique.
Dans L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? : scolarisation et socialisation dans les sociétés
industrielles, publié sous sa direction en 1994, Guy Vincent apporte quelques nuances ou précisions
qui n’entame pas l’essentiel, car si, à la différence de la structure des théories structuralistes, la
« forme », tâtonnante et évolutive, permet de comprendre le changement, elle reste par hypothèse
unitaire.
5 Les petites écoles lyonnaises fondées par Charles Démia (1637-1689) quinze ans avant le début
de l’aventure lasalienne, ont nombre de points communs avec les écoles des Frères : bâtiment séparé et
spécialisé, maîtres formés, primat donné à la moralisation de l’enfant, gratuité, ouverture aux pauvres,
système des officiers… ; et, toutefois, deux différences de taille : Charles Démia ouvre la moitié de ses
écoles aux filles, et sa pédagogie reste fidèle à la méthode individuelle.
6 La précision est d’importance, tant il est vrai qu’à l’époque, et pour longtemps encore, la petite
école, lorsqu’elle ne se fait pas dans les bâtiments ecclésiastiques, est souvent reléguée dans des
locaux de fortune. Un maître d’école de la Loire, Baptiste Sandre, raconte ainsi comment, au milieu du
XIXe siècle, il a ouvert son école dans l’étable, comme « c’était l’usage ». Cf. La classe
ininterrompue ? : cahiers de la famille Sandre, enseignants, 1780-1960, Bertrand, Baptiste, Joseph,
Marie Sandre, présentés par Mona Ozouf (1979), p.184.
108
régime d’astreintes comportant un emploi du temps fixe et minuté et des exercices où la
conformité aux principes compte plus que le résultat, l’écolier appliquant des règles,
faisant et refaisant au point d’assujettir la question des savoirs aux seuls effets de pouvoir ;
système disciplinaire avec récompenses et punitions, lui-même appliqué à l’abri de toute
passion humaine, en fonction d’une stricte taxation de la faute … Ainsi se structure
l’ensemble de l’entreprise éducative autour du principe d’une intégration de la règle
impersonnelle, par quoi se ferait le relais entre l’école des Frères et l’école moderne,
notamment l’école ferryste.
Nonobstant le fait que le principe impersonnel comme autorité fondatrice d’une loi
commune n’est pas en lui-même constitutif de l’identité moderne1, - bien qu’il participe d’une
forme du politique dont la Modernité se fait évidemment l’héritière -, à la différence de la
règle universelle, c’est-à-dire de la règle qui vaut pour l’humanité toute entière, et que cette
école soit conçue, au même titre que l’école moderne, depuis la structuration de l’espace
scolaire jusqu’aux manières d’apprendre, selon les impératifs d’un ordre moral, ne signifie
pas que ces exigences renvoient à la même représentation de la morale, et, partant, de la règle
qui la fonde, pas plus qu’à la même représentation du rapport au savoir.
Il est vrai que la différenciation implique ici qu’on prenne davantage en compte la dimension
mystique de l’entreprise lasalienne, et ce en dépit (?) de la distinction sur laquelle Guy
Vincent insiste, et dans laquelle il voit une rupture décisive, entre fonction sacerdotale et
fonction enseignante, l’enseignement s’exerçant donc dans un bâtiment séparé de l’église, et,
surtout, les maîtres n’y étant jamais des clercs.
Outre le fait que l’enseignant laïc n’est pas une invention des Lasaliens2, et que ces laïcs, les
Frères, choisis par Jean-Baptiste de la Salle, prêtre et docteur en théologie, et formés dans son
séminaire, sont, au même titre que le fondateur de l’Institut, des dévots ascétiques qui
1 Rappelons à ce sujet qu’il est de tradition d’attribuer à Clisthène à Athènes en 508-507 avant J.C., la réalisation de cette isonomie, égalité juridique des citoyens, qui, dans sa déclinaison
constitutionnelle, instaure l’Etat comme forme de la communauté politique, ainsi que les institutions
qui l’organisent.
2 Le développement communal, à partir du XIe siècle, entraîne l’ouverture d’écoles élémentaires
populaires dans lesquelles les maîtres peuvent être laïcs, et le pape Innocent III (1160-1216), qui
revendique pourtant la primauté de l’Eglise sur les monarchies et la société séculière, autorise certains
laïcs à prêcher et à enseigner. Cf. Le Goff J.(1957), Les Intellectuels au Moyen Age, p. 107 ; Rouche
M., Histoire de l’enseignement et de l’éducation t.1, Ve siècle av. J.-C. - XVe siècle, p.480.
A partir du XVe siècle, la demande d’éducation dans les villes favorise le développement d’écoles
publiques ; l’enseignement de la lecture, de l’écriture, de la grammaire et parfois de la logique y est
assuré par des maîtres des écoles, souvent laïcs. Cf. Compère M.-M. (1985), Du collège au lycée
(1500-1850), 2 « De ville en ville ».
109
prononcent, dès 1684, des vœux perpétuels de chasteté, de pauvreté et d’obéissance engageant
leur responsabilité éducative devant Dieu lorsqu’ils intègrent la congrégation des Frères des
Ecoles chrétiennes, il faut encore souligner combien la vie scolaire des Ecoles est toute entière
inspirée de la doctrine de la foi.
Vicaires du Christ auxquels il n’est laissé, par la Conduite, aucune initiative, serviteurs muets
d’une pédagogie « dialoguée » construite sur le modèle des catéchismes1, le maître, entre
prières, messes et catéchisme2, n’apprend pas à lire, c’est vrai, dans les textes saints3, mais
dans le manuel des civilités écrit par Jean-Baptiste de La Salle en 1703, Les Règles de la
bienséance et de la civilité chrétienne.
Or cette Civilité singulière reflète la prégnance croissante du catholicisme tridentin :
vigoureuse affirmation de la prééminence de l’esprit sur le corps pour développer, chez
l’élève, le goût de l’effort et de la persévérance. Périple éducatif à travers lequel l’enfant fait
l’apprentissage de la misère de l’homme déchu et peut rêver, dans cette vallée de larmes, à un
au-delà promis par la doctrine du salut.
Faut-il ajouter que l’école lasalienne assume largement l’héritage de l’école paroissiale telle
que Jacques de Batencour4 peut la présenter, énumérant des recommandations très proches de
celles de La Conduite des Ecoles chrétiennes : prendre en compte la nature de l’enfant »,
veiller à sa propreté, à son assiduité, connaître sa famille et chercher sa « coopération », et
nombre de pratiques communes : scansion de la journée par les prières, ouverture de l’école le
matin une demi-heure avant le début de la classe laissant aux enfants le temps de s’installer
avant la première prière, pratique systématique des élèves officiers, lecture de la Civilité par
quoi apprendre à lire c’est aussi et d’abord apprendre à se conduire en chrétien, souci du
1 Le catéchisme participe à la fois d’une scolarisation de la religion et influence en retour, comme
on le voit ici, les « modalités » de l’apprendre : sur le modèle du Formulaire d’instruire les enfants en
Chrétienté publié, en 1541, par Jean Calvin (1509-1564), les catéchismes adoptent le procédé de la
rédaction par demandes et réponses, ancêtre du cours dialogué.
2 La Conduite des Ecoles chrétiennes fixe très précisément l’emploi du temps des élèves entre
7h30, début de la classe, et 16h30, sortie de l’école : à 8h00 prière, de 10h30 à 11h30 prière et messe,
à 13h30 prière, de 15h30 à 16h00 catéchisme, de 16h00 à 16h30 prière.
3 Le rapport au texte saint, dans la tradition catholique, suppose de multiples médiations et doit être
protégé de tout risque de mésinterprétation par l’enfant, car, « Jésus ne délivre pas un message
impératif et univoque, il n’expose pas une foi en articles ; il s’exprime par paraboles ; il prêche par
l’exemple. Il est la vérité, mais il ne dit pas directement ce que l’on doit croire en fait de vérité. (… )Il
n’y a de réception de l’idée chrétienne et du message du Christ que sous le signe d’une démarche
interprétative et d’une organisation dévolue à cette fin. », Gauchet M. (2003), La Condition historique,
p.109.
4 …prêtre de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, maître d’école parisien et auteur de L’Escole
paroissiale et quelques usages de son temps (1654).
110
maintien du corps dans l’apprentissage de l’écriture, répartition des élèves dans les classes en
fonction de leur niveau1, banc d’infamie que la Salle appelle banc des ignorants, souci de faire
admettre à l’élève puni l’utilité charitable de sa correction, « sanctuarisation » d’une école
supposée dresser entre la faiblesse de l’enfant et le monde du vice et de la tentation les murs
qui soutiendront les censures de la langue et des postures…
Mais l’essentiel, peut-être, n’est pas là.
Car si la pédagogie des Frères des Ecoles chrétiennes est décisivement antimoderne, c’est
justement parce que sa participation particulière et originale à l’entreprise de restauration
catholique, initiée par l’Eglise tridentine, l’inscrit en discordance avec les préceptes d'une
éducation moderne, telle que l’humanisme la fait naître et que le rationalisme et les Lumières
lui impriment une identité définitive en terme d’autonomie, capacité de raisonner et de se
conduire raisonnablement, ou, pour le dire en termes kantiens2, capacité de se servir de son
entendement pour sortir de toute minorité, pour avoir le courage de penser par soi-même et
d’obéir à la loi qu’on s’est donné.
Or, lorsque les Lasaliens font ici de la maîtrise de soi l’axe majeur de leur pédagogie, ce n’est
pas l’incapacité à maîtriser son désir qui est condamné au titre de la bestialité à laquelle serait
alors ravalé l’homme3, mais le désir lui-même.
1 Du reste, les Lasaliens répartissent les élèves dans les classes en fonction de leurs seuls acquis
scolaires et des nécessités de la méthode progressive, alors que les collèges jésuites tendent à intégrer
un nouveau critère : l’âge des élèves.
Comenius (1592-1670), en cherchant à croiser plus systématiquement les deux exigences, comme l’y
invite sa théorie du développement de l’enfant, fait correspondre à un moment du développement de
l’enfant une étape de la progression des apprentissages (1657, La Grande Didactique).
C’est, bien que dans la pratique l’enseignement individuel n’ait pas disparu, ce schéma que retient le
statut des écoles primaires de 1834 qui prescrit trois divisions : pour les 6-8 ans, l’apprentissage de la
lecture et de l’écriture, à quoi s’ajoutent, pour les 8-10 ans, l’histoire sainte, la grammaire et le calcul,
et, pour les 10-12-ans, la doctrine chrétienne, la langue française, l’histoire et la géographie.
Octave Gréard (1828-1904), alors directeur de l’enseignement primaire de la Seine, choisit une voie
moyenne empruntée au secondaire (1868, L’Organisation pédagogique des écoles du département de
la Seine) : progression et âge ne coïncident que pour partie et idéalement : trois cours de deux années,
l’élémentaire, l’intermédiaire et le supérieur, les élèves passant dans le cours supérieur ou redoublant
suite à un examen collectif. La classe prend donc comme repère le niveau moyen, toutes disciplines
confondues.
La difficulté très contemporaine à abandonner la pratique du redoublement trouve t-elle ici une de ses
origines : pour les professeurs des écoles, une classe reste implicitement composée d’enfants de niveau
tendanciellement homogène, réunis en un même local et sous la responsabilité d’un même maître… ?
2 Kant E. (1784), Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?
3 L’exigence d’une soumission de la manifestation du désir à la vigilante censure de la raison est
une constante éducative, de la paideia qui se propose d’amener l’âme rationnelle à contrôler, par sa
capacité délibérative et sa prudence réfléchie, l’âme végétative du désir, et l’âme irascible des
passions, à la raison pratique kantienne qui fait de l’arrachement à la naturalité rousseauiste le
fondement de la moralité désintéressée et universelle.
111
Alors que, depuis la Renaissance1, les Modernes tentent diversement de discipliner le corps,
celui-ci est, en ces termes, presque absent2 de la Conduite des Ecoles chrétiennes, sa présence
ne se manifestant qu’à travers le régime des interdits et le dressage qu’il suscite3. Ainsi tout
contact corporel, toute « familiarité », que ce soit entre les élèves, les élèves et les maîtres, ou
les maîtres eux-mêmes…dans ou hors de l’école4, sont absolument prohibés.
Plus encore, à l’articulation du Classicisme et des Lumières, la pédagogie du silence que
pratiquent les Frères, par cette extrême défiance manifestée à l’endroit de la parole, prend à
contre-pied de la maxime moderne selon laquelle étudier c’est soumettre les discours à
l’interrogation de la raison, et refuse d’envisager même l’existence d’un universel autre que
théologique, l’universel d’une visée abstraite qui se réalise dans le discours. Reste cet
exemple fondateur qu’incarne le Frère : silence, ponctualité, assiduité, pour former à la vie
chrétienne.
Sans doute Jean Baptiste de la Salle partage t-il avec Socrate l’idée qu’il n’y a rien à attendre
d’une évolution naturelle spontanée pour dresser la sauvagerie enfantine, que sans l’éducation
les enfants sont en effet abandonnés au statut de « pourceaux », et qu’il convient pour ce faire
de discipliner impulsions, sensations et passions. Mais c’est moins le passage à l’âge adulte
comme actualisation de la raison que le passage à l’âge chrétien comme institution de la
conduite chrétienne qui est visé, et ce n’est pas sur le logos comme force régulatrice des
1 Cette mise en ordre du corps traverse l’époque moderne, de la sage discipline de Ponocratès
[Rabelais Fr. (1534), La vie très horrifique du grand Gargantua], à l’éducation physique que la IIIe
République décide obligatoire par la loi du 27 janvier 1880, en passant par le Plan d’éducation nationale
de Michel Le Peletier de Saint-Fargeau de 1793 …
2 La discipline du corps ne se manifeste « positivement » que dans l’exigence d’une maîtrise du
geste scriptural.
3 « Le maître fera facilement observer le silence, s’il a soin que les écoliers soient toujours assis et
aient toujours le corps droit, qu’ils aient toujours le visage devant eux et qu’ils soient tournés tant soit
peu du côté du maître, qu’ils tiennent leur livre dans leurs mains et qu’ils regardent toujours dedans,
qu’ils aient les bras et les mains placés de telle sorte que le maître les puisse voir, qu’ils ne se touchent
pas les uns les autres avec leurs pieds ou avec leurs mains, qu’ils ne se donnent rien les uns aux autres,
qu’ils ne se regardent jamais l’un l’autre, qu’ils ne se parlent jamais par signe (…)°et qu’ils ne tiennent
aucune posture indécente. » (Ibid., 11,3,12).
4 Le directeur, en recevant un écolier, s’informera à la personne qui le présente « s’il ne fréquente
pas des libertins, il s’informera de l’écolier s’il couche seul ou avec quelqu’un, et avec qui. »
(Conduite des Ecoles chrétiennes, 22, 2, 4). Il exigera des parents « qu’il ne couche pas avec son père
ou sa mère, ni avec quelqu’une de ses sœurs, ni avec quelque personne d’autre sexe… » (Ibid., 22,3,8),
« qu’il n’aille pas se baigner pendant l’été, y ayant grand risque pour la pureté, (…) qu’il ne fréquente
pas de fille, ni de compagnons libertins, quand ce ne serait que pour jouer avec eux. » (Ibid, 22,3,7).
L’inspecteur des écoles aura soin que les maîtres « ne parlent jamais aux écoliers en particulier, sinon
en peu de mots pour raison d’absence faite ou à faire, et qu’il n’en fassent jamais asseoir auprès
d’eux. » (Ibid., 21,2,13), et « que tous les maîtres qui vont aux écoles hors de la maison (…) disent le
chapelet pendant tout le chemin et qu’ils ne se parlent pas. ».( Ibid., 21,22,2)
112
attitudes et comportements que s’appuie l’école car la vérité ici n’est pas celle du savoir mais
celle de la foi.
La position des Lasaliens contredit ici la tradition scolastique qui, parce que c’est le langage
qui donne accès à la raison, ne renonce jamais à la recherche, par le dialogue, des fondements
d’une assertion, et qui fait de la dialectique et de la logique, l’outil d’une connaissance
discursive de la nature1. Elle rejoint bien plutôt la théologie augustinienne pour laquelle en
effet il n’y a qu’un logos, le Verbe de Dieu : nul n’apprend dès lors de la parole de l’autre,
mais de la révélation intérieure de la Vérité, révélation divine que réalise le Maître intérieur2,
car dans l’âme la connaissance est déjà écrite. Le maître ne saurait donc transmettre des
connaissances, mais, en obligeant l’enfant à être attentif afin d’entendre cette révélation, il
doit l’accompagner dans ce cheminement intérieur grâce auquel l’âme voit en elle-même les
choses qu’elle comprend alors, et qui n’est autre qu’une vision de Dieu. Dieu ici est à
l’intérieur de l’homme, habite l’homme intérieur, et enseigne au-dedans3.
La théologie augustinienne à laquelle l’Institut des Frères semble souscrire n’abolit donc de
son point de vue qu’une parole inutile, puisque impuissante à dire le vrai, dangereuse quant à
l’édification de l’esprit dogmatique qui doit admettre sans discussion. Ce faisant, elle préserve
cette religion du Livre du développement d’un savoir positif nécessairement discursif qui
pourrait menacer l’unité doctrinale de l’Eglise4, balayer la valorisation de l’ineffable comme
intuition mystique5, et laisser l’intelligence relayer la volonté. Et si en effet la pédagogie
lasalienne préfère que l’enfant comprenne pour qu’il retienne, elle peut priver sans paradoxe
cette compréhension initiale de toute mise en discours, poursuivant l’esprit augustinien pour
lequel rhétorique et dialectique ressortissent du bavardage, et ce d’autant qu’il n’y a pas, ou si
peu, de savoirs à transmettre.
1 Parce que l’homme, à la différence des anges qui « saisissent la vérité des choses par une
intuition simple, et non d’une manière discursive », ne peut connaître immédiatement et parfaitement,
la connaissance discursive est la voie d’accès à la vérité, la transcendance restant à l’écart de tout prise
critique, cf. Thomas d’Aquin (Saint), Somme théologique, livre I, question 79 art.8, p.703.
2 Augustin (Saint), De Magistro : le Maître intérieur réalise la conversion interne qui lui permet de
retrouver les vérités qui habitent chacun, parce que Dieu, maître de la vérité, les a placé en chacun.
3 « Celui qui enseigne, le Christ, dont il est dit qu’il habite l’homme intérieur », Le Maître, 11, 3638.
4 « Il se glisse encore dans l’âme, par les sens, un nouveau désir, ne demandant plus du plaisir à la
chair, mais des expériences ; vaine curiosité qui se couvre du nom de connaissance et de savoir. »
Augustin (Saint), Confessions, Livre dixième chap.XXXV.
5 « La doctrine catholique commande de croire (…) ce qui n’est point démontré », Ibid., livre VI
chap.5.
113
Ainsi l’école lasalienne semble bien loin des Modernes pour lesquels au contraire
l’éducation, et, par conséquent, l’éducation scolaire, doit instituer, non des chrétiens, mais des
hommes libres, qui, parce qu’ils ne conforment pas leurs conduites aux commandements d’un
Dieu transcendant, les décident librement, c’est-à-dire en vertu d’une raison universelle et
immanente, posée à l’horizon de l’humanité.
Certes dans les deux cas l’enfant est invité à percevoir en lui-même, mais à la vérité et aux
mystères de Dieu s’opposent les préceptes de sa propre raison, et si l’éducation exige toujours
de lui qu’il se conduise, cette conduite ordonnée par Dieu et finalisée par la doctrine du Salut
des Lasaliens n’est pas la maîtrise de soi sur soi, actualisation d’une capacité universelle à se
rendre maître de soi-même, et « comme maître de la nature ».
Loin d’initialiser une autonomisation de l’ordre scolaire par rapport au religieux
autorisant l’émergence d’une « forme scolaire », l’entreprise lasalienne serait donc bien
plutôt, comme le revendique d’ailleurs son fondateur, une offensive de christianisation des
milieux populaires urbains, elle-même inscrite dans la Reconquista de l’Age classique.
Pour servir sa cause, elle met en œuvre un système cohérent, efficace, qui tour à tour
emprunte, améliore ou invente des façons de faire l’école, avec un objectif de socialisation
du petit d’homme qui réfrène toute fonction animale. Ainsi participe t-elle hautement à
cette scolarisation chrétienne qui constitue effectivement la matrice du développement
scolaire. Et s’il ne suffit pas de séculariser cette « forme » pour faire l’école moderne, c’est
précisément que l’ordonnancement lasalien prend encore son sens dans le dessein d’une
doctrine du salut, alors que l’école moderne se construit a contrario contre toute
dynamique hétéronome, comme, à sa manière, le montre à son tour l’épisode
révolutionnaire.
I 23 Mais l’école moderne ne s’impose progressivement qu’avec la
laïcité
I 231 Echec à l’hétéronomie : le rejet des programmes d’éducation
révolutionnaires
Si la Révolution française, pour ce qui est de l’éducation du peuple, évoque à certains
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égards la montagne qui accouche d’une souris1, elle est en même temps, entre 1792 et 1795,
un formidable forum où s’élaborent la plupart des débats qui vont construire la réflexion sur
l’Ecole des XIXe et XXe siècles, et l’on voit bien qu’on assiste ici à la gestation des principes
qui engagent l’Ecole d’aujourd’hui : obligation à partir de 6-7 ans et gratuité, laïcité,
« liberté » discutée et contrôlée de l’enseignement, mise en œuvre d’une politique
d’uniformisation linguistique2 susceptible de forger peuple républicain à la défense de
laquelle s’illustre, après Talleyrand3, l’abbé Grégoire (1750-1831)4 …
Dans ce contexte, plusieurs plans d’éducation publique prennent sans conteste le
contre-pied d’une représentation dominée par l’idéal d’un sujet autonome5, mais au sein de
1 Son bilan est à la fois considérable et modeste :
-la loi des 3-4 septembre 1791 porte qu’« il sera créé et organisé une instruction publique, commune à
tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes,
et dont les établissements seront distribués graduellement dans un rapport combiné avec la division du
royaume. ».
-le décret Bouquier du 19 décembre 1793 stipule que « les parents sont tenus d’envoyer leurs enfants
dans les écoles du premier degré d’instruction » dont l’ouverture est parfaitement libre et la
surveillance laissée aux municipalité et à la collectivité citoyenne.
-le décret Lakanal du 17 novembre 1794 prévoit l’instruction des garçons et des filles et une école
pour mille habitants
-la loi Daunou du 24 octobre 1795 revient et sur l’obligation, sur la gratuité systématique, et sur la
répartition géographique des écoles…
2 Langue de l’administration par l’édit de Villers-Cotterêts (1539), la langue française doit devenir,
grâce à l’école, la langue de la communauté nationale, alors que l’enquête de l’abbé Grégoire de 1794
révèle que seuls trois millions la parlent, quand six millions de Français l’ignorent, et six millions,
encore, ne la maîtrisent pas suffisamment pour mener une discussion en français, cf. De Certeau M.,
Julia D., Revel J. (1975), Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, p.302. En
1863, selon l’enquête de Duruy, il y a encore 20% des Français qui ne parlent pas français.
3 « cette foule de dialectes corrompus, derniers restes de la féodalité », Talleyrand-Périgord Ch.-M.
(1791), Rapport sur l’instruction publique, p.95.
4 Parce qu’« avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel,
tandis que, pour la liberté, nous formons l’avant-garde des nations. » [Cf. Grégoire H. (1794),
« Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue
française… », in Certeau M. de, Julia D., Revel J. Une politique de la langue, pp.300-317], et qu’« il
est plus important qu’on ne pense en politique d’extirper cette diversité d’idiomes grossiers qui
prolongent l’enfance de la raison et la vieillesse des préjugés. », Grégoire H. (1793), « Discours du
citoyen Grégoire, député du département de Loir et Cher, sur l’éducation commune… ».
5 Le protestant girondin Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne (1743-1793) défend l’obligation scolaire
dans le cadre d’une véritable refondation de l’homme et du peuple : « il faut, il faut absolument,
renouveler la génération présente, en formant en même temps la génération qui va venir. Il faut faire
des Français un peuple nouveau », faire ce qu’ont fait les prêtres qui « s’emparaient de l’homme dès sa
naissance (…) C’est ainsi qu’ils étaient parvenus à jeter dans un même moule, à donner une même
opinion, à former aux mêmes usages tant de nations différentes de mœurs, de langage, de lois, de
couleur et de structure, malgré l’intervalle des monts et des mers. Législateurs habiles, qui nous parlez
au nom du ciel, ne saurions-nous pas faire pour la vérité et la liberté, ce que vous avez fait si souvent
pour l’erreur et pour l’esclavage ? », Rabaut Saint-Etienne J.-P., « Projet d’éducation nationale du 21
décembre 1792 », p.232.
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ceux-ci il en est un qui se distingue, tant par la radicalité de l’endoctrinement civique qu’il
objective et qu’il finalise dans la volonté affirmée de « faire un homme nouveau », que par la
cohérence d’un système éducatif tout entier dominé par le droit de l’Etat instructeur qu’il
défend, inspiré par un modèle spartiate qu’auréole la référence platonicienne et l’approbation
( ?) rousseauiste1. Le plan de Michel Le Peletier de Saint-Fargeau organise en effet, au service
de l’intérêt public et aux dépens des droits de la famille, une éducation étatisée qui articule
monopole, obligation et internat : « jamais, dans les écoles primaires, nous ne trouverons
qu’une instruction imparfaite. Leur vice radical, c’est de ne s’emparer que de quelques heures
& de livrer à l’abandon toutes les autres. Dans l’institution publique au contraire, la totalité de
l’existence de l’enfant nous appartient. »2.
Ce « plan complet d’éducation », parce qu’il vise à « une entière régénération » de l’homme
et du peuple, prévoit que « depuis l’âge de 5 ans jusqu’à 12 ans pour les garçons, & jusqu’à
11 ans pour les filles, tous les enfans sans distinction et sans exception seront élevés en
commun, aux dépens de la République, & que tous, sous la sainte loi de l’égalité, recevront
mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, même soin. »3. La question du travail
social des enfants est contournée puisque « à douze ans, les enfants peuvent gagner leur
subsistance ; ils apporteront une nouvelle ressource dans leur famille », celle d’une prétention
à l’égalité devant l’instruction soigneusement bornée : « Jusqu’à douze ans l’éducation
commune est bonne, parce qu’il s’agit de donner aux enfans les qualités physiques & morales,
les habitudes & les connoissances qui, pour tous, ont une commune utilité. Lorsque l’âge des
professions est arrivé, l’éducation commune doit cesser, parce que, pour chacune, l’instruction
doit être différente ; réunir dans une même école l’apprentissage de toutes, est impossible. »4.
Pourtant, si ce projet peut être appréhendé comme une utopie éducative, c’est-à-dire
comme une stricte capacité à influencer la réalité indépendamment de sa faisabilité5, c’est
1 Dans La République, Platon s’emploie à conceptualiser l’éducation nouvelle pour former la
société idéale, et s’inspire de l’éducation spartiate. Que Rousseau, dont se revendiquent nombre de
conventionnels, et en l’espèce, Rabaut Saint-Etienne et Le Peletier de Saint-Fargeau, célèbre en La
République « le plus beau traité d’éducation », ne signifie pas qu’il en reconnaisse l’actualisation
possible au XVIIIe siècle et au-delà. L’anthropologie rousseauiste, comme définition de l’humanité en
terme de perfectibilité, porte à croire au contraire que cette éducation, toute admirable puisse t-elle lui
apparaître, n’est plus et ne sera plus, recouverte par le parcours historique des sociétés humaines.
2 Comité d’instruction publique, Plan d’éducation nationale de Michel Lepelletier / présenté à la
Convention par Maximilien Robespierre le 13 juillet 1793, p.22.
3 Ibid., p.3 et p.7.
4 Ibid.,. p.9 et p. 10
5 Si l’on convient que l’utopie n’est pas là pour être appliquée mais pour irradier la réalité de sa
puissance transformatrice cf. Redeker R. (2003), « La vraie puissance de l’utopie ».
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justement, en dépit des gages de réalisme qu’il donne à profusion1, dans le déni du moderne
qu’il révèle et que ne manquent pas de souligner ses adversaires politiques.
Et La Chalotais lui répond déjà par anticipation en 1763, lorsqu’il écrit, perspicace, « notre
éducation ne tient point à nos mœurs comme celle des anciens »2, soulignant l’irréductible
différence entre les Anciens et les Modernes.
Et c’est pourtant le refus de prendre en compte l’avènement du Moderne, exigence
d’autonomie et valorisation de la vie privée, qui conduit Le Peletier à imaginer acceptable un
Léviathan instructeur susceptible de soustraire l’enfant à sa famille, de considérer l’affaire
réglée d’un trait de plume par la planification d’une maison nationale d’éducation par canton,
assurant qu’« ainsi les parents pourront souvent & facilement revoir le dépôt qu’ils auront
confié à la patrie, & l’austérité de l’institution républicaine ne coûtera pas un regret à la
nature », et d’exiger que « quiconque refusera ses enfants à l’institution commune soit privé
de l’exercice des droits de citoyen pendant tout le temps qu’il se sera soustrait à remplir ce
devoir civique, et qu’il paye, en outre, double contribution dans la taxe des enfants. »3.
Aussi la réponse de l’abbé Grégoire du 30 juillet 1793 a t-elle encore plus de portée
que la prévention exprimée par Condorcet dès son Premier Mémoire sur l’instruction
publique (1791) qui, articulée sur l’opposition entre éducation et instruction, montre que
l’éducation commune aux enfants de citoyens est, chez les Anciens, la contrepartie de
l’esclavage, alors que l’extrême diversité des conditions par rapport au travail n’autorise chez
1 Non seulement, Michel Le Peletier tient compte et de la situation socio-économique des familles,
pour lesquelles il ne peut être question de renoncer tout à fait au salaire de l’enfant, et de la situation
du pays qui réclame des bras, - en quoi « prolonger l’institution publique jusqu’à l’adolescence est un
beau songe ; quelquefois nous l’avons délicieusement rêvé avec Platon (Ibid. p.10) -, mais il tient
compte également de l’état des mœurs et des mentalités. Ainsi lorsqu’il diffère l’obligation scolaire :
« Dans peu d’années tous doivent y être obligés. Mais, dans le moment actuel, il vous semblera peutêtre convenable d’accoutumer insensiblement les esprits à la pureté des maximes de notre nouvelle
constitution. » (Ibid. pp.11-12) ; ou encore lorsqu’il recule sur la question religieuse : « je désirerois
que ce ne fût qu’à 12 ans, lorsqu’il [l’enfant] sera entré dans la société, qu’il adoptât un culte avec
réflexion. (…) Cependant d’après la disposition actuelle des esprits, surtout dans les campagnes, peutêtre pourriez-vous craindre de porter le mécontentement & le scandale, même au milieu de familles
simples & innocentes, si les parents voyaient leurs enfants séparés jusqu’à douze ans des pratiques
extérieures de tout culte religieux. » (Ibid. p.21).
2 Caradeuc de La Chalotais L.-R. (1763), Essai d’éducation nationale ou Plan d’études pour la
jeunesse, p.22-23.
3 Plan d’éducation nationale de Michel Lepelletier, pp.11-12.
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les Modernes, qu’une instruction commune1.
Car un des obstacles majeurs au plan de Le Peletier est bien, pour Grégoire, un obstacle
affectif.
Dans son Discours sur l’éducation commune, prononcé à la séance du 30 juillet 1793,
Grégoire interroge cette affectivité familiale : « N’avez-vous pas observé que des enfants sont
un lien d’amitié habituelle entre un mari et une épouse (…) ? Une mère éprouve le besoin
habituel de les presser dans ses bras, et ce sentiment aura bien plus d’énergie, quand les
femmes, rougissant enfin de renvoyer à des mains étrangères les fruits de leurs entrailles,
rempliront le devoir sacré de les allaiter elles-mêmes.(…) L’éducation commune est contraire
au bonheur et à la moralité des élèves. Aimer, c’est pour l’enfant une nécessité (…) Plaignons
l’orphelin, à qui la mort ravit les auteurs de ses jours. L’adoption adoucira peut-être son sort ;
mais rien ne remplace les bontés d’un père , les caresses d’une mère. Laissons à ces jeunes
enfants qui ont le bonheur de les posséder l’exercice journalier de la piété filiale ; convenez
avec moi que nos sentiments les plus moraux, nos affections les plus douces, nos plaisirs les
plus exquis c’est-à-dire les plus purs, résultent de ces années où, dans le sein de nos familles,
avec nos parents, nos frères, nos sœurs, nous avons vu couler le printemps de nos jours. Ces
souvenirs ont un charme qui se répand sur toute la carrière de la vie, et malheur à celui qui,
dans sa vieillesse, ne sent pas son cœur palpiter en se rappelant d’avoir vécu sous le toit
1 « On trouve chez les anciens quelques exemples d’une éducation commune où tous les jeunes
citoyens, regardés comme les enfants de la république étaient élevés pour elle, et non pour leur famille
ou pour eux-mêmes.(…). Cette égalité absolue dans l’éducation ne peut exister que chez des peuples
où les travaux de la société sont exercés par des esclaves. » (Premier Mémoire p.33). En effet chez les
modernes, « une grande portion des enfants de citoyens sont destinés à des occupations dures dont
l’apprentissage doit commencer de bonne heure, dont l’exercice occupera tout leur temps : leur travail
devient une partie de la ressource de leur famille, même avant qu’ils soient absolument sortis de
l’enfance ; tandis qu’un grand nombre à qui l’aisance de leurs parents permet d’employer plus de
temps, et de consacrer même quelque dépense à une éducation plus étendue, se préparent, par cette
éducation, à des professions plus lucratives ; et que pour d’autres enfin, nés avec une fortune
indépendante, l’éducation a pour objet unique de leur assurer les moyens de vivre heureux et
d’acquérir la richesse ou la considération que donnent les places, les services ou les talents. Il est donc
impossible de soumettre à une éducation rigoureusement la même des hommes dont la destination est
si différente (…). (Ibid., p.34).
Et Condorcet de conclure : « Une éducation commune ne peut pas se graduer comme l’instruction. »
(Ibid., p.35).
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paternel1. »2. De surcroît, bien loin de rester l’école du préjugé, la famille accueillant l’écolier
est une famille qui s’ouvre à son tour aux bienfaits de l’instruction3.
Les arguments de Grégoire sont dans l’air du temps, et du reste, à la différence d’un
Danton qui déclare à l’assemblée le 12 décembre 1793, qu’« Il est temps de rétablir ce grand
principe, qu’on semble tous méconnaître : que les enfants appartiennent à la République avant
d’appartenir à leur parents »4, Michel Le Peletier cherche encore une légitimité moderne
lorsqu’il tente de rassembler sous la bannière de la liberté rousseauiste son entreprise
éducative.
« Je n’attache pas un moindre prix à l’habitude d’une austère discipline. Souvenons-nous que
nous élevons des hommes destinés à jouir de la liberté, & qu’il n’existe pas de liberté sans
obéissance aux lois. Ployés tous les jours & à tous les instans sous le joug d’une règle exacte,
les élèves de la patrie se trouveront tout formés à la saint dépendance des lois et des autorités
légitimes. »5. Interprétation de la liberté rousseauiste qu’il tire vers la violence légitime de
l’Etat, écartant toute autonomie du sujet.
L’échec du projet Le Peletier6 par lequel la Révolution renonce à arracher l’enfant aux
traditions et aux préjugés de son enracinement familial et à lui offrir, grâce à la rupture
révolutionnaire qui arrête le temps, l’opportunité d’une nouvelle naissance dans l’utopie de ce
que Bronislaw Baczko7 appelle une « école-société », s’inscrit donc au crédit d’une victoire
des Modernes : prenant acte de l’irréductible séparation du politique, cet échec lève
l’hypothèque d’une éducation nationale sur le modèle antique, peut-être d’inspiration
spartiate, d’une éducation totale, délibérément asservie à l’intérêt public incarné par l’Etat, et
1 Si l’on compare cette évocation de l’enfance avec celle, parfaitement symétrique, que nous livre
saint Augustin dans ses Confessions, on mesure la révolution des représentations de l’enfance : « Or,
cet âge, Seigneur, que je ne me souviens pas d’avoir vécu, que je ne connais que sur la foi d’autrui, le
témoignage de mes conjectures, l’exemple des autres enfants, témoignage fidèle néanmoins, cet âge,
j’ai honte de le rattacher à cette vie en moi. », Les confessions, livre I, chapitre VII, 12.
2 Grégoire H. (1793), Discours du citoyen Grégoire, député du département de Loir et Cher, sur
l’éducation commune / prononcé à la séance du 30 juillet 1793, pp.5-6-7.
3 Ibid. p.9.
4 cité par Julia D.(1981), Les trois couleurs du tableau noir. La révolution, p.123, et repris par
Ferdinand Buisson, « l’enfant n’appartient pas exclusivement à la famille », in Buisson F.(1911), La
foi laïque : extraits de discours et d’écrits, 1878-1911, p.17.
5 Plan d’éducation nationale de Michel Lepelletier, p.18.
6 Robespierre parvient finalement à sauver la dépouille d’un projet que Danton a fait amputer, non
sans démagogie, de l’obligation des maisons nationales d’éducation qui constitue son armature. Voté,
le décret ne sera jamais appliqué…
7 Baczko Br. (2000), Une éducation pour la démocratie : textes et projets de l’époque
révolutionnaire.
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réaffirme, contre une éducation suspectée de reconduire, sécularisés, le pouvoir des nouveaux
prêtres de l’école et de leurs nouveaux rituels1, l’éducation au gouvernement de chacun par
lui-même, car si on dit aux hommes : « Voilà ce que vous devez adorez et croire, alors c’est
une espèce de religion politique que l’on veut créer ; c’est une chaîne que l’on prépare aux
esprits. ». Or « il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la
volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne
de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison. »2.
Sans doute la sécularisation impose t-elle à tous la forme de l’école publique, mais
celle-ci ne peut pas pour autant se donner comme une nouvelle Eglise. En quoi est bien
reproché à l’Eglise romaine, en sus de sa disposition ultramontaine, un modalité de la
contrainte normative incompatible avec les exigences modernes et avec l’Ecole qui les
supporte.
I 232 L’Ecole d’Etat : autonomie et laïcité
L’Etat investit dès la fin du XVIIIe siècle le champ scolaire comme l’Ecole substitue
au projet d’assurer pour chacun son salut, une nouvelle socialisation politique de l’enfant3 que
le retrait de la famille autorise. Ainsi peut-on voir dans le développement de l’école moderne,
la conjonction d’une demande sociale d’éducation et d’une exigence politique liée au
développement historique de l’Etat, l’une et l’autre philosophiquement travaillées dans le
débat d’idées qui s’engage, de l’Humanisme aux Lumières, et qui structure profondément une
nouvelle manière de penser le rapport au politique sur le mode de la stricte séparation entre
les sphères publique et privée4.
1 Condorcet dénonce là les positions d’un Robespierre, traité de « faux curé » et plus généralement
l’embrigadement de tous dans ces fêtes patriotiques, du Culte de la Nation à la Déesse Nature…Cf.
Premier Mémoire sur l’instruction publique
2 Condorcet (1791), Premier Mémoire sur l’instruction publique, p.42.
3 Il faut entendre « socialisation » comme « hominisation », prise en charge d’un enfant l’amenant
à réaliser sa condition d’homme, libre parce que social, c’est-à-dire inscrit dans un processus
historique.
4 Thème fondateur d’une laïcité anticléricale : mettre la liberté politique à l’abri des entreprises de
l’Eglise, sans porter atteinte à la liberté des consciences, puisque le corps es citoyens se détermine
publiquement en faisant abstraction des croyances de chacun. Cf. Gauchet M. (1998), La Religion
dans la démocratie. Parcours de laïcité.
120
Rassembleuse, la finalité en même temps morale et sociale de l’éducation réconcilie à
peu près tout le monde : de Rousseau, pour qui l’éducation éduque à « l’art le plus nécessaire
à l’homme et au citoyen qui est de savoir vivre avec ses semblables. »1, et à la condition
humaine, puisque « Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains il
ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera premièrement homme »2, à
Diderot pour qui « Instruire une nation c’est la civiliser (…). L’instruction adoucit les
caractères, éclaire sur les devoirs, subtilise les vices, les étouffe ou les voile, inspire l’amour
de l’ordre, de la justice et des vertus, et accélère la naissance du bon goût dans toutes les
choses de la vie »3.
Mais l’engagement politique des révolutionnaires met la problématique éducative aux avantpostes car, outre la double nécessité de faire un peuple républicain et de former les électeurs4,
c’est comme le dit déjà Montesquieu, « dans le gouvernement républicain que l’on a besoin
de toute la puissance de l’éducation », la République exigeant « une préférence continuelle de
l’intérêt commun au sien propre », « renoncement à soi-même » dans lequel Rousseau vient
forger son concept de contrat social.
Ainsi ces lois de l’éducation, « différentes dans chaque espèce de gouvernement » ont-elles
comme principe la vertu5, et Henri Marion (1846-1896)6 assume parfaitement l’héritage des
1 Emile ou de l’éducation, livre IV p.655.
2 Ibid., Livre I, p.252.
Condition humaine idéalement définie en termes éthiques consistant à ne vouloir que ce que l’on peut,
expression confondue de la sagesse, de la liberté et du bonheur comme fin de l’éducation : « Sois
homme ; retire ton cœur dans les bornes de ta condition. » (Ibid. , Livre V, p.819), car « En quoi
consiste la sagesse ou la route du vrai bonheur ? Ce n’est pas précisément à diminuer nos désirs ; car
s’ils étaient au dessous de nôtre puissance, une partie de nos facultés resteroit oisive, et nous ne
jouirions pas de tout nôtre être . Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs
s’étendoient à la fois en plus grand raport, nous n’en deviendrions que plus misérables : mais c’est à
diminuer l’excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. »,
(Ibid., Livre II, p.304).
3 Plan d’une université pour le gouvernement de Russie, pp.430-431.
4 Formation dont l’urgence est actualisée par l’instauration de la Seconde République et du
suffrage universel masculin pour les Français âgé de plus de 21 ans le 2 mars 1848.
5 Montesquieu Ch. De Secondat (1758) De l’esprit des lois, livre IV : « Que les lois de l’éducation
doivent être relatives au principe du gouvernement », p.53 et p.58.
Le raisonnement vaut pour la Monarchie constitutionnelle : la loi Guizot de 1833 et le plan d’études de
1834 qui, pour la première fois, place effectivement l’alphabétisation sous la responsabilité et le
contrôle de l’Etat, ont bien ce double objectif : sauver les populations rurales de l’ignorance
superstitieuse qui entretient le cléricalisme…et menace à terme une monarchie constitutionnelle
pénétrée des Lumières de la Raison ; protéger le régime des nouvelles masses populaires urbaines dont
la « sauvagerie » appelle une moralisation prophylactique.
6 Henri Marion est professeur de philosophie. Il assure à l’Ecole normale supérieure de Fontenay
un cours de psychologie appliquée à l’éducation, puis, à partir de 1883, un cours de sciences de
l’éducation à la Sorbonne, cours transformé en chaire en 1887. Lui succèdent à cette chaire Ferdinand
Buisson en 1896, et Emile Durkheim en 1902.
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Lumières lorsqu’il écrit : « Il est bien vrai que le caractère chez l’homme, importe plus que la
santé et la vigueur physique, plus que l’ampleur du savoir, que la justesse même, la puissance
ou la finesse de l’esprit, ; d’où il suit que, dans l’objet total de la pédagogie, l’éducation
morale prime tout le reste »1.
Mais si l’Ecole a pour fonction primordiale et assumée de normaliser des conduites, se
pose l’épineux problème du fondement et, partant, de la légitimité de la norme, problème qui
n’échappe pas à Ferdinand Buisson rédacteur de l’article « Morale » de son Dictionnaire de
pédagogie…: « Existe t-il une science morale ayant un caractère de certitude, et, à ce titre,
pouvant et devant être enseignée par l’Etat dans ses établissements d’instruction publique ? »
La question est d’importance dans un contexte de laïcisation2 dont l’école publique est le fer
de lance3, car cette morale laïque4 doit permettre de substituer au dogme, devenu par
hypothèse particulariste et séparatiste, l’idée d’une morale qui non seulement est
indépendante de la religion, ce qui ne va pas de soi, mais qui, de surcroît, parce qu’elle est
universelle, fait coïncider l’Ecole républicaine avec le projet universaliste de la Révolution
française et du rayonnement d’une civilisation nationale.
1 Cf. article « Pédagogie », in Buisson F. (dir.), (1882-1893), Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire, 1ère partie 1er vol., p.2238.
2 Et notamment, suppression des emblèmes et références religieuses dans les tribunaux, du
caractère confessionnel des cimetières, du délit d’outrage à la morale religieuse (loi sur la presse du 29
juillet 1881), loi sur le divorce du 27 juillet 1884…action laïcisatrice que couronne la loi sur la
séparation de l’Eglise et de l’Etat du 9 décembre 1905.
3 Sous le parrainage de Condorcet et d’Edgar Quinet (1803-1875), ami de Ferry et de Buisson,
fervent adversaire du cléricalisme, et auteur de L’enseignement du peuple (1850), dans lequel est
prêchée une école gratuite, laïque et obligatoire, auspices sous lesquels Ferry s’engage, lors de son
discours de la salle Molière le 10 avril 1870, à « faire disparaître la dernière, la plus redoutable des
inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité d’éducation », la politique scolaire des Républicains
réalise le programme de Belleville de 1869 auquel Ferry adhère : suppression du budget des cultes,
séparation des Eglises et de l’Etat, instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire.
Ainsi sont votées la gratuité (16 juin 1881), l’obligation et la laïcité ( 28 mars 1882), la loi Goblet du
30 octobre 1886 sur l’organisation générale de l’enseignement primaire fixant la nomenclature des
établissements et la laïcisation des personnels de l’enseignement public.
La laïcité se présente alors comme la volonté de ne violer ni la conscience de l’instituteur ni celle du
père de famille : aussi l’école publique vaque t-elle une journée, en sus du dimanche, pour permettre
aux familles d’assurer aux enfants, le cas échéant, un enseignement religieux.
4 Le substantif « laïcité » apparaît sous la plume de Ferdinand Buisson. Il est construit à partir de
l’adjectif « laïc », du grec laïkos, le peuple par opposition au kleros l’élu, distinction attestée au début
du christianisme (klêrikos, clericus). « Laïc » s’oppose ainsi à clérical, et non à religieux.
Le contexte politique de la fin du XVIIIe siècle (lutte contre une monarchie de droit divin) à la IIIe
République (installation des Républicains contre le « parti catholique ») en radicalisant les positions,
finit par confondre neutralité religieuse, combat contre l’Eglise, combat contre les croyances
religieuses…
122
La réponse de Ferdinand Buisson et la célèbre « Lettre aux instituteurs du 17 novembre
1883 » de Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique, évoquent l’une et l’autre
l’universalité d’une morale commune, « sagesse du genre humain » que plusieurs siècles de
civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité »1, car « les divers systèmes de
morale aboutissent, dans la pratique, à un code moral unique et universellement accepté (…)
indépendant des dogmes religieux.»2.
Reste pourtant posée pour la morale laïque, et pour l’Ecole qui s’en revendique, la question de
la transcendance. Sans doute est-il tentant de céder à « l’appel de l’immanence », rompant
ainsi avec toute perspective idéaliste, comme semble s’y efforcer Ferdinand Buisson lorsqu’il
s’élève contre toute tentative d’« héroïsation » de la morale susceptible de l’inscrire dans une
logique métaphysique, et à dénoncer « ce rêve de perfection morale qui nous fait admirer et
quelquefois faire nous-mêmes des folies sublimes ; ce besoin de sortir des bornes de notre
nature et de poursuivre ce type chimérique que Platon appelait le juste, les stoïciens le sage,
que le christianisme appelle le saint, Carlyle le héros, et Nietzsche le surhomme : ce sont là
autant de maladies dont il faut guérir le cerveau humain »3.
Mais en même temps Ferdinand Buisson, archétype du protestant selon l’idéal weberien de
l’ascétisme intramondain de salut par les œuvres de ce monde4, hostile au catholicisme et
sincèrement favorable à une laïcisation de la morale, montre assez combien la
conceptualisation d’une morale immanente reste une entreprise difficile, combien les termes
du débat restent prisonniers d’un jeu métaphorique où les références chrétiennes sont
finalement assumées au titre d’une sacralisation de la morale en mystique républicaine5: « On
ne relit pas sans émotion ce grand texte de notre Evangile républicain (…) ; C’est par l’école
que vous cherchez à la faire pénétrer dans l’âme de la nation d’où elle est sortie un jour toute
rayonnante de lumière. Heureuse idée assurément et inspirée de la même foi républicaine qui
fait écrire par les hommes de 89 ces Tables de la loi du monde moderne ! »6.
1 « Lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883 » in Ferry J., Discours et opinions de Jules Ferry,
tome IV : Les lois scolaires (suite et fin) p.235. Cette « lettre » est une circulaire concernant
l’enseignement moral et civique adressé à l’ensemble des instituteurs.
2 Article « Morale », Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 1ère partie 1er vol.,
p.1169.
3 « Quinze ans d’éducation » in La Foi laïque, p.145.
4 Cf. Weber M., L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme.
5 Durkheim partage ce point de vue.
6 Buisson F. (1902), « Lettre préface » in Depper A., Déclarations des Droits de l’Homme et du
Citoyen de 1789 et 1793 à l’usage de l’enseignement primaire, des cours d’adultes et d’adolescents.
123
Cette morale dite « sans épithète »1 doit cependant s’enraciner dans une culture, et
c’est encore dans un réflexe humaniste toujours attaché à montrer, en deçà de la pluralité des
dogmes, l’unité des origines, qu’est invoquée l’Antiquité, principe même d’une légitimité
universelle réévaluée à l’aune de la légitimité révolutionnaire pour laquelle s’imposent à la
fois la légitimité d’un universel (la vérité, la Raison, la Liberté, les Droits de l’Homme…) et
l’universel comme légitimité : la morale scolaire sera donc « cette bonne et antique morale
que nous avons reçu de nos pères… »2.
Evidemment païennes, il se trouve que les sagesses antiques présentent le plus souvent
connaissance et moralité dans une opportune contiguïté3, comme en atteste la théorie
platonicienne des Idées4, qui solidarise développement du savoir et développement moral,
puisque les Idées ne se construisent pas mais se retrouvent selon la théorie de la réminiscence,
par un mouvement de la raison elle-même qui s’élève au-delà de la connaissance des
phénomènes, et pose ses archétypes.
Si la connaissance se conquiert au prix d’une conversion de celui qui apprend, et par quoi
celui qui sait, sait aussi ce qui est bien et le désire5, la faute procède de l’ignorance, car nul ne
peut vouloir être dépossédé de lui-même, et nul ne peut donc vouloir le mal : instruire et
moraliser ne superposent dans une continuité de l’acte éducatif.
Et cette éducation philosophique est aussi, et sans doute même d’abord, un instrument
politique au service de la Raison d’Etat. Remède contre la maladie de la Cité dès lors
1 Kahn P. (2004), « L’instituteur et le philosophe » (mémoire de synthèse en vue de l’Habilitation à
diriger des thèses, Paris V) citant P. Robiquet P. (Discours et opinions de Jules Ferry, tome 4 p.175).
2 « Lettre aux instituteurs », pp.236-237.
3 Le même adjectif (σοφoς) désigne en grec « sage » et « savant ».
4 Sans doute la moralité n’est-elle pourtant pas susceptible de s’enseigner, au même titre que les
idées auxquelles elle est consubstantielle, puisque, comme le prévient Socrate, « Il n’y a pas
d’enseignement mais un ressouvenir », qui en fait la preuve en montrant qu’un jeune esclave peut
résoudre le problème de la duplication du carré. Cf. Ménon, 81-e-85-b, in Œuvres complètes tome1,
pp.531-534.
Le mythe, en montrant les prisonniers aliénés par la représentation sensible à travers laquelle ils
prennent pour la réalité du monde les ombres projetées sur la paroi de la caverne, propose une théorie
de la connaissance, douloureux cheminement que parcourt le prisonnier qui s’échappe de son théâtre
d’ombres et qui s’achemine dans l’ordre de la connaissance, à la rencontre de la lumière et des Idées,
unité de la Forme en soi, parmi lesquelles culmine l’Idée de Bien. La connaissance se définit dans ce
retour de l’âme sur elle-même, retour de l’âme en elle-même, comme réminiscence du monde des
Idées que l’âme jetée dans le monde sensible, avait en quelque sorte « perdues de vue », comme
découverte en soi et connaissance de soi. Cf. La République, livre VII, in 514-a-521-c, Œuvres
complètes tome1, pp.1101-1111.
5 L’éducation doit donc amener chacun à connaître le bien pour faire le bien et l’éducateur, en
convertissant à la vertu, est celui qui rend l’élève heureux, car la pensée hiérarchise les activités de
l’âme selon un ordre conforme à l’ordre cosmique, condition de la vie heureuse.
124
que la philosophie, qui défait les apparences de l’être construites par la perception, permet ce
retour de l’âme sur elle-même, la réminiscence de l’Idée est ce par quoi la Cité se réconcilie
avec la Vérité, la Justice, le Bien1.
Et cette contiguïté convoque également Aristote, l’autre grande figure tutélaire de l’Antiquité
dont la réfutation de la théorie des Idées, de la transcendance extramondaine de l’universel,
trouve souvent un écho dans les milieux scientifiques, des Encyclopédistes aux positivistes.
Or son analyse de la vertu regarde encore l’éducation : d’abord parce que « la vertu
intellectuelle provient en majeure partie de l’instruction, dont elle a besoin pour se
manifester ; aussi exige t-elle de la pratique et du temps, tandis que la vertu morale est fille
des bonnes habitudes »2 ; ensuite parce qu’irréductible, par hypothèse, à toute véritable
nature, elle interroge nécessairement l’éducation3 ; parce qu’encore la vertu consiste
néanmoins dans le perfectionnement d’un don naturel, par quoi l’homme vertueux est celui
qui accomplit l’excellence, et réussit sa vie4 ; enfin parce que sa conception de la béatitude
fait du savant l’homme heureux.
Notons au passage que cette dynamique éthique fait de la conception aristotélicienne de la
morale, morale des talents et de l’excellence, l’exact opposé de la conception kantienne,
morale de l’intention : l’acte moral pour Aristote consiste à actualiser sa nature, pour Kant à
s’arracher à toute naturalité. Par quoi la référence à « l’antique morale » n’induit aucune
1 Ainsi, l’éducation de tous les enfants (libres) est nécessaire pour Platon, car « les enfants ne
peuvent pas davantage se passer de gens qui les conduisent, pas plus que les esclaves ne peuvent se
passer de maîtres ! Or, de tous les animaux sauvages, l’enfant est celui qu’il est le plus difficile de
manier : autant est abondante chez lui, plus que chez tout autre animal, la source de la pensée, mais
une source non encore équipée, autant il se montre fertile en machinations, âpre et d’une violence dont
en aucun autre on ne retrouve la pareille. Aussi a-t-on besoin de le brider comme avec de multiples
rênes : pour commencer, et dès qu’il a cessé d’être sous la tutelle des nourrices et des mères, en lui
donnant, à cause de sa jeunesse inexpérimentée, des gens pour le conduire ; en lui donnant, en second
lieu et d’un autre côté, des maîtres pour l’instruire et des connaissances de toute sorte pour être
acquises, pourvu que cela soit affaire d’homme libre. » », Platon, Les Lois, VII, 808, d-e, in Œuvres
complètes, tome II, p.892-893.
Mais l’éducation philosophique, « l’éducation à la connaissance » est d’abord celle des gouvernants.
2 Ethique de Nicomaque, livre II, p.51.
3 Bien que sa stabilité en fasse une sorte de seconde nature (l’homme vertueux peut être attendu
comme toujours vertueux puisque « le bonheur est une activité conforme à la vertu »), la vertu ne peut
pas être innée sans échapper à la volonté et par conséquent s’échapper à elle-même. Elle est donc
acquise, sans l’être jamais une fois pour toute, menacée toujours de se dévoyer en automatisme.
Condamnée à une adaptation infinie, elle se situe ainsi dans un juste milieu, équilibre instable qu’il
faut sans cesse rechercher.(le courage s’équilibre entre lâcheté et témérité, la tempérance entre
débauche et frigidité, la générosité entre avarice et prodigalité etc…).
4 L’acte moral consistant à réaliser sa nature, condition d’une vie heureuse (en harmonie avec le
Cosmos), et l’homme étant un être doué de raison et de parole, le bien pour l’homme consiste en une
disposition de la volonté à la rationalité, qui culmine dans l’activité de connaissance pure, l’activité
contemplative.
125
universalité, ce que ni Buisson ni Marion, tous deux agrégés de philosophie, ne peuvent
ignorer, et n’a d’autre fonction que de désengager l’école républicaine d’un enseignement
d’évidence idéologique, ou particulariste, ce qui revient au même.
D’ailleurs, le ton patelin du ministre, positiviste et pusillanime1, qui en appelle au bon
sens populaire lorsqu’il conseille, « avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime
quelconque, demandez vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui
puisse être froissé de ce que vous allez dire.(…)° Si oui, abstenez-vous de le dire », masque
mal la difficulté théorique qui embarrasse Buisson2. Car s’« il ne s’agit plus là d’une série de
vérités à démontrer, mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences
morales à exercer sur ces jeunes êtres… »3, c’est qu’on n’est plus tout à fait là dans le
domaine de la connaissance ou de la science dont le critère de légitimité est la vérité
démontrée.
Cette morale « usuelle » qui s’ajuste parfaitement à l’enseignement élémentaire de l’école
primaire, morale sommairement utilitaire pour l’enfant de la communale, à l’image du
caractère pratique pour ne pas dire trivial d’un enseignement destiné au peuple, morale
philosophique et subtilité casuistique pour celui du lycée, s’éloigne en effet d’autant des
« sciences » morales et politiques, dont la positivité reste d’ailleurs toujours sujet à caution.
Difficulté implicitement reconnue d’ailleurs lorsque les enseignants sont invités à ne pas
circonscrire cet enseignement (dérogatoire à la rationalité ordinairement scolaire ?) à la forme
de la leçon : tous azimuts, l’enseignement de la morale impose à la fois une conception de
transversalité, et passe par l’intensité d’une relation pédagogique que domine la personne du
maître pontifiée en autorité morale exemplaire, par quoi, dans le sillage des écoles
chrétiennes, un exemple vaut mieux que tous les discours…
Ce n’est donc pas tout à fait sans contradiction qu’alors même qu’il lui refuse le prédicat de
vérité démontrable4, Jules Ferry range finalement la morale du côté des connaissances,
1 D’autant plus tolérant que sa politique coloniale a besoin des missions catholiques.
2 Le titre de son ouvrage La foi laïque (1911), dit assez [ou cache en montrant selon le principe de
la nouvelle d’Edgar Poe, (1844), La lettre volée], la difficulté à penser une morale laïque…et
universelle.
3 « Lettre aux instituteurs », p.236.
4 Si la question de La morale pose en effet problème quant à la proposition d’une vérité pratique,
au demeurant incontournable, cette question n’induit pas pour autant qu’elle n’ait aucune autre
réponse que la réponse sceptique ou relativiste, du moins tant que nous restons convaincus de la
différence entre une proposition normative (universelle) et une opinion particulière. Mais il est
manifeste que Jules Ferry entend forclore tout débat : lors d’une séance au Sénat du 2-07-1881, le
président du Conseil et ministre de l’Instruction publique déclare « la morale, grâce à Dieu, dans notre
société française, après tant de siècles de civilisation, n’a pas besoin d’être définie, la morale est plus
grande quand on ne la définit pas… » ( Sénat, 2/7/81 J.O. p.1003)
126
« connaissances, (…) communes et indispensables à tous », « règles de la vie morale qui ne
sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul », par opposition
au domaine des croyances, « personnelles et variables »1.
La position de Ferdinand Buisson est plus clairement « autonomiste », et par là même plus
cohérente : pour lui, à la question de savoir s’il y a des « vérités pratiques » il peut être
répondu par l’affirmative…et c’est bien ce qu’il cherche encore à établir lorsqu’il désigne ce
code moral universel comme celui que construit le sujet pratique dans un travail qui l’institue
comme instance de légitimation, par l’autonomie de la liberté, dans l’édition de 1911 du
Nouveau dictionnaire pédagogique. Ce n’est pas par rapport à un en soi extérieur (l’ordre du
monde de la philosophie antique, Dieu dans les métaphysiques chrétiennes…) que le sujet
vient chercher une conformité de la vérité pratique, mais dans sa capacité à valoir pour luimême universellement, c’est-à-dire pour lui-même et l’humanité toute entière2.
Dans ce contexte, l’instituteur3 est mort : « Les deux discours de M. Jules Ferry aux congrès
pédagogiques de 1880 et 1881 ont à cet égard une importance historique car c’est là que se
trouve (….) l’exposé sans détour ni réticence du programme que le ministre résume lui-même
par cette formule :“la transformation de l’instituteur en éducateur” ». Et l’auteur d’expliquer
qu’à « ce magister un peu mesquin », « qu’à tous ses enseignements anciens et quelques peu
mécaniques, s’ajoute aujourd’hui cet enseignement bien autrement délicat, cet enseignement
qui ne peut être que personnel et n’a de valeur que celle que l’homme lui donne,
l’enseignement de la morale.»4.
L’intervention d’Emile Durkheim (1858-1917) qui ne semble pas changer
fondamentalement les termes du débat in concreto, à partir du moment où il reconnaît le
primat de l’autonomie, primat qui justifie l’éducation morale, et que l’instance législatrice ici
est bien la raison5, souligne pourtant la difficulté théorique posée par la morale à l’école.
1 « Lettre aux instituteurs », p.237.
2 Non seulement la morale kantienne peut mais elle doit faire l’économie de toute référence à Dieu
puisque l’acte moral n’a d’autre fin que lui-même.
3 …l’instituteur qui, ironie de l’histoire, au siècle suivant, incarnera, via le mythe du hussard noir,
la Troisième République !
4 Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, article « Activité », p.1362.
5 « N’est-il pas possible que nous nous contenions de nous mêmes par un effort intérieur, sans
qu’une pression extérieure vienne perpétuellement s’exercer sur nous ? Assurément et cette aptitude à
se maîtriser soi-même est un des principaux pouvoir que doive développer l’éducation. ». Confortant
l’assertion, Durkheim solidarise moralité et liberté : « la maîtrise de soi, voilà la condition de tout
pouvoir vrai, de toute liberté digne de ce nom », et l’acte moral est bien posé comme l’expression de la
loi intérieure : « l’aptitude à se maîtriser, c’est cette faculté d’arrêt ou, comme on dit, d’inhibition, qui
nous permet de contenir nos passions, nos désirs, nos habitudes, et de leur faire la loi. » ; Durkheim E.
(1902-1903), L’éducation morale, cours de sociologie dispensé à la Sorbonne en 1902-1903, p.33.
127
En assignant à l’éducation morale une fin sociale, - rendant inéluctable sa prise en charge par
l’institution scolaire, et justifiant l’endoctrinement républicain que vise, dans les faits, la
morale scolaire -, Durkheim se démarque implicitement de l’argumentaire kantien1, dont il
remet explicitement en cause « l’idée d’une éducation idéale, parfaite, qui vaut pour tous les
hommes indistinctement »2, au titre de « la règle de la conduite humaine (…) qui nous
ordonne de nous consacrer à une tâche spéciale et restreinte »3, lors même que l’autonomie
reste de facto la fin de l’éducation qui « doit nous amener à dépasser notre nature initiale :
c’est à cette condition que l’enfant deviendra un homme. »4, mais que le contenu de cette
éducation morale ne laisse d’interroger.
Car Durkheim, paradoxalement, alors même qu’il tente de justifier sa politique en la matière,
reconnaît explicitement la fragilité de la position du Ferry de la « Lettre aux instituteurs »,
récusant la possibilité même « (…) d’enseigner, comme on a dit, la vieille morale de nos
pères, mais en s’interdisant de recourir à aucune notion religieuse. Or, en réalité, la tâche était
beaucoup plus complexe. Il ne suffisait pas de procéder à une simple élimination pour
atteindre le but qu’on se proposait : mais une transformation profonde était nécessaire. ». En
effet, « il ne suffit pas de retrancher, il faut remplacer »5.
1 « Agir moralement c’est agir en vue d’un intérêt collectif » ; en conséquence « les fins morales
sont celles qui ont pour objet une société », « et par là j’entends tout ce qui est groupe humain, aussi
bien la famille, que la patrie ou que l’humanité, dans la mesure du moins où elle est réalisée. », Ibid.
p.42.
Pour Kant au contraire, la fin de l’acte moral est posée par la raison en toute autonomie : autrement dit,
le « tu dois » de l’acte moral est absolument nécessaire, et constitue ainsi une loi, mais cette loi est
celle de la volonté libre. « Tu dois parce que tu dois », fin en soi dit Kant.
La position de Durkheim est, ceci étant, difficilement acceptable car dès lors que tout acte finalisé
socialement est moral, tout acte exigé par une société politique devient moral ipso facto ; on comprend
pourtant que les prescriptions comportementales de certaines sociétés politiques ne soient morales
pour personne ou presque…. Mais c’est au plan logique que l’argument est évidemment le plus faible :
si la morale a pour fin la société, la société comme objet de la morale dicte au sujet sa conduite,
relation d’hétéronomie qui contredit la définition donnée par Durkheim de la moralité.
A moins d’entendre « la société » dans sa dimension non particulière, « la totalité des hommes soumis
à la règle sociale », autrement dit l’humanité universelle.
2 « L’éducation, sa nature et son rôle » in Education et sociologie, p.39.
3 Ibid. p.37.
4 Ibid. p.70.
5 L’éducation morale, pp.10 et 12. Ici Durkheim épaule encore Buisson qui, parce que l’école doit
garantir l’existence de la communauté dont la religion (de relegere, « rassembler », ou de religare,
« relier » ) a traditionnellement assuré l’unité, veut donner à la morale laïque la place qu’occupait hier
la morale chrétienne (La Foi laïque, 1911). Il est vrai que pour ce protestant, la morale chrétienne est
déjà sécularisée par la Réforme (cf. Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme).
Durkheim va en un sens plus loin encore puisque, selon lui, l’instituteur doit prendre à son compte la
part de sacré abandonnée par le prêtre.
128
C’est donc bien la question de la norme et de sa légitimité intrinsèque qui est en jeu, et si
pédagogie et éducation font effectivement problème, ce n’est pas, comme pour Henri Marion,
parce qu’il faut y (ré)introduire la science et la raison1, mais c’est que l’origine de la pratique
rationnelle des sciences et l’origine des normes sont ici mises en question, et de même les
idées d’humanité, de progrès, de personne ou de vérité, car ces postulats sont reconvertis en
création sociale, en idéologie.
Comment échapper au risque de voir l’éducation se perdre tout à fait dans l’idéologie, non pas
entendue comme un système de représentations imposé aux consciences individuelles par un
dispositif social, mais comme un ensemble d’idées non scientifiques, et par là sans légitimité
scolaire2?
Sitôt évoqué, le soupçon se dissout dans la certitude d’assurer l’ordre social, - car après tout
l’anomie3 est la pire des menaces -, et dans le souci de conférer à la pédagogie, via la
sociologie qui l’insuffle, une rationalité salvatrice qui lui épargne les affres du bourrage de
crane : l’idéologique précède la science qui s’établit sur sa critique certes, mais la pédagogie,
idéologique de naissance, se voit conférer, grâce à l’esprit critique qui la traverse, travail
sociologique essentiel, sa dimension pleinement rationnelle.
La pédagogie n’a plus pour fonction de porter l’homme vers une perfection, mais, instruite
des lumières de la sociologie, d’affranchir la pensée éducative de ses charges idéologiques.
Pour autant l’éducation crée en l’homme un être nouveau, et c’est là peut-être que Durkheim
rejoint l’idée, somme toute « improbable » chez lui, d’autonomie. Car l’autonomie (?) reste
néanmoins l’attitude d’une volonté qui accepte la règle et se l’approprie4, parce qu’elle la
reconnaît rationnellement fondée d’une part5, et parce que si « tandis que nous montrions la
société façonnant, suivant ses besoins, les individus, il pouvait sembler que ceux-ci
1 Dubreucq E. (2004), Une éducation républicaine.
2 Les hommes se font une idée des choses, une représentation, et ces représentations sont «un voile
qui s’interpose entre les choses et nous et qui nous les masque… » E. Durkheim (1894), Les règles de
la méthode sociologique, p.22.
3 L’anomie est la fragilisation des normes sociales qui, « normalement » s’imposent à l’individu.
Ce retrait normatif fonctionne comme une perte de repères, avec les dysfonctionnement en termes de
« démoralisation » et de détérioration institutionnelle qu’on peut en déduire. Cf. Durkheim E., (1893)
De la division du travail social, livre III ; (1897), Le suicide.
4 Objectivée, la règle est extérieure à l’individu, alors que dans l’action morale (ou libre), elle est
intérieure au sujet : « il y a un caractère commun à toutes les actions que l’on appelle communément
morales, c’est qu’elles sont toutes conformes à des règles préétablies. » ; « la règle est par essence
quelque chose d’extérieur à l’individu ». Cf. L’éducation morale, pp.20 et 22.
5 La rationalité scientifique, parce qu’elle apprend à distinguer, à reconnaître ce qui est inéluctable
(nécessaire) de ce qui est modifiable (contingent), est aussi ce qui permet de connaître la norme4, les
limites et l’efficace de l’action qu’elle engage. En réintégrant le giron de la rationalité, déserté par
Ferry, la morale scolaire durkheimienne retrouve toute légitimité scolaire.
129
subissaient de ce fait une insupportable tyrannie. », en réalité, « ils sont eux-mêmes intéressés
à cette soumission : car l’être nouveau que l’action collective, par la voie de l’éducation,
édifie ainsi en chacun de nous, représente ce qu’il y a de meilleur en nous, ce qu’il y a en nous
de proprement humain. L’homme, en effet, n’est un homme que parce qu’il vit en société. »1.
Et Durkheim rejoint Kant pour définir l’éducation par rapport à un idéal, « chaque société se
fait un certain idéal de l’homme (…) C’est cet idéal, à la fois un et divers, qui est le pôle de
l’éducation. »2.
En conséquence, l’éducation morale suppose effectivement un enseignement de la morale
dont l’école laïque doit être le maître d’œuvre, conclusion qui rassemble tous les Républicains
« derrière » Condorcet3, dont la République ne manque pas de se réclamer. Le grand ancêtre
en effet, en dépit (?) de sa défiance vis à vis des opinions, terminologie qui excède largement
le champs des « croyances religieuses »4, et bien qu’avocat de la cause du respect des familles
et des consciences, fait de la formation du citoyen la condition de son projet politique
intégrateur, et, par là, fait de la morale5 un enseignement6, dès l’école primaire. Et peu
1 Education et sociologie, p.55.
2 …point de vue descriptif de Durkheim (Education et sociologie, pp.47-48), qui répond au point
de vue pratique (injonctif) de Kant, « on ne doit pas seulement éduquer des enfants d’après l’état
présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire
conformément à l’Idée de l’humanité et à sa destination totale. » ; Kant E., (1804), Réflexions sur
l’éducation, pp.79-80.
3 Rassemblement mythique, car ce n’est pas sans une certaine ironie que le nom de Condorcet est
cité, tant est grande la méfiance de ce dernier à l’endroit des corps constitués et de l’Etat lui-même,
toujours suspectés d’esprit partisan. Est d’ailleurs dénoncée par anticipation la sacralisation
républicaine à laquelle cet enseignement donne, avec l’histoire (cf. les positions d’un Lavisse…), toute
son ampleur.
4 Pour Condorcet qui refuse y compris la religion naturelle du vicaire savoyard (in Emile, pp.565635), la puissance publique « n’a pas droit de faire enseigner des opinions comme des vérités », pas
plus que de « décider où réside la vérité. » ; (1791), Cinq mémoires sur l’instruction publique, p.88.
5 Cette morale est évidemment laïque : « les principes de la morale enseignés dans les écoles et
dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent
également à tous les hommes (…) il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les
principes de toute religion particulière (…). D’ailleurs combien n’est-il pas important de fonder la
morale sur les seuls principes de la raison ! Quelque changement que subissent les opinions d’un
homme dans le cours de sa vie, ces principes établis sur cette base resteront toujours également
vrais. » Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique, p.27.
6 Dès l’école primaire sont enseignées « les premières vérités morales », et, lors des conférences
publiques dominicales animées par l’instituteur et ouvertes à tous, on « développera les principes et les
règles de la morale avec plus d’étendue… », (Ibid., p.27)
Quant aux écoles secondaires « destinées aux enfants dont les familles peuvent se passer plus
longtemps de leur travail, et consacrer à leur éducation un plus grand nombre d’années », les
« principes de la morale et de la science sociale » constituent le « fonds de l’instruction » avec
« quelques notions de mathématiques, d’histoire naturelle et de chimie », et « des leçons élémentaires
de commerce » (Ibid., p.28), alors que dans les instituts départementaux seront enseignées « les
sciences morales et politiques », présentées comme une « analyse exacte, rigoureuse des sentiments
moraux, des idées qui en résultent, des principes de justice qui en sont la conséquence. » (Ibid., p.31).
130
importe ici que ses convictions l’opposent à l’esprit clérical qui veut que ceux qui savent, les
clercs, les initiés, les élus, conduisent les autres, et qu’en conséquence Condorcet, certain que
si l’ignorance opprime c’est justement parce qu’elle permet au savant de mener le monde1, ne
puisse souscrire finalement à la méritocratie républicaine…
Et cette éducation puise bon an mal an ses fondements dans la morale kantienne, plus ou
moins revisitée il est vrai, selon une tradition déjà « républicaine », puisque Charles
Renouvier (1815-1903) en 1848, rédige à la demande d’Hippolyte Carnot, ministre de
l’Instruction publique, le premier manuel républicain inspiré du kantisme, Manuel républicain
de l’homme et du citoyen, présentant l’universalité de « cette morale que tout homme sent au
fond de son cœur »2 dont l’influence est sans rivale jusqu’au premier conflit mondial au
moins3.
Dès lors s’ouvre pour l’école publique le chantier des programmes scolaires qui
institue le nouvel enseignement. L’esprit de la prescription demeure finalement relativement
stable : entre la loi du 28 mars 1882 qui l’introduit et lui confère la première place dans les
programmes de l’école primaire4, la maternelle n’étant pas oubliée5, confirmée par le décret
du 18 janvier 1887, au 7 décembre 1945, dernière occurrence de cet enseignement qui
d’instruction morale et civique devient instruction civique et morale, recentrant ainsi sa
finalité républicaine au sortir de la guerre, avant son retrait (ou sa dilution dans les activités
d’éveil) par l’arrêté du 7 août 1969.
Les instructions officielles du 23 février 1923, qui substituent des programmes progressifs aux
programmes concentriques de 1887, ne l’affectent que très relativement, bien qu’elles
suppriment toute référence déiste en effaçant les « devoirs envers Dieu », officiellement
maintenue depuis 1882, et moins encore les instructions du 20 septembre 1938 et du 7
1 L’instruction doit permettre à chacun d’exercer sa raison, « sans se soumettre aveuglément à la
raison d’autrui », Condorcet (1790), Nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur
l’instruction publique, p.37.
2 Renouvier Ch. (1848), Manuel républicain de l’homme et du citoyen, p.105.
3 L’influence de Kant est en effet considérable : Jules Lachelier (1832-1918), ténor de l’Inspection
générale de l’Instruction publique, l’académicien Emile Boutroux (1845-1921), auteur de Questions de
morale et d’éducation (1897), le recteur Désiré Nolen, l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl (18571939) en sont les vicaires, cf. C. Digeon (1959), La Crise allemande de la pensée française, 18701914.
4 En revanche, jusqu’au milieu des années 20, les enfants des petites classes des lycée en sont
exempts, les familles étant supposées assumer cette éducation « citoyenne ».
5 La maternelle dispense les « premiers principes d’éducation morale » dans les deux sections, et
pour la seconde section des enfants de 5 et 6 ans, la maîtresse est invitée à donner des « soins
particuliers » à ceux « chez lesquels elle a observé quelque défaut ou quelque vice naissant », arrêté du
27 juillet 1882, in Compayré G. (1890), Organisation pédagogique et législation des écoles primaires,
pp.35-38.
131
décembre 1945. Le sentimentalisme ferryste en est une constante, en dépit de l’appel
durkheimien à la rationalité souveraine, car « cette éducation n’a pas pour but de faire savoir
mais de faire vouloir ; elle émeut plus qu’elle ne démontre ; devant agir sur l’être sensible elle
procède plus du cœur que du raisonnement… » : « A l’école primaire surtout ; ce n’est pas
une science c’est un art, l’art d’incliner la volonté libre vers le bien. ». Puisque la mission de
l’instituteur consiste à « enraciner dans l’âme de ses élèves, pour toute leur vie, en les faisant
passer dans la pratique quotidienne, ces notions essentielles de moralité humaine, communes
à toutes les doctrines et nécessaires à tous les hommes civilisés. », « l’enseignement laïque se
distingue donc de l’enseignement religieux sans le contredire. »1. Jusqu’à Jean Zay, ministre
de l’Education nationale du Front populaire, pour qui, encore, l'instruction civique et morale
ne doit comporter « rien de théorique, point de controverse d’école »2. Et il faut vraiment
l’épisode tragique de la Collaboration pour prendre au sérieux la nécessité d’un recentrage sur
le civisme en 19453, citant par exemple « l’amour du sol natal, les devoirs envers la famille et
envers la patrie »4, tant la volonté édificatrice de la sacralisation républicaine, patriotique et
nationaliste est omniprésente dans les manuels5 depuis soixante ans, en délicatesse, somme
toute, avec l’universalisme annoncé.
Ainsi, cette éducation morale, quelles que soient les tensions qui la traversent, et la
permanente tentation hétéronome6, reste fondatrice de l’école moderne en ce que son idéal
dessine une sorte de nébuleuse kantienne, dont le noyau serait la raison législatrice et
autonome.
1 Léon Bérard, ministre de l’Instruction publique, « Instructions relatives au nouveau plan d’étude
des écoles élémentaires » du 20 juin 1923.
2 Programmes du 28 mars 1938 : cours supérieur 2e année.
3 « A quoi tend l’enseignement proposé : former des esprits libres et des caractères droits…On ne
craint donc pas de dire que cette instruction morale et civique, pour remplir complètement son objet,
doit avoir pour fin de lier profondément dans l’âme des enfants le sentiment national et le sentiment
républicain », B.O. n°43 du 30-08-45.
4 Arrêté du 17 octobre 1945, Programmes du cours moyen in Leterrier L., Enseignement du
premier degré : Programmes instructions répartitions mensuelles et hebdomadaires : 1945-1947.
5 Cf. Brémond E., Moustier D., L’Education morale et civique à l’école, 1908-1929 ; Payot J., La
morale à l’école, 1925 ; Primaire E., Manuel d’éducation morale, civique et sociale, 1911.
Mais rien n’égale peut-être en la matière ce monument de pathos patriotique qu’est Le Tour de la
France par deux enfants, livre de lecture d’Augustine Fouillée sous le pseudonyme de G. Bruno,
vendu à six millions d’exemplaires entre 1877 et 1901, laïcisé et utilisé jusqu’à la Seconde Guerre
mondiale. Il raconte le périple de deux orphelins qui, suite à l’annexion de l’Alsace-Lorraine par les
Prussiens en 1870, partent à la recherche de leur famille dispersée, parcourant ainsi la France. Voir
notamment les pages 296 et 297…
6 Précisons, en toute justice, que cette tentation est déjà celle de François Guizot (1787-1874),
grand ordonnateur de l’enseignement populaire, pour qui « L’instruction primaire universelle est
désormais une des garanties de l’ordre et de la stabilité sociale. », « Lettre aux instituteurs du 18 juillet
1833 », relative à la promulgation de la loi du 28 juin.
132
I 233 Travail scolaire et normalisation
L’arme principale de la normalisation moderne, comprise comme intériorisation
nécessaire du principe de la loi, n’est peut-être pourtant pas cet enseignement de la morale1,
mais le travail disciplinaire systématique que l’Ecole met en place.
La discipline, du lat. disciplina, « action d’apprendre », « enseignement », « science » et
« formation »2, prend avec le latin ecclésiastique du Moyen Age et jusqu’au XIVe siècle le
sens de « châtiment », puis « massacre » d’une part, « instrument de flagellation » d’autre
part3, mais à partir de la Renaissance, la cohabitation des deux acceptions tend à montrer
justement que c’est par l’action d’apprendre que s’exerce d’abord la contrainte dont l’objectif
est la formation de l’individu.
Car l’enfant que prend ainsi en charge l’Ecole idéale des Lumières et que l’Humanisme a pu
restaurer est bien l’enfant sauvage, figure venue de la tradition grecque et balançant entre
imbécillité4 et intempérance5, et dont la représentation s’est progressivement distinguée de
celle, non moins ambivalente on l’a vu, de la tradition chrétienne. A cet enfant renouveau,
l’Ecole, « fabrique d’humanité » pour reprendre la belle formule de Comenius, accorde une
re-naissance.
Sans doute peut-on objecter que cet enfant chrétien, qui est à la fois l’aimé du Christ et
la preuve du péché d’Adam, homme sans enfance, preuve par laquelle l’enfant incarne « le
déficit originaire lié à la faute d’Adam »6, résiste finalement à la Modernité puisque celle-ci
1 Il y aurait même dans le recours à l’enseignement de la morale une dimension paradoxale : Fichte
(1762-1814) s’efforçant, dans ses Discours à la nation allemande de 1807-1808, de concilier le
cosmopolitisme des Lumières d’esprit universaliste et le nationalisme communautaire lié à la
construction de Etats nationaux, condamne une éducation moralisatrice, rappelant qu’en exhortant
l’enfant au bien, l’éducateur admet nécessairement l’éventualité du mal tant au plan logique qu’au plan
psychologique : par là cette exhortation qui ouvre la porte au libre arbitre, l’ouvre également au mal.
Cf. Discours à la Nation allemande, p.76.
2 Gaffiot F. (1934), Dictionnaire Latin-français.
3 Bloch O., Wartburg W. Von (1932), Dictionnaire étymologique de la langue française.
4 Parlant des « jeunes garçons qui ont déjà commencé d’avoir de l’intelligence », Platon indique
que « cela se produit au voisinage du temps où la barbe leur pousse » Le Banquet, 181, d p.705.
5 Aristote partageant le temps de la vie en trois âges, la jeunesse, l’âge mûr et la vieillesse, fait de
la jeunesse (dans laquelle est nécessairement comprise l’enfance) l’âge par excellence de l’excès, de
l’hybris (Rhétorique II,12 « Des mœurs, de celle de la jeunesse »), représentation dans laquelle vient
puiser la Modernité : IV « Ils [la jeunesse] sont changeants et promptement dégoûtés de ce qui les a
passionnés. Leurs désirs sont violents, mais tombent vite. Leurs volontés sont intenses, mais sans
grande force comme la soif ou la faim chez les malades ; V « Ils sont enclins à l’emportement toujours
prêts à suivre leurs entraînement et incapables de dominer leur fureur. Par amour-propre, ils ne
supportent pas qu’on tienne peu de cas de leur personne… »
6 Renaut A. (2002), La libération de l’enfant, p.220.
133
peut, c’est le cas de Locke notamment, s’appuyer sur cette figure chrétienne pour établir une
éducation incontestablement moderne qui s’efforce précisément de compenser cette
imperfection enfantine et humaine, en instituant la règle qui est la loi de la raison défaillante1.
Et le moyen de cette socialisation de la sauvagerie enfantine consiste dans « la discipline
[qui] transforme l’animalité en humanité », puisque l’homme « n’a point d’instinct et doit se
fixer lui-même le plan de sa conduite »2, discipline qui « est par elle-même un facteur sui
generis de l’éducation, (…) [puisque] c’est par elle, et par elle seule, que nous pouvons
apprendre à l’enfant à modérer ses désirs, à borner ses appétits de toute sorte, à limiter, et par
cela même à définir les objets de son activité »3.
Le continuum éducatif par lequel « une génération éduque l’autre »4 a cette double fonction
individuelle et collective, de permettre la construction du sujet (la liberté) car comme dit
encore Durkheim, « la toute-puissance absolue n’est qu’un autre nom donné à l’extrême
impuissance »5, et de contrôler cette volonté d’empire sur les autres qu’il faut limiter pour
ménager la vie sociale6, même si, de facto, « la limite normale est dans un devenir perpétuel »
par quoi « non seulement le contenu de la discipline change, mais aussi la manière dont elle
est et doit être inculquée »7.
Au plan de l’organisation des apprentissages, la classe importée du collège8 par
Octave Gréard9 qui fait de celle-ci une entité qui repose ni sur l’âge des élèves (même si l’on
entre en cours élémentaire à six ans) ni sur le niveau dans une discipline, mais sur le niveau
moyen dans toutes les matières, permet, avec l’enseignement simultané, de mettre à distance
1 Locke J. 1690), Deuxième traité du gouvernement civil, §56.
2 Kant E., (1804), Réflexions sur l’éducation, p.70. Discipline dont il dit encore qu’elle « soumet
l’homme aux lois de l’humanité ».
3 Durkheim E. (1902-1903), L’éducation morale, p32.
4 Kant E., Réflexions sur l’éducation, p.70. Formulation que Durkheim « sociologise » :
« l’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres
pour la vie sociale », in Education et sociologie, p.49.
5 Durkheim E. (1911), L’Education morale, p.32.
6 Nécessité développée par John Locke, (1693), Quelques pensées sur l’éducation, §99.
7 L’Education morale, p.38.
8 Jean Standonck (1443-1504) introduit au collège de Montaigu dont il est principal (1483-1504) la
pratique de la classe sur le modèle inventé par les Frères de la Vie Commune, congrégation
enseignante née au XVe siècle aux Pays Bas : les élèves d’un même niveau sont regroupés pour que
leur soit enseigné le même programme incluant un principe de progression. Cf. Compère M.-M., Du
collège au lycée (1500-1850), p.24.
9 Octave Gréard, (1828-1904), alors directeur de l’enseignement primaire de la Seine, rédige en
1868 pour les écoles de Paris un projet d’« Organisation » pédagogique appelé à marquer durablement
l’enseignement du premier degré : chaque école est divisée en trois cours de deux ans, soit deux
années de cours élémentaires, deux de cours intermédiaires, deux de cours supérieurs.
134
la relation duelle, le cas échéant fortement affective entre le maître et l’élève, en rupture, à cet
égard, avec l’esprit jésuitique attentif à la qualité de la relation personnelle. De cet obstacle à
la relation personnelle est attendue la prise de conscience d’un rapport à l’autorité comme
autorité impersonnelle en effet, (cf. les analyses de Guy Vincent) : le commandement du
maître ne relève pas de sa volonté particulière, entre caprice et arbitraire, mais incarne la
nécessité de la règle, comme le rapport au maître doit incarner le rapport à la Loi.
Par ailleurs cependant, l’école primaire puise largement dans les pratiques jésuitiques.
En particulier pour ce qui est du devoir écrit, promu exercice scolaire par excellence,
quotidien, corrigé en classe, et de l’assignation du travail de l’élève à la mémorisation1 dont la
« mauvaise réputation » n’empêche pas la place centrale dans les activités scolaires.
Pour ce qui est, aussi, de l’évaluation du travail de chaque élève, avec ces compositions en
classe, à intervalle régulier, le plus souvent trimestrielles, qui ne sont notées qu’à partir du
milieu du XIXe siècle, et de 0 à 20 par l’arrêté du 5 juillet 1890, mais valent pour les
classements1, eux-mêmes réinsérés dans une émulation systématique2, avec, en fin d’année,
l’examen « de passage »3, d’ailleurs bien plus systématique chez les Pères que chez les Frères
qui s’en défient un peu, et le bilan annuel qui arrête les résultats par matière et commente le
comportement de l’enfant.
A la clôture du collège jésuite qui préserve l’enfant de la corruption du monde et l’immerge
dans un autre monde, dans le « non-lieu » d’une Antiquité restaurée, clôture que l’on retrouve
dans la petite école paroissiale et dans l’école lasalienne4, correspond la relative
1 Apprentissage des leçons, des préceptes moraux, des récitations et chansons, des règles de
grammaire, des tables de multiplication etc., la mémorisation et son corollaire, la parole infiniment
répétée restent le premier moyen de l’apprendre, même s’il est toujours présupposé que l’élève
comprenne ce qu’il apprend et pourquoi il l’apprend…par cœur, et si les manuels, comme le suggère
Talleyrand [(1791), Rapport sur l’instruction publique], permettent de soulager une mémorisation que
le stockage livresque rend moins indispensable.
2 Il faut attendre la circulaire n°IV 69-1 du 6 janvier 1969, « Premiers éléments relatifs aux
compositions. Notes et classement » (premier et second degrés), pour que soit recommandé aux
instituteurs et aux professeurs « de substituer à la notion de composition traditionnelle celle
d’exercices divers, faits en classe (…) ; de substituer à l’échelle de notation traditionnelle, de 0 à 20,
une échelle simplifiée d’appréciation globale (…) ; d’exclure en général les classements par rangs,
établis et annoncés par le maître », Bulletin officiel n°2 du 9 janvier 1969.
Soit dit par parenthèse, ces questions restent posées, la notation de 0 à 20, pour partie rétablie dès
1971, s’avérant tout particulièrement résistante. Et le conseil pédagogique, que la loi n°2005-380 du
23 avril 2005 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école crée dans chaque établissement, a
encore ont une des mission est de favoriser la concertation entre les enseignants, notamment « pour
coordonner la notation et l’évaluation des activités scolaires. » (JO du 24/04/2005)
3 Octave Gréard l’impose dans son Organisation de 1868 pour les écoles de Paris.
4 Jacques de Batencour, L’Escole paroissiale et quelques usages de son temps (1654) et JeanBaptiste de la Salle, Conduite des Ecoles chrétiennes, (1720).
135
sanctuarisation d’une école refermée sur sa cour de récréation par le loi du 25 avril 1834
relative aux statuts des écoles primaires élémentaires communales.
Une Ecole qui, pour reprendre l’expression d’Alain, construit l’adulte dedans cette « humanité
scolaire », cet « autre tissu de société », « qui n’a point d’industrie réelle, qui n’a peut-être
point d’affections réelles », où « l’erreur trouve sa place : on lave l’ardoise et il ne reste rien
de la faute. ». « Cela est nouveau ; on n’aperçoit à peine les fruits d’une organisation de
société où tout esprit aura été libre et juge de soi pendant un petit moment. »1.
Le temps de la scolarisation proprement dite est décisivement le temps intentionnel de
l’éducation : temps de la discipline et de la formation aménagées dans le cadre de la
procédure scolaire, car comme l’a souligné Guy Vincent à propos de la pédagogie lasalienne2,
mais la remarque vaut, ici, bien au-delà, la visée n’est pas alors d’abord la productivité
optimale d’une inculcation. L’exercice vise moins en effet l’objet de l’apprentissage qui
laisserait dans une relative indétermination la modalité par laquelle l’élève y parvient, que la
manière de faire, la règle selon laquelle l’écolier fait et refait3.
Ainsi le temps d’apprendre à lire n’a de sens, pour les Modernes, que rapporté au temps
d’apprendre à former son esprit, à l’entraîner et à lui donner matière à entraînement à venir, et
la graduation des difficultés, qui facilite l’apprentissage, habitue heureusement l’enfant à la
difficulté et à l’effort, en quoi la fin de l’exercice scolaire excède par hypothèse
l’appropriation de la connaissance particulière, cherche à faire coïncider l’ordre rationnel et
l’ordre pratique, la Connaissance et la morale.
Quant aux contenus d’enseignement, les Lumières ont encore une influence décisive :
au mensonge ou à l’inanité toujours possibles du verbe, elles opposent l’ordre des raisons,
nécessaire et universel, que fait vivre la réalité du fait scientifique, conjonction d’un
1 Alain (1932), Propos sur l’éducation, p.27 et p.30.
2 « Il y a pédagogie dans la mesure où un savoir, un savoir-faire se transmettent dans des formes
qui peuvent être travaillées, non seulement pour accroître la rapidité de la transmission, la durée de
l’acquisition, mais obtenir des effets indépendants des effets de ce qui est transmis, en particulier des
effets de pouvoir. », Vincent G. (1980), L’Ecole primaire française, p. 24.
La reconnaissance d’un effet de pouvoir n’induit pas pour autant que toute discipline, toute intégration
normative revienne au même « assujettissement » dont l’efficace serait mesurée à l’aune de
l’invisibilité de l’opération de normalisation, position que défend Michel Foucault.
3 C’est pourquoi l’Etat impose, en même temps que l’instruction populaire élémentaire, des écoles
normales dans lesquelles les futurs enseignants sont attendus pour s’approprier ce travail de la norme
et devenir ainsi des pédagogues. Cf. Loi Guizot du 28 juin 1833, titre III, « Toute commune est tenue,
soit par elle-même, soit en se réunissant à une ou plusieurs communes voisines, d’entretenir au moins
une école primaire élémentaire », art.9, « Tout département sera tenu d’entretenir une école normale
primaire… », art.11, et loi Paul Bert du 9 août 1879 instituant deux écoles normales, une de garçons et
une de filles, par département.
136
phénomène observable d’un raisonnement démonstratif, et réclament une pédagogie
« réaliste » en appui sur l’enseignement des sciences1, déjà défendue par Leibniz. Cette
nouvelle exemplarité scolaire se réalise dans les écoles centrales2 inspirées des instituts de
Condorcet, qui mettent à l’honneur les sciences expérimentales3.
Le mouvement, plus sensible encore dans l’enseignement secondaire, engage toutefois
la conception du savoir en général, et concerne donc l’enseignement primaire d’abord focalisé
sur la lutte contre la diglossie, propédeutique à tout éradication, pour chaque enfant, des
particularismes familiaux ou régionaux, et condition de son intronisation dans la communauté
nationale et citoyenne.
Ainsi les programmes sont-ils de plus en plus nettement découpés selon une logique
disciplinaire et une finalité encyclopédique fidèle aux Lumières
Depuis la loi Guizot qui reprend le programme de l’instruction primaire tel que le limite
l’ordonnance du 29 février 1816, « instruction morale et religieuse, lecture, écriture, éléments
de la langue française et du calcul, système légal des poids et mesures », le programme
qu’imposent d’abord la loi Falloux puis la loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement obligatoire,
incorporent progressivement des enseignements scientifiques, artistiques, et gymnastiques4.
Si l’esprit des Humanités n’est pas balayé d’un revers de manche, si le cours adapté à un
1 « En général, dans l’établissement des écoles, on a donné trop d’importance et d’espace à l’étude
des mots, il faut lui substituer aujourd’hui l’étude des choses. », Diderot D., Essai sur les études en
Russie, p.421.
« Les choses, les choses ! Je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots :
avec notre éducation babillarde nous ne faisons que des babillards », Rousseau J.-J., Emile, livre III,
p.447.
2 Crées en 1795 par Joseph Lakanal (1762-1845), ces écoles consacrent la rupture avec les
Humanités (voir 2ème partie, I, 122).
3 On a pu dire, dans la perspective d’une sécularisation de la société, mais le propos néglige la
différence radicale entre sacré et profane, que l’Encyclopédie, connaissance de la Nature, se substitue à
la Bible, alors que l’instruction prend le relais de l’évangélisation
4 La loi du 15 mars 1850 (titre III, chap. I), permet d’ajouter au noyau obligatoire « morale, lecture,
écriture », à titre facultatif « l’arithmétique appliquée aux opérations pratiques, les éléments de
l’histoire et de la géographie, des notions des sciences physiques et de l’histoire naturelle, applicables
aux usages de la vie, des instructions élémentaires sur l’agriculture, l’industrie et l’hygiène ;
l’arpentage, le nivellement, le dessin linéaire ; le chant et la gymnastique », in Allaire M et Frank M.Th., Les politiques de l’éducation en France, p.87.
La loi du 28 mars 1882 fait obligation à l’enseignement de l’instruction morale et civique ; de la
lecture et l’écriture ; de la langue et les éléments de la littérature française ; de la géographie,
particulièrement celle de la France ; de l’histoire, particulièrement celle de la France jusqu’à nos
jours ; de quelques notions usuelles de droit et d’économie politique ; des éléments des sciences
naturelles, physiques et mathématiques, leur application à l’agriculture, à l’hygiène, aux arts
industriels, travaux manuels et usage des principaux métiers ; des éléments du dessin, du modelage et
de la musique ; de la gymnastique ; pour les garçons des exercices militaires ; pour les filles des
travaux à l’aiguille », Ibid. pp. 99-100.
137
enseignement disciplinaire, qui remplace la classe dans les écoles centrales créées en 1794 sur
le modèle des instituts de Condorcet, est abandonné en 18091, si l’imitation des grands
modèles, la révérence aux œuvres, la quête des figures d’exemplarité, au premier rang
desquelles doit figurer le maître, restent de mise, la discipline scolaire, comme le montre
André Chervel, soumet à sa propre logique2, en matière littéraire ou scientifique, comme en
atteste la spécialisation des enseignants au XIXe siècle3.
Dénonçant en effet l’imposture d’une pédagogie du discours, successivement scolastique puis
jésuitique, l’enseignement de la langue française se détourne résolument de l’oralité et se
recentre sur la grammaire et la composition française, avec cette justification supérieure qui
fait, avec Condillac notamment4, de l’art de parler un art de penser, car chacun parle comme il
pense et écrit comme il parle, si l’idée suppose le mot, ne le « précédant » qu’au titre de la
« nécessité de parler », du besoin d’expression : « méthode analytique », qui nous conduit
d’idée en idée, de jugement en jugement, de connaissance en connaissance, en sorte que « ce
serait ignorer le premier avantage [de l’art de parler], que de le regarder seulement comme un
moyen de communiquer nos pensées »5.
Et au même titre que les géomètres ne peuvent faire des progrès qu’en perfectionnant leur
méthode, « l’esprit d’un peuple » devra perfectionner sa langue car « l’imperfection du
langage met des bornes à l’art de penser », puisque « nous raisonnons avec les mots comme
nous calculons avec les chiffres »6, idée reprise par l’abbé Grégoire pour qui « les mots étant
les liens de la société et les dépositaires de toutes nos connaissances, il s’ensuit que
1 Compère M.-M. (1985), Du collège au lycée (1500-1850).
2 Voir Chervel A. (1998), La culture scolaire, et (2006), Histoire de l’enseignement du français du
XVIIe au XXe siècle.
Ainsi par exemple l’orthographe, fluctuante et évolutive depuis le XVIIe siècle et jusqu’au premier
tiers du XIXe, se fixe comme se généralise son enseignement, alors que la grammaire s’invente une
réalité scolaire, la grammaire des fonctions avec l’analyse logique de la phrase, les notions
grammaticales de « proposition subordonnée », de « complément circonstanciel » etc., et la lexicologie
l’analyse des filiations lexicale, l’une et l’autre servantes d’une pédagogie de l’orthographe.
Et la difficulté à adapter à l’école la grammaire structurale montre a contrario l’usage toujours prudent
qui doit être fait du concept de « transposition didactique ».
3 Restauration, en 1810, des agrégations de grammaire, belles lettres et mathématique, création en
1830 des agrégations de philosophie, histoire-géographie , sciences physique et naturelles, en 1848 de
langues vivantes, en 1869 de sciences naturelles. Cf. Compère M.-M. Du collège au lycée.
4 Dans des contextes très différents, on trouve déjà cette certitude d’une pensée qui se construit
dans la langue chez Isocrate (436-338 av. J.-C.), Abélard (1079-1142) ou Erasme (1468-1536)…
5 Cf. Condillac E. (1768-1773), Cours d’étude pour l’instruction du Prince de Parme, p.70.
6 Ibid., pp. 70-72.
Reste qu’il est difficile de justifier que cette imperfection de la langue puisse borner la pensée si la
pensée est le « besoin » du langage et donc le génère au fur et à mesure de ses besoins, ce qui suppose
qu’il y ait toujours coïncidence entre la pensée en marche et l’évolution de la langue.
138
l’imperfection des langues est une grande source d’erreurs. »1.
C’est pourquoi comme le dit très clairement Alain (1868-1951), la grammaire est la règle par
excellence, la règle d’une humanité qui pense dans les règles de la langue, apprentissage
essentiel, et essentiellement scolaire : « Se rendre maître de l’alphabet est peu de chose, mais
la grammaire est sans fin ; au-delà s’étend le commun usage (…). L’ordre humain se montre
dans les règles, et c’est une politesse de suivre les règles, même orthographique. Il n’est pas
de meilleure discipline. »2.
I 234 Moralité et égalité : l’éducation de tous ?
Parce que cette éducation conçue par les Modernes s’adresse au sujet universel, elle ne
peut constamment différer l’intégration scolaire des filles et des pauvres à cette humanité
commune.
On a vu qu’en ce qui concerne ces derniers, l’Eglise, charitable et pastorale, s’oriente vers une
alphabétisation relativement soutenue depuis l’Age classique, relayée par l’Etat qui, au cours
du XIXe siècle, instaure un enseignement élémentaire populaire, gratuit pour les plus
démunis3. Cet enseignement scolariserait via les petites écoles de pauvres de Charles Démia
installées à Lyon environ 16% des garçons de sept à quatorze ans à la fin du XVIIe siècle, et
via les Frères des Ecoles chrétiennes, environ le quart de la même population un siècle plus
tard dans la centaine de villes dans lesquelles elles sont implantées, sachant encore que leur
recrutement est très réellement majoritairement populaire4.
Reste pourtant l’épineuse question du travail des enfants qui, de facto, interdit toute
scolarisation généralisée dès lors que le salaire des plus jeunes permet de faire vivre la
1 Grégoire H., Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser la
langue française, séance du 16 prairial an II, in Comité d’instruction publique, « Procès verbaux du
comité d’instruction publique de la convention nationale », t.4, p.494.
2 Alain (1932), Propos sur l’éducation, p.61.
3 Certes le quota d’indigents dispensés de la rétribution parentale par la loi Guizot de 1833 est
inférieur à la demande sociale ne lève pas tout à fait l’hypothèque qui freine la scolarisation des
pauvres, mais la loi Duruy du 10 avril 1867 améliore la situation en autorisant les communes à mettre
en place un impôt exceptionnel pour assurer la gratuité de leur enseignement primaire.
4 Chiffres donnés par Dominique Julia, « L’enfance entre absolutisme et Lumières », in Histoire de
l’enfance en Occident, tome 2, pp.30-31.
Les élèves des Frères à Reims par exemple sont pour plus de 70% d’entre eux issus de milieux à faible
revenu à la veille de la Révolution française.
139
famille. L’enjeu n’a certes pas échappé aux révolutionnaires puisque Le Pelletier et
Condorcet, que presque tout oppose en matière scolaire, s’accordent au moins sur le
« réalisme » d’une proposition qui ménage et/ou aménage ce travail de la misère1.
Or c’est au moment où s’impose l’idée d’une scolarisation nécessaire pour tous les enfants
que l’industrialisation s’allie aux ouvrages agricoles pour en différer la réalisation effective2.
La France est, de surcroît, plutôt en retard en matière de limitation légale du travail des
enfants puisque la première loi en la matière, et qui limite son champ d’intervention aux seuls
ateliers et manufactures, n’est promulguée que le 22 mars 18413. Elle interdit l’embauche
dans les manufacture de plus de vingt salariés des enfants de moins de huit ans, limite la
journée de travail à huit heures pour les huit-douze ans, et à douze pour les douze-seize ans,
interdit le travail de nuit pour les enfants de moins de treize ans, …et précise que tout enfant
de moins de douze ans doit suivre quotidiennement deux heures d’enseignement à l’école, ce
qui laisse songeur quant au réalisme ou à la bonne foi du législateur.
Et il faut attendre la loi votée le 19 mai 1874 pour que l’âge limite d’embauche des enfants
1 Condorcet conçoit un enseignement primaire gratuit, court, et non obligatoire, ménageant cette
issue, conscient du « petit nombre d’années que ceux des familles pauvres peuvent donner à l’étude »
(1792, Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique). Le Peletier propose gratuité,
obligation, et une rémunération compensatoire de l’Etat en faveur des familles, car à cet enfant pauvre
« il faut du pain. Son père laborieux s’en prive d’un morceau pour le lui donner ; mais il faut que
l’enfant gagne l’autre. Son temps est enchaîné au travail, car au travail est enchaînée la subsistance. »,
mais assure qu’après douze ans, la fin de l’obligation scolaire ouvre à cet enfant l’accès aux métiers,
car la « chimère » d’un prolongement au-delà « paralyserait des bras nécessaires, anéantirait
l’industrie… » (1793, Plan d’éducation nationale).
2 Le travail est d’abord, et pour longtemps, le travail à la ferme, gardiennage de troupeaux, mais
aussi sarclage, participation aux équipes de moissonneurs…, et, dans les milieux du commerce et de
l’artisanat, le régime, un peu plus favorable, de l’apprentissage. Dès la fin du XVIIIe siècle cependant,
on assiste à l’embauche massive des enfants dans les manufactures, liée à la fois à la faiblesse des
revenus parentaux, à la misère des salaires enfantins- généralement un quart du salaire des hommes et
la moitié du salaire des femmes - et, parfois, aux dispositions particulières de cette main d’œuvre dont
la petite taille, en particulier, est appréciée pour le travail dans les boyaux des mines, et sous les
métiers à tisser.
3 Le Factory Act de 1802 limite en Grande Bretagne le travail à 12 heures par jour, interdit le
travail de nuit et précise que durant leur quatre premières années d’embauche, les enfants doivent
bénéficier d’un enseignement élémentaire.
Le Factory Act de 1833, applicable à la seule industrie textile, limite à 48 heures hebdomadaires le
travail des enfants, l’interdit aux enfants de moins de neuf ans et le réglemente ensuite en fonction de
l’âge, interdit le travail de nuit aux moins de 18 ans, dispositions que le Factories Extension Act de
1867 étend à l’ensemble des manufactures.
La Prusse se dote d’une loi similaire en 1839.Quelles que soient les difficultés à faire effectivement
respecter la loi (argutie qu’utilisent les industriels français contre toute législation en France), son
existence révèle la volonté de protéger l’enfant et de consacrer l’enfance comme temps de l’école.
140
dans les usines, fabriques, mines, chantiers et ateliers soit fixé à douze ans avec certificat de
scolarité obligatoire, la journée limitée à douze heures, le travail de nuit étant interdit aux
moins de seize ans et aux filles mineures dans les usines et manufactures, et que, disposition
nouvelle, un corps d’inspecteur soit créé pour s’assurer de l’application du texte.
Sans doute pourrait-on imaginer que la loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement obligatoire
jusqu’à treize ans induise ipso facto l’interdiction du travail des enfants jusqu’au même âge,
mais une dizaine d’années s’écoule avant la loi du 2 novembre 1892 qui reporte à treize ans
l’entrée des enfants dans la vie active, signe vraisemblable de fortes résistances sociales.
Le travail des enfants soumis à l’obligation scolaire devient donc marginal en usines et en
ateliers dès la fin du XIXe siècle. Restent le monde de la boutique, de la petite entreprise
familiale, et le continent paysan. Reste, surtout, la nécessité de ce salaire d’appoint des
enfants qui continue à freiner, chez les plus pauvres le respect de l’obligation scolaire, en
sorte que, comme le précise Antoine Prost1, il faut attendre la mise en place des allocations
familiales avec la loi du 11 mars 1932 et plus encore la loi du 29 juillet 19392, pour que
l’obligation scolaire soit effectivement partout respectée et que la scolarisation puisse être dite
véritablement « universelle ».
A cette intégration des enfants des milieux populaires doit s’ajouter, dans cette
perspective universaliste anticipée par Rabelais3, la scolarisation des filles.
Précisons d’entrée que ces deux retards de scolarisation ne sont pas de même nature, tant il est
vrai qu’une certaine revendication « féministe » s’exprime dès l’Antiquité et perdure au
Moyen Age, en sorte qu’il y a toujours eu, marginalement, des femmes instruites dans les
milieux cultivés4.
1 Prost A., L’Enseignement en France, 1800-1967, « Les écoles primaires ».
2 La loi du 11 mars 1932 généralise les allocations familiales, sauf pour le secteur agricole, en
rendant obligatoire l’affiliation des employeurs à une caisse.
La loi du 29 juillet 1939, le code de la Famille, qui traduit une préoccupation nataliste croissante,
étend à l’ensemble du monde du travail le bénéfice des allocations familiales.
3 « Je voy les brigans, les bourreaulx, les avanturiers, les palefreniers de maintenant plus doctes
que les docteurs et prescheurs de mon temps. Que diray-je ? Les femmes et les filles ont aspiré à ceste
louange et manne céleste de bonne doctrine. », écrit Gargantua à son fils Pantagruel (Rabelais Fr.
(1532), Pantagruel, chap.VIII, p.205).
4 Les femmes érudites, entre les deux figures symboliques d’Héloïse (1101-1164) et de Marguerite
de Navarre (1492-1549) sont nombreuses, et témoignent de l’existence d’une instruction féminine
familiale ou conventuelle (les religieuses d’Argenteuil pour Héloïse par exemple) qui, pour
exceptionnelle qu’elle soit encore, n’en est pas moins véritable.
141
Encore faut-il ajouter l’argument, essentiel, qui veut que les femmes soient des éducatrices1,
et qu’enfin certains clercs dérogent à l’antiféminisme du plus grand nombre, et se déclarent
favorables à l’instruction des filles2, voire même des filles du peuple, position que reprend à
son compte Christine de Pisan (1364-1430)3.
D’ailleurs la politique ségrégationniste de la Contre Réforme qui se défie du corps et cherche
à préserver l’enfant de toute tentation, n’induit pas nécessairement la conviction d’une
infériorité intellectuelle des femmes4, que Réforme5 et, dans une moindre mesure, Contre
Réforme, défendent traditionnellement l’éducation de la fille, au titre de l’éducation
chrétienne qu’elle devra plus tard dispenser à ses enfants.
Le discours sexiste lui-même fournit d’ailleurs des arguments favorables à la scolarisation des
filles. Ainsi l’humanisme chrétien plaide-t-il, au titre de la faiblesse morale des femmes, à
travers les écrits de Jean-Louis Vivès (1492-1540)6 ou d’Erasme7, pour une éducation
intellectuelle que justifie le point de vue néoplatonicien selon lequel l’instruction est la clef du
perfectionnement moral, et, dans un registre sensiblement différent, Jean-Baptiste-Louis
Crévier (1693-1765), historien et professeur de rhétorique au collège de Beauvais, y est
1 De la nourrice grecque de la famille patricienne romaine chargée de faire connaître la langue
grecque à la mère dont les exempla tirés des légendes et hauts faits héroïques éduquent l’enfant aux
vertus romaines, c’est bien à la femme que revient d’abord l’éducation, tradition qui survit à la
christianisation, car c’est encore la mère à l’époque carolingienne qui donne à l’enfant quelques
éléments d’instruction chrétienne, voire qui, dans les familles aristocratiques, dispense l’instruction
élémentaire.
L’instruction des filles de l’aristocratie est d’ailleurs plus ancienne encore : on sait par Eginhard (775840), biographe de Charlemagne, que l’empereur veut initier aux arts libéraux tous ses enfants,
garçons et filles. Cf. Rouche M., Histoire de l’enseignement et de l’éducation t.1, p.227.
2 Pierre Abélard (1079-1142), Pierre Lombard (1100-1160) affirment l’égalité dans la différence
des deux sexes, le dominicain Vincent de Beauvais (1190-1267), moins audacieux, est cependant
favorable à l’instruction des filles (lecture/écriture) et Pierre Dubois, au XIIIe siècle, conçoit, dans le
cadre d’une reconquête de la Terre sainte, un projet d’éducation absolument égalitaire. 3 Son Livre
des trois vertus propose pour les filles une éducation qui fait la part belle à la dimension morale,
certes, mais aussi spéculative.
4 Furet Fr., Ozouf J. (1977), Lire et écrire, p.86-87.
5 Luther milite pour une véritable scolarisation des filles au titre de leur rôle futur d’éducatrices
maternelles, cf. « Lettre sur l’instruction » (1524).
6 De l’institution de la femme chrétienne (1523).
7 « Le vulgaire ignorant s’imagine qu’il ne convient pas aux filles d’être instruites aux belles
lettres ; l’expérience fait connoître à ceux qui sont sages, que rien ne forme mieux l’esprit & n’est plus
utile pour la conservation de la pudeur. », écrit Erasme, défendant une position très proche de celle de
Vivès : parce que « leur esprit est plus faible », « les filles sont exposées à plus d’embûches (…) & si
elles viennent à manquer leur réputation souffre d’avantage que celle des garçons. » , Erasme (1526),
Le mariage chrétien, pp.357-358.
Cette position est celle que l’on retrouve chez Fénelon (1687), Traité de l’éducation des filles, « De
l’importance de l’éducation des filles ».
142
favorable car la frivolité des femmes détourne les hommes de l’étude1.
Or justement, le principe d’universalité est incompatible avec un différencialisme féminin2
qui prêche, au titre de l’insuffisance morale de la femme, pour une éducation compensatoire.
Pourtant, il semble difficile de ne pas voir dans l’éducation des filles le parent pauvre
de l’inculcation chrétienne.
Certes, les nombreuses recommandations de l’Eglise à ne pas réunir à l’école garçons et filles
montrent a contrario qu’il y a des filles scolarisées dans les petites écoles, mais en même
temps les filles dont le taux d’analphabétisme est du reste deux fois plus élevé que celui des
garçons à la veille de la Révolution3 sont pour ainsi dire exclues des humanités classiques,
paradigme, on l’a vu, de la culture scolaire jusqu’au XIXe siècle, et ce y compris dans les
grandes institutions spécifiquement destinées à l’instruction des filles dont l’Age classique
préside à la naissance4.
En conséquence, bien que l’idée d’une légitime instruction des filles gagne du terrain entre
Renaissance et Lumières, que « le préjugé qu’on a communément sur l’inégalité des deux
sexes »5 soit de plus en plus souvent dénoncé dans un contexte de diffusion réelle de l’esprit
1 Il faut instruire les femmes afin de les rendre « capables d’inspirer aux hommes « la noble
émulation des vertus » (De l’éducation publique, p.231). Faute de quoi, « si elles s’obstinent à vouloir
que la frivolité et la vanité soient leur unique partage, ne souffrons pas que des hommes, faits pour
penser, ne soient que des Automates » (p.234), car « il est absurde d’espérer que de Jeunes Gens
deviennent jamais avec elles des hommes sages, appliqués patriotes, encore moins de grands hommes
dans aucun genre » (p.228).
2 Car l’enjeu est bien le rôle social de la femme : « se rendre savante afin d’être savante » est
justement ce que condamne Molière par la bouche de Clitandre, mais les femmes doivent, comme
maîtresses de maison, avoir « des clartés de tout », [(1672), Les Femmes savantes, acte I, scène III,
p.993], afin de remplir leur fonction (écrire, tenir une comptabilité…). En même temps, Molière sait
aussi se moquer du ridicule des misogynes, à travers le personnage d’Arnolphe de L’Ecole des femmes
(1662) qui préfère « épouser une Sotte » :
« En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême ;
Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
De sçavoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer. » (Acte I, scène 1)
3 D’après les chiffres fournis par l’enquête du recteur Maggiolo, 27% des femmes contre 47% des
hommes signent l’acte de leur mariage à la veille de la Révolution.
4 Il y a les Filles de Notre-Dame et la congrégation de Notre-Dame, mais le succès le plus
considérable revient aux Filles de Sainte-Ursule.
Le projet de donner, aux frais du roi, une éducation solide à 250 jeunes filles de la noblesse
désargentée, réalisé par Madame de Maintenon à Saint-Cyr en 1686, occupe une place exceptionnelle :
y sont enseignés certes les principes de la religion et les civilités requises par la condition nobiliaire,
mais y est aussi dispensée une instruction réelle. L’art dramatique y occupe, comme chez les Jésuites,
une place privilégiée : c’est là par exemple qu’est représentée, « en avant première » et par les
pensionnaires, la tragédie de Racine, Esther.
5 Cf. Poullain de la Barre Fr. (1673), De l’Egalité des deux sexes discours physique et moral où
l’on voit l’importance de se défaire du préjugé, « Préface ».
Poullain de la Barre (1647-1725), féministe cartésien, est cité par Simone de Beauvoir en épigraphe au
Deuxième sexe (1949).
143
des Lumières1, les positions égalitaristes d’un Condorcet qui prêche pour la mixité scolaire
restent aussi marginales qu’audacieuses2 parmi les Révolutionnaires, favorables généralement
à des éducations séparées au nom du caractère sexué des aptitudes et des tâches sociales.
Et c’est au XIXe siècle que se met en place une instruction systématique des filles.
Guizot, qui la conçoit nécessaire, recule devant l’opinion, mais dès 1836, la loi Pelet incite les
communes à ouvrir une école primaire pour les filles, et l’année suivante est créée la première
Ecole Normales d’institutrices, suivie, en 1842, par cinq nouvelles écoles. Le mouvement est
lancé : la loi Falloux de mars 1850 fait obligation au communes de plus de 800 habitants
d’ouvrir une école de filles ; Victor Duruy (1811-1894), ministre de l’Instruction publique de
Napoléon III (1863-1869), étend la disposition aux communes de plus de 500 habitants par la
loi d’avril 1867, et inaugure, en butte à une forte opposition cléricale3, un enseignement
secondaire féminin que développe Camille Sée (1847-1919) avec la loi de décembre 1880
créant les lycées de filles4.
1 Contrairement aux allégations de Tocqueville soutenant le caractère limité de la diffusion de
l’esprit des Lumières (1856, L’Ancien Régime et la Révolution), Daniel Roche montre (1993, La
France des Lumières) qu’à travers le réseau des écoles les idées des « philosophes » pénètrent
l’ensemble de la population déjà scolarisée (environ 10% des classes d’âge), avant d’être relayées par
les sociétés savantes qui prolifèrent dans de très nombreuses villes pour constituer cette République
des Lettres qui rassemble les élites urbaines, et par les loges maçonniques en pleines expansion (1988,
Les Républicains des lettres, gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle).
2 Cf. Condorcet, (1791), Cinq mémoires sur l’instruction publique, Premier mémoire.
« Parmi les progrès de l’esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons
compter l’entière destruction des préjugés, qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits
funeste à celui-là même qu’elle favorise », Condorcet (1793-94), Esquisse d’un tableau historique des
progrès de l’esprit humain, p.211.
3 Il faut pourtant se garder de présenter une vision caricaturale de la position cléricale, elle-même
partagée sur cette question. Ainsi Mgr Dupanloup (1802-1878), peut contredire en effet le point de vue
franchement réactionnaire d’un Joseph de Maistre (1753-1821) pour qui « le mérite de la femme est de
rendre son mari heureux, d’élever ses enfants et de faire des hommes », et affirmer au contraire que
« les droits des femmes à la culture intellectuelle, ce ne sont pas seulement des droits, ce sont en même
temps des devoirs » parce que si « comme l’homme elle a été créée à l’image et à la ressemblance de
Dieu, si elle aussi a reçu du Créateur le plus sublime de tous les dons, l’intelligence, c’est pour en faire
usage » ; Dupanloup F. (1867), Femmes savantes et femmes studieuses, p.18.
Mais si, s’appuyant sur cette lecture chrétienne et sur une critique de l’éducation des filles
effectivement pratiquée, « l’éducation, même religieuse, ne donne pas toujours, donne trop rarement
aux jeunes filles et aux jeunes femmes le goût sérieux du travail. » (Ibid., p.29), Mgr Dupanloup se
montre favorable à l’instruction des filles, ce n’est pas au titre d’une autonomie à réaliser, mais d’une
conformation chrétienne (par hypothèse hétéronome) à restaurer. Par conséquent, ce n’est pas par
hasard si de facto, malgré sa réelle « ouverture d’esprit », d’ailleurs minoritaire dans le milieu
catholique, Mgr Dupanloup ne peut être que dans le camp des adversaires de la politique que Victor
Duruy, veut effectivement moderne, c’est-à-dire émancipée de l’emprise religieuse.
4 Les décrets d’application, fixant les programmes, limitent singulièrement la portée de la loi, et
disent assez la réticence de certains milieux républicains : ni latin, ni grec, ni philosophie, et une
initiation à la culture scientifique, ceux-ci font la part belle à la morale d’abord, au français et à la
littérature ensuite…
144
Le dispositif « premier degré » est complété par la loi de 1879 instituant dans chaque
département une Ecole Normale de filles, et bien sûr, par les lois républicaines de 1881, 1882
et 18861 car, comme le dit Jules Ferry, « il faut que la femme appartienne à la science ou
qu’elle appartienne à l’Eglise »2.
Les filles sortent définitivement du giron de l’Eglise, et, pour ce qui concerne l’école
communale du moins, accèdent, dans des conditions similaires aux garçons, à l’instruction
élémentaire. Reste bien sûr à ménager un accès plus égalitaire aux études secondaires et
supérieures, ce qu’entreprend la création, en 1919, d’un baccalauréat féminin qui permet
d’entrer à l’université, et que conforte la loi du 25 août 1924 par l’alignement des
programmes masculin et féminin, l’assimilation des deux enseignements et des deux
baccalauréats3.
Quelles que soient par ailleurs ses contradictions et ses compromissions, l’Ecole se donne
donc à voir comme le fer de lance d’un procès d’émancipation dont la Modernité a fait la
promesse.
Enfin, parce qu’une instruction nationale « c’est tout d’abord une instruction qui
s’adresse à tous les hommes, - c’est d’autre part une instruction qui embrasse dans chaque
homme l’homme tout entier», comme le rappelle Ferdinand Buisson dans son discours à
l’association polytechnique du 24 juin 1883, « La nouvelle éducation nationale »4, cette
entreprise éducative moderne s’adresse aussi à ces enfants d’âge préscolaire que les Salles
d’asile, placées d’abord sous la tutelle des hospices, accueillent depuis le second tiers du
1 Loi du 16 juin 1881 sur la gratuité ; loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement obligatoire pour tous
« les enfants de six ans révolus à treize ans révolus », et la laïcité de l’enseignement ; loi du 30 octobre
1886 sur l’organisation générale de l’enseignement instituant la laïcité des personnels.
2 Discours de la salle Molière du 10 avril 1870.
3 Il faut en effet attendre 1907 pour que la femme mariée dispose de son salaire ; 1938 pour que,
par la loi du 18 février, soit supprimée son incapacité civile jusqu’alors consacrée par le Code civil de
1804 : elle peut dès lors ester, contracter, ouvrir un compte, poursuivre des études et passer des
examens sans l’autorisation de son mari qui reste le « chef de famille » et exerce comme tel l’autorité
parentale limitée par la déchéance paternelle et le délit d’abandon de famille.
Quant au droit de vote, il est, à l’appel d’Aristide Briand voté par la Chambre des députés le 8 mai
1919, mais le Sénat n’entérine pas et finit par rejeter le projet de loi le 7 novembre 1922 au motif
du…cléricalisme féminin ! Tous les projets de la Chambre en 1925, 1932 et 1935 étant à leur tour
rejetés, il faut attendre l’ordonnance du 21 avril 1944 pour que les femmes soient « électrices et
éligibles dans les mêmes conditions que les femmes. ».
4 Buisson F. (1911), La foi laïque : extraits de discours et d’écrits, 1878-1911, p.15.
145
Siècle1 lorsque les mères, par indigence ou indisponibilité, ne peuvent s’en occuper,
institutions charitables que Pauline Kergomard (1838-1925) est chargée par Ferdinand
Buisson, alors directeur de l’Enseignement Primaire, d’adapter aux évolutions sociales que
sanctionne l’avènement d’une démocratie parlementaire.
En réalité, le travail des femmes dans les manufactures est, en ces temps de révolution
industrielle naissante, encore extrêmement marginal, et l’on sait aujourd’hui que la
scolarisation préélémentaire ne coïncide que très imparfaitement, au plan géographique voire
au plan social, avec l’implantation manufacturière2. Si l’on admet l’hypothèse selon laquelle
la mise en place d’une scolarisation précoce excède la réponse à un besoin économique et
social, celui de soutenir le développement d’une main d’œuvre féminine, on est amené à
s’interroger sur l’éventualité de cette autre nécessité, politique et philosophique, nécessité
moderne encore une fois, à laquelle renvoie le double souci d’instruire et d’éduquer les
enfants de moins de sept ans.
Confortant cette nouvelle mission de l’école, la réhabilitation des sens, humaniste3 puis
empiriste on l’a vu, fait du jeune enfant un « apprenant » privilégié.
Ainsi la « nouvelle » institution que Pauline Kergomard contribue largement à imposer
devient-elle, en 1881, « l’école maternelle », et se voit dotée le 2 août 1882 d’un règlement et
d’un programme.
Définie en 1881 comme « un établissement d’éducation où les enfants reçoivent les soins que
réclame leur développement physique, intellectuel et moral », ses institutrices sont à partir du
décret du 18 janvier 1887 formées dans les Ecoles normales sans toutefois qu’elle gagne le
1 En réalité la garde collective des enfants de moins de sept ans est plus ancienne encore, liée à
l’abaissement constant de l’âge du sevrage (deux ans au XIXe siècle) qui repousse la frontière de
l’éducabilité, et au problème de garde lié au travail des femmes.
Une cinquante d’années avant qu’Emilie Mallet, chef de file d’une génération de dames patronnesses,
n’ouvre, en 1826, à Paris, la première salle d’asile à l’intention des enfants les plus démunis, avec un
objectif de moralisation (catéchisation) des milieux populaires, dans les Vosges, le pasteur Oberlin
(1740-1826), d’obédience piétiste, invente, pour accueillir les enfants des parents qui travaillent, les
« poêles à tricoter », structure éducative centrée sur les activités manuelles et l’apprentissage du
français.
Notons également l’influence de Fröbel (1782-182), diversement assumée compte tenu de la
nationalité du pédagogue qui invente, pour ses « jardins d’enfants », une prise en charge véritablement
éducative fondée sur l’apprentissage par le jeu éducatif.
2 Cf. Luc J.-N. (1997), L’invention du jeune enfant au XIXe siècle.
3 Erasme, De pueris statim ac liberaliter instituendis, « Sur la nécessité d’instruire les enfants
aussi tôt que possible et de façon libérale ».
Cette précocité est pour lui deux fois justifiée : d’abord, l’éducation relève ici, dans la tradition
épicurienne, de la maîtrise l’impulsion qui affirme la liberté contre la tyrannie des désirs (éducation du
corps), et d’un éveil de la sensibilité qui libère du besoin ; ensuite c’est lorsque l’enfant est le plus
malléable que l’éducation est la plus efficace.
146
monopole de la « scolarisation »1 des 2-6 ans puisqu’une partie de ceux-ci est prise en charge
dans le cadre des classes et sections enfantines des écoles élémentaires.
Le projet de Pauline Kergomard, parfaitement exprimé dans son livre, L’Education maternelle
dans l’école, synthétise la prétention scolaire à se substituer à l’éducation maternelle
défaillante2 : adapter à la forme scolaire une éducation qui trouve ses sources dans la
légitimité de l’éducation maternelle, sans contrevenir tout à fait à l’opinion qui, depuis la
société d’Ancien Régime, attribue aux parents le droit et le devoir exclusif de garder leurs
enfants, et tout particulièrement les enfants qui n’ont pas atteint l’âge de raison3.
Et s’il se peut en effet qu’une éducation collective s’avère la solution la moins malheureuse
pour l’enfant, c’est justement parce que la puissance publique reconnaît la nécessité
d’accorder à l’enfant la protection à laquelle désormais il a droit. Car l’enfant, et elle le dit
très clairement, a des droits imprescriptibles en terme « de soins, de liberté, de caresses »4, un
droit à l’éducation5, droits subjectifs, on l’a vu, que les Modernes font émerger lentement6.
Mais si la représentation de l’enfant comme sujet de droit s’impose, il n’en est pas moins
significatif, et doublement significatif, que les choses soient dites ici dans le cadre scolaire.
D’une part, l’Ecole oppose sa normativité explicite à l’implicite et au secret de l’ordre
familial, d’une famille qui constitue la « plus durable zone de non-droit qu’aient connue et
que continuent trop souvent de connaître les sociétés travaillées par la dynamique
1 Le problème du statut de l’école maternelle se dit dans sa dénomination paradoxale et se pose dès
l’origine : asile, assistance, école des rudiments ou propédeutique à l’élémentaire, « la maternelle est
peu à peu dévoyée de ses fins et débordée par l’enseignement primaire » avertit la circulaire du 22
février 1905…
2 « Or c’est sur les directrices que nous comptons pour fonder, en France, la véritable éducation
maternelle dans l’école, en attendant l’âge d’or où chaque enfant sera élevé par sa mère. », Kergomard
P. (1886), L’Education maternelle dans l’école, p.105.
3 …opinion sur laquelle n’est pas revenue la Révolution qui fixe à 6 ans l’âge scolaire, et précise
qu’avant cet âge la seule éducatrice est la mère. Le Peletier lui-même, pourtant grand admirateur du
modèle spartiate, et malgré son désir d’étendre le contrôle du jeune enfant, se plie à cette « loi de la
nature » que respectent à peu près tous les « partis » au XIXe siècle et de la première moitié du XXe :
des Chrétiens aux Libéraux et aux Proudhoniens, d’ailleurs favorables à la mère au foyer, tous font le
panégyrique de l’éducation maternelle.
4 L’Education maternelle…, p.1.
5 « L’enfant n’appartient pas exclusivement à la famille (…) c’est un droit naturel pour lui de
recevoir les éléments de l’instruction, et un devoir non moins naturel pour la société de les lui garantir.
Et quant à une « prétendue « liberté du père de famille » qui consisterait à priver son enfant des
instruments nécessaires de communication avec ses semblables, laissez-moi le dire, c’est faire insulte à
la fois à l’idée de liberté et au nom de père, que d’y associer précisément ce que nous pouvons
concevoir de plus odieux, c’est-à-dire le déni de justice à l’égard du faible et de l’innocent,
l’exploitation de l’enfant par l’homme. » , Buisson F. (1883), « La nouvelle éducation nationale » in
La Foi laïque, p.17.
6 Renaut A. (2002), La libération des enfants.
147
démocratique »1, de sorte qu’en sortant l’enfant de la famille, l’école contribue activement à
en faire un sujet de droit ; d’autre part, en reconnaissant l’enfant sujet de droit, elle prend acte
de la dynamique de subjectivation qui travaille à la figure de l’enfant contemporain,
dynamique toujours tentée, on va le voir, de poser celui-ci comme un alter ego.
Autrement dit, alors même que Pauline Kergomard prétend faire l’éloge d’une éducation
familiale que l’école maternelle doit s’efforcer d’imiter, elle énonce paradoxalement
l’existence d’une normativité nouvelle, celle d’un enfant que l’institution scolaire identifie
bientôt comme sujet de droit.
Ainsi donc, l’Ecole est véritablement à l’articulation de la Modernité : universelle dans
ses adresses2, elle participe à la construction du sujet raisonnable qui est aussi à son principe,
car « l’éducateur ne peut accélérer le développement de la Raison, il peut tout au plus lui
frayer la voie en écartant les obstacles qui en contrarieraient le cours. »3, le rôle du maître est
avant tout de « faire ressortir la majesté de la loi morale »4, et l’enfant ne reçoit pas davantage
les normes de comportements qui lui sont inculquées qu’il ne reçoit les savoirs : le but de
l’éducation est à trouver dans l’enfant lui-même car la loi procède de l’intériorité de
l’expérience morale5, dans une intériorisation de la norme par laquelle à la fois le petit
d’homme devient ce qu’il est, alter ego différent, « premièrement homme » pour le dire avec
les mots de Rousseau, c’est-à-dire un homme libre, et devient ce qu’il doit être, un homme
meilleur, selon une conviction humaniste qui solidarise, « de toute Antiquité », morale et
éducation.
Eduquer comme acte social6 s’inscrit, y compris pour Durkheim, dans l’anticipation d’une
humanité idéale, à l’horizon d’humanité meilleure, et l’enfance coïncide désormais avec le
temps de la communale dont l’enseignement se veut très justement une préparation à la vie.
De ce point de vue, l’universalisme scolaire constitue effectivement le fer de lance de la
Modernité.
1 Ibid. p.320.
2 …tous les enfants, au regard de leur appartenance à l’enfance, et le tout de l’enfant, imperium
d’une prise en charge de la totalité de l’être. L’idée renoue avec le projet de Comenius, l’irrationalisme
en moins.
3 Cassirer E. (1932), Le problème Jean-Jacques Rousseau, p118.
4 Buisson F., article « Morale » in Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, partie 1
tome 2, p.1969-1972.
5 « la loi morale en moi » (Kant E., Critique de la raison pratique, p.802), condition de la liberté.
6 « L’éducation consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération », Durkheim E.
(1911), « L’éducation, sa nature et son rôle », p.49.
148
I 24 De fait, la violence scolaire change de forme
La normalisation moderne, on l’a vu, s’inscrit à certains égards dans l’héritage d’une
morale de l’intention d’origine chrétienne lorsque celle-ci fait du libre arbitre, au fondement
de l’obligation morale, le siège d’une volonté libre quant à l’usage de ses talents, rappelant
que toutes les qualités « naturelles » peuvent être mise au service du bien comme du mal, et
définit ainsi une méritocratie que l’ordre scolaire met en pratique. Et ce d’autant que si
l’intime conviction, le for intérieur, sont au principe de la morale chrétienne, l’humanité est
une face au mérite, et cette unité qui transcende les inégalités naturelles institue le
christianisme comme universalisme, et la moralisation comme normalisation universelle.
Mais si les Modernes font, de cet héritage chrétien, une pratique éducative, c’est au prix d’un
déplacement significatif, car la normalisation moderne tourne le dos à la moralisation
chrétienne et à sa modélisation spécifique dès lors qu’il ne s’agit plus seulement de faire
librement usage de ses talents, mais de fonder la norme, exigence de l’autonomie1.
Dans cette difficulté à penser, pour cet enfant dont l’âge classique a définitivement
posé l’appartenance à l’humanité2, une éducation à la liberté3, problématique éducative
moderne par excellence, s’inscrit la pratique coercitive singulière de l’Ecole après la
Révolution.
1 Ce déplacement accompagne une révolution des représentations de l’enfant : contre la figure
augustinienne d’un enfant mauvais que l’Ecole se devrait de mater, l’enfant moderne est « élevé » à
l’autonomie : c’est là le sens de l’intériorisation de la norme scolaire par laquelle il apprend à se
conduire, à se gouverner.
2 En particulier pour Descartes, la ligne de partage sépare les hommes des animaux, privés de la
raison et du langage (cf. Discours de la méthode, cinquième partie, p.165). Par quoi l’humanité est
une, même si « la faculté de penser est assoupie dans les enfants » (Réponses de l’auteur aux
quatrièmes objections faites par Monsieur Arnauld, p.447).
3 Bien qu’il faille écarter la fausse étymologie educere, « faire sortir, conduire hors de », la
véritable étant bien educare, « élever », « prendre soin », la dimension éminemment contraignante de
l’éducation pose problème si l’on brouille l’ordre des raisons : car « le premier de tous les biens n’est
pas l’autorité mais la liberté » (Emile, livre II, p.309), en sorte que « quand chacun pourroit s’aliéner
lui-même, il ne peut pas aliéner ses enfans ; ils naissent hommes et libres ; leur liberté leur appartient,
nul n’a droit d’en disposer qu’eux. » (Du Contrat social, livre I, p.356). Premier impératif moderne de
l’éducation : une autorité subordonnée à la liberté…
149
I 241 La terrible violence de l’Ecole
Dans un contexte humaniste de conceptualisation d’un droit pacificateur qui fait
obstacle à la violence, la condamnation du châtiment corporel ouvre le procès d’une école
cruelle et obscurantiste qu’accrédite Horace racontant les corrections que lui inflige son
maître, Orbilius, surnommé Plagosus, le fouetteur1, évocation à laquelle fait écho le récit de la
mort de Cassien (IIIe siècle), saint patron des maîtres d’école, livré à la vengeance de ses
élèves2.
Peut-être conviendrait-il de nuancer le tableau d’une éducation médiévale qui n’aurait été que
brutalité, confortant ici les propos de saint Augustin : « la seule ignorance est déjà une grande
peine, puisque, pour y échapper, on oblige les enfants, à force de châtiments, à apprendre les
arts et les sciences. L’étude où on les contraint par la punition est quelque chose de si pénible
qu’à l’ennui de l’étude ils préfèrent quelquefois l’ennui de la punition. »3.
Les témoignages d’Erasme, de Rabelais, de Montaigne même, auquel l’enfance inspire peu de
compassion pourtant, s’accordent sur la très grande rudesse de la condition d’écolier, terme
générique qui, jusqu’au milieu du XIXe, désigne l’élève, de l’école des rudiments à
l’université : « cette institution [des enfants] se doit conduire par une severe douceur, non
comme il se faict. Au lieu de convier les enfans aux lettres, on ne leur présente, à la vérité,
que horreur et cruauté. Ostez moy la violence et la force ; il n’est rien à mon advis qui
abastardisse et estourdisse si fort une nature bien née. »4.
Toutes les sources concordent en effet au constat de la grande violence que conservent les
pratiques de l’enfance et, en l’espèce, les pratiques scolaires jusqu’au début XXe siècle5, en
1 Horace, Epitres II, 1, 69.
Le néologisme « orbilianisme » apparaît en 1764 dans les Mémoires historiques sur l’orbilianisme,
pamphlet dénonçant la pédoplégie jésuite qui charge un correcteur d’infliger les châtiments corporels.
Cf. Caron J.-Cl. (1999), A l’école de la violence : châtiments et sévices dans l’institution scolaire au
XIXe siècle.
2 A Rome, ce maître d’école chrétien du IIIe siècle, pour avoir refusé de se prosterner devant un
autel païen, est condamné à être livré à ses élèves et tué coups de stylets. Le poète espagnol chrétien
Prudence (348-415 ?) raconte son martyre dans Le livre des couronnes, Hymne IX, pp.19-20 : « voici
que nous te rendons autant de milliers de notes que, debout et pleurant, nous en avons pris sous ta
dictée. » lui crient ses élèves (p.19).
3 La Cité de Dieu, livre 21, chap.14, « Des peines temporelles de cette vie qui sont une suite de
l’humaine condition ».
4 Montaigne M. de (1580), Les essais, livre I, Chap. XXVI, « De l’institution des enfants », p.165.
5 Caron J.-Cl. (1999), A l’école de la violence : châtiments et sévices dans l’institution scolaire au
XIXe siècle.
150
sorte que nombre de pédagogues pourraient en réalité se reconnaître bien tardivement dans
ces propos de Charles Rollin : « il y a dans le cœur de l’homme une malheureuse fécondité
pour le mal qui altère bientôt, dans les enfants, le peu de bonnes dispositions qui y restent, si
les parents et les maîtres ne travaillent pas continuellement à arracher les ronces et les épines
qu’un si mauvais fond pousse sans cesse. »1.
A commencer par les Frères des Ecoles chrétiennes, pour lesquels la place de la punition est à
la mesure d’une parole exceptionnelle qui s’interdit d'engager les élèves par la persuasion. Il
est significatif que, dans la Conduite des écoles chrétiennes de 1720, il faille quarante pages
pour faire le point sur le chapitre des corrections2, - auxquelles, certes, doivent être toujours
préférées la vigilance et l’exemplaire tenue du maître, et qui sont exécutées avec des
instruments consacrés et de manière rituelle …-, quand il n’en faut que deux pour les
récompenses, et que, dans la subtile gradation des punitions, de la réprimande, nécessairement
peu répandue puisque encore une fois la parole est prohibée, à l’expulsion, en passant par la
pénitence, une place de choix soit réservée aux châtiments corporels.
La douloureuse férule punit retard et inattention, et les verges, toute rebelion au travail, tout
refus d’obtempérer ou de respecter la discipline lors de la messe, du catéchisme et de la
prière. Est-il nécessaire d’ajouter, pour sensibiliser à l’extrême dureté du régime, que si
l’enfant crie, pleure ou se plaint, la punition est doublée… ?
La suppression du fouet dans l’édition de la Conduite de 1811, « dans la vue de conformer
notre éducation à la douceur de mœurs actuelle, nous avons supprimé ou modifié tout ce qui
renferme punitions afflictives, et remplacé avantageusement, d’une part par de bons points,
des engagements et des récompenses ; de l’autre, par de mauvais points, des privations et des
pensums. »3, atteste de la volonté de modérer l’usage des punitions corporelles qui, dans
l’édition de 1871, sont enfin interdites.
Dans les collèges, il est vraisemblable que les mœurs disciplinaires4 ne sont pas beaucoup
plus amènes, et Francion, le héros de Charles Sorel (1599-1674), évoque son « régent à
l’aspect terrible, qui se promenait toujours avec un fouet à la main, dont il se savait aussi bien
escrimer qu’homme de sa sorte »5, ce que confirme Molière qui fait dire à Madame Jourdain
1 Rollin Ch. (1726), Traité des études, tome I, p.25.
2 Mais c’est vrai qu’il faut prendre toutes les précautions pour éviter la « sensualité de la
correction » : dans cette optique, les Lasaliens la veulent désaffectivée, sans contact physique.
3 (1811), Conduite des écoles chrétiennes, « Avant-propos ».
4 Rappelons que le mot « discipline », du latin disciplina, est attesté au XIe siècle avec le sens de
« punition, douleur », et, au XIVe, de « fouet » (dictionnaire Le Robert).
5 Sorel Ch. (1623), La vraie histoire comique de Francion, livre III, p.124.
151
« N’irez-vous point l’un de ces jours au collège vous faire donner le fouet, à votre âge ? »1.
On pourrait bien sûr multiplier les témoignages, nombreux dans le roman du XIXe, de la
célèbre « aventure de la pie » que rapporte Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe2
montrant assez combien il est difficile de se soustraire au fouet, à la détresse de l’enfant
révolté de la trilogie autobiographique de Jules Vallès3, dont le collège donne « comme tous
les collèges, comme toutes les prisons, sur une rue obscure ».
Et dans la première partie du XXe siècle, le père Fouettard, frère Foëtard, n’a pas encore tout à
fait déserté l’école ; les instituteurs les plus appréciés peuvent avoir la main leste, en témoigne
cette réponse que le romancier Henri Poulaille (1896-1980) fait à L’Educateur culturel4 lors
d’une enquête menée en 1954 sur le thème « L’Ecole a-t-elle été une aide ou un obstacle à
votre talent ? ». Se remémorant avec émotion deux instituteurs particulièrement attachants
auxquels l’auteur avoue « devoir beaucoup », qui « croyaient à leur mission » et « avaient
déjà l’esprit moderne », il rapporte à propos de l’un d’eux : « il me chouchouta. Quand je dis
chouchouté, je sous-entends suivi, guidé, quelquefois houspillé et giflé même. ».
Une enseignante témoigne des pratiques encore en cours dans les années 50 : « Au cours de
ma scolarité primaire, les humiliations étaient fréquentes : menace de retourner à la maternelle
avec les petits, mise « au cachot », mise au piquet avec le bonnet d’âne, exposition qui se
doublait du défilé des autres élèves dont le devoir était de lui faire honte, tours de cour
infligés aux pauvres victimes dans un accoutrement vestimentaire ridicule sous les quolibets
des bons élèves… »5.
Plus troublant encore6, ce témoignage du freinetiste Michel Barré : « Un garçon de 11 ans,
1 Molière (1670), Le Bourgeois gentilhomme, acte III, scène III, p.737
2 Chateaubriand R. de (1849), Mémoires d’outre-tombe, tome I, pp.96-99
3 Vallès J. (1879), L’enfant. Chap. III. Le roman est dédié « à tous ceux qui crevèrent d’ennui au
collège, qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres
ou rossés par leurs parents. »
4 L’Educateur culturel, n° de mars 1954, p.4.
5 Témoignage de Renée Goupil, in Amis de Freinet (1997), Le mouvement Freinet au quotidien :
des praticiens témoignent, p.24.
6 …plus troublant en effet car cette « école traditionnelle » est vivement contestée par l’Ecole
Moderne de Célestin Freinet : à titre d’exemple, on peut lire en 3e de couverture dans L’Educateur n°2
d’octobre 1953 :
« Nous sommes outrés quand nous voyons autour de nous des enfants de 7-8 ans surchargés de devoirs
à la maison. Et quels devoirs ! (…). Et nous sommes surtout outrés, quand nous voyons les
survivances, toujours aggravées, des punitions en honneur, il y a un siècle, dans les écoles : lignes,
verbes, bonnet d’âne, cachot, sans compter toute une collection de punitions qui ne sont pas à
proprement parler corporelles et qui n’en sont pas moins, pour les enfants, les plus graves au point de
vue psychique : piquet, pelote dans la cour, etc. ».
152
récemment arrivé, polarisait sur lui l’agressivité larvée. ( … ) Un soir d’hiver, le gamin fut
agressé en pleine obscurité par d’autres, postés en embuscade. Il se trouva que j’avais aperçu,
se sauvant, les trois agresseurs de 13 et 14 ans. Sans me donner le temps de la réflexion, je
m’engouffrai à leur suite dans leur chambre et, tombant la veste, je saisis le meneur :
" Puisque la différence d’âge ne te gêne pas dans les bagarres, me voilà " et je lui flanquai une
rossée en règle. Il faut dire que, surpris de la situation, il songeait à peine à se défendre.(…)
Freinet n’approuva ni ne critiqua mon attitude. Je savais qu’il lui était arrivé d’emmener à
l’écart un grand avec lequel une explication était nécessaire. On savait rarement ce qui s’était
passé et l’intéressé pouvait sauvegarder sa dignité en disant qu’il n’avait subi que des
reproches verbaux ; sans être adepte des châtiments corporels, j’avais réagi par instinct de rue.
Je ne prétendais pas avoir eu raison, mais le caractère public de ma réaction mettait au grand
jour une situation jusque là souterraine. »1.
Voir dans ce recours aux châtiments corporels qui n’épargne absolument pas le préceptorat2,
un renforcement de la politique répressive à l’endroit de l’enfance dont serait vecteur l’Age
moderne, position défendue par Philippe Ariès et Michel Foucault3, confortée par la mise en
œuvre du grand renfermement classique, est peut-être un peu hasardeux.
Comme le dit Bernard Jolibert4, il n’est pas établi qu’on puisse assimiler l’enfermement des
enfants avec celui des fous ou des criminels, car l’internat jésuite, exemplaire à bien des
égards, cherche manifestement moins à mater un enfant mauvais qu’à protéger un enfant
infirme en l’écartant de la corruption du monde5, ce qui suppose d’ailleurs la prise de
conscience de la réalité et de la fragilité affective de l’enfant jusqu’alors tenue pour
négligeable, par quoi la pédagogie jésuite veut à la fois préserver du monde et préparer au
monde, - d’où cette vie de l’internat qui, du reste, « fait monde » : langue, rituels, rythmes,
valeurs….-, difficulté que les Modernes, Rousseau en premier chef, problématisent.
1 Barré M. (1999), « Freinet éducateur au quotidien », in Clanché P., Debarbieux E., Testanière J.
(dir°) (1999), La pédagogie Freinet, mises à jour et perspectives, pp.83-84.
2 …y compris le plus prestigieux : Bossuet (1627-1704), précepteur du dauphin Louis de France,
fils de Louis XIV, justifie et pratique le châtiment corporel.
3 Ariès Ph., (1960), L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime ; Foucault M. (1975),
Surveiller et punir.
4 Jolibert B. (1981), L’enfance au XVIIe siècle, p.135.
5 Position très commune : Port-Royal considère qu’il faut éduquer les enfants car le Diable
s’attaque aux plus faibles, à ceux qui ne peuvent le combattre ; même démarche chez les charitables du
XIXe qui encouragent une éducation populaire et créent les salles d’asile… ou encore chez Rousseau
qui, excluant pourtant le principe du péché originel, veut éduquer pour préserver l’enfant de la menace
pernicieuse qu’un monde social corrompu fait peser sur lui.
153
Ainsi peut-on rendre compte de cet apparent paradoxe qui voit coïncider au XVIIIe
siècle l’âge d’or de l’internat porté par une vive demande parentale1 et le développement de
l’affectivité familiale : à la volonté d’instruire s’ajoute le souci de protéger. Et d’ailleurs, alors
même que la foi volontiers démonstrative de la Compagnie de Jésus (émotion religieuse,
spectacle baroque jésuitique…) pourrait s’appuyer sur le châtiment corporel, la Ratio
studiorum de 1599 qui organise la vie du collège réserve rigoureusement celui-ci pour les cas
extrêmes, en principe2…
Et ce même s’il est peu contestable que la Modernité assigne des places, normalise ou cherche
à normaliser, dans son entreprise de maîtrise du monde, le temps3 et l’espace, perspective par
laquelle la ville, - et l’on sait que l’école est d’abord un phénomène urbain -, est, au sortir du
Moyen Age et jusqu’au XXe siècle, à la fois témoin et actrice, maître d’œuvre d’une
organisation de la vie sociale et familiale notamment structurée autour de l’émergence d’une
opposition privé/public. Cette organisation, appelée à être de plus en plus déterminante,
définit une urbanité au sein de laquelle l’enfant est progressivement exclu de l’espace public
pour être spécifié comme tel dans l’espace fermé de la famille et de l’école4.
Aussi l’enfant, dont on redoute désormais l’errance, symptôme d’irrégularité et donc de
menace sociale5, est-il en effet assujetti, et n’apprend-il évidemment plus par imprégnation au
sein de la communauté urbaine et sociale, paradigme de socialisation enfantine
progressivement reléguée, et bientôt vécue sur le mode de la « honte » au début du XXe
siècle6.
1 C’est en effet sous la pression des familles que les Jésuites, d’abord réfractaires, ouvrent leurs
internats dont le premier est le collège de la Flèche en 1604. Cette même pression familiale s’exerce
aussi sur les Ignorantins…
2 Si les Jésuites ne sont sans doute pas aussi fouettards que leurs détracteurs veulent bien le faire
croire, il n’en reste pas moins que le recours aux châtiments corporels excède le plus souvent la
règle…
3 …la scansion de l’emploi du temps comme « quadrillage resserré du temps », cf. Foucault M.,
Surveiller et punir, p.152.
4 Cf. Meyer Ph. (1977), L’enfant et la raison d’Etat.
5 La loi du 28 avril 1832 sur la prise en charge des mineurs délinquants et des mineurs en danger
stipule que les mineurs de moins de 16 ans errants, sans être passibles d’emprisonnement, font l’objet
d’une surveillance policière particulière, et le passage de la majorité pénale de 16 à 18 ans en 1906
permet de d’accroître démographiquement la population concernée ; mais le Garde des Sceaux
Milliard, dans une circulaire du 31 mai 1898, invite les parquets à poursuivre systématiquement les
jeunes délinquants, y compris lorsque le délit confine à l’insignifiance au motif que « l’autorité
judiciaire ne doit jamais perdre de vue que (…) son rôle essentiel est de prêter son concours à une
œuvre de moralisation et de relèvement. » cité in L’enfant et la raison d’Etat, p.42, de sorte que
l’enfermement des errants mineurs est en réalité normalisé.
6 Cf. Hélias, P.-J. (1975), Le Cheval d’orgueil : mémoires d’un Breton du pays bigouden.
154
I 242 Pour une problématisation de l’éducation : la condamnation de la
violence éducative
Comme le fait remarquer René Girard, « Le sacré, c’est tout ce qui maîtrise
l’homme », incendies, tempêtes…« mais c’est aussi et surtout, bien que de façon plus cachée,
la violence des hommes eux-mêmes, la violence posée comme extérieure à l’homme et
confondue, désormais, à toutes les autres forces qui pèsent sur l’homme du dehors »1 : à la
sécularisation, à l'émancipation vis à vis d’une explication magique des phénomènes, au
« désenchantement du monde » pour reprendre l’expression attribuée à Schiller et que Max
Weber (1864-1920)2 rend célèbre, correspond le reflux de cette violence du dehors.
S’il est vrai que par-delà l’enceinte scolaire, et conformément aux exigences modernes
du droit qui fait obstacle à la violence et de la reconnaissance timide de la « personne » de
l’enfant qui n’appartient plus à sa famille, la pratique éducative se substitue peu à peu à la
pratique corrective pour s’imposer « définitivement » au milieu du XXe siècle3, c’est aussi
dans l’école qu’est stigmatisée la pédoplégie, et ce quels que soient les décalages, toujours
considérables, entre sources normatives et pratiques de l’enfance qui conservent une grande
violence jusqu’au début du XXe siècle4.
Car face à cette répression institutionnelle, la terreur de la sanction apparaît de plus en plus
inefficace aux pédagogues, voire contraire à la logique de l’apprentissage dès lors qu’elle
1 Girard R. (1972), La violence et le sacré, p.51.
2 Weber M. (1904-1905), L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, p.117 : « ainsi [avec le
calvinisme] dans l’histoire des religions, trouvait son point final ce vaste processus de
« désenchantement » du monde qui avait débuté avec les prophéties du judaïsme ancien et qui, de
concert avec la pensée scientifique grecque, rejetait tous les moyens magiques d’atteindre au salut
comme autant de superstitions et de sacrilèges. »
3 Ordonnance du 2-02-1945 : pour répondre à la délinquance des mineurs la mesure éducative
doit être la règle et l’antique pouvoir de correction du père est désormais instruit par une nouvelle
institution, le tribunal pour enfant ; ordonnance du 23-12-1958 : toute perspective de corriger
l’enfant disparaît au bénéfice de la seule mesure éducative ; loi du 4-06-1970 : obligation parentale
de protéger l’enfant avec cette idée d’un « droit de l’enfant » cf. Déclarations des droits de l’enfant,
1924, 1959, 1989.
4 Caron J.-Cl. (1999), A l’école de la violence.
155
tétanise l’enfant1 ou l'endurcit2, paralyse l’apprentissage3, contrarie la méthode4, nuit
gravement et durablement au goût de l’étude et plus généralement de l’effort5, et, finalement,
déconsidère l’éducateur6. Du reste, même au plan moral, la sévérité disciplinaire rate son
objet, si l’on en croit Fénelon, car « enfin, quand vous les réduiriez, par l’autorité, à observer
toutes vos règles, vous n’iriez pas à votre but : (…) vous les dégoûteriez du bien », par quoi
« si le sage a toujours recommandé aux parents de tenir la verge assidûment levée sur les
enfants ; s’il a doit qu’un père qui se joue avec son fils pleurera dans la suite, ce n’est pas
qu’il ait blâmé une éducation douce et patiente. Il condamne seulement ces parents faibles et
inconsidérés qui flattent les passions de leurs enfants… »7.
La condamnation, cependant, s’autorise de nuances. La conclusion de Comenius, « les verges
et les bâtons sont peut-être bons pour punir les esclaves, mais inadaptés tout à fait pour les
hommes libres »8, est plus radicale que celle de Locke. Pour ce dernier on l’a vu, parce que
l’enfant est un enfant, libre mais privé de l’usage de la raison, et parce que l’éducation, signe
de la condition imparfaite de l’homme, doit assujettir la liberté à la raison9, la question du
châtiment10 reste au cœur de la difficulté à penser la dualité enfantine : alter ego qui, comme
différence (privé de raison), suppose d’être normalisé, mais qui, comme autre moi-même
(liberté), a toujours le droit inaliénable de protéger l’indépendance de sa volonté et est
toujours maître de son corps. C’est pourquoi Locke condamne globalement la « méthode
1 …car la frayeur « n’aboutit qu’à rendre une âme faible et timide » [Fénelon (1687), Traité de
l’éducation des filles, chapitre 3 : « quels sont les premiers fondements de l’éducation »].
2 Les châtiments corporels en effet, « quand ils ne font pas de bien, font beaucoup de mal. S’ils
n’atteignent pas l’esprit et n’assouplissent pas la volonté, ils endurcissent le coupable. » [Locke J.
(1693), Quelques pensées sur l’éducation, p.102].
3 « si l’esprit des enfants est trop humilié, trop asservi, si leurs facultés sont comme abattues et
énervées par l’excès d’une discipline trop rigoureuse, ils perdent toute leur vigueur, toute leur
activité… » (Ibid., p.65).
4 Or, « il n’y a pas lieu d’user de discipline sévère dans les études et les activités scolaires, mais
seulement pour la moralité. Les études bien dirigées sont par elles-mêmes séduisantes… », Comenius
(1657), La grande didactique, p.237.
5. « quand il s’agit de leurs études, la grande et unique raison qui les en dégoûte, c’est qu’on les y
contraint, on leur en fait une obligation, un sujet de tourment et de gronderie. Ils ne s’y appliquent, par
suite, qu’avec crainte et en tremblant… » (Quelques pensées sur l’éducation, p.98). Ainsi « les
châtiments de cette espèce ont pour résultat nécessaire de faire haïr à l’enfant des choses que le devoir
des précepteurs serait précisément de leur faire aimer. » (Ibid., p.65).
6 « [les réprimandes] amoindrissent l’autorité » car « les enfants distinguent vite entre la passion et
la raison. » en sorte qu’il n’y a qu’une faute « pour laquelle, selon moi, les enfants doivent être battus :
c’est l’obstination ou la rébellion. » (Ibid., pp.100-101).
7 Traité de l’éducation des filles, chap.V.
8 La grande didactique, p.240.
9 Locke J. (1690), Deuxième traité du gouvernement civil, §56.
10 Locke J. (1693), Quelques pensées sur l’éducation, section VIII.
156
ordinaire, méthode expéditive et commode pour la paresse des maîtres, celle qui procède par
châtiments et coups de fouet »1, sauf pour les cas d’insubordination2, d’autant qu’elle fait haïr
la règle et le travail, et que l’esprit de l’enfant, souple et accessible à la raison, permet d’autres
interventions, surtout lorsque l’enfant grandit. Et l’éducation, gouvernement des enfants, met
donc finalement en œuvre, en amont, les mêmes enjeux que le gouvernement civil,
gouvernement des hommes : assujettir la liberté sans l’étouffer, se gardant autant du laxisme
(renoncement à l’assujettissement) que de l’autoritarisme (renoncement à la liberté).
Ainsi, avant même que la Déclaration des droits de l’homme (1789) ne fasse de
l’enfant un homme (né) libre, ce que confirment les Déclarations des droits de l’enfant (1924,
1959, 1989), la réflexion sur l’éducation tend à marginaliser le recours à la violence légitime
contre l’enfant.
Elle cherche désormais à promouvoir l’image idéalisée d’un éducateur qui, sur le modèle du
sage stoïcien, est sommé d’« avoir, de longue date, contracté des habitudes de descente en soimême »3, car « il faut savoir s’étudier, se creuser, se fouiller pour ainsi dire ; il faut arriver à
faire la différence entre la morale égoïste et utilitaire, qui ne mérite pas le nom de morale, et
la morale qui, du cœur où elle a germé et qu’elle épure, rayonne au dehors ( … ) ; il faut
connaître la "morale", en un mot. »4.
La pratique éducative, en tout cas, mord peu à peu sur la pratique corrective, ce qui suppose
en effet l’encouragement à l’acceptation de la règle par la mise en place d’un dispositif
éducatif reposant sur la prise en compte d’une « psychologie » de l’enfant. Erasme dans le De
Pueris, prône déjà l’apprentissage des lettres par « friandises » ; la pédagogie jésuite favorise
l’émulation dont le ressort psychologique est supposé minorer la contrainte coercitive,
s’appuie sur l’amour propre de l’enfant, et cherche à établir, comme Fénelon, une relation de
respect et de confiance avec l’enfant5. Dans une telle perspective, la punition prend également
la forme de l’intériorité en se limitant à susciter un sentiment de honte6.
1 Ibid., §47.
2 « il y a une faute, et il n’y en a qu’une, pour laquelle, selon moi, les enfants doivent être battus :
c’est l’obstination ou la rébellion. » Ibid., p.101.
3 Kergomard P. (1886), L’Education maternelle dans l’école, p.25.
4 Ibid., p.25 : la dénonciation d’une « morale » utilitaire trahit l’influence kantienne.
5 …car « l’autorité ne laissera de trouver sa place, si la confiance et la persuasion ne sont pas assez
fortes », Fénelon, Traité de l’éducation des filles, chap.V.
6 « la honte d’avoir mal fait(…), c’est la seule discipline qui ait des rapports avec la vertu. », dit
Locke (Quelques pensées sur l’éducation, p.101), mais on trouve des propos similaires chez
Comenius, Fénelon…
157
A moins que la sanction ne viennent de l’ordre du monde, lorsque l’élève, « dans la seule
dépendance des choses », ne se voit offrir jamais « à ses volontés indiscrètes que des
obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes »1 principe de réalité à la
confrontation duquel l’enfant s’initie à la rationalité du réel.
Mais alors que la violence subie par les enfants devient objet d’opprobre, que s’impose même
l’idée d’une immoralité du châtiment si châtier c’est traiter l’enfant, non pas en homme, mais
en objet2, que l’enfant soumis aux méthodes coercitives apprend le mensonge3 et acquiert une
mentalité d’esclave, incompatible avec la liberté entendue comme fin de l’éducation, la
question rebondit sur celle de l’apprendre. Car, comme le fait déjà remarquer Rousseau : « Si
l’on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il s’ensuit qu’ils ne peuvent rien apprendre
dont ils ne sentent l’avantage actuel et présent soit d’agrément soit d’utilité »4.
Ainsi l’école ferryste, parce qu’« il y a une discipline qui agit surtout du dehors, et une
autre surtout du dedans », condamne explicitement toute hétéronomie disciplinaire, et trouve
chez Rousseau le modèle d’une éducation à l’autonomie comme discipline qui instruit
l’enfant « par les conséquences naturelles de ses actes, par l’expérience propre du bien et du
mal qu’il se fait à lui-même »5.
Mais ce « retour du réel » par lequel à la fois s’expérimenterait une rationalité immanente et
s’exercerait la raison, ne fait pas l’économie de la discipline de l’examen, « comparaison
perpétuelle de chacun avec tous, qui permet à la fois de mesurer et de sanctionner »6.
Buisson ne saurait ici contredire tout à fait le Foucault de Surveiller et punir qui range
l’examen dans le régime des sanctions7, chef d’œuvre de la contrainte scolaire sur le mode
d’une surveillance constante des maîtres comme des élèves : « maîtres et élèves ont-ils un
1 Emile, livre II, p.311.
2 « C’est précisément la liberté- qui s’oppose à ce que l’homme puisse être connu comme une
chose et "manié" comme une chose- qui doit devenir le principe régulateur de l’action éducative. »,
Philonenko A. (1966), « Kant et le problème de l’éducation », in Kant E., (1804), Réflexions sur
l’éducation, « Introduction » pp.9-65, p.31.
3 L’école ferryste reprend l’argument rousseauiste : « c’est la rigueur d’une discipline impitoyable
qui, encourageant l’enfant à dissimuler pour éviter des punitions trop dures, le rend menteur. »,
Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, partie I tome I article « Discipline scolaire »
p.720.
4 Emile, livre II, p.358 : révolution de perspective sur laquelle il faudra longuement s’expliquer
dans une seconde partie.
5 Dictionnaire de pédagogie…, article : « Discipline scolaire », p.716.
6 Foucault M., Surveiller et punir, p.188.
7 « l’examen, en tout pays, est une sanction officielle… » , in Dictionnaire de pédagogie…,
article : « Examen », pp.963-967, p.963.
158
examen en perspective (…) chacun doit marcher d’un pas égal et s’évertuer à rester en ligne ;
l’application, chez les uns, devient plus soutenue, l’enseignement, chez les autres, devient
plus serré et plus précis : il faut aboutir. », car l’examen ne vise rien moins, par-delà le
« savoir suffisant », « de saines habitudes mentales acquises à l’aide de ce savoir »1.
Incarnation de cette Modernité, toute discipline se veut ici idéalement prophylactique, tant il
est vrai que « la répression devient inutile quand le désordre est prévenu »2.
Et puisqu’il n’y a en fin de compte pas de meilleurs contrôle que l’autocontrôle, Batencour
pour l’école paroissiale et les Jésuites pour l’enseignement secondaire recommandent un
contrôle des élèves par les élèves eux-mêmes3, dont le principe ne fait pas long feu, puisqu’il
est largement repris, et jusqu’au Plan d’éducation nationale de Michel Lepeletier de SaintFargeau4, mais c’est peut-être dans la conception de la salle de classe qui, dès l’école des
Frères, intègre une exigence de visibilité, que se lit le plus sûrement cette direction vigilante
des élèves, entre vitrage à 1.20 du sol5, alignements des rangs et estrade surélevant la position
magistrale, en sorte que le maître « doit, de sa place, dominer toute la classe mais il ne doit
pas s’y tenir constamment, et son rôle est d’aller voir de près le travail des élèves, pour
rectifier leur attitude »6.
Mais c’est pourtant dans le contrôle de soi que se dit la fin de cette éducation moderne qui
déploie ici toute sa logique, dans cette violence de soi à soi par laquelle le petit d’homme
devient lui-même avec les autres, et que Durkheim évoque longuement : « Pour apprendre à
contenir son égoïsme naturel, à se subordonner à des fins plus hautes, à soumettre ses désirs à
l’empire de sa volonté, à les renfermer dans de justes bornes, il faut que l’enfant exerce sur
lui-même une forte contention »7.
Dans ce jeu de l’autonomie et de la contrainte qui caractérise l’ordre moderne, l’éducation
assurément, se taille la part du lion.
1 Ibid., p.963.
2 Dictionnaire de pédagogie…, article : « Discipline scolaire », p.718.
3 Jacques de Batencour (cf. Instruction méthodique pour l’école paroissiale, pp.68-83, cité par
Foucault M., Surveiller et punir, p.178) prône le recours aux officiers « observateurs ».
4 « je trouve beaucoup d’avantages à établir dans la petite troupe enfantine ces espèces de grades »
(Comité d’instruction publique, / Plan d’éducation nationale de Michel Lepelletier présenté à la
Convention par Maximilien Robespierre le 13 juillet 1793, p.13).
5 Dictionnaire de pédagogie…, partie I, tome II, article : « Salle de classe » (pp.2673-2677),
p.2674.
6 Dictionnaire de pédagogie…, partie I, tome II, article « Mobilier scolaire » (pp.1944-1946),
p.1944.
7 Durkheim E. (1911), « L’éducation, sa nature et son rôle » in Education et sociologie, p.70.
159
I 243 La pédoplégie régresse
D’abord réglementée selon les injonctions monastiques, conventuelles puis scolaires1,
la pédoplégie recule de facto, même si elle reste généralisée jusqu’au XIXe siècle au moins, si
l’usage de la palette est encore, comme le dit Balzac, « ultima ratio patrum », « l’ultime
argument des Pères ».
Et il est à craindre que l’objection de Philippe Ariès selon laquelle, du XVe au XVIIe, « le
fouet à la discrétion du maître, l’espionnage mutuel au profit du maître se sont substitués à un
mode d’association corporative qui restait le même pour les jeunes écoliers et pour les autres
adultes »2, ne laisse deviner la séduction exercée par la légende d’un Moyen Age libertaire
étouffé par le classicisme, ou la subversion des anti-Lumières, selon le terme probablement
inventé par Friedrich Nietzsche (1844-1900)3.
Le collège Montaigu, de sinistre mémoire si l’on en croit Erasme, ancien pensionnaire, qui
évoque l’ordinaire des châtiments d’une infinie cruauté, apparaît bientôt, sous la plume de
Rabelais qui le fréquente dans les toute premières années du XVIe siècle, « collège de
pouillerie », point de vue sur le collège en général qui tend plutôt à se diffuser entre
Renaissance et Révolution.
Le lycée napoléonien de 1802 qui recueille, quant au règlement des sanctions qui le régit, la
tradition monacale de la privation et celle du régime militaire avec les arrêts et la prison, se
voit très significativement interdit de châtiment corporel, au même titre que l’ensemble de
l’enseignement secondaire, par l’arrêté du 10 juin 1803, art.122, interdiction que renouvellent
le statut des écoles du 19 septembre 18094 et le décret de 1811.
Le statut sur les écoles primaires élémentaires communales du 25 avril 1834 (titre II, art.29)
stipule bien que « les élèves ne pourront jamais être frappés », mais autorise de les mettre à
genoux en classe ou dans la cour de récréation. L’arrêté de Victor Cousin de 1840 proscrit les
peines corporelles à l’école, et le règlement des salles d’asile du 22 mai 1855 (art 7) précise
1 Les règlements des monastères et des couvents interdisent la punition corporelle immédiate se
prêtant le cas échéant à un corps à corps, d’où l’usage obligatoire des instruments : les verges, la
férule, le bâton, le nerf à bœuf… ; le Ratio studiorum des Jésuites reconduit le principe. Dans la
plupart des établissements, la sanction intègre le règlement.
2 Ariès Ph., (1960), L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, p.201.
3 Nietzsche Fr. (1874), Schopenhauer éducateur, in Considérations inactuelles.
4 Le statut de 1809 fixe les punitions autorisées et précise que le maître coupable d’avoir frappé un
élève est justiciable devant les tribunaux universitaire et responsable civilement. Sont autorisés, les
arrêts, la table de pénitence, une tâche pendant la récréation, la privation de l’uniforme, la prison. Le
règlement du 7 avril 1854 supprime table de pénitence et prison. Les arrêts ne sont supprimés qu’en
1883.
160
que non seulement « les enfants ne doivent jamais être frappés. » mais qu’en outre « ils sont
toujours repris avec douceur. ».
Le règlement scolaire modèle du 18 juillet 1882 (art.17) rappelle encore une fois qu'« il est
absolument interdit d’infliger aucun châtiment corporel », interdiction réitérée par les
circulaires du 19 janvier 1887, et, surtout, du 7 juillet 1890 qui étend l’interdit de l’arrêté de
1803 à l’ensemble du système éducatif, stipule que « les punitions auront toujours un
caractère moral et réparateur. Le piquet, les pensums, les privations de récréation, la retenue
de promenade sont formellement interdits. ».
L’injonction, itérative1, est d’ailleurs susceptible de laisser rêveur qui connaît le régime des
sanctions effectivement en usage dans les écoles primaires et les collèges au début du XXIe
siècle, et qui sait combien, de surcroît, il est encore difficile de faire effectivement respecter le
droit2.
Mais le lien entre rejet du châtiment et objectif d’autonomie est explicitement signifié
par l’école ferryste dans la circulaire du 15 juillet 1890 sur la réforme disciplinaire dans les
collèges et lycées : la répression « se contente d’un ordre apparent et d’une soumission
extérieure (…). La discipline libérale cherche, au contraire (…) l’ordre intérieur, c’est-à-dire
le consentement de l’enfant à une règle reconnue nécessaire ».
Ainsi, sans se tromper pour autant quant à l’efficience des textes officiels confrontés à
l’inertie et de la « machine scolaire » et de la tradition des pratiques de l’enfance, - la
réitération des injonctions institutionnelles interdisant le châtiment corporel dit d’ailleurs
assez combien en perdure l’usage…-, il est vraisemblable néanmoins que l’assouplissement
du régime de la contrainte marque véritablement un tournant, et l’introduction dans l’Ecole
d’une certaine aménité dans les manières de faire avec les enfants.
1 Cf. circulaire du MEN n°2000 105 du 11 juillet 2000, « Organisation des procédures
disciplinaires dans les collèges, les lycées et les établissements régionaux d’enseignement adapté. » :
B.O. spécial n°8 du 13 juillet 2000 : « les punitions infligées doivent respecter la personne de l’élève et
sa dignité : sont proscrites en conséquence toutes les formes de violences physique ou verbale, toute
attitude humiliante, vexatoire ou dégradante à l’égard des élèves. ».
2 En effet, tout acte de violence sur un mineur de 15 ans est susceptible d’entraîner une poursuite
devant le tribunal correctionnel (C. Pén. art.222-13 1°), et l’infraction est aggravée lorsqu’elle est
commise par une « personne ayant autorité sur mineur », les peines encourues passant de trois à cinq
ans d’emprisonnement, et de 45 000 à 75 000 euros d’amende. Il s’avère pourtant qu’à la fin du XXe
siècle, les tribunaux font encore preuve d’une certaine tolérance à l’endroit de la pratique de la
correction, - en référence à l’ancien « droit de correction » -, lorsque celle-ci a une visée exclusive de
maintien de l’ordre scolaire et reste proportionnelle au manquement de l’élève, sans qu’il ne soit
jamais possible bien sûr, de caractériser l’innocuité du « droit de correction ». Cf. Henaff G. (2005),
« La lente disparition du droit de correction dans la discipline scolaire », Lettre d’information
juridique n°95, mai 2005, pp.20-28.
161
Après la Seconde guerre mondiale, le rapport Durry (1944) et le plan Langevin-Wallon
(1944-1947) cherchent à leur tour à promouvoir, dès l’enseignement primaire, une
« éducation morale et apprentissage de la vie sociale par l’autonomie graduelle »1.
Les
règles
imposées
sont
« réduites
au
minimum
pratiquement
indispensable.
Progressivement, on laissera à chacun une part d’activité libre et de responsabilité personnelle
de plus en plus large. En même temps, les travaux en équipe, la coopération organisée
enseigneront par l’action la soumission volontaire à une règle acceptée, l’intégration de
l’activité individuelle à celle d'un groupe organisé »2.
En même temps un « contrôle psychologique » répondant « à la nécessité de connaître
l’enfant dans ses particularités individuelles aussi bien que dans son évolution
psychologique »3 doit être mis en place.
Cette économie éducative qui repose sur une critique de la sévérité disciplinaire supposée
régner dans l’école, sévérité contre laquelle Pauline Kergomard, l’AGIEM4, le mouvement
Freinet…ont déjà pris position, fait donc le choix d’une logique de contrôle et/ou de
prévention.
Et c’est dans ce même état d’esprit5 que l’école de la IIIe République multiplie les
démarches substitutives à la correction. Dans une tradition quelque peu jésuitique d’ailleurs,
la relation pédagogique est revisitée. Au fondement de la relation, « l’attachement des
élèves » qui « naît de l’affection du maître pour eux ; l’instituteur sera aimé de ses enfants s’il
les aime »6, est une affection sans familiarité toutefois, en quelque sorte sublimée, une
1 Rapport général sur les travaux de la commission pour la réforme de l’enseignement créée le 21
janvier 1944 (B.O. de l’Education nationale n°spécial 118-555, 16 novembre 1944) présenté par
Marcel Durry, maître de conférence à la faculté des lettres de l’université de Paris, à René Capitant,
commissaire puis ministre de l’Education nationale dans le Comité français de libération nationale
puis dans le Gouvernement provisoire de la République française du 9 novembre 1943 au 21
novembre 1945.
2 En novembre 1944, un arrêté du ministre de l’Education nationale crée une Commission d’études
chargée d’élaborer un projet de réforme de l’enseignement, et nomme président Paul Langevin (18721946), Henri Wallon (1879-1962) et Henri Piéron (1881-1964) vice-présidents. Wallon préside
d’abord la sous-commission chargée de la formation des maîtres, et remplace Langevin à sa mort. Le
projet de réforme est soumis au ministre de l’Education nationale en 1947 : il restera une référence
constante sans être jamais appliqué. Cf. Decaunes L., Cavalier M.- L. (1962), Réformes et projets de
réforme de l’enseignement français de la Révolution à nos jours,1789-1960.
3 Ibid. Un corps de psychologues scolaires est en conséquence prévu à cet effet, ainsi qu’une
extension de l’attribution des médecins scolaires qui « devront suivre la croissance de chaque enfant ».
4 Association générale des instituteurs et institutrices des classes maternelles publiques, créée en
1921.
5 …état d’esprit en gestation chez les Jésuites, les Oratoriens, et Port Royal, convertis à l’idée
d’une discipline instrument de perfectionnement moral et spirituel plus que de coercition.
6 Dictionnaire de pédagogie…, article : « Discipline scolaire », p.719.
162
affection, si l’on peut dire, d’apprentissage, bienveillante et sereine, bref une obligation
morale de chacun vis à vis d’autrui.
A cette image toute scolaire de la fraternité républicaine doit s’ajouter l’étude des caractères à
laquelle est attaché Octave Gréard, qui n’exclut pas, même si le ressort doit rester secondaire,
le recours à l’émulation, à la récompense qui se décline au plan matériel à travers toute une
série de prix, de bons points et d’images…
Sans jamais disparaître tout à fait, le régime des sanctions s’humanise alors que la régulation
emprunte la logique de la normalisation moderne.
I 244 S’impose l’autorité, ressort moderne de la contrainte scolaire
Si l’on s’en tient à une définition de l’autorité avancée par Le Petit Robert,
« supériorité de mérite ou de séduction qui impose l’obéissance sans contrainte, le respect, la
confiance » et qui reprend celle qu’Hannah Arendt (1906-1975) propose dans son article de
1957 « Qu’est-ce que l’autorité ? », celle-ci doit être appréhendée comme une réquisition de
l’obéissance qui « exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition » puisque « là où la force
est employée, l’autorité proprement dite a échoué » 1.
Forte de cette définition, la régression de la violence scolaire est bien à mettre au crédit d’un
renforcement de l’autorité de l’Ecole, la forme même de l’autorité pouvant être comprise, en
tant que « forme intériorisée de la contrainte », comme l’idéal moderne de la contrainte
normative. La Modernité fait alors de l’autorité2 la structure absolument nécessaire d’un
pouvoir devenu fonctionnellement invisible, et dont l’opérateur est l’auto-nomie, principe
universel de l’expérience humaine.
C’est donc bien ici encore l’emprise scolaire dans les formes dessinées par la Modernité
philosophique autour du principe d’autonomie qui impose, et cette imposition s’effectue par
intériorisation de la norme. Idéal autoritaire s’il en est car, s’il n’y a évidemment pas
d’autorité sans pouvoir, cette autorité fait (presque) disparaître l’effet de domination luimême.
1 in La crise de la culture, huit exercices de pensée politique, p.123.
2 Précisons toutefois qu’il ne s’agit pas là de la position d’Hannah Arendt qui ne voit au contraire
dans la Modernité que les conditions d’une crise de l’autorité, débat sur lequel il nous appartiendra de
revenir en seconde partie de ce travail.
163
Réciproquement, la forme de l’intériorité suppose idéalement le modèle de l’autorité, comme
l’expose déjà très clairement Bernard Lamy (1640-1715), de la Congrégation de l’Oratoire :
« l’obéissance qui se pratique ici surprend ceux qui ont peine à comprendre que des personnes
libres se soumettent si facilement aux ordres d’un supérieur, qui n’a point d’autre pouvoir sur
elles que celui qu’elles lui donnent »1.
Et par-delà l’objectif de placer Dieu à l’intérieur de l’homme, s’initialise ici une autorité
scolaire qui se donne à voir comme la pièce maîtresse du dispositif moderne de la sujétion :
dans un même geste, faire de l’enfant un sujet, libre parce qu’obéissant, mis d’autorité devant
l’obligation rationnelle d’obéir à loi qu’il s’est prescrite2, selon une norme dont l’efficace se
mesure désormais à l’aune de son intériorisation, c’est-à-dire de son invisibilité.
L’Ecole affirme la normativité de cette contrainte scolaire3 en imposant d’abord les
figures symétriques de l’élève et du maître.
A celui qu’elle élève, justement, au titre de la perfectibilité de l'homme à l’universel sujet
épistémique, s’ouvre la culture comme capacité à se donner universellement ses propres fins,
à s’affranchir de tout particularisme, à renoncer à toute différence constitutive.
A tire symbolique, l’uniforme scolaire, dont la blouse est le dernier avatar, est la marque de
cette isonomie qui prétend effacer tout particularisme, régional, familial et social, construire
l’égalité dans l’identité scolaire. Et cet uniforme apparaît comme le contrepoint à la
diversification de l'habit qui concerne aussi le monde de l’enfance, diversification rendue
possible par le développement de la production qui, depuis le XVIIIe siècle, ouvre un accès,
quoique inégal, à la consommation et à l’éducation à de nouvelles couches sociales4, et où se
lit le symptôme d’une société qui crée son ordre en remettant toujours en jeu l’ordre du
monde.
Au maître revient, en vis à vis, parce qu’il est celui qui sait, le devoir de se prévaloir de
l’autorité d’un savoir universel.
Et sans doute l’autorité de l’homme sur l’homme, - et l’élève est un homme, si l’on peut dire,
éminemment, puisqu’il n’a de sens que dans un procès d’hominisation qui exige que l’enfant
1 Lamy B. (1706), Entretiens sur la science, p.197, cité par Compayré G. (1879), Histoire critique
des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIe siècle, tome I, p.210.
2 « L’impulsion du seul appetit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est
liberté », Du Contrat social, livre I, p.365.
3 « L’école est une culture par contrainte », Kant E., Réflexions sur l’éducation, p.111.
4 Cf. Roche D., La Culture des apparences, Fayard, 1989.
164
« prenne de la peine et se hausse à l’état d’homme »1 -, est dégradante.
Mais ici l’autorité du maître, autorité institutionnelle plus qu’individuelle, autorité d’attention
à l’élève et d’indifférence à l’enfant, et par laquelle l’enfant découvre, que « l’école n’est
nullement une grande famille », qu’« à l’école se montre la justice qui se passe d’aimer »2,
autorité par laquelle l’enfant apprend à travailler3, permet de synthétiser obéissance et
invention de soi comme sujet, de réaliser cette exigence soulignée par Kant de composer
contrainte et liberté.
Par conséquent, conformément à sa logique d’éducation à l’autonomie, et, - du moins
selon Alexis de Tocqueville (1805-1859) -, à sa logique d’école démocratique si la nature de
ce « pouvoir immense et tutélaire » est « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux »4,
l’Ecole moderne dont l’élève doit apprendre à se conduire, lorsque l’élève de l’école
scolastique est appelé à « être conduit » selon un schéma d’orthoformation, tend à substituer à
la violence du châtiment corporel, une économie de la gratification et de la sanction dans
laquelle celle-ci doit toujours être proportionnée et par là échelonnée, et celle-là privilégiée,
dans un contexte où le contrôle des élèves, contrôle des conduites et des connaissances, revêt
un caractère primordial.
Et Rousseau, paradoxalement5, ne fait pas exception à la célébration d’une autorité invisible et
d’autant plus formatrice, limitée dans sa fin par la liberté. Sa plus grande défiance à l’endroit
de l’autorité tient ici à sa conviction, au contraire de Locke, de l’inaccessibilité de l’enfant aux
raisons de l’adulte6. De là Rousseau interdit toute autorité personnelle ostensible, toujours
1 Alain (1932), Propos sur l’éducation, « Propos V », p.11.
2 Ibid., « Propos IX », p.21.
3: « Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul
animal qui doit travailler. », Kant E., Réflexions sur l’éducation, p.110.
Parce qu’« entre la terrible réalité du monde qui pèse sur l’animal et l’esclave et la creuse idéalité
du jeu pur, il y a la vérité concrète et historique du travail qui définit l’homme. », par quoi en effet,
« le travail est le concept synthétique central de l’éducation », Philonenko A. (1966), « Kant et le
problème de l’éducation ».
4 Tocqueville A. de (1840), De la Démocratie en Amérique tome II, tome IV, 4e partie, chapitre VI,
« Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre », pp.313-314.
5 Le « paradoxe » tient à cette interprétation des thèses rousseauistes dans le sens d’une éducation
antiautoritaire, et dont l’expression la plus radicale se trouve dans des expériences pédagogiques par
ailleurs fort différentes, celle de l’école de Jasnaja Poljana fondée en 1858 par Léon Tolstoï, et celle de
Summerhill fondée en 1921 par Alexander S. Neill.
6 « Raisoner avec les enfans étoit la grande maxime de Locke ; c’est la plus en vogue aujourd’hui ;
son sucçés ne me paroit pourtant pas fort propre à la mettre en crédit, et pour moi je ne vois rien de
plus sot que ces enfans avec qui l’on a tant raisoné. », Rousseau J.-J. (1762), Emile, livre II, p.317.
165
susceptible d’être interprétée en terme d’arbitraire, hypothèse d’évidence contre-éducative
dans une optique moderne puisqu’elle engendre le mensonge, la servilité ou la révolte. Ainsi
l’éducation est-elle aménagement habile de situations d’apprentissage en sorte qu’« il [votre
élève] croye toujours être le maitre et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y a pas
d’assujetissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté »1.
Et c’est justement en maintenant l’enfant « dans la seule dépendance des choses »2 que le
Gouverneur remet l’élève à la seule autorité de la nécessité, ordre de la raison, de sorte que
« toujours la leçon lui [vienne] de la chose elle-même »3.
Ceci étant, le point de vue rousseauiste confirme l’analyse weberienne des formes de
domination4 : l’autorité moderne, « rationaliste » en termes weberiens, est l’autorité juridique
gouvernée par la loi, expression de la souveraineté populaire, et seule en mesure de s’exercer
dans la société des égaux, société où l’incarnation de l’autorité est légale ou n’est pas, et ne
s’incarne personnellement que dans le cadre de fonctions statutaires. En ce sens, l’autorité
charismatique du maître, autorité des sociétés pré-rationalistes peut bien apparaître en effet au
moderne Rousseau comme la « pire des tyrannies ».
Consécutivement, l’autorité de la loi5 induit non seulement que l’Ecole, comme « puissance
éducative », n’agisse que dans les limites et le cadre que lui confère le droit6, mais aussi que
la loi imposée dans l’école soit respectée en elle-même, par principe, indépendamment du
régime de contrainte externe s’appliquant à rendre ce respect presque incontournable, et bien
que celui-ci reste en place pour, comme le dit Rousseau, contraindre à la liberté7, car
1 Ibid., p.362.
2 Ibid., p.311.
3 Ibid., p.369.
4 Max Weber (1864-1920) oppose à la domination légale qui fonde sa légitimité sur le pouvoir
d’un droit abstrait et impersonnel, lié à la fonction et non à la personne, à la fois la domination
charismatique assise, au contraire, sur l’aura de la personne, et la domination traditionnelle que vient
justifier le caractère sacré de l’ancestralité, cf. (1922), Economie et société.
5 Notons toutefois le glissement sémantique que permet ici l’omniréférence à la loi car « la loi
désigne aussi bien la règle de droit que l’obligation qui échappe à toute régulation instituée » Blais M.Cl. (2002), « Civilité, socialisation, citoyenneté. Que peut l’éducation civique ? », in Blais M. - Cl.,
Gauchet M., Ottavi D., Pour une philosophie politique de l’éducation, p.266-267.
6 De même, à ce titre, Eric Weil (1904-1977) revient-il, définissant l’Etat constitutionnel comme
Etat de droit fondé en raison, sur l’autorité de la loi formelle et universelle. Cf. Weil E. (1955),
Philosophie politique.
7 car il faut, là aussi, « obliger les uns à conformer leurs volontés à leur raison », dans l’intérêt
concilié de l’individu et de la communauté, Le Contrat social, livre I, p.380.
166
l’obéissance à la loi qui est l’objectif d’une éducation bien pensée est librement consentie en
vue de la liberté.
Emile Durkheim ne s’inscrit pas en faux lorsqu’il affirme que « la liberté est fille de l’autorité
bien entendue. Car être libre, ce n’est pas faire ce qui plaît ; c’est être maître de soi, c’est
savoir agir par raison et faire son devoir. Or c’est justement à doter l’enfant de cette maîtrise
de soi que l’autorité du maître doit être employée. »1. Cette coextension de l’autorité et de la
liberté est bien la clef de l’éducation moderne dont la même loi réunit maître et élève, les fait
participer d’une même communauté universelle. C’est pourquoi « Ce qui importe avant tout,
c’est que l’autorité dont il doit donner le sentiment, le maître la sente réellement en lui. (…)
Or d’où peut-elle lui venir ? (…). Ce n’est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité,
c’est de lui-même ; elle ne peut lui venir que d’une foi intérieure. »2.
C’est pourquoi l’Ecole de la République ne saurait se montrer trop ostensiblement, sans être
inconséquente avec elle-même3, une école répressive, une école de la sanction, et ne peut faire
l’économie d’un certain renoncement à la violence.
En quoi la logique républicaine s’avère encore une fois sensiblement différente de la logique
de l’institution du chrétien, même si l’école des Frères, comme avant elle l’école paroissiale
dont Jacques de Batencour se propose de fixer la forme, l’idéal-type4, l’école de Charles
Démia ou le collège jésuite, sont au commencement d’une normalisation moderne5
qu’actualise l’école publique6 des XIXe et XXe siècles.
Cet effacement par incorporation normative, cette autorité par essence invisible seule
garantie d’une autorité de soi à soi, sont d’ailleurs portés par l’utopie scolaire elle-même,
confère la célèbre abbaye de Thélème, école rêvée de l’autonomie souveraine, lieu dans
lequel, certes, le pensionnaire n’a d’autre règle que « fay ce que vouldras »7, mais justement
parce que ce pensionnaire, parfaitement discipliné dans et par l’école, n’est plus un élève,
« tant noblement estoient apprins qu’il n’estoit entre eulx celluy ne celle qui ne sceust lire,
escripre, chanter, jouer d’instrumens harmonieux, parler de cinq à six langaiges… »8.
1 Education et sociologie, p.73.
2 Ibid., p.72.
3 « la crainte du châtiment est tout autre chose que le respect de l’autorité », rappelle Durkheim
(Education et sociologie, p.72).
4 L’Escole paroissiale et quelques usages de son temps (1654).
5 Chartier R., Julia D., Compère M.-M. (1976), L’Education en France du XVIe au XVIIIe
siècle, chapitres IV et V ; Vincent G. (1980), L’Ecole primaire française.
6 Rappelons que le ministère de l’Instruction publique est créé en 1824
7 Rabelais Fr. (1534), La vie très horrifique du grand Gargantua, pp.147-164.
8 Ibid., p.160.
167
Autrement dit l’abbaye est l’horizon idéal d’une éducation humaniste dont la fin est
l’autonomie.
La question de l’autorité fait donc corps, à l’articulation de l’humanisme, du
rationalisme et de l’esprit des Lumière avec l’éducation elle-même, telle que celle-ci vient
définir l’humanité, perfectible (Rousseau) et autonome (Kant).
Cette autonomie confère à l’éducation la responsabilité d’une intériorisation de la Loi :
arraché peu à peu à l’orbite de la nature, l’homme est ce qu’il devient contre toute déterminité
essentielle.
Ainsi, par-delà l’exigence d’une formation du citoyen nécessaire au discernement de ses choix
politiques, et par laquelle l’instruction devient la condition de la République1 - la souveraineté
populaire ne signifiant rien de moins que son droit, affirmé dans la « Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen » de 1789, de « concourir personnellement ou par ses Représentants »
à la formation de la loi (art.6) -, l’éducation est, au plan anthropologique, consubstantielle à la
démocratie dont elle duplique l’ordre des nécessités : permettre que se construise un homme,
selon l’impératif d’égalité et de liberté.
I 245 La discipline de l’« exercice»
Et c’est bien encore sur le corps que s’adresse cette autorité moderne, sur le corps
subtilisé à la punition2, sur le corps effectivement invité à la discipline qui « ne consiste qu’à
dompter la sauvagerie » et ainsi « empêcher que l’animalité ne soit la perte de l’humanité »3,
discipline du travail, offert à la production : corps qu’à partir de l’âge classique « on
1 Condorcet (1793), Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.
2 Très tôt la punition manuelle fait l’objet d’une certaine répugnance, et les règlements des écoles
(écoles paroissiales, écoles des Frères ou de Charles Démia…) et des collèges lui substituent la
correction infligée avec des instruments consacrés (férules, verges…), interdisant par là tout « corps à
corps » entre adulte et enfant, entre maître et élève, comme s’en explique clairement et longuement la
Conduite des Ecoles chrétiennes de 1720.
Le succès du pensum est sans doute à mettre au crédit de cet effacement du corps, comme le fait
remarquer Marie-Madeleine Compère [(1985), Du collège au lycée (1500-1850)] : il joint en effet
l’utile (payer pour sa faute) à l’utile (faire un devoir) sans impliquer le corps.
3 Kant E., (1804), Réflexions sur l’éducation, p82.
168
manipule, qu’on façonne, qu’on dresse, qui obéit, qui répond, qui devient habile ou dont les
forces se multiplient. »1.
Cette « docilité » du corps pour reprendre la terminologie foucaldienne, se fabrique en rupture
avec toute représentation naturelle dans la pratique de l’exercice, pratique traditionnellement
investie par les écoles de l’Antiquité, et que l’Ecole républicaine fait sienne en prenant soin
d’en réformer l’esprit pour l’ajuster à la finalité de l’examen.
« Quand toute l’éducation, dans l’ordre moral comme dans l’ordre intellectuel, visait
surtout à façonner l’homme du dehors, si l’on peut ainsi parler, plutôt que de le "construire du
dedans" et avec son propre concours de plus en plus actif », écrit à ce propos Félix Pécaut
(1828-1898)2, rédacteur de l’article « Exercices scolaires » du Dictionnaire pédagogique de
Ferdinand Buisson, « il était naturel de concevoir et d’organiser les exercices comme une
pratique extérieure et presque machinale ».
Au contraire de cet exercice de mémoire et de répétition, l’exercice moderne « sera le moins
mécanique possible : il mettra en jeu l’initiative de l’élève »3.
L’exercice comme moyen d’une discipline de l’esprit n’est quitte d’aucun dressage, car sans
doute comme le dit encore Kant, « on dresse des chiens, des chevaux ; on peut aussi dresser
des hommes », mais par qu’« il importe avant tout que les enfants apprennent à penser »,
l’enfant ne saurait être « simplement dressé, dirigé, mécaniquement instruit », mais
« réellement éclairé »4.
Désormais, renouant au contraire avec l’ancienne pratique grecque de l'askèsis (ἄσκησις)
que décrit Pierre Hadot, « pratique volontaire personnelle destinée à opérer une
transformation du moi »5, cet entraînement spécifique de l’élève de l’école ferryste prétend à
la transformation de l’intime de l’individu pour la construction du sujet et du citoyen1 Foucault M. (1975), Surveiller et punir, p.138.
2 Félix Pécaut qui a renoncé au pastorat, appartient, avec Ferdinand Buisson, Jules Steeg
(inspecteur général de l’Instruction primaire), Pauline Kergomard (inspectrice générale des écoles
maternelles), Louis Liard (directeur de l’enseignement supérieur)…au cénacle protestant des Pères de
l’école laïque. Il travaille auprès de Buisson à la réforme de l’enseignement primaire et participe à la
création de l’Ecole normale de Fontenay-aux-Roses dont il est le grand maître spirituel et le directeur
dix-sept ans durant, et dont il fait le Port Royal de la République.
3 Ibid., article « Exercices scolaires », pp. 968-970, p.968.
4 Kant E., (1804), Réflexions sur l’éducation, p.83.
En témoigne à cet égard la grande méfiance des Modernes, en particulier Rousseau et Kant, à l’endroit
de l’habitude en éducation : car « plus un homme possède d’habitudes, d’autant moins est-il libre et
indépendant » (Ibid. p.100), c’est pourquoi « la seule habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant est
de n’en contracter aucune (…) » [Rousseau J.-J. (1762), Emile ou de l’éducation, livre I, p.282.].
5 Hadot P. (1995), Qu’est-ce que la philosophie antique ? , p.276.
169
producteur, en permettant « aux principes d’une science ou d’une technique d’être assimilés,
de pénétrer le sujet jusqu’à le transformer intimement par innutrition en créant en lui une
disposition fondamentale, - capacité, vertu, habitus. », comme l’écrit Philippe Hoffmann1,
parlant de l’Antiquité tardive.
Que cette « innutrition » ait en quelque sorte avant tout une origine et une finalité sociale,
comme l’expose Durkheim dans l’article « Education » qu’il rédige pour la nouvelle mouture
du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson2, interroge, certes, quant à la possibilité
même d’une autonomie, mais ne change pas le fond du problème quant à la nécessité, pour
l’Ecole, de faire un homme, c’est-à-dire dans un même geste un sujet épistémique et un acteur
social.
Il s’agit toujours en effet « qu’à l’être égoïste et asocial qui vient de naître elle [l’éducation]
en surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale »3, avec cette double
exigence éducative et scolaire car d’une part « la société ne peut vivre que s’il existe entre ses
membres une suffisante homogénéité », la culture du peuple républicain, que l’éducation
« perpétue et renforce », alors que d’autre part, puisque « sans une certaine diversité, toute
coopération [entre les membres de la collectivité] serait impossible », « l’éducation assure la
persistance de cette diversité nécessaire en se diversifiant elle-même, et en se spécialisant »
afin de provoquer, « chez les enfants, sur un premier fonds d’idées et de sentiments communs,
une plus riche diversité d’aptitudes professionnelles. »4.
Or, poursuit le raisonnement durkheimien, si l'on veut bien considérer qu’à la fois chaque
profession constituant un « milieu sui generis qui réclame des aptitudes particulières et des
connaissances spéciales »5, et qu’« il est impossible d’apprendre à un esprit à réfléchir sans
1 Hoffmann Ph. (2005), “Formes de culture, programmes et pensée pédagogique à la fin de
l’Antiquité », p.24.
2 Buisson F. (dir°), (1911), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, repris
sous le titre, « L’éducation, sa nature et son rôle », dans (1922), Education et sociologie.
3 Notons que cette représentation de l’enfant a une lourde dette à l’endroit de la philosophie
platonicienne pour laquelle l’enfant est comme un « animal sauvage » :
« (…) de tous les animaux sauvages, l’enfant est celui qu’il est le plus difficile de manier : autant est
abondante chez lui, plus que chez tout autre animal, la source de la pensée, mais une source non
encore équipée, autant il se montre fertile en machinations, âpre et d’une violence dont en aucun autre
on ne retrouve la pareille. Aussi a-t-on besoin de le brider comme avec de multiples rênes : pour
commencer, et dès qu’il a cessé d’être sous la tutelle des nourrices et des mères, en lui donnant, à
cause de sa jeunesse inexpérimentée, des gens pour le conduire ; en lui donnant, en second lieu et d’un
autre côté, des maîtres pour l’instruire et des connaissances de toute sorte pour être acquises, pourvu
que cela soit affaire d’homme libre. », Platon, Les Lois, VII, 808, d-e, p.892-893.
4 Education et sociologie, p.48.
5 Ibid., p.45.
170
que ce soit sur un objet déterminé ; on ne réfléchit pas à vide. »1, on comprend que
l’acquisition des connaissances reste constitutive et de la construction de l’entendement et
dela conciliation des missions individuelle et collective de l’éducation scolaire, et que
l’exercice scolaire y soit en ligne de mire, sachant qu’« il est impossible de cultiver l’esprit
par des exercices purement formels. »2.
L’espace disciplinaire se confond alors avec le champ de l’exercice, tant semble frappée au
coin du bon sens la remarque que fait Durkheim dans « L’évolution et le rôle de
l’enseignement secondaire en France »3 : « (…) au lycée il ne s’agit de faire ni un
mathématicien, ni un littérateur, ni un naturaliste, ni un historien, mais de former un esprit au
moyen des lettres, de l’histoire, des mathématiques etc. ».
Mais dans la continuité d’une certaine ouverture au corps induite tant par la
sécularisation de la vie quotidienne4, que par les philosophies de la connaissance faisant une
large place à l’expérience sensible puisque « tout ce qui entre dans l’entendement humain y
vient par les sens, la première raison de l’homme est une raison sensitive ; c’est elle qui sert
de base à la raison intellectuelle : nos prémiers maitres de philosophie sont nos pieds, nos
mains, nos yeux. »5, la pratique de l’exercice prend bientôt pour objet le développement du
corps lui-même6, éducation qui joue un rôle central et s’inscrit dès lors elle aussi dans une
économie de la maîtrise de soi à travers les perspectives hygiéniste et gymnastique.
D’accord avec le point de vue de La Chalotais pour qui « on a trop mis à l’écart le soin de la
santé, les moyens de la conserver, et les exercices du corps. On a négligé ce qui regarde les
affaires les plus connues et les plus ordinaires, ce qui fait l’entretien de la vie, le fondement de
1 (1904-1905), Evolution pédagogique en France, 2e partie chapitre 11,« Les variations du plan
d’études. Au XIXe siècle », p.110.
2 Ibid., p.111.
3 Education et sociologie, p.140.
4 Bien que les religions chrétiennes ne soient pas vouées de manière univoque au mépris du corps,
qu’en particulier leur doctrine du salut offre la particularité d’associer, à l’immortalité de l’âme, la
promesse d’une résurrection des corps, comme Jésus a lui-même ressuscité (Paul, Epître aux romains,
8,11, p.268), le corps reste tendanciellement suspect dans la tradition chrétienne.
5 Emile, livre II, p.370. Pour cette raison, l’éducation du corps est valorisée tant par les empiristes
(et les sensualistes) que par les Kantiens.
Quelques pensées sur l’éducation s’ouvre sur l’éducation physique (section I) que Locke résume en
une formule : « beaucoup d’air, d’exercice, de sommeil » (p.52), même si son propos semble plus
soucieux d’hygiène que de gymnastique.
Kant, bien qu’une certaine indétermination entoure la place de la gymnastique dans l’économie de son
système éducatif, défend pourtant l’idée d’un exercice physique qui vise autant « l’usage du
mouvement volontaire » que « l’usage des organes des sens », et utilise le vecteur du jeu, (Réflexions
sur l’éducation, p.83).
6 Caradeuc de La Chalotais L.-R. (1763), Essai d’éducation nationale, pp.23-24.
171
la société civile. »1, Michel Le Peletier de Saint-Fargeau propose de « donner au corps tout le
développement & toutes les facultés dont il est susceptible »2 et en précise le caractère
prioritaire : « l’objet de l’éducation nationale sera de fortifier le corps des enfants, de le
développer par des exercices de gymnastique, de les accoutumer au travail des mains, de les
endurcir à toutes espèces de fatigue, de les plier au joug d’une discipline salutaire, de former
leur cœur & leur esprit par des instructions utiles, & de leur donner les connaissances qui sont
nécessaires à tout Citoyen quelle que soit sa profession. »3.
Mais cette nouvelle légitimité du corps4 ne tient pas seulement en ce que ce dernier prend
d’autorité sa place dans une éducation à la raison, reflète un besoin « naturel » de l’enfant5, ou
prévient « contre les conséquences pernicieuses de l’amollissement »6. La disponibilité
corporelle optimisée (fonction de l’hygiène), et l’habileté corporelle développée (fonction de
la gymnastique), sont des exigences devenues essentielles dans une culture du travail7que les
révolutions industrielles, la réflexion des économistes et la philosophie marxiste mettent
diversement en avant.
Comme Le Peletier s’en explique, « après la force & la santé, il est un bien que l’instruction
publique doit à tous, parce que pour tous il est un avantage inestimable, je veux dire
l’accoutumance au travail. (…) j’entends en général ce courage pour entreprendre une tâche
pénible, cette action en l’exécutant, cette confiance à la suivre, cette persévérance jusqu’à ce
qu’elle soit achevée, qui caractérise l’homme laborieux. » Fort de cette conviction,
1 « Pour apprendre à penser il faut donc exercer nos membres, nos sens, nos organes, qui sont les
instrumens de nôtre intelligence, et pour tirer tout le parti possible de ces instrumens, il faut que le
corps qui les fournit soit robuste et sain. », sachant que « substituer des livres à tout cela, ce n’est pas
nous apprendre à raisoner, c’est nous apprendre à nous servir de la raison d’autrui ; c’est nous
apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir. » Emile, livre II, p.370.
2 Comité d’instruction publique (1793), Plan d’éducation nationale de Michel Lepelletier, p.6.
3 Ibid. décret art.4 p.39.
4 Cette culture du corps est en effet très différente de celle que célèbre la culture nobiliaire du Bas
Moyen à travers l’idéal de la Chevalerie et la sacralisation de la force, où l’éducation du guerrier est
centrée sur la chasse et l’escrime, avant de s’exercer dans les tournois.
5 … même si « les enfants aussi mettent eux-mêmes leurs forces à l’épreuve », Kant E., Réflexions
sur l’éducation, p.106.
6 Ibid., p.107 : Les conséquences n’étant pas ici précisées, il est toujours délicat d’expliciter
l’implicite. Rappelons toutefois que la tradition romaine lie volontiers mollesse et couardise, et la
tradition chrétienne mollesse et onanisme, hantise des éducateurs (chrétiens ?).
7 Il s’agit moins ici du travail entendu dans l’acception que Hannah Arendt donne à ce terme à
travers la définition de l’animal laborans : production/consommation interchangeable, anonyme et
précaire mais nécessaire, que de ce qu’elle désigne par l’œuvre à travers la définition de l’homo faber :
construction/usage d’objets à travers lesquels l’humanité montre sa maîtrise, bâtit, « arrache la matière
à la nature » et fait œuvre d’elle-même, Arendt H. (1958), La condition de l’homme moderne, pp.123230.
172
l’éducation se voit explicitement finalisée par l’autonomie sociale, et n’a plus qu’à « créer
dans vos jeunes élèves ce goût, ce besoin, cette habitude de travail, leur existence est assurée,
ils ne dépendent plus que d’eux-mêmes. »1.
I 246 Entre hygiène et gymnastique
Alors même que l’éducation corporelle reste néanmoins tendue vers un idéal de
rectitude, à l’instar de la correction oppressive de la Renaissance et de l’Age classique, la
préoccupation pédagogique devient dominante et « les maillots et les corsets apparaissent
brutalement comme des procédés quasi-barbares au service de manipulations lourdes et sans
nuance. »2.
C’est là, aussi, le sens de cette éducation négative rousseauiste, de cette éducation de
l’abstinence adoptée par Kant : « Tous ces appareils artificiels sont d’autant plus néfastes
qu’ils s’opposent à la fin que la nature a poursuivie dans un être organisé et raisonnable et
suivant laquelle il doit conserver la liberté d’apprendre à user de ses forces. »3.
Dans cet esprit, l’éducation hygiéniste, à la fois caritative, soucieuse du jeune enfant et
acculturante, remporte tous les suffrages, et ce d’autant qu’elle induit volontiers une
dimension morale.
Ainsi, justifiant l’éducation préscolaire, puisque « l’éducation de l’homme commence à sa
naissance ; avant de parler, avant que d’entendre il s’instruit déjà. »4, Pauline Kergomard dans
l'ouvrage qu’elle destine aux directrices d’écoles maternelles, souligne la réversibilité des
hygiènes morale et physique que facilite, par-delà toutes les métaphores qu’autorise
traditionnellement la propreté, l’asepsie du corps désinfecté, propreté nouvelle, invisible,
intérieure elle aussi, induite par la révolution pasteurienne5. Et si, par conséquent, il ne saurait
être question de laisser l’enfant livré à lui-même, c’est que « la chambre solitaire manque
d’air et souvent de lumière ; l’enfant, qui n’a plus sommeil, s’ennuie ; il prend des habitudes
déplorables, tant au point de vue de l’hygiène physique qu’au point de vue de l’hygiène
1 Plan d’éducation nationale de Michel Lepelletier, p.16.
2 Cf. Vigarello G. (2004), Le corps redressé, p.30.
3 Kant E., Réflexions sur l’éducation, p.99.
4 Emile, Livre I, p.281.
5 Louis Pasteur fait en 1878 sa communication sur la théorie des germes et leur rôle en pathologie : la
souillure microbienne renvoie à l’invisibilité du microorganisme.
173
morale. Combien y perdent leur santé et leur intelligence »1.
Pour autant, l’école élémentaire ne reste pas insensible à ce débat. En atteste l’article
« Discipline scolaire » du Dictionnaire de Buisson : « La visite des mains et des visages est
faite chaque matin » et « pendant les mouvements généraux, entrée en classe, changements de
place, sortie, (…) les enfants marchent en ligne, le corps droit, les bras dans une position
uniforme, soit croisés sur la poitrine, soit rejetés en arrière, avec les mains au dos. On a
beaucoup critiqué cette dernière posture qui, dit-on, donne aux enfants l’air de petits captifs,
elle est cependant, de l’avis des médecins, préférable à la première au point de vue de
l’hygiène, car elle favorise le développement de la poitrine et force l’enfant à se tenir droit. »2.
Mais l’école maternelle de Pauline Kergomard place plus décisivement l’hygiène au centre de
son souci éducatif 3.
C’est pourquoi sans doute, l’injonction scolaire prend bien ici la mesure de la dynamique
moderne, se défie d’une propreté qui s’adresserait, dans le meilleur des cas4, au regard
exclusif des tiers, selon la norme médiévale, propreté visible des seules parties apparentes du
corps, le visage et les mains lavés, et qui est encore bien souvent l’hygiène réputée
minimaliste des familles dont il est question dans L’Education maternelle, et s’écarte plus
encore de la norme classique qui fait du linge, de sa blancheur et de son renouvellement, le
siège d’une « propreté sèche »5. Si l’hygiène ne doit pas se cantonner à la netteté
moyenâgeuse du visage et des mains, mais doit au contraire être le fruit d’un « lavage complet
du corps chaque matin », et se tenir à un contrôle de l’intime et de l’invisible6, c’est aussi que
ces préoccupations traditionnellement maternelles, et revendiquées comme telles, renvoient,
par une sorte de double isomorphisme, à la promesse d’une maîtrise des corps et à l’idée
d’une propreté morale, car « la propreté est une question de dignité »7.
1 Kergomard P. (1886), L’Education maternelle dans l’école, p.7 : les dangers de l’onanisme,
découverts, ou en tout cas pour la première fois dénoncés par le Doctor Christianissimus Jean de
Gerson au début du XVe siècle (cf. Rouche M., Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t.1,
p.579), mais obsessionnellement psalmodiés depuis, sont évoqués ici avec la pudeur qui convient alors
à une femme s’adressant des femmes, mais l’allusion est sans ambiguïté.
2 Dictionnaire de pédagogie…, partie I, tome I,, article : « Discipline scolaire », p.717.
3 Priorité audacieuse d’une certaine manière car l’hygiène, dans l’école, est parfois précaire : en
particulier les lieux d’aisance restent souvent douteux, alors même qu’après 1880, les hygiénistes
s’enthousiasment pour les toilettes anglaises comprenant siège et chasse d’eau.
4 …dans les milieux populaires, il n’est pas rare, jusqu’à l’orée du XXe siècle, d’être persuadé que
la crasse protège l’enfant, surtout au niveau de la tête (« croûtes de lait » et « chapeau »), et que les
poux mangent le mauvais sang.
5 Vigarello G., Le Propre et le sale.
6 L’Education maternelle dans l’école., p.6.
7 Ibid., p.7.
174
Sans doute est-ce bien en filigrane à l’idéal de la nouvelle normativité hygiénique qui
s’affronte à l’asepsie, à l’invisible d’un corps désinfecté, au défi pasteurien dont la théorie des
germes et leur rôle en pathologie bouleverse la prophylaxie, que la propreté toute intérieure de
Pauline Kergomard fait écho.
Et la directrice d’école, forte de cette légitimité « scientifique », n’a plus à hésiter : c’est à elle
d’exprimer, à l’endroit des familles mises en accusation ses exigences, car « si les enfants sont
malpropres, en guenilles, à qui la faute, le plus souvent, sinon à leurs parents, à leur mère
surtout ? Il s’agit de faire comprendre, dès le premier jour, à la mère, que la directrice de
l’école maternelle et la famille ont des droits et des devoirs réciproques (…) comme il faut
être propre par respect pour soi même et par respect pour les autres ; comme il faut inculquer
à l’enfant le respect de lui-même et le respect d’autrui,- surtout de ceux qui se dévouent à son
éducation,- il doit arriver propre le matin à l’école maternelle. »1.
C’est encore à une conception « moderne » du « grand air » et de la chasse aux effluves qui
consacre, dès la fin du XVIIIe siècle, l’efficace de l’aération contre le masque des parfums
auxquels les hommes de la fin du Moyen Age, et plus encore du XVIIe siècle, confient le soin
de purifier l’air en le rendant seulement respirable, que se réfère Pauline Kergomard lorsque,
à l’air « vicié dans les salles de cours fermées », la directrice d’école maternelle est invitée à
préférer la cour dans laquelle se passera « la plus grande partie de la journée »2.
Par ailleurs, les directrices des anciennes salles d’asile n’ont pas seulement pour
mission de remplacer les mères, mais de les rééduquer, justifiant ainsi par deux fois la
dénomination paradoxale d’école maternelle3. Car cette école, dans son ordinaire, s’adresse
finalement aussi simplement à elles qu’à leur géniture : « Une fois par semaine, lorsque les
mères ont fini leur journée de travail, une réunion est possible à l’école »4 afin de leur
permettre de dépasser le préjugé « consistant à croire que la santé dépend de cette horrible
calotte de crasse (… ), [ et que l’on ] mesure le bon tempérament des enfants au nombre de
poux qui grouillent dans leurs cheveux. »5.
Au passage l’institution retrouve ici la logique de sa fonction, « l’école est faite pour extirper
les préjugés et non pour les entretenir »6, ralliement in extremis à une conception
1 Ibid, p.7.
2 Ibid, p.5.
3 Rappelons que la « nouvelle » institution, héritière de la salle d’asile, que Pauline Kergomard
contribue largement à imposer devient-elle en 1881 « l’école maternelle », et se voit dotée le 2 août
1882 d’un règlement.
4 Ibid., p.7.
5 Ibid., p.6.
6 Ibid., p.7.
175
socratique de l’éducation dont l’effort vise à démettre la doxa1, domaine du faux, auquel
s’oppose, depuis Parménide, la logique argumentée de la pensée, et permet à l’inspectrice
générale de restaurer la rigueur scientifique qui autorise l’universalité du vrai, fondement de
la culture scolaire.
Tendue entre une conception psychophysiologique d’origine stoïcienne - « mens sana in
corpore sano », prescrite, au IIe siècle, par Juvénal2 et reprise par John Locke en ouverture de
son traité d’éducation -, et l’exhortation hygiéniste que la bourgeoisie, depuis la fin du XIXe
siècle, adresse aux classes populaires, classes nombreuses et insalubres dont la dangerosité
s’exprime au plan épidémiologiques comme au plan politique, Pauline Kergomard milite pour
une propreté ennemie des désordres individuels et collectifs.
Il est généralement admis que l’introduction de la gymnastique comme discipline
obligatoire dans les programmes du primaire en 1882 est liée à la défaite de la France devant
la Prusse en 1870, défaite qui conduit les contemporains à interroger le système éducatif
français quant à sa capacité à former des soldats, et à comparer les systèmes français et
allemand3. C’est ainsi que le linguiste Michel Bréal (1832-1915) peut écrire dans un tel
contexte : « L’histoire nous montre qu’après les grandes guerres, après les guerres
malheureuses surtout, l’attention publique se tourne vers l’éducation. Nous pouvons prendre
modèle sur nos adversaires. (…) grâce à des hommes comme Guillaume de Humboldt, alors
ministre de l’Instruction publique, comme Fichte, comme Stein, la Prusse, de 1807 à 1813,
réorganisa l’éducation nationale. C’est là un exemple à suivre… »4.
Nonobstant, cette interprétation doit être nuancée.
D’abord, parce que rien n'aurait été possible sans cette nouvelle représentation du
1 doxa (δόξα), « l’opinion », de δοκέω, « paraître, sembler » et « croire, se figurer »
2 Ici Juvénal, grand admirateur de Cicéron, pourfend une Cité oublieuse du principe selon lequel
l’idéal de bonheur et de vertu consiste à vivre selon la nature, Satires, X, 356.
3 La réorganisation du système scolaire prussien accorde une place importante à l’éducation
physique, notamment sous l’influence de Friedrich Ludwig Jahn (1778-1582) qui invente au début du
XIXe siècle un entraînement physique utilisant des agrès (cheval de bois, poutre, barres fixes, barres
parallèles…) qu’il met au service d’un nationalisme militariste germanique, proposant de restaurer par
l’éducation physique de la jeunesse une germanitude que la culture livresque a dénaturée. Parce
qu'écrit-il « la plante dépérit dans l’obscurité, le glaive suspendu dans un coin se couvre de rouille,
l’esprit devient obtus par le défaut d’exercice, la volonté qui ne peut se manifester devient souple et
perd toute son énergie. », « les exercices du corps sont un moyen efficace pour arriver à une parfaite
éducation du peuple alors que « notre force corporelle est un trésor enfoui ; nous la laissons moisir
jusqu’à ce que l’étranger vienne en faire usage. », Cf. Jahn F.-L. (1825), Recherches sur la nationalité,
l’esprit des peuples, pp. 212-214.
4 Bréal M. (1872), Quelques mots sur l’Instruction publique en France, p.2.
176
corps en mouvement encouragée par la conception cartésienne d’un corps machine1, et
travaillée par le développement des sciences de la vie deux siècles plus tard, mouvement que
sa mise en œuvre dans un espace homogène et géométrique assigne lui-même à une logique
géométrique. En sorte que l’immobilité de la posture adéquate réclamée par la civilité du
maintien, du geste et de la « manière d’être »2 dont sont toujours en vigueur les objectifs et les
moyens, est reléguée au profit d’une nouvelle économie du mouvement.
Ensuite parce que la référence allemande se manifeste avant la défaite de 1870, en particulier
dans les domaines philosophique et pédagogique. Au milieu du XIXe siècle, la méthode
pédagogique allemande suscite curiosité et intérêt, notamment à travers les figures de
Pestalozzi et de Fröbel3 pour lesquels la mission de l’éducation est l’institution de l’homme
qui perçoit et qui pense, persuadés que le corps et l’esprit fonctionnent de concert.
Enfin parce que l’épuisement du thème de la revanche après la Première guerre mondiale ne
coïncide pas avec un retrait de l’éducation physique bien au contraire, puisque concernant
1 Rappelons toutefois que Descartes ne réduit pas le corps à une machine, car l’union de l’âme et
du corps est constitutive de l’individualité : « la nature m’enseigne aussi par ces sentiments de
douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en
son navire, mais outre cela que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé, que
je compose comme un seul tout avec lui. » (Méditation VI, p.326).
2 Civilité dont les manuels entrent, dans le premier XVIIe au catalogue de la littérature de
colportage diffusée dans les classes populaires rurales. En sorte que ses codes de bienséance visant la
maîtrise de soi (dominer sa colère, montrer de la mesure, ne pas laisser entendre les bruits du corps…)
prêchent très largement auprès des familles pour le contrôle des attitudes corporelles.
Et si le propos des Civilités s’oriente, à partir du XIXe siècle, vers la représentation d’un « savoir
vivre » élitaire et discriminatoire, pratique sociale de distinction supposée se démocratiser au XXe
siècle, son champ opératoire reste celui de l’Ecole : il n’est que de constater, à titre d’illustration,
l’importance de la tenue lors de la collation du matin en maternelle au début du XXIe siècle : se tenir
« correctement » et manger « proprement » en respectant les normes en vigueur…l’éducation aux
« manières de table » est bien à l’œuvre ici.
3 Cette influence est du reste responsable de la « crise allemande de la pensée française », selon
l’expression de Claude Digeon, lorsque la défaite de Sedan fait basculer, en septembre 1870,
l’ancienne admiration staëlienne pour l’Allemagne de la pensée dans un ressentiment où la détestation
se nourrit de l’humiliation nationale.
La référence à Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827), pédagogue suisse mais de langue allemande,
relayée par Johann Fichte (1762-1814) qui le cite dans les Discours à la nation allemande (18071808), prônant la restauration nationale par l’éducation, et à Frederic Fröbel (1782-1852), lui-même
admirateur de Pestalozzi, est courante au XIXe siècle.
Par exemple, le kindergarten, créé en 1837 par Fröbel, n’est pas sans influence sur la salle d’asile :
Marie Pape-Carpantier (1815-1878), célèbre réformatrice de la pédagogie de la salle d’asile, est
séduite par les exercices de manipulation d’objets, de même que par l’idée du jeu éducatif, et plusieurs
expérimentations de la méthode Fröbel sont tentées, sans grand succès toutefois…(Cf. Luc J.-N.
(1997), L’invention du jeune enfant au XIXe siècle, pp.373-384), mais l’importance pédagogique de la
manipulation s’installe durablement.
177
celle-ci les années 20 sont décisives, tant pour ce qui est des horaires que des programmes1.
Au demeurant, l’éducation physique prend clairement ses distances avec l’éducation militaire
entre le XVIIIe et le XXe siècle, lorsque devenue obligatoire dans l’enseignement secondaire
par la loi du 27 janvier 1880, elle sort de son cantonnement aux écoles militaires2, et
accomplit une mutation décisive : d’une simple maîtrise du geste dans l’exercice militaire
répétitif et minuté qui est au principe de l’entraînement3 que vante déjà l’éducation nobiliaire
médiévale centrée sur la guerre, son exercice spécifique devient une décomposition analytique
du mouvement4, où l’élémentarisation ordonnée et abstraite vise la transformation réglée de
chaque partie, de chaque aptitude corporelle5.
Par conséquent, ce traitement analytique du corps fait du développement disciplinaire de la
gymnastique scolaire une nouveauté. Car la discipline ne s’inscrit pas moins en rupture avec
les exercices gymnastiques valorisés par la paideia, qui forme autant le corps que l’esprit,
sublime le corps au gymnase en un idéal de force et de beauté. Toute conception du « sport »
1 Pour le primaire, l’arrêté du 23 février 1923 en fixe les horaires hebdomadaires (1h30 en CP,
2h00 dans les autres classes), et les instructions du 20 juin 1923 le programme, insistant sur le « grand
air », et trahissant la persistance de l’influence hygiéniste ; mais c’est aussi en 1923 que trois
circulaires définissent les associations sportives scolaires et universitaires, et en 1925 que l’arrêté du
janvier fixe à 2h00 les horaires obligatoires dans le secondaire.
2 Les douze écoles militaires créées en 1776 pour améliorer la formation des ingénieurs et des
officiers d’artillerie et du génie, intègrent dans leur programme d’étude les activités physiques :
escrime, équitation, parfois même natation…L’influence militaire est longtemps prépondérante : selon
le rapport Hillairet de 1868, un tiers des établissements secondaires de garçons ont un enseignement de
gymnastique assuré pour les deux tiers par des militaires ou anciens militaires.
3 Eustache Deschamps (≈1346-≈1407), « D’un notable enseignement pour continuer santé en corps
d’omme », tome VII p.340-341 :
« Exercitez vous au matin,
Se l’air est cler et enterin
Et soit voz mouvemens trempez
Par les champs ès boys et ès prez,
Et se le temps n’est de saison
Prenez l’esbat en vo maison. »
4 Georges Demeny (1850-1917), fondateur de « l’éducation physique scientifique » est aussi
l’inventeur du chronophotographe qui permet justement, par une série de prises de vues très
rapprochées, de décomposer et d’analyser le mouvement.
5 Dans une perspective productiviste, une telle fragmentation du mouvement sera convertie en
tâches simples et répétitives scientifiquement optimisées et rentabilisées sur les chaînes de montage de
la grande industrie. Il est toutefois à signaler que la conversion n’est pas ici une simple formalité, et
engage la finalité et le sens même de l’opération. Autrement dit : si la représentation du geste est
probablement assez voisine, ce n’est pas la gymnastique qui permet le taylorisme.
178
que les pédagogues du XVIe siècle, de Montaigne1 à Rabelais2, et que le modèle jésuite en son
temps, reprennent à l’Antiquité à travers cette idée d’harmonie qui, à défaut d’être désormais
cosmogonique, consacre l’union de l’âme et du corps.
Encore militarisée toutefois dans sa première mouture dominée par la figure du colonel
Amoros (1770-1848), esprit que moque Flaubert dans Bouvard et Pécuchet3, mais auquel la
formation des personnels à l’école militaire de Joinville4 offre un temps une sorte de
conservatoire, la gymnastique scolaire intègre à son tour un certain reflux de la violence
exercée sur le corps au profit d’une conception hygiéniste de l’exercice, conception
notamment promotrice d’un fractionnement du travail pour une transformation de l’économie
corporelle, et/ou sous l’influence d’un modèle pédagogique, progressif et médical, promu par
le Suédois Pehr Henrik Ling (1776-1839)5.
Et cette éducation du corps comme exercice d’élémentarisation méticuleuse du
mouvement au service du contrôle du corps participe en effet de plain-pied à l’Ecole moderne,
gagne peu à peu du terrain, consolide sa légitimité à tous les échelons de la vie scolaire.
En 1832 le baron Joseph-Marie de Gérando (1772-1842), philanthrope, membre de la Société
pour l’instruction élémentaire favorable à la scolarisation des enfants des milieux populaires
et adepte de l’école mutuelle, publie à l’intention des instituteurs, seize entretiens sur
« l’éducation physique, morale et intellectuelle dans les écoles primaires »6.
Le règlement de 1855 de la salle d’asile complète la surveillance médicale par la mise en
œuvre d’une éducation corporelle faite de pantomimes, d’exercices de développement des
1 « Ce n’est pas assez de luy roidir l’ame ; il luy faut aussi roidir les muscles. », Les Essais, livre I,
chap. XXVI, p.152.
2 L’éducation physique de Gargantua est non moins complète que son éducation livresque :
équitation, escrime, combat à la lance, à la hache, , jeu de balle, chasse, grimper, natation, lancer tir à
l’arc, à l’arquebuse et à l’arbalète… Cf. Gargantua chap. XXIII, pp.71-74.
3 Paru en 1881 à titre posthume, ce projet d’encyclopédie de la bêtise resté inachevé (!) ironise sur
les velléités gymnastes des deux héros éponymes, et s’offre l’occasion d’éreinter le Nouveau manuel
d’éducation physique gymnastique et morale d’Amoros. Cf. Bouvard et Pécuchet, chap.VIII, pp. 262263.
4 Le décret du 25 novembre 1869 crée un certificat spécial d’enseignement de la gymnastique,
mais l’école militaire de Joinville-le-Pont forme moniteurs et maîtres de gymnastique, et il faut
attendre 1927 (création des IREP, instituts régionaux d’éducation civique) pour que cet enseignement
sorte du giron de l’armée.
5 Pehr Henrik Ling, pédagogue et sportif, parvient à faire imposer cette gymnastique, contremodèle de la gymnastique prussienne, dans les écoles suédoises dès 1820. Elle ne fait pourtant pas
l’unanimité, souvent jugée trop statique par les tenants, comme Demeny, d’une science du
mouvement.
6 Gérando J.-M. de (1832), Cours normal des instituteurs primaires ou directions relatives à
l’éducation physique, morale et intellectuelle dans les écoles primaires.
179
sens, de chants dont on attend un bénéfice respiratoire et gymnastique1.
Par la loi Falloux du 15 mars 1850, l’éducation physique entre à titre facultatif au programme
des écoles2, et à partir de 1854, est enseignée régulièrement en lycée, alors que par le décret
du 3 février 1869 « un maître de gymnastique est attaché à chaque lycée ou collège ».
L’obligation acquise pour le primaire en 18823, Pauline Kergomard milite très vite pour une
révision des programmes des écoles maternelles et obtient, par le décret du 18 janvier 1887,
une refonte qui met en première ligne les exercices physiques, position que renforcera le
décret du 15 juillet 1921 dans lequel est confirmé le caractère prioritaire de ceux-ci.
Le Front populaire parfait l’installation dans l’école de l’éducation physique en instaurant, en
plus des deux heures hebdomadaires inscrites dans les programmes de 1925, la demi-journée
de plein air, et l’EP connaît à certains égards la consécration disciplinaire lorsque, par le
décret du 28 août 1959, elle devient obligatoire au baccalauréat4, et qu’elle intègre le
ministère de l’Education nationale en 19815.
Et lorsque les instructions officielles du 19 octobre 1967 font du sport le moyen privilégié de
l’éducation physique à l’école6, cette affirmation de la perspective d’émulation ne remet
nullement en cause la composante analytique du geste sportif sur laquelle s’articule
désormais, avec l’esprit compétitif, l’efficace de la performance. En sorte que les mêmes I.O.
réaffirment, au service d’une socialisation de l’enfant, l’objectif disciplinaire de maîtrise et de
perfectionnement : « maîtrise du milieu, maîtrise du corps, amélioration des qualités
psychologiques et des rapports avec autrui. »
A cette révolution dans l’attitude envers l’enfant par laquelle il est reconnu en même
temps dans sa dimension d’égalité avec l’adulte et de dépendance éducative, vient donc
1 En réalité marche, course, saut, grimper de corde, danses et rondes chantées sont déjà évoqués
dans le règlement de 1838.
2 Le programme du primaire comprend des matières obligatoires : instruction morale et religieuse,
lecture, écriture, langue française, calcul et système des poids et mesures ; et une partie facultative :
arithmétique, histoire et géographie, sciences physique et histoire naturelle, instructions élémentaires
sur l’agriculture, l’industrie, l’hygiène, l’arpentage, dessin, chant et gymnastique.
3 Loi du 28 mars 1882 sur l’obligation scolaire, art. 1er.
4 …même si seuls les points au-dessus de la moyenne comptent.
5 L’EP multiplie, avant 1981, les ministères de tutelle : Défense, Santé, Instruction publique,
Jeunesse et sports, Education nationale.
6 Soit dit en passant, elles rendent par là justice au travail de Pierre de Coubertin qui, dès la fin du
XIXe siècle, multiplie les interventions auprès des autorités scolaires pour promouvoir le sport
(anglais) à l’école, activité supposée initier la jeunesse au self government, version plus politique et
plus britannique de l’autonomie.
180
s’articuler l’éthique de l’exercice par sériation et différenciation, fragmentation et
mécanisation.
Cette volonté affichée de discipliner le corps et l’esprit qu’il serait sans doute abusif de ne lire
qu’à la lumière de la contention qu’elle suppose, est bien plutôt de l’ordre de cet
assujettissement singulier par lequel l’ordre moderne consacre le sujet, éducation à la
contrainte et à la liberté saisies dans leur ambivalente réversibilité, jusqu’à la maîtrise de soi
par laquelle chacun échappe à sa nature. Par conséquent, il y a, au regard de cette dynamique,
davantage de rupture que de continuité entre l’institution de chrétien qui est l’objectif de la
scolarisation chrétienne, y compris lasalienne, et l’autonomie du citoyen que veut l’Ecole
moderne et qu’incarne l’école ferryste en dépit des errances et des contradictions.
Conclusion : l’Ecole, fer de lance de la conquête moderne
L’Ecole moderne, dont l’Ecole républicaine se veut l’accomplissement, prend donc
sens dans la problématisation d’une Modernité d’abord à comprendre, non pas comme
réorganisation de la norme dont l’efficace se mesurerait à l’aune de son invisibilité et de son
intériorisation1, position que partagent (?) Philippe Ariès et Michel Foucault, et par laquelle
l’Ecole serait prioritairement le relais de l’organisation politique, jusqu’à l’administration des
« corps dociles »2, mais comme volonté d’articuler contrainte et liberté, et de réfléchir, depuis
cette problématisation, la forme de l’éducation dans laquelle vient s’inscrire l’Ecole.
Et c’est justement sous l’empire d’une règle moins impersonnelle qu’universelle que l’Ecole
républicaine apprend à « se gouverner » : encouragé à la culture de la raison, l’enfant peut
alors prétendre à se rendre maître du monde car, comme le dit d’entrée de jeu Alain dans ses
Propos sur l’éducation, et prenant ici encore le contre-pied de l’humilité, vertu de l’école
chrétienne3, « la grande affaire [de l’éducation] est de donner à l’enfant une haute idée de sa
1 En ce sens, pour reprendre les termes mêmes de Michel Foucault, « la punition a cessé peu à peu
d’être une scène » (Surveiller et punir, p.14), par quoi est, non pas minoré mais réorienté, « l’art de
faire souffrir » en un « jeu des douleurs plus subtiles, plus feutrées, et dépouillées de leur faste
visible » (Ibid., p.13).
2 « le corps est pris à l’intérieur de pouvoirs très serrés, qui lui imposent des contraintes, des
interdits ou des obligations » (Ibid., p.138)
3 Rappelons que l’intériorisation de la règle impersonnelle est au centre de la forme scolaire telle
que la définit Guy Vincent, et que, comme il le souligne lui-même, les Lasaliens cultivent la modestie,
vertu cardinale de l’écolier…Cf. L’Ecole primaire française, chap. premier, pp.13-32.
181
puissance »1.Car ce n’est pas tant dans la volonté de maîtrise de soi que l’éducation moderne
se montre novatrice. Après tout la paideia, dans sa grande cohérence, vise déjà la modération
et la maîtrise, vise le contrôle de l’hybris2, cette démesure, toute d’excès que libère les
passions et qui aveugle l’homme désormais susceptible de vouloir ce qui ne lui appartient pas
dans l’ordre du monde, de ne plus respecter l’ordre cosmogonique. A l’hybris, génie de
l’exorbitance puni par les Dieux, désir insensé, égarement fatal par lequel les hommes causent
leur propre perte, rien n’est à opposer que l’apprentissage de la modération et de la maîtrise.
C’est précisément parce que le mal est intempérance que, dit Socrate, nul ne peut vouloir le
mal, car nul ne peut vouloir être dépossédé de lui-même. La vertu qui ne s’hérite pas, qui ne
s’enseigne pas comme les autres savoirs puisqu’elle est découverte en soi, connaissance de
soi, toute entière tournée vers la maîtrise de soi, consacre la soumission du désir à la raison
pour se posséder soi-même : cette maîtrise-compréhension de soi est la fin ultime de
l’éducation. Dès lors la faute procède de l’ignorance, et tout recul de l’ignorance, toute
progression de l’apprendre vers le comprendre, fait régresser le mal.
Différente quant aux conclusions, la position d’Aristote n’attache pas moins d’importance à la
modération : « l’excès est une faute et le manque provoque le blâme ; en revanche, la juste
moyenne obtient les éloges et le succès, double résultat propre à la vertu »3, par quoi la vertu,
qui est « une disposition acquise »4 « est donc une sorte de moyenne, puisque le but qu’elle se
propose est un équilibre entre deux extrêmes »5.
L'éducation moderne se montre novatrice en ce que ce contrôle participe non plus d’une
expérience aristocratique et par là particulariste, celle des hommes libres du monde grec,
expérience des meilleurs, rompus par formation et par culture, à la formation de soi qui vise
un certain idéal de l’homme, à la pratique réfléchie de la vertu par laquelle la souveraineté est
attribuée à la raison et à la loi de la Cité, mais participe d’une volonté de comprendre
l’homme universellement. Elle se montre novatrice dans sa prétention à une normalisation
universelle, c’est-à-dire inconditionnée, qui définit une humanité une : l’enfant « s’hominise »
inéluctablement en passant de la contrainte mécanique, hétéronome, à la contrainte morale,
autonome et rationnelle par laquelle il prend conscience de lui-même au-dedans de lui-même,
dans sa double dimension intime et sociale, par laquelle il prend conscience, dit Edmund
1 Alain (1932), Propos sur l’éducation, II, p.5.
2 hybris, de ὕβρις, « qui dépasse la mesure ».
3 Ethique de Nicomaque, II, VI, 12, p.61.
4 Ibid., II, VI, 5, p.59.
5 Ibid., II, VI, 13, p.61.
182
Husserl (1859-1938), de « l’existence réciproque de l’un pour l’autre »1.
Dans une telle configuration, l’hypothèse selon laquelle la crise de la Modernité, dont nous
allons bientôt examiner l’expression et le déploiement, bouleverse très profondément les
représentations de l’enfant et de l’Ecole, et, par voie de conséquence, les pratiques éducatives,
ne semble pas sans fondement, car cette Ecole qui permet l’éducation de chacun et de tous
selon un protocole constitutif de l’humain apparaît bien comme la Modernité en acte.
1 « le sens d’une communauté des hommes, le sens du terme”homme”, qui, en tant qu’individu
déjà, est essentiellement membre d’une société (…) implique une existence réciproque de l’un pour
l’autre. », Husserl E. (1929), Méditations cartésiennes, p.110.
183
Deuxième partie
La crise de la Modernité, à travers la remise en
cause de ses catégories fondatrices, frappe au cœur
de l’Ecole ses assises culturelles et son principe de
légitimité
Sans doute fallait-il que les armes fourbies par la Modernité se retournent un jour
contre elle, que cet esprit critique qu’elle a si fortement contribué à forger, dont elle a assis
l’autorité avec une telle détermination, la prennent à son tour comme objet, que par un effet
boomerang, le sujet comme origine, comme cause transparente à elle-même des actes qui
émanent de lui, que la raison, que l’ordre des universels soient interpellés, soupçonnés dira
Paul Ricœur, et déconstruits à leur tour, et qu’enfin la raison critique, argumentation libre,
toujours portée à la réflexivité et sensible à la contradiction aille jusqu’au bout de sa logique.
C’est ainsi qu’alors même que la légitimité de l’éducation fait l’unanimité, et que l’Ecole et la
famille en partagent le monopole, la culture de cette Ecole sur laquelle semble reposer
l’édifice, est fragilisée sur ses bases par les attaques, parfois décisives, que subit la Modernité.
Car cette crise de la Modernité expose violemment la culture scolaire, entendue dans
une triple acception1 : crise de la culture d’abord, au sens du processus par lequel un sujet
actualise sa propre humanité en exerçant ses facultés intellectuelles dans le domaine de la
pensée conceptuelle et de l’expression esthétique (littérature, arts…) avec le souci moral
d’une réalisation de la liberté, horizon d’humanité dont on attend le meilleur de l’homme ;
crise, encore affectant la culture savante, en particulier la pensée scientifique dans sa capacité
à dire le vrai fondé en raison et à porter l’universel ; crise de la culture, enfin, dans l’acception
1 Kambouchner D. (1995), « La culture », in Notions de philosophie, tome 3.
184
anthropologique que revêt le terme depuis le XIXe siècle, ici la manière dont les acteurs de
l’Ecole permettent effectivement l’histoire du sujet pour chacun, dans un contexte de remise
en cause radicale des valeurs, des contenus de la culture comme champ opératoire du
processus de scolarisation.
Et ce d’autant que, comme nous venons de le voir, l’Ecole, investie toute entière dans la mise
en œuvre de cette culture moderne, s’est reposée sur la certitude de son idéal, restitué sous la
forme du progrès rationnel, moral et social, contenu dans et par l’éducation.
Ce malaise dont la réalité fait signe dans l’histoire contemporaine de l’Ecole, introduit selon
toute vraisemblance à la figure historiquement inédite d’un enfant désiré et devenu pivot de la
nébuleuse familiale. Car cette nouvelle figure de l’enfant et de l’enfance bouleverse, dans les
sphères privée comme publique, les enjeux et les conditions de l’éducation que domine encore
la tradition des Lumières : autonomie du sujet, émancipation par la raison, progrès de
l’humanité.
C’est pourquoi ici, interroger ensemble représentations de l’enfant et de l’Ecole dans
la tourmente de la Modernité hésitante et de la Postmodernité qui s’affirme, et sur laquelle
nous allons longuement revenir, conduit à interroger la place de l’Ecole entre sanctuarisation
idéologique de l’institution scolaire idéalement vécue comme résistance à l’injonction de la
représentation postmoderne, et infléchissement de son ordre de mission humaniste : fonder
l’homme.
La démarche ici n’est donc pas seulement de poser un décor, un arrière plan contextuel qui
aiderait à comprendre, qui permettrait de saisir la complexité de l’évolution des rapports entre
les représentations de l’enfant et des pratiques scolaires, et, le cas échéant, entre
représentations et pratiques effectives, elle est aussi de montrer que cette contextualité
participe pleinement de la problématisation de ce rapport.
En ce sens, la crise de la Modernité s’installe, en France, au centre des enjeux de l’école
contemporaine, inscrivant en filigrane : peut-on penser l’Ecole autrement que comme une
école moderne ?
185
II 1 Ecole républicaine : la question des principes
Pourtant, cette histoire récente des relations entre idées d’école, idées d’enfant et
représentations modernes n’est pas celle d’un séisme qui viendrait, par surprise, frapper une
Ecole en pleine possession d’elle-même, assurément assise sur ses certitudes modernes. Car
cette école républicaine dont nous avons voulu montrer d’abord combien elle incarne en effet
l’esprit des Modernes, d’une certaine manière anticipe la distance qui se creuse avec cette
culture humaniste si fortement impliquée dans la construction du moderne, anticipe la crise de
la Modernité qui s’annonce dans la radicalité même de la rupture moderne.
II 11 Les Humanités sur la sellette
Les Humanités1, humanitas dont l’idéal est la paideia grecque, a pour visée explicite
l’instauration de l’humain dans l’homme2.
Universaliste par hypothèse, le paradigme scolaire des Humanités se caractérise par son
désengagement de toute réalité sociale et plus généralement de toute contingence. Tourné vers
« la » civilisation grecque et latine au titre de l’exemplarité universelle des œuvres3 qui
l’incarnent, il vise en effet la culture du sujet par les œuvres de la culture humaine.
En ce sens il est une des expressions de la modernisation pédagogique consubstantielle à
l’entreprise humaniste qui, de la Renaissance aux Lumières, veut former non un grammairien
ou un logicien, mais un gentilhomme4. « Puisqu’on ne peut être universel en sachant tout ce
1 L’emploi de la majuscule renvoie ici au paradigme éducatif dans sa globalité et non pas à la
classe ou au cursus « des humanités ».
2 Les litterae humaniores de la Renaissance, l’idéal de l’honnête homme de l’âge classique et, à
certains égards, le modèle éducatif prôné par l’Encyclopédie, avec les réserves que nous allons
évoquer bientôt, en sont les avatars.
3 Dérivé du latin colere, « prendre soin de » (d’où « cultiver la terre », « rendre un culte aux
Dieux »), le mot « culture » est d’ailleurs la traduction cicéronienne du grec paideia : Cicéron est le
premier sans doute à utiliser le terme, cultura animi, dans l’acception « culture de l’âme », « souci de
soi », autrement nommés humanitas ; Jaeger W. (1933), Paideia, la formation de l’homme grec.
4 « A un enfant de maison qui recherche les lettres, non pour le gaing (car une fin si abjecte est
indigne de la grace et faveur des Muses, et puis elle regarde et dépend d’autruy), ny tant pour les
commoditez externes que pour les sienes propres, et pour s’en enrichir et parer au dedans, ayant
plustost envie d’en tirer un habil’homme qu’un homme sçavant… » ; Montaigne (1580), Essais, livre
1 chap. 26, « De l’institution des enfans », pp.148-149.
186
qui se peut savoir de tout, il faut savoir [un] peu de tout », afin « qu’on ne puisse dire ni :"il
est mathématicien", ni "prédicateur", ni "éloquent", mais "il est honnête homme" »1.
De cette prétention à instituer l’humain qui s’ouvre sur la liberté et l’autonomie comme sens
de ce devenir homme auquel s’identifie très fortement cette Ecole moderne dont nous venons
de suivre l’édification, le réalisme pédagogique qui s’oriente vers une défense des sciences
utiles au développement de l’Etat et au progrès économique va progressivement se défaire,
durant les XIXe et XXe siècles, apportant à la Modernité scolaire, un premier mais déjà décisif
coup d’arrêt.
C’est pourquoi la « crise » de la Modernité s’annonce déjà dans la crise des Humanités portée
par la Modernité radieuse du XVIIIe siècle, l’absolue modernité des Lumières.
II 111 Incertitudes et division des Lumières : l’hypothèse utilitariste
Alors même que les Lumières accomplissent à certains égards une Modernité mature
en laquelle s’exprime, jusqu’à la passion parfois, un attachement indéfectible aux questions
d’éducation2, - même si, d’évidence, les Modernes n’ont pas inventé la réflexion pédagogique
qui existe en Grèce, à Rome et…durant le haut Moyen Age3, et qui est finalement la grande
affaire de l’humanité -, les premières lézardes se font jour.
Car au-delà d’une certitude enthousiaste et rassembleuse qui fait, le plus souvent4, de la
liberté et de la raison l’œuvre et l’identité de la condition humaine, les penseurs des Lumières
1 Pascal (1670), Pensées et opuscules, § 42 et §40, pp.1098-1099.
2 De l’essai philosophique, encadré par Locke J. Quelques pensées sur l’éducation (1693),
Rousseau J.-J., Emile ou de l’éducation (1762), et Kant, Réflexions sur l’éducation, publié en 1803 par
Fr. Th. Rink d’après les cours de pédagogie que Kant rédige entre les années 1775 et 1785, au roman
d’éducation comme Les aventures de Télémaque (Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, 1699), en
passant par les traités de pédagogie rédigés le plus souvent par des précepteurs, l’Abbé Fleury
précepteur des Enfants de France, Traité du choix et de la méthode des études (1686), Etienne de
Condillac, Cours d’étude pour l’instruction du Prince de Parme (1768-1773), et les multiples traités
d’éducation, le Traité de l’éducation des enfants (Crousaz J.-P., 1722), le Traité des études (Charles
Rollin, professeur au Collège royal, recteur de l’Université, favorable à la généralisation du français,
1726), le Projet pour perfectionner l’éducation (L’abbé de Saint Pierre, 1728), De l’éducation
publique (Crevier J. B., 1762) ou l’Essai d’éducation nationale (Louis-René de La Chalotais 1763),
tous trois favorables au développement d’une instruction publique…, la Modernité a bien fait de
l’éducation La question par excellence, en ce que l’homme est en quelque sorte assujetti à son devenir.
3 Cf. Riché P. (1995), Education et culture dans l’Occident barbare.
4 « le plus souvent », car a contrario certains, et notamment Paul-Henri d’Holbach (1732-1789),
considèrent que l’homme n’est que ce que les causes naturelles le déterminent à être, récusant tout
libre arbitre ; Holbach P.H.D. d’ (1770), Système de la nature ou des loix du monde physique et du
monde moral.
187
se caractérisent aussi par leur grande disparité qui, au plan moral, se constitue en un espace
d’affrontement doctrinal d’une grande violence parfois.
A l’encontre de l’idée d’une morale de l’intention, morale déontologique dont la législation
universelle est admise par le sujet, dont, par conséquent, l’autonomie est liberté, que porte le
criticisme1 et que l’école ferryste, on l’a vu, revendique exemplairement dans son entreprise
éducative, nombre d’Encyclopédistes font la promotion efficace d’une morale eudémoniste2.
Ce nouvel eudémonisme, dans l’incapacité de restaurer l’harmonie cosmogonique dont le
principe est au fondement des morales de l’Antiquité, n’a que de très lointains rapports avec
la philosophie antique3, mais, du même coup, peine à établir sa cohérence interne, malgré une
vocation téléologique qui pose le bonheur comme souverain bien. Définitivement séparée de
toute conception cosmogonique, la morale eudémoniste doit faire de la recherche du bonheur
ou du plaisir, c’est-à-dire finalement de l’intérêt particulier, le mobile de la bonne conduite.
Ainsi au sein même des Lumières se fait jour avec Claude-Adrien Helvétius (17151771) la doctrine de l’utilitarisme dont l’influence sur les théories de l’éducation est loin
d’être négligeable. Visant, en vertu de l’idée selon laquelle chacun trouve son intérêt en
cherchant à minimiser sa peine et à maximiser son plaisir, « le plus grand bonheur au plus
grand nombre », selon la formule du chimiste Joseph Priestley (1733-1804)4, et s’appuyant
sur une psychologie associationniste d’origine empiriste, selon laquelle les idées complexes
résultent de la combinaison d’idées simples liées à la sensation mémorisée, explication des
facultés intellectuelles par l’organisation du corps qui rend inutile l’hypothèse de
l’immortalité de l’âme, Helvétius défend la thèse d’un matérialisme intégral.
Si, en effet, la « la sensibilité physique et la mémoire sont les causes productrices de toutes
nos idées »5 et qu’ainsi la faculté de juger n’étant pas différente de celle de sentir, ce n’est que
1 Soit dit en passant, cette morale déontologique entend montrer que le bonheur ne saurait être la
fin de l’éthique en ce que la poursuite de la satisfaction des désirs est tragiquement contradictoire et
infiniment repoussée. Pour autant la quête du bonheur est si peu mise entre parenthèse que
l’obéissance à la loi morale en est la condition…Cf. Kant E., (1797) Métaphysique des mœurs et le
conflit des facultés, Premiers principes métaphysiques de la doctrine de la vertu, pp.654-655.
2 du grec εύδαιμονισμος, « action de regarder comme heureux », « bonheur ».
3 Cet eudémonisme fait coïncider la vie bonne et la vie heureuse : tout être est assigné par l’ordre
du monde à accomplir sa nature, c’est-à-dire ce qu’il est en puissance, et à tendre ainsi vers sa
perfection (cf. Aristote, Ethique de Nicomaque).
4 Priestley J. (1768), Sur les premiers principes de gouvernement et sur la nature de la liberté
politique, civile et religieuse
5 Helvétius Cl.-A. (1758), De l’Esprit, Discours I, chap. I.
188
par « abus de mots » que les actions sont représentées comme vertueuses vicieuses ou
permises alors qu’elles sont en réalité utiles, nuisibles ou indifférentes1, alors l’intérêt seul
gouverne nos jugements2.
Sans doute le point de vue, largement développé par Jeremy Bentham (1748-1832), et,
plus encore, par John Stuart Mill (1806-1873)3, reste t-il en butte à une très vive contreoffensive dont Emmanuel Kant n’est certes pas le moindre des représentants. D’ailleurs,
comme l’écrit déjà Aristote en ouverture de sa Métaphysique, « Tout homme commence par
s’étonner de ce que les choses sont ce qu’elles sont » et « les premiers philosophes
poursuivaient le savoir en vue du seul savoir, et non pour une fin utilitaire. »4, soulignant
combien la philosophie comme science dernière a partie liée à l’éducation, si l’éducation est
la prise en charge de ce par quoi tout homme commence.
Sans doute encore Diderot prend-il soin de distinguer l’utilitarisme du principe d’utilité. Et si
« l’utilité naît du service qu’on tire des choses »5, si « le vulgaire demande toujours : à quoi
cela sert-il ? et il ne faut jamais se trouver dans le cas de lui répondre : à rien : il ne sait pas
que ce qui éclaire le philosophe et ce qui sert au vulgaire sont deux choses fort différentes,
puisque l’entendement du philosophe est souvent éclairé par ce qui nuit et obscurci par ce qui
sert. »6, l’Encyclopédie incarne aussi le principe d’utilité qui veut que le philosophe éclaire le
peuple sur ce qu’il est utile de savoir, puisque à défaut de ne parvenir à tout savoir, il faut au
moins savoir ce qui nous est utile.
Universel, attaché à la condition historique des sociétés humaines, principe d’unification de la
vie et de la pensée dans la matière, l’utile gouverne y compris l’histoire des sciences car
« l’Utile circonscrit tout. Ce sera l’Utile qui dans quelques siècles donnera des bornes à la
physique expérimentale, comme il est sur le point d’en donner à la géométrie. »7.
Sans doute enfin l’utilité reste-t-elle une notion ambiguë, comme en témoigne l’articulation de
l’argumentation proposée par d’Alembert pour rendre compte de la supériorité sociale des
1 Ibid., Discours I chap. IV.
2 Ibid., Discours II.
3 … en sorte que l’utilitarisme conserve, et en particulier dans les pays anglo-saxons, une grande
actualité au XXIe siècle.
4 Aristote, Métaphysique, A 2 982 b, p.10.
5 Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences…, tome XVII, p.558.
6 Diderot D. (1753), Pensées sur l’interprétation de la nature, p.19.
7 Ibid. p.13.
189
arts1 libéraux sur les arts mécaniques, argumentation dans laquelle l’utilité intervient dans un
jeu contradictoire à trois reprises, confrontant en perspective les « utilités » relatives des uns
et des autres.
La société ayant substitué la loi au « droit » du plus fort, la supériorité physique ne peut plus
distinguer les hommes entre eux, et c’est désormais sur le terrain de la « différence des
esprits, aussi naturel, plus paisible et plus utile à la société. » que les hommes se mesurent.
C’est pourquoi « les arts méchaniques, dépendants d’une opération manuelle et asservis,
qu’on me permette ce terme, à une espèce de routine, ont été abandonnés à ceux d’entre les
hommes que les préjugés ont placés dans la classe la plus inférieure. L’indigence, qui a forcé
ces hommes à s’appliquer à un pareil travail, plus souvent que le goût et le génie ne les y ont
entraînés, est devenue ensuite une raison pour les mépriser, tant elle nuit à tout ce qui
l’accompagne. ». En contrepartie, les « opérations libres de l’esprit ont été le partage de ceux
qui se sont crus sur ce point les plus favorisés de la nature. Cependant l’avantage que les arts
libéraux ont sur les arts méchaniques, par le travail que les premiers exigent de l’esprit, et par
la difficulté d’y exceller, est suffisamment compensé par l’utilité bien supérieure que les
derniers nous procurent pour la plupart. C’est cette utilité même qui a forcé de les réduire à
des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre
d’hommes. »2.
Réhabilitation en demi-teinte donc, car l’utilité sociale, dans une culture de l’ornement,
abandonne les objets auxquels elle s’attache aux classes laborieuses, les privant ipso facto de
toute dimension réflexive.
Au final pourtant, l’esprit du siècle des Encyclopédistes se fait bien le porte-drapeau
de l’utilitarisme, et plus encore peut-être l’utilitarisme pédagogique.
En témoigne l’orientation prise par la critique des Humanités.
II 112 Français vs latin
Cette critique, dont le latin est en grande partie la cible, revient sempiternellement sur
1 D’Alembert entend par « art », « tout système de connaissance qu’il est possible de réduire à des
règles positives, invariables et indépendantes du caprice et de l’opinion », Alembert, D’, Discours
préliminaire de l’Encyclopédie, p.60.
Les règles s’adressant aux opérations de l’esprit sont les « arts libéraux », alors que les règles ne
sollicitant que l’intervention de la main sont les arts mécaniques.
2 Ibid. pp.61-62
190
le passéisme d’une conception ornementale de l’éducation du premier humanisme, conception
héritée de l’Antiquité1, et sur l’inutilité présente du latin, appelant de ses vœux une école en
phase avec l’évolution de la société.
On pense évidemment au réquisitoire que prononcent les Encyclopédistes contre cette
éducation humaniste au nom de la Science, essentiellement, voire exclusivement appréhendée
dans sa dimension expérimentale, et l’on entend d’Alembert décrire le cursus du collégien.
Aux classes d’« humanités », six ans consacrés à « s’instruire de la langue latine », à
expliquer « tant bien que mal, les auteurs de l’antiquité les plus faciles à entendre » et à, « tant
bien quel mal, composer en latin », alors que « ce tems serait bien mieux employé à apprendre
par principes sa propre langue, qu’on ignore toujours au sortir du collège, et qu’on ignore au
point de la parler très-mal », succèdent un ou deux ans de « Rhétorique » où, si l’« on
commence à produire quelque chose », le propos « qu’on pourrait & qu’on devrait dire en
deux lignes » est « noyé dans deux feuillets de verbiage ». En sorte que, en classe de
« Philosophie », « après avoir passé sept ou huit ans à apprendre des mots ou à parler sans
rien dire, on commence enfin ou on croit commencer, l’étude des choses ; car c’est la vraie
définition de la philosophie. Mais il s’en faut bien que celle des collèges mérite ce nom. » 2.
Et Voltaire, persuadé que le monde a changé, prévient la riposte humaniste : le français s’est
bien substitué au latin, langue européenne et langue des savants : « d’ailleurs le latin n’a pas
de termes pour exprimer les vérités mathématiques et Physiques qui manquoient aux
anciens », en sorte que « le Français, qui est la Langue courante de l’Europe, & qui s’est
enrichi de toutes ces expressions nouvelles & nécessaires, est beaucoup plus propre que le
Latin à répandre dans le monde toutes ces connaissances nouvelles. »3.
En marge des Encyclopédistes dont la violente charge contre le latin est restée célèbre
1 Comme le rappelle Paul Veyne [« Du ventre maternel au testament » in (1985), Histoire de la vie
privée, t.I, De l’Empire romain à l’an mil, pp.32-34], l’école à Rome délivre à bien des égards une
instruction « ornementale », celle d’une culture des Belles Lettres, au sein de laquelle la rhétorique
elle-même, qui pourrait avoir pourtant une utilité sociale, tant à la tribune qu’au barreau, est tellement
éloignée de l’éloquence effectivement utilisée qu’elle n’est encore qu’une fin en soi, coupée de tout
utilitarisme. L’apprentissage d’un métier et de la vie politique se fait sur le tas.
Plus ancrée dans la vie publique, puisque dispensée au gymnase, et plus complète puisque comprenant
à côté de l’éducation intellectuelle une éducation physique, l’école grecque ne forme pourtant pas le
producteur et ne fabrique pas le citoyen, celui-ci devant sa situation sociale à une conception
largement naturaliste du monde. Cf. H.-I. Marrou (1948), Histoire de l’éducation dans l’antiquité, t.I,
Le Monde grec, et t.II, Le Monde romain.
2 Article « Collège » rédigé en 1753 pour L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences,
des arts et des métiers, tome III, pp.635-636.
3 Voltaire « Préface historique » in Newton I. (1687), in Principes mathématiques de la
philosophie naturelle, tome I, Paris : Desaint &amp. ; Saillant, 1759 p.IX
191
et soutient une critique sévère des Humanités scolaires, le magistrat La Chalotais (17011785), Procureur général du Parlement de Bretagne, exprime assez le point de vue
« progressiste », très hostile aux Jésuites : « dans toute institution, il faut donner le pas à la
Langue maternelle : elle est la plus nécessaire dans tout le cours de la vie. (…) L’expérience
apprend qu’on ne la sait jamais parfaitement si on ne l’a pas étudiée ; & il est honteux que
dans une éducation de France on néglige la Littérature Française, comme si nous n’avions pas
des modèles dans notre langue. Les Grecs & les Romains cultivaient la leur préalablement aux
Langues étrangères. De cent étudians il n’y en a pas cinquante à qui le Latin soit nécessaire, &
à peine en compterait-on quatre ou cinq à qui il puisse être utile dans la suite de le parler & de
l’écrire. Il n’y a aucun qui puisse avoir besoin de parler ou d’écrire en grec, de faire des Vers
Latins ou des Vers Grecs : il est donc contre la raison de dresser un plan d’éducation pour ce
petit nombre de personnes. »1.
Certes Claude Fleury (1640-1723), « le savant Fleury » selon Rousseau, professe contre le
latin dans son Traité du choix et de la méthode des études paru en 1686 et plusieurs fois
réédité. Et Charles Rollin (1661-1741)2, le « sage Rollin », demande déjà, dans son Traité des
études de 1726, la généralisation du français comme langue de l’enseignement, avant que
Diderot ne pose cette « grande question que de savoir si la seule étude des langues anciennes
vaut le temps qu’on lui consacre, et si cette époque précieuse de la jeunesse ne pourrait pas
être employée à des occupations plus importantes. »3, question d’autant plus pertinente que,
ajoute t-il, l’étude des langues ne demande pas seulement de la mémoire mais une dose de
raison supérieure à ce que peut un jeune enfant.
A dire vrai, cette volonté de faire du français la langue de l’enseignement traduit souvent la
revendication d’une logique d’efficacité cognitive d’origine sensualiste4, alors soutenue par
1 Caradeuc de La Chalotais L.-R. (1763), Essai d’éducation nationale, p.69.
Certes, ce brûlot contre les Jésuites, paru juste après leur expulsion (1762), peut apparaître à ce titre
comme un écrit de circonstance. Mais au-delà, il est très représentatif, dans sa revendication d’un
enseignement « moderne » anti-humaniste, de l’esprit du temps.
2 Toutefois Charles Rollin, professeur d’éloquence au Collège royal de 1688 à 1736, directeur du
collège de Beauvais de 1699 à 1712, membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres en 1701,
et surtout auteur du Traité de la manière d’étudier et d’enseigner les belles lettres (1726-1728),
ouvrage dans lequel il reprend l’idée selon laquelle les lettres, par les exemples qu’elles présentent,
mènent à l’édification morale, reste une grande figure de l’humanisme pédagogique.
3 Diderot D. (1775), Essai sur les études en Russie ; Plan d’une université pour le gouvernement
de Russie, in Œuvres complètes, tome III, p.421
4 Notons cependant que « l’évidence » de cette position empiriste, si fortement affirmée par les
Encyclopédistes (cf. D’Alembert, « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie), ne fait jamais tout à
fait consensus. A la résistance cartésienne qui faiblit au XVIIIe siècle, se substitue bientôt, en réponse
aux questions soulevées par l’empirisme, en l’espèce, par David Hume, la critique kantienne : la raison
sans les sens est aveugle mais les sens sans la raison sont vides.
192
Condillac qui réclame une étude systématique de la langue française, position dont il faut
rappeler combien elle est longtemps révolutionnaire, l’enseignement du français se limitant,
pour l’immense majorité des élèves, à l’orthographe jusqu’au milieu du XIXe siècle1. C’est
sur cette plate-forme que se rassemblent les ennemis des Humanités, et d’abord parce que,
comme le dit d’Alembert, il est « plus difficile d’écrire & de parler bien sa langue que de
parler & d’écrire bien une langue morte », dont, la langue n’étant plus parlée, « presque toutes
les finesses nous échappent »2.
Et ce d’autant que l’enquête menée en 1901 pour une réforme de l’enseignement secondaire
semble confirmer le point de vue de Gustave Le Bon selon lequel, puisque « les neuf dixièmes
des élèves sont incapables, après sept à huit ans d’études, de traduire à livre ouvert l’auteur le
plus facile, incapables, par conséquent, de lire les écrivains latins. Il est donc bien inutile de
disserter sur la vertu éducatrice d’une langue que l’Université est incapable d’enseigner. »3.
La défense du français, sans doute, n’est pas exempte d’un certain nationalisme linguistique,
comme donne à entendre Voltaire (1694-1778) : « Le génie de cette langue est la clarté &
l’ordre » car « le françois n’ayant point de déclinaison et étant asservi aux articles (…) oblige
les mots à s’arranger dans l’ordre naturel des idées ». « La liberté & la douceur de la société
n’ayant été long tems connues qu’en France, le langage en a reçu une délicatesse
d’expression, & une finesse pleine de naturel qui ne se trouve guère ailleurs »4, poursuit-il,
montrant le chemin parcouru depuis la Deffence et illustration de la Langue Françoyse que
fait paraître Joachim Du Bellay en 1550, et « l’étonnement » suscité par la rédaction, en
français, du Discours de la méthode (1637), supposé accessible, dixit Descartes, « même aux
femmes » !
Sans complexe face au latin mais abandonnant de facto toute prétention à incarner
dans la langue l’idée d’universel, le français est désormais en effet, comme l’écrit le linguiste
Michel Bréal (1832-1915), rédacteur de l’article « Langue maternelle » du Dictionnaire
1 Chervel A. (2006), Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, p.5.
Au collège, la littérature française n’est étudiée que dans les grandes classes. Au cours du XIXe
siècle, elle gagne les petites classes du collège, suivant un mouvement de diffusion analogue à la
composition française.
2 D’Alembert J. (1753), « Collège » in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des
arts et des métiers, tome III, p.636.
3 Le Bon G. (1902), Psychologie de l’éducation, p.86.
4 Voltaire, article « François, ou Français », in Diderot D., D’Alembert J., Encyclopédie ou
dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome VII, p.284.
193
pédagogique de Ferdinand Buisson1, « le trésor où s’accumulent et se conservent tous les
produits de notre civilisation ». Comme langue, et non plus comme langue morte, activité
plutôt que savoir, elle ne saurait ni être apprise par les règles, ni être enseignée du seul point
de vue de sa pratique de l’écrit.
Mais l’essentiel, peut-être, n’est pas là. Si, dans les années qui précèdent la
Révolution, le français apparaît aux yeux de la plupart des pédagogues comme la langue de
l’école, suivant ainsi la voie ouverte par les Oratoriens et par les Jansénistes2, c’est que la
conception de l’éducation scolaire change, que l’école est de plus en plus conçue comme
propédeutique à la vie future, à ce qui va peu à peu apparaître comme la vie professionnelle,
émergeant de la cohorte des métiers, alors que se précisent les catégories d’espace public et
d’espace privé.
1 « Langue maternelle », Buisson F. (dir.), (1882-1893), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction
primaire, partie 1, tome II, p.1499.
Notons l’ambivalence de la notion de « langue maternelle », langue de la mère ou de la (mère)-patrie,
sachant que, de ce point de vue, celle des enfants de France n’a finalement jamais été la seule langue
française, compte tenu du poids, jusqu’au début du XXe siècle, des langues régionales et des patois, et
de l’actualité des langues des enfants issus de l’immigration.
En tout cas, pour le linguiste Michel Bréal, l’enseignement du français doit partir du connu, en
l’espèce de la langue maternelle, laquelle détient une légitimité propre, point de vue certes minoritaire
du côté de l’Institution, mais auquel s’accordent probablement assez souvent les pratiques de classes…
L’ambivalence disparaît d’autorité en 1911, lors de l’édition du Nouveau dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire, puisque l’article « Langue maternelle » n’y figure plus.
Est-ce à dire pour autant que la question du plurilinguisme ne se pose plus dans la maturité de l’école
républicaine, que la « langue des Messieurs », pour reprendre l’expression de Pierre Boutan, est
devenue celle des petits paysans ?
Cf. Boutan P. (1996), La Langue des Messieurs : histoire de l’enseignement du français à l’école
primaire, et (2006), « La question des patois : présence et disparition de Michel Bréal dans le
Dictionnaire de Buisson », in L’école de la IIIe République en question, pp.179-192.
2 L’enseignement de l’Oratoire, anticipant à bien des égards l’enseignement de Port Royal, prend
le contre-pied de l’enseignement jésuite, notamment sur la question centrale de la place du latin. En ce
sens il divorce, conformément au principe de rupture, voulu par l’humanisme, avec la tradition
scolastique, mais ouvre en même temps une brèche dans un consensus humaniste centré sur le primat
d’une culture universellement Une, depuis l’Antiquité qui la fonde.
Et quoique les pères de l’Oratoire soient évidemment nourris d’Antiquité, il est significatif qu’au
premier rang de la programmation scolaire figure l’étude approfondie de la langue française, au second
l’enseignement de toutes les matières en cette langue, au troisième un rééquilibrage de l’étude des
langues anciennes au profit du grec, au quatrième, un équilibrage global des études au bénéfice des
sciences, sous l’égide de la philosophie cartésienne.
La défiance à l’endroit du thème latin et de la composition latine souligne encore, si la version est bien
retour à la langue maternelle, l’esprit « français » de l’Oratoire.
Le positionnement des Jansénistes, en matière d’enseignement, reprend et radicalise ces positions, en
particulier pour ce qui est de la place du français, en sorte qu’on peut dire que la « pédagogie de la
langue française » fait en effet violence à certaines valeurs fondatrices de la pédagogie humaniste.
194
II 113 Le règne des sciences ?
Avant même l’introduction des questions de mathématiques, physique et sciences
naturelles aux épreuves du baccalauréat es sciences créé en 18211 et, en 1882, des éléments de
sciences physiques et naturelles dans les programmes de l’enseignement primaire à tous les
degrés2, présentée comme « une des innovations les plus heureuses accomplies récemment en
faveur de l’éducation populaire » par le Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson3, la
question des sciences à l’Ecole est largement débattue, alors même que la science est déjà
consacrée parmi les valeurs assurément consensuelles des sociétés de progrès.
En soi cette inclination scientifique de l’enseignement ne s’inscrit nullement en faux
contre une culture humaniste.
La volonté toute galiléenne d’une reconstruction mathématique de la nature, « livre écrit en
langage mathématique » selon la célèbre formule de l’astronome italien, est, on l’a vu, partie
prenante de cette nouvelle « dignité de l’homme ». De là, quelles que soient les divergences,
radicales, à l’intérieur même de la famille rationaliste, et plus décisivement encore entre
rationalistes et empiristes quant à la nature de la méthode, la prééminence de celle-ci s’impose
lors de la révolution scientifique de l’âge moderne pour exhiber la loi comme régularité
observable d’éléments isolés dans les phénomènes naturels, et faire de cette relation de
constance le fondement de la vérité.
Et les Lumières ne reviennent ni sur le processus d’émancipation à l’égard de la Tradition
revendiqué par Descartes, ni sur le primat de la science, pratique en raison, et seule démarche
de connaissance susceptible de formuler une vérité de l’homme et du monde. D’ailleurs
l’œuvre d’Isaac Newton (1643-1727), découvreur, en 1682, de la loi de la gravitation
universelle, incarne éminemment cette révérence à la science. Dans les Principes
mathématiques de la philosophie naturelle (1687), traduits par la marquise du Châtelet (17061749)4, le dessein d’une refondation scientifique active la critique de la méthode cartésienne :
1 Par le décret organique du 17 mars 1808, un baccalauréat totalement refondé sanctionne les
études secondaires et ouvre l’accès à l’enseignement supérieur ; de 1808 à 1821, l’examen, strictement
oral jusqu’en 1830, a une orientation exclusivement classique.
2 La loi Guizot, en 1833, impose les sciences au programme des seules écoles primaires
supérieures.
3 Article « Expériences », in Buisson F. (dir.), (1882-1893), Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire, p.972.
4 Emilie du Châtelet, amie de Voltaire, passionnée par l’aventure scientifique sous toutes ses
formes, est l’un des première femme de science en France et, incarne, à plus d’un titre, l’idéal des
Lumières.
195
récusant une physique asservie à la géométrie, Newton y prétend établir le vrai sur la méthode
expérimentale et le raisonnement inductif, faisant cheminer le raisonnement du fait à l’axiome
et non l’inverse1.
C’est cette nouvelle méthode d’investigation scientifique d’origine newtonienne2 que les
philosophes des Lumières généralisent à l’ensemble de la démarche scientifique3, et si la ligne
méthodologique ne renvoie que très exceptionnellement à une conception matérialiste, elle
fixe en tout cas le limites d’une connaissance qui renonce à l’en-soi des choses pour s’en tenir
résolument au domaine phénoménal4.
Ainsi, comme le fait remarquer Ernst Cassirer, les Lumières mettent un terme à une affaire
engagée depuis la Renaissance en délimitant « définitivement le domaine de la connaissance
rationnelle »5. En ce sens, la volonté d’inscrire l’enseignement des sciences dans les
programmes des études peut apparaître d’abord comme une continuité de l’édification
humaniste, rationnelle et critique.
Si pourtant au XVIIIe siècle les controverses sur l’enseignement des sciences
atteignent le noyau identitaire de la Modernité humaniste, c’est encore par le biais d’un
double déplacement : déplacement quant au statut de la science d’une part, quant à la fonction
de l’Ecole de l’autre.
Car en assignant, à l’observation de la nature d’abord, à l’expérimentation/validation des
hypothèses qui en découlent ensuite, un rôle essentiel quant à la définition de la certitude
1 Règle première « qu’il faut suivre dans l’étude de la physique » : « il ne faut admettre de causes
que celles qui sont nécessaires pour expliquer les phénomènes », cf. Du Châtelet E. (1749),
« Exposition abrégée du système du monde », in Newton I. (1687), Principes mathématiques de la
philosophie naturelle, tome II, p.2.
2 Newton fait en effet l’unanimité : « s’il y avoit encore quelqu’un d’assez absurde pour soutenir la
matière subtile & la matière cannelée, pour dire que la terre est un soleil encrouté, que la lune a été
entraînée dans le tourbillon de la terre, que la matière subtile fait la pesanteur, & toutes ces autres
opinions romanesques substituées à l’ignorance des Anciens, on diroit : Cet homme est Cartésien. »,
écrit Voltaire qui, exilé en Angleterre (1726-1729), en revient défenseur des idées du physicien, cf.
« Préface historique » in Newton I. (1687), Principes mathématiques de la philosophie naturelle, tome
I, p.VII.
3 « L’expérience multiplie ses mouvements à l’infini, elle est sans cesse en action, elle met à
chercher des phénomènes tout le temps que la raison emploie à chercher des analogies. », Diderot D.
(1753), Pensées sur l’interprétation de la nature, XXIII, p.20.
Helvétius d’ajouter : « J’ai cru qu’on devoit traiter la morale comme toutes les autres sciences & faire
une morale comme une physique expérimentale », (1758), De l’esprit, « Préface », pp.I-II.
4 « Les faits, de quelque nature qu’ils soient, sont la véritable richesse du philosophe. », affirme
Diderot (Pensées sur l’interprétation de la nature, p.19), rappelant qu’une « une hypothèse n’est pas
un fait » (Ibid., p.7).
5 Cassirer E. (1932), La philosophie des Lumières, p.95.
196
scientifique, cette dynamique entame finalement, comme le signale Diderot dans De
l’interprétation de la nature (1754), la toute-puissance des mathématiques1, annonçant une
nouvelle science face à la physique newtonienne, les sciences naturelles, et dressant une
nouvelle figure du savant en la personne du naturaliste Buffon (1707-1788).
Tâtonnantes et provisoires, les sciences expérimentales participent ainsi à la définition d’un
nouveau statut du scientifique : désormais, si l’universalité de la démarche reste incontestée,
est admis du moins que toute vérité scientifique singulière n’est que transitoire et précaire.
Ce premier déplacement a une conséquence immédiate et décisive sur le sens de la
transmission et, en l’espèce, de la transmission scolaire.
Comme le remarque Henri Bergson (1859-1941) scrutant encore les limites de la raison dans
son dialogue avec les sciences, l’homme « est essentiellement un être sociable » et fait ainsi
« passer en première ligne tout l’ensemble de résultats acquis dont se compose le patrimoine
social, et dont il est légitimement fier. ». C’est pourquoi sans doute qu’« en toute matière,
lettres ou sciences, notre enseignement est resté trop verbal. (…) S’agit-il de sciences, on
expose surtout des résultats. Ne vaudrait-il pas mieux initier aux méthodes ? »2.
Or, cette vérité instable et provisoire est à l’origine d’un recadrage nécessaire de la définition
de transmission scolaire : alors même que la connaissance se profile comme singularité fragile
et somme toute fugitive, la dynamique de recherche capte au contraire toute la lumière,
focalise les intérêts et rassemble les suffrages : il ne s’agit plus d’abord d’enseigner des
savoirs positifs, toujours susceptibles d’obsolescence rapide et, nous dit-on, de plus en plus
rapide avec le développement des techniques, mais d’enseigner une méthode, LA méthode.
Du reste, le Dictionnaire pédagogique fait un premier pas dans ce sens, lorsque le philosophe
Gabriel Compayré, rédigeant l’article « Expérience, expérimentale (méthode) », solidarise
méthode expérimentale, « souveraine dans le domaine des sciences concrètes », qui part des
faits pour s’élever à la loi, et pédagogie, qui part des exemples pour s’élever à la règle, évitant
ainsi « des vérités toutes faites à des intelligences le plus souvent incapables de les
comprendre et de se les assimiler »3, « le mal [étant] seulement de lui accorder une
1 « La région des mathématiciens est un monde intellectuel où ce que l’on prend pour des vérités
rigoureuses perd absolument cet avantage quand on l’apporte sur notre terre », Diderot D. (1753),
Pensées sur l’interprétation de la nature, p10.
2 Bergson H. (1922), « De la position des problèmes » in (1938), La Pensée et le mouvant. Essais
et conférences, p.52.
3 Buisson F. (dir.), (1882-1893), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, p.970.
197
importance exclusive »1.
Cette instruction par les yeux sous l’auspice de la pédagogie par l’image2 et de la leçon de
choses3 officialisée par le décret du 18 janvier 1887, toutes deux supposées stimuler chez
l’élève les qualités d’observation, est le fil conducteur qui mène, non sans résistance bien
entendu4, des faits aux idées, du concret à l’abstrait et des choses aux mots, jusqu’aux
pédagogies de l’éveil des années 60 et aux pratiques actuelles.
Celles-ci, par-delà les enjeux de l’enseignement des sciences, se situent dans une dynamique
globalisante qui affirme sa vocation à la transversalité disciplinaire, substituant l’activité à la
discipline5, et s’intéresse au développement de la personnalité de l’enfant dont la dimension
intellectuelle n’est plus qu’un aspect.
En ce sens, on peut dire que l’arrêté du 7 août 1969 instituant, pour l’école primaire, le tiers
temps pédagogique, soit six heures hebdomadaires consacrées à un bloc de « disciplines
d’éveil » (histoire, géographie, sciences, travaux manuels), ne recouvre pas la totalité des
1 Ibid., p.972.
2 L'image pédagogique, dont le promoteur historique est encore Comenius, concepteur de la
première encyclopédie en images à usage pédagogique, L’Orbis sensualium pictus (1652), connaît
dans l’école républicaine un succès croissant et, aux prix de quelques aménagements, jamais démenti.
Présente dans les manuels, au tableau pour soutenir la leçon et sur les murs des salles de classes,
l’image sert aussi, du moins jusqu’aux années 1970, les stratégies d’émulation avec le développement
de l’image récompense, déclinée à partir du bon-point.
D’abord instructive plus qu’ornementale, même si rendre l’école attrayante participe de ses missions,
elle doit être immédiatement lisible, d’où la longue absence de relief et de perspective, le recours aux
aplats de couleurs contrastées, au dessin plus qu’à la photographie…
La « commission de la décoration des écoles et de l’imagerie scolaire » instituée par l’arrêté du 27 mai
1880, est en charge du développement de cette « instruction par l’image ».
3 Bien plus leçon sur les choses que leçon par les choses dans l’acception rousseauiste d’éducation
à la raison des choses, la « leçon de choses » est d’abord développée dans les salles d’asile par Marie
Pape-Carpantier (1812-1878), acquise à la pédagogie sensualiste, pour rendre l’enfant actif. Mais au fil
du temps, et en dépit des I.O. de 1923 qui demandent aux maîtres d’exposer les élèves à
l’expérimentation scientifique, la leçon de choses devenue leçon de sciences s’enlise dans la routine.
4 Alain en est un célèbre contradicteur : parce que l’unité de l’objet n’est pas livrée par les
apparences, mais qu’elle est construite en donnant sens aux apparences multiples (1917, Quatre-vint
un chapitres sur l’esprit et les passions, livre I, p.1076), « la vérité de la perception ne peut être
perçue » (1927, Les Idées et les Ages, Livre II, Chap. VI), et « il n’y a que la réflexion qui puisse faire
tenir ensemble l’apparence et le vrai » (1925, Souvenirs concernant Jules Lagneau, chap.I, p.744), en
sorte qu’« aller du connu à l’inconnu c’est notre lot ; autant dire du simple et abstrait vers le concret et
individuel que nous n’épuiserons pas » (1932, Propos sur l’éducation, propos XXX, p.67).
5 Dans un projet de texte d’orientation sur la pédagogie de l’éveil de 1972, l’inspecteur général
Georges Belbenoît, précise les objectifs des enseignants qui « doivent être définis en termes de
compétences plus que de connaissances »
198
enjeux de la pédagogie de l’éveil1 qui s’inscrit incontestablement dans ce « mouvement
novateur d’expérimentation et de recherche » auquel la circulaire du 2 septembre 1969
« souhaite donner l’élan »2.
En revanche, la valorisation, voire la généralisation d’une démarche d’inspiration
expérimentale à l’ensemble des situations d’enseignement sous le label d’« expérimentation »,
et dont témoignent les occurrences des termes « expériences » et « expérimentation » dans la
circulaire de 1969, - occurrences dont la superposition fait confusion et laisse deviner la
dérive à venir d’une manipulation maquillée en expérimentation -, est bien supposée renforcer
la légitimité d’un enseignement scientifique centré sur la procédure expérimentale3.
Et dans la mesure où elle mobilise non plus désormais la seule observation, mais le
questionnement de l’enfant, à partir de quoi l’élève est invité à formuler des hypothèses et à
en apprécier expérimentalement la pertinence, cette pédagogie, officiellement enterrée par les
Instructions officielles de 1985, annonce, d’une certaine manière, l’opération de « La Main à
la Pâte », lancée en 1996 et fondée sur l’exploration, la manipulation, l’expérimentation ( ?),
l’argumentation4, armature pédagogique et didactique du PRESTE, Plan de rénovation des
sciences et des technologies à l’école (2000) que reprennent presque mot pour mot les
programmes de 2002 pour l’école primaire : « En sciences, les nouveaux programmes
prévoient que l’enfant réalise lui-même ses expériences et tienne un cahier d’observations.
1 La pédagogie de l’éveil ainsi définie n’est donc pas un ensemble de disciplines annexes,
formatrices quant à la personnalité de l’enfant, mais de moindre importance au plan culturel et
socialement utilitaire par rapport aux mathématiques et, surtout, au français, mais une démarche
d’enseignement cohérente avec une conception de l’apprendre intéressant toutes les situations
d’apprentissage de l’école.
2 …circulaire n°IV 69 371 visant l’application de l’arrêté du 7 août 1969.
3 Entre temps il est vrai, l’expérience est très officiellement entrée au programme du primaire (I.O.
de 1923), une vingtaine d’années après s’être imposée dans les programmes du second degré (1902),
pour ce qui concerne l’enseignement des sciences physiques et naturelles.
Mais l’expérience alors pratiquée est assez rarement réalisée par les élèves eux-mêmes d’une part et,
surtout, elle sert moins à confirmer ou infirmer une hypothèse qu’à sensibiliser l’enfant par récurrence
des occurrences à la relation de cause à effet, et, bien sûr, à l’esprit positif, ennemi des superstitions ;
cf. Inspection générale de l’éducation nationale (2001), « L’enseignement des sciences et de la
technologie à l’école primaire ».
Ceci étant, comme le souligne, dès la fin du XIXe siècle, Gabriel Compayré, alors chargé d’un cours
de pédagogie à l’Ecole normale supérieure de Fontenay pour les futures institutrices, « la leçon de
chose vaut moins par les connaissances qu’elle communique que par la manière dont elle les
communique », Compayré G. (1897), Cours de Pédagogie théorique et pratique, p.294.
4 Inspirée d’un dispositif pour l’enseignement des sciences mis en place aux Etats Unis dans des
milieux défavorisés (Hands on) impliquant directement les élèves dans les expérimentations
scientifiques, l’opération « La Main à la Pâte » dont le professeur Charpak, prix Nobel de physique, et
l’Académie des sciences sont les promoteurs, relayés par l’Institut National de la Recherche
pédagogique (INRP), cherche à (re)mobiliser sur l’acquisition d’une méthode et d’une démarche
« scientifiques ».
199
Acteur et responsable de la manipulation qu’il accomplit, il rend compte par écrit de
l’expérimentation. C’est l’occasion par excellence d’apprendre à argumenter, à décrire, à
présenter des hypothèses, à en peser la valeur. »1.
Parallèlement à la confusion, évidente ici, de l’expérimentation et de l’expérience, à laquelle
nous allons bientôt revenir, le déplacement de la perspective scientifique sur le paradigme
expérimental modifie, progressivement sans doute mais très sensiblement la fonction scolaire,
en
sorte
que
l’Ecole
contemporaine
doit
moins
transmettre
des
connaissances
qu’accompagner la construction de « savoir-faire » transversaux, constitutifs de l’intelligence
humaine face au monde.
Ce constat ne se limite pas, du reste, au premier degré. Comme l’énonce clairement le
professeur de sciences de l’éducation Louis Legrand en 1970, « le but n’est plus d’apprendre
des connaissances mais d’amener l’enfant à construire ses connaissances en partant de ses
besoins et de ses intérêts, ainsi se construira une méthode. »2. D’interrogation sur le meilleur
moyen d’atteindre la fin préalablement proposée, la méthode s’inscrit au centre des finalités
de l’Ecole, devient fin d’elle-même c’est-à-dire, dans toute l’acception du terme,
méthodologie.
A la direction méthodique3 d’une éducation intellectuelle et morale héritée de l’école ferryste,
et qui accepte, au titre de cette finalité morale, de « faire passer avant le savoir, si utile qu’il
soit, le jugement, plus utile encore »4, tend à se substituer, ou peut-être, faisant fi de la
contradiction, à s’agglomérer, la direction méthodologique de l’école contemporaine.
Cette tension méthodologique est encore bien sensible lorsque le même universitaire,
envisageant au début des années 80 une rénovation du collège5, met les sciences
expérimentales en première ligne dans le cadre d’un rééquilibrage des activités extrêmement
sévère à l’endroit des Humanités. Stigmatisant en particulier le « désintéressement » et la
« gratuité » du rapport à la connaissance cultivés par l’humanisme, Louis Legrand dénonce la
1 Lang J. (2002), « Préface », in Qu’apprend-on à l’école élémentaire ?
2 Legrand L. (1970), « Les activités d’éveil à dominante intellectuelle au cours préparatoire »,
Recherches pédagogiques n°51, p.31.
3 « Méthode », du grec µετά « vers », et οδος « la route, la voie » : la méthode est la poursuite, la
démarche…
4 Cf. Henri Marion, article « Méthode » in Buisson F. (dir.), (1882-1893), Dictionnaire de
pédagogie et d’instruction primaire, p.1900.
5 Louis Legrand est alors chargé par le ministre de l’Education nationale, Alain Savary, de préparer
la rénovation du collège. Son rapport de 1982, « Pour un collège démocratique », est le fruit de cette
mission.
200
responsabilité des Humanités quant à la discrimination sociale qu’entérine l’Ecole à travers un
échec scolaire socialement identifié : « La part des activités réfléchies gratuites
(mathématiques et réflexion sur la langue) doit être réduite au profit des activités d’études
expérimentales, de l’expression artistique (art plastique, musique, art dramatique, danse etc.),
des activités de production technique (travail manuel effectif, jardinage, élevage, bricolage),
des activités physiques par pleine efficacité des horaires officiels actuels. »1.
Sans doute cette position rencontre t-elle l’inertie conséquente de la machine-école, inertie à
laquelle prête main forte une ferme réprobation disciplinaire2, mais l’idée n’arrête pas là son
chemin, et il n’est pas impossible que la dénonciation d’une culture scolaire trop
intellectuelle, abstraite et conceptuelle, redevable de la seule formation de l’esprit, serve
d’abcès de fixation alors que s’enlise, depuis vingt cinq ans, de réforme en réforme, la
démocratisation toujours à venir des filières d’excellence à l’issue du collège.
Le développement des sciences expérimentales inaugure donc un déplacement de la
représentation du scientifique, de sa vérité et de son enseignement par lequel les temps
modernes et la Modernité, en quelque sorte, divorcent, première (?) ligne de fracture dont le
recul des Humanités scolaires est un des effets.
II 114 L’enfant chercheur
Et si la méthode expérimentale est un procédé pédagogique selon un paradigme déjà
proposé par Comenius qui promeut une instruction intuitiviste résumée dans la formule
« l’idée - le mot - la chose », parce qu’« il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait d’abord
passé par les sens » comme se plaît à le répéter La grande didactique3, c’est
1 « Pour une école de l’homme total », in Le Monde de l’éducation, septembre 1981.
2 « Il va de soi que les maîtres d’une telle école [le collège rénové] ne sauraient être seulement des
spécialistes d’une discipline. », Legrand L. (1981), « Pour une école de l’homme total » in Le Monde
de l’éducation, septembre 1981.
Dans un contexte où le sentiment d’insécurité professionnelle est croissant, la proposition prend un
tour menaçant, en deçà de tout débat théorique.
3 Avant même Pestalozzi, J. A. Comenius ( 1592-1670 ) dans l’exposé exhaustif de sa pédagogie,
La Grande Didactique, œuvre rédigée entre 1627 et 1632 et publiée en 1657, énonce une éducation en
quatre temps de six années chacun : à la première enfance (0-6 ans) correspond l’école maternelle
assurée par la mère ; à l’enfance (6-12 ans) l’école élémentaire, l’adolescence (12-18 ans) au
gymnasium et la jeunesse (18-24 ans) à l’université et aux voyages ; éducation « développementale »
pour laquelle apprendre, c’est toujours aller du connu à l’inconnu, du concret à l’abstrait, de la
sensation à l’idée.
201
précisément que l’enfance est identitairement perçue comme le temps de l’éveil des sens, et
l’activité de l’enfant comme une activité sensorielle.
Henri Pestalozzi (1746-1827), « lecteur » enthousiaste de Rousseau1, corrobore. La
source de toute connaissance se trouve dans la forme, le nombre et le nom : saisir l’objet par
la vue (la forme), se le représenter du point de vue de l’unité ou de la pluralité (le nombre), et
désigner cette représentation de l’objet du point de vue de la forme et du nombre (le nom)2.
Cet enfant, à la fois pur devenir et œuvre de soi-même, est d’abord un observateur, et tout
savoir un savoir-sentir. C’est sur cette base que s’établit la relation pédagogique dont
apprendre constitue l’interface : le maître apprend à l’enfant qui apprend selon l’ordre
supposé « naturel »3 des acquisitions, ordre progressif du connu à l’inconnu, du simple au
complexe, du concret à l’abstrait, dessinant un espace mental enfantin (quotidien, familier,
simple et concret) dont l’expérience est le laboratoire.
Intuitiviste et intimiste, l’instruction pestalozzienne est aussi et par conséquent expérimentale,
au sens où toute connaissance procède de l’expérience, manipulation et observation.
Toutefois si apprendre à l’enfant, bien plutôt qu’enseigner c’est donner à voir, à sentir,
à toucher, à entendre, et ainsi à découvrir, la figure d’un enfant « chercheur et inventeur »4, et
par là acteur de son savoir, supplée peu à peu celle de l’enfant observateur.
Une nouvelle conception de l’intelligence enfantine se fait jour, une intelligence
spontanément encline au tâtonnement et dont la maturation vise encore la démarche
expérimentale, selon la logique méthodologie précédemment évoquée, dont on retrouve en
filigrane l’expression, depuis le programme et enseignement des mathématiques à l’école
élémentaire fixés par l’arrêté du 2 janvier 1970, ouvrant à des « démarches faites d’actions et
de réflexion » d’inspiration constructiviste, grâce auxquelles « l’enfant contribuera à
construire son propre savoir et connaîtra la joie de découvrir et de créer »5, jusqu’aux
instructions de 2007 qui, pour l’école maternelle, inscrivent « les activités de langage dans
l’expérience » parce qu’« en jouant, en poussant toujours un peu plus ses expériences et ses
tâtonnements »6, l’enfant apprend.
1 Pestalozzi veut incontestablement mettre en pratique les préceptes de l’Emile tels qu’il les
entend bien sûr, et nous ne discuterons pas ici de la pertinence de sa lecture…
2 Cf. Pestalozzi J. (1801),Comment Gertrude instruit ses enfants ; lettres 4-6.
3 L’ordre naturel est bien à comprendre comme ordre de la nature.
4 Bergson H., « De la position des problèmes », p.52.
5 Arrêté du 2 janvier 1970, p.5.
6 MEN (2007), Programmes pour la rentrée 2007-2008, B.O. HS n°5 du 12 avril 2007, p.4.
202
Autrement dit, l’activité spontanée propre à l’enfant (le jeu) est déjà une activité scientifique :
« Il manipule, il observe, il cherche comment utiliser un objet, un instrument. Il s’interroge. Il
identifie des réalités, les représente et les nomme. Il distingue les qualités des objets ou des
collections d’objets qu’il compare, range, classe, dénombre. Il apprend à conduire ses actions,
à en prévoir les résultats, à anticiper les évènements, et à les expliquer. Il raconte ses
expériences, verbalise ses actions … »1. Et c’est bien parce que l’enfant est « naturellement »
un petit savant, qu’il se révèle dès l’école primaire un petit mathématicien progressivement
rompu à la mathématisation du réel2.
Cette hypothèse quant à la nature expérimentale de l’intelligence enfantine, est
amplement relayée par Adolphe Ferrière (1879-1960), personnalité phare du mouvement de
l’Education nouvelle3, dont la théorisation de l’enfance active en appelle à la systématisation
de l’expérimentation enfantine.
C’est cette démarche que reprend Célestin Freinet (1896-1966)4 durant l’Entre-deuxguerres.
Intégrée à la vision synthétique d’une humanité laborieuse, cette démarche pivote autour de la
notion de tâtonnement expérimental constitutive d’une idée du travail à laquelle il identifie la
1 Ibid., p.16.
2 Ainsi « le souci majeur du maître » doit-il s’attacher à « donner à ses élèves une formation
mathématique véritable qui leur permette, d’une manière adaptée à leur âge, à partir de l’observation et
de l’analyse qui leur sont familières, de dégager des concepts mathématiques, de les reconnaître et de
les utiliser dans des situations variées, de s’assurer ainsi la maîtrise d’une pensée mathématique
disponible et féconde. », Arrêté du 2 janvier 1970 relatif au programme et à l’enseignement des
mathématiques à l’école élémentaire, p.4.
3 Rappelons brièvement que l’Education nouvelle est un mouvement pédagogique qui se
développe pour l’essentiel après la Première guerre mondiale, même si ses origines sont plus
anciennes. Convaincue de l’enjeu de civilisation que constituent le renouvellement des pratiques
éducatives, elle défend, contre une conception magistrale de l’enseignement, l’idée constructiviste
selon laquelle les apprentissages sont le fait d’un apprenant actif, et, contre une stricte limitation du
champ scolaire aux disciplines académiques, une éducation globale intégrant les domaines artistiques,
techniques et technologiques, les pratiques physiques et sportives, les apprentissages sociaux, en appui
sur l’expérience de l’enfant.
4 Freinet fait de L’Ecole active du pédagogue suisse Adolphe Ferrière, paru en 1922, son
« bréviaire » conservé dans sa bibliothèque « comme un symbole ». Cf. L’Educateur octobre 1949 :
« Adolphe Ferrière a 70 ans ».
Toutefois, si les relations entre l’Education nouvelle de Ferrière et l’Ecole Moderne de Freinet ne sont
pas dénuées d’ambiguïté, - notamment la notion de « hiérarchies naturelles » à laquelle Ferrière est
attaché, et une certaine propension au spiritualisme suscitent méfiance et circonspection -, Freinet se
sent redevable d’une dette symbolique à l’endroit de l’infatigable thuriféraire du praticien, de
l’activité, et du vitalisme (« l’école de la vie ») ; cf. Hameline D. (1993), « Adolphe Ferrière », in
Perspectives, mars-juin 1993.
203
condition humaine, intelligente et sensible1. Par « tâtonnement expérimental », notion que
Célestin Freinet calque sur la « méthode expérimentale » de Claude Bernard2 appliquée à la
pédagogie, l’enfant part d’un perçu qui engage le déclenchement d’un processus de recherche,
émet des hypothèses critiquées par les faits, modifie la direction de la recherche ce qui suscite
de nouvelles hypothèses jusqu’à ce que, par approximations successives, une « loi des
phénomènes » puisse être dégagée3.
C'est ainsi qu'avec l’Ecole Moderne4, révolutionnaire tant par sa vocation politique, populaire
et émancipatrice, que par l’orientation pédagogique que cet engagement suppose, une autre
manière de faire la classe grâce à des outils nouveaux, la pédagogie Freinet conforte les
préceptes de l’Education nouvelle d’inspiration constructiviste selon lesquels l’enfant
construit ses savoirs, et fait du tâtonnement expérimental le paradigme de toute situation
d’apprentissage.
Universel, généré par le besoin de savoir présidant à « tous les actes de la vie »5, le
tâtonnement, par essais et ajustements, est donc, selon la formule freinetiste, la « technique de
vie » qui ouvre, en cas de réussite, sur une validation immédiate avec mémorisation,
instrumentalisation et mécanisation de l’acte probant pour une réutilisation éventuelle :
1 …en quoi l’animal laborans freinetiste instaure une grande continuité entre l’intelligence
enfantine et l’intelligence adulte. : « Quand vous cherchez la solution d’un problème, que faites-vous,
sinon tâtonner incessamment ? » Essai de psychologie sensible (1950) in Œuvres pédagogiques, tome
I, p.510.
2 Dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), le physiologiste Claude
Bernard (1813-1878) se fait le chantre de la démarche expérimentale hypothético-déductive : « La
méthode expérimentale, en tant que méthode scientifique, repose toute entière sur la vérification
expérimentale d’une hypothèse scientifique. (…) La théorie est l’hypothèse vérifiée, après qu’elle a été
soumise au contrôle du raisonnement et de la critique expérimentale. » (p.200).
3 Au même titre que l’expérience est le critérium de scientificité, le tâtonnement est le garant
de la réussite pédagogique et doit être stimulé. Ainsi par exemple un enseignant de CM1-CM2
explique à propos des « boîtes de travail » (boîte des aimants, du matériel électrique, boîte qui permet
de faire chauffer l’eau, de souder etc., bref de réaliser des expériences à caractère scientifique dans le
domaine essentiellement physique) : « Je donne le matériel brut. Ca me semble très intéressant parce
que ça permet à l’enfant de tâtonner davantage. », L’Educateur n° 17-18 du 20 mai au 5 juin 1975, p.5.
4 L’Ecole Moderne (« moderne » remplace « nouvelle » en 1939), à ne pas confondre bien sûr
avec l’Ecole des Modernes, est une association de praticiens autour des idées défendues par Freinet sur
l’Ecole : expérimentation de techniques nouvelles (utilisation du texte libre, correspondance et journal
scolaires, plan de travail individuel, coopérative scolaire notamment) grâce à l’élaboration d’outils
pédagogiques nouveaux (imprimerie à l’école, fichiers autocorrectifs, documentations pédagogiques
diffusées par la CEL, Coopérative d’enseignement laïque), toutes pratiques novatrices à partir
desquelles les Freinetistes attendent une transformation de/par l’Ecole au service de tous, et, en
l’espèce, des laissés-pour-compte du système éducatif, les enfants des milieux populaires.
5 L’expression est de Teilhard de Chardin (1881-1955) qui, dans le cadre de la synthèse du
catholicisme et de la science, fait du tâtonnement expérimental, dans une optique évolutionniste et
spiritualiste, la loi du vivant.
204
modèle biologique de l’apprentissage, le tâtonnement apparaît comme une forme vitale de
croissance.
Refusant toute spécificité aux situations scolaires pour réunifier le processus d’acquisition des
connaissances à l’école et hors école, processus en prise directe sur la vie quotidienne des
enfants, Freinet développe une « méthode naturelle » supposée conforme à l’activité
spontanée de l’enfant, car « c’est en marchant que l’enfant apprend à marcher ; c’est en
parlant que l’enfant apprend à parler ; c’est en dessinant que l’enfant apprend à dessiner. Nous
ne croyons pas qu’il soit exagéré de penser qu’un processus si général et si universel doive
être exactement valable pour tous les enseignements, le scolaire compris », sachant qu’« il n’y
a nullement opposition entre les méthodes scientifiques et le tâtonnement expérimental. C’est
le progrès scientifique qui se fait par tâtonnement expérimental. »1.
La pédagogie naturelle, « laisser les enfants mettre en œuvre, de façon organisée et
productive, leur dynamisme naturel, quitte à les y contraindre. »2 de l’Ecole Moderne, vient
donc trouver sa légitimité première : le développement cognitif de l’enfant coïncide
absolument avec la véritable démarche scientifique, celle des « vrais savants qui sont des
consciences supérieures, dont la spécialité n’a pas éteint ce sentiment de la complexité encore
mystérieuse du monde qui les entoure, qui ont su, de ce fait, mesurer la limite de leur
puissance, et qui ont gagné à cette conception exacte de leur fonction, l’humilité devant la vie
qui domine l’esprit des sages. »3.
Toutefois, sur ce terrain si fécond de l’Education nouvelle dont l’esprit constructiviste
valorise l’activité expérimentale de l’apprenant dans l’apprentissage, - terminologie qui tend à
contracter la relation pédagogique à la fonction de celui qui apprend -, les Freinet ne sont
évidemment pas les seuls à interroger la notion même de fabrication dans l’élaboration des
savoirs4.
Théorisant cette fois le rapport au savoir pour repousser l’idée d’une relation d’extériorité
entre le savoir et l’enfant, relation qui voudrait, soit que celui-ci doive se l’incorporer
1 Freinet C. (1956), Les méthodes naturelles dans la pédagogie moderne.
2 Clanché P. (1988), L’enfant écrivain : génétique et symbolique du texte libre, p.14.
3 Freinet C. (1946), L’Education du travail : « L’enfant déraciné », chap.13, 1.
On reconnaît là une dénonciation des prétentions cartésiennes à maîtriser le monde par la science,
posture qui fait opinion dans les milieux intellectuels du XXe siècle travaillés à la fois par la critique
des Lumières et par la dissociation manifeste entre progrès scientifique et progrès moral…
4 Concernant les conceptions de Freinet, il conviendrait mieux de parler de « savoir-faire » plutôt
que de « savoir », tant il est vrai que le sens devient consubstantiel au faire.
205
(pédagogie traditionnelle), soit que celui-là se découvre spontanément (naturellement) au
cours d’une confrontation de l’enfant et du monde (pédagogie freinetiste par exemple), le
GFEN1 n’en finit pas pour autant avec l’expérience active de l’apprenant comme recherche,
avec ses vicissitudes et ses éblouissements, ses impasses et ses coups de théâtre.
Au contraire, la fabrication du savoir, conséquence de la capacité universelle à construire des
connaissances, est située ici au centre du champ pédagogique, impliquant directement le sujet
qui se fonde en même temps comme tel. En ce sens, et justement parce que l’acquisition ne
peut consister pour l’élève à puiser dans un stock de connaissances constituées ailleurs et
détenues par d’autres, l’expérimentation apparaît bien comme la condition de l’élaboration de
l’élève en acteur/sujet du savoir.
Bien plus, l’activité expérimentale s’enrichit encore de nouveaux apports théoriques,
notamment bachelardiens.
Car, en édifiant sa théorie de la connaissance sur l’idée d’obstacle et de rupture
épistémologiques, Gaston Bachelard (1884-1962) propose une conceptualisation des savoirs
scientifiques saisie dans un mouvement dialectique par lequel chaque connaissance nécessaire
se forge contre une position du savoir destinée à être dépassée et qui fait entrave à la
connaissance nouvelle : « Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la
science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en terme d’obstacles qu’il faut poser le
problème de la connaissance scientifique. Et il ne s’agit pas de considérer des obstacles
externes, comme la complexité ou la fugacité des phénomènes, ni d’incriminer la faiblesse des
sens et de l’esprit humain : c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent
par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C’est là que nous
montrerons des causes de stagnation et même de régression, c’est là que nous décèlerons des
causes d’inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. (…) En fait on connaît
contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites »2. Et si c’est
aux habitudes de penser, agglomérées par l’histoire des sciences, que s’affronte le savant,
1 Le Groupement français d’éducation nouvelle, section nationale de la Ligue internationale
d’éducation nouvelle, créés l’un et l’autre en 1921, s’inscrit dans la logique pacifiste déjà évoquée.
Pionnier en matière de lutte contre toute ségrégation scolaire, il est animé dès sa fondation par les
psychologues Henri Wallon (1879-1962) et Henri Piéron (1881-1964), rejoints par le physicien Paul
Langevin (1872-1946) qui en est président jusqu’en 1946, et auquel succède Henri Wallon.
Décidé à refonder les pratiques d’enseignement pour les mettre au service de l’ambition de permettre à
tous de s’approprier les savoirs, le GFEN se veut un lieu d’initiatives pédagogiques, débats d’idées,
projets de formation, invention de situations d’apprentissage… qui solidarise effectivement pratiques
de savoir , pratiques d’émancipation et pratiques collectives.
2 Bachelard G. (1934), La formation de l’esprit scientifique, pp.13-14.
206
c’est aux certitudes confortées par le sens commun et l’éducation que s’affrontent ensemble
l’élève et l’enseignant1.
Dans ce dispositif conceptuel, l’expérimentation joue contre l’expérience car « dans la
formation d’un esprit scientifique, le premier obstacle, c’est l’expérience première. »2. Erigée
en « rectification de l’évidence première », de l’illusion commune, de la représentation ancrée
en chacun, l’expérience de l’expérimentation conserve son rôle moteur dans l’apprentissage :
l’enfant, « celui qui sait toujours déjà quelque chose sur quelque chose », est amené, par le
protocole expérimental, à se déprendre de ses certitudes pour approcher une vérité provisoire
appelée à être ultérieurement dépassée.
Pédagogie scientifique donc qui suppose d’écarter les pratiques des éducateurs qui
« confondent, sous le même nom d’expérience, leur empirisme, qui peut d’ailleurs être riche
d’observations utiles, et l’expérimentation qui exige une hypothèse de travail, c’est-à-dire une
anticipation doctrinale qu’il s’agit de vérifier ou de modifier selon les résultats obtenus »3.
D’ailleurs la manipulation, comme figure de l’expérience première, se révèle parfois
visiblement obstacle à l’appropriation ou à l’acquisition, si l’action perturbe ou interdit la
conceptualisation initiale. Comme le rapporte Jacques Bernardin lors de l’analyse d’une
séquence en CE1, séquence au cours de laquelle les enfants en situation de manipuler n’ont
pas été en mesure de résoudre le problème alors que les autres ont construit la réponse4,
l'action comme accomplissement de tâches peut se substituer à l’activité intellectuelle
proprement dite, et faire obstacle à l’apprentissage.
1 « Ame professorale, toute fière de son dogmatisme, immobile dans sa première abstraction,
appuyée pour la vie sur les succès scolaires de sa jeunesse, parlant chaque année son savoir, imposant
ses démonstrations, tout à l’intérêt déductif, soutien si commode de l’autorité… », Bachelard G.,
« Discours préliminaire », La Formation de l’esprit scientifique, p.9.
2 Ibid., p.23 : l’expérience fonctionne donc ici différemment de l’expérience présentée par Claude
Bernard et reprise par le mouvement Freinet justement. C’est en son sein en effet pour Claude Bernard
comme pour Gaston Bachelard que se joue la vérité, à ceci près que pour ce dernier, l’expérience doit
se dédoubler : à l’expérience première, séduction du phénomène, qui fait obstacle au concept, succède
l’expérience de l’expérimentation scientifique, rationalisation toujours ouverte du phénomène.
3 Wallon H. (1938), « La formation psychologique des maîtres », in Enfance n°3-4, 1959, pp.401407.
4 Cf. Bernardin J. (1999), « Interdit de faire ! » in Dialogue « Mais où sont passés les savoirs ? »,
pp.22-24 : dans une classe de CE1, une situation problème invite les élèves à allumer l’ampoule de la
lampe en panne. La classe est partagée en deux : une moitié dispose de piles et de fil (laine, ficelle,
plastique, métallique mais pas de fil électrique), l’autre n’en dispose pas et doit commander son
matériel en fonction du schéma de projet de circuit que les élèves ont réalisé au préalable. Or « le
groupe du schéma » réussit à rallumer l’ampoule quand les élèves disposant immédiatement du
matériel n’y parviennent pas, empêchés dans leur conceptualisation par la manipulation des objets.
207
Mais quelles que soient les vicissitudes de l’établissement d’une pédagogie
scientifique, ce poids de l’expérimental dans la représentation de l’enfant-chercheur, et les
ambiguïtés qui l’accompagnent, diffuse bien au-delà de l’Education nouvelle à partir des
années 60. En atteste l’empreinte laissée sur la mise en œuvre de la pédagogie de l’éveil
(années 70) et sur les politiques de promotion d’un enseignement scientifique et
technologique dans le droit fil du dispositif pédagogique de la « Main à la pâte »1, à
l’articulation des XXe et XXIe siècles.
Et cette émergence de l’expérimentation dans le champ scolaire, expérimentation dont la
dynamique problématique, comme on vient de le voir, se perd parfois dans la factualité des
situations scolaires2, sonne en tout cas le glas de la représentation d’une Ecole gouvernée par
les contenus (les lettres classiques), par les valeurs et les normes (la mémorisation3 et
l’imitation des œuvres pour la formation à l’universalité de l’Homo educantus de l’éducation
humaniste), et par le mode de communication (l’autorité du discours magistral4) qui
caractérisent les Humanités.
1 A la congruence entre la position freinetiste et l’esprit du dispositif de « La Main à la pâte » quant
à la représentation de la situation d’apprentissage, correspond une certaine filiation entre l’esprit de la
dite-opération et le développement de la pédagogie Freinet en direction des sciences, notamment avec
les chantiers ICEM-sciences dans les années 70 (stages d’été à l’adresse des enseignants visant à
mettre en œuvre un « enseignement » scientifique grâce à l’élaboration d’outils pédagogiques ad hoc)
et des BT sciences (Les « Bibliothèques de travail », brochures documentaires constituée à partir des
centres d’intérêt et des modes de questionnement des enfants repérés dans les classes, publiées dès
1932, se dotent d’une collection scientifique à partir de 1974, en direction des CM et des collèges, puis
les BTj sciences en direction des plus jeunes à partir de 1987).
Notamment, les BT sciences et les fiches de la Main à la pâte disponibles sur Internet présentent de
nombreuses similitude quant à la méthode : questionnement du quotidien (type : « Pourquoi ça
flotte ? »), conception d’expériences, expérimentation et analyse des résultats par les enfants assistés
du maître, formalisation des résultats avec le maître.
2 L’enjeu d’une refondation de l’enseignement des sciences s’inscrit alors plus globalement dans la
prise de conscience d’une parcellisation de l’expertise scientifique, avec le risque, le cas échéant,
d’une dépossession généralisée du savoir ou du rapport au savoir proprement scientifiques, menace, en
quelque sorte, d’illettrisme technico-scientifique ; cf. Morin E. (1999), La Tête bien faite.
Soit dit en passant, le devoir d’éducation scientifique est ainsi doublement au cœur du projet du GFEN
dès lors que celui-ci prétend justement lutter contre toutes les spoliations intellectuelles exercées par la
discrimination scolaire, et s’appuyer sur une pédagogie de la réussite, convaincue des capacités de
l’enfant. Compte tenu d’un tel parti pris, le GFEN, dont les propositions pédagogiques anticipent la
prise de conscience collective des déficits scientifiques du système éducatif que l’Institution
commence à pointer dès la fin des années 50 avec le projet Billères de réforme de l’enseignement
(1956-1957), ne peut se résoudre à abandonner sciences et technologies aux seuls « spécialistes ».
3 La mnémotechnie, héritage des temps où le livre est rare, est aussi le signe d’une certitude quant
à l’existence d’un ordre logique qui lie toutes les idées et toutes les connaissances : comme l’expose
Pascal (1623-1662), « la mémoire est nécessaire pour toutes les opérations de la raison » (Pensées,
« Misère de l’homme », 97, p.1115). Mémoriser, c’est se donner les moyens de savoir.
4 …à ne pas confondre avec le « cours magistral ».
208
II 115 Les limites d’une éducation livresque
S’il fallait donc encore montrer la défiance des Lumières à l’endroit de cette culture
des Humanités que l’Ecole fait sienne à l’Age moderne, c’est par conséquent la condamnation
d’une éducation livresque qu’il faudrait sans doute interroger ici, la circonspection avec
laquelle est approché désormais cet enseignement focalisé sur la lecture et le commentaire des
œuvres apparu aux alentours du Ier siècle avant J.-C.1, revisité par la scolastique, et dont
l’Humanisme va recueillir l’héritage en restaurant la dimension critique du travail
exégétique2.
Un tel parti pris rassemble en effet une bonne partie de l’opinion éclairée.
Diderot, en parangon des Encyclopédistes sur ce plan, signe l’écart entre le collège
humaniste et l’honnête homme du XVIIIe siècle qui, comme le rappelle Marie-Madeleine
Compère3, herborise, observe les étoiles, fait des expériences de physique et de chimie, et
oppose le mot à la chose : « En général, dans l’établissement des écoles, on a donné trop
d’importance et d’espace à l’étude des mots, il faut lui substituer aujourd’hui l’étude des
choses. »4.
L’argument en est que cette éducation à la sensation discrédite deux fois la médiation de
l’écrit, en ce qu’elle se substitue à l’efficace de l’apprentissage selon l’ordre empirique d’une
part, de l’autre en ce qu’elle contredit la connaissance vraie, par principe construite et non pas
donnée : en ce sens, c’est la prétention même du livre à dire le monde qui est en cause.
Rousseau, cependant, ne s’en tient pas là. Sa position est à la fois plus radicale, et
infiniment plus complexe.
D’une part l’offensive de Rousseau contre la valeur formatrice des Humanités qu’incarne en
majesté le livre, se justifie dès lors que le livre s’interpose entre l’enfant et les choses, stimule
l’imagination, « la folle du logis » qui, redoutablement efficace, creuse un abîme entre les
désirs qu’elle accroît en multipliant les possibles, et les moyens de les satisfaire5, et par là
1 Cf. Hadot P. (1995), Qu’est-ce que la philosophie antique ?
2 On sait combien cette position critique est difficile à tenir, et les hommes des Lumières auront
beau jeu de moquer la célébration d’une culture des Anciens revisitée en culte de l’imitation. Mais ce
ridicule dénoncé sert peut-être une cause autrement sérieuse qui n’est rien moins que la remise en
cause de l’idéal humaniste.
3 Compère M.-M. (1985), Du Collège au lycée, 1500-1850.
4 Diderot D. (1775), Essai sur les études en Russie, p.421.
5 « Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini ; ne pouvant élargir l’un retrécissons
l’autre ; car c’est de leur différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment
malheureux », Emile, livre II, p.305.
209
engendre de faux besoins, suscite de faux jugements, les « jugements de mots », bref, met
dangereusement en péril le processus éducatif au terme duquel reste promis la liberté,
condition nécessaire du bonheur1.
En même temps, parce que la culture qui pervertit l’homme est aussi la clé qui lui ouvre le
monde et qu’il n’y a pas d’humanité avant l’histoire qui saisit la culture comme seule
alternative à la nature, le livre est réhabilité lorsque, dirait Jack Goody, il s’offre comme
capacité de commentaire et d’explicitation, comme « technologie intellectuelle »2 et qu’il sert
de médiation, pour l’adolescent, avec cette réalité toujours équivoque, lorsque, aussi, il permet
de doter Emile d’une philosophie pratique3. Car l’adolescent doit s’initier aux passions
humaines et à la comédie sociale, reconnaître le naturel sous l’artifice et ne pas se laisser
abuser par les apparences et les faux bonheurs.
Mais surtout, cette défiance à l’encontre d’une éducation livresque vise, au-delà du livre,
l’éducation verbale déconnectée, par hypothèse ici, du besoin de l’enfant.
Car si « la lecture est le fléau de l’enfance » au point qu’« à peine à douze ans Emile saura t-il
ce que c’est qu’un livre »4, c’est bien que l’enfant lecteur ne saurait être qu’un lecteur forcé.
Et l’on touche là un point essentiel du raisonnement.
Car justement, « l’on ne doit rien exiger des enfans par obéissance »5, non seulement parce
que la contrainte dégoûte l’enfant de l’étude6, mais aussi, et plus fondamentalement encore,
parce que c’est en pure perte que l’éducateur s’échine à méconnaître ainsi « l’intérest
présent » de l’enfant, « le grand mobile, le seul qui méne surement et loin »7 : l’enfant ne peut
que s’il veut, en fonction d’une nécessité intime.
L’enjeu rousseauiste, pourtant, n’est pas seulement d’avoir la sagesse de s’en tenir au rythme
1 En ce sens, le document, que Rousseau bien entendu n’évoque pas, mais dont nous savons
l’extraordinaire développement à venir dans et hors champ scolaire, serait sans doute moins pernicieux
pour lui que l’œuvre littéraire...
2 Jack Goody souligne la double capacité du livre, - capacité de stockage dans l’espace-temps, ou
technologie de communication, et capacité d’explicitation du monde ou technologie intellectuelle -,
sur laquelle s’appuient les processus sociologiques et historiques de construction du sens ; Goody J.
(1977), La raison graphique.
3 C’est le cas de Plutarque, La vie des hommes illustres par exemple.
4 On sait d’ailleurs que le seul roman autorisé dans l’ermitage du jeune Emile est Robinson Crusoé
de Daniel Defoe (1719), également remarqué par Kant [(1764), Observations sur le sentiment du beau
et du sublime, p.472], car le personnage de Robinson est supposé incarner idéalement l’homme qui
apprend « en détail non dans les livres mais sur les choses tout ce qu’il faut savoir en pareil cas. »
(Emile, livre III, p.455).
5 Rousseau J.-J. (1762), Emile ou de l’éducation, livre II, p.357.
6 « De quoi lui servira la lecture quand on l’en aura rebuté pour jamais ? », Ibid., p.359.
7 ibid., p.358.
210
de l’enfant. Cette horloge de l’autonomie dit bien plus : une éducation rationnelle ne soumet
l’enfant qu’à sa normativité propre, puisque apprendre c’est en pratique faire sens, et c’est
donc, sinon instantanément, du moins impérativement, comprendre. Et cette normativité se
fabrique dans la prise de conscience progressive de « l’ordre de la nature »1, ordre des choses
par quoi l’enfant s’initie lui-même et par lui-même à l’exigence rationnelle : « Je n’aime point
les explications en discours ; les jeunes gens y font peu d’attention et ne les retiennent guère.
Les choses, les choses ! Je ne répéterai jamais assés que nous donnons trop de pouvoirs aux
mots : avec nôtre éducation babillarde nous ne faisons que des babillards.»2.
Toute autre voie est délétère : « Toujours sermoneurs, toujours moralistes, toujours pédans,
pour une idée que vous leur donnez la croyant bonne, vous leur en donnez à la fois vingt
autres qui ne valent rien (…). Parmi ce long flux de paroles dont vous les excédez
incessament, pensez-vous qu’il n’y en ait pas une qu’ils saisissent à faux ? Pensez-vous qu’ils
ne commentent pas à leur manière vos explications diffuses, et qu’ils n’y trouvent pas dequoi
se faire un sistême à leur portée ? »3.
Tout autre voie est mensongère parce que pour Rousseau le langage n’est jamais un logos
(langage/raisonnement/vérité), et l’enfant qui apprend est là pour en témoigner : « Ecoutez un
petit bon-homme qu’on vient d’endoctriner ; laissez-le jaser, questionner, extravaguer à son
aise, et vous allez être surpris du tour étrange qu’ont pris vos raisonnements dans son esprit :
il confond tout, il renverse tout, il vous impatiente, il vous désole quelquefois par des
objections imprévües. Il vous réduit à vous taire ou à le faire taire… »4.
Ainsi Rousseau qui décidément « aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à
préjugés »5, porte la contradiction au plus profond de la Modernité, lorsque qu’il fait le lien
entre affirmation de l’autonomie et mise à l’écart d’un langage conventionnel, dominé par
l’écriture, la dissimulation, l’opacité et le mensonge, et de fait impuissant à dire, le plus
souvent, la vérité de la chose.
Cette
défiance
à
l’endroit
de
l’éducation
humaniste,
livresque
et
plus
fondamentalement verbale dont le nœud serait l’explication magistrale, prend donc place dans
1 Ibid., p.359.
2 Emile, livre III, p.447.
3 Emile, livre II, p.327.
4 Ibid.
5 Ibid, p.323.
211
le paysage idéologique du couple enfant/école au sein même de la Modernité qui les génère
l’une et l’autre, et parcourt le spectre politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche,
révélant une polymorphie peu commune.
On la retrouve ainsi dans les propos significativement pessimistes d’un Gustave Le Bon1 qui,
au début du XXe siècle, en appelle à un enseignement vitaliste, disposé à exalter l’« action »
que la culture humaniste a dangereusement étiolée dans une fréquentation stérilisante des
textes et des mots2.
Et le recteur Jules Payot3 de surenchérir : « Les élèves, isolés de la vie, de la réalité, par des
murailles de mots, ne sont point habitués à regarder en eux-mêmes parce qu’ils sont distraits
par le monde extérieur. Ce monde extérieur lui-même ils le voient, mais ils ne savent pas le
regarder. Toute leur vigueur intellectuelle est concentrée sur les mots. »4.
C’est un état d’esprit voisin qui anime les prises de position vichystes opposant, à une
éducation livresque intellectualiste et anémiante, une éducation physique dont on attend
qu’elle participe à la constitution de la communauté organique5.
A l’opposé, cohabitant cette fois avec un idéal progressiste, la critique d’un enseignement
strictement livresque que l’on voit pointer dans le plan Langevin-Wallon (1944-1947), prend
position dans une dénonciation de l’« insuffisance des contacts entre l’école à tous les degrés
et la vie » par quoi « l’école semble un milieu clos, imperméable aux expériences du
1 Gustave Le Bon (1841-1931) inclassable peut-être (sociologue, psychologue… ?), réactionnaire
assurément (élitiste, raciste, et foncièrement individualiste), propose pourtant dans son texte de 1902,
Psychologie de l’éducation, un témoignage précieux des points de vue de l’opinion éclairée sur l’Ecole
à cette période charnière de la crise des Humanités scolaires. En effet, bien que son auteur déroge à
toute objectivité et à toute méthode scientifique, cette photographie de l’opinion est intéressante, et
notamment parce que Le Bon s’appuie et cite très abondamment l’enquête parlementaire sur la
réforme de l’enseignement secondaire au cours de laquelle, sous la présidence d’Alexandre Ribot, une
commission auditionne en février-mars 1899, environ deux cents personnalités (ministres,
académiciens, inspecteurs généraux, professeurs de facultés ou de lycées, savants, conseilleurs
généraux…).
2 « En faisant, comme on le fait aujourd’hui dans tous les collèges, ergoter sur des idées, couper
des cheveux en quatre, discuter des idées subtiles, on va exactement contre la destination même de
l’enseignement » propos d’un professeur de l’Ecole Stanislas de Paris, cité dans l’enquête
parlementaire sur la réforme de l’enseignement secondaire de 1899, Enquête tome I p.171, in Le Bon
G. (1902), Psychologie de l’éducation, p.78.
3 …auteur, notamment, de La Faillite de l’enseignement, paru en 1937 chez Félix.
4 Jules Payot, Revue universitaire, 15 avril 1899, cité par Le Bon G. Psychologie de l’éducation,
p.79.
5 L’argument prend ici à rebours la perspective rousseauiste d’une éducation corporelle dont la fin
est une éducation de la raison (Emile p.370, première partie 245) : la valeur de l’éducation physique
est à chercher dans sa supposée nature irrationaliste.
212
monde. »1. Il est vrai que si « c’est moins par les livres et les cours que par les visites, les
enquêtes, les recherches personnelles que les adolescents seront conduits à l’analyse critique
de la structure sociale, administrative et politique. »2, cette discrétion nécessaire du livre n’est
évoquée qu’au chapitre de l’« Education morale et civique » où s’exprime l’ambition, justement « humaniste » ! -, d’un élargissement de l’horizon scolaire au service de la
« formation de l’homme et du citoyen ». Mais en même temps, parce que cette ambition fait
bien écho à la volonté affirmée dès l’introduction de mettre un terme au « divorce entre
l’enseignement scolaire et la vie », l'idée d’une opposition latente entre l’école du livre et
l’école de la vie n’est peut-être pas absente des enjeux du projet de réforme.
D’ailleurs, si l’on se tourne vers ce grand laboratoire d’idées qu’est la nébuleuse de
mouvements plus ou moins liés à l’Education nouvelle, l’éducation livresque est violemment
interpellée, et l’Ecole Moderne freinetiste porte peut-être l’expression la plus radicale de cette
prise à parti.
Célestin Freinet et ses compagnons en appellent en effet, dès le premier congrès de
l’Imprimerie à l’école (Tours, 1927), en vertu de la « pédagogie naturelle », à la suppression
du manuel scolaire et à la condamnation de toute « scolastique », entendue comme une
représentation du savoir, savoir de clerc, élitiste, dogmatique, enseigné magistralement « par
en haut ».
Et Freinet de préciser : « Nous n’allons plus chercher dans les livres ni dans les programmes
la base essentielle de notre effort éducatif. Toute pédagogie est faussée qui ne s’appuie pas,
d’abord, sur l’éduqué, sur ses besoins, ses sentiments et ses aspirations les plus intimes. Nous
scruterons donc l’âme de l’enfant et nous avons, pour y parvenir, une technique qui s’est
révélée suffisamment opérante : la rédaction libre, l’imprimerie à l’école et la correspondance
interscolaire. Cette expression spontanée sera tout à la fois un épanouissement des
personnalités et une occasion scolaire d’acquérir, d’amplifier et de préciser les diverses
acquisitions : langue, grammaire, vocabulaire, sciences, histoire, géographie, morale, en
greffant logiquement sur l’intérêt enfantin ainsi extériorisé des disciplines prévues au
programme.
Ici se manifeste crûment l’orientation nouvelle de notre pédagogie : avec le manuel scolaire,
1 « Introduction », in Projet Langevin-Wallon.
2 « Education morale et civique. Formation de l’homme et du citoyen », in Projet LangevinWallon.
213
c’est le livre qui crée, toujours artificiellement, l’intérêt. Nous disons que c’est là une grave
erreur : le livre ne doit servir à l’école qu’à satisfaire et approfondir l’intérêt de l’enfant. »1.
D’ailleurs, « nous voulons l’apprentissage du travail et de la vie par le travail et non par les
livres. »2.
Sans doute convient-il de ne pas confondre critique de l’enseignement livresque, symbole de
la fermeture de l’école, et critique de la culture livresque, à preuve la constitution de la
« Bibliothèque de travail »3. Il n’en demeure pas moins que ce réquisitoire contre
l’enseignement des livres ne manque pas d’égratigner au passage l’héritage humaniste.
Mais cette volonté fondatrice est diversement parasitée.
La critique freinetiste tout d’abord reste essentiellement justifiée par la « conviction » selon
laquelle l’enfant apprend spontanément ce qui l’intéresse, c’est-à-dire ce dont il a besoin, et ce
dont il a besoin s’exprime par les questions qu’il (se) pose, ce qui relègue de facto le texte au
statut d’outil, et d’outil plus ou moins suspect dès lors qu’il « contribue à l’idolâtrie de
l’écriture imprimée », contribution par laquelle « le livre est bientôt un monde à part, quelque
chose d’un peu divin, dont on hésite toujours à contester les assertions. »4.
Par ailleurs, cette critique se double d’une certaine méfiance à l’endroit de toute culture
académique et, finalement, de toute approche théorique, d’une propension au « praticisme »,
dont la frontière avec l’anti-intellectualisme est toujours incertaine, et qui explique peut-être à
la fois sa rupture originelle avec le GFEN5 et la grande difficulté du mouvement à dialoguer
1 Freinet C. (1929), texte reproduit dans Freinet E. (1963), Naissance d’une pédagogie populaire,
p.83.
2 Freinet C. (1924) , « L’école du travail » in Clarté, 1924.
En 1924 et 1925, Freinet publie dans Clarté, la revue dirigée par Henri Barbusse. C’est dans cette
revue à la fin de l’année 1925 qu’il fait paraître son premier texte sur « L’imprimerie à l’école » sous
le titre « Vers l’école du prolétariat. Contre un enseignement livresque. L’imprimerie à l’école ».
3 p.200, n.1
4 Freinet C. (1926), texte reproduit dans Freinet E. (1963), Naissance d’une pédagogie populaire.
5 Membre du GFEN de 1936 à 1946, Freinet entretient des relations en dents de scie avec le
mouvement, lui reprochant à la fois son intellectualisme (cf. L’Educateur n°1, février 1945, p.4 : « la
période verbale de l’Education Nouvelle est révolue. Les éducateurs veulent du pratique (…). Que
l’Education Nouvelle ne plane plus par-dessus une tour d’ivoire… »), et le mépris affiché à l’endroit
des instituteurs (cf. L’Educateur n°14, avril 1946, p.274 : « on pense peut-être encore au GFEN que,
pour une bonne répartition des tâches, il faut réserver aux uns le soin de travailler et aux autres le
privilège d’exposer et de faire valoir intellectuellement nos réalisations. Nous le répétons encore : les
instituteurs (…) se refusent à être plus longtemps les aliborons de l’Education Nouvelle et ils se
conduiront vis à vis du GFEN comme le Groupe se conduira vis-à-vis d’eux ».
En 1946, Freinet rompt avec un GFEN effectivement dirigé par des universitaires (Paul Fauconnet,
Paul Langevin, Henri Piéron, Henri Wallon…) soucieux de théorie pédagogique et de déduire la
réforme de l’Ecole des connaissances scientifiques relatives à l’enfant.
214
avec la recherche1.
La condamnation de toute abstraction s’étend du reste à la méthode elle-même et à son
« discours », plaqué sur l’enfant, à la différence de la technique, générée par la dynamique du
besoin2, et qui n’est donc pas « cette préparation à la petite semaine qui encombre les revues
pédagogiques et que nous réprouvons totalement, ni même l’étude des trucs ou procédés
divers susceptibles de surprendre un instant l’intérêt et l’activité des élèves. »3.
Dans ce contexte, la conception d’une pédagogie fondée sur les « besoins » de l’enfant
n’est pas exempte de toute ambiguïté, non pas que ces besoins soient appréhendés comme
biologiquement spécifiques, matérialisme moniste oblige, mais parce que « les besoins
intellectuels » sont définis à l’exclusive de tout rapport au savoir, et viennent à la rencontre
d’un enfant qui « aime observer, [ qui] a des goûts artistiques, [qui] aime dessiner, peindre,
[qui] aime chanter, [qui] aime écouter de la musique ». Et « si l’école est là pour répondre à
ses demandes, n’oublions pas qu’elle n’est pas seule et que, dans sa vie familiale, dans ses
jeux, dans ses rêveries, l’enfant se développe et s’instruit sans cesse »4, assertion d’autant plus
tautologique que semblent hors champ les savoirs spécifiquement scolaires5.
Et de même que cette référence à la vie prétend enraciner la pédagogie Freinet dans
l’universel, de même est mis à distance tout universalisme abstrait, comme Freinet le
développe longuement dans L’Education du travail, et dans Les Dits de Mathieu, s’exprimant
par la voix du berger Mathieu qui « ne pense pas par chapitres, comme tant d’anciens écoliers
chez qui la classification arbitraire a tué tout ordre véritable », mais qui « pense avec tout son
1…bien que Freinet s’en défende, affirmant être davantage hostile aux Humanités qu’à la
recherche. Mais l’évolution des Techniques de vie, revue de réflexion théorique parrainée par des
chercheurs à l’origine, et qui se transforme ensuite en bulletin interne, montre bien les difficultés du
dialogue.
2 Freinet C. (1949), Les Dits de Mathieu.
3 Freinet C. (1930), texte reproduit dans Freinet E. (1963), Naissance d’une pédagogie populaire.
4 Ibid., p.12.
Et pour définir ces besoins, c’est au médecin que l’Ecole Moderne fait appel (cf. Guy Vermeil,
n°28 de la Revue de pédiatrie, juin 1968).
Le « besoin », pour Freinet, ne relève pas d’un psychologisme. Il s’apparente davantage sans doute
à la catégorie marxienne de « besoin », détermination matérielle de la vie des hommes en-deçà/au-delà
de la subordination au marché (division du travail, marché mondial, situation de classe). Le terme du
processus historique correspond chez Marx, une fois abolie la propriété privée des moyens de
production et d’échange, à une société pacifiée, puisque dépourvue des relations de domination et
d’exploitation, société dans laquelle se déploie la seule loi : « à chacun selon ses besoins ».
5 Il est d’autant plus facile d’affirmer la fin du monopole scolaire que l’on a vidé des contenus
spécifiquement scolaires les apprentissages proposés par l’école.
215
être, et c’est son être entier qui participe au cheminement de son esprit qui en est nourri et
fortifié. ». « Nul plus que lui ne se méfie des mots. », ajoute l’auteur, et « ce n’est que lorsqu’il
extériorise ses réflexions qu’il est bien obligé d’employer les mots qui isolent sa pensée, qui
lui donnent un contour et prennent parfois, de ce fait, une valeur d’absolu et de définitif qui
risque déjà d’être un commencement d’erreur. »1.
Le freinetiste Michel Barré insiste encore : « Notre siècle a connu trop d’impostures (" le
travail rend libre " annonçait le portail des camps nazis ; " Notre capital le plus précieux, c’est
l’homme " proclamait le fournisseur du goulag) et il faut toujours craindre de se laisser piéger
par les mots, s’ils ne sont mis sans cesse à l’épreuve des actes. »2, sans compter que « Freinet
tient à être compris du public qu’il veut atteindre : les éducateurs (enseignants ou parents). Il
évite donc tout jargon philosophique ou psychologique et emploie le langage de tous les
jours. »3.
Education livresque qui s’installe décidément au ban des accusés lors du double procès fait à
la formation et à l’enseignement des maîtres. Comme le suggère Eric Debarbieux : « On fait
souvent comme si la violence dans l’école n’existait pas. (…) Parmi les solutions envisagées,
une profonde réforme de la formation des enseignants est appelée : il n’y a pas de formation à
la relation éducative, mais une formation scolastique au savoir livresque, support d’ailleurs de
tous les fantasmes liés à la dévoration, à la toute-puissance de l’adulte. »4.
Violence entendue ici dans une acception relativement large, puisque « interdire à l’enfant de
patauger dans les flaques d’eau, de grimper au premier échelon, puis au deuxième, puis
jusqu’en haut de l’échelle, de chanter à tue-tête en frappant de toutes ses forces sur un
« tambour », cela revient en quelque sorte à lui lier les pieds et les mains, c’est le mutiler. (…)
C’est le rôle de l’école de favoriser ces expériences et de mettre à la portée des enfants le
matériel qui leur est nécessaire …»5.
Mais la critique d’une éducation livresque dont nous venons d’évoquer certaines
expressions singulières, et qui consigne, en quelque sorte, la perte de légitimité du modèle
humaniste porté par la Modernité, est également diversement introductive à la thématique, si
1 Freinet C. (1946), « L’enfant déraciné », chap.13, L’Education du travail.
2 Barré M. (1995), Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps, tome II, p.86.
3 Ibid., p.87.
4 Le Nouvel Educateur, n°10, juin 1989, dans le cadre de l’annonce du colloque organisé par le
groupe départemental de l’Institut coopératif de l’Ecole Moderne Pédagogie Freinet de la Sarthe sur le
thème « Châtiments corporels, brimades psychologiques ».
5 Ibid. p.9.
216
récurrente aujourd’hui, de la réconciliation de l’école et de la société, intronisation à une
utilité sociale qui peu à peu s’intéresse, par-delà le citoyen, à la formation « utile » du
producteur.
II 12 Développement d’une conception utilitariste de l’Ecole
II 121 L’Ecole utile : assumer la formation
Alors que nous soulignions la percée de l’argument utilitariste au cœur des Lumières,
c’est désormais dans un contexte de plus en plus étranger à la conception humaniste,
universaliste et socialement désinvestie, qu’est revendiqué, au nom de l’utilité, le souci d’une
certaine continuité entre l’enseignement dispensé et l’avenir professionnel des élèves.
Avant
la
Révolution
française,
quelques
manifestations
marginales
dans
l’enseignement populaire, pourtant centré, on l’a vu, sur l’institution du chrétien, montrent
néanmoins la présence, modeste mais constante, de cette préoccupation. Ainsi dans les écoles
paroissiales et chez les Lasaliens, les enfants étudient sur des documents réels (formulaires de
quittances, de baux commerciaux etc.)1, l’apprentissage d’une écriture plus usuelle, sacrifiant
en fin de cursus l’élégance calligraphique à la rapidité de l’exécution de la tâche scripturale.
Une formation plus poussée, professionnalisée pour certains pensionnaires payants2, sorte de
« primaire supérieur » avant l’heure, témoignent de la volonté d’inscrire l’Ecole dans une
logique de formation, très présente dans l’instruction médiévale3, mais devenue marginale à
l’époque moderne, alors que se fait jour la priorité d’une éducation scolaire qui prend le pas
sur la formation technique, malgré la naissance des premières formes d’enseignement
spécialisé dont les « grandes écoles », appelées à caractériser si fortement le paysage scolaire
français4, représentent le fleuron.
1 Jean-Baptiste de la Salle (1720), La Conduite des Ecoles chrétiennes, p.232.
2 …à la différence de l’enseignement des Frères, ordinairement gratuit.
3 L’université médiévale assure la formation des clercs, des juristes et des médecins.
4 Ecoles vétérinaires (Lyon, 1762, Alfort, 1766) ; Ecoles d’ingénieurs (Ecole des ponts et
chaussées, 1756, Ecole des mines, 1783) ; Ecoles militaires (Ecole royale du génie de Mézières,
ancêtre de l’Ecole polytechnique, 1749, Ecole militaire, 1751, remplacée, en 1776 par douze Ecoles
militaires). Dans ces écoles, on note l’importance des enseignements mathématiques et scientifiques,
contrepartie de la faible place du latin et de la philosophie.
217
Reste que la démarche demeure limitée, et qu’en particulier l’enseignement au collège peut
apparaître, à plus d’un titre, comme le conservatoire d’une éducation humaniste passablement
fossilisée.
C’est donc bien à rebours de l’éducation des Humanités que s’impose la conception nouvelle
de la mission de l’Ecole qui nous introduit de plain-pied dans le débat contemporain : maître
mot de l’Essai d’éducation nationale de La Chalotais, puisque « les études[au collège] sont
trop longues & trop difficiles parce qu’elles sont trop embarrassées d’inutilités », « dirigeons
les études vers la plus grande utilité publique »1 dans la mesure où l’« éducation civile prépare
chaque génération naissante à remplir avec succès les différentes professions de l’Etat »2,
l’utilité assigne chacun à une fonction sociale, et confie à l’école la charge de distribuer les
rôles sociaux.
Et c’est pourquoi, dit déjà Talleyrand, exploitant au passage l’argument contre la gratuité de
l’instruction, seul l’enseignement primaire doit être commun, et gratuit. Au-delà, les écoles de
districts, payantes, dispenseront une instruction susceptible de permettre aux jeunes de
« reconnaître la profession à laquelle la nature les aura destinés »3, et au-delà encore, les
écoles spécialisées, faculté de droit, collèges de médecine, écoles militaires, assureront une
formation technique différenciée.
Cette conception d’une éducation professionnalisée, Claude-Adrien Helvétius, dont
nous avons déjà précisé le rôle quant à l’utilitarisme naissant, l’assume globalement : dans
l’intérêt particulier comme dans l’intérêt public, sur ce plan convergents, chacun doit être
éduquer pour la fonction sociale qu’il va occuper. Parce que l’intérêt est le ressort de toutes
les conduites humaines, individuelles ou collectives, et parce que l’homme est le produit de
l’interaction avec son milieu, - interaction que Helvétius appelle instruction ou éducation4-,
l’Etat forme les hommes en fonction de ses intérêts5.
1 Caradeuc de La Chalotais L.-R. (1763), Essai d’éducation nationale ou Plan d’études pour la
jeunesse, p.35 et p.7.
2 Ibid., pp.5-6.
3 Talleyrand-Périgord Ch.-M. (1791), Rapport sur l’instruction publique, p.6.
4 Notons au passage que la controverse Diderot/Helvétius quant à la détermination des différences
entre les hommes, constitutives de particularités physiologiques selon Diderot, éducatives d’après
Helvétius puisque c’est l’intérêt public qui forme, par l’éducation, la « nature » de l’homme, tourne à
l’avantage du « modernisme » du second, si la Modernité reste définie en terme d’intériorisation d’une
norme universelle (cf. Première partie). C’est dire encore une fois combien le germe d’un certain antihumanisme, - la position d’Helvétius qui remet en cause tout universalisme pouvant être considérée
comme telle-, s’enracine très paradoxalement au plus profond de la Modernité.
5 « L’art de former les hommes est, en tous pays, si étroitement lié à la forme du gouvernement,
qu’il n’est peut-être pas possible de faire aucun changement dans l’éducation publique, sans en faire
dans la constitution même des Etats », (1758), De l’esprit, p.632.
218
Car les hommes, ajoute Helvétius, peuvent être considérés « sous deux aspects. 1 comme
citoyens 2 comme citoyens de telle ou telle profession. En ces deux qualités ils reçoivent deux
sortes d’instruction. La plus perfectionnée est la dernière. »1.
Formation au politique et au métier dont on retrouve la dualité dans les conceptions d’un
Condorcet, sensible à l’exigence d’instruire le citoyen sans doute, mais aussi le producteur,
d’instruire, vaudrait-il mieux dire, chaque citoyen et chaque producteur.
C’est d’ailleurs par là qu’il commence son énumération : « nous ferons voir que, par un choix
heureux, et des connaissances elles-mêmes et des méthodes de les enseigner, on peut instruire
la masse entière d’un peuple de tout ce que chaque homme a besoin de savoir pour
l’économie domestique, pour l’administration de ses affaires, pour le libre développement de
son industrie et de ses facultés, pour connaître ses droits, les défendre et les exercer ; pour être
instruit de ses devoirs ; pour pouvoir les bien remplir ; pour juger ses actions et celles des
autres d’après ses propres lumières ; pour n’être étranger à aucun des sentiments élevés ou
délicats qui honorent la nature humaine, ; pour ne pas dépendre aveuglément de ceux
auxquels il est obligé de confier le soin de ses affaires ou l’exercice de ses droits ; pour être en
état de les choisir et de les surveiller ; pour n’être pas la dupe de ces erreurs populaires qui
tourmentent la vie de craintes superstitieuses et d’espérances chimériques ; pour se défendre
contre les préjugés avec la seule force de sa raison…. »2.
On retrouve du reste dans cette mouvance idéologique, le pragmatisme de Dewey (18591952)3, à la différence que celui-ci, dans sa quête d’une coordination entre les facteurs
psychologique et social, saisit non plus seulement l’individu, comme Condorcet, mais
l’enfant4 dont l’immaturité psychologique est le point de départ de l’éducation, et que la
critique de « l’esthétisme » des Humanités n’est plus strictement posée en terme d’inutilité
1 (1771), De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, p.413.
2 Condorcet J.-A.-N. (1792), « Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique ».
3 John Archibald Dewey, de formation philosophique, inscrit ses recherches en sciences de
l’éducation dans la logique d’une actualisation des méthodes actives, cherchant à répondre aux
problèmes observés dans le fonctionnement du système scolaire, avec le souci d’un renouvellement
démocratique nécessaire.
4 C’est parce que l’enfant est amené à développer toutes ses capacités personnelles qu’il est
capable de manière optimale de réaliser des fins sociales, dialectique fondatrice de l’approche
deweyenne. Mais c’est aussi parce qu’en effet l’enfant n’est pas l’adulte que ce développement,
suscité par l’éducation, impose aussi des contenus et des méthodes d’enseignement, désormais
fonction des intérêts de l’enfant.
219
sociale1 mais en terme d’incapacité à ouvrir à la culture, ouverture coextensive au
progressisme social dans une perspective démocratique.
L’Ecole, comme institution sociale et comme communauté de vie, est ainsi la forme
privilégiée qui articule, en les conciliant, la logique individuelle de développement de l’enfant
et la logique sociale de développement de l’humanité, l’une et l’autre en prise directe avec la
vie sociale hors l’école, que ce soit la vie familiale de l’enfant ou les exigences spécifiques de
l’organisation collective, politiques bien sûr, mais aussi économiques et sociales.
L’utilité peut donc désormais être mise en regard de la visée professionnelle de
l’Ecole, nécessaire et légitime, tant du point de vue de l’Etat qui doit faire face à la
rationalisation administrative que suppose son développement et à l’expansion des
infrastructures liée à la révolution industrielle naissante, que du point de vue des différents
agents économiques susceptibles de défendre des intérêts économiques et/ou de s’insérer sur
le marché du travail.
L’enjeu n’est d’ailleurs pas étranger aux préoccupations de Pestalozzi, comme en
témoigne l’expérience du Neuhof notamment, lorsque, au début des années 1770, le
pédagogue fonde une école destinée aux enfants pauvres qu’il fait travailler au filage et au
tissage du coton, le produit de leur travail devant assurer leur formation. Rêve d’autonomie et
d’autogestion éducative sans doute, mais aussi refondation d’une humanité nouvelle grâce à
cette émancipation par le travail rendue possible par le développement du salariat, qui met à
l’abri d’une nature nourricière toujours indomptable, l’objectif pestalozzien est explicite :
concilier le développement de l’homme et celui de l’être social, la formation humaniste et la
formation du producteur-citoyen.
Parce que l’enfant fait œuvre de soi il régénère l’humanité comme l’enfance est véritablement
la jeunesse d’un monde qui fait œuvre de lui-même.
Sans doute le principe de réalité est-il cruellement au rendez-vous : levier de l’émancipation,
le travail social soumet de facto les enfants à la rentabilité, à un ordre des cadences
difficilement compatible avec l’idéal éducatif…et finalement, en 1780, l’entreprise du Neuhof
fait faillite.
1« Les élèves apprennent une « science » au lieu d’apprendre la manière scientifique de traiter les
objets familiers de l’expérience ordinaire (…) Etant donné que la majorité des élèves ne deviendront
jamais des savants, il est beaucoup plus important pour eux d’avoir une idée de ce que signifie la
méthode scientifique que de copier en long et en large les résultats auxquels les savants sont
parvenus. » [ Dewey J. (1944), Démocratie et éducation, pp.284-285 ]
220
Mais à défaut d’assurer dans un même lieu l’éducation de l’homme libre et la formation du
producteur, l’Ecole peut encore assurer une formation à vocation professionnelle.
Ce point de vue novateur, en dépit de l’exigence de maintien de l’ordre auquel il se
solidarise, la pauvreté prenant progressivement la forme d’une menace sociale1, est confirmé
par le développement d’un « primaire supérieur »2 à destination commerciale et industrielle
qui atteste d’un premier souci de formation professionnelle.
Victor Duruy (1811-1894)3 à son tour, se souvenant de ses années d’inspecteur général de
l’enseignement secondaire (1861-1863), considère que s’il est « excellent de faire, par les
études classiques, des lettrés, des avocats et des médecins, il ne l’est pas moins de donner aux
futurs employés du commerce, de l’industrie et de l’agriculture, les connaissances spéciales
que leur profession réclame. »4.
La volonté de mettre l’école au diapason des enjeux socio-économiques et de créer un
enseignement en rapport avec le tissu économique local est explicite et parfaitement assumée :
« je ne manquais pas, dans chaque ville, de rendre visite à tous les personnages y ayant
autorité ou influence, afin de m’entretenir avec eux des intérêts scolaires du département. »5.
1 …comme en attestent les propos de Charles Démia, de François Guizot et de Ferdinand Buisson
qui se font écho entre la fin du XVIIe et la fin du XIXe siècle :
« Les pauvres gens mal élevés (…) s’adonnent à l’ivrognerie, à l’impureté, au larcin et brigandage »
alors qu’a contrario, parce que l’instruction met « déjà en état de travailler en la plupart des arts et
professions », « les fabriques et les manufactures se rempliront peu à peu de bons apprentis » grâce à
l’école ; Démia Ch., Remontrances à MM. Les prévots des marchands, cité par Julia D., « L’enfance
entre absolutisme et Lumières », pp.15-16.
« l’ignorance rend le peuple turbulent et féroce, elle en fait un instrument à la disposition des
factieux » ; Guizot Fr. (1816), Essai sur l’histoire et sur l’état actuel de l’instruction publique en
France, p.5.
« Pour qu’il [l’enfant] se mette bien dans l’esprit non pas l’ambition d’échapper à un métier, mais
l’ambition de s’y distinguer, il n’y a pas de moyen plus sûr que de l’habituer, dès l’enfance, à voir les
maîtres, les inspecteurs, tous les représentants de l’autorité, associer dans l’école même le travail
manuel au travail intellectuel… » ; Buisson F.(1883), « La nouvelle éducation nationale », in La foi
laïque, p.21.
2 Par la loi du 28 juin 1833 François Guizot crée deux degrés d’enseignement primaire,
« l’instruction primaire et élémentaire » et « l’instruction primaire supérieure » qui se veut, avec son
enseignement « aux applications usuelles » pour l’essentiel, une préparation directe aux métiers
artisanaux et industriels pour l’ouvrier qualifié comme pour le petit patron.
L’insuccès de l’institution permet sa suppression par la loi sur l’instruction primaire du 15 mars 1850
(loi Falloux).
3 Historien, enseignant à l’Ecole normale supérieure puis à l’Ecole polytechnique, inspecteur
général de l’Enseignement secondaire, ministre de l’Instruction publique (1863-1869), membre du
Conseil supérieur de l’Instruction publique (1881-1886).
4 Duruy V. (1888), Notes et souvenirs, vol.1, p.168.
5 Ibid., pp.168-169.
221
Reste que la sommation utilitariste ne fait pas l’unanimité. Et dans ce concert où le
modernisme s’oppose au Moderne, la voix de Rousseau prend encore l’opinion de vitesse et à
contre-pied.
Car s’il veut « absolument qu’Emile apprenne un métier »1 honnête, c’est-à-dire « utile », il
n’est en rien décidé à laisser l’éducation phagocytée par un utilitarisme qui ignore que
« l’homme est le même dans tous les états »2. Au terme de l’hominisation rousseauiste, il est
bien entendu qu’« Emile a un esprit universel, non par les lumières, mais par la faculté d’en
acquérir »3.
Et Rousseau d’avertir : « appropriez l’éducation de l’homme à l’homme, et non pas à ce qui
n’est point lui. Ne voyez vous pas qu’en travaillant à le former exclusivement pour un état,
vous le rendez inutile à tout autre ; et que s’il plaît à la fortune, vous n’aurez travaillé qu’à le
rendre malheureux », car « vous vous fiez à l’ordre actuel de la société , sans songer que cet
ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de
prévenir celle qui peut regarder vos enfans »4.
Perspective dont Kant reformule la problématique en l’intégrant à une philosophie de
l’histoire : « voici un principe de l’art de l’éducation que particulièrement les hommes qui
font des plans d’éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer
des enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et
meilleur, c’est-à-dire conformément à l’Idée de l’humanité et à sa destination totale. Ce
principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants en vue de
les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une
éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir. »5.
Avec les conclusions qui s’imposent : « c’est aussi pourquoi la direction des écoles devrait
simplement dépendre des jugements des connaisseurs les plus éclairés » ; ces connaisseurs
sont « des personnes de larges sentiments, qui prennent intérêt au bien universel et sont
capables de concevoir l’Idée d’un état meilleur à venir »6.
Perspective, aussi, dont Hannah Arendt, - fort peu rousseauiste7 au demeurant ! -, se
1 Emile, livre III, p.473.
2 Ibid., p.468.
3 Ibid., p.487.
4 Ibid. p.468.
5 Kant E., (1804), Réflexions sur l’éducation, pp.79-80.
6 Ibid., p.81.
7 Le faisceau de préjugés responsable de l’orientation délétère et aporétique de l’éducation
contemporaine est « teinté de rousseauisme », Arendt H. (1958), « La crise de l’éducation » in La crise
de la culture, p.227.
222
fait l’écho à sa manière en la retournant contre la Modernité, mettant à nu la contradiction
inhérente à cette volonté de « fonder un nouveau monde avec ceux qui sont nouveaux par
naissance et par nature », volonté par laquelle l’éducateur « intervient d’une façon
dictatoriale, qui se fonde sur la supériorité absolue de l’adulte ». Autrement dit, chercher à
éduquer l’enfant pour un monde nouveau, en l’espèce le préparer aux métiers de demain, c’est
essayer « de mettre en place le nouveau comme un fait accompli*, c’est-à-dire comme s’il
existait déjà. »1, et déposséder l’enfant du monde à venir, alors que la mission véritable de
l’éducation consiste au contraire à accueillir l’enfant dans ce qui le précède, entreprise au sein
de laquelle la connaissance joue pleinement son rôle puisqu’elle assure à la fois la formation
du jugement et l’intronisation au monde2.
En quoi l’éducation ne saurait être une option privée : c’est une exigence du monde, une
exigence publique dont l’école assure la représentation institutionnelle.
Perspectives, enfin, qui demeurent vivaces dans le contrepoint qu’elles apportent aux
certitudes d’un esprit positif, toujours enclin à mesurer le progrès de l’esprit humain à l’aune
des conquêtes technologico-scientifiques dont les formes et les enchaînements gouvernent le
développement de l’humanité3, depuis les âges « théologiques » jusqu’au règne de la Science.
* En français dans le texte (N. d. T.)
1 Ibid., p.227.
2 La mission de l’éducation scolaire est d’introduire l’enfant dans le monde et d’en assurer la
continuité. La notion de « monde » emprunte ici au « Lebenswelt » de Husserl, « monde quotidien »
proche de la notion de culture en anthropologie, et au concept de « monde » heideggerien : « le monde
s’étend entre les hommes, et cet "entre", bien plus que les hommes ou l’homme, est aujourd’hui l’objet
du plus grand souci.», Arendt H. (1959), Vies politiques, p.19.
3 Rappelons que l’établissement, au XVIIIe siècle, d’une relation stable entre progrès de l’humanité
et avènement de l’esprit positif, lui-même défini comme le rapport au phénomène induit par les
sciences expérimentales, notamment chez d’Alembert, Turgot ou Condorcet, est revu à travers le
prisme d’une analyse sociologique avec Auguste Comte (1798-1857) et la théorie des trois états.
Chaque « état » historique se constituant en système cohérent au plan des représentations idéologiques
(elles-mêmes interdépendantes des organisations sociale, économique et politique), à l’état
théologique ou fictif qui « se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et
continue d’agents surnaturels », succèdent l’état métaphysique ou abstrait dans lequel « les agents
surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées)
inhérentes aux divers êtres du monde », et, finalement, l’état scientifique ou positif dans lequel
« l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher
l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour
s’attacher uniquement à découvrit, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs
lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. », Comte A.
(1830), Cours de philosophie positive, tome I, « 1ère leçon », pp.4-5.
223
Car la vérité définitive du positivisme dont l’usage pragmatique - en terme d’exploitation des
ressources naturelles et surtout de mise en ordre de l’humain contenu dans la forme d’un
dogmatisme scientiste -, se montre tellement utile au progrès de l’humanité, l’emporte
largement sur l’idée d’un « étonnement » originel, d’un rapport « naturel », comme dit
Aristote, ou désintéressé1 à la Connaissance qui, pour Hegel2, est l’esprit même de la
scientificité3.
En ce sens Hegel, bien que favorable à l’adaptation des Humanités, adaptation qui
consiste pour l’essentiel au primat de la langue maternelle à l’école et à la place faite aux
mathématiques et à la physique dans le cursus du gymnase humaniste4, se pose comme le
héraut d’une école humaniste5 à l’enseignement rénové.
Considérant que l’Etat ne peut instrumentaliser l’enseignement, au sens d’utiliser les maîtres
pour faire de chaque enfant un strict serviteur de l’Etat, sous peine de porter atteinte à ce qui
le fonde comme Etat, c’est-à-dire comme objectivation achevée de la raison6, et qu’a
contrario le libéralisme scolaire doit rester borné par une conception de la liberté associée à la
raison, par quoi nul ne peut s’octroyer une « liberté » d’enseigner contraire à la raison, c’està-dire à la science qui en est la figure, Hegel montre qu’il y a toujours ainsi compatibilité
entre contrôle étatique de l’enseignement et liberté, et par là, entre application de l’autorité de
l’Etat et libéralisme scolaire, sauf à considérer ce libéralisme comme le prétexte à mettre en
1 Le désir de connaître est un désir « par nature » (Métaphysique, A, 1, 980 a, p.1). Mais si le désir
d’apprendre ne peut pas être créé ex nihilo, il s’éduque : et la science « que l’on choisit pour ellemême et à seule fin de savoir est plus philosophique que celle qui est choisie en vue des résultats »,
sachant qu’« une science plus élevée est aussi plus philosophique qu’une science subordonnée » (Ibid,
A, 1, 982 a 14-16, p.7).
2 Hegel participe au débat en tant que philosophe, enseignant et directeur du gymnase classique de
Nuremberg (1808-1816).
3 Hegel G.W.F., « Discours du 29-09-1809 », in « Discours du gymnase », pp. 77-89.
4 « on ne peut regarder comme cultivé un peuple qui ne peut exprimer tous les trésors de la science
dans sa propre langue ni se mouvoir librement en elle avec tout contenu. Cette intimité selon laquelle
notre propre langue nous appartient fait défaut aux connaissances que nous possédons seulement dans
une langue étrangère ; elles sont séparées de nous par un mur qui ne leur permet pas d’être pour
l’esprit telles qu’il y soit véritablement chez lui. », Hegel G.W.F., « Discours du 29-09-1809 », pp.7980.
5 « si nous admettons que, d’une façon générale, il faut partir de ce qu’il y a d’excellent, la
littérature grecque surtout, et ensuite la littérature romaine, doivent être et demeurer la base des études
supérieures. » Ibid. pp.81-82.
L’étude des langues anciennes visent ainsi à former l’esprit non pas à la culture antique mais à toute
culture véritable.
6 Puisque l’Etat est la raison dont la figure absolue est la science, il ne peut subordonner la science
à un quelconque intérêt supérieur.
224
cause la reconnaissance du droit de la culture à transmettre dont, encore une fois, la science
est l’expression.
En outre, Hegel stigmatise l’utilitarisme accusé de ruiner l’apprentissage scientifique lorsqu’il
détourne le sens des sciences, ce faisant corrompt leur fécondité1, et soutient Friedrich
Immanuel Niethammer2 qui défend l’idée d’une formation désintéressée de l’homme spirituel,
et mène une réforme scolaire s’opposant à l’utilitarisme mis en œuvre par J. B. Basedow
(1723-1790) au « philanthropinum » de Dessau, dont l’instruction se réclame de l’empirisme
et d’une orientation résolument « pratique », favorable à la professionnalisation de
l’instruction scolaire3.
Il serait donc malséant de laisser entendre que le triomphe de l’utilitarisme ne suscite
aucune résistance.
Pourtant les dissonances, fussent-elles illustres, ne sont jamais en situation de faire obstacle à
la dynamique d’un mouvement qui, pour promouvoir une école formatrice, repousse le
spectre d’une instruction populaire responsable de la désertion des professions manuelles et
militaires.
A cette préoccupation ancienne, déjà mentionnée par Richelieu dans son Testament politique,
car « le Commerce des Lettres banniroit absolument celui de la Marchandise qui comble les
Etats de Richesses ; ruïneroit l’Agriculture, vraie Mère-Nourice des Peuples ; & déserteroit en
peu de temps la Pépinière de Soldats, qui s’élèvent plutôt dans la Rudesse de l’Ignorance que
dans la Politesse des Sciences »4, La Chalotais rétorque sans doute : « c’est au gouvernement
à rendre chaque citoyen assez heureux dans son état pour qu’il ne soit pas forcé d’en sortir »5.
Mais en dépit de tout cela l’argument du manque de bras fait long feu tout au long des XIXe et
XXe siècles avec la thématique récurrente, à droite de l’échiquier politique, du danger
qu’incarne le déclassé, diplômé incapable de faire valoir de facto sa qualification : « Notre
enseignement classique fait surtout des déclassés et c’est là qu’est son danger. Je l’ai déjà
expliqué longuement dans un chapitre de ma Psychologie du Socialisme consacré aux
1 Préface des Principes de la philosophie du droit (§ 270).
2 Friedrich Immanuel Niethammer (1766-1808) est professeur de philosophie, conseiller à la
Direction centrale des Ecoles et des Cultes au ministère bavarois de l’Intérieur.
3 Fondé en 1774 et fermé en 1793, le « philanthropinum » met aussi en œuvre une pédagogie qui se
réclame de Rousseau, et notamment parce qu’elle se défie d’une éducation verbale.
4 (1640), Testament politique, Ière partie, section X, « Des lettres », p.140.
5 (1763), Essai d’éducation nationale ou Plan d’études pour la jeunesse, p.32.
225
inadaptés. J’y ai montré combien devient dangereuse et menaçante l’armée des bacheliers et
licenciés sans emploi et quelles recrues redoutables elle apporte à l’armée de l’anarchie, des
révolutions et du désordre. Ils sont prêts à toutes les destructions mais ne sont prêts qu’à
cela. » écrit Gustave Le Bon1 en 1902.
Position que partagent nombre de personnalités invitées à s’exprimer au cours de cette
enquête parlementaire visant réforme de l’enseignement secondaire déjà évoquée, tel ce
maître de conférence à la Sorbonne, « Je n’hésite pas à vous le dire tout crûment, je crois que
l’enseignement classique actuel ne répond plus aux besoins ; ceux qui le donnent n’y croient
guère plus que ceux qui le reçoivent »2, ou ce docteur es Lettres, « Les vices essentiels dont
souffre actuellement l’enseignement classique le condamnent à produire de plus en plus, non
une élite d’hommes dignes de ce nom, mais une foule d’aspirants aux fonctions publiques, de
littérateurs de vingtième ordre ou de déclassés. »3.
On retrouve d’ailleurs la déclinaison d’une idée cousine bien plus près de nous, chez
Alfred Sauvy par exemple4, dans le décalage dénoncé entre l’offre et la demande de travail,
offre de diplômés dont les compétences sont diversement inutilisables sur un marché qui
peine à trouver des travailleurs manuels.
Sans doute la position du sociologue François Dubet s’inscrit-elle, et sans ambiguïté, en écart
avec ce qui vient d’être dit, non seulement parce que sa réflexion est exempte de toute
tentation élitaire - et l’auteur se déclare favorable à la démocratisation de l’enseignement -,
mais aussi parce qu’elle présente, a contrario d’un Sauvy, une société déficitaire en main
d’œuvre qualifiée/diplômée. Pourtant, l’argument utilitaire perce ici encore à travers le défaut
d’ajustement entre typologie de la formation scolaire et orientation de la demande
économique.
Le système scolaire n’est donc sans doute pas « sans qualité », mais « l’école produit des
diplômés qui sont et seront de moins en moins protégés du chômage » alors même que « le
principe d’utilité doit s’imposer. »5. Il convient par conséquent de multiplier les formations
professionnalisantes, étant entendu que, « si l’on ne prend pas de décision pour rapprocher les
emplois de l’école, l’absence de confiance va se renforcer »6.
1 (1902), Psychologie de l’éducation, pp.95-96.
2 Ibid., p.86.
3 Ibid., p.88.
4 Cf. (1976), L’économie du Diable : chômage et inflation.
5 Dubet Fr., Martucelli D. (1996), A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, p.338.
6 Dubet Fr. (2006), « Faire un effort radical pour élever le niveau de tous les élèves », in Fenêtres
sur cours, n°281
226
Une telle position n’est pas sans évoquer l’héritage durkheimien : « développer dans chaque
individu toute la perfection dont il est susceptible », selon le précepte kantien, est irréaliste dit
Durkheim, parce que « nous avons, suivant nos aptitudes, des fonctions différentes à
remplir », le rôle de l’éducation étant de « nous mettre en harmonie avec celle qui nous
incombe », sachant que « nous ne sommes pas tous faits pour réfléchir ; il faut des hommes de
sensation et d’action. »1.
Bref, « l’éducation a pour objet d’adapter l’enfant au milieu social où il est destiné à vivre »2.
A ceci près toutefois que cette adaptation que Durkheim désigne par socialisation, est
justement ce qui permet d’assurer « entre les citoyens une suffisante communauté d’idées et
de sentiments sans laquelle toute société est impossible », en quoi elle ne saurait être
« abandonnée à l’arbitraire des particuliers »3.
Aussi, « la définition utilitariste d’après laquelle l’éducation aurait pour objet de " faire de
l’individu un instrument de bonheur pour lui-même et pour ses semblables " (James Mill) » ne
saurait être satisfaisante « car le bonheur est une chose essentiellement subjective que chacun
apprécie à sa façon. Une telle formule laisse donc indéterminé le but de l’éducation et, par
suite, l’éducation elle-même, puisqu’elle l’abandonne à l’arbitraire individuel. »4.
Ainsi, relativement indifférent à l’assaut de ses adversaires, et comme balayant dans
un grand élan démocratique, et souvent d’esprit progressiste, les diverses offensives critiques
auxquelles il se voit opposé, l’utilitarisme articule la formation de tous les producteurs à venir
dont il fait la condition commune des intérêts individuels et collectifs.
Aussi l’idée d’assigner fortement à l’Ecole une mission de formation professionnelle tend-elle
à prendre progressivement le pas sur le dessein humaniste d’une éducation de l’homme,
mouvement qui trouve son origine en amont de l’établissement de l’école ferryste, mais qui,
bien entendu, s’affirme avec le développement de la société technicienne liée à l’évolution
des économies contemporaines.
On sent ici, dans cette première fracture de la Modernité sur la question des Humanités
scolaires, l’initialisation d’un débat sur le sens de l’éducation dont bien entendu notre époque
1 Durkheim E. (1911), « L’éducation, sa nature et son rôle », pp.36-37.
2 Ibid., pp.59-60.
3 Ibid., p.60.
4 Ibid., pp.37-38.
227
reprend les termes : désormais le projet moderne d’une construction du sujet doit, pour le
moins, « cohabiter » avec celui d’une intégration de l’individu à la société des métiers.
C’est dans ce contexte que se fait jour l’enseignement « moderne ».
II 122 L’émergence d’un enseignement moderne
L’enseignement dit « moderne »1, non sans une certaine ironie terminologique tant sa
« modernité » menace en réalité dans ses fondements la Modernité éducative comme nous
allons le voir, naît peut-être en 1902, après une longue gestation, lorsque Louis Liard2 met un
terme au règne des Humanités scolaires.
Proposant que les élèves « soient avertis peu à peu de ce qui est ; qu’ils emportent du
collège un certain nombre de notions justes sur ce qu’est l’homme dans la nature, leur temps
dans les temps, leur nation dans les nations, leur pays dans le monde et le monde entier autour
de leur pays, et qu’ils n’en sortent pas, comme des oiseaux effarés et incertains d’une volière
close, dans des espaces inconnus »3, Louis Liard (1846-1917) ne se démarque en rien de la
critique récurrente des Humanités.
Irrecevables sont devenus leur conception d’une éducation sanctuarisée autant que leur
ancrage résolument universaliste, hérité tout à la fois de la paideia grecque, de l’humanisme
chrétien, du rationalisme classique et … de la philosophie des Lumières.
Ce que met en péril sa réforme, c’est bien cette conception d’une éducation appliquée à
œuvrer à ce devenir humain, dont la forme est une éthique universelle qu’exprime l’idée
même d’autonomie, dans cette sorte d’« atopie » culturelle qu’incarne, on l’a dit, l’Antiquité
éternelle.
Arrêtons nous un instant sur ce basculement d’état esprit affectant l’enseignement secondaire,
basculement dont l’ensemble de l’éducation scolaire va subir peu ou prou les effets avec la
massification du collège dans la seconde moitié du XXe siècle, après la loi Haby de 1975,
1 Nous reprenons ici l’adjectif dans son acception d’usage : l’enseignement moderne, s’opposant
au cursus classique, fondé sur les « lettres classiques », latin, grec, littérature et civilisation grecques et
romaines.
2 Louis Liard, directeur de l’enseignement supérieur et vice recteur de Paris est déjà maître
d’œuvre de l’importante réforme universitaire de 1896 qui veut permettre à l’université de répondre
aux nouveaux besoins générés par l’évolution économique et sociale des sociétés industrielles.
3 cité par Compère M.-M. (2005), « Des humanités à la culture générale, les finalités de
l’enseignement secondaire en perspective historique », in Jacquet-Francillon Fr., Kambouchner D.
(dir°) (2005), La crise de la culture scolaire, p.71.
228
lorsque premier et second degré vont être appelés à constituer un même continuum1.
Substituant à la classe le cours, et par là signant l’acte de naissance des disciplines scolaires,
et axée sur la consécration d’une section moderne égale en dignité à la section classique, la
réforme de 19022 qui, très symboliquement, introduit les travaux pratiques en physique et
sciences naturelles dans les programmes du secondaire, reprend le flambeau d’une volonté
réformatrice qu’incarne à ses débuts l’expérience des Ecoles centrales3.
Le projet de l’Ecole centrale est clairement hostile aux Humanités mises à la portion congrue,
alors qu’au latin se substituent les sciences de la nature et les sciences exactes, à l’éloquence
le raisonnement, au discours exégétique le livre scolaire. Mais c’est sans doute le
remplacement de la classe par le cours, choisi par l’élève, qui apparaît comme une disposition
des plus audacieuses de l’Ecole centrale, par la liberté laissée à l’élève quant à la
détermination de son programme d’enseignement et plus encore par la spécialisation
disciplinaire des enseignants induite et la pédagogie magistrale encouragée4.
1 Jusqu’alors l’école ferryste, avec ses deux enseignements parallèles, primaire/populaire et
secondaire/bourgeois, conserve il est vrai une grande étanchéité institutionnelle. Ce qui ne signifie pas
pour autant que les réformes du secondaire n’aient une incidence, ne serait-ce qu’au plan des
représentations du projet scolaire, au-delà du champ institutionnel dans lequel elles sont supposées
s’exercer. A contrario, le nouveau continuum primaire/secondaire joue contre la résistance des
Humanités, ne serait-ce que parce que la forme scolaire de l’enseignement primaire s’est construite, en
dépit de l’existence jusqu’au milieu du XXe siècle des petites classes des lycées, sur la base d’un
enseignement populaire, étranger aux exigences de la culture des Humanités.
2 La réforme ne se limite pas à ces deux mesures ; elle instaure également la partition du
secondaire en deux cycles (6ème-3ème et seconde-terminale), en quoi peut être appréciée sa portée
historique !
3 Pour être tout à fait honnête, les Ecoles centrales n’ont pas la primeur d’un enseignement
secondaire en rupture d’humanités, car dès le XVIIIe siècle, le monde technique nouveau appelle la
création de nouvelles écoles : Ecole des officiers d’artillerie (1720), Ecole du Génie (1749), de
Cavalerie (1764) qui forment ensemble l’Ecole militaire en 1777 ; l’Ecole des Ponts et Chaussées
(1747) ; l’Ecole des Mines (1783).
Toutefois les Ecoles centrales, mises en place en février 1795 par le décret Lakanal en remplacement
des collèges d’Ancien Régime, ne sont pas des écoles spécialisées. Elles correspondent à ces écoles
moyennes que réclament les différents projets de l’époque (Talleyrand, Le Pelletier, Romme…), et
plus particulièrement aux instituts de Condorcet. Elles sont supprimées par la loi Fourcroy de 1802.
Leur échec relatif tient peut-être essentiellement à leur nombre, - moins de 100 pour remplacer 270
collèges d’Ancien Régime -, et aux conditions chaotiques de leur fonctionnement matériel.
Cf. Lebrun Fr. ; Venard M. ; Quéniard J. (1981), Histoire de l’enseignement et de l’éducation t. 2,
p.497 et Mayeur Fr. (1981), Histoire de l’enseignement et de l’éducation t.3, p.64.
4 Le cours magistral, à partir de 1880, prend la place des exercices et de leurs corrections qui
caractérisent « la classe » ; cf. Prost A. (1968), L’Enseignement en France, 1800-1967.
Il convient toutefois de s’interroger, le cours étant à bien des égard un vestige de la tradition orale,
comme le dénonce Alain à travers ce désaveu de la parole dont l’auditeur est doublement captif : parce
qu’elle ne permet pas d’être considérée « plusieurs fois, dans toutes ses parties, sans cette inquiétude
de l’homme qui suit son propre discours, ou le discours d’autrui. » (Propos sur l’éducation, Propos
XLIV, p.98), et parce qu’elle livre l’élève à la manipulation d’un maître d'éloquence dont « l’effet des
paroles est sans proportion avec leur sens » (Ibid. p. 97).
229
Il est d’ailleurs hautement significatif que la substitution du lycée à l’Ecole centrale en 1802
coïncide avec le retour des Humanités1 dont la lecture impériale est peut-être davantage
conservatrice qu’humaniste : car c’est sans doute l’unité culturelle des Humanités qui séduit le
nouveau régime, bientôt asservie à l’uniformisation des programmes voulue par la
centralisation napoléonienne dont est attendu le renforcement de la cohésion nationale et de la
stabilité des élites.
Pourtant, la suprématie des Humanités, encore accentuée par le statut de 1821 qui retarde
l’introduction des mathématiques à la classe de terminale, connaît ici son chant du cygne.
Contrecarrant l’esprit d’un cursus unique pour un enseignement universel, la « bifurcation »2
proposée par Hippolyte Fortoul (1811-1856) en 1852, et, surtout, l’enseignement spécial3 de
Victor Duruy (1811-1894) en 1865, introduisent à la diversité des filières.
Il faut dire que Victor Duruy, alors qu’il est inspecteur général, observe une réalité sociale en
décalage avec l’Ecole : « Il y a en France dix-huit ou vingt millions d’agriculteurs, et deux
millions d’ouvriers industriels et de petits patrons, sans parler de un million deux cent mille
employés ou gagistes ; le reste pratique les professions libérales ou vit de ses rentes. Pour
ceux-ci et pour les enfants qui présentent des dispositions favorables, on a créé quatre-vingt
lycées et deux cent cinquante collèges ; pour les autres, rien, si ce n’est un nombre trop petit
d’écoles techniques ou commerciales. Notre société devenant de jour en jour plus industrielle,
j’en conclus qu’il était urgent de créer un ordre d’études qui pût convenir aux enfants de ces
trente trois millions d’hommes. »4. Le constat suggère avec force une révision des
programmes et une réforme des cursus : « aux futurs officiers de l’industrie et du commerce,
il devait être utile d’apprendre les principales applications de la sciences, tout en
1 Le lycée est institué sur le modèle de l’ancien collège de Clermont, collège jésuite consacré par
Louis XIV « collège Louis le Grand ». Epargné par la fermeture qui frappe l’ensemble des collèges
sous la Révolution, le plus prestigieux de ceux-ci devient par la volonté de Chaptal, ministre de
l’Intérieur, « le premier lycée de France »…
Il emprunte au collège jésuite la structure administrative, la discipline, l’organisation des études et du
corps professoral, études longues, désintéressées (mais conduisant aux professions libérales), sous la
férule centralisatrice et unificatrice de l’Université impériale dont le Grand Maître fixe la
réglementation officielle et le programme, unique, appliqué dans l’ensemble des établissements.
2 Fortoul, ministre de l’Instruction publique de 1851 à 1856, met en place la bifurcation grâce à
laquelle à partir de la quatrième, deux filières menant à deux baccalauréats sont en place : latin-grec et
latin-sciences. En 1864, Victor Duruy supprime la bifurcation, mais l’enseignement scientifique est
renforcé dans l’ensemble du cursus unique, et un cours de mathématiques élémentaires permet de
passer un baccalauréat ès sciences.
3 La loi du 21 juin 1865 institue un enseignement spécial sans latin et sans grec, moins long (4 ou 5
ans) que l’enseignement secondaire classique (7 ans), organisé selon un schéma concentrique
autorisant l’arrêt des études en cours. La réforme rencontre un vif succès.
4 Duruy V. (1901), Notes et souvenirs, vol.1, p.252.
230
étudiant l’histoire de leur pays et les langues étrangères. ». Et puisque désormais les
connaissances doivent, pour chaque élève, « profiter à leur profession, quelle qu’elle soit »,
« si l’enseignement classique est le même pour tous, l’enseignement spécial doit varier dans
beaucoup de localités selon le caractère de l’industrie dominante. »1. Recentré sur
l’enseignement moral et religieux, la langue et la littérature française, l’histoire et la
géographie, le calcul, la comptabilité et la législation usuelle, « cet enseignement
intermédiaire (…) exige des connaissance, des méthodes, des procédés de manipulation, une
étude enfin et une pratique de sciences appliquées qui ne seront bien acquises que dans une
école spéciale où toute application nouvelle des sciences seraient immédiatement connue et
expérimentée. »2.
Mais au-delà de cette réforme de l’enseignement spécial qui devient, en 1891, l’enseignement
moderne, la politique scolaire de Victor Duruy porte la marque du pragmatisme.
Citons à titre d’exemple, l'étude des langues vivantes dès la sixième3 à partir de 1863, et cette
conception de l’enseignement de l’histoire contemporaine qui encore une fois tourne le dos à
l’esprit des Humanités : « grâce à cet enseignement, nos élèves en sortant du lycée ne
tomberont plus dans l’inconnu ; nous les aurons mis en état de comprendre les évènements au
milieu desquels la vie sérieuse vient les surprendre »4.
Jules Ferry campe d’ailleurs sur des positions très voisines, et se bat pour un enseignement et
un baccalauréat moderne.
Dans un tel contexte, la réforme de 1902, qui consacre la « discipline », apparaît bien
comme une étape importante dans un long processus visant à la marginalisation des
1 Ibid., p.255 et p.256.
2 Cf. la circulaire aux préfets du 9 août 1865 : une école normale de l’enseignement secondaire
spécial est créée à cette fin à Cluny.
3 La revendication d’un enseignement des langues vivantes, plutôt que des langues mortes, est un
legs des Encyclopédistes : « Les langues étrangères dans lesquelles nous avons un grand nombre de
bons auteurs, comme l’anglais & l’italien, & peut-être l’allemand & l’espagnol, devroient aussi entrer
dans l’éducation des collèges ; la plûpart seroient plus utiles à savoir que les langues mortes dont les
savans seuls sont à portée de faire usage. », D’Alembert J. (1753), « Collège » in Encyclopédie ou
dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome III, p.637.
4 Circulaire aux recteurs du 24 septembre 1863.
231
Humanités, satisfaisant une certaine opinion éclairée1 à laquelle l’enquête parlementaire sur la
réforme de l’enseignement secondaire, publiée en 1901, donne une tribune, relayée par les
larges extraits que reproduit Gustave Le Bon dans sa Psychologie de l’éducation.
Outre que « des savants éminents qui ne voient pas très bien en quoi consiste ces idées
"générales et universelles" qu’on n’a jamais très bien réussi à définir, réclament
l’enseignement exclusif des sciences »2, l’argumentaire prend les couleurs du nationalisme3,
pour mettre en garde contre le danger de régression auquel serait exposé le pays.
1 Il s’agit en effet d’une opinion « éclairée », pour l’essentiel enseignants et responsables de
l’Instruction publique interrogés à l’occasion, la même enquête soulignant l’attachement des « pères
de famille » aux humanités classiques, positionnement promis à un bel avenir et que Brunetière, maître
de conférences à l’Ecole Normale supérieure, impute à la « vanité sociale », au double privilège de la
classe et du sexe : « Une partie de notre bourgeoisie française eût cru signer sa déchéance, si elle
n’avait pas obligé ses enfants, quelque médiocres qu’ils fussent parfois, à apprendre le grec et le
latin.(…) Je voudrais conserver le latin : les familles y tiennent beaucoup plus qu’on ne croit,
tellement qu’on appelle encore, j’hésite à le dire, l’enseignement moderne “ l’enseignement des
épiciers ”. (…) Les enfants eux-mêmes tiennent au latin pour une raison qui est un enfantillage, mais
d’une influence réelle lorsqu’ils commencent leurs études c’est que les filles n’en font pas. », Enquête,
t. I., p.186 in Le Bon G. (1902), Psychologie de l’éducation, p.149.
2 Le Bon G. (1902), Psychologie de l’éducation, p.25.
3 « On doit reconnaître que notre enseignement actuel n’est pas suffisamment approprié aux
besoins de notre époque. Il est, en partie, la cause de l’infériorité économique dans laquelle se trouve
aujourd’hui la France, infériorité relative sans doute, mais très affligeante, quand on compare le
développement si lent de notre industrie et de notre commerce avec les progrès considérables que font
les peuples voisins, les Allemands surtout. », expose Blondel, professeur de faculté, Enquête, tome II,
p.438, in Psychologie de l’éducation, p.86.
En fait, depuis le milieu du XIXe siècle, nombre de grandes figures du monde politique - comme
Victor Duruy -, ou intellectuel, - comme Ernest Renan (1823-1892), qui siège au Collège de France -,
s’inquiètent au plan géopolitique de la suprématie des grandes puissances éduquées, et en particulier
de l’Allemagne, dont la rénovation politique a été clairement associée par Fichte à sa restauration
intellectuelle et éducative après l’humiliation napoléonienne. Et bien que la nation allemande que le
philosophe appelle alors de ses vœux soit une nation démocratique, lors de ces célèbres « Discours à la
nation allemande » prononcés en 1807 et 1808, l’opinion française en retient surtout, à travers
l’établissement d’une nation allemande affermie par une scolarisation efficace et massive, l’expression
d’une arrogance annonciatrice d’un pangermanisme menaçant.
D’ailleurs, anticipant les commentaires républicains sur la défaite française de Sedan, cette même
opinion conclut, lors de la victoire prussienne contre l’Autriche à Sadowa (1866), au triomphe de
l’instituteur allemand.
L’idée selon laquelle la France aurait désormais besoin, pour maintenir son rang dans le concert des
nations, d’une école forte, d’une école qui lui assure stabilité politique, prospérité économique dans
l’hexagone et dans l’empire colonial, fait ainsi son chemin.
Même si l’on s’en tient à la seule dimension politique, l’école républicaine n’est donc plus seulement
une école qui veut, dans un grand dessein humaniste, la diffusion démocratique des Lumières, mais
une école de la double hégémonie, républicaine et démocratique d’une part, nationale et nationaliste
d’autre part.
Et c’est le sens de la très vive critique que Paul Nizan fait à Emile Durkheim dont il dénonce la
volonté de faire « communier les enfants dans le culte du Drapeau et de la Démocratie bourgeoise »,
sous la haute respectabilité de la probité scientifique ; Les Chiens de garde, pp.96-98.
232
Mais en tout état de cause, si la prévalence des Humanités à l’Ecole perdure largement dans
les faits, le vent a tourné. Le combat contre les Humanités quitte le seul terrain du débat
d’idées pour s’engager sur celui d’une Ecole dont la modernité se problématise elle-même,
dont le projet s’échappe en se dédoublant, et qui amorce par conséquent une propension à
l’autocritique caractéristique, somme toute, de l’économie critique de la Modernité.
II 123 Humanités et culture scolaire : du droit d’inventaire au divorce
L’Ecole républicaine revendique donc la rupture avec l’héritage des Humanités1, et
interroge, dans les années 1880-90, une pédagogie fondée sur la révérence aux « œuvres », la
juxtaposition des connaissances et la mémorisation plus que sur le développement de
l’intelligence, pour affirmer le primat de la critique sur la rhétorique2, de la volonté de
soumission au réel exemplairement mise en pratique par la méthode expérimentale, de la
version contre le thème3, et, face à la dissertation triomphante, la concurrence de l’explication
de textes … ; toute pédagogie « nouvelle » qui tend à rejeter dans le camp traditionaliste la
vieille pédagogie des humanités classiques, et ce d’autant que cette dernière se trouve bientôt
piégée par ses propres alliances.
Au soutien encombrant des milieux les plus réactionnaires favorables au maintien d’un
1 D’évidence la rupture concerne l’enseignement secondaire. Le caractère populaire et pratique du
primaire exclut les Humanités, en quoi d’ailleurs « plus rapidement que le collège ou le lycée, le
primaire devient le lieu d’une célébration des valeurs rationnelles, des sciences et des techniques, de
l’efficacité des savoirs, bref, de la modernité. Elle s’oppose tout à la fois à l’archaïsme du milieu rural
dans lequel elle est immergée et à l’esthétisme qui prévaut alors dans l’enseignement secondaire, qui
cherche à perpétuer une culture générale fondée sur l’enseignement des lettres », Jean Hébrard « Petite
histoire de l’enseignement des sciences à l’école primaire » in Charpak G. (dir°) (1996), La main à la
pâte. Les sciences à l’école primaire, p.122.
Soulignons toutefois que si la « modernité » évoquée par Jean Hébrard ne coïncide pas avec le concept
de Modernité auquel nous nous référons, elle ne met pas moins celle-ci « à la question ».
2 Par une certaine ironie de l’histoire, on retrouve là les arguments développés par les humanistes
contre la scolastique.
3 Alors présentée comme « une merveilleuse école de précision et de clarté dans l’expression, bien
supérieure à la composition française, pour la formation du style », la version latine voit son
importance croître au même rythme que l’intérêt porté à la langue nationale. Cf. Chervel A. « La
version latine et l’enseignement du français au XIXe siècle » ; in Chervel A. (1998), La culture
scolaire, p.79.
C’est à ce titre qu’elle figure parmi les épreuves des concours des grandes écoles, notamment de
Polytechnique, Navale ou Saint-Cyr, et, qu’en 1840, elle devient obligatoire au baccalauréat.
233
enseignement élitiste contre toute velléité de démocratisation1, s’ajoute celui du parti clérical
lui-même qui, par un étrange déplacement, - car les relations de l’Eglise et des Humanistes
ont souvent été tendues -, la défend bec et ongle du début du XIXe au milieu du XXe siècle au
moins.
Incarnant au plus haut point un secondaire-supérieur qui, non seulement est strictement séparé
socialement de ce qu’Antoine Prost appelle « l’ordre primaire »2 mais qui de surcroît
revendique la distinction d’un enseignement aristocratique, les Humanités classiques dans le
combat pour l’école unique et de son établissement, qui naît après la Première guerre
mondiale mais prend toute son ampleur après la Seconde3, deviennent l’emblème d’une
« école de classe », suspectes de servir les intérêts de l’élite sociale à laquelle elles
s’adressent, position sans doute réductrice si l’on veut bien considérer la disjonction
nécessaire entre réalité des usages sociaux de la culture et réalité de la culture proprement
dite4.
Certes, dans cette histoire des rapports de l’Ecole et des Humanités, toujours
complexes et contradictoires tant les légitimités sociales s’y trouvent engagées, la réforme de
1902 n’est qu’une étape, quoique décisive. Et, dans une optique pragmatiste, le chemin restant
1 …tel Alfred Fouillée (1838-1912), La Démocratie politique et sociale en France, (1910),
favorable au maintien des deux enseignements (primaire/secondaire-supérieur).
Mais s’il est vrai que les Humanités ont servi une école de classe, le doivent-elles d’abord à leurs
contenus d’enseignement ? Que dire par exemple aujourd’hui des Grandes Ecoles : ne jouent-elles pas,
hors Humanités, le même rôle ?
2 Prost A. (1981), Histoire de l’enseignement et de l’éducation IV. Depuis 1930, p.20. Jusqu’aux
années 70, l’Ecole est composées de trois ordres juxtaposés : le primaire, le secondaire et le supérieur.
Notons qu’en effet la loi organique de 1886 n’articule pas l’enseignement primaire et ses
prolongements avec l’enseignement secondaire. Les lycées et collèges s’organisent en système
indépendant, satisfaisant un public différent du public de la Communale. A son tour l’enseignement
technique créé en 1919 par la loi Astier et rattaché en 1920 au ministère de l’Instruction publique, se
juxtapose au reste.
Quant à l’enseignement supérieur, la création, en 2007, d’un ministère de l’enseignement supérieur et
de la recherche indépendant du ministère de l’Education nationale, création ne suscitant, au
demeurant, que fort peu de commentaires, parle d’elle-même…
3 Le débat ne s’ouvre en effet qu’après la Première Guerre mondiale, imposé par les Compagnons
de l’Université nouvelle, universitaires anciens-combattants qui veulent rationaliser l’enseignement et
rendre gratuit l’enseignement secondaire afin de démocratiser la sélection des élites. Mais, d’une
certaine manière, l’esprit de l’école républicaine annonce cette démocratisation, dont la réalisation,
controversée, se met véritablement en route à partir des années 60.
4 …confusion qu’entretiennent les travaux, ou certains usages des travaux, de l’école Bourdieu, en
dépit du « légitimisme » de son patron, [Bourdieu P., Passeron J.-Cl. (1970), La Reproduction ;
Bourdieu P. (1982), La distinction : critique sociale du jugement…], sur lesquels nous aurons
l’occasion de revenir.
234
à parcourir pour assigner l’Ecole à l’ordre utilitaire et la mettre à l’unisson de la société civile,
est long, si long d’ailleurs qu’aujourd’hui encore, comme le déplore, on l’a vu, François
Dubet, nombreux sont les manques, les retards et inerties de l’Institution en matière
d’adaptation au marché du travail, défaillances qu’il n’est nullement question ici de recenser.
Contentons-nous de noter qu’à toutes les grandes échéances réformatrices de l’Ecole, la
question des Humanités est posée.
En 1944 le rapport Durry1, dans l’analyse proposée des « responsabilités » de l’Ecole
dans la défaite de 40 et des attitudes et comportements sous l’Occupation, charge les
Humanités. Car si, dans la société à (re)construire, « les joies de l’humanisme » doivent être
offertes à tous, y compris à ceux qui retourneront aux champs et à l’usine (!), les Humanités
sont à la fois responsables de la faiblesse structurelle de l’économie française2, et de la honte
nationale d’une trahison morale des élites3 : « La principale raison de cette situation
paradoxale : une culture de haute valeur qui ne profite vraiment ni à l’intelligence de la nation
ni à son âme, doit être cherchée dans le caractère traditionnel de notre enseignement
secondaire, enseignement de caste…». En sorte que la démocratisation invoquée ici ne
consiste certainement pas en la démocratisation des Humanités, mais en la promotion au
contraire de cet enseignement « moderne », supposé compatible avec la double exigence
démocratique et économique, car « il s’agit d’assurer la préparation à la vie de tous les
adolescents jusqu’à 18 ans »4.
Le plan Langevin-Wallon (1944-1947) est plus nuancé, notamment parce qu’il renvoie dos à
dos la pédagogie des humanités5 et celle de l’empirisme. Toutefois, la stigmatisation de
l’« insuffisance des contacts entre l’école à tous les degrés et la vie. » condamne un
enseignement qui « ne donne pas une importance suffisante à l’explication objective et
1 Le rapport général sur les travaux de la commission pour la réforme de l’enseignement créée le
21 janvier 1944 est présenté par Marcel Durry, maître de conférence à la faculté des lettres de
l’université de Paris, à René Capitant, commissaire puis ministre de l’Education nationale dans le
Comité français de libération nationale puis dans le Gouvernement provisoire de la République
française du 9 novembre 1943 au 21 novembre 1945.
2 La France forme « peu de chercheurs, peu de savants, peu de techniciens ».
3 Le rapport tend à opposer les hommes du peuple issus de l’école primaire, courageux face à
l’ennemi, et les élites défaillantes. Plutôt que de comprendre cette « trahison » à partir des positions
sociale et politique des groupes sociaux, c’est la culture scolaire qui est incriminée : « ceux qui
pouvaient se dire issus des sommets de notre enseignement sont ceux dont la lâcheté a été la plus
éclatante ».
4 Bulletin officiel de l’Education nationale, n° spécial 118-555, 16 novembre 1944.
5 L’hypothèse d’un distinguo tacite entre la pédagogie des humanités (« faire ses humanités ») et
les Humanités comme corpus philosophique, n’est pas à exclure de la part des rédacteurs du Plan…
235
scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l’esprit critique, à
l’apprentissage actif de l’énergie, de la liberté, de la responsabilité. », alors même que « cette
formation civique de la jeunesse est l’un des devoirs fondamentaux d’un Etat
démocratique »1, critique sévère si l’on se souvient que cette formation à la responsabilité
(l’autonomie du sujet) est a priori la seule fin de l’éducation moderne.
Le projet Billères2 (1956-1957), à partir du constat de « l’insuffisance grave de nos effectifs
d’ingénieurs et de techniciens par rapport aux pays en voie de large expansion économique (la
France a formé en 1954 90 ingénieurs par millions d’habitants contre 155 en Suisse, […] 237
au Royaume Uni, 195 aux Etats Unis et 236 en URSS ) », souligne l’indispensable adaptation
de l’Ecole française aux exigences économiques et sociales de la société civile, sur le modèle
pragmatique américain.
Pointant la même exigence, la réforme Berthoin de 1959 stigmatise à son tour le poids
délétère des Humanités, car « nous ne pouvons plus maintenir une organisation scolaire qui ne
nous permet de former qu’un chercheur, un ingénieur, un professeur quand il nous en faudrait
deux, un technicien quand trois seraient nécessaires, tandis qu’à l’inverse, se presse dans nos
enseignements supérieurs des lettres, de la philosophie et du droit une foule d’étudiants … »3.
Et la thématique ne se fait plus discrète dans les textes officiels, sans disparaître tout à fait,
qu’à partir de la réforme Haby, loi n°75-620 du 11 juillet 1975, alors que s’articulent
revendication d’une école socialement juste et lutte contre l’échec scolaire, et que, surtout, les
Humanités ont d’ores et déjà perdu la bataille.
Réconcilier école et entreprise n’en reste pas moins un impératif : Jean-Pierre Chevènement
qui, avant d’être responsable du ministère de l’Education nationale l’a été de celui de la
Recherche et de l’Industrie, institue en 1985 les lycées professionnels dotés d’un
baccalauréat4.
Car s’il faut « « susciter le goût des métiers techniques, ouvrir des voies de communication
entre l’enseignement technique et l’enseignement général, cela suppose que notre
enseignement général s’ouvre à la technique – celle qu’on peut enseigner dans les collèges
1 in Allaire M et Frank M.-Th. (1995), Les politiques de l’éducation en France, p.144.
2 Ibid., p168-190.
René Billères, ministre de l’Education nationale de février 56 à juin 57 dans le cabinet Guy Mollet,
puis de juin 57 à mai 58 dans les cabinets Bourgès-Maunoury et Gaillard.
3 Ibid. Par l’ordonnance du 6 janvier 1959, Jean Berthoin, ministre de l’Education nationale de
1954 à 1956 et de 1958 à 1959, prolonge la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans.
4 Loi Carras du 23 décembre 1985 sur l'enseignement technologique et professionnel.
236
rénovés, mais aussi celle qui est à l’œuvre dans les entreprises. C’est pourquoi j’attache la
plus grande importance à l’introduction de l’enseignement technologique dans tous les
collèges, autant qu’à la multiplication des liens que les jumelages tisseront entre nos
établissements et les entreprises. »1.
Peut-être se joue t-il d’ailleurs, dans l’actuel projet d’une suppression de la filière L,
l’épilogue d’un ancien combat.
Si l’on en croit en tout cas le rapport de juillet 2006 de l’IGEN et de l’IGAENR2 : « la série
littéraire est menacée d’une extinction rapide »3 du fait de « la nouvelle hiérarchie des valeurs
qui privilégie les domaines scientifiques et techniques » ; la filière ES incarnant les
« humanités modernes ». Mais pour sauver la filière L, le rapport recommande de redonner
une vraie place aux mathématiques (!) et/ou d’introduire des dominantes (« arts et culture »,
« sciences humaines », « communication4 et maîtrise des langages ») dont sont absentes
littérature5 et philosophie, disciplines phares de la filière héritée des humanités classiques…
Pour autant, si la résistance des Humanités reste vigoureuse durant tout le XXe siècle,
c’est sans doute pour partie dû à l’inertie relative de l’Institution, mais aussi, et peut-être
surtout, aux liens que celles-ci entretiennent évidemment avec la culture humaniste et à la
vertu cohésive de son système de valeurs.
Car le principe de la pluralité des disciplines présente deux grandes faiblesses, dont au moins
la première n’échappe pas à Durkheim, thuriféraire pourtant de la réforme de 1902, mais
1 Chevènement J.-P. (1985), Apprendre pour entreprendre, « Avant-propos ».
Notons que dans les lycées professionnels, si les entreprises ne sont pas associées à la formation, les
baccalauréats professionnels ont été « créés en étroite relation avec les milieux professionnels » et
« répondent à la demande en techniciens d’atelier, employés ou ouvriers hautement qualifiés. », MEN
(2007), « Le baccalauréat, repères historiques ».
Parce qu’il comprend des périodes de formation en entreprises qui sont prises en compte pour les
examens, - des stages en entreprises existent déjà pour les BTS mais plus comme application des
enseignements que comme composante des programmes -, cette innovation marque un tournant
dans les rapports entre l’école et l’entreprise.
2 Quand l’IGEN est l’Inspection générale de l’éducation nationale, l’IGAENR est l’inspection
générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche.
3.Ces quinze dernières années, les effectifs de la filière L ont baissé de 28%, alors que ceux de la
série ES augmentaient de 18% et ceux de la série S de 4% : rapport n°2006-044, « Evaluation des
mesures prises pour revaloriser la série littéraire au lycée ».
4 La communication, tentation rhétorique, des Sophistes aux Enarques, renonce par hypothèse à la
connaissance véritable.
5 Et l’association « Sauver les lettres » a fort peu de chance d’être entendue lorsqu’elle rappelle
combien la littérature, par sa réflexion croisée sur la réalité et sur l’utopie, joue un rôle essentiel dans
une société.
237
attaché à l’idée d’une communauté d’idées et de sentiments1 et, à l’encontre d’un certain
utilitarisme de la connaissance, favorable à la culture formelle, principe de la culture
humaniste par quoi la connaissance sert à former l’esprit, car « nous pouvons bien dire qu’au
lycée il ne s’agit de faire ni un mathématicien ni un littérateur ni un naturaliste ni un historien
mais de former un esprit au moyen des lettres, de l’histoire, des mathématiques etc. »2.
D’une part le champ disciplinaire obère l’irremplaçable « foi » que le corps enseignant a si
longtemps placé dans « la vertu des lettres classiques »3, et aux valeurs desquelles pourrait se
créer le lien social ; d’autre part il fragmente symboliquement la journée de l’écolier, et plus
encore du collégien et du lycéen, rendant plus difficile l’édification, à partir de l’éparpillement
des matières enseignées, de cet ordre du savoir qui fait sens.
Et que dire si, aux disciplines générales issues des enseignements littéraires et scientifiques,
viennent s’ajouter les disciplines techniques, voire professionnelles ?
Comme met en garde le projet Billères à la fin des années 504, « l’expansion constante du
champ des connaissances implique chez tous les citoyens un large développement de la
culture humaine fondamentale, ce lien qui rapproche et unit les hommes alors que la
spécialisation professionnelle les sépare ».
Singulière, particulariste, - du moins si le programme et l’enseignant s’abstiennent ensemble
de restaurer chaque connaissance dans un horizon d’universalité -, l’organisation disciplinaire
laisse voir sa part d’ombre : en s’ouvrant au morcellement du savoir et des points de vue
culturels, elle peut participer de la difficulté d’une élaboration positive d’un « rapport au
savoir », élément déterminant de la réussite scolaire5, difficulté à laquelle sont davantage
1 C’est d’ailleurs au titre de cette cohésion culturelle dont relève l’unité morale nécessaire à toute
communauté que Durkheim se déclare favorable à l’homogénéité de la classe : « il ne faut pas perdre
de vue qu’un groupe d’enfants qui travaillent en commun n’a pas seulement besoin d’une certaine
homogénéité intellectuelle, il lui faut aussi une certaine unité morale, une certaine communauté
d’idées et de sentiments, comme un petit esprit collectif … » ; L’Evolution pédagogique en France,
2ème partie, chap.10, p.235.
2 « L’évolution et le rôle de l’enseignement secondaire en France », in Education et sociologie,
p.140.
Par ailleurs, au motif du caractère éminemment subjectif du bonheur, Durkheim rejette le credo
utilitariste qui prétend « faire de l’individu un instrument de bonheur pour lui-même et pour ses
semblables » : les fins de l’éducation ne sauraient être livrées à l’arbitraire individuel.
Cf. (1911), « L’éducation, sa nature et son rôle » in Education et sociologie.
3 Education et sociologie, p.146 et 145.
4 in Allaire M et Frank M.-Th. (1995), Les politiques de l’éducation en France, p168-190.
René Billères, ministre de l’Education nationale de février 56 à juin 57, puis de juin 57 à mai 58.
5 Sur le concept de « rapport au savoir », voir Charlot B., Bautier E., Rochex J.-Y. (1992), Ecole et
savoir dans les banlieues et ailleurs.
238
exposés les enfants pour lesquels la socialisation ne permet pas un accès facile à la
symbolisation1, comme nous aurons l’occasion de le développer.
Et les buts, les missions et les contenus de l’institution éducative, comme en atteste, dans les
directives
officielles,
la
récurrence
des
notions
d’« humanités
modernes »,
de
« transdisciplinarité » et d’« interdisciplinarité », de « culture partagée » et de « socle
commun des connaissances et des compétences », semblent bien mobiliser à la fondation
d’une culture commune dont l’Ecole serait le vecteur privilégié, fonction hier assumée, pour
les seuls groupes dominants, par les Humanités.
Désignant d’abord, au début du XXe siècle, un enseignement secondaire sans grec,
puis sans latin, autrement dit s’appuyant sur le français, les langues vivantes et les disciplines
scientifiques, le terme d’« humanités modernes » tendrait aujourd’hui au contraire à désigner
un cursus minorant le poids de l’enseignement scientifique.
La réalité est qu’il n’y a plus rien dans ces dites « humanités », au demeurant fort
respectables, des principes doctrinaires des Humanités, et que la conservation du substantif a
surtout pour fonction de maintenir la référence à un humanisme patrimonialisé.
Référence que l’on trouve encore nichée dans le « socle commun des connaissances et des
compétences », annoncé par la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du
d’avril 20052 et précisé par le décret de juillet 20063 qui propose la mise en œuvre d’une
culture à la fois rénovée et partagée, avec un déplacement très significatif des objectifs. Car
l’Ecole y revendique le pouvoir d’instituer un lien communautaire pour une génération, ce qui
excède très largement, comme le fait remarquer Denis Kambouchner, l’ambition
condorcétienne d’une « instruction commune »4.
Fixant ainsi un seuil plancher de « ce que nul n’est censé ignorer en fin de scolarité
obligatoire sous peine de se trouver marginalisé », en quoi « l’enseignement obligatoire ne se
réduit pas au socle commun », cette orientation de la notion de culture commune laisse
entendre ici une obligation scolaire étagée.
1 Les productions langagières individuelles sont le produit des situations et des systèmes de rôles
sociaux dans lesquels cet individu est socialisé [Bernstein B. (1975), Langage et classes sociales,
p.38], et la symbolisation permet, via la médiation du langage, de s’approprier le monde en le
construisant. Cf. Bautier E., (1995), Pratiques langagières, pratiques sociales.
2 Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école n°2005-380 du 23 avril 2005.
3 Décret n°2006 830 du 11 juillet 2006 : le socle commun de connaissances et de compétences est
« le ciment de la nation ».
4 « La crise de la culture scolaire comme problème philosophique » in Jacquet-Francillon Fr.,
Kambouchner D. (dir°) (2005), La crise de la culture scolaire. pp.358-360.
239
Au contraire de la culture des Humanités, comme ensemble d’œuvres déposées, c'est-à-dire
signalées et conservées d’une part, et dont la valeur est attestée « universellement » d’autre
part1, de pratiques de savoirs construites à partir de ces œuvres, que l’élève s’approprie pour
se construire comme sujet, qui fait de la connaissance, de la rationalité qu’elle actualise dans
la construction de l’enfant, la fin même de l’acte éducatif, la culture commune, aujourd’hui
invoquée, ne relève plus d’une dynamique de décantation ni de sédimentation.
Elle renvoie bien autrement à un processus limitatif2 a priori, et donc initialement
discriminant, avec la perspective non plus d’une instrumentation mais d'un formatage des
consciences, contraire à la raison moderne qui ne cesse de s’affirmer comme pure faculté.
Parce que, comme le dit Emile Durkheim, « il est impossible d’apprendre à un esprit à
réfléchir sans que ce soit sur un objet déterminé ; on ne réfléchit pas à vide. »3, l’acquisition
des connaissances est constitutive de la construction de l’entendement, c’est-à-dire de ce
qu’est un homme.
Autrement dit, en dépit de cette volonté institutionnelle d’instaurer une « culture commune »
sur les vestiges de l’humanisme, la référence à la Modernité est ici vide de sens, car les
conditions d’une éducation humaniste non seulement ne sont pas mobilisées mais sont
interdites. Alors que la connaissance comme moment d’une explication rationnelle du monde,
- et non comme utilité d’un protocole nécessaire à une action validée par une compétence -,
est au centre du processus éducatif, la « culture commune » de la loi d’orientation d’avril
2005 écarte la centration de l’Ecole sur les savoirs pour se repositionner sur les processus
opérationnels.
1.La notion d’œuvre, pourtant, doit être interrogée. Comme le note Hannah Arendt, la dissipation
de l’œuvre dans l’industrie des loisirs aboutit, en l’insérant dans un processus de consommation, à sa
liquidation. Et la culture se trouve menacée quand « tous les objets et choses du monde [c’est-à-dire de
la civilisation ] (… ) sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme
s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin .» ; Arendt H. (1958), La crise de la culture, p.266.
Par quoi la culture de masse n’existe pas : c’est le loisir de masse que l’on appelle ainsi alors qu’il est
pourtant la négation de la culture.
Car l’œuvre exige, pour être perçue dans sa vérité, une distance qui ne peut être que si celui qui
l’aborde est en position de s’oublier lui-même et de ne pas chercher à s’en saisir. C’est pourquoi les
œuvres appellent des lieux spécifiques où elles sont tenues à l’abri de l’utile (écoles, universités,
conservatoires…). Mais si ceux-là même qui en ont la garde travaillent à dissoudre ces institutions
dans la société marchande, se rallient aux « non-valeurs » de l’homme qui « passe sa vie en livrant le
commandement de lui-même, comme s’il tirait au sort ce plaisir, toujours au premier qui lui échoit au
passage, jusqu’à ce qu’il en ait son saoul ; puis de nouveau, à un autre, n’en dédaignant aucun,
nourrissant tous également » [Platon, La République, livre VIII, 561b, pp.1162-1163], c’est l’édifice
culturel qui est alors menacé.
2 « La crise de la culture scolaire comme problème philosophique », p.361.
3 Durkheim E. (1904-1905), Evolution pédagogique en France, 2e partie chapitre 11, p.110.
240
De ce point de vue, alors que la convocation d’une culture scolaire fortement cohésive n’est
pas sans évoquer le cas échéant une certaine « nostalgie » des Humanités, la référence
appuyée à l’humanisme, jusque dans le « socle commun », n’annonce vraisemblablement pas
de restauration de la modernité éducative.
II 124 Utilitarisme et démocratisation scolaire
Reste que c’est bien au nom d’une exigence d’adaptation aux nécessités des sociétés
contemporaines dont la démocratie politique promet progressivement l’égalité de tous les
enfants devant la réussite scolaire, dynamique de démocratisation qui, comme chacun le sait
aujourd’hui, ne s’épuise pas lors de la mise en place du collège unique par la loi du 11 juillet
1975, et dont la mobilité technologique est supposée bousculer les priorités anciennes pour
imposer des normes éducatives nouvelles, que l’Ecole puise à la manne de l’utilitarisme,
doctrine d’une conciliation entre intérêt individuel et intérêt collectif.
Encore faudrait-il regarder les choses d’un peu plus près, car ces incantations au
pragmatisme et la généralisation de l’entrée en 6ème voulue par les réformes BerthoinFouchet1 qui tendent à « déprofessionnaliser » le premier degré sont concomitantes.
Propédeutique du secondaire, l’école primaire se doit désormais, non plus de donner les
éléments indispensables à la vie domestique, politique et économique des enfants des milieux
populaires, mais de se recentrer sur les apprentissages de base nécessaires à l’entrée en 6ème.
Les contenus d’enseignement sont révisés dans ce sens : réforme du programme de
mathématiques de 1970 qui s’écarte des mathématiques « usuelles et pratiques », a contrario
des programmes de 1923 qui suppriment ce qui subsiste d’abstraction dans les programmes de
1887, et des instructions de 1938 et de 1945 qui éliminent le raisonnement déductif et bornent
l’arithmétique à des règles pratiques.
Quant à l’enseignement du français, ses contenus sont également réexaminés par les
commissions Rouchette et Emmanuel : à la nouvelle priorité donnée à l’oral s’ajoute
l’introduction, dans le primaire et le secondaire, des savoirs issus de la linguistique2.
1 Par l’ordonnance du 6 janvier 1959, Jean Berthoin ministre de l’Education nationale de 1954 à
1956 et de 1958 à 1959 prolonge la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans.
2 Cf. Plan de rénovation de l’enseignement du français d’octobre 1970, IO de décembre 1972.
241
Cette évolution des programmes de français, à partir du dernier tiers du XXe siècle1, et
en dépit des délais et des déplacements d’usage quant à leur intégration aux pratiques
ordinaires dans les classes, est à ce titre très significative. Car elle manifeste en effet un
renforcement des exigences scolaires lié à la réorientation du primaire qui se traduit par la
mise en œuvre d’un processus de « secondarisation », spécifique à la scolarisation longue.
Une telle analyse, menée par Elisabeth Bautier2, et sur laquelle nous aurons l’occasion de
revenir ultérieurement, est fortement marquée par l’emprunt à Mikhaïl Bakhtine (1895-1975)
du concept de « secondarisation »3, qui désigne un « genre de discours » caractérisé par des
pratiques discursives réglées, des formes types d’énoncés qui « organisent notre parole de la
même façon que l’organisent les formes grammaticales »4. En soulignant combien le champ
scolaire prend ses distances avec des pratiques discursives spontanées, conjoncturelles et
contextualisées, l’analyse signale la nécessité d’une reconfiguration des objets scolaires, de ce
qui est travaillé et appris à l’école, en savoirs scolaires, c’est-à-dire en objets secondarisés,
détachés de l’expérience triviale, généralement pragmatique, utilitariste et tendanciellement
affective.
Ce processus de rupture, qui à certains égard vient compléter ou prolonger l’analyse
bachelardienne par laquelle la connaissance divorce de l’évidence de l’expérience immédiate5
et qui prend à rebours les positions empiristes pour faire de tout « objet » la construction d’un
corps d’hypothèses5, inscrit donc l’apprentissage dans un rapport de renoncement et de
reconstruction, tout au long d’un processus à travers lequel le faire suppose son dépassement,
au même titre que l’activité langagière exige de devenir objet d’elle-même, par-delà ses
assignations communes d’outil de communication et d’expression.
Or, si utilitarisme scolaire et secondarisation apparaissent en quelques sorte
antagonistes quant au rapport que l’un et l’autre entretiennent à l’expérience, celle-ci n’est ni
le contrepoint ni l’antidote de celui-là. Car les élèves les moins détachés de l’emprise du faire
ne peuvent transférer de connaissance d’un champ à l’autre, faute d’avoir construit par
inférence, induction et déduction, le savoir nouveau réédifié à travers l’activité
1 Voir Chobeaux J, Segré M. (1981), L’enseignement du français à l’école élémentaire, et Robert
A. (1993), Système éducatif et réforme.
2 Cf. Bautier E., Roland Goigoux R. (2004), « Difficultés d’apprentissage, processus de
secondarisation et pratiques enseignants : une hypothèse relationnelle », pp.-89-100.
Bautier E. (2005), « Formes et activités scolaires, secondarisation, reconfiguration, différenciation
sociale ».
3 Bakhtine M.(1984), Esthétique de la création verbale, pp.265-272.
4 Ibid., p.285.
5 Bachelard G. (1938), La Formation de l’esprit scientifique, p.13-14 et p.239-240.
242
d’apprentissage, cause et conséquence de leur positionnement d’exécutants d’une tâche
scolaire dont la réalisation reste séparée de toute signification extrinsèque à l’agir et formulée
dans la langue de l’apprendre. Ainsi le concept d’« attitude de secondarisation » permet de
désigner l’attitude de l’élève qui « s’autorise à faire circuler les savoirs et les activités d’un
moment et d’un objet scolaire à un autre », ce qui suppose qu’il ait préalablement « constitué
le monde des objets scolaires comme un monde d’objets à interroger sur lesquels il peut (et
doit) exercer des activités de pensé et un travail spécifique »1.
En quoi toute subordination du projet éducatif aux injonctions utilitaristes, en freinant la
construction d’attitude de secondarisation, fait obstacle aux apprentissages, et, soit dit au
passage, entrave toute promesse de démocratisation de l’accès aux savoirs, parce qu’une telle
attitude, comme nous le verrons ultérieurement, fait particulièrement défaut aux élèves issus
des milieux populaires. Ainsi, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, l’orientation
utilitariste qui se donne volontiers comme une alternative à l’élitisme aristocratique de l’esprit
des Humanités2, contribue à fabriquer dans « l’école unique » de la discrimination socioscolaire.
Attardons nous un instant sur cette volonté d’un rapprochement explicite de l’Ecole et
de l’entreprise comme illustration contemporaine de l’utilitarisme scolaire.
Le propos, certes, n’est pas tout neuf.
L’éducation durkheimienne, déjà, « a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un
certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société
politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné »3.
Et cette utilité sociale vient rencontrer l’utilité individuelle (l’intérêt), puisque, pour parler
comme Ferdinand Buisson, chacun doit sortir de l’école « à l’état d’être normal, armé pour la
vie (…) connaissant ses droits et ses devoirs d’homme, de citoyen, de soldat, de travailleur, de
producteur »4. Et Buisson de conclure : « dans un siècle où le travail est le seul roi du monde,
l’école est un des puissants agents de production, car c’est la grande pépinière des
travailleurs… »5.
L’utilité peut donc désormais être mise en regard de la visée professionnelle de l’Ecole,
1 Cf. Elisabeth Bautier, Roland Goigoux, « Difficultés d’apprentissage, processus de
secondarisation et pratiques enseignants : une hypothèse relationnelle », p.91.
2 L’élitisme des Humanités s’inscrit dans la Paideia et ses fondements aristocratiques, éducation
d’une élite et gouvernement aristocratique de soi.
3 Durkheim E. « L’éducation, sa nature et son rôle » in Education et sociologie, p.49.
4 Buisson F. (1910), « La Transformation de l’école primaire », La Foi laïque, p.265.
5 Buisson F. (1887), « Un discours en Vendée », La Foi laïque, p.40.
243
nécessaire et légitime, tant du point de vue de l’Etat qui doit faire face à la rationalisation
administrative que suppose son développement et à l’expansion des infrastructures liée à
l’évolution économique, que du point de vue des différents agents économiques susceptibles
de défendre des intérêts économiques et/ou de s’insérer sur le marché du travail.
Mais le phénomène prend, dans l’Ecole contemporaine, depuis les années 80, une
ampleur inédite : citons à titre d’exemples épars et sans prétention à l’exhaustivité, la
prolifération des stages en entreprise, dès le collège, au point que la rémunération des
étudiants-stagiaires soit effectivement devenue un pro-blème de droit du travail, ou
l’instauration de trois heures hebdomadaires facultatives de « découverte professionnelle » en
classe de 3ème, visant à proposer aux élèves une approche du monde professionnel par une
découverte des métiers, du milieu professionnel et de l’environnement économique et social1.
La démarche s’inscrit explicitement contre le champ de la pédagogie humaniste et, plus
généralement, contre son objectif premier d’une formation à l’universel pour laquelle la
connaissance joue pleinement son rôle puisqu’elle assure à la fois la genèse du jugement et
l’intronisation au monde dans l’acception arendtienne déjà évoquée.
Mais ce faisant, elle se met en porte-à-faux vis à vis des attitudes socialement infléchies et
implicitement requises pour la réussite d’un cursus scolaire dont le paradigme est désormais la
réussite au lycée, attitudes bien plus proches de la culture du désintéressement, de la
connaissance comme fin d’elle-même, idéal des Humanités, que du pragmatisme par ailleurs
revendiqué.
On comprend dès lors que le recul des Humanités et du rapport au savoir qu’elles induisent,
sous la pression de l’utilitarisme ne se traduise pas davantage ici par un accès plus
démocratique aux savoirs : en occultant les apprentissages qui président à la formation de ce
que les Républicains du début du XXe siècle appellent encore un « esprit éclairé »2 tout en
laissant fonctionner le modèle en terme de qualité d’expression, de composition et de
réflexion, et, bien plus, en dénigrant l’idéal qu’il représente le cas échéant, l’Ecole dessert les
intérêts des élèves auxquels la famille ne peut garantir cette formation spécifique à la
réflexivité.
1 Arrêté du 14 février 2005 sur les orientations pédagogiques : enseignement de l’option facultative
de découverte professionnelle.
2 Par exemple, lorsque s’impose la dissertation dans les années 1880, le laconisme des manuels
quant à la méthode tranche avec la réglementation prolixe de la rhétorique ; cf. Compère M.-M.
(1985), Du Collège au lycée, 1500-1850, p.215. Cette discrimination sociale nichée dans la
dissimulation des procédures, dès lors que l’élève doit recourir aux seules acquisitions familiale, est un
des leviers du phénomène de naturalisation des inégalités sociales ; cf. Bourdieu P., Passeron J.-Cl.
(1970), La Reproduction.
244
Dans un tel contexte, convoquer la référence à l’humanisme risque de fonctionner comme un
leurre qui, derrière l’apparence d’un souci de refondation des Humanités, masque ses enjeux
et ignore ses objectifs, autrement dit comme un discours idéologique1.
Conclusion
L’Ecole républicaine s’accorde vis à vis de l’héritage des Humanités, un droit
d’inventaire, sous l’influence d’une critique qui s’ancre d’abord dans la tradition des
Lumières, valorisant science et technique (les Encyclopédistes), discutant le principe d’une
culture strictement livresque (Rousseau), s’appuyant sur l’empirisme (Locke, Condillac), et
ironisant sur cette révérence des Anciens revisitée en culte de l’imitation.
Ce qu’il faut pourtant bien encore appeler l’Ecole des Modernes, - car c’est après tout la
Modernité dont l’histoire ouvre la société au travail, à la production, à l’économie et dont
l’ordonnance politique met sur le devant de la scène la société -, peu à peu, organise, à travers
la professionnalisation relative de ses formations et certifications, un ordre scolaire qui, même
si c’est avec retard, emboîte le pas aux pédagogies dites réalistes des pays protestants2.
Cette Ecole pour laquelle il est bien moins question de faire l’homme dont le devenir participe
de l’humaine condition toujours définie par sa dynamique d’émancipation, que de socialiser
les citoyens et d’intégrer les producteurs, et qui participe désormais de la division du travail
social, revendique son principe d’utilité3 : utilité de la maîtrise de sa propre langue maternelle
et utilité de la maîtrise des éléments scientifiques, tels que peut le proposer la magistrale
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des arts et des sciences qui prétend embrasser
1 Cf. Marx K., Engels Fr. (1846), L’idéologie allemande : une représentation est idéologique tant
qu’elle reste ignorante des causes qui la déterminent. De ce point de vue, et se situant dans une
perspective scolaire, seul le savoir scientifique doit permettre de rompre avec l’idéologie en dévoilant
ce qu’elle cache (pour Marx et Engels la réalité des rapports sociaux dont l’enfant est partie prenante).
L’Ecole, aliénante comme appareil d’Etat, est émancipatrice comme lieu de diffusion/élaboration des
savoirs.
2 Leur mise en place, qu’autorise un déclin précoce de l’humanisme, commence dès la fin du XVIe
siècle, cf. Durkheim E. L’Evolution pédagogique en France PUF 1969 p 327-328.
Voir l’analyse de Max Weber quant à la représentation des rapports de l’homme au monde en pays
protestant, déjà évoquée en première partie : Weber M., (1904-1905), L’Ethique protestante et l’esprit
du capitalisme.
3 En ce sens la discussion quant à l’utilité de l’éducation n’est pas le monopole d’une certaine
tradition américaine (John Dewey).
245
l’ensemble des connaissances1, et cette utilité est investie tant au plan d’un progrès de
l’humanité que d’un intérêt individuel appréhendé par un acteur social rationalisant ses
arbitrages, selon la doctrine du libéralisme classique.
L’ordre des fins ici s’oppose par principe aux préceptes d’une Modernité qui vise l’institution
universelle de l’humain selon la nécessité d’une auto-nomie progressivement conquise par
l’éducation, autonomie dont le sens, comme l’a montré Kant, se fonde dans une morale de
l’intention contradictoire avec toute finalité autre qu’elle-même, horizon d’une liberté
toujours à construire.
Ainsi la Modernité porte t-elle sans doute, alors même que sa vérité semble s’imposer sans
partage ou peu s’en faut dans le ciel des Lumières, une contradiction intime2 dont l’Ecole se
fait l’écho : entre la fabrique de l’homme universel, comme dialectique de la contrainte et de
la liberté, et la fabrique du producteur singulier, comme utilité sociale et individuelle
gouvernée par l’exigence du bonheur de tous et de chacun, aucune voie conciliatrice ne
permet de ménager l’une et l’autre. Pourtant, selon le schéma de stratification des missions
qui lui est propre, l’Ecole prétend servir deux projets principiellement antagonistes.
En quoi l’Ecole contemporaine se définirait peut-être moins par l’absence que par une
abondance conflictuelle de projets politiques qui la paralyse en brouillant tous les repères.
En même temps, ce retrait des Humanités apparaît à certains égards comme le signe
d’un déplacement significatif du sens que les sociétés contemporaines confèrent à l’éducation.
Car en voulant former l’homme universel, les humanistes trouvent dans l’Antiquité un
modèle, diversement décliné, à la fois d’antériorité et d’exemplarité. La culture des Anciens
est élevée au rang de culture des Pères, fondatrice, linguistiquement homogène, alors que la
rupture moderne est assumée3, et fondamentalement parce qu’il n’y a pas d’autre solution
pour la pensée que d’envisager alors l’humanité en terme de continuité traversant, et
finalement l’emportant sur tout accident de rupture.
Le rejet des Humanités peut en ce sens se donner à voir comme l’effet d’une accélération
démocratique qui, dans une logique si l’on peut dire « hyper-moderne », balaierait tout
1 Alembert D’, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, p.35.
2 Précisons que cette contradiction ne peut pas être comprise à partir de l’opposition supposée de
deux exigences humanistes : « être son propre maître » (1486, Pic de La Mirandole, Sur la dignité
humaine) ) / « être maître de la nature » (1636, Descartes, Discours de la méthode), la seconde restant
absolument subordonnée à la première, comme le montre le cogito : la pleine transparence de soi à soi
est la condition de la connaissance du monde.
3 …et assumée contre la cosmogonie ancienne qui assigne l’homme à sa place déterminée par sa
nature, contre l’idée d’un monde arrêté, d’une totalité finalisée.
246
modèle imitatif et toute référence à la tradition, toute prétention à la reconnaissance d’une
culture fin d’elle-même et à la gouvernance de soi à soi. Mais peut-être fait-il aussi symptôme
d’un oubli de l’universel, de cette continuité du monde pour les générations nouvelles, par
quoi la rupture devient au contraire un mode d’être sans contrepartie, idéologie présentiste qui
remet en cause l’idée d’une culture universelle, et donc du caractère universel de la culture
scolaire.
II 2 Le déploiement des logiques modernes ébranle
fortement les assises culturelles de l’Ecole
Si la rupture avec les Humanités, forme scolaire historiquement établie de
l’humanisme, anticipe la crise de la culture scolaire, elle ne se confond pas avec elle pourtant.
D’abord parce que rupture n’est pas crise, surtout chez les Modernes qui en déclinent les
modes, et notamment, lorsqu’il s’agit d’imposer, contre la tradition et son argument
d’autorité1 et contre la pensée magique2, l’ordre de la rationalité, rupture moderne par
excellence.
Toutefois, il n’est peut-être pas inutile de garder à l’esprit l’avertissement de Michel Foucault,
et de « ne pas croire que la rupture soit une sorte de grande dérive générale à laquelle seraient
soumises, en même temps, toutes les formations discursives : la rupture, ce n’est pas un temps
mort et indifférencié qui s’intercalerait - ne serait-ce qu’un instant - entre deux phases
1 Bien que le rejet de la tradition comme argument d’autorité traverse toute la Modernité, c’est sans
doute à Descartes, philosophe du doute radical, qu’il revient d’en être la figure de proue.
La condamnation de l’Eglise est du reste à la hauteur de l’enjeu : Descartes est mis à l’Index en 1663,
condamné par la Sorbonne en 1671, et l’enseignement du cartésianisme est interdit par Louis XIV à
partir de 1667. En 1687, dans son Catéchisme de Meaux, Bossuet (1627-1704) résume assez la
position anti-cartésienne : « sous prétexte qu’il ne faut admettre que ce qu’on entend clairement, ce qui
réduit à de certaines bornes est très véritable, chacun se donne la liberté de dire : " J’entends ceci et je
n’entends pas cela ", et sur ce seul fondement, on approuve ou on rejette tout ce qu’on veut. Il introduit
sous ce prétexte une liberté de juger qui fait que, sans égard à la tradition, on avance témérairement
tout ce qu’on pense. ».
Nonobstant les idées de Descartes se répandent partout, portées par la dynamique moderne.
2 comme le dit Hegel, l’autorité moderne impose que « ce que chacun accepte lui apparaisse
comme quelque chose de justifié », cité par Renaut A. (2004), La fin de l’autorité, p.25.
247
manifestes ; ce n’est pas le lapsus sans durée qui séparerait deux époques et déploierait de part
et d’autre d’une faille deux temps hétérogènes ; c’est toujours entre des positivités définies
une discontinuité spécifiée par un certain nombre de transformations distinctes. »1.
Relation éminemment complexe qu’entretient la Modernité avec l’idée de rupture, et dont on
comprend déjà qu’elle est un élément central de ce qui se joue dans la déstabilisation des
certitudes modernes qui affecte diversement l’Ecole.
L’idée de crise, terminologie issue du latin médical crisis, « changement dans le cours
d’une maladie », du grec κρισις, « faculté de distinguer, action de séparer, décision, jugement
ou ce qui décide de quelque chose, l’issue, le dénouement, la phase décisive d’une maladie,
l’interprétation d’un songe »2, semble, lors de son affectation au système scolaire, appeler
deux remarques.
Dans l’acception la plus triviale, la « crise » associée à l’Ecole est difficile à lire, tant est lourd
le poids de la doxa3 qui, de fait, confère au débat contemporain un fort ancrage idéologique.
Peut-être est-on néanmoins fondé à émettre l’hypothèse selon laquelle derrière toute cette
agitation se dessinent un vrai malaise et une grande tension, et que les difficultés
considérables et, peut-être, inédites que rencontre l’action éducative publique avec cette
volonté non moins inédite de scolariser selon les modalités en vigueur la totalité d’une classe
d’âge jusqu’à seize ans4, ne sont pas sans rapport avec les hésitations (les confusions ?)
1 Foucault M., L’archéologie du savoir, p.228.
2 Voir Gaffiot F. Dictionnaire Latin-Français et Bailly A Dictionnaire Grec Français.
3 Affectivement marqué, le débat met en première ligne les classes moyennes, inquiètes du
grippage de l’ascenseur social que représente pour elles l’Ecole tout au long du XXe siècle.
A ces appréhensions diversement formulées où se mêlent, non sans contradiction parfois, les voix de
ceux qui les expriment sur le terrain de la dénonciation de l’injustice scolaire, de la démocratisation
confisquée, s’ajoutent les règlements de compte de cette aristocratie diplômée encline à cette
« idéologie du don » que dénonce Bourdieu, les nostalgies d’une Ecole plus ou moins romancée, et
bien d’autres discours amplifiés par la conviction de parler depuis la légitimité authentique que
confère le statut d’éducateur, statut que, peu ou prou, chacun s’accorde à exhiber dès lors qu’il est
parent, et, par là, « parent d’élève »…cacophonie qui laisse l’impression d’une crise protéiforme et
dessert toute volonté de comprendre.
De surcroît l’idée de crise associée à l’Ecole ne relève t-elle pas d’une mythologie scolaire, qui
reprend en les inversant les signes de l’Ecole triomphante des Hussards noirs, autre mythologie
scolaire : enfermement dans l’échec scolaire contre émancipation par l’école, reproduction sociale
contre système méritocratique etc..; mythographie élémentaire qui oppose chevalier noir et chevalier
blanc, et qui prend au piège la posture critique en l’ingérant ?
4 Rappelons concernant l’obligation scolaire, qu’instituée par la loi du 28 mars 1882 pour les
enfants âgés de six à treize ans, elle s’adresse, par la loi du 9 août 1936, aux enfants jusqu’à quatorze
ans, et par l’ordonnance du 6 janvier 1959, jusqu’à seize ans ; qu’en outre, par la réforme Haby sur le
collège unique, « tous les enfants reçoivent dans les collèges une formation secondaire (…) qui
succède sans discontinuité à la formation primaire… » (loi du 11 juillet 1975, art.4).
248
aujourd’hui attachées à l’idée d’une culture scolaire, cohérente, légitime, non contingente,
c’est-à-dire nécessaire.
La culture scolaire, quelle que soit l’acception qu’on lui donne, - acquise à l’école,
sélectionnée par l’Ecole au sein de la culture en général au prix de quelques adaptations ou
véritablement construite, au sens où l’entend André Chervel, et notamment construite à
travers la notion de « discipline scolaire »1 -, fait justement corps avec l’exigence moderne de
construction d’un sujet qui, pour se saisir comme tel, fait en lui-même l’expérience de la
raison. Mais la culture scolaire est également solidaire d’une signification anthropologique de
la culture comme modalité selon laquelle une population, à un moment de son histoire, se
réalise en rupture avec la nature2.
Dans l’acception critique du terme, - la crise comme effort critique, acmé, approfondissement
et dénouement -, cette « crise » renvoie donc au procès de scolarisation qui s’ouvre en France
avec la Modernité3 et la conversion des mentalités à laquelle elle est liée, et qui, dans cette
hypothèse, loin de s’abîmer avec elle, naît de la Modernité même pour en problématiser les
enjeux.
En conséquence, nous sommes amenés à faire l’hypothèse que cette crise comme
truisme4 est le reflet ou le symptôme de la crise comme critique : parce que l’enfant et l’Ecole
ne sont pas dans une situation de dépendance avec le questionnement de l’universel mais sont
au cœur de ce questionnement, la crise de la culture scolaire est la « crise » de la Modernité
dont nous allons évoquer brièvement le déploiement.
1 Chervel A. (2005), « En quoi une culture peut-elle être scolaire ? », in Jacquet-Francillon Fr.,
Kambouchner D. (dir°) (2005), La crise de la culture scolaire, pp.77-85 ; .
2 Kambouchner D. (1995), « La culture », in Notions de philosophie, t 3, pp 468-507.
3 …et pour partie en Europe bien qu’à chaque fois l’histoire particulière des peuples et des nations
infléchisse le mode d’actualisation de la Modernité de l’Ecole.
4 Le truisme est d’origine durkheimienne : l’idée d’une crise de l’Ecole est conceptualisée par
Emile Durkheim à travers l’opposition qu’il engage entre éducation et pédagogie, la seconde étant « la
pensée critique » de la première ; pour lui, la démarche pédagogique plus que tout autre démarche
intellectuelle met à nu les mœurs éducatives et les contrecarrent, en quoi penser l’éducation c’est en
penser la crise. Cf. Durkheim E. « Nature et méthode de la pédagogie », in Education et sociologie.
Considérer que l’ensemble du système scolaire vit à l’heure de la « crise » devient par ailleurs une
considération fort répandue dans les années 80. Citons à titre d’exemple Philippe Raynaud,
« L’éducation spécialisée » in Esprit n°65, mai 1982 ; « L’esprit démocratique et la crise de
l’enseignement », Le Débat, n° 26, 1983, « L’idéologie réformatrice ou le commencement éducatif »,
Pouvoirs, n° 30, 1984, Marcel Gauchet (1985), « L’école à l’école d’elle-même », Le Débat, n°37 in
La démocratie contre elle-même … notion sur laquelle il convient d’autant plus de réfléchir qu’elle se
donne paradoxalement à voir comme la forme normale et pérenne de l’école à partir des années 70, cf.
Bernard Charlot (1987), L’Ecole en mutation.
249
II 21 La question de la métaphysique
Introduite par Friedrich Nietzsche (1844-1900) dans le dernier quart du XIXe siècle,
l’idée d’un ultime assaut contre la métaphysique traverse l’époque contemporaine, depuis la
pensée heideggerienne encore habitée par la présence d’une vérité fondamentale jusqu’aux
penseurs de la déconstruction. Décidés à interroger theoria1 et praxis2, à rompre avec toute
doctrine du salut, avec la perspective même d’une pensée systématique, d’une spéculation
tendue vers la recherche et l’édification d’un sens global, la Postmodernité, reprenant le terme
que Jean-François Lyotard3 emprunte au champ sémantique esthétique pour désigner la fin
des grands récits avancés par les philosophies de l’histoire, fait le choix de la discontinuité et
de la fragmentation du sens, contre toute fixité et tout signifié téléologique.
Revanche du romantisme contre l’hégélianisme peut-être, de la forme expressive contre les
contenus de vérités, de l’ineffable contre le vrai, de la métaphore contre le concept,
l’entreprise, d’abord nietzschéenne puis heideggerienne, ciblant le sujet et la raison, s’attache
à saper les fondations de l’ordre philosophique à travers la critique du cogito.
De toute évidence, notre propos n’est pas d’exposer ici le procès des attaques contre la
métaphysique, lieu commun de l’histoire de la philosophie depuis plus d’un siècle, mais de
rappeler sommairement les grandes lignes d’une querelle dont les enjeux sont considérables
pour ce qui concerne la manière dont sont pensées l’éducation, l’Ecole et culture scolaire et
qui, par conséquent, imprime sa marque aux désorientations contemporaines dans lesquelles
semble s’égarer l’institution scolaire.
II 211 De la dénonciation des « illusions de la métaphysique » à celle de la
« métaphysique de la subjectivité »
Lorsque s’ouvre avec Nietzsche le procès contre la métaphysique et ses « idoles »,
1 θεωρία, « action d’observer », de τò θεϊον « le divin » et ὀράω « voir », d’où « action
d’observer l’essentiel ».
2 πρᾶξις, « action ».
3 Lyotard J.-Fr. (1979), La condition postmoderne.
250
« mensonge de l’idéal »1 dont l’illusion contrecarre la vie et la diminue, s’inaugure une
dynamique de déconstruction2 de la Modernité comme représentation du monde organisée par
l’humanisme jusqu’alors inédite3.
Considérant que « le "sujet", c’est la fiction d’après laquelle beaucoup d’états semblables en
nous seraient l’effet d’un même substrat ; mais c’est nous qui avons créé l’identité de ces
états »3, dire « je pense », « c’est déjà trop dire que quelque chose pense, ce "quelque chose"
contient déjà une interprétation du processus lui-même : on raisonne selon la routine
grammaticale : "Penser est une action, toute action suppose un sujet actif donc…" »4.
Ainsi le cogito cartésien est-il réduit à une illusion métaphysique assise sur une habitude
linguistique par laquelle le sujet syntaxique est assimilé à une substance.
Sachant que la posture du sujet, que l’idéalisme conduit jusqu’à l’« autonomie de l’esprit en
soi »5, gouverne la Modernité, que le sujet est le point d’appui de la double capacité
d’autoréflexion et d’autofondation6, la généalogie nietzschéenne stigmatise la prétention de
l’individu au fondement de ses propres pensées7, au principe d’autonomie et de responsabilité,
axiomes de l’éducation des Modernes.
1 Nietzsche Fr. (1888), Ecce homo, p.8 : « Renverser les idoles (et par " idoles " j’entends tout
" idéal "), telle est plutôt mon affaire. Dans la mesure où l’on forgeait de toutes pièces un mensonger
« monde idéal », c’est autant de c’est autant de sa valeur, de son sens, de sa véracité que l’on ôtait à la
réalité…(…). Le mensonge de l’idéal fut jusqu’ici l’anathème jeté sur la réalité… »
2 …dite, dans la terminologie nietzschéenne, « généalogie ».
3 La métaphysique avant Nietzsche est aux prises avec deux objections :
La première porte sur l’idée d’un sujet conscience de soi (dans la conception cartésienne, le sujet est à
la fois conscience de soi et conscience d’objet). Auguste Comte porte la contradiction au titre de son
refus, par principe, de l’introspection sous toutes ses formes, en tant que contemplation illusoire de
l'esprit par lui-même. Seule demeure valable l'observation externe de l'individu et celle-ci est le fait de
la biologie. Il n'y a pas de « science du sujet » distincte et irréductible à celles de la nature
physiologique et de la nature sociale de tout être humain. Le développement de la sociologie
objectiviste avec Emile Durkheim durcira encore l'opposition.
La seconde pourrait être résumée dans cette formule de Cicéron, : « il n’y a point d’absurdité qui n’ait
été soutenue par quelque philosophe. » (cité par Joseph de Maistre (1884), Examen d’un écrit de JeanJacques Rousseau, Archives de la révolution française, p.528)…et à laquelle Descartes, Kant,
Comte…ont cherché à répondre.
4 Nietzsche Fr. (1885), La volonté de puissance tome I, livre I, § 150, p.83.
5 Hegel G.W.F. (1816-1828), Leçons sur l’histoire de la philosophie, tome I : Introduction.
6 La subjectivité relève d’une double capacité : capacité d’autoréflexion, - relative au moment
cartésien du cogito, conscience de soi et conscience de l’objet -, conscience de soi qui, en se déployant
comme une force, se soumet le monde et capacité d’autofondation, lorsque s’énonce, avec Rousseau et
Kant, la question de l’homme comme liberté, arrachement à toute détermination naturelle, autrement
dit comme autonomie.
7 Nietzsche Fr. (1886), Par-delà le bien et le mal, §17, p.38.
251
Déplaçant la perspective pour inclure la philosophie nietzschéenne dans l’analyse qu’il
propose de la Modernité, Heidegger dénonce dans la « métaphysique de la subjectivité »1 un
rapport au monde où l’homme, après le « dépouillement des Dieux », en revendique les
attributs en se posant comme pouvoir de fondation de lui-même, de la loi, de la vérité et de
l’histoire2, où l’homme structure et conçoit le monde à son image3, persuadé que « c’est dans
l’inconditionnelle humanisation de tout étant qu’il faut chercher le vrai et le réel. »4.et se
comporte comme le « Seigneur de l’étant » (c’est-à-dire de « ce dont on peut dire qu’il est »),
prenant le monde comme un stock d’objets à sa disposition dont il use et qu’il use5.
En réalité Heidegger manifeste dès la publication de Etre et temps (1927), la volonté de porter
un coup fatal au cogito cartésien6 et à la monade leibnizienne7 pour atteindre l’humanisme au
cœur.
Comme il l’affirme au philosophe Jean Beaufret (1907-1982), « Tout humanisme reste
métaphysique. Non seulement l’humanisme, dans sa détermination de l’humanité de
l’homme, ne pose pas la question de la relation à l’être de l’essence de l’homme, mais il
empêche même de la poser, en ne la connaissant ni ne la comprenant pour cette raison qu’il a
son origine dans la métaphysique. »8, puisque « L’homme n’est pas le maître de l’étant.
L’homme est le berger de l’être. »9.
Mais en admettant même que cet anti-humanisme, revendiqué comme la présomption
1 Heidegger M. (1946), Lettre sur l’humanisme.
2 Heidegger M. (1950), Les chemins qui ne mènent nulle part.
3 Heidegger M. « La métaphysique est anthropomorphie – le fait de structurer et de concevoir le
monde à l’image de l’homme. », Heidegger M., Nietzsche, t.II, p.104.
La subjectivisation de l’étant, dont la « valeur » fait symptôme (1935, Introduction à la
métaphysique), subjectivisation commencée avec Platon et continuée avec les Modernes, et qui est la
manifestation de « l’oubli de l’être », est parachevée dans la philosophie nietzschéenne, « dernière
victime d’une longue erreur » (p.48). Parce qu’elle fait de la « vie » la valeur suprême, - réalité comme
forme de vie et vie comme volonté de puissance -, parce qu’elle pense ainsi intégralement dans la
perspective de la notion de valeur, la philosophie nietzschéenne incarne, selon Heidegger, la
philosophie de l’absolue subjectivité, fût-elle sans sujet.
4 Heidegger M., Nietzsche, t.II, p.104.
5 On retrouve une idée très voisine chez Claude Lévi-Strauss s’agissant de la faute de
l’humanisme, présomption, d’omniscience et de toute-puissance, qui « a prétendu constituer l’homme
en règne séparé », (1973), Anthropologie structurale II, p.330.
6 La promesse d’une seconde section de la seconde partie jamais publiée (écrite ?) est en tout cas
annoncée…
7 Le cogito est radicalisé en cogito monadologique (réinterprétation activiste de la cogitatio et
réinterprétation monadologique et donc anthropomorphique de la substance) : dès lors le réel peut se
réduire au rationnel, annonçant le sujet absolu de Hegel, cf. Renaut A. (1989), L’ère de l’individu,
« Heidegger (Schelling, Nietzsche, Lettre sur l’humanisme, Qu’appelle t on penser ?) : l’histoire de la
modernité comme histoire du sujet ».
8 Lettre sur l’humanisme, p.51.
9 Ibid., p.109.
252
asymptotique de dire l’être de l’homme au lieu de penser l’homme à partir de l’être, puisse
n’être compris que comme le refus d’un homme auto-fondé, - ce qui autorise Michel Haar à
écrire « ce qu’on appelle parfois étourdiment "l’anti-humanisme" de Heidegger est
principalement une rupture radicale avec l’anthropocentrisme qui domine depuis l’aube des
Temps modernes. L’homme ne se produit pas lui-même. Il ne crée pas l’être. Il ne détient pas
la condition ultime de ses propres facultés. »1 -, demeure, chez Heidegger, le refus de
l’universalisme abstrait. Au motif d’un sentiment d’enracinement qui se décline autour de la
substitution de la communauté du peuple - unie dans son advenir par la communauté d’un sol
et d’une langue -, à l’individu comme sujet, son refus met à mal le postulat d’éducabilité,
voire d’intelligibilité.
Ainsi lorsque Heidegger avance : « Mais l’Etre – qu’est-ce que l’Etre ? l’Etre est Ce qu’Il est.
Voilà ce que la pensée future doit apprendre à expérimenter et à dire. »2, définition qui se
donne comme l’équivalent de la révélation biblique du Nom divin, - « Je suis celui qui
suis »3-, et ce quelle que soit sa dénégation de toute assimilation de l’Être à Dieu, c’est bien la
prétention à intelliger dont se prive ce « pressentiment », cette parole oraculaire et/ou
prophétique, qui prétend dire le vrai sans justification, en deçà de toute démonstration.
Aussi convient-il peut-être, lisant Heidegger dans notre perspective, de se garder de
deux dangers : celui de rejeter sa démarche en identifiant le combat heideggerien contre
l’humanisme à un combat contre l’humanité4 peut-être ; celui, surtout, d’« adhérer » à son
propos au mépris de toute distance critique et d’y lire effectivement la mort du sujet.
Si Heidegger a quelque chose à nous apprendre ici, c’est sans doute que la Modernité n’en a
jamais fini avec la pensée moderne, c’est-à-dire avec la volonté de se saisir elle-même dans
un processus de justification/réfutation, dans un processus de réflexion : exposée par principe
à la critique, la Modernité est par hypothèse disposée à ingérer tout examen critique à son
mode opératoire.
Et il en est de même des questions d’éducabilité et d’autonomie qui sont aujourd’hui dans
l’œil du cyclone et dont il est urgent, selon la Postmodernité, de réfléchir les conditions et les
limites, et, pour le dire en terme plus heideggerien, la finitude.
Démarche infiniment moderne ?
1 Haar M. (1990), Heidegger et l’essence de l’homme, p.248.
2 Heidegger M. (1962), Qu’est-ce qu’une chose, B. I. IV, p.76.
3 Ancien Testament, Genèse, Exode, 3, 13.
4 …contresens (ou tentation ?) auquel pourrait inciter fort mal à propos l’engagement du
philosophe au côté du pouvoir nazi de 1933 à 1945.
253
II 212 Qui habite la maison du sujet ?
En réalité, l’offensive anti-humaniste est d’autant plus efficace qu’elle se trouve
confortée par la « tradition de rupture » par laquelle la Modernité reconnaît formellement les
siens1, et par la remise en cause de la transparence à soi du sujet à travers les théories de
l’inconscient par là autorisée.
L’hypothèse freudienne de l’inconscient, instance psychique radicalement hétérogène
au conscient dont l’organisation permet à la fois de refouler des forces pulsionnelles dont les
exigences sont d’ordre somatique, et d’en autoriser le retour à la conscience sous une forme
déguisée2, conduit en effet à la question « qui habite la maison du sujet ? ».
Du reste, la dimension antimoderne est d’une certaine manière revendiquée par Freud (18561939) lorsque celui-ci présente la découverte de l’inconscient comme le coup fatal porté à
l’humanisme anthropocentré,
choc comparable,
selon lui,
aux
deux
précédentes
« humiliations » infligées « à l’égoïsme naïf de l’humanité » par la révolution copernicienne
et la théorie de l’évolution darwinienne3. Faisant suite à cette dernière qui « réduit à rien les
prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa
descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. », la
théorie freudienne se propose d’infliger un « troisième démenti à la mégalomanie humaine »
en montrant « au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est
réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe en dehors de
sa conscience dans sa vie psychique. »4.
1 Constatant que tant les philosophes grecs que les prophètes juifs interrogent l’idée de justice
contre les usages, Eric Weil fait de la remise en cause de la tradition le trait de la civilisation
occidentale, cf. « Tradition et traditionalisme » in Essais et conférences II, Plon, 1971, p.14 et p.20.
2 L’hypothèse de l’inconscient est présentée comme nécessaire, parce que « les données de la
conscience sont extrêmement lacunaires », et parce qu’« aussi bien chez l’homme sain que chez le
malade, il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d’autres
actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. » [Freud S. (1915),
Métapsychologie, L’Inconscient, I, p.66].
Par là Freud conclut que « ce n’est qu’au prix d’une prétention intenable que l’on peut exiger que tout
ce qui se produit dans le domaine psychique doive aussi être connu de la conscience. » (Ibid., p.67).
Pour les propriétés de l’inconscient qu’il ne nous appartient pas d’évoquer dans ce travail, voir
Métapsychologie, L’Inconscient, V.
3 Cf. Darwin Ch. (1859), L’Origine des espèces par la sélection naturelle : Darwin prend le contrepied de la classification aristotélicienne du monde vivant, encore défendue par Georges Cuvier (17691832), fidèle à une représentation fixiste et hiérarchique des espèces parmi lesquelles l’homme occupe
le sommet. A cette classification, il oppose une conceptualisation de l’évolution des espèces dans
temps par transformation adaptative, celle-ci se faisant par la sélection du plus apte.
4 Freud S. (1916), Introduction à la psychanalyse, p.266.
254
Ainsi, comme Michel Foucault l’analyse très clairement, « les recherches de la
psychanalyse, de la linguistique, de l’ethnologie ont décentré le sujet par rapport aux lois de
son désir, aux formes de son langage, aux règles de son action, ou aux jeux de ses discours
mythiques ou fabuleux … ». Car « l’homme lui-même, interrogé sur ce qu’il était, ne pouvait
pas rendre compte de sa sexualité et de son inconscient, des formes systématiques de sa
langue, ou de la régularité de ses fictions… »1.
Tablant sur la discontinuité historique, puisque « l’histoire continue, c’est le corrélat
indispensable à la fonction fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui a échappé
pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une
unité recomposée ; la promesse que toutes ces choses maintenues au loin par la différence, le
sujet pourra un jour – sous la forme de la conscience historique – se les approprier derechef, y
restaurer sa maîtrise et y trouver ce qu’on peut bien appeler sa demeure. Faire de l’analyse
historique le discours du continu et faire de la conscience humaine le sujet originaire de tout
devenir et de toute pratique, ce sont les deux faces d’un même système de pensée. »2, Michel
Foucault interroge « les mutations qui s’opèrent en général dans le domaine de l’histoire »
pour « déjouer les dernières sujétions anthropologiques » au sein de ces « formes de
rationalité qui ont pu à tour de rôle être mises en place par l’histoire »3.
A travers une dynamique qui radicalise, si l’on peut dire, la démarche heideggerienne,
l’homme est abaissé au rang de « catégorie », résultat d’un découpage du monde propre à la
culture européenne depuis le XVIe siècle4. « L’homme est une invention dont l’archéologie de
notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine ».
Point de vue que Claude Lévi-Strauss, cherchant à rendre compte de la pensée mythique selon
les ressources propres de cette pensée, corrobore, revendiquant l’effacement du sujet,
« nécessité d’ordre, pourrait-on dire, méthodologique »5.
1 L’archéologie du savoir, p.24.
2 Ibid., p.23.
On comprend pourquoi Foucault omet, dans l’énumération sus-citée, la critique marxiste qui, sur un
autre front, participe des philosophies du soupçon : dans une perspective postmoderne,
l’enregistrement du marxisme au rang des philosophies de l’histoire suffit à l’écarter.
Encore que : « il y a des vérités éternelles, telles que la liberté, la justice, etc., qui sont communes à
tous les régimes sociaux. Or le communisme supprime les vérités éternelles, il supprime la religion et
la morale au lieu d’en renouveler la forme, et il contredit en cela tous les développements historiques
antérieurs. », Marx K., Engels Fr. (1847), Manifeste du parti communiste, p.55.
3 L’archéologie du savoir, p.236.
4 Les mots et les choses, p.398.
5 Lévi-Strauss Cl. (1971), Mythologiques 4, L’homme nu, p.561
255
Mais la critique marxiste ne joue pas les accessoires dans cette vigoureuse offensive
contre le sujet.
Ici, le concept de sujet est dépassé non pas en questionnant l’homme à partir des catégories
métaphysiques dessinant une « nature humaine », ou le travailleur à partir de la problématique
libérale de la spoliation, comme le fait John Locke1, mais, ce qui est bien différent, en
questionnant le mécanisme même de la production2, même si en amont, dès les Manuscrits de
1844, le jeune Marx distingue le travail par lequel l’homme accomplit son humanité3 du
travail aliéné, moyen de survie pour le salarié.
Si le travail est une marchandise comme l’induit le système du salariat, il a une valeur
d’échange déterminée en tant que telle par le temps de travail nécessaire à sa production, et
l’exploitation de la force de travail consiste dès lors, non pas à ne pas verser au producteur le
salaire qui lui est dû et qui correspond donc à la valeur d’échange de son travail, mais à
utiliser cette force de travail de telle sorte qu’elle produise des marchandises dont la valeur
d’échange soit supérieure à la valeur d’échange de la force de travail4. L’écart entre les deux
valeurs d’échange correspondant à ce que Marx appelle le « surtravail », et par lequel est
créée, côté capital, la plus-value.
Assujetti dans la sujétion, le sujet est donc aliéné dans sa liberté en ce sens qu’il est
nécessairement exproprié de ses productions quel que soit son salaire, d’où l’opposition entre
une liberté/égalité formelle (juridico-politique) et une liberté/égalité réelle (économique et
sociale) dans le conflit des classes qui surdétermine toute l’activité humaine.
Au plan collectif, les systèmes de représentations y conquièrent une fonction dans le
processus historique de lutte des classes, partant de la situation du salariat et donc de la
1 Soumis comme toute créature au principe d’individuation, l'homme est obligé à l’indépendance
de sa volonté, autrement dit, est de manière inaliénable propriétaire de sa personne et de son travail :
« le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains (…) sont vraiment à lui. Toutes les fois qu’il fait
sortir un objet de l’état où la Nature l’a mis et l’a laissé, il y mêle son travail, il y joint quelque chose
qui lui appartient et de ce fait il se l’approprie. » ; Locke J. (1690), Deuxième traité du gouvernement
civil, chapitre V, §27, p.91.
D’où l’on peut déduire que toute expropriation de ce travail est une dépossession de soi, une
déshumanisation.
Cf. l’analyse d’Alain Renaut (2004), Qu’est-ce qu’une politique juste ? Essai sur la question du
meilleur régime.
2 Marx K. (1867), Le Capital, livre I.
3 Cf. la Dialectique du maître et de l’esclave : Hegel, Phénoménologie de l’esprit, « Indépendance
et dépendance de la conscience de soi : domination et servitude », pp.155-166.
4 « La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail nécessaire à son
entretien ou à sa reproduction, mais l’usage de cette force de travail n’est limitée que par l’énergie
agissante et la force physique de l’ouvrier », Marx K. (1865), Salaire, prix, et profit. La production de
la plus-value, p.45.
256
propriété privée des moyens de production, processus qui caractérise les rapports de force
entre les différentes formations sociales mais reste masqué, et au sein duquel prend place
l’Ecole. Au plan individuel, les activités mentales, y compris cognitives et intellectuelles, sont
déterminées souterrainement selon un schéma identique relevant du même inconscient social.
Sans doute la conscience des individus appartenant aux groupes dominés est-elle mystifiée à
ses dépens quand celle des individus appartenant aux groupes dominants l’est à son profit ;
mais la mystification, générale, est le résultat du travail de l’idéologie, « surdétermination du
réel par l’imaginaire et de l’imaginaire par le réel »1, gouverné par les représentations
collectives secrètement issues du rapport de forces socio-économiques, comme l’illustre
remarquablement la théorie du sujet, toujours encline à supposer un homme maître de son
histoire.
L’activité scientifique seule, débarrassée des scories idéologiques, échappe à cette fausse
conscience, activité scientifique qui, dans le domaine des sciences humaines, vise la mise à nu
du fonctionnement idéologique par un travail théorique spécifique2, sachant que cette mise à
nu ne saurait de toute façon restaurer le sujet dont la marge d’action reste investie par la
double structure, infrastructure des rapports socioéconomiques et superstructure des
représentations idéologiques et des appareils les contrôlant3.
Offensive d’autant plus efficace qu’elle se trouve portée par un mouvement qui déborde
largement le cercle philosophique pour se nourrir de l’action politique et la structurer, en un
moment, de la fin du XIXe à la fin du XXe siècle, de profonds bouleversements de la vie
sociale.
Mais si l’homme, en effet, ne s’appartient ni au plan individuel ni au plan collectif, s’il
n’est que le jouet des structures, qu’est-il encore que de l’éduquer, et ce d’autant que toute
reconquête d’une émancipation par l’Ecole est ipso facto réintégrée dans les procédures
d’assujettissement ?
Comme le montre Michel Foucault dans « Deux essais sur le sujet et sur le pouvoir »4, dans
1 Althusser L. (1965), Pour Marx, p.241.
2 « La pratique théorique d’une science se distingue toujours nettement de la pratique théorique
idéologique de sa préhistoire », et c’est un « travail de transformation théorique spécifique qui (…)
fonde une science en la détachant de l’idéologie de son passé, et en révélant ce passé comme
idéologique. » ; Ibid. p.168.
3 « Marx n’a jamais cru qu’une idéologie pourrait être dissipée par sa connaissance : car la
connaissance de cette idéologie, étant la connaissance de ses conditions de possibilité, de sa structure,
de sa logique spécifique et de son rôle pratique, au sein d’une société donnée, est en même temps la
connaissance des conditions de sa nécessité. » ; Ibid., p.237.
4 in Hubert L. Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique : au-delà de
l’objectivité et de la subjectivité.
257
une situation de domination, - et, dans une perspective foucaldienne, tout est situation de
domination puisque, dans son infinie diffraction, le pouvoir est partout -, liberté et pouvoir
sont condamnés à un jeu perpétuel par lequel ce dernier ne peut s’exercer que sur des sujets
libres - de lui résister-, sans quoi il est sans objet, alors que la liberté se définit comme ce qui
est toujours susceptible de s’opposer au pouvoir. Condition d’exercice du pouvoir, la liberté
est du même coup la condition de sa permanence puisque, si celle-ci disparaît, au pouvoir se
substitue la pure violence coercitive.
Et l’efficacité de la norme, l’assujettissement réalisé, reste ainsi proportionnelle à son
invisibilité, selon le principe de la raison …moderne.
Si la reconquête de la vérité de l’homme débarrassé de l’aliénation est définitivement perdue,
autrement dit si le sujet n’est plus qu’un mirage, demeurent les tentatives toujours renouvelées
et vivaces de se déjouer des assujettissements multiples et multiformes des systèmes culturels
et institutionnels, dont relève l’Ecole, en s’insinuant dans les marges qu’ils laissent, résistance
toujours recommencée, véritable travail de Sisyphe au cours duquel l’individu se traverse sans
se saisir.
II 143 La raison en procès
Nietzsche le proclame sans ambages dans une formule percutante : « Ce qui a besoin
d’être prouvé ne vaut pas grand chose »1. Et Heidegger, tout au long du combat contre « la
métaphysique de la subjectivité » dont la fin est bien la destitution du sujet, fait de la raison
« l’ennemie la plus acharnée de la pensée »2.
Cette attaque d’une grande violence interroge, au principe de l’édification de toute vérité, la
question de l’unité ou de la diversité du savoir et porte un coup très violent à toute
représentation d’une intelligibilité du monde, interpellant en l’espèce la culture de l’Ecole.
Bien que la raison des Lumières soit une faculté, celle de raisonner c’est-à-dire
d’appréhender les conséquences et les implications, et n’ait pas de contenu, que le sapere
aude de Kant3 invite à avoir le courage et/ou l’audace de penser par soi-même et certainement
pas à adhérer à un corps de doctrines, que les Lumières, pensée critique universelle, ne
1 Nietzsche Fr. (1888), « Le problème de Socrate », Le crépuscule des idoles, p.29.
2 Heidegger M., Les chemins qui ne mènent nulle part, p.219.
3 Kant E. (1784), Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?
258
constituent pas une doctrine universelle, à cette instruction à charge contre la rationalité se
rallient, après la Seconde guerre mondiale, des positions, principiellement antagonistes, dont
le pot commun est assurément la criminalisation de la raison.
L’importance du traumatisme totalitaire sur des terres cultivées de l’humanisme (et de la
pédagogie…), a pu conduire certains à mettre en accusation la raison triomphante en dépit des
efforts consentis par la philosophie et, en l’espèce, par la philosophie de l’éducation, pour
penser le divorce entre culture et moralité1.
A ce titre, l’école de Francfort2 accuse l’hégémonie de la rationalité, condition de l’avènement
du nazisme3, alors que Leo Strauss4 met en cause la raison pratique kantienne qui, via la
négation de toute morale eudémoniste atteint l’individu lui-même, et fait ainsi le lit de ce que
Hannah Arendt définit comme totalitarisme.
A son tour, l’histoire coloniale des XIXe et XXe siècle est largement mise à contribution. La
manière dont les colonialistes (ou d’autres) ont pu, ou peuvent encore, utiliser la science
occidentale ne préjuge en rien de sa validité fondée sur l’objectivité de ses principes, répètent
les
Modernes.
Sans
doute.
Mais
le
colonialisme,
expression
aboutie
de
l’occidentalocentrisme, ne corrobore t-il pas les vicissitudes d’une idéologie, le système de
représentations des Occidentaux des XIXe et XXe siècles, dont l’universalisme prétendu
dissimule des visées impérialistes, et ce d’autant que l’Ecole prend une part active à la
colonisation sous prétexte du « fardeau de l’homme blanc »5 ?
1 L’optimisme d’un Condorcet apparaît justement plutôt isolé. En face, Platon dénonce les
Sophistes, les Pères de l’Eglise réfléchissent à ce qui sépare la sagesse des hommes de la charité,
Rousseau montre la relation entre culture, vice et dégénérescence des Etats… ; Kambouchner D.
(2000), Une Ecole contre l’autre.
2 Voir par exemple Adorno Th. (1966), La dialectique négative…
…proposition qui ne manque pas de laisser perplexe si l’on veut bien prendre en compte le fait que la
spécificité de la Kultur allemande, notion romantique qui renvoie au primat du sentiment et de
l’intuition, et aux formes singulières (coutumes, langues, lois, arts….) par lesquelles et dans lesquelles
le peuple allemand est devenu lui-même, notion chère, en effet, à l’idéologie nazie, n’est justement pas
« la philosophie allemande de la raison triomphante », mais son contradicteur !
L’affrontement entre Johann Herder [(1784), Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité], et
Emmanuel Kant [(1784-1785), Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique] le dit
assez.
Se réclamant très clairement de la Kultur allemande, le nazisme revendique un antirationalisme dont le
principe est précisément la haine de la raison et du cosmopolitisme des Lumières.
3 Pour les Heideggeriens l’Etat totalitaire est la conséquence de la volonté (humaniste)
d’administrer l’étant…par quoi le nazisme est une conséquence de l’humanisme, et l’engagement nazi
de Heidegger, une faiblesse …humaniste.
4 Strauss L. (1941), « Sur le nihilisme allemand », in Nihilisme et politique : thématique qui
n’est d’ailleurs pas sans faire écho à la critique hégélienne de la morale kantienne.
5 L’expression est de Rudyard Kipling (1865-1936) dont le poème, « The White Man’s
Burden » (McClure’s magazine, 12 février 1899), est une ode à la mission civilisatrice de l’Occident.
259
Dans la rudesse de l’assaut contre la forteresse humaniste, l’avertissement kantien qui met en
garde contre les dangers à affranchir la raison de la raison elle-même, peine à se faire
entendre : au motif que la raison n’est pas en mesure de juger de tout, par quelle révolution de
point de vue est-on autorisé à conclure qu’elle n’est plus habilitée à juger de rien?1
La réponse de Michel Foucault est, somme toute, radicale, et agrandit la brèche
ouverte par Heidegger.
La vérité elle-même n’est plus considérée comme hors pouvoir2 : elle « s’est déplacée de
l’acte ritualisé d’énonciation, efficace et juste, vers l’énoncé lui-même, vers son sens, sa
forme, son objet, son rapport à la référence »3. « La volonté de vérité, comme les autres
systèmes d’exclusion, s’appuie sur un support institutionnel : elle est à la fois renforcée et
reconduite par toute une épaisseur de pratiques comme la pédagogie, bien sûr, comme le
système des livres, de l’édition, des bibliothèques, comme les sociétés savantes autrefois, les
laboratoires aujourd’hui », et « cette volonté de vérité, ainsi appuyée sur un support et une
distribution institutionnelle, tend à exercer sur les autres discours (…) comme un pouvoir de
contrainte »4.
Tributaire du discours scientifique, diffusée par des appareils d’éducation et d’information,
contrôlée par des appareils politiques (l’université notamment...), la vérité impose tout à la
fois le paradigme de sa normativité5 - identité, non-contradiction, homogénéité -, et élimine
les énoncés faux. Faux c’est-à-dire dissemblables, différents, hétérogènes.
Et c’est là peut-être que la Postmodernité veut en venir : à l’affirmation de la différence
comme catégorie anti-essentialiste.
1 Kant E. (1786), Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? : la philosophie kantienne contre
Descartes par exemple, distingue la vérité et la connaissance de l’Idée et de la pensée.
2 Cf. Foucault M. (1977), « Vérité et pouvoir », entretien avec M. Fontana, in la crise dans la tête,
l’Arc n°70, pp.16-26.
3 Foucault M. (1971), L’ordre du discours, p.17 : déplacement que Foucault situe « entre Hésiode
et Platon ».
4 Ibid., pp.19-20.
5 Reprenons les catégories de Georges Canguilhem (1904-1995) dont Foucault est l’élève, et pour
qui seul l’« anormal désigne une référence à une valeur », la norme maintenant l’ambiguïté entre
« moyenne des mesures » (point de vue descriptif) et « idéal » (principe positif d’appréciation) ;
Canguilhem G. (1966), Le normal et le pathologique, p.81.
La vérité ici est non seulement descriptive (c’est le faux qui se démarque de l’ordinaire du vrai),
évaluative et prescriptive (le vrai s’incarne dans des règles), mais se pose immédiatement comme
valeur, sans avoir même besoin de la référence au faux. C’est que la vérité est une super-norme, au
sens où elle est la norme des normes : toute norme se doit de dire le vrai.
260
Rebus, scorie de toute conceptualisation lorsque le concept, chasseur, collecteur, constructeur
d’identités rassemblées dans ce travail de l’abstraction instrumente la raison, l’inassimilable
différence est en quelque sorte recyclée comme « ce qui résiste à la raison de la vérité ».
« Anti-concept », la différence devient si l’on peut dire « véritable » dès lors que la vérité
(l’universel, le logos) est définitivement destituée, condition nécessaire et suffisante.
Mais cette « vérité » de la différence, ir-rationnelle par hypothèse, a-t-elle d’autre horizon que
l’impensable, c’est-à-dire l’inintelligible?
Alors que se fragmente et s’aliène la norme du vrai dans les mailles du pouvoir,
s’échappent les fondations du savoir en même temps que la possibilité d’Un sens1.
Vertigineuse perspective.
A partir de là sans doute va t-on reconstruire, mais en attendant comment instruire ?
II 214 Ambiguïtés du relativisme
Car cette dénonciation2 de la raison universelle conduit à une dénonciation de la
culture dans l’acception académique, dont la raison est le noyau dur et dont se revendique
l’Ecole.
L’anthropologie ethnologique reproche à l’humanisme sa prétention à l’universalité selon un
schéma d’évidences : si la rationalité n’est qu’une forme de pensée parmi d’autres, celle de
l’humanisme occidental, la culture humaniste ne peut se prévaloir d’aucune « supériorité »
1 …et de fait, la figure de l’intellectuel, - Jean-Paul Sartre par exemple -, est emportée par la vague.
Ne résiste pour Foucault qu’un engagement sectoriel, tant au plan épistémologique qu’au plan
politique, incarné par « l’intellectuel spécifique ». Mais en même temps qu’elle est posée comme la
seule réponse, irréductiblement subversive, au dressage social, la figure de « l’intellectuel spécifique »
ne cesse d’interroger la question du rapport de l’intellectuel au savoir et à la vérité.
2 Le terme de « dénonciation » est ici utilisé à dessein, dans son opposition à celui de
« réfutation ». Car bien plus que d’ordre rationnel ou logique, la contradiction portée à l’universalisme
en appelle plus souvent qu’à son tour au pathos de l’indignation, comme en témoignent les attaques du
Paul Nizan des Chiens de garde (1932) contre Léon Brunschvicg (p.91) : cet universalisme, dont
l'Eminence de la Sorbonne se fait la voix, tend à être considéré, dès lors qu’il apparaît détaché de toute
réalité sociale et politique, comme une pensée de l’abstention et de la démission, une pensée par là
scandaleuse.
261
particulière, et ce d’autant que la technique, attribut d’un Occident désenchanté, est délétère1.
Mais l’évidence se délite dès lors qu’est mis à jour le jeu de substitutions dont le mot
« culture » est ici l’objet2.
Car la culture humaniste entendue ici comme celle par laquelle chacun, quelle que soit « sa »
culture justement, se construit comme sujet, - moral et épistémique en même temps et
solidairement -, réalisant ainsi sa propre humanité, n’est pas si aisément réductible à
l’ensemble des usages relevant de règles et de conventions sociales qui constitue la culture
d’un peuple à un moment de son histoire, quoique la construction du sujet se fasse in concreto
à travers ces usages.
Surtout, dire que la vérité n’appartient en propre à aucune culture, c’est bien dire que la vérité
n’est pas d’ordre culturel, ou encore qu’ordre culturel et ordre rationnel sont absolument
distincts. Sous l’angle des individus qui lui appartiennent, toute culture est comme la caverne
de Platon3, un ensemble des préjugés et d’opinions dont les évidences sont mises à distance
par la connaissance rationnelle.
Claude Lévi-Strauss dans sa défense du relativisme culturel4 contre l’ethnocentrisme et
l’expansionnisme occidental, avatars l’un et l’autre de l’eschatologie du progrès, s’en tient
d’ailleurs à ce distinguo lorsque, revenant sur la question lors de ses entretiens avec Didier
1 Cette position est contradictoirement compatible avec un certain « progressisme ordinaire ».
L’opinion postmoderne, déniant pourtant toute prétention à dire ce qui est vrai, ce qui est juste, ce qui
est acceptable, bref à exercer la raison comme faculté, reconnaît souvent à la science appliquée au
progrès une certaine légitimité, car le progrès, strictement exprimé en termes utilitaristes comme ce
qui détermine le plus grand bonheur de tous, est en quelque sorte alors dessaisi de la technique.
Etrange eudémonisme qui s’éloigne de l’antique morale car le bonheur n’est plus, comme pour
Aristote, dans la contemplation philosophique qui suppose encore que l’on puisse affirmer le primat de
la science, connaissance vraie et infaillible (Ethique de Nicomaque), mais qui n’est pas davantage dans
la promesse positiviste d’une avenir meilleur : le progrès, paradoxalement présentiste, reste
éminemment contingent et consumériste.
2 Dans l’acception ontologique, la culture est « tout ce par quoi l’existence humaine se dégage de
l’animalité ». Opposée à la nature, elle s’exprime dans l’ordre symbolique. Elle est à la fois un état des
facultés humaines, un système de pratiques, une histoire.
Dans l’acception anthropologique qui date de la fin du XIXe siècle, elle est « la façon dont une
population à un moment de son histoire réalise la culture ontologique» : formes de langage, de pensée,
d’art, de techniques, système de coutumes, lois, croyances, etc.
Dans l’acception classique (académique), elle est « le processus par lequel un sujet réalise sa propre
humanité en exerçant de manière persévérante et diversifiée ses facultés intellectuelles avec un souci
moral de curiosité et de respect vis à vis des autres hommes. ». Son domaine (art, littérature et poésie,
pensée conceptuelle - sciences et philosophie-) l’ouvre sur la culture ontologique et sur un processus
d’appréhension du monde qui ne se donne pas à voir immédiatement, en quoi la culture comme
système unifié comporte un caractère d’universalité.
Cf. Kambouchner D. (1995), « La culture », in Notions de philosophie, tome 3, p.468.
3 Platon, La République, livre VII.
4 (1952), Race et histoire.
262
Eribon en 1988, il déclare : « le relativisme culturel (… ) affirme qu’aucun critère ne permet
de juger dans l’absolu une culture supérieure à une autre »1 : les normes d’évaluation étant
culturellement déterminées, aucune n’est en mesure, du point de vue de la rationalité (du
vrai ?), de hiérarchiser les cultures, ce qui, par parenthèse, ne signifie ni que les cultures « se
valent », ni qu’au sein d’une culture, productions et pratiques soient indifférenciées.
Les faits culturels sont structurés comme un langage, système2 de signes et de sens
tendanciellement inaccessible à la culture voisine. Mais en interne en revanche, Lévi-Strauss
précise que chaque culture peut et doit porter sur elle-même un regard étonné, conserver sans
doute puisque tout fait sens, mais distinguer entre ses productions3, laissant largement ouvert
le débat sur les valeurs.
Par conséquent, le relativisme de Lévi-Strauss ne saurait cautionner le refus, au nom du
différencialisme culturel4, de juger d’une production culturelle au sein d’une culture, refus qui
dès lors renvoie au préjugé « tout un chacun a son propre goût », « premier lieu commun du
goût », selon Kant, par lequel « ceux qui n’ont pas de goût pensent se protéger du blâme »,
préjugé contradictoire avec cette autre proposition du sens commun selon laquelle « on peut
discuter du goût » : « car là où il doit être permis de discuter, il faut aussi avoir l’espoir de
s’accorder ; donc on doit pouvoir compter sur des fondements du jugement qui n’ont pas
seulement une valeur personnelle et ne sont pas simplement subjectifs. »5.
1 De près et de loin, p.205.
Et, parlant de la pensée magique, c’est en terme de légitimité qu’il l’appréhende : « J’ai consacré la
majeure partie de ma vie professionnelle à l’étude de la mythologie et à montrer dans quelle mesure ce
mode de pensée demeure légitime », Lévi-Strauss Cl. (2001) préface à la dernière édition japonaise de
Tristes tropiques, repris les inédits du « Cahier de l’Herne » ( 2004 ).
2 Un « système » est un ensemble d’éléments « tels qu’une modification quelconque de l’un
d’entre eux entraîne une modification de tous les autres », Lévi-Strauss Cl. (1958), Anthropologie
structurale, p. 306.
3 Cf. Lévi-Strauss Cl. (1983), Le Regard éloigné.
4 L’idée d’un différencialisme culturel est d’ailleurs particulièrement ambiguë, ambiguïté qui
révèle à sa manière l’incertitude théorique dans laquelle elle se meut.
Loin d’être l’unique propriété de la gauche anticolonialiste, sensible à la question de la reconnaissance
des cultures dominées, elle est revendiquée en même temps par une droite radicale qui émerge juste
avant le printemps 1968 avec la naissance à Nice à la fin de l’année 1967, du Groupement de
recherche et d’études sur la civilisation européenne (le GRECE), officine qu’Alain de Benoist anime
en défendant l’idée d’un « nationalisme européen » antilibéral, antijudéo-chrétien et antiaméricain,
foncièrement racialiste, reprenant la thématique de Gobineau (1816-1882) du refus du métissage
remaquillée en « droit à la différence », et par une droite nationaliste, élitiste et libérale avec la
fondation, en 1974, du Club de l’Horloge, qui fait de la défense du droit à la différence un thème
mobilisateur dans la campagne idéologique décisive qu’il entend mener.
Ainsi le droit à la différence est-il aussi porté par une « tradition » aryaniste et ethnocentriste.
5 Kant E. (1790), Critique de la faculté de juger, Dialectique du jugement esthétique, § 56 :
Représentation de l’antinomie du goût, pp.1126-1137.
263
Le jugement de goût, pour conserver la terminologie kantienne, au motif qu’il n’est pas un
jugement de connaissance, ne relève donc pas pour autant de l’arbitraire ; et c’est bien « parce
que ce jugement ne peut être déterminé par des concepts et des préceptes » qu’il « a le plus
grand besoin des exemples qui, dans le développement de la culture, ont été le plus longtemps
considérés comme pertinents par tous, s’il veut éviter de redevenir bientôt fruste, et de
retomber dans l’inculture des premiers essais. »1, justification de l’acculturation humaniste.
Bien plus, en introduisant le concept de « civilisation »2, ensemble d’acquis faisant
système né de la confluence des cultures dont s’estompent les différences, Lévi-Strauss
signale en creux le danger d’obtempérer au diktat du culturalisme.
Car la civilisation présuppose que la rencontre entre représentants de cultures distinctes puisse
se faire à la limite de chaque culture, autrement dit que la capacité à rencontrer l’autre ne soit
pas le fait d’une culture particulière mais de la dimension morale de la civilisation qui réalise
l’accord entre toutes, sur les valeurs.
La civilisation postule donc à tout le moins l’unité de l’humanité, unité déjà diversement
évoquée dans l’analyse des mythologies : « aucun mythe n’est semblable. Pourtant, pris dans
leur ensemble, ils reviennent à la même chose. »3. Conquérir le feu du ciel : symboliquement
passer de la nature à la culture.
Mais alors que la civilisation est un système ouvert, instable et dynamique, la
fermeture conservatoire de la culture peut se rigidifier encore en particularisme culturel. Dès
lors la dynamique s’inverse : la culture se replie sur sa sécurité symbolique, intellectuelle et
morale face au risque d’ouverture, - de perte de valeurs -, que lui fait courir la civilisation.
Elle se réclame de son caractère permanent, unitaire et absolu, célébration fermée d’une
identité ethnique, religieuse, sexuelle… au mépris de toute inscription dans la civilisation
comme réalité et comme avenir, et, dans la forme extrême du multiculturalisme, se comporte
comme une culture universelle.
A ces incertitudes relativistes, l’Institution scolaire se montre immédiatement sensible,
et prend « confusément » la mesure de la pluralité culturelle.
A titre d’illustration4, citons la circulaire du 30 janvier 1986 portant orientations pour l’école
1 Ibid., Analytique du sublime, § 32 : Première caractéristique du jugement de goût, p.1060.
2 Cf. Lévi-Strauss Cl. (1953), Race et histoire.
3 Lévi-Strauss Cl. (1971), Mythologiques 4, L’homme nu, p.620.
4 … significative peut-être en ce que ce texte émane justement d’un ministère réputé plutôt
conservateur quant à l’idée de l’Ecole qu’il défend.
264
maternelle, qui dissimule mal son embarras : l’école ne peut « enfermer l’enfant dans une
seule culture » car les « enfants doivent très tôt prendre conscience de leur culture et percevoir
l’existence d’autres cultures… », mais en même temps « l’école, donc la maternelle, est faite
pour apprendre », ce qui signifie que la socialisation scolaire « s’opère dans une société et
dans une culture déterminée. En ce sens, on peut dire que la socialisation est acculturation :
elle donne accès à une culture. »1.
Mais en 1989, l’Institution réoriente son engagement différencialiste, comme l’explique Jean
Hébrard, Inspecteur général de l’Education nationale, rappelant dans quel esprit sont mis en
place les cycles (loi d’orientation du 10 juillet 1989 sur l’éducation) : « La question a été, au
départ, le problème de la différenciation. A la fin des années 1980, on a vu que les moyens
affectés aux zones d’éducation prioritaires (ZEP) ne modifiaient pas fondamentalement les
pratiques enseignantes des maîtres et les résultats des enfants. Pour pousser vers le succès les
enfants des milieux les plus défavorisés, l’idée était de préconiser un enseignement plus
différencié. Le cycle est un instrument qui vise à créer de la différenciation. Les enfants ne
vont pas tous à la même vitesse, on ne peut donc pas rythmer les apprentissages seulement
année après année. »2
Ainsi dans le débat d’opinion se multiplient les adhésions au différencialisme
articulées sur la différenciation des publics scolaires.
Dans ce contexte, la prise de conscience d’une distance culturelle entre élèves et enseignants
perçue comme un facteur de l’échec scolaire favorise le glissement d’une adaptation de la
méthode à une adaptation du contenu d’enseignement. Les savoirs scolaires sont invités à
s’adapter aux nouveaux publics et notamment à « faire sens », et, pour remplacer la culture
des humanités à la vocation élitiste, une culture scolaire commune doit être refondée à la
confluence de la culture savante et de la ou des cultures loisirs diversement populaires
fortement sollicitées3…toutes thématiques plus ou moins directement induites par
l'ébranlement relativiste des assises culturelles de l’Ecole et par le brouillage des repères qui
en est la conséquence4.
1 Circulaire n°86-046, Bulletin officiel de l’Education nationale n°7, 20 février 1986.
2 Hébrard J., « Il faut continuer à travailler en cycles », Fenêtres sur Cours du 14 octobre 2003,
p.16.
3 Pour se limiter à la littérature, remarquons la place récemment occupée à l’école et au collège par
le roman policier ou la bande dessinée, voire des mouvements d’expression poétique comme le rap, le
slam etc.
4 Notons que le différencialisme culturel, par hypothèse anthropologique (voir note 2 p.93), se
morcelle jusqu’à prétendre désigner la culture de l’individu, limitée à la capitalisation de ses
expériences, définition aporétique de la culture.
265
Arrêtons-nous un instant sur cette nouvelle évidence de la refondation nécessaire, et
sur le rôle qu’a pu jouer ici, parfois au corps défendant de son auteur, le concept bourdieusien
d’habitus.
Pierre Bourdieu part de l’hypothèse selon laquelle les individus ont, à leur insu, des
comportements culturels socialement différenciés en fonction d’un schéma de représentations
et d’actions qu’ils ont incorporé, l’habitus, schéma qui traduit la structure objective de leur
situation sociale dans un monde organisé par les rapports de force entre les groupes sociaux1.
S’agissant du rapport à la culture, l’analyse s’attache à montrer que tout jugement culturel est
relatif à la position sociale de celui qui le profère, en même temps que l’habitus comme
impression de la structure sociale et dynamique de distinction sociale2 met sur le même plan
des pratiques culturelles qui renvoient elles-mêmes à des définitions différentes de la culture :
« comme l’a montré déjà l’analyse des conditions sociales de la disposition esthétique, on ne
peut comprendre complètement les dispositions qui orientent les choix entre les biens de
culture légitime qu’à condition de les réinsérer dans l’unité du système de disposition, de faire
rentrer la « culture », au sens restreint et normatif de l’usage ordinaire dans la « culture » au
sens large de l’ethnologie, et de rapporter le goût élaboré des objets les plus épurés au goût
élémentaire des saveurs alimentaires. »3.
Cette « indivisibilité du goût »4 n’autorise assurément pas à rabattre la valeur culturelle d’un
objet à sa pratique ou à ses pratiques sociales pas plus qu’à faire l’amalgame entre les
manières de table et la musique de chambre.
1 « Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent
des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à
fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et
organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans
supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les
atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des
règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un
chef d’orchestre » ; Bourdieu P. (1980), Le sens pratique, pp.88-89.
Notons au passage combien, en dépit de la revendication multidimensionnelle de l’espace social
constitué d’une pluralité de champs autonomes aux mécanismes de capitalisation spécifiques,
économique, culturel, social, et définissant à chaque fois des modes de domination différenciés, la
notion d’habitus est proche de celle d’idéologie chez Marx : même déterminations cachées relevant
d’une structure sociale que le travail scientifique a charge de mettre à nu.
2 « L’habitus est en effet à la fois principe générateur de pratiques objectivement classables et
système de classement de ces pratiques. », mais « structure structurante, qui organise les pratiques et la
perception des pratiques, l’habitus est aussi structure structurée (…), est lui-même le produit de
l’incorporation de la division en classes sociales. » ; Bourdieu P. (1979), La distinction : critique
sociale du jugement, pp.190-191.
3 Ibid., p.109.
4 Ibid., p.565.
266
En revanche, l'analyse bourdieusienne montre effectivement que les inégalités devant l’Ecole
recoupent les inégalités sociales mais pour des raisons qui excèdent le facteur économique,
pour des raisons culturelles.
Dès lors d’aucuns, forts de la relation entre culture classique (ou académique) et processus de
domination des groupes sociaux qui s’en revendiquent, ont pu se croire fondés à revendiquer
dans un contexte de massification de l’enseignement, une réévaluation de la légitimité des
approches culturelles liées à « l’esthétique savante ».
Il ne nous appartient pas de discuter ici de la difficulté théorique qui demeure lorsque
la culture est d’abord appréhendée sous le regard de l’inculcation de l’habitus du groupe, et
non pas tant parce que la culture serait ainsi le cas échéant exposée au risque d’être réduite à
un montage d’usages plus ou moins routinisés où se perdrait à la fois la culture comme
transformation de soi1 et le processus d’acquisition des connaissances2 comme dépassement
dialectique des conflits de représentations, mais parce qu’il y a là, en définitive, la
reconduction d’une vision déterministe et « verrouillée » du système social avec laquelle
Bourdieu prétend justement rompre lorsqu’il focalise son travail sur l'action symbolique et les
systèmes culturels. Certes le sociologue précise que l’habitus n’est pas un destin. Mais en
même temps, fonctionnant à l’unité et à l’identité de la personne, les manières de penser et de
faire inconsciemment acquises par l’habitus risquent de devenir une véritable manière d’être.
Tout au plus concédera t-on que ces manières d’être comportent une part de singularité,
l’habitus n’entraînant pas mécaniquement pour tous les individus d’un même groupe social
des représentations exactement identiques, puisque l’expérience sociale de chacun est unique,
mais des représentations tendanciellement déterminées dans leur construction.
1 Cf. acception dite « classique » de la culture, Kambouchner D. (1995), « La culture », in Notions
de philosophie, tome 3, p.468.
Refuser l’amalgame n’est pas nier pour autant la relation spécifique entre la culture et les pratiques
sociales orientées vers la consommation de biens culturels.
C’est en revanche rappeler que la culture implique un engagement actif du sujet par lequel il se
construit comme tel, et que cet engagement nécessite une sorte de suspension de la sociabilité, un
retour à soi dont la pratique de la lecture est sans doute la forme la plus représentative.
Au point que certains n’hésitent pas à dire qu’une pratique culturelle ne devient culture que lorsqu’elle
se prolonge dans et par la lecture (par exemple, une culture cinématographique excède la fréquentation
des salles de cinéma et une culture musicale celle des salles de concert ) ; cf. Lorvellec Y. (2002),
Culture et éducation, chap.3.
2 …que ces connaissances relèvent des sciences « dures » et expérimentales, de la philosophie, des
sciences humaines, ou qu’il s’agisse des connaissances littéraires, sauf à s’appuyer sur le préjugé qui
ne voit, dans cet enseignement, qu’un discours d’opinions, compétence éminemment mondaine qui
participe incontestablement d’un habitus…
267
Dans la mesure toutefois où l’acteur est inéluctablement rapporté à ses déterminants sociaux
et où le sens de son action peut difficilement faire l’économie de la rationalité d’un
« calcul »1, la théorie bourdieusienne induit un ordre des pratiques auquel on voit mal
comment l’individu pourrait échapper. Et finalement ici les hommes sont pensés bien plutôt
qu’ils ne pensent2.
En revanche, il faut admettre l’existence d’une diffraction culturelle tant cette idée est
solidaire des concepts d’habitus et de « violence symbolique » entendue comme la violence
exercée par les agents socialisateurs, au premier rang desquels l’Ecole, pour imposer la
culture légitime/dominante, et par laquelle les groupes dominés reconnaissent la légitimité de
la culture dominante dont la prétention universaliste est le principe mystificateur.
Et ce dernier point est pour nous déterminant. Car si la culture transmise par l’Ecole, est la
culture des dominants maquillée en culture universelle pour servir la fonction externe de
reproduction de la culture légitime et des rapports de force dans la société, elle peut bien
apparaître, dans le contexte d’un certain populisme culturel et sans l’aval de Pierre Bourdieu
assurément3, comme n’étant rien de plus qu'une culture parmi les autres.
Elle se perd dès lors dans un relativisme auquel il devient difficile de mettre un terme4, avec
pour effet dévastateur d’incriminer, au cœur-même des pratiques scolaires, la culture du
savoir sur laquelle jusqu’alors l’Ecole moderne assoit son autorité.
1 même si d’évidence l’individu n’est pas (comme chez Raymond Boudon par exemple), l’acteur
rationnel standard maximisant son utilité, acteur supposé libre de toute (autre) détermination
justement.
2 proposition platonicienne dont l’aristocratisme mérite peut-être aussi qu’on s’y arrête, car celui
qui l’énonce, au nom de la science, a pourtant bien le sentiment de penser « par lui-même »…
3 Bourdieu a souvent réaffirmé son attachement aux fondamentaux de la culture du savoir. Voir par
exemple le rapport Bourdieu-Gros du 8 mars 1989 « Principes pour une réflexion sur les contenus de
l'enseignement », où il est préconisé de « résolument privilégier les enseignements qui sont chargés
d'assurer l'assimilation réfléchie et critique des modes de pensée fondamentaux comme le mode de
pensée déductif, le mode de pensée expérimental ou le mode de pensée historique, et aussi le mode de
pensée réflexif et critique qui devrait leur être toujours associé. »
4 La situation n’est pas sans évoquer l’Athènes classique et l’enseignement des Sophistes.
Pas du tout parce que les Sophistes seraient à l’origine des « sciences humaines », comme le propose
Jacqueline de Romilly [(1988), Les Grands sophistes dans l’Athènes de Périclès], catégories
supposées vouées au relativisme, mais parce que leur enseignement, qui laisse peu de place à
l’enseignement des sciences positives, est strictement utilitariste (conquérir et conserver le pouvoir),
coupé de toutes les fins de la raison pratique ou théorique (le bien, le juste) et par conséquent
explicitement relativiste. Parce qu’affranchis de la transcendance du vrai, les Sophistes ne se
demandent jamais ce qu’est une chose mais ce qu’on peut en dire pour impressionner l’auditoire, et,
signifiant que tout est par convention, que tout est social, n’engagent là aucune promotion de
l’humain.
Aussi, loin d’être des démocrates annonçant l’humanisme, les Sophistes apparaissent bien plutôt
comme des idéologues qui promettent, pour tout savoir, le pouvoir, et fournissent à une pratique
dévoyée de la démocratie ses principaux instruments intellectuels.
268
Ces confusions sont dès lors favorable aux objectifs scolaires décentrés de la connaissance,
laquelle se trouve désormais en concurrence avec autre chose, de la compétence comme
savoir-faire1 aux projets d’expérimentations tendanciellement désolidarisés de tout objectif
d’apprentissage en terme de savoirs2, projets dans lesquels se lit la crise de la légitimité de la
norme culturelle et qui projettent le mirage d’une école pour vivre et non plus pour apprendre.
Protégé par la dynamique d’une doxa qui revendique, au nom des droits à
l’individuation, la légitimité d’un relativisme généralisé, celui-ci est pourtant un des
principaux ferments de déstabilisation des assises culturelles de l’Ecole dont la dimension
centrifuge, éparse et discordante, obère tout consensus quant aux fins de l’éducation, et
multiplie encore une fois les injonctions contradictoires quant aux missions de l’Ecole.
Conclusion
Ainsi la crise de la Modernité agit directement sur les représentations de la culture et
ses capacités à incarner l’universalité, elle met en exergue à la fois une précarité culturelle et
son corollaire, la réinvention nécessairement permanente de la culture, et, en l’espèce, de la
culture scolaire.
Sans doute doit-on lire le phénomène de la crise de la Modernité, double divorce du sujet et
de la raison, - éclatement de la rationalité3 et des idées de progrès et de bonheur, dissociation
du rationnel et du raisonnable : remise en cause où se défont, dans une juxtaposition
relativiste des cultures, le principe d’universalité -, comme l’audace toujours plus grande
d’une Modernité qui, fidèle à ses principes, ne reconnaît aucune borne au droit de libre
examen de la raison, entend faire la science de la diversité des cultures, et s’offre finalement
toute entière au banc d’essai. Surenchère moderne bien plutôt qu’abaissement…
Sans doute également l’Ecole ne reçoit-elle qu’un écho assourdi du séisme, protégée par sa
1 La notion d’apprentissage participe de ce glissement si l’on ne prend garde à toujours rappeler
que le terme générique renvoie à des modes différents d’appropriation d’objets eux-mêmes différents :
apprendre à lacer ses souliers n’est pas, en maternelle, apprendre à manipuler un tangram ; apprendre
au collège le clavier de l’ordinateur n’est pas apprendre à démontrer qu’un triangle est rectangle,
apprendre une poésie, ni apprendre les causes de la Première guerre mondiale etc.
2 voir par exemple nombre de projets d’expérimentation … Cf. Dubost M.-H., « Une classechantier : l’école et l’élève introuvables. Analyse d’un projet en maternelle », D.E.A « Approches
plurielles en sciences de l’Education », préparé sous la direction d’Elisabeth Bautier, Université Paris
8.
3 Cf. Lyotard J.-Fr., (1979), La Condition postmoderne ; (1983), Le Différend.
269
dimension institutionnelle, par l’arraisonnement de ses pratiques, entre routine et efficacité,
par cette toujours surprenante capacité à empiler sans trier missions et partis pris, sorte de
conservatoire, de mémoire dirait Claude Lévi-Strauss pour qui la mémoire n’est jamais dans
une relation dialectique avec l’oubli mais avec l’inventaire, et cette idée que tout fait sens et
qu’il faut tout garder.
Pourtant, outre que les figures postmodernes ne sont pas sans incidence sur une doxa, y
compris enseignante, toujours susceptible d’accréditer l’opinion selon laquelle la rationalité
n’est qu’une forme de pensée parmi d’autres qui s’est arrogée un monopole usurpé et qui, via
la technique, mène le monde à la faillite, un tel bouleversement dans les représentations, ne
saurait laisser l’Ecole à l’abri des remous, et ce d’autant que sur le terrain, les enseignants
sont souvent confrontés de facto, et parfois douloureusement, au multiculturalisme, ne seraitce que parce que sont scolarisés les enfants issus de l’immigration.
Et d’une certaine manière, c’est peut-être pour l’Ecole que cette crise de la métaphysique,
dont nous venons d’évoquer brièvement quelques moments saillants, s’avère particulièrement
ruineuse. Quelles peuvent être les connaissances, les œuvres, les procédures épistémiques à
transmettre si nul n’est en situation d’instruire le vrai ni de juger du juste et du bien ? Alors
que l’Ecole assoit sa légitimité épistémique sur le statut de vérité universelle attaché aux
savoirs scientifiques, et sa légitimité morale sur la transcendance de l’idée du bien, comment
conférer une crédibilité à des pratiques scolaires qui ne renverraient qu’à l’arbitraire d’une
norme socioculturelle ?
A vouloir repousser toujours plus loin le libre examen, la Modernité ne précipite t-elle pas
l’Ecole dans une sorte d’aporie de la transmission scolaire ? Car sous le signe de la différence
jusqu’à l’ineffable, de l’éclectisme jusqu’au fragment, de l’incertitude jusqu’à l’enfermement
dans l’herméneutique1, de la fracture jusqu’à la discontinuité, du soupçon jusqu’à
l’invraisemblable et l’impossible emprise du sens, comment formuler une réponse à la
question « qu’est-ce qui doit être enseigné et comment s’y prendre pour enseigner ce qui doit
l’être ? » ?
Les malheurs des temps, pourtant, ne s’arrêtent pas là. Car le déploiement ultime du
devenir moderne réserve une autre surprise à l’assurance idéologique de l’Ecole : par une
sorte de retournement contre l’éducabilité, au fondement de son ordre, la Modernité fait
bientôt de l’individuation l’autre visage de l’identité moderne.
1 …s’il n’y a pas de faits, rien que des représentations ; Nietzsche Fr. (1882), Le gai savoir,
livre II, §58, pp.98-99 ; livre III, §110, pp.154-157.
270
II 22 Le déploiement de la logique individualiste
Toutefois, relire l’histoire de l’individualisme depuis Leibniz, passant par les étapes
des versions empiristes de l’idée monadologique de Berkeley à Hume, puis de l’historicisme
hégélien jusqu’au perspectivisme nietzschéen et à l’individualisme sans sujet, n’est pas notre
propos : si nous évoquons cette histoire, d’ailleurs fragmentairement, c’est dans les strictes
limites où elle interfère directement avec la manière dont l’enfant, l’éducation et l’Ecole sont
aujourd’hui mis en discours.
II 221 L’individu contre le sujet : de Leibniz à Constant
Pour écrire l’histoire de l’individualisme, Alain Renaut1 prend le contre-pied de
l’interprétation heideggerienne de l’histoire de la subjectivité : loin de voir, de Descartes à
Nietzsche, la marche vers le sujet absolu, son propos cherche au contraire à mettre en lumière
l’émergence de l’individu2 progressivement substitué au sujet.
Le moment leibnizien revêt alors une importance décisive. Conceptualisé comme un
ensemble d’atomes immatériels, substances spirituelles différenciées : les monades3, l’univers
apparaît
ainsi
constitué
d’individualités
« qualitativement
différenciée,
inétendues,
4
indivisibles, sans naissance ni fin naturelles » , puisqu’elles ne peuvent ni se composer ni se
décomposer.
En outre, parce qu’elles n’entretiennent aucune relation avec leur extériorité, n’ont « point de
1 Renaut A. (1989), « Heidegger. Le règne du sujet » et « Leibniz. L’idée monadologique et la
naissance de l’individu », in L’ère de l’individu, pp.27-68 et 115-151.
2 « Individu », emprunté au latin individuum, « ce qui est indivisible ».
3 Rappelons au passage le raisonnement de Leibniz.
Les phénomènes se manifestent à nous dans une matérialité fallacieuses (l’espace) alors que leur
réalité (la force, l’énergie) demeure invisible. Si la matérialité du phénomène n’est qu’illusion, aucune
réalité n’est matérielle, et est abolie la distinction entre matière et esprit.
Si la réalité est esprit et si elle est individuée, l’esprit est individué, - et de toute façon si la réalité est
esprit elle n’a pas d’espace, donc elle est indivisible et individuée-. Cette individuation de l’esprit est
une monade. Si la monade est irréductible, elle est unique, car si les monades pouvaient être
identiques, étant par ailleurs des éléments simples, les éléments composés seraient qualitativement
identiques. Par quoi toutes les monades sont intrinsèquement différentes.
4 Ibid., p128.
271
fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir »1. ces unités closes ne
produisent qu’à partir de leur propre intériorité ce qui leur advient, car « tout être créé est
sujet au changement »2.
Si l’esprit est une monade, ce qui exclut toute ouverture à l’altérité d’autrui comme à
l’extériorité du monde, il se transforme sans altération de sa simplicité, autoproduit la pluralité
de ses états et donc ne tient ses « représentations »3 que de lui-même, les génère à partir de
lui-même. Par quoi la monade pourrait être un sujet.
Mais parce que dans sa constitution comme dans son mode d’être la monade n’entretient
délibérément aucune relation avec l’autre et n’est donc limitée que d’elle-même, parce qu’elle
est autosuffisante, qu’elle n’a aucune prise sur l’ordre du monde, l’hypothèse d'une loi qui
organise le réel est rendue incontournable : ainsi, précédant toute transformation des monades,
Leibniz pose le principe d’une « Harmonie préétablie » par Dieu au moment de la création du
monde, et qui le fait le meilleur possible. Ainsi la monade produit certes elle-même ce qui lui
survient, comme un sujet, mais à partir de cette programmation inscrite en elle, au contraire
d’un sujet. Elle n’est donc ni autonome ni autodéterminée, et l’indépendance est son mode
d’être collectif, forclusion de toute autofondation.
C’est pourquoi tout changement « affectant » la monade ne saurait être autre chose que
« l’autodéploiement de sa déterminité propre »4, ce qui exclut auto-détermination et
autonomie, et règle par la négative l’éventualité d’une monade comme sujet.
Si l’on sait par ailleurs qu’« il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une
infinité de perceptions5 en nous mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des
changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions
sont ou trop petites ou en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez
distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet (…) »6, et
qu’en conséquence la monade n’est pas plus auto-réflexive qu’elle n’est auto-fondée, on
mesure combien s’éloigne la perspective heideggerienne de faire du cogito monadologique
1 (1714), La Monadologie, § 7.
2 Ibid., § 10.
3 Le terme de « représentation » ne doit pas laisser entendre que l’esprit soit impressionné par
l’extérieur, que la représentation s’interpose d’une quelconque façon, dans l’acte cognitif, entre le
sujet et l’objet pour constituer ce à quoi le sujet a accès.
Ici la représentation est seulement un état de l’esprit soumis à variation.
4 L’Ere de l’individu, p.138.
5 Dans la terminologie leibnizienne, la perception consciente est l’aperception. La perception est,
comme l’explicite la citation, inconsciente.
6 Leibniz G. W. (1703), Nouveaux essais sur l’entendement humain, « Préface », p.38.
272
une mutation radicalement humaniste du cogito cartésien.
Bien plus, parce que le cogito monadologique n’est ni auto-fondé ni auto-réflexif, mais
indépendant et auto-déterminé, il apparaît au contraire comme la fondation ontologique de
l’individualisme.
Alors que, selon Alain Renaut, l’individualisme trouve ainsi ses fondements
philosophiques au début du XVIIIe siècle, apparaît de façon concomitante avec l’ouvrage de
Bernard de Mandeville (1670-1733), la Fable des abeilles, ou vices privés, bénéfices publics,
publié en 1714, une réflexion sur le champ sociopolitique qui, à certains égards, lui semble
appariée.
Dans la ruche que dépeint Mandeville, la société des abeilles agglomère des individualités
qui, n’agissant qu’en fonction de leur intérêt propre, au mépris de toute morale et
indépendamment de tout lien social, oeuvrent néanmoins à l’insu de chacun à la prospérité de
tous, harmonie qui n’est pas sans évoquer la Théodicée leibnizienne par laquelle le mal est un
effet d’illusion lié à l’absence de perspective d’ensemble, dans laquelle, faute justement de
saisir l’harmonie divine préétablie, l’homme interprète en terme particulier ce qui ne prend
véritablement sens que du point de vue global qui est le point de vue de Dieu.
Parce que tout se brouille lorsque s’invite dans la ruche la moralité, entraînant finalement le
malheur de tous, l’apologue est sans équivoque quant à la défiance que doit susciter tout
volontarisme politique, et annonce les théories du marché, théorie de l’ordre social spontané
et de la main invisible1.
Un siècle plus tard Benjamin Constant (1767-1830), dans un discours prononcé en 1819 à
l’Athénée royal de Paris, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes »2,
oppose à la liberté des Anciens, liberté collective tournée vers la participation aux affaires de
la Cité, la souveraineté publique, sans que ne soit même envisageable une liberté d’opinion3,
la liberté des Modernes, tournée au contraire vers « l’indépendance privée », affichant son
refus de tout assujettissement au corps collectif.
1 Cf. Adam Smith (1776), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations : la
richesse relève de la production, c’est-à-dire à la fois de la division du travail, de l’accumulation du
capital et de la liberté du marché, elle-même liée au caractère autorégulateur de celui-ci (la main
invisible), la synthèse des intérêts individuels conduisant sponte sua à l’harmonie générale.
2 Constant B., De la liberté chez les Modernes Ecrits politiques.
3 Décider de son propre destin est la marque de l’hybris, de la démesure : le héros qui s’y
aventure est condamné par un tragique destin.
273
Mais cette histoire de la liberté, pour mettre en évidence la liberté des Modernes comme
indépendance, occulte l’autonomie, préalable pourtant indispensable, puisque l’indépendance
suppose la subjectivité comme source de la souveraineté nationale, chacun ne devant être
soumis qu’à la loi qu’il s’est donnée1.
En sorte qu’il y aurait deux moments de la liberté chez les Modernes dont le second masque le
premier : l’autonomie humaniste d’abord puis l’indépendance individualiste, faculté de choisir
les modalités de son existence particulière qui, à terme, brouille la légitimité de la norme,
finalement perçue en terme de limitation de l’affirmation pure du Moi, nouvelle valeur
imprescriptible.
A la normativité de l’autonomie cherche à se substituer le souci de soi, dans un contexte où
l’opposition public/privé survalorise les bonheurs privés avec, pour conséquence, la désertion
de l’espace public déjà décrit par Tocqueville (1805-1859)2.
Aussi retrouve t-on dans la définition tocquevillienne de l’individualisme, « sentiment réfléchi
et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à
l’écart avec sa famille et ses amis, de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à
son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »3, les caractéristiques de la
monade : indépendance et autosuffisance des individus sans que la liberté auto-nome ne
s’impose à leur nature qui s’accomplit, coexistence et valorisation des sphères privées, alors
que la réflexion se déplace de l’ontologique au politique. Car ce repliement sur soi, exercice
revendiqué du choix d’une conduite morale et culte du souci de soi par lequel le rapport à
l’Etat se fracture est l’effet de la dynamique démocratique qui tend à l’égalisation des
conditions et dont la « passion-mère » est l’égalité.
La centration sur l’individu comme principe de toute évaluation brise la Modernité. A la
conception humaniste par laquelle l’humanité est pensée par référence à un sujet autoréflexif
et autofondé, dans une tension vers l’autonomie (la liberté), tend à se substituer une
conception individualiste par laquelle l’humanité est rapportée à individu autoproclamé,
mesure de toute chose, dont les « valeurs » qui lui sont immanentes, sont limitées à la sphère
de l’intérêt et de l’inclination individuelle.
1 Renaut A. (1989), Lectures de la Modernité, chap. I, « Heidegger. Le règne du sujet », L’ère de
l’individu, pp.27-68.
2 Tocqueville A. de, « De l’individualisme dans les pays démocratiques », De la Démocratie en
Amérique tome 2, II, 2.
3 Tocqueville A. de, « De l’individualisme dans les pays démocratiques », De la Démocratie en
Amérique tome 3, II, 2, p.196.
274
Alors que l’homme de l’humanisme n’entend recevoir de loi, ni de la nature des choses, ni de
Dieu, mais de sa raison et de sa liberté, et ainsi affirmer le fondement (sub-jectum) de ses
représentations et de ses actes, l’homme de l’individualisme ne peut outrepasser les bornes de
sa propre indépendance par laquelle il agit nécessairement à partir de lui-même et pour luimême, selon son intérêt particulier.
Que cette éthique de l’intérêt soit présentée par Gilles Lipovetsky1 dans son analyse de
l’histoire socioculturelle contemporaine comme le signe même de « l’autonomie de
l’individu »2, et interprétée en terme de d’émancipation et de renonciation à la transcendance
d’une morale du devoir3, jugée mutilante à la souveraineté du Moi, est hautement significatif
de la contextualisation postmoderne de ce type de réflexion.
Car dans l’affirmation d’une « culture postmoraliste », comme dit Gilles Lipovetsky, on
retrouve tout à la fois l’empreinte des assauts menés contre un humanisme dont la morale
kantienne de la liberté est en quelque sorte la synthèse, et le repli sur un individualisme libéral
s’engageant au strict respect des « droits subjectifs », dont le modèle est explicitement celui
d’une « éthique des affaires » qui restaure les préceptes de l’habileté et de la prudence, au
demeurant stigmatisés par Kant4, et qui voudrait qu’ainsi les intérêts individuels « bien
compris » se constituent spontanément en intérêt général.
Outre qu’il semble difficile d’écarter sans débat la problématisation du rapport entre
production des richesses et liberté5, refuser au titre de son irréalisme une morale du devoir
prétendument sacrificielle et inaccessible aux faiblesses humaines6, n’instaure pas ipso facto
une éthique individualiste, que nul ne saurait au reste rétablir dans les termes des éthiques de
l’Antiquité. La formule « libertés privées ordre public » n’est certes pas sans évoquer celle de
1 Lipovetsky G. (1992), Le crépuscule du devoir : l’éthique indolore des nouveaux temps
démocratiques.
2 …formulation difficile à justifier sauf à écarter la distinction, constitutive de la Modernité et de la
critique postmoderne, entre sujet et individu.
3 C’est bien l’universalité de la loi morale qui est visée : agir impérativement en sorte sa maxime
puisse être érigée en loi universelle.
4 Critique de la raison pratique, I, chapitre premier, pp.629-658.
5 ou du rapport entre deux conceptions du travail, le travail comme instrument de la production des
richesses et le travail comme moyen et expression d’une humanité libre, problématisé par Marx dès les
Manuscrits de 1844.
6 La recherche du bonheur n’est ce qui fait obstacle à la recherche de la moralité qu’à partir du
moment où celle-là cherche à se substituer à celle-ci.
La morale du devoir n’interdit de se soucier ni de son propre intérêt ni de son propre bonheur, mais
conteste à ce souci de soi chère à l’individualisme la capacité à exprimer la liberté.
Cf. Kant E. (1785), Fondements de la métaphysique des mœurs, pp.250-256.
275
Mandeville, « vice privés, bénéfices publics », à ceci près que ce dernier ne voit pas dans les
comportements les plus égoïstes des individus qu’il décrit un ordre des valeurs, mais
justement un ordre sans transcendance.
Reste donc entier le problème de penser une sphère de validité supra-individuelle, permettant
d’établir l’objectivité et la vérité face au relativisme, et de définir, le cas échéant, des normes
communes, sans lesquelles il n’y a plus de démocratie libérale, et finalement plus
d’indépendance individuelle.
II 222 Individualisme, individualismes et brouillage des missions de l’Ecole
Le thème de l’individualisme alimente, dès la fin du XIXe siècle, un certain affolement
des discours sur l’Ecole et sur sa responsabilité dans les affaires d’une Cité soumise à pareille
turbulence.
Bien avant, Hegel anticipe le danger : « Ce que les récents bouleversements du temps ont si
souvent amené : l’indifférence, le désespoir et la perte de la croyance, ailleurs si puissante,
que le citoyen peut agir efficacement, aussi à la place qui est la sienne, pour le bien général, un tel spectacle de l’expulsion de l’intérêt pour ce qui touche la communauté et pour la vie
publique qui est allée à l’abîme, peut éveiller des sentiments plus douloureux que le spectacle
des cadavres laissés par des cités et des ruines de murailles et de demeures autrefois
célèbres… »1. Un siècle plus tard Ferdinand Buisson rappelle encore que « nous sommes un
peuple et non pas une réunion désordonnée d’individus égoïstes et sans lien »2.
Mais de la part de ceux-là mêmes qui s’alarment, les interprétations de la situation, passée
l’incantation, revêtent un caractère multiple, polymorphe et contradictoire, qui augure d’un
sérieux bouleversement quant aux fins de l’éducation et à la mission de l’Ecole.
Face au risque d’atomisation sociale Durkheim, par exemple, hanté par la menace
d’anomie3, donne l’alarme, et fait de la socialisation scolaire la priorité car « la société ne peut
vivre que s’il existe entre ses membres une suffisante homogénéité »4.
Aussi l’éducation a-t-elle « pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain
nombre d’états physiques intellectuels et moraux que réclament de lui et la société
1 Hegel G.W.F, « Discours du 9 septembre 1811 », in Textes pédagogiques, p.104.
2 Buisson F. (1911), La Foi laïque, p.16.
3 Durkheim E. (1897), Le suicide : étude de sociologie.
4 Durkheim E. (1911), « L’Education : sa nature, son rôle », in Education et sociologie, p.48.
276
politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné. »1, car
« la société dépasse l’individu »2. Mais, annonce t-il, « que la société s’oriente dans un sens
individualiste, et tous les procédés d’éducation qui peuvent avoir pour effet de faire violence à
l’individu, de méconnaître sa spontanéité interne apparaîtront comme intolérables et seront
réprouvés. »3.
Pour autant, ce primat de la société est encore posé par Durkheim au nom de la valeur de la
personne. C’est parce qu’« on s’achemine ainsi peu à peu vers un état, qui est presque atteint
dès maintenant, et où les membres d’un même groupe social n’auront plus rien de commun
entre eux que leur qualité d’homme, que les attributs constitutifs de la personne humaine en
général. », qu’« il n’y a pas de raison d’Etat qui puisse excuser un attentat contre la personne
quand les droits de la personne sont au-dessus de l’Etat. »4.
Mais la même fragmentation sociale, le même individualisme « dissolvant de l’union
nationale »5 est aussi prétexte à une formidable croisade antimoderne, d’inspiration
traditionaliste et antihumaniste, dont l’Ecole est le théâtre et l’universalisme kantien la cible
privilégiée, lorsque, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, les maîtres républicains sont accusés
de penser l’homme « en soi » contre l’homme du concret, l’homme de sa famille, de sa terre,
de sa patrie ou de sa race.
C’est ici Maurice Barrès (1862-1923) qui, dans le volume qui ouvre, en 1897, sa trilogie du
Roman de l’énergie nationale, Les Déracinés, fait d’un professeur de philosophie kantien,
Paul Bouteiller, l’incarnation même de l’ennemi national6.
Et c’est là Charles Maurras (1868-1952) pour, en pleine affaire Dreyfus, commenter auprès de
Barrès, la fameuse pétition des « intellectuels » : « Avez-vous vu la protestation de ce ramas
de juifs, de huguenots, et de néo-kantiens ? Car c’est bien le kantisme et l’université criticiste
1 Ibid., p.49.
2 Durkheim E. (1902-1903), L’Education morale, p.50.
3 Durkheim E.(1893), « Pédagogie et sociologie », in Education et sociologie, p.130.
4 Durkheim E. (1898), « L’individualisme et les intellectuels » in La Science sociale et l’Action,
pp.255 et 258.
5 selon la formule de Ferdinand Brunetière, Directeur de la Revue des deux mondes au moment de
l’affaire Dreyfus, cf. Winock M (1997), Le siècle des intellectuels, p.48.
6 La métonymie est grossière. Sept jeunes Lorrains, nés vers 1860, rencontrent en M. Bouteiller,
leur professeur de philosophie, l’héritier de l’universalisme des Lumières. Celui-ci les incite à quitter
la Lorraine pour Paris, capitale des Sciences, selon le principe que l’éducation élève, et donc arrache à
sa condition particulière pour accéder à l’abstraction du concept, à l’universelle raison. Pour les héros,
la rupture avec leur terroir et leur famille sera tragique…
277
qui servent de ciment à tous les intellectuels… »1.
Car même en prenant du champ par rapport à cette droite nationaliste et antirépublicaine,
l’universalisme, d’esprit cosmopolitique, est souvent tenu responsable de la dissolution du
lien social et de la déchristianisation, de l’avènement de « l’individu anonyme, insexuel, sans
ancêtre, sans tradition, sans milieu, sans lien d’aucune sorte, voilà – Taine l’avait prévu –
l’homme de la fausse démocratie, celui qui vote et dont la voix compte pour un, qu’il
s’appelle Thiers, Gambetta, Taine, Pasteur, ou qu’il s’appelle Vacher. L’individu finira par
rester seul avec son moi2, à la place de tous les milieux professionnels qui avaient, à travers le
temps, créé des liens de solidarité et maintenu des traditions d’honneur commun. Ce sera le
triomphe de l’individualisme atomiste, c’est-à-dire de la force, du nombre et de la ruse. ».
Aussi convient-il de « défendre un certain mode d’éducation hiérarchique (…) pour faire ainsi
triompher la conception organique de la société sur la conception purement contractuelle et
atomique, empêcher l’universelle pulvérisation de ce grand corps qui est la patrie »3.
Si les termes sont assurément datés, il n’est pas certain que les idées le soient autant, ou du
moins qu’elles ne s’expriment pas aujourd’hui à travers un discours nostalgique tentant de
ressusciter une école qui savait hier, assure t-on un peu vite, former les meilleurs et
rassembler autour des valeurs du mérite, de l’effort et de l’identité nationale.
A contrario, et bien que Tocqueville prenne soin de distinguer individualisme et
1…cité par Michel Winock, Le siècle des intellectuels, p.89.
On pourrait également évoquer, quant à cette question, Ferdinand Brunetière (1849-1906), directeur de
la Revue des deux mondes au moment de l’affaire Dreyfus, pour qui l’individualisme est un
« dissolvant de l’union nationale ». Rationaliste, agnostique et anti-intellectualiste - au sens où il
s’oppose à l’intervention des intellectuels dont l’individualisme aristocratique révèle l’impéritie à se
hisser au niveau de l’intérêt national -, Brunetière est persuadé de la nécessité d’une Eglise forte contre
la menace de la décomposition sociale, et s’engage à ce titre dans le combat de l’anti-dreyfusisme sans
être antisémite ; Ibid., p.48.
2 …propos qui fait écho à cette réflexion de Jean-Paul Sartre : « Avant la guerre je me considérais
simplement comme un individu, je ne voyais pas du tout le lien qu’il y avait entre mon existence
individuelle et la société dans laquelle je vivais. Au sortir de l’Ecole normale, j’avais bâti toute une
théorie là-dessus : j’étais « l’homme seul », c’est-à-dire l’individu qui s’oppose à la société par
l’indépendance de sa pensée mais qui ne doit rien à la société et sur qui celle-ci ne peut rien, parce
qu’il est libre… » ; Sartre J.-P. (1976), Situations X, p177.
3 Fouillée A. (1910), La Démocratie politique et sociale en France, livre III, « L’enseignement
dans la démocratie », pp.131-132. Précisons qu’en dépit des apparences, Alfred Fouillée est tenu par
Durkheim qui fait une sévère critique de son ouvrage, La Propriété sociale et la démocratie (1884),
pour un « conciliateur », habile à réaliser la synthèse entre des positions adverses, et non pour
représentant de la droite radicale (Durkheim E., « Alfred Fouillée, La Propriété sociale et la
démocratie », Revue philosophique, XIX, 1885, p.446-453).
278
égoïsme1, le jugement moral qui, à partir du XIXe siècle, et notamment chez les Saintsimoniens et les proto-socialistes, condamne l’individualisme libéral comme triomphe de
l’égoïsme des intérêts particuliers, et réclame l’abolition des privilèges de naissance et
l’amélioration du sort des plus pauvres, reste prégnant durant tout le XXe siècle.
Allant à contre-pied de cet égoïsme social, le volontarisme d’un parti pris anti-élitiste engagé
dans un combat pour la démocratie de l’enseignement prend le relais du mouvement
d’émancipation éducative et sociale d’inspiration rousseauiste porté par des pédagogues
comme Johann Pestalozzi (1746-1827) ou Friedrich Fröbel (1782-1852)2, et du mouvement
caritatif chrétien favorable à la scolarisation des pauvres, mouvement dont est redevable le
développement de l’enseignement préélémentaire, de la salle d’asile à la maternelle3, et pour
partie tout au moins, de l’enseignement populaire4 du XIXe siècle à nos jours.
Ce constat appelle deux remarques.
D’abord, l’idée d’une fonction régulatrice de l’Ecole dans le champ social est loin
d’aller de soi. Et ce parce qu’elle est, non seulement étrangère aux fondements de l’Ecole
moderne dont la mission ambitionne, non pas de mettre à la disposition des individus les
moyens de compenser leurs handicaps sociaux mais d’assurer, par le savoir, leur égalité
politique, mais incompatible avec cette exclusive politique dès lors qu’il s’agit non pas
justement de former des individus privés mais de construire des sujets-citoyens.
L’enjeu, d’un point de vue moderne, n’est donc pas la réussite de chacun par l’Ecole, ni même
la démocratisation de la sélection des élites, mais la réussite de l’institution démocratique
qu’est l’Ecole5, qui doit être évaluée sur son aptitude à instituer l’homme comme citoyen
1 « L’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne
connaissaient que l’égoïsme.
L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à
lui seul et à se préférer à tout.(…)
L’égoïsme naît d’un instinct aveugle ; l’individualisme procède d’un jugement erroné plutôt que d’un
sentiment dépravé.», Tocqueville A. de (1840), « De l’individualisme dans les pays démocratiques »,
De la démocratie en Amérique II, p.195-196.
2 Ces pédagogues ajoutent à l’émancipation humaniste par l’école l’idée d’une émancipation
sociale : c’est désormais par l’école que peut être amélioré le sort des plus pauvres.
3 Luc J.-N. (1997), L’invention du jeune enfant au XIXe siècle.
4 Ce faisant, et même si des intentions moins charitables s’immiscent dans le cahier des charges de
ces écoles, en termes de maintien de l’ordre et de formation de main d’œuvre, cette orientation
caritative s’inscrit dans le mouvement historique de la scolarisation et sur la part prise par l’Eglise
dans cette histoire (cf. première partie).
5 C’est explicitement la position de Condorcet par exemple, et, implicitement, de Rousseau.
279
libre, car, et Buisson le dit très simplement, « l’école ( … ) ne fait pas les élections, mais elle
fait les électeurs »1, thématique dont il faut bien convenir qu’elle a pratiquement disparu de
notre paysage idéologique2.
Libre c’est-à-dire libéré de l’ignorance, primat réaffirmé par Alain (1856-1951) : « il reste
ceux que l’on instruit guère, soit parce qu’ils ne veulent pas apprendre, soit parce qu’ils ne
peuvent. Ici se trouve le problème véritable. J’ai connu un temps où le jeune garçon qui
raisonnait mal une fois ou deux sur les triangles était aussitôt abandonné. Conduite
raisonnable si le pouvoir ne cherche que des recrues pour la partie gouvernante ; conduite
ridicule, si le pouvoir veut réellement des citoyens éclairés. » Car s’« il n’y a point d’homme,
évidemment, dont je puisse annoncer qu’il ne pensera pas au-delà de son métier. Quand il
serait esclave comme Esope, il pensera encore. Or il ne sera pas esclave. Non seulement il
pensera aux choses divines et humaines, tant bien que mal, comme chacun fait, mais, bien
plus, il décidera de la paix et de la guerre, du juste et de l’injuste, de noblesse, de bassesse,
enfin de tout (…). »3.
En quoi un des aspects de la crise de la modernité scolaire, et, par conséquent, de l’Ecole
contemporaine, passe bien par un recadrage des tâches assignée à celle-ci, recadrage par
lequel la socialisation des enfants est substituée pour partie à l’instruction des élèves.
Une telle configuration des fins de l’éducation n’est pas sans risque.
Car l’Ecole, attentive aux sollicitations dont elle fait l’objet en terme de qualification et de
loisirs culturels, tend à laisser dans l’ombre un rapport au savoir qui ne porte plus aucune
promesse émancipatrice au plan politique, rapport qui reste toutefois indispensable à la
réussite scolaire4, en sorte que cette société, qui n’a effectivement jamais été aussi scolarisée
ni aussi instruite, échoue devant la démocratisation de la sélections des élites, et secrète
idéologiquement les conditions d’une certaine régression intellectuelle5.
Ensuite, l’hypothèse selon laquelle l’appréhension de la ségrégation, de l’exclusion, de
la marginalisation scolaires reste encore souvent solidaire aujourd’hui d’une appréhension
anciennement compassionnelle et caritative de l’Ecole, n’est pas infondée.
1 Buisson F. (1887), « Un discours en Vendée », in La Foi laïque, p.40.
2 selon l'enquête commandée par le SNIPP à l’institut de sondage CSA pour la rentrée 2007,
seulement 30% des personnes interrogées estiment que la formation du futur citoyen est une priorité
de l’école, cf. Fenêtres sur cour n°301 du 10 septembre 2007, p.12.
3 Alain (1932), Propos XX, in Propos sur l’éducation, pp.43-44.
4 Voir Charlot B., Bautier E., Rochex J.-Y. (1992), Ecole et savoir dans les banlieues et ailleurs.
5 Gauchet M. (2000), « Quand les droits de l’homme deviennent une politique ».
280
Et ce d’autant que l’idéologie des Droits de l’Homme qui, en toute logique … individualiste,
substitue la réparation des injustices subies par les individus à la recherche d’une justice entre
groupes sociaux, et subroge une justification immanente en la justification transcendante de
l’organisation collective, fait place nette au bon cœur et à la générosité, à l’emportement
pathétique et protestataire face au sensationnalisme de l’inacceptable1.
Pour les enseignants en ZEP2, « les enfants de pauvres » sont souvent regardés comme « de
pauvres enfants »3, et parmi les (mauvaises) raisons pour baisser le niveau d’exigences, et
donc renoncer à l’« ambition de savoir et de culture » autant qu’à l’« exigence d’égalité »4,
figure en bonne place, - à côté de l’entretien de la motivation par l’attractivité des activités
proposées, et de la réduction de la distance culturelle entre enseignants et enseignés par le
maintien du lien avec la culture familière des élèves -, le souci de faciliter la tâche à ces élèves
en grande détresse sociale en aplanissant les difficultés afin de leur éviter une nouvelle
épreuve5.
Mais parallèlement à ce brouillage des missions de l’Ecole conjecturé par la projection
individualiste, l’omnipotence d’un individu pour l’essentiel désinvesti de la charge sociale
que l’éducation, par hypothèse, incorpore à la construction du sujet, laisse l’Ecole
1 Gauchet M. (2000), « Ibid ». :
Si les Droits de l’homme conservent évidemment un point de vue normatif, ils restent muets quant
au pourquoi de ce qui est, et discréditent même toute volonté de le comprendre dès lors qu’ils lui
opposent la prise de conscience morale d’intervenir dans l’urgence.
Ainsi est recyclée l’ancienne critique sociale dont on n’attend plus qu’elle formule une explication,
encore moins une solution globale.
Le pôle intellectuel lié à l’ancienne interprétation et spéculation quant au devenir des sociétés a
basculé dans l’ombre avec l’effacement de l’avenir comme spéculatif, et le nouveau pouvoir
(largement médiatique) est bien cet acte de dénonciation et d’appel à la mobilisation : magistère de
la conscience sans intelligence…
2 Les zones d’éducation prioritaire sont mises en place par les circulaires du 1er juillet et du 28
décembre 1981 sur le principe d’une pédagogie de la compensation, idée américaine des années 19201930, discrimination positive déjà expérimentée en Grande Bretagne dans les années 60. Face à
l’échec des solutions centrales et standardisées, l’Etat tente la solution locale dans un contexte de
décentralisation (1982-83), de valorisation des pédagogies de projet et d’ouverture de l’école sur son
environnement, en convergence avec le développement social des quartiers.
3 selon la formule de Jean-Yves Rochex, (1999), « La " théorie " du handicap socio-culturel : une
explication ethnocentriste qui n’explique rien », Dialogue n°96-97 pp. 6-10.
4 Rochex J.-Y. (1999), « Ambition de savoir et de culture, exigence d’égalité et enjeux de
solidarité », Dialogue n°96-97.
5 …par quoi l’enfer est pavé de bonnes intentions car ce faisant, toute démocratisation de l’accès
au savoir et à l’exercice critique du savoir est impossible. Voir Rochex J.-Y. (1999), « A l’école :
réhabiliter le travail intellectuel », Dialogue automne 99.
281
désemparée.
Car d’une part, dans sa logique ultime, l’homme de l’individualisme n’a plus rien à
devenir, il est déjà… ce qu’il est.
Précisément et contrairement à ce que l’on entend parfois, il n’est pas autofondé puisqu’il n’y
a ni volonté libre ni morale de l’intention qui préside à ses actes, puisqu’il n’y a plus de raison
dont la loi gouvernerait ses représentations. L’individu est saisi dans la toute-puissance de son
autosuffisance, et l’assertion de son indépendance. Comme le dit Marcel Gauchet « pour un
individu qui est posé et qui se pose toujours déjà là, préalablement à toute acquisition, il n’y a
en vérité qu’une auto-éducation possible ; il n’y a qu’une autoproduction qui soit
imaginable. »1.
Et que cet individu réclame toujours plus de formation, afin de se réaliser en s’identifiant à la
culture et, plus sûrement encore, en accédant à une place sociale que la terminologie libérale,
identitairement utilitariste, doit dire « intéressante », est peut-être moins le signe d’une forte
demande d’éducation, hypothèse que Marcel Gauchet envisage2, que d’une éducation
impossible, dans l’acception moderne qui, on l’a vu, est partie prenante de la constitution de
l’Ecole.
D’autre part, l’Ecole contemporaine est tentée d’intégrer à son fonctionnement la
représentation d’une société partagée entre la sphère publique (social/collectif) et la sphère
privée (particulier/individuel), et d’opposer ainsi logique socialisatrice et logique
puérocentriste, éludant l’intergénération des deux. Alors que l’enfant qui apprend est renvoyé
à son seul fonctionnement cognitif, indépendamment des apprentissages collectifs
conformément aux exigences de l’espace privé, est invoquée, conformément cette fois aux
exigences de l’organisation publique, une socialisation politique séparée, isolée, supposée
restaurer dans l’urgence cet « esprit civique » qui menace de se perdre, mode de socialisation
qui est en réalité ce par quoi l’Ecole renonce implicitement à instituer le sujet-citoyen.
De ce point de vue, l’éducation civique comme dispositif spécifique et pédagogie mutante
annonçant le règne du débat d’opinion(s) et de la transversalité n’est pas sans équivoque loin
1 Gauchet M. (2002), « Démocratie, éducation, philosophie » in Blais M. - Cl., Ottavi D., Pour une
philosophie politique de l’éducation, p.42 ; « autoproduction » devant être entendu ici comme
« déploiement de la déterminité propre » s’agissant, selon Alain Renaut, de la monade leibnizienne.
2 « Il veut l’éducation, mais il ne veut pas être éduqué. Autodidacte inculte, il est condamné à une
variante du supplice de tantale : il aspire à des savoirs dont il repousse les instruments. », Ibid., pp.4243.
282
s’en faut1. Elle ordonne des priorités parmi lesquelles se disputent à la première place
l’épanouissement de l’enfant et la formation de l’acteur social, et dont il nous reste à examiner
les conditions d’émergence à travers le développement du puérocentrisme.
Conclusion
Confrontées à la fois aux « maîtres du soupçon »2 réunis dans une même humiliation
du sujet et la même dénonciation des illusions métaphysiques, au déploiement de la logique
individualiste qui vient briser l’unité de la Modernité, anticipe et synthétise en quelque sorte
la crise postmoderne, accréditant au passage l’hypothèse, non plus d’une rupture mais d’une
mise à l’épreuve critique de la Modernité, d’une dialectique moderne, l’Ecole et l’éducation
voient se lézarder les fondations de leur légitimité.
Désemparée par cette mise en abyme3 du savoir, bousculée par la remise en cause de
l’héritage moderne, - le sujet, la raison critique, l’histoire -, qui avait installé l’éducation au
cœur du politique, l’Ecole multiplie dans une précipitation velléitaire et parfois incohérente,
projets, missions et priorités, et cultive l’inflation du nouveau dans les discours éducatifs4.
Car dans un monde effectivement désenchanté où « l’homme est conduit lorsqu’il croit se
conduire »5, où tout pourrait demain, ou tout peut déjà peut-être, s’originer, se rapporter, se
limiter et se destiner à l’immanence de l’ego et à son principe d’utilité, peut-on encore penser
l’éducation et par conséquent l’instruction dans les catégories du Moderne ?
1 Cf. « Introduction ».
2 La formule est de Paul Ricœur (1913-2005) qui, à la fin des années 60, désigne ainsi Nietzsche,
Marx et Freud. Nous la reprenons à notre compte en l’élargissant à l’ensemble des
« déconstructeurs »…
3 Est interrogé le sens des savoirs, alors que la rationalité objective de la connaissance ne suffit
plus à faire sens, que le sens se perd en se diffractant dans la diversité des pratiques discursives des
destinataires du savoir, cf. Bautier E. (1995), Pratiques langagières, pratiques sociales.
4 A propos des « toujours nouvelles pédagogies », Freinet en 1939, dans L’Educateur prolétarien,
déclare déjà : « Il faut débarrasser notre verbiage pédagogique de ce mot nouveau ou nouvelle qui
nous fait tant de tord parce qu’il laisse croire que nous cherchons la nouveauté avant tout, alors que ce
qui nous préoccupe exclusivement c’est de rendre plus rationnel, plus intéressant, plus efficace, notre
travail scolaire. », cité par Michel Barré, Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps, 1996, t.2,
p.22.
5 François de La Rochefoucauld (1664) Sentences et maximes de morale, version du manuscrit
Liancourt, maxime 19, p.341.
283
Quel que soit le rôle joué ici par la Modernité dans la mise en perspective critique d’ellemême, ne serait-on pas fondé à penser que la formidable déconstruction postmoderne appelle
une réflexion sur l’éducation, l’enfant, l’Ecole après l’humanisme, que la page découverte à
la Renaissance est entrain de se tourner ?
Mais d’abord, examinons ce qu’il advient de la façon de considérer l’enfant dans ce nouveau
paysage du « souci de soi » de l’éthique individualiste1.
II 23 Emergence du puérocentrisme
« Un jour, quand l’homme sera sage,
Lorsqu’on n’instruira plus les oiseaux par la cage,
Quand les sociétés difformes sentiront
Dans l’enfant mieux compris se redresser leur front,
Que, des libres essors ayant sondé les règles,
On connaîtra la loi de croissance des aigles,
Et que le plein midi rayonnera pour tous,
Savoir étant sublime, apprendre sera doux. »
prophétise Victor Hugo2. Révolté contre les maîtres de la pension Cordier3, le poète annonce
un avenir heureux où la reconnaissance de l’enfant introduira à l’éducation heureuse…
1 La formule n’est sans doute pas satisfaisante…
Le terme « éthique » que rien, au plan étymologique ne distingue fondamentalement de celui de
morale, - l’un et l’autre renvoyant aux mœurs : morales en latin, ἦθος en grec -, se rapporte plus
volontiers, comme le fait remarquer Paul Ricœur, à la vie bonne, à l’harmonie vertueuse de l’action
estimée juste et par là même susceptible d’accomplir une vie heureuse, point de vue téléologique dans
une tradition fortement marquée par Aristote. La morale au contraire est plutôt du côté de la loi, norme
et devoir, point de vue déontologique dans une tradition fortement marquée par Kant.
Ceci étant il faut, y compris à l’éthique, un point de vue transcendant. Or le règne de l’immanence
individualiste lui fait-il sa part ?
2 « A propos d’Horace », (1831), Les Contemplations, p.507-513.
3 Victor Hugo est pensionnaire avec son frère de 1815 à 1818 à la pension Cordier à Paris dont il
garde de bien tristes souvenirs.
284
II 231 Une représentation éminemment affective de l’enfant
On ne peut dissocier le puérocentrisme d’une représentation éminemment affective de
l’enfant, et il faut écouter sans doute le poème de Victor Hugo1 pour mesurer la place que
prend peu à peu l’enfant au sein de cette famille moderne dont il porte l’avenir, tout entier
tourné vers la promesse des temps meilleurs, du progrès, de la science.
Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris ; son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l’enfant paraître,
Innocent et joyeux.
(…)
L’enfant paraît, adieu le ciel et la patrie
Et les poètes saints ! la grave causerie
S’arrête en souriant.
(…)
Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisés,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers !
Mais peut-être faut-il entendre aussi le basculement qui menace cette famille
désinstitutionnalisée lorsque les relations économiques intra-familiales qui, séculairement, ont
constitué le ciment de la vie familiale à travers la transmission d’un métier et/ou d’un
patrimoine largement disparu, que s’est effacé la notion d’appartenance à une lignée, que le
sentiment, seul, est à son fondement2.
1 (1830), Feuilles d’automne, in Œuvres poétiques, tome I, pp.756-757.
Françoise Dolto en reprend l’incipit comme titre de son ouvrage écrit à partir des émissions
radiophoniques qu’elle anime sur France Inter au milieu des années 70.
2 Cf. Roussel L. (2001), La famille incertaine et Dagenais D. (2000), La Fin de la famille moderne.
285
Car en renonçant à rester un élément actif de l’ordre social dont, jusque-là, elle avait charge
d’assurer la continuité avec la double injonction de faire des enfants et de les faire « pour la
société », c’est-à-dire de les socialiser, en devenant en effet l’affaire d’une intimité, rouage
essentiel de cette « indépendance privée » sur laquelle, selon les mots de Constant lui-même,
vient se fondre la liberté des Modernes, unie sur la base du sentiment, aléatoire et instable, la
petite communauté familiale est la proie de déstabilisations multiples dont témoignent non
seulement l’augmentation du concubinage et des naissances hors mariage1, le nombre des
divorces et des séparations dont la progression est considérable depuis 19702, mais aussi le
poids démographique des familles monoparentales3.
Si l’on tient compte du fait que le mariage est le plus souvent suivi d’une naissance et que les
mariages les plus exposés au divorce sont ceux de trois à sept ans, les couples qui divorcent le
plus sont aussi ceux qui ont des enfants, et ce bien que la présence d’enfants jeunes reste
favorable à la stabilité du couple4.
Avancer qu’à l’instabilité de cette famille conjugale répondrait en miroir la stabilité de
la famille parentale, au motif qu’on ne divorce pas d’avec ses enfants, et qu’en dépit des
séparations et des recompositions le lien familial est maintenu pour l’enfant, est plus
aventureux.
Car si l’enfant sans référence paternelle légale reste rare en effet (environ 3%), et si les
enfants naturels reconnus par leur père augmentent passant de 20% dans les années 60 à 70%
1 La progression des naissances hors mariage est spectaculaire : elle passe de 6% en 1965, à 11%
en 1980, et 36% en 1995 ; Daguet F. (1996) « Mariages, divorces et union libre ».
2 Si l’on entend par taux de divortialité le rapport du nombre de divorces de l’année à la population
totale moyenne (et de même le taux de nuptialité : le nombre de mariage de l’année rapporté à la
population totale moyenne), soit pour 1000 habitants, il y a en un taux de divortialité de 1,5 en 1980 et
de 2.2 en 2005, alors que le taux de nuptialité passe de 6.2 à 4.5 sur la même période, en sorte qu’on
estime le pourcentage de risque pour un couple se mariant de divorcer à environ 50% (ce qui est un
peu supérieur à la moyenne de l’Union européenne où il avoisine les 40.1%), contre 10% en 1970,
30% en 1985, 45% en 2001.
INSEE, CRDP de Montpellier (2005), Tableaux de l’économie française 2005-2006.
3 Sachant qu'en terme statistique la famille est un couple marié ou non avec ou sans enfant,
occupant un même résidence principale, en 1999, 10% des familles sont recomposées et 20% sont
monoparentales ; le nombre de familles recomposées a augmenté de 10% en 10 ans sur la décennie 90,
celui des familles monoparentales de 24% ; Barre C. (2003), « 1,6 million d’enfants vivent dans une
famille recomposée ».
4 Par exemple le taux de divortialité après 4 ans de mariage et qui est le plus élevé passe de 10.1
(10.1 couples divorcent après 4 ans de mariage ) en 1975 à 34 en 2005, soit une progression de 336%
en 30 ans.
INSEE, CRDP de Montpellier (2005), Tableaux de l’économie française 2005-2006.
286
dans les années 901, les relations au père et à la mère sont extrêmement dissymétriques en cas
de séparation ou de divorce : sur l’ensemble des enfants séparés de l’un de leurs parents, au
début du XXIe siècle, seuls 13% des enfants sont domiciliés chez leur père, 4.7% si l’enfant a
moins de cinq ans contre 20% s’il en a plus de quinze. A quoi il faut ajouter que 34% des
enfants vivant chez leur mère ne voient pratiquement plus leur père et que seuls 42% le voient
plus d’une fois par mois, alors que 4% seulement des divorçants s’opposent sur le choix de la
domiciliation de l’enfant : statistiquement, la séparation des parents initialise donc pour
l’enfant un rapport au père dans lequel la réalité de la présence physique devient très
épisodique2.
Par conséquent, la fin de la famille conjugale se traduit souvent par une dissolution du lien
familial, et par un long vis-à-vis de l’enfant et de sa mère, situation qui s’inscrit vraiment dans
le très long terme puisque devenus adultes les enfants de parents séparés voient encore deux
fois plus souvent leur mère que leur père3.
L’idée selon laquelle la fondation d’une famille transcende l’amour conjugal doit donc pour le
moins être nuancée.
En revanche, en même temps qu’elle est soumise à ces convulsions, la relation
familiale demeure à la fois désirée et idéalisée, et pour tout dire plébiscitée. Relation affective
fondatrice, la famille constitue peut-être, du moins si l’on accepte l’hypothèse de Luc Ferry4,
l’espace privilégié où s’éprouvent comme nécessaires, coïncidant avec le vécu
phénoménologique, des valeurs dont la transcendance, loin de ses anciennes significations
cosmogonique ou théologique, est une « transcendance dans l’immanence », postdéconstructiviste, horizontale, enracinée dans l’humain5.
Que l’enfant qui incarne cet idéal soit, et de manière inédite dans l’histoire, un enfant du désir
pour reprendre l’expression de Henri Leridon6, n’est évidemment pas une coïncidence, tant
1 Daguet F. (1996) « Mariages, divorces et union libre ».
2 Nous passons volontairement au large du débat quant à la persistance, le cas échéant, de la
paternité symbolique inscrite dans le « nom du père »…
3 Régnier-Loilier A. (2006), « A quelle fréquence voit-on ses parents ? » Population et sociétés
n°427 octobre 2006.
4 Ferry L. (2007), Familles je vous aime : politique et vie privée à l’âge de la mondialisation,
pp.115-126.
5 Le concept de « transcendance dans l’immanence » - qui, sans être formulé comme tel, est déjà
chez Leibniz lorsqu’il cherche, dans l’immanence des représentations de la monade, une objectivité
qui la transcende -, est plus directement et explicitement emprunté à Husserl, dans le cadre de ce que
Luc Ferry définit comme la tentative de penser l’humanisme après la déconstruction (postdéconstructivisme).
6 Leridon H. (1998), Les enfants du désir : une révolution démographique.
287
est considérable cette révolution de la condition humaine et, par voie de conséquence, de la
condition enfantine.
Cette condition renverse en effet les perspectives. Alors que la représentation de la grossesse
est, depuis toujours, celle d’un événement essentiellement subi, quels que soient l’affection
et/ou l’intérêt que suscite l’enfant à venir, le rapport à l’enfant « pour soi » à la fois autorise et
est autorisé par l’arrivée de la contraception chimique1. Rien désormais ne saurait contrarier la
dimension individualiste de l’enfantement désolidarisé de tout projet familial, et c’est
d’ailleurs dans ce contexte idéologique que se fait jour le débat sur l’homoparentalité comme
reconnaissance du droit pour un individu d’avoir un enfant, d’avoir un enfant pour soi.
Car en faisant de celui-ci par deux fois l’enfant du désir comme le suggère Marcel Gauchet, enfant dont la venue au monde est absolument voulue par ses parents et enfant dont la
conception est réalisée dans le cadre d’une dissociation entre « la sexualité objective ou
naturelle (celle du processus biologique de reproduction qu’on cherche à gouverner) et la
sexualité subjective, celle, spécifiquement humaine et hautement singulière, du plaisir, d’un
plaisir dominé par les représentations et les enjeux interpersonnels. »2 -, cette révolution
consacre véritablement l’enfant. Devenu pièce maîtresse de la « raison familiale », à la fois
privée et subjective, cet enfant fait pour soi est la grande affaire d’une vie réussie.
Lourde charge sans doute pour une progéniture désormais sommée de faire le bonheur de ses
parents, pour cet enfant rare3, engagé sur le très long terme4 dans une relation familiale dont
l’exigence est à la hauteur du sentiment qui trouve là son origine et son fondement. Et charge
d’autant plus lourde pour le jeune enfant que les parents le projettent dans un avenir
1 Rappelons que c’est la Loi Neuwirth en 1967 qui abroge la loi du 31 juillet 1920 interdisant toute
propagande anticonceptionnelle, et autorise la délivrance de la pilule contraceptive déjà
commercialisée aux Etats Unis depuis 1960, autorisation étendue aux mineures en 1974.
Le dispositif de maîtrise des naissances est complété par le vote de la loi Weil en 1975 autorisant
l’avortement, dans l’esprit d’un « recours ultime » en cas d’échec de la contraception ou de
modification de la situation personnelle après une conception volontaire ; Blayo C. « Le point sur
l’avortement en France ».
2 Gauchet M. (2004), « L’enfant du désir » in Le Débat n°132, « L’enfant-problème ».
3 Au problème de la maîtrise de la fécondité s’est substitué celui de la stérilité du couple, dans un
contexte où l’enfant est plutôt rare, même si, en France, l’indicateur conjoncturel de fécondité, - deux
enfants par femme -, est exceptionnellement élevé en Europe, ce que confirme l’augmentation des
naissance en 2006 ; Richet-Mastain L. (2006), « Bilan démographique 2006 : un excédent naturel
record ».
4 Les enfants devenus "adultes", à supposer que cette maturité survive à la Modernité, voient pour
43% d’entre eux leurs parents toutes les semaines, moyenne qui admet bien sûr de fortes disparités en
fonction des origines sociologiques et de la situation géographique ; Régnier-Loilier A. (2006), « A
quelle fréquence voit-on ses parents ? ».
288
improbable dans lequel il est tenu de déployer cette individualité qui l’identifie déjà1.
Cet enfant aimé est donc bien celui qui doit être ce qu’il est, et cette ordonnance affective est
aussi son talon d’Achille. Car l’enfant de l’amour est sans médiation ni délai l’alter ego.
Conséquence inéluctable de l’emprise individualiste : il n’y a d’altérité que dans l’advenue de
ce qu’est déjà l’individu enfant, en somme une altérité du même, de cette altérité qui procède
du « développement » intime d’une disposition de soi : une singularité. En quoi l’amour
familial, amour de soi répété à travers chacun, ne crée pas de la dépendance, justement parce
qu’il ne crée pas de lien : bien plus, dans la réitération de lui-même comme amour de soi et de
l’alter ego, il fabrique cette indépendance dont l’individualisme fait sa dynamique propre.
La relation interpersonnelle dans la famille est ainsi dessaisie de tout assujettissement, revers
paradoxal d’une existence enfantine qui désormais ne doit plus qu’au désir parental.
Ballotté entre adultisation et infantilisation, l’enfant comme individu singulier subit
alternativement l’une et l’autre. Car précoce qui n’a pas à grandir, l’enfant de la
Postmodernité est pourtant tout entier livré au souci éducatif qui lui permet d’advenir, de
coïncider avec lui-même, de se réaliser, non plus comme sujet et comme personne, libre,
autonome, et responsable, mais comme individualité singulière et indépendante. Et ce
d’autant que d’une part, dans les sociétés occidentales les hommes sont entrés dans « la vie
longue » qui n’a pour horizon que ce « devenir soi » que permet l’éducation2, et que l’activité
économique, d’axée sur la production d’objets, se réoriente sur la production de l’homme, un
homme entretenu et formé.
Mais en même temps, comme stigmate d’un impensé contemporain, que peut signifier « être
éduqué » dans une société d’ego singuliers dans laquelle l’humanité se vit comme portée par
la seule individualité, sourde à l’existence de l’Autre, indifférente à la continuité du monde ?
Bref, et pour le dire avec les mots de Marcel Gauchet, l’enfant contemporain « veut
l’éducation mais il ne veut pas être éduqué »3, et la crise de la Modernité atteint le principe
même de l’éducabilité.
1 En ce sens, l’ordre affectif qui la fonde confronte la famille contemporaine au dilemme de la
parentalité : éduquer/ne pas éduquer. Dilemme auquel Jules Ferry fait peut-être déjà allusion dans sa
« Lettre aux instituteurs » de 1883: « la famille et la société vous demandent de les aider à bien élever
leurs enfants, à en faire des honnêtes gens »… Ferry J. (1883), Discours et opinions de Jules Ferry,
tome IV : Les lois scolaires (suite et fin), p. 261.
2 Entre 1900 et 2000, nous avons gagné 30 ans d’espérance de vie et le recul de l’âge de la mort
se poursuit d’un trimestre par an ; Gauchet M. (2004), « La redéfinition des âges de la vie ».
3 Gauchet M. (2002), « Démocratie, éducation, philosophie ».
289
A l’éducateur reste l’amour des enfants car « une des conditions essentielles pour
étudier avec succès les enfants, aussi bien que pour les élever, c’est que l’observateur, comme
l’éducateur, les aime et les chérisse, qu’il soit sensible au " charme subtil " que l’enfant a
toujours exercé sur l’imagination humaine. »1, charme lié à cette bonne nature enfantine en
laquelle l’éducateur est enjoint de croire2.
Aussi cette empathie, « effort en quelque sorte constant pour se rapprocher de la nature de
l’enfant, vivre un peu de sa vie, se remettre à son ton, le comprendre, le supporter,
l’aimer », est-elle présentée comme ce grâce à quoi le maître « résoudra pour ainsi dire par
intuition une foule de ces problèmes pratiques dont se compose son art »3.
Amour des enfants sur lequel Henri Marion s’appuie également lorsqu’il cherche à doter la
nouvelle science universitaire d’assises théoriques stables4. Identifiant science de
l’éducation
et
pédagogie
philosophique,
il
trouve
dans
les
deux
« sciences
philosophiques » que sont pour lui la morale et la psychologie, « les sources de la
pédagogie », car « ce qu’est l’homme en fait, c’est la psychologie surtout qui nous
l’apprend ; ce qu’il doit être, c’est la morale »5.
Pour autant, abandonner aux affects la relation pédagogique est loin d’aller de soi,
et les allégations d’Alain ne sont pas sans fondement. Espace « d’une entière confiance
sans aucune liberté », « la famille instruit mal et même élève mal », et c’est bien à l’école
que l’enfant, « délivré de l’amour »6, découvre les valeurs abstraites dont le maître est le
représentant.
Aussi « l’école n’est nullement une grande famille ». Face à l’éducation familiale qui
repose sur des procédés magiques, comme la menace ou la prière, et s’exerce sur un
enfant-roi, tout puissant dans l’ordre des passions et de l’efficace du désir, l’éducation
scolaire introduit au contraire aux lois du travail7 : le travail qui peut être une aliénation,
mais qui est aussi, comme confrontation au réel qui donne prise à l’activité de l’homme sur
le monde, le levier de son émancipation et la condition de sa liberté.
1 Compayré G. (1897), « Préface », Sully J. (1895), Etudes sur l’enfance, pp.II-III.
2 « ayez foi dans l’enfant, dans ses facultés, dans son bon vouloir, dans tous ses bons instincts que
vous avez à développer », Buisson F. (1878), « L’intuition morale » in La foi Laïque.
3 Buisson F. (1887), article « Education », in Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire,
tome I, A, pp.808-809.
4 Le philosophe Henri Marion est responsable du tout nouveau cours de sciences de l’éducation
qui s’ouvre à la Sorbonne en 1883.
5 Marion H., article « Pédagogie », in Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, tome I,
B, pp.2239-2240.
6 Alain, Propos sur l’éducation, Propos VIII, p.17.
7 Ibid., Propos XXXI, p.69.
290
Ainsi « à l’école se montre la justice, qui se passe d’aimer »1, dès lors que l’école est le
lieu où l’enfant est jugé pour ce qu’il fait et non pour ce qu’il est aimé, selon la loi de la
justice et de la vérité.
Loin de favoriser les apprentissages, cette représentation éminemment affective de l’enfant
et du rapport à l’enfant jusque dans l’école se traduirait donc bien plutôt par une
décentration de la relation de l’enfant à la connaissance.
Toutefois cette appréhension essentiellement affective de l’enfant n’est pas l’unique
condition possibilisante de l’avènement du puérocentrisme qui s’alimente à une autre
source, celle de l’émergence, dans le dernier tiers du XIXe siècle, d’une « science de
l’enfant ».
II 232 L’enfant de la science
L’assomption du puérocentrisme, on le comprend aisément, a partie liée avec
l’irruption de l’enfant comme objet d’étude, et, selon l’expression d’un des Pères fondateurs
de l’école ferryste, Gabriel Compayré2, sous le regard « inquisitorial » de la science, cette
objectivation de l’enfant oriente décisivement la relation qu’il entretient avec l’adulte.
Or cette toute nouvelle « psychologie de l’enfant », comme le montre Dominique Ottavi, « en
tant que psychologie du développement recèle un impensé : l’héritage de l’évolutionnisme
biologique. »3.
Arrêtons-nous un instant sur le personnage d’Herbert Spencer (1820-1903),
contemporain de Darwin mais disciple de Lamarck, qui s’est passionné pour la question de
l’éducation.
Convaincu du caractère organiciste des sociétés humaines, Herbert Spencer applique au
champ social les lois de l’évolution biologique par lesquelles seules les espèces végétales et
animales les plus adaptées à leur environnement sont naturellement sélectionnées, les autres
disparaissant. Il fait ainsi de la « sélection des plus aptes » le moteur d’une histoire orientée
1 Ibid., Propos IX, p.21.
2 « la science a jeté sur l’enfant son regard inquisitorial ; nous avons besoin de savoir ce qui se
passe dans les deux ou trois premières années de la vie humaine, années tout à fait décisives. » ;
Compayré G. citant Sully, (1898), « Préface », Sully J. (1895), Etudes sur l’enfance, p. III.
3 Ottavi D. (2001), De Darwin à Piaget. Pour une histoire de la psychologie de l’enfant, p.291.
291
du simple au complexe, les peuples les moins adaptés restant au stade primitif quand les plus
performants connaissent l’industrialisation, l’urbanisation et le libéralisme politique.
Pour ce qui nous intéresse ici, l’hypothèse ne laisse pas d’être féconde.
D’une part elle vient conforter l’utilitarisme dont on a dit déjà combien il interpelle la finalité
de l’éducation et de l’Ecole moderne, car, pour reprendre les mots de Spencer, « avec le
développement de la civilisation » l’éducation est « dirigée plutôt dans le sens de l’utile que
dans celui de l’agréable »1.
D’autre part l’hypothèse consacre l’activité, non pas seulement comme expérience, pièce
centrale des théories empiristes de l’apprentissage, moins encore comme vouloir, dans
l’acception fichtéenne d’une éducation nouvelle de la volonté2 et non plus du libre arbitre. Car
l’activité est pour lors comprise à partir d’une conception plus globalisante, sociohistorique,
des acquisitions nécessaires à la conservation des individus et au progrès de la civilisation. Et
l’éducation est à jauger à l’aune des « principaux genres d’activité qui constituent la vie
humaine »3. Elle constitue la matrice du développement de chacun, développement induisant
que les différentes dimensions de la nature de l’enfant, toujours intégralement contenues au
plan d’une programmation initiale, soient en situation de se réaliser effectivement dans le
temps, idéalement sans frein ni rupture, selon le schéma d’une déterminité individualiste qui
se déploie dans un espace et selon un ordre annoncés.
Enfin, l’hypothèse spencérienne affiche sa filiation positiviste lorsque, à la question « Quel
savoir a le plus de prix ? la réponse unanime est : La science », non pas entendue comme
l’ordre de la connaissance rationnelle, mais comme l’étude du monde physique, car
« apprendre le sens des choses vaut mieux qu’apprendre le sens des mots »4.
Squelette de l’argumentaire, trois axiomes : « Tout est évolution » ; « Tout est [comme]
biologique » ; « Le raisonnement analogique est un raisonnement scientifique ».
De cela se déduisent, par analogies successives, quelques propositions à la résonance
familière : « Qu’en éducation il faille procéder du simple au composé c’est là une vérité sur
1 Spencer H. (1861), De l’éducation, p.4.
2 Fichte J. G. (1807-1808), Discours à la Nation allemande.
Loin d’exhorter au bien, ce qui suppose toujours possible le choix du mal, l’éducation doit se mettre
en situation d’être acceptée, plébiscitée par des élèves que leur activité fervente dynamise toujours
dans ce sens, condition d’une conception unanimiste et nationaliste de l’éducation.
C’est ainsi que Fichte entend répondre à l’anthropologie universaliste abstraite du citoyen du monde
par l’anthropologie de l’Allemand ouvrant la voie pour une humanité régénérée, refondation
universaliste en œuvre dans une double critique de l’Aufklärung et du romantisme politique.
Cf. Renaut A. (1992), « Préface », de Fichte J. G. (1807-1808), Discours à la Nation allemande.
3 Spencer H., De l’éducation, p.7.
4 Ibid., p.49.
292
laquelle on s’est, dans une certaine mesure, toujours fondé. L’esprit se développe. Comme
toutes les choses qui se développe, il progresse de l’homogène à l’hétérogène ; et comme un
système normal d’éducation est la contre-partie objective de cette marche subjective, il doit
contenir la même progression. », et par ailleurs, « le développement de l’esprit, comme tous
les autres développements, est un progrès de l’indéfini au défini »1…
A nous de plus en plus familières comme est cerné l’espace éducatif : « en matière
d’éducation, il faut encourager de toutes ses forces le développement spontané » parce que
« l’humanité n’a progressé qu’en faisant son éducation elle-même »2. Aussi convient-il de
« faire d’un enfant son propre instituteur »3, car « en le privant des connaissances auxquelles
il aspire et en le bourrant de connaissances qu’il ne peut pas digérer, nous produisons un état
morbide des facultés, et, par suite, le dégoût de toute étude. »4, métaphore (?) physiologique
dont le halo naturaliste trahit l’antirationalisme de Spencer pour qui « les instincts
intellectuels d’un enfant sont plus sûrs que nos raisonnements »5. Et l’argument permet à
l’éducateur d’autoévaluer la pertinence de ses choix pédagogiques, tant pour l’enfant « la
saine activité est agréable et l’activité pénible n’est pas saine »6 : « le plaisir immédiat que
cause l’activité est le stimulant ordinaire, et si l’on s’y prend bien le seul stimulant
nécessaire »7.
Nul ne se saurait se sentir ici en terra incognita : développement, activité, besoin ou intérêt,
maîtres-mots de cette nébuleuse qu’est l’éducation nouvelle8, diversité d’écoles rassemblées
autour de « la pédagogie active » : de « l’école active » d’Adolphe Ferrière (1879-1960)9 au
1 Ibid., p.75.
Selon la « loi de la descendance » darwinienne, toutes les espèces, issues d’un ancêtre unique, se
sont progressivement différenciées.
2 Ibid., p.80.
3 Ibid., p.81.
4 Ibid., p.82.
5 Ibid., p.83.
6 Ibid., p.83.
7 Ibid., p.84.
8 Laissons de côté ici le Groupement français d’éducation nouvelle (GFEN), constamment
soucieux d’une centration sur les savoirs et convaincu du rôle prépondérant des interactions sociales
dans la construction des connaissances ; cf. Wallon H. (1942), De l’acte à la pensée.
9 Dans L’Ecole active, 1921, le théoricien suisse Adolphe Ferrière, fortement inspiré par le modèle
biogénétique, propose une école dont l’idéal est « l’activité spontanée, personnelle et productive » : du
dedans vers le dehors, faisant coïncider le cœur et l’effort, anti-intellectualiste par « opposition à cette
tendance d’accorder à l’intellect une place prépondérante aux dépens du sentiment et de l’activité » et
qui donc met l’enfant « au contact de tous les instants avec les choses ».
Cette école s’appuie sur les acquis scientifiques de la psychologie expérimentale.
293
« learning by doing » de John Dewey (1859-1952)1, de l’activité méthodiquement articulée à
la « période sensible » de développement de l’enfant de Maria Montessori (1870-1952)2 à la
notion d’intérêt affectif de l’enfant comme symptôme du besoin vital auquel répond la
pédagogie d’Ovide Decroly (1871-1932)3, sans oublier le « tâtonnement expérimental » de
Célestin Freinet déjà évoqué, toute détermination éducative centrée sur l’individu origine et
fin de lui-même.
Pour ce qui est de la question de l’enfant, tout semble dit, ou presque, dans cette anticipation
spencérienne…
Reste pourtant cette ultime analogie qui, derrière l’enthousiasme spéculatif scientiste, ouvre
tout grand la perspective naturaliste. « L’éducation de l’enfant doit s’accorder, dans le mode
et dans l’ordre suivis, avec l’éducation de l’humanité, considérée historiquement. En d’autres
termes, la genèse de la science dans l’individu doit suivre la même marche que la genèse de la
science dans la race »4. S’annonce ici la célèbre loi de la récapitulation de la phylogenèse par
l’ontogenèse du darwinien Ernst Haeckel (1834-1919), récapitulation par laquelle l’histoire du
développement individuel reprend, sur une courte période, l’histoire de l’espèce, les embryons
passant, lors de leur développement, par les différentes phases de l’évolution de leurs
ancêtres5.
1 Parce qu’est essentielle dans la formation cognitive l’expérience pratique, - tout savoir étant le
produit d’un effort pour résoudre un problème posé dans l’expérience -, l’enseignement a pour tâche
de ressusciter cette inscription dans l’expérience : la pédagogie doit donc proposer aux élèves des
réalisations concrètes parallèles aux véritables activités sociales, réalisations supposées leur permettre
d’anticiper un résultat et donc de mobiliser leur activité tout en acquérant des connaissances. Cette
position, qui annonce la pédagogie de projet, anticipe la crise du sens de la transmission scolaire et du
même coup tente de la résoudre.
2 A l’invariance ordinale des stades de développement psychologique, Montessori ajoute les
périodes sensibles propres à chacun, qui, en somme, actualisent ces stades, induisant à l’échelle
individuelle un déroulement préformé des acquisitions, en sorte qu’à l’écoute pour chaque enfant de sa
période de sensibilisation, l’éducateur adapte une situation ad hoc d’apprentissage.
C’est une nature d’origine divine qui définit pour chaque enfant l'existence d’une personnalité latente
que révèle un plan immanent de développement et dont témoigne l’expression vitale des besoins,
désirs, intérêts de l’enfant.
3 L’intérêt, dès lors qu’il s’exprime, devient le levier d’une pédagogie adéquate au besoin de
l’enfant, toute activité éducative se donnant comme le prolongement de l’expérience concrète
immédiate de l’enfant.
4 Ibid., p.78.
5 Soit dit en passant, cette théorie qui peut nous sembler aujourd’hui farfelue, œuvre dans la
conceptualisation freudienne qui n’hésite pas à passer, sans autre forme de procès, des mécanismes de
la psyché individuelle à l’archéologie de la pensée collective, passage de l’ontogenèse à la
phylogenèse qui fait sens pour la compréhension des psychonévroses, et permet à Freud de conférer à
la psychanalyse un caractère universel. Cf. Duvernay Bolens J. (2001), « La théorie de la
récapitulation de Haeckel à Freud ».
294
Conformément à cette loi de la récapitulation, la forme adulte d’une espèce inférieure
correspond à un stade juvénile d’une espèce supérieure, par quoi l’enfant en développement
se voit doté d’un personnalité psychique isomorphe à celle du primitif, conjecture promise à
un bel avenir1. Et l’ontogenèse, qui tend à s’allonger au cours de l’évolution d’une espèce2,
ménage aux caractères acquis par un individu une transmission héréditaire à sa descendance,
selon les hypothèses lamarckiennes.
Comme, du reste, Gabriel Compayré le signale, vient ici trouver son origine, non pas l’intérêt
pour l’enfant bien sûr, dont on a montré au contraire l’inscription dans l’humanisme, mais
l’intérêt pour cet enfant-là, cet enfant appréhendé depuis un point de vue biogénétique : « Ce
sont d’abord les naturalistes, Darwin par exemple, qui étudient avec profit les débuts de
l’humanité dans l’enfance. Ce petit être, encore tout baigné par elle, leur révèle les affinités du
roi de la création avec les espèces inférieures ; il leur apporte, par le développement gradué de
ses facultés, de nouvelles preuves en faveur de l’hypothèse de l’évolution. »3.
Parce que la psychologie de l’enfant raconte l’histoire de l’humanité dont elle est la
1 L’anthropologue Lucien Lévi-Bruhl (1857-1939) est convaincu de la pertinence du
rapprochement entre mentalité enfantine et mentalité primitive ainsi définie : « les représentations
collectives de la mentalité primitive, les objets, les êtres, les phénomènes peuvent être, d’une façon
incompréhensible pour nous, à la fois eux-mêmes et autre chose qu’eux-mêmes.(…) pour cette
mentalité, l’opposition entre l’un et le plusieurs, le même et l’autre, etc., n’impose pas la nécessité
d’affirmer l’un des termes si l’on nie l’autre et, ou réciproquement. » ; Lévy-Bruhl L.(1910), Les
Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Première partie chapitre II, p.77).
La psychologie génétique reprend l’idée, y compris Wallon pourtant très critique à l’endroit de
« l’invraisemblance de l’hypothèse » de la récapitulation ; cf. Wallon H. (1942), De l’acte à la pensée,
pp.15-16.
Piaget et Wallon retiennent la mise en perspective des deux mentalités eu égard leur caractère
prélogique qui, en soi, n’est pas incohérence, mais incompatibilité avec une vision scientifique du
monde. Pour Piaget, l’enfant a, comme le primitif, une pensée animiste, artificialiste et réaliste, qui se
caractérise au plan linguistique par une confusion du signe et du référent : sans arbitraire du signe le
nom, comme la représentation, adhèrent à l’objet ; cf. (1926), La représentation du monde chez
l’enfant.
2 Dans son article, « Esquisse d’une psychologie comparée de l’homme » paru en 1876 dans la
Revue philosophique, Spencer remarque un allongement de l’enfance en Occident, signe de la
complexité du type occidental, les organismes ayant un développement proportionnel à leur
complexité.
3 Compayré G. (1898), « Préface », Sully J. (1895), Etudes sur l’enfance, p. III.
295
synthèse et la mémoire, l’enfant devient un objet d’étude éminemment désirable1. Et parce
qu’il est cet homo dont la paléoanthropologie nous montre l’animalité, fictif chaînon
manquant entre l’homme et l’animal qui établit « finalement une parenté de l’homme avec
l’ensemble du vivant »2, l’enfant porte cette naturalité dont il témoigne d’abord par le jeu,
activité commune aux jeunes mammifères, naturalité proprement amorale qui justifie
l’éducation.
Ainsi pédagogie et psychologie font désormais cause commune. Et c’est sur ce terrain balisé
par l’évolutionnisme et le développementalisme3 qu’elles se réfléchissent. La pédagogie assoit
la légitimité de son éducation morale et intellectuelle sur la psychologie, science du
développement de l’enfant. Cette dernière assure, via l’évolutionnisme, une normalisation
développementale certifiant que les facultés, qui sont les mêmes chez tous les enfants,
apparaissent dans le même ordre de succession, figure paradigmatique désormais de la
psychologie génétique.
1 Ce même Gabriel Compayré après avoir publié, dans La Revue philosophique, juillet-décembre
1878, un compte-rendu de l’ouvrage de Bernard Pérez, Les Trois Premières Années de l’enfant, lance
un appel aux parents pour qu’ils livrent au public les observations faites sur leurs enfants, prenant ainsi
la suite de monographies plus illustres, ainsi le récit par Hippolyte Taine, de l’observation de sa propre
fille (« Notes sur l’acquisition du langage chez l’enfant et dans l’espèce humaine », La Revue
philosophique janvier-juin 1876) qui précède celui, par Charles Darwin, de son fils en 1877,
« l’esquisse biographique d’un petit enfant ». Ottavi D. (2001), De Darwin à Piaget. Pour une histoire
de la psychologie de l’enfant.
Alfred Binet et Jean Piaget étudient à leur tour, à partir de l’observation de leurs propres enfants, le
développement de l’intelligence enfantine.
2 Ottavi D. (2002), « « L’enfant au centre de l’école. Genèse d’une évidence, invention d’un
mythe, in Blais M. - Cl., Gauchet M., Ottavi D., Pour une philosophie politique de l’éducation,
« Pluriel », p.134.
3 Nous reprenons ici, après Dominique Ottavi (De Darwin à Piaget, « Du développement à
l’évolution, pp.25-37), le distinguo établi par Georges Canguilhem : développement n’est pas
évolution.
D’essence transformiste en inscrivant le changement, et donc la rupture, dans son processus de
réalisation ou de vieillissement, l’évolution fait de la vie une histoire qui comprend l’histoire de
l’homme sur le modèle de l’épigenèse (partie du développement embryonnaire qui n’est pas dû aux
données génétiques mais à d’autres facteurs) : si l’homme n’est plus que le plus complexe des
animaux, il n’est plus sans doute au centre de la Création, et peut toujours se dépasser lui-même dans
le chevauchement continu de l’hérédité et de l’adaptation.
Le développement, d’essence préformationniste, suppose au contraire que l’individu contienne les
étapes biologiques antérieures de l’espèce.
La théorie de la récapitulation, plaquant l’ontogenèse sur la phylogenèse, aliène l’évolutionnisme au
développementalisme par lequel un individu se déploie à partir de son origine.
Cf. G. Canguilhem, G. Lapassade, J. Piquemal, …[et alii] (1962), Du développement à l’évolution au
XIXe siècle.
296
Que les grands noms de la psychologie de l’enfant scellent l’alliance entre pédagogie et
psychologie confirme l’hypothèse d’un redéploiement psychopédagogique dont le médecin et
psychologue Edouard Claparède (1873-1940)1 invente le modèle2. Car Edouard Claparède le
confirme : la psychologie rentabilise la pédagogie en évitant le tâtonnement et l’amateurisme
des vieilles méthodes, version scolaire du taylorisme, dès lors que la psychologie elle-même
se dote d’outils pratiques pour servir l’éducation3. Forte de cette alliance contractée avec la
psychologie expérimentale, la pédagogie doit désormais s’assurer du primat du besoin de
l’enfant qui s’actualise dans l’intérêt que l’enfant manifeste au gré de son développement.
Au contraire des convictions d’Alain pour qui « nous ne nous instruisons jamais à ce qui nous
passionne » car « l’esprit ne prend forme que dès qu’il domine assez son objet pour saisir et
n’être point saisi (…) il faut travailler et conquérir par là un genre de bonheur que le désir
n’apercevrait pas »4, intérêt et besoin ne sont ici réversibles que parce que l’enfant est porteur
de son propre développement : l’enfant manifeste de l’intérêt à agir dans le sens de son intérêt
selon le principe de l’infaillibilité de la nature, réversibilité qui dit assez la dimension
naturaliste de l’éducation fonctionnelle5 claparédienne.
Signalons toutefois la différence avec Rousseau dont le patronage est un peu
rapidement revendiqué. Pour ce dernier, le besoin intervient en creux dans la justification de
l’éducation négative : puisque nous ne savons rien de l’enfant définitivement irréductible à
l’adulte, et donc rien de ses besoins justement, la leçon des choses, comme confrontation à
l’ordre des choses, ajustement spontané du besoin et de sa satisfaction en raison, l’emporte
sur toute éducation intellectuelle.
A contrario d’une telle conception, la psychologie, dès lors qu’elle s’affirme comme
fondement scientifique de la pédagogie, fait de la supposée vérité de l’enfant, - qu’elle
maîtrise -, le gouvernail de l’éducation, et ce besoin de l’enfant, par hypothèse nécessaire,
1 Médecin et psychologue, Edouard Claparède est directeur du laboratoire de psychologie de
l’université de Genève à partir de 1904 et fondateur, en 1912, de la célèbre école de sciences de
l’éducation, l’Institut Jean-Jacques Rousseau.
2 Claparède E. (1905), Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale.
3 Précisons que cette conception psychologique de l’enfance met de toute façon la pédagogie en
situation de demander l’assistance de la psychologie, car du fait de l’essence développementale de sa
« nature », l’enfant se caractérise comme pur devenir, refusant toute identité qui lui intimerait une
assignation. L’enfant, en ce sens, est toujours ce qu’il n’est pas pour être ce qu’il est. Force est donc de
recourir à une instance permettant d’intelliger la trajectoire de son « développement normal » ; la
pédagogie n’ayant plus ensuite qu’un fil conducteur : respecter cette trajectoire mise à nu par la
psychologie.
4 Alain (1932), Propos sur l’éducation, Propos LVI, p.123.
5 Claparède E. (1931), L’Education fonctionnelle.
297
devient la cheville ouvrière du réquisitoire contre l’éducation ante, autoritaire et/parce
qu’ignorante : l’école active est une école sur mesure1, c’est-à-dire adaptée à l’enfant et à ses
besoins. Et puisque chaque enfant est, selon l’hypothèse individualiste, singulier et donc
différent, le rôle de l’école est bien de s’adapter à cette différence en la repérant d’abord, et
s’y ajustant ensuite, de sorte qu’utilité sociale (rentabilisation des aptitudes) et intérêt
individuel coïncident, annonçant un type d’intervention scolaire différenciée.
Ce que corrobore le détour par la psychopédagogie claparédienne, dont l’influence sur
l’éducation nouvelle est, on le voit, loin d’être négligeable, c’est d’abord cette conception de
l’enfant contenant et actant sa propre croissance selon le paradigme individualiste, et c’est
ensuite le poids du darwinisme et des orientations biologiques dans l’approche fonctionnelle.
L’une et l’autre dessinent les contours d’une anthropologie qui fait de l’intelligence un outil
d’adaptation à un environnement nouveau par réajustements successifs, fonction adaptative
empruntée à Spencer, et que l’on retrouve évidemment amplement développée chez Piaget,
selon le double paradigme naturaliste et utilitariste.
Car si Claparède est un grand précurseur, c’est à Jean Piaget2 que revient le privilège
d’avoir, si l’on peut dire, subjugué une Ecole en quête de légitimité scientifique, enthousiasme
un peu surprenant si l’on sait combien les théories piagétiennes de l’apprentissage font peu de
cas des apprentissages typiquement scolaires.
Il y a chez Piaget, conformément à l’épistémè évolutionniste, un adultocentrisme qui l’amène
à rencontrer l’enfant dans l’étude génétique de la connaissance, un refus, par conséquent, de
l’innéisme et de l’apriorisme cartésiens, refus également de l’empirisme au sens où la
connaissance n’est pas le reflet du monde extérieur dans la représentation du sujet3.
Refus ou plutôt dépassement. Car l’idée maîtresse est bien dans l’interactionnisme et
l’adaptation qui en découle : l’enfant piagétien est une individualité originale, soustraite à
toute détermination décisive de ses milieux, car ceux-ci, son milieu familial par exemple,
n’interviennent qu’à titre de constituants d’un environnement auquel l’enfant se confronte, et
1 Claparède E. (1920), L’Ecole sur mesure.
2 Jean Piaget (1896-1980), après un doctorat en sciences naturelles, travaille dans les laboratoires
de psychophysiologique et de pédagogie expérimentale fondés par Alfred Binet avant de rejoindre
Edouard Claparède à l’Institut Jean-Jacques Rousseau en 1921.
3 …bien plus, Piaget reprend à son compte l’opposition ancienne entre notion abstraite et
apparence perceptive (Le Développement des quantités physiques chez l’enfant ou La Genèse des
structures logiques élémentaires), confer son concept, central, de conservation, sorte d’a priori
fonctionnel de la pensée : c’est en dépassant l’aspect sensible des transformations de l’objet pour
s’intéresser aux transformations elles-mêmes et en découvrir le caractère réversible, que l’enfant passe
d’une représentation figurative (égocentrée) à une représentation opérative, préconceptuelle. La
Psychologie de l’intelligence, pp.176-177.
298
qui facilite ou inhibe ses dispositions natives. Ainsi la construction de l’enfant se fait
linéairement par un mécanisme de coordination et de co-activation de schèmes réalisant
l’adaptation à un environnement dont les différences sont assimilées1.
Le développement ici désigné distingue des stades2 dont la succession renvoie, selon le
paradigme développementaliste, à l’image d’un enfant à la fois complet du point de vue de ses
virtualités et lacunaire quant à son schéma d’organisation, dans la mesure où chaque stade
apporte un nouvel élément à la construction de l’individu et tend vers le stade ultime, celui de
la rationalité adulte, construction terminée et constitution achevée3.
Enfant lacunaire donc au plan de son fonctionnement intellectuel puisque circonscrit à des
opérations « concrètes » jusqu’à l’âge de 7-8 ans, avant de connaître un embryon de raison
avec l’apparition de la « réversibilité ». Et pédagogie fragmentaire, car l’engagement
pédagogique doit se fixer successivement sur les différents éléments saillants du
développement de l’enfant dans l’ordre de leur émergence, enchaînement des apprentissages
qui présuppose acquis l’apprentissage correspondant à un stade de développement avant
d’entamer celui qui suit.
Le pédagogue retrouve ici son acception étymologique, παιδαγωγός, « celui qui conduit les
enfants à l’école » : l’intervention pédagogique consiste en effet à accompagner les enfants
dans leur évolution, faciliter, soutenir et stimuler les transformations qui se produisent en eux,
et qui les amènent à passer de l’état d’enfance à celui d’adulte. Si le pédagogue n’est pas ici
un enseignant, il n’est pas davantage, comme certains ont voulu le voir, le Gouverneur
d’Emile, dont l’omnipotence et l’omniscience habilitent une nécessaire médiation qui réalise
la liberté. Chez Piaget au contraire, il n’y a pas véritablement d’intervention enseignante :
1 La nature adaptative de l’intelligence peut être ainsi définie comme un équilibre entre
l’assimilation mentale « incorporation des objets dans les schèmes de la conduite, ces schèmes n’étant
autres que le canevas des actions susceptibles d’être répétées activement » et l’accommodation,
modification du « cycle assimilateur en l’accommodant aux objets » Piaget J. (1947), La Psychologie
de l’intelligence, p.13.
2 Stade sensori-moteur (jusqu’à 2 ans : l’enfant « pense » en fonction de ce qu’il sent) ; stade
préopératoire (2-5 ans : apparition des images mentales et transformation des objets sans pouvoir
raconter cette transformation) ; stade opératoire concret (plus de 5 ans : début des relations de
causalité)
Mais en réalité cette dimension lacunaire de l’enfant appartient à l’ensemble des psychologies
génétiques.
3 A travers les stades, est toujours référé en dernière instance, au neuro-physiologique, de sorte que
la normalité se confond avec un ordre et un rythme de progression.
299
l’enfant, dès lors qu’il est mis en situation, c’est-à-dire exposé au monde, agit1 ( ?) par
assimilation et accommodation de l’objet qu’il s’incorpore à travers les trois « moments
essentiels » que suppose l’acte d’intelligence : « la question qui oriente la recherche,
l’hypothèse qui anticipe les solutions, et le contrôle qui les sélectionne »2.
D’où le rôle essentiel du jeu3, moyen privilégié par lequel l’enfant d'une part exerce des
fonctions venues à maturation, mais surtout, à travers le jeu imitatif ou symbolique, accède à
la fonction symbolique, c’est-à-dire à la « la différenciation, du point de vue du sujet luimême, entre le signifiant et le signifié ». Sachant qu’« un symbole est à définir comme
impliquant un lien de ressemblance entre le signifiant et le signifié, tandis que le signe est
"arbitraire" et repose nécessairement sur une convention. », « le signe requiert donc la vie
sociale pour se constituer [alors que] le symbole peut être élaboré par l’individu seul ( comme
dans le jeu des petits enfants). »4.
En ce sens le jeu imitatif est deux fois privilégié parce qu’il est deux fois premier : il
intervient en amont de la socialisation de l’enfant, et il ne met en présence que l’individualité
et l’objet.
Comme le reprend Pierre Dague5, « l’instrument essentiel d’adaptation sociale est le langage,
qui n’est pas inventé par l’enfant mais lui est transmis en des formes toutes faites, obligées et
de nature collective, c’est-à-dire impropres à exprimer les besoins ou les expériences vécues
du moi. Il est donc indispensable à l’enfant qu’il puisse disposer également d’un moyen
d’expression propre, c’est-à-dire d’un système de signifiants construits par lui et ployables à
ses volontés : tel est le système des symboles propres au jeu symbolique ».
Ainsi peut-on dire que Piaget parvient à l’objectif qu’il s’est fixé : partant de « cette double
nature, biologique et logique de l’intelligence »6, en constituer une sorte d’embryogenèse dont
les apprentissages sont des processus adaptatifs naturels sur lesquels l’Ecole peut toujours se
régler.
1 …encore qu’avec l’accommodation on soit aux limites de l’action : l’individu agit ou est agi
lorsque le schème d’assimilation se modifie sous l’influence des objets du milieu ?
2 La Psychologie de l’intelligence, p.114.
3 Piaget J. (1970), « Le mythe de l’origine sensorielle des connaissances scientifiques », in
Psychologie et épistémologie.
4 Ibid. p.149.
5 Dague P., Institut de Psychologie René Descartes Paris V, « Le développement mental de
l’enfant entre 2 et 7 ans » in Actes du Congrès de l'A.G.I.E.M. de Reims, 1976 : « Idées actuelles
sur le développement psychologique du jeune enfant », p.37-45.
6 La Psychologie de l’intelligence, p.8.
300
Parmi les attributs pédagogiques du pédocentrisme, manque à notre analyse la nondirectivité pour laquelle plaident nombre de théoriciens, dont Piaget d’ailleurs, non-directivité
qui se déduit sans doute du naturalisme commun et de l’infaillibilité d’une inculcation
naturelle, mais qu’au sortir de la Première Guerre mondiale, la représentation mortifère de
l’adulte et de son pouvoir renouvelle.
Réactivant l’imagerie d’une enfance mythique retrempée à une lecture très contestable de
Rousseau, l’éducation puérocentrée veut voir en l’auteur de l’Emile, « Copernic de la
pédagogie » selon le mot de Claparède, le théoricien d’un âge d’or de l’Etat de nature dont la
bonté et l’innocence enfantine seraient en quelque sorte la mémoire et la trace1.
Ainsi Roger Cousinet (1881-1973), acteur important de l’éducation nouvelle dans l’entredeux-guerres, peut écrire : « L’éducation est l’œuvre de l’enfant, il n’a ni à être éduqué, ni
même à s’éduquer, il n’a d’autre chose à faire qu’à vivre. C’est là le sens du message de
Rousseau. »2. Par quoi il conseille aux futurs enseignants de faire préalablement à toute
orientation professionnelle un stage en colonie de vacances, la principale qualité de
l’enseignant étant sa capacité à vivre avec les enfants3.
Que les apprentissages soient en quelque sorte en germe dans l’enfant, - et tout
constructivisme admet par hypothèse le caractère héréditaire du fonctionnement de
l’intelligence4 -, et le maître en effet n’a rien à importer, surtout pas à agir pour laisser agir.
L’idée d’une pédagogie de l’apprentissage se substitue tout naturellement à l’ancienne
pédagogie de l’enseignement, aussi vrai qu'apprendre ce n’est pas se laisser enseigner :
1 C’est là le Rousseau « qui le premier dans les temps nouveaux, a ramené nos pensées vers les
sources fraîches et virginales de la vie enfantine » ; Compayré G. (1897) « Préface » à Sully J., Etudes
sur l’enfance, p. III.
2 Cousinet R. (1950), L’éducation nouvelle, cité par Florence Giust-Desprairie dans l’étude qu’elle
consacre à L’Eau vive, école primaire fondée par Roger Cousinet en 1945, et haut lieu de l’éducation
nouvelle [(1989), L’Enfant rêvé].
3 Cousinet R. (1952), La Formation de l’Educateur.
L’esprit de cette proposition a d’ailleurs été retenue : pour les candidats au professorat des écoles, le
nombre de candidats étant supérieur au nombre de places, l’admission en première année d’IUFM
dépend de la réussite à un test d’entrée pouvant comptabiliser des points supplémentaires pour les
détenteurs du BAFA (Brevet d’aptitudes aux fonction d’animateurs de centres de vacances et de
loisirs).
Par ailleurs les conditions d’accès au CRPE comme au CAPES, exigent pour le candidat qu’il soit
titulaire d’une licence ou d’un diplôme au moins égal. Toutefois, les pères et mères de famille ayant
élevé au moins trois enfants ont accès aux concours sans condition de diplôme (décret n°81-317 du 7
avril 1981) : si le décret s’applique à l’ensemble des concours de la fonction publique, l’opinion
justifie la disposition légale concernant les professions enseignantes par la connaissance pratique de
l’enfant qu’a nécessairement développé le parent de trois enfants, connaissance suffisamment
précieuse pour finalement supplanter les connaissances disciplinaires.
4 …et de lui seul, par opposition au préformisme.
301
l’apprenant sait ce qu’il veut, selon le double postulat du besoin et de l’intérêt, et cherche les
moyens de pouvoir, dans une configuration du savoir que Cousinet définit en effet comme
« opératoire », c’est-à-dire absorbé tout entier par la finalité du faire, un savoir pour faire.
De sorte que « moins on est enseigné, plus on apprend, puisque être enseigné c’est recevoir
des informations, et qu’apprendre c’est les chercher »1.
Entre la pédagogie différenciée qui tient compte de la particularité de chaque enfant dans une
appréhension globale de l’enfance naturellement normative (Claparède), la construction de
progressions d’apprentissage basées sur une théorie du développement de chacun et de tous,
faisant la part belle au jeu et à la manipulation (Piaget), et gardant à l’esprit que le devoir du
« pédagogue » est d’abord et surtout d’optimiser le déroulement de cette histoire
développementale (Cousinet…), ce type d’approche polarisée sur les « besoins de l’enfant »
risque de réduire en réalité les apprentissages à des processus adaptatifs naturels au sein
desquels l’héritage culturel n’apparaît pas comme opérateur, mais comme caution de
l’idéologie du progrès qui soutient l’édifice.
Le moment évolutionniste, si l’on peut dire d’orientation développementaliste, marque
donc un tournant décisif quant à la représentation de l’enfant rendu à une détermination
indissociablement naturaliste et individualiste. C’est cet enfant que l’éducation aide à devenir
ce qu’il est déjà, non pas un sujet libre et virtuellement autonome selon l’ordre de la raison,
théorique et pratique, mais un individu indépendant et virtuellement in-différent selon l’ordre
de la nature2.
Que se soit là justement que prennent naissance la psychologie et ses épigones ne peut être
sans conséquence. Non du tout qu’il faille lire ici une relation naïve de causalité incriminant,
sous prétexte de « crise de l’école », l’éducation nouvelle3 dont quelques préceptes ont sans
doute inspiré l’inflexion réformatrice de l’Ecole depuis, surtout, les années 70, et dont le
puérocentrisme s’avère en somme le parangon.
1 Pédagogie de l’apprentissage, p.125.
2 La réquisition de Rousseau au banc des puérocentristes est largement due au contresens fait par
ces derniers quant au concept rousseauiste de « nature », justement ; alors que si Rousseau fait usage
du terme en deux acceptions distinctes, selon qu’il s’agit de la nature de l’Etat de nature ou de la
nature de la société civile, son antinaturalisme ne transige pas, et c’est d’ailleurs en cela qu’il reste
absolument moderne.
Voir sur cette question l’analyse d’Alain Renaut, « Avec ou contre Rousseau », La Libération des
enfants, pp.229-313.
3 Est ici fait allusion à un courant très critique à l’endroit de l’Ecole contemporaine, courant qui,
notamment, met en cause ses orientations pédagogistes, de Jean-Claude Milner (1984, De L’école), à
Denis Kambouchner (2000, Une Ecole contre l’autre).
302
D’ailleurs, faut-il le rappeler, la psychologie de l’enfant ne parle pas d’une seule voix.
Certes le travail de Jean Piaget (1896-1980) appréhende le langage comme un système
symbolique de représentations qui n’intervient directement dans la construction intellectuelle
que tardivement1, au moment de l’achèvement des structures opératoires à travers les
opérations formelles ou hypothético-déductives. Il existe en effet une logique piagétienne des
coordinations d’actions antérieure et indépendante du langage, par laquelle l’enfant assimile
les données extérieures en accommodant ses schèmes d’assimilation aux particularités de
l’objet, se décentre peu à peu et se dégage de l’« égocentrisme »2 originel en objectivant le
milieu à partir des interactions. Autrement dit le développement cognitif est à la fois le
prérequis et le fondement de l’apprentissage du langage, et, d’une manière plus générale, le
développement est strictement appréhendé d’un point de vue interne (biologique) et logique.
En quoi en effet l’interaction constructiviste piagétienne qui s’articule sur le rapport du
« sujet » à l’objet (les personnes sont ici considérées comme des objets d’interactions
ordinaires) selon un mode biologico-formel dans lequel le langage joue un rôle second, et qui
permet une socialisation progressive à partir d’une indifférenciation originelle, - du sujet et de
l’objet, des points de vue du sujet et d’autrui -, peut sans doute justifier l’idéal
d’individualisation pédagogique déjà évoquée. Et ce d’autant que la psychologie piagétienne
invite la pédagogie « nouvelle » à venir se ressourcer à ses propres acquis.
Mais comme le fait justement remarquer Henri Wallon, le modèle n’est pas sans défaut,
notamment parce qu’il occulte le rôle prépondérant des interactions sociales dans la
construction des connaissances3, néglige le facteur affectif4, moteur du développement
intellectuel5.
Et il n’est peut-être pas inutile de rappeler comment le psychologue Lev Vygotski (18961934) renverse la proposition de départ de Piaget : le langage est d’emblée socialisé,
socialisant et interpsychique et ne joue un rôle intrapsychique qu’à la suite d’un processus
1 Pour Piaget le langage ne suffit pas à expliquer la pensée comme le révèle les mécanismes
sensori-moteurs, mais il est une « condition nécessaire » de la construction des opérations logiques (
La Formation du symbole chez l’enfant ).
2 Piaget J. (1923), Le Langage et la Pensée chez l’enfant.
Notons toutefois qu’à la fin des années 60, l’égocentrisme est écarté au profit de la seule
« décentration ».
3 Wallon H. (1942), De l’acte à la pensée.
4 Le facteur affectif s’origine dans la relation expressive de l’enfant à sa mère et inaugure cette
médiatisation du rapport au monde : ainsi la pensée représentative s’ancre dans l’émotion et les
rapports dialogiques de l’enfant avec ses proches.
5 Cf. Wallon H. (1934), Les Origines du caractère chez l’enfant.
303
d’internalisation1, passage de l’interpsychique à l’intrapsychique qui met au premier rang le
rôle de la communauté dans la formation de la pensée, l’interaction s’articulant désormais sur
le rapport de l’adulte à l’enfant dans son groupe de pairs.
En sorte que l’enfant apparaît bien plutôt comme inadapté à l’indépendance et à
l’individualisation de l’apprentissage, inadaptation dans laquelle il faut du reste chercher la
source même du développement, car c’est bien justement l’incapacité de l’enfant à résoudre
seul la tâche d’appropriation des significations sociales auxquelles le langage lui donne accès,
qui l’amène à prendre appui sur l’adulte.
D’une manière différente mais partant également du postulat selon lequel l’organisation
psychologique est construite de façon médiate par la culture d’une communauté, Henri
Wallon conçoit le processus de développement comme un processus d’individuation dont le
langage est le milieu, assurant tout à la fois les communications interpersonnelles et la
production de représentations, fabrication coextensive de l’animal social et du sujet.
Si l'émotion est à l’origine de l’expression et de la représentation, affect et intellect, forme
subjective et objective, entretiennent, comme le montre Jean-Yves Rochex2, une relation
éminemment dialectique de filiation et d’opposition, qui s’incarne dans les étapes de
l’évolution psychologique alternativement marquées par une prédominance de l’affectivité,
orientation centripète, et par une prédominance de l’intellect, orientation centrifuge.
Et c’est en tout cas du groupe que l’enfant reçoit les instruments intellectuels et les formules
différenciées d’action qui ne sont donc pas inventées par chacun.
Mais si toute la psychologie de l’enfant n’est pas pénétrée des présupposés
individualistes, le poids de la doxa limite à peu près son ascendant, sur le terrain de
l’éducation nouvelle, à la sphère d’influence du GFEN.
Et c’est en effet sous les auspices du courant piagétien et de la plupart des écoles que
rassemble l’éducation nouvelle que se développe le puérocentrisme dans l’Ecole.
1 Vergnaud G. (1999), « On n’a jamais fini de relire Vygotski et Piaget » in Clot Y. (dir°),
Avec Vygotski.
2 Rochex J.-Y., (1999), « Vygotski et Wallon : pour une pensée dialectique des rapports
entre pensée et affect » in Clot Y. (dir°), Avec Vygotski.
304
II 233 Puérocentrisme contre puérocentrisme
Reste qu’il y a deux manières d’aborder la question du puérocentrisme.
La première mène à une représentation de l’enfance comme monde.
Longtemps ignoré, car l’observateur de l’altérité enfantine le fait, tel en d’autres lieux
l’ethnologue1, depuis son acharnement à comprendre l’autre, dans une sorte de retour à soi
égocentrique, identique à lui-même. En rupture avec ce point de vue adultocentré, l’enfant est
ici un être à part, irréductible à l’adulte.
On sait la responsabilité de Rousseau dans cet avènement de l’enfant de l’enfance, ce qui ne
fait pas de lui le tenant d’une maturation spontanée loin s’en faut. Car si l’enfance est
reconnue dans sa spécificité positive, « il faut considérer l’homme dans l’homme, et l’enfant
dans l’enfant »2, elle n’est pas en tant que telle acquise à ce qui fait l’homme c’est-à-dire à la
liberté : l’enfant est nativement débile3, amoral4, méchant5, et finalement heureusement limité
dans son champ d’intervention6.
Il n’y a donc pas là d’enfance heureuse : « quiconque fait ce qu’il veut n’est pas heureux, si
ses besoins passent ses forces », et « les enfans ne joüissent, même dans l’état de nature, que
d’une liberté imparfaite, semblable à celle dont joüissent les hommes dans l’état civil. »7.
Sachant que « si l’homme est un être fort et si l’enfant est un être foible, ce n’est pas parce
que le premier a plus de force absolüe que le second, mais c’est parce que le premier peut
naturellement se suffire à lui-même et que l’autre ne le peut »8, l’éducation est bien seule
capable de faire advenir l’homme libre et heureux, en mettant « à égalité parfaite la puissance
et la volonté »9.
Ce puérocentrisme rousseauiste n’est donc en rien une éducation libérale, et Rousseau précise
qu’en ne faisant que ce qu’il veut l’enfant « ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il
1 Cf. Lévi-Strauss, Race et histoire, p.92.
2 Emile ou de l’éducation , livre II, p.303.
3 « nous naissons capables d’apprendre, mais ne sachant rien, ne connoissant rien. L’ame
enchaînée dans des organes imparfaits et demi-formés n’a pas même le sentiment de sa propre
existence », Ibid., livre I, p.280.
4 « avant l’age de raison nous faisons le bien et le mal », Ibid., p.288.
5 « toute méchanceté vient de foiblesse ; l’enfant n’est méchant que parce qu’il est foible »,
Ibid., p.288.
6 « en même tems que l’auteur de la nature donne aux enfans ce principe actif il prend soin
qu’il soit peu nuisible, en leur laissant peu de force pour s’y livrer », Ibid., p.289.
7 Ibid., livre II, p.303.
8 Ibid., p.309.
9 Ibid., p.304.
305
fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que
vous ne sachiez ce qu’il va dire »1.
Soit dit en passant, l’éducation rousseauiste n’est pas moins contraignante que l’éducation
kantienne. Car lorsque la seconde affranchit de la nature, la seconde affranchit de la nature, la liberté est pour l’un et l’autre arrachement à l’ordre naturel -, et de la culture, attachée
qu’elle doit être à ne pas confondre les exigences de notre nature avec les faux besoins créés
par la culture2.
Quoi qu’il en soit et c’est là que nous voulions en venir, ce puérocentrisme est absolument
moderne.
Bien différente est la seconde manière d’aborder la question qui mène au contraire à
considérer l’enfant comme un individu à part entière qui, d’emblée, coïncide avec lui-même,
voire à l’appréhender comme une personne3, renouant, le cas échéant, avec un
adultocentrisme généralement décrié.
Car dès la naissance, quand ce n’est pas avant même la naissance4, l’individu enfant dispose
de compétences précoces significatives, affectives, émotionnelles et motrices, qui justifient,
comme la psychanalyste Françoise Dolto s’emploie à le répéter5, que les adultes lui parlent,
et, dans une perspective largement prophylactique des névroses et psychoses enfantines, lui
parlent vrai.
Et d’une certaine manière la théorie psychanalytique va plus loin encore.
En dotant l’enfant d’une sexualité, dont la maturation sans doute s’exprime dans une
chronologie marquée par des stades, mais se donne, en même temps, comme la condition sous
laquelle la sexualité enfantine se perpétue dans la sexualité adulte à partir d’une organisation
de la vie sexuelle dont les objets font l’objet de « déviations », - perversion polymorphe
1 Ibid., p.363.
2 Kant distingue deux aspects de la culture de soi : la « culture de l’habileté », qui inclut la
culture comme instruction, et la « culture de la discipline » par laquelle la volonté se libère du
despotisme des désirs. Si la culture n’est pas morale, au moins rend-elle l’homme capable de moralité :
en consacrant la rupture avec la nature, elle ouvre un champ à la raison pratique.
Rousseau ne dit pas autre chose, à ceci près qu’il se focalise sur les obstacles, dans la culture, pour une
éducation à la liberté.
3 Cf. le best seller de Bernard Martino paru en 1985, Le bébé est une personne, à partir du
documentaire en trois volets diffusé par antenne 2 en 1984
4 Laurence Gavarini évoque cette manière inédite d’envisager le nouveau-né stimulé dès la
gestation par le chant et la parole. Cf. Gavarini L. (2001) La passion de l’enfant, Ière partie, chap.I :
« le voile est levé sur la petite enfance », alors que l’idée d’un apprentissage intra-utérin du langage se
développe ; cf. Karmiloff K., Karmiloff-Smith A. (2003), Comment les enfants entrent dans le
langage.
5 Dolto Fr. (1977-1979), Lorsque l’enfant paraît, tomes I, II, III.
306
originelle par quoi la sexualité ne se limite pas au biologique, aux organes génitaux1 -, Freud
fait de la sexualité de l’enfant le « possible » de la sexualité de l’adulte, comme origine et
comme représentations mentales. Inversant la figure d’un enfant dont l’inachèvement marque
traditionnellement le rapport à l’adulte en terme de déficit ou de lacune, la psychanalyse fait
au contraire de l’enfant ce que pour partie l’adulte qu’il va devenir ne sera plus, autrement dit
fait de l’adulte est un individu amputé des possibles de son enfance2.
Perspective prospective de la figure de l’enfant « total », dans laquelle on est tenté de lire
l’anticipation de cette valorisation hyperbolique de la jeunesse qui se diffuse au XXe siècle, en
particulier à partir des années 60, justifiant le néologisme de « jeunisme »3.
Ainsi est donc repérée, à travers un puérocentrisme individualiste, face à la plénitude et à
l’authenticité enfantine, une « crise de l’âge adulte » par laquelle la maturité, sous le signe de
la déchéance, se révèle significativement introuvable4. Car dès lors grandir c’est tailler dans le
vif, élaguer, s’orienter, choisir, se déterminer, et ce faisant perdre, laisser derrière soi un
potentiel, une énergie et une inventivité vitale : et grandir, finalement, c'est vieillir.
Ici la différence significative ne s’établit donc pas entre l’enfant et l’adulte, mais entre
les enfants eux-mêmes, qu’il s’agit moins d’éduquer que de laisser grandir, en respectant non
plus leur identité d’enfant mais leurs singularités disparates5.
1 Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle : voir les deux premiers essais qui analysent
respectivement les déviations se rapportant aux objets sexuels et la phase prégénitale (zones orale,
sadique-anal), phase amnésique caractéristique de l’organisation de la vie sexuelle avant le primat de
la zone génitale.
2 Le point de vue psychanalytique ne prend pas place pour autant dans une représentation
puérocentrée : l’enfant de la psychanalyse est indissociable de son devenir adulte. Ce qui n’empêche
nullement le discours puérocentriste de recycler pour son propre compte des concepts
psychanalytiques.
3 Le destin du terme est étonnamment révélateur : introduit par R.-G. Schwartzenberg dans un
article du journal Le Monde en date du 23 octobre 1975 dans l’acception de « haine des jeunes », il est
repris dans l’acception absolument contraire de « culte du " moment-jeune " » dans les années 80,
notamment par Alain Finkielkraut (1987), La défaite de la pensée.
Cf. Deschavanne E, Tavoillot P.-H. (2007), Philosophie des âges de la vie.
4 Cf. Ibid., pp.38-43.
5 C’est cette « personne » de l’enfant que, par exemple, présupposent Monique Canto-Sperber et
Paul Ricœur dans une tribune consacrée au port du voile islamique dans les établissements scolaires,
Une laïcité d’exclusion est le meilleur ennemi de l’égalité » (Le Monde du 11/12/2003).
Après avoir rappelé les arguments favorables à la loi l’interdisant (nécessité pour l’école d’affirmer sa
neutralité en matière d’appartenance religieuse ; impossibilité d’admettre en ses murs un symbole du
statut d’infériorité de la femme ; opportunité d’offrir aux établissements scolaires un cadre juridique
sur lequel s’appuyer), les auteurs mettent en garde contre une position qui fait l’amalgame entre la
neutralité requise des personnels de l’Education nationale et de leurs enseignements, et une neutralité
des élèves, position qui pourrait reconsidérer le principe de la liberté religieuse.
La formulation ici est particulièrement significative : entrant à l’école, les élèves doivent ils,
s’interrogent les auteurs, « s’abstraire de ce qu’ils sont ? »…
307
Dès lors, on saisit combien cette différenciation devient essentielle dans la manière d’aborder
« chaque enfant » dans la famille et dans la classe, l’intervention scolaire devant s’inscrire
dans « l’évidence » d’une adaptation de l’Ecole à la diversité des élèves, comme le suggère la
circulaire d’août 1977 qui évoque la « nécessité d’une pédagogie plus différenciée » pour
« détecter le style d’activité de chaque enfant »1, point de vue différencialiste sur lequel les
dispositions législatives ultérieures ne reviennent jamais vraiment tout à fait2.
C’est dans un tel contexte que la loi d’orientation de 1989 garantit à chacun un droit à
l’éducation « afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de
formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa
citoyenneté. », « le service public de l’éducation » étant, on l’a vu, « conçu et organisé en
fonction des élèves et des étudiants ».
Disposition qui répond à l’orthodoxie puérocentriste non pas tant par cette centration sur
l’élève si, après tout, l’élève est bien cet enfant que l’Ecole emmène là où, justement, il ne
peut, le plus souvent, aller tout seul, image de l’élévation chère à Alain3, mais par cette
focalisation sur l’enfant, usager du service public de l’éducation invité à élaborer « son projet
d’orientation scolaire et professionnelle avec l’aide de l’établissement et de la communauté
éducative »4.
Mais paradoxalement cette même différenciation est dans le même temps mise en avant au
titre de l’adaptation de l’Ecole à la difficulté scolaire, dans une perspective au contraire
interventionniste. Ainsi le décret du 6 septembre 1990 relatif à l’organisation et au
fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires précise t-il que « les dispositions
pédagogiques mises en œuvre dans chaque cycle doivent prendre en compte les difficultés
propres et les rythmes d’apprentissage de chaque enfant… »5. Un pas de plus est franchi avec
1 Circulaire n°77-266 du 2 août 1977, B.O. n°30 du 1er septembre 1977.
2 Notons, à titre d’illustration de la difficulté à contredire les dispositions puérocentristes, la
circulaire n°86-046 du 30 janvier 1986 portant orientations pour l’école maternelle qui fait preuve à
cet égard d’une certaine équivoque, alors même que le ministre de l’Education nationale, Jean-Pierre
Chevènement, déclare avoir « dû bien souvent aller contre le courant pour rappeler à l’école le sens de
sa mission et de ses valeurs, qui sont celles de la République, la connaissance, le travail et l’effort » ;
Intervention à l’Assemblée nationale pour la présentation du projet de budget 1986 pour le ministère
de l’Education nationale, J.O. débats parlementaires, série Assemblée nationale, n°79 du 30 octobre
1985 pp.3609-3612.
3 Cf. Alain (1932), Propos sur l’éducation, propos IV, p.9.
4 Loi 89-486 du 10 juillet 1989.
5 Cf. décret n° 90-788 du 6 septembre 1990 relatif à l’organisation et au fonctionnement des écoles
maternelles et élémentaires, art. 4.
308
la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école d’avril 20051 qui prévoit qu’« au
terme de chaque année, à l’issue d’un dialogue et après avoir recueilli l’avis des parents ou du
responsable légal de l’élève », le conseil des maîtres dans le premier degré et le conseil de
classe dans le second « se prononce sur les conditions dans lesquelles se poursuit la scolarité
de l’élève. S’il l’estime nécessaire, il propose la mise en place d’un dispositif de soutien,
notamment dans le cadre d’un programme personnalisé de réussite éducative. » (art.17).
Admettons, comme le stipule le Guide pratique pour l’expérimentation des programmes
personnalisés de réussite éducative à l’école et au collège pour l’année scolaire 2005-2006,
que « le programme est personnalisé parce qu’il est adapté à un élève particulier, mais les
actions qu’il coordonne et auxquelles il donne cohérence peuvent se réaliser au sein de la
classe ou dans des groupes d’élèves qui ont le même besoin »2.
Il n’en demeure pas moins que la conception du PPRE résiste largement à toute appréhension
sociale des apprentissages dès lors qu’il se présente comme un plan coordonné d’actions
centré, non plus seulement sur l’élève mais sur l’enfant, car « un document préalablement
discuté par les parents de l’élève ou son représentant, précise les formes d’aide mises en
œuvre pendant le temps scolaire ainsi que, le cas échéant, celles qui sont proposées à la
famille en dehors du temps scolaire. Il définit un projet individualisé qui devra permettre
d’évaluer régulièrement la progression de l’élève. »3 « qui doit en comprendre les finalités »4.
Remarque étonnante si l’on s’en tient au constat selon lequel toute compréhension initiale
suppose de l’enfant qu’il ait adopté une posture d’élève consistant en effet à mobiliser un
point de vue sur son expérience scolaire, alors même que cette posture fait le plus souvent
défaut aux élèves « en difficulté »5.
Mais remarque qui l’est moins en revanche si l’on veut bien lire ici combien le dispositif est
centré, non pas sur l’enfant en tant qu’enfant (en devenir), mais sur l’enfant en tant
qu’individu déjà advenu, - c’est-à-dire postulé comme sachant déjà et de lui-même,
indépendamment même de toute construction -, et renvoie ainsi à une conception
individualiste de l’apprendre, et à la réponse éminemment spontanée de l’individualisation de
l’ensemble du traitement des dysfonctionnements de l’apprendre.
1 Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école n°2005-380 du 23-4-2005.
2 MEN (août 2005), « Guide pratique pour l’expérimentation des programmes personnalisés de
réussite éducative à l’école et au collège pour l’année scolaire 2005-2006 ».
3 Décret 2005 1014 du 24 août 2005 relatif au dispositif d’aide et de soutien pour la réussite des
élèves à l’école.
4 Guide pratique pour l’expérimentation des PPRE à l’école et au collège…
5 Cf. les travaux de l’équipe Escol (Paris 8).
309
A travers l'individualisation de la prise en charge de « la grande difficulté scolaire »
revendiquée, le PPRE contextualise ainsi l’apprendre et ses dysfonctionnements dans
l’évidence d’une réponse individualiste.
Enfin, au crédit de cette orientation institutionnelle toujours plus favorable, depuis vingt ans, à
une différenciation pédagogique plurifonctionnelle, les « nouveaux programmes du
primaire »1 de 2008 sont en première ligne.
Outre la différenciation ordinaire dans la classe du quotidien, - toujours plébiscitée en dépit du
flou théorique qui en accompagne l’invocation itérative -, la différenciation extraordinaire
dans la classe au titre de la prise en charge spécifique d’élèves en difficulté dans le cadre des
« programmes personnalisés de réussite éducative » (PPRE), la différenciation des
interventions éventuelles des réseaux d’aide spécialisée aux élèves en difficulté (RASED)
dispensée par des maîtres formés ad hoc, le projet 2008 introduit une nouvelle différenciation
en quelque sorte additionnelle. Car comme le précise le texte, « les élèves en difficulté
doivent pouvoir bénéficier d’une aide personnalisée et différenciée »2.
Et cette différenciation additionnelle s’exerce désormais dans ou hors temps scolaire car « la
modification des horaires de l’école primaire à 24 heures d’enseignement pour tous les élèves
permet dès la rentrée scolaire de disposer de deux heures d’enseignement par semaine pour
aider les enfants qui en ont le plus besoin. L’aide est effectuée en très petits groupes, avec le
cas échéant la mise en place d’un programme personnalisé de réussite éducative. Il
conviendra de se référer à la circulaire d’organisation de ces aides personnalisées. Dans cette
même perspective, les maîtres proposeront aux parents des élèves de cours moyen qui
éprouvent des difficultés en français et en mathématiques des stages de remise à niveau de 15
à 30 heures pendant les périodes de vacances scolaires. »3, à quoi s’ajoute la généralisation de
l’accompagnement éducatif, « grande orientation prioritaire » avec « la mise en place, dès la
rentrée prochaine, de deux heures d'accompagnement éducatif dans toutes les écoles de
l'éducation prioritaire, mesure qui sera étendue à toutes les écoles dès la rentrée suivante »4,
incluant l’aide au devoirs.
1 Projet de programmes de l’école primaire, texte du 29 avril 2008 avril, amendé à l'issue de la
consultation, initiée le 20 février.
2 Ibid., p.2.
3 Circulaire de rentrée du 4-4-2008.
4 Discours du ministre de l’Education nationale du 29/04/2008.
310
Ainsi la différenciation pédagogique fait ici pendant à l’individualisation des apprentissages
plus ou moins inspirée du schéma piagétien : éduquer, enseigner et apprendre s’inscrivent
idéalement alors dans des pratiques par hypothèse différenciées jusqu’à individuation.
Par conséquent l’école de ce puérocentrisme est non seulement celle pour laquelle en
effet « l’enfant de l’école n’existe pas : n’y a-t-il pas que des enfants tous différents, tous
uniques…? » si toutefois on est « à la recherche d’enfants vrais »1, mais aussi celle dont
l’individualisation de l’enseignement fait florès. Et la dimension sociale de l’apprentissage est
relayée au second plan, tant du point de vue des élèves qui apprennent ensemble, toujours déjà
socialisés dans le rapport à l’autre et l’échange linguistique, que du point de vue de
l’enseignant qui leur apprend, et qui doit les appréhender comme « groupe classe », et non
comme une addition d’individus2, précaution que fait pourtant déjà valoir Henri Wallon.
C’est pourquoi, dès lors qu’est ignorée ou différée cette dimension sociale de l’apprentissage,
« le paradoxe constant » de l’Ecole, « c’est à la fois d’unifier, de compenser les handicaps et
en même temps de diversifier, c’est-à-dire d’aider à s’épanouir les individualités »3.
Ce paradoxe, porté par un puérocentrisme intrinsèquement solidaire des représentations
individualistes de l’enfant, tend pourtant à constituer l’orthodoxie de la relation éducative
contemporaine dans l’Ecole.
II 234 A l’école d’un puérocentrisme institutionnel ?
Ainsi, dès la fin du XIXe siècle, les conditions semblent réunies pour que se
développe, à la faveur de la généralisation de la scolarisation primaire, une approche
pédocentrée de l’intervention scolaire, et à certains égards en effet, on peut dire qu’une bonne
part des orientations institutionnelles de l’Ecole républicaine, y compris de l’école ferryste,
comportent à différents degrés une orientation puérocentriste.
Au plan des pratiques scolaires, Johann Pestalozzi (1746-1827) ouvre sans doute le
1 M. Toraille, Inspecteur Général de l’Education nationale, « Développement mental et
Pédagogie », cf. Actes du Congrès de Reims de A.G.I.E.M, 1976 : « Idées actuelles sur le
développement psychologique du jeune enfant ».
2 …exigence déjà posée par le projet Langevin-Wallon (1944-1947), car si « l’effectif des classes
devra être tel que le maître puisse utilement s’occuper de chaque élève », le travail en classe suppose
« l’intégration de l’activité individuelle à celle du groupe organisé ».
3 « Idées actuelles sur le développement psychologique du jeune enfant ».
311
chemin. Comme l’indique à l’article « Activité » le Dictionnaire pédagogique de Ferdinand
Buisson, « Depuis la fin du XVIIIe siècle, depuis Rousseau et Pestalozzi surtout, on s’est
constamment préoccupé de donner satisfaction à ce multiple besoin d’activité inné chez
l’enfant », et « de nos jours l’école primaire elle-même se pénètre de plus en plus de cet
esprit »1.
De même dans son discours au Congrès pédagogique du 2 avril 1880, Jules Ferry fait l’éloge
de ces « méthodes nouvelles qui ont pris tant de développement, tendent à se répandre et à
triompher, (…) et se proposent avant tout d’exciter et d’éveiller la spontanéité de l’enfant »,
« méthodes qui sont celles de Fröbel et de Pestalozzi »2.
Avant-gardiste, la doctrine éducative de Pestalozzi comporte quelques uns des éléments les
plus saillants de cette éducation puérocentrée : théorie du germe3, focalisation sur l’activité et
les travaux manuels, et co-développement intellectuel et physique4, intérêt marqué pour le
jeune enfant5.
Aussi la double thématique du développement et de l’épanouissement6 de l’enfant est-elle
aisément repérable dès les débuts de l’école républicaine, alors que la représentation de
l’Ecole est beaucoup moins unifiée que la mythologie républicaine ne l’a par la suite laissé
entendre7.
1 Buisson F. (dir.), (1882-1893), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, p.17.
2 Lelièvre C. (1999), Jules Ferry, la République éducatrice, p.86.
3 Car pour Pestalozzi, ce n’est pas uniquement parce que tout apprentissage passe par les sens,
qu’il doit inéluctablement s’ancrer dans le vécu de l’enfant, dans le rapport au réel selon le point de
vue sensualiste. Mais c’est aussi parce que tout apprentissage intéresse d’abord l’enfant, qu’il doit
s’ancrer nécessairement dans le besoin de l’enfant, dans ce besoin de maturation qui le caractérise
comme être en devenir, et qui dynamise l’apprentissage par un inaltérable désir de connaître.
4 Omniprésente, la métaphore botanique assigne à l’éducation une place aussi indispensable que
limitée : « L’homme n’épanouit le germe de sa vie morale, l’amour et la foi, que par l’acte même
d’aimer et de croire selon la nature. De même l’homme ne développe le germe de sa faculté mentale,
de sa pensée, que par l’acte même de penser selon la nature. Et de la même façon, il développe le
germe de ses facultés techniques et professionnelles, ses sens, ses organes, ses membres, par le fait
seulement de s’en servir selon la nature. » ; Pestalozzi J. (1826), Le Chant du cygne, cité par L.
Meylan, « Henri Pestalozzi » in Château J.-Y. (1956), Les Grands pédagogues.
5 Dans le Livre des Mères (1805), Pestalozzi propose une pédagogie de l’éducation des enfants
d’âge préscolaire, modèle dont s’inspire Friedrich Fröbel (1782-1852) lorsqu’il fonde en 1837, à Bad
Blankeburg en Thuringe, le fameux jardin d’enfants dont la pédagogie se veut respectueuse de la
spontanéité de l’enfant, au service de son développement.
6 s’épanouir est bien ici à entendre comme « « se développer librement dans toutes ses
possibilités » (dictionnaire Le Robert).
7 Cf. Dubreucq E. (2004), Une éducation républicaine.
312
Ainsi le point de vue de Ferdinand Buisson, pour des raisons à la fois politiques, - il
est directeur de l’enseignement primaire -, et pédagogiques, - il est l’instigateur et le directeur
scientifique du titanesque Dictionnaire Pédagogique -, peut être considéré comme
paradigmatique, et son modèle éducatif s’éloigne en réalité très sensiblement de l’héritage des
humanités-Lumières. Prônant une éducation pour l’essentiel tournée vers l’épanouissement de
l’individu qui, sans doute, rencontre la collectivité sociale et nationale mais la rencontre dans
l’expression active de son propre déploiement, non plus comme sujet universel mais comme
personne, c’est-à-dire en l’occurrence comme individu doté d’une spiritualité singulière,
Buisson s’inscrit dans le double sillage de Pestalozzi et de la jeune science de l’enfant. Il
trouve assurément dans l’école maternelle un espace pédagogique à la mesure de ses
ambitions novatrices, et en Pauline Kergomard1 une complicité précieuse.
Car l’école maternelle s’avère un terrain particulièrement accessible aux représentations
pédocentrées de l’épanouissement.
Son statut scolaire, par héritage problématique, puisque les salles d’asile sont à la fois des
hospices et des écoles, n’y est sans doute pas pour rien, et cette école encore dans les limbes
conserve une plasticité originelle. Mais c’est aussi parce qu’elle s’intéresse au jeune enfant
supposé porter la quintessence de l’enfance qu’elle peut, sans crise de légitimité, revendiquer
l’épanouissement de la personne comme « subjectivité de l’individu », si l’on peut tenter
l’oxymore, et penser une subjectivité sans sujet, idéalement et absolument « déliée » de tout
assujettissement.
L’école de Pauline Kergomard se réclame par conséquent d’une identité originale, défiante à
l’endroit des apprentissages précoces2, de « la mauvaise école primaire » qui « envahit chaque
1 Rappelons qu’en 1879 Pauline Kergomard est chargée par Ferdinand Buisson, directeur de
l’Enseignement Primaire, d’une Mission d’Inspection générale des Salles d’asile qu’elle doit adapter
aux principes d’une école républicaine, mais aussi aux évolutions économiques et sociales, avec le
développement d’un salariat féminin, la prise de conscience de la nécessité d’une formation collective,
le repli de la famille sur le pré carré de sa réalité affective aux dépens de ses fonctions traditionnelles
de formation économique et de socialisation politique de l’enfant.
Pauline Kergomard se consacre à cette tâche jusqu’en 1917.
2 Opposant apprentissage et développement, Pauline Kergomard se fait l’écho des convictions de
Ferdinand Buisson qui engagent l’école maternelle : « Il y a dans la vie de l’homme toute une
première période que la nature a pour ainsi dire réservée et mise à part, pendant laquelle l’enfant n’a
qu’une chose à faire, celle que lui souhaitent toutes les mères : grandir, se bien porter et être heureux.
C’est cette période que, de tout temps, ceux qui l’ont pu ont employée à quoi ? A instruire l’enfant ?
Non pas, mais à l’élever ! L’élever, c’est-à-dire aider et favoriser tout son développement,
développement du corps, et de l’esprit, et du caractère et du cœur (…) Eh bien, le régime qu’on a
toujours appliqué aux enfants qui ont le bonheur d’avoir des parents aisés (…) la République a
entrepris de l’étendre à tous les enfants du peuple sans exception. » ; Buisson F. (1883), « La nouvelle
éducation nationale », in (1911), La Foi laïque, p.19.
313
jour davantage»1, refusant d’en être la propédeutique2, regrettant d’y voir « l’éducation de
plus en plus sacrifiée à l’instruction », à ce « parti pris d’instruction à outrance »3.
Et cette refonte de l’Ecole s’appuie sur une représentation de l’enfance comme
développement psychologique de l’enfant sur lequel se règle le dispositif scolaire4. L’autarcie
développementale induit le rejet de toute intervention volontariste5 susceptible de faire
obstacle à l’expression effective de cet « instinct d’apprendre »6 dont va résulter
l’épanouissement de la personne. Toute éducation est d’une discrétion qui confine au silence,
« Nous devrions marcher sur la pointe du pied, retenir notre haleine, être pénétrés d’une sorte
d’appréhension religieuse… »7, et doit, dans l’esprit de Pauline Kergomard, constituer une
avant-garde destinée à entraîner l’Ecole toute entière.
Renversant l’injonction qui fait de la maternelle, après la salle d’asile, une propédeutique à
l’école primaire, - que l’on dit aujourd’hui « élémentaire » -, c’est-à-dire une initiation
préparatoire à la vie scolaire et à la trilogie du lire-écrire-compter, Pauline Kergomard voit au
contraire dans cette éducation le paradigme de toute éducation à venir.
Et quoique la maternelle reste constamment menacée d’être aspirée par l’enseignement
primaire8, l’infléchissement des orientations institutionnelles vont tout de même dans la
direction voulue par l’inspectrice générale : décret du 18 janvier 1887, instructions du 16 mars
1908, décret du 15 juillet 1921 soutiennent peu ou prou le primat de l’éducation sur
1 Kergomard P. (1886), L’Education maternelle dans l’école, p.67.
2 …au point qu’en 1919 Pauline Kergomard veuille troquer la dénomination d’école contre celle de
« maison d’éducation maternelle ».
3 Ibid., p.97 et p.11.
4 car « il est absolument contraire à la logique de forcer l’intelligence à accepter une nourriture
qu’elle ne peut s’assimiler » ; Education maternelle dans l’école, p.57.
5 « l’enfant lui-même doit provoquer l’enseignement ; il ne doit, en aucun cas, le subir » ; Ibid.,
p.22.
6 selon l’expression empruntée à Edouard Claparède, Psychologie de l’enfant et pédagogie
expérimentale, 1905.
7 L’Education maternelle dans l’école, p.50.
8 Cf. circulaire du 22 février 1905 qui dénonce le dévoiement de l’école maternelle.
En réalité, depuis son acte de naissance du 2 août 1881, décret par lequel l’école maternelle succède à
la salle d’asile, la maternelle est soumise à des injonctions contradictoires.
D’un côté elle se voit attribuer la mission de donner aux enfants au-dessous de l’âge scolaire « les
soins que réclame leur développement physique, intellectuel et moral », de l’autre son programme en
fait expressément une petite « grande école » : ainsi la classe enfantine (5-7 ans) est-elle supposée
affronter les « premiers exercices de lecture. Premiers éléments d’écriture. Lettres syllabes et mots »,
et, en calcul, « addition et soustraction sur les nombres concrets ne dépassant pas la 1ère centaine »,
« les quatre opérations sur les nombres de 2 chiffres » (arrêté du 27 juillet 1882 réglant l’organisation
pédagogique des écoles maternelles publiques).
L’équivoque à la fois statutaire (école/maternelle) et éducative (préparer à la grande école/assister à
l’épanouissement) n’est pas levée au début du XXe siècle, et ne l’est pas davantage un siècle plus tard,
comme si cette équivoque enkystée participait de l’identité de l’institution.
314
l’instruction, établissent l’exercice physique et le jeu au cœur des pratiques.
L’école maternelle n’en a d’ailleurs pas terminé avec l’exemplarité des avant-gardes.
Car lorsque la réforme Haby1 de juillet 1975 consacre, dès son article premier,
« l’épanouissement de l’enfant » comme priorité de la formation scolaire à laquelle tout
enfant a droit et qui est obligatoire de six à seize ans, déclinant les « acquisitions » assurées
par la « formation primaire » en citant d’abord « l’expression orale et écrite » et « le
développement de l’intelligence » (art.3), et en intimant à l’Etat la mission de garantir en
premier lieu « le respect de la personnalité de l’enfant », c’est encore à l’école maternelle que
revient, à travers la circulaire du 2 août 19772, d’en incarner le parangon.
Contre le décret de juillet 1921 qui « définit des " programmes ", établis par disciplines
cloisonnées, selon un emploi du temps modèle », par trop ignorant de « la psychologie des
comportements », et se référant à « des savoirs, à transmettre oralement » plutôt qu’à des
« savoir être » ou à des « savoir faire », la réforme de 1977 entend réaffirmer qu’une école
maternelle centrée sur l’acquisition de savoirs ne peut être qu’une école préélémentaire, et que
« l’école maternelle a joué pendant longtemps et joue encore trop souvent un rôle
essentiellement propédeutique ».
Et restaurant la dialectique développement/épanouissement déjà initiée par Kergomard, cette
réforme, si défiante à l’endroit d’une école exclusivement centrée sur les apprentissages
scolaires intellectuels, se revendique paradoxalement du constructivisme piagétien, dont la
focalisation sur le seul développement cognitif de l’enfant, contraire en principe à l’idéal
plurivoque de l’épanouissement, garantit, selon le schéma d’une logique individualiste
primordiale, l’absence de toute médiation affective et sociale.
Sans doute le texte prend-il en compte, s’écartant significativement des orientations
piagétiennes, le fait que « l’enfant est un être total chez lequel interfèrent constamment les
différentes formes du développement psychique (moteur, affectif, cognitif, etc.) », qu’il est
« un être essentiellement affectif » dont l’affectivité est génératrice d’images, - quoique que
cette dimension puisse être rapprochée de l’altérité préconceptuelle de l’enfant -, qu’il est,
enfin, « un être essentiellement social » que les émotions « marquent d’autant plus qu’elles
prennent, grâce à la relation avec autrui, une dimension humaine et que la société lui apporte,
en sus, des mots pour les évoquer, des rites pour les renouveler… ». Mais cette socialité
1 Loi n°75-620 du 11 juillet 1975.
2 Circulaire n° 77-266 du 2 août 1977 relative aux écoles maternelles.
315
évoquée demeure détachée de tout processus d’apprentissage, et l’intervention du langage
dans l’analyse intervient très loin, sans évocation du rôle spécifique de l’école à cet endroit.
En revanche la référence à Piaget est explicite à travers l’évocation des « réactions et
rétroactions aux stimulations de l’environnement » qui sont présentées comme seules
responsables des acquisitions, les « interventions éducatrices » consistant dès lors à proposer
un environnement culturellement satisfaisant. De même est citée la « pédagogie du
développement », appuyée sur la théorie des « conduites génétiquement programmées », avec
ses
fondements
héréditaires
ou
biologiques,
et
ses
conditions
de
possibilité
environnementales.
A l’aspect statique « d’acquisition des habitudes et des connaissances », jusque-là dominant
dans les Instructions officielles, le texte de 1977 entend opposer « une dynamique du
développement » s’adressant à un enfant qui, stade sensori-moteur oblige, est « un être
agissant pour qui le mouvement, les déplacements, l’action constituent les moyens naturels
d’existence et de progrès ».
L’action de la maternelle est donc présentée comme une action éducative qui, ayant assuré
« la sécurité indispensable aux efforts personnels que l’enfant doit accomplir en vue de son
intégration au milieu matériel et humain. », doit lui permettre de « faire les expériences
personnelles indispensables à la découverte et à la connaissance de l’environnement,
rencontrer les obstacles (…) mesurer sa puissance sur les êtres et les choses, élaborant ainsi
peu à peu (… ) des schèmes d’action successifs ».
Dans un tel cadre, nul ne s’étonnera, de la discrétion de l’intervention de l’adulte1 qui veille à
la bonne marche du développement et de l’épanouissement de l’enfant.
D’une part, celle-ci fait en quelque sorte le pendant de la relégation relative des
apprentissages, relégation ici consensuelle, aucun modèle ne devant subvertir la créativité
spontanée de l’enfant d’un côté, la marche du réalisme à la pensée formelle de l’autre puisque,
comme Piaget aime le répéter, « chaque fois qu’on apprend quelque chose à un enfant on
l’empêche de l’inventer ».
En outre, ce contexte théorique destitue de facto toute pertinence à l’évaluation à laquelle est
préférée l’autoévaluation. Car « si l’on veut former des êtres responsables, il est souhaitable,
dès le plus jeune âge, de les impliquer dans l’appréciation des résultats de leur action. »,
1 « la dépendance par rapport à l’adulte et la prégnance excessive des modèles donnés par ce
dernier nuiraient aussi, par blocage de la personnalité dans des structures fermées d’action et de
pensée, au développement de la créativité exigeant la grande mobilité des images mentales… » ;
Circulaire n° 77-266.
316
attitude qui « réclame le développement de l’esprit critique qui ne saurait exister chez un
enfant toujours soumis aux critères de jugement de l’adulte … »1.
C’est à ce titre qu’est évoquée la pédagogie par objectifs2, « utilisée ici comme invitation à
l’observation des comportements des enfants », parce qu’elle met l’accent « sur
l’autodétermination de l’enfant et sur l’importance d’une affectivité tendue vers l’acquisition
des savoir-faire », et sans que son articulation au constructivisme, - éminemment
problématique par hypothèse compte tenu de l’ancrage behavioriste de la pédagogie par
objectifs -, ne soit envisagée.
En revanche, plus conforme à l’orthodoxie piagétienne est la critique d’une centration sur le
langage oral : « le langage oral a pendant longtemps été considéré comme le seul point de
départ possible des interventions éducatives. Il n’intervient en fait que progressivement pour
accompagner l’action », au sens où un comportement n’a guère de valeur s’il est imposé par
l’adulte, et où c’est dans la réalisation d’un projet, « même inconscient et non formulé », que
« le langage oral intervient alors d’une manière naturelle, à l’intérieur d’un groupe, comme
moyen de communication entre les enfants…».
Référence explicite est encore faite à Piaget lui-même : « L’observation et la définition des
comportements
conduisent
à
des
activités
génétiquement
programmées,
souvent
fonctionnelles et gratuites du point de vue du rendement, à des actions du stade préopératoire
que Piaget nomme « opératives » en ce que, si elles transforment la matière, elles sont loin
d’être réversibles », pour conclure que ces activités sont « plus formatrices que le langage oral
dont les structures prématurément apprises d’une manière exclusive risqueraient, à la limite,
de ne recouvrir aucune expérience réelle. ».
Le langage est donc très clairement second, et l’impératif d’épanouissement (laisser mûrir
l’enfance) comme l’idée piagétienne d’une maturation indispensable aux apprentissages se
réclament finalement ensemble de l’authenticité d’un « langage enfantin qu’il faut éviter
d’enfermer trop tôt dans des structures syntaxiques rigoureuses et définitives imposées par le
code ».
1 Les normes sur lesquelles fonder cette autoévaluation sont donc présupposées disponibles, ou
susceptibles de l’être, pour l’ensemble des élèves…
2 La pédagogie par objectifs d’origine américaine, consiste à définir une tâche à maîtriser, et à
découper l’apprentissage de cette maîtrise en sous-tâches et capacités.
Elle délègue en effet l’évaluation à l’élève pour favoriser son investissement personnel dans
l’apprentissage et l’inciter à mobiliser ses compétences potentielles, ce qui présuppose que celles-ci ne
se mobilisent pas « spontanément », soit dit « naturellement ».
317
Mais il est en tout cas un acteur décisivement suspendu : cette représentation de l’école,
inspirée de l’idéal de l’épanouissement et respectueuse des lois de la psychologie génétique
piagétienne, puérocentriste, individualiste et naturaliste, dévore la relation pédagogique dans
laquelle est oublié l’enseignant, terminologie qui disparaît d’ailleurs effectivement du texte au
profit de « l’éducateur ».
Jamais sans doute l’Institution n’est allée aussi loin dans l’obédience aux injonctions
puérocentristes à travers lesquelles se lit la certitude individualiste d’une autogénération de
l’individu qui se développe et s’épanouit. Beaucoup plus loin en tout cas que la loi
d’orientation du 10 juillet 19891 dont la formulation n’est pas sans ambiguïté, puisqu’elle
inscrit l’éducation dans un dispositif relevant explicitement du collectif, « le service public de
l’éducation », pour le rapporter aussitôt à l’usager, « le service public de l’éducation est conçu
et organisé en fonction des élèves et des étudiants » : en tant que tel l’enfant n’est
qu’indirectement visé derrière la double figure de l’élève et de l’usager, individualité délestée
par l’Etat d’une bonne part de ses engagements sociaux, et le service lui-même n’est pas
institué pour, mais en fonction des élèves.
En outre, tout en mettant textuellement « l’élève au centre », la loi de 1989 conserve pour
partie l’inflexion de 1985-1986 qui, voulant relever le défi d’une scolarisation volontariste,
rappelle « à l’école le sens de sa mission et de ses valeurs, qui sont celles de la République, la
connaissance, le travail et l’effort »2.
En particulier, les réorientations les plus décisives concernant l’école primaire au milieu des
années 80 se concentrent sur les activités d’éveil, remplacées par des disciplines « nouvelles »
(éducation civique et informatique) et, surtout, sur l’école maternelle qui, et bien que quelques
concessions éparses aux piagétiens restent de mise3, voit la circulaire du 2 août 1977 abrogée.
La dynamique du développement s’inverse, celui-ci relevant désormais de la responsabilité de
1 Loi d’orientation sur l’éducation n°89-486.
2 Intervention du ministre de l’Education nationale Jean-Pierre Chevènement à l’Assemblée
nationale, séance du mardi 29 octobre 1985, Journal officiel de la République française, débats
parlementaires, série Assemblée nationale n°79 du 30 octobre 1985.
3 La circulaire n°86-046 du 30 janvier 1986 portant orientations pour l’école maternelle prend
nettement ses distances avec une approche environnementale des apprentissages scolaires, mais cite
pourtant, au titre de la connaissance nécessaire des enfants, « la psychologie génétique et générale » en
premier chef, puis « la pédiatrie, la diététique, la neurologie, la psychanalyse, la sociologie, les
recherches spécifiquement pédagogiques », et s’incorpore la terminologie piagétienne en exposant les
modes d’apprentissage, « d’abord centrés sur des activités et des jeux de type sensorimoteur »…concession in extremis au vieux réflexe conservatoire de la Maison Education nationale
alors même que, pour une fois, la circulaire de 1986 n’hésite pas à abroger celle de 1977 ?
318
l’école1 : « socialiser » est restauré comme l’« acculturation » fait son retour, « faire
apprendre et exercer » rétablis.
Les objectifs assignés à la maternelle par la loi d’orientation de juillet 1989, le décret sur
l’organisation et le fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires de septembre
19902, et la loi de programmation du nouveau contrat pour l’école3 de juillet 1995 poursuivent
la même direction en donnant la priorité à la préparation à l’élémentaire, priorité que
confortent la nécessaire « continuité des apprentissages », et la lutte contre l’échec scolaire et
l’illettrisme.
Toutefois, comme le stipule la circulaire du 6 juin 1991, modifiée par la circulaire du 20
juillet 1992, portant l’une et l’autre directives générales pour l’établissement du règlement
type départemental des écoles maternelles et élémentaires, « l’école [maternelle] joue un rôle
primordial dans la scolarisation de l’enfant : tout doit être mis en œuvre pour que son
épanouissement y soit favorisé. »
Termes que reprend en les infléchissant Luc Ferry dans sa Lettre à tous ceux qui aiment
l’école, où les programmes de 2002 pour le cycle 1 sont présentés comme « ce qu’il convient
de faire pour enrichir les activités proposées et assurer l’acquisition du socle de compétences
nécessaires au plein épanouissement de l’enfant mais aussi à une approche progressivement
plus aisée de l’écrit. »4, épanouissement par conséquent intégré au processus de scolarisation.
Les programmes de 2002 pour la maternelle conservent au premier plan la maîtrise de la
langue et réaffirment le caractère d’une propédeutique à l’élémentaire puisque sont fixés « les
objectifs à atteindre et décrites les compétences à construire avant le passage à l’école
élémentaire. »5. Mais ils répugnent en revanche aux apprentissages systématiques, restent
attentifs « au rythme de développement [de l’enfant] et à sa croissance », position reprise par
les programmes de 2007 qui précisent que « l’organisation du temps respecte les besoins et les
rythmes biologiques des enfants »6…, alors que l’enfant « construit des connaissances et
mémorise des savoirs qui constitue les bases d’une première culture scientifique » par laquelle
1 « L’objectif général de l’école maternelle est de développer toutes les possibilités de l’enfant »,
circulaire n°86-046 (1).
2 Décret 90-788 du 6 septembre 1990.
3 Loi 95-836 du 13 juillet 1995.
4 « Les premières années de l’école maternelle apportent une contribution extrêmement précieuse
au développement de l’enfant » ; Lettre à tous ceux qui aiment l’école, p.69.
5 (2005), Qu’apprend-on à l’école maternelle ?, p.14.
6 Arrêté du 4 avril fixant les programmes de l’école primaire, B.O. n°5 du 12 avril 2007.
319
« sa vision du monde est transformée »1, toutes positions qui connotent encore le
constructivisme piagétien.
Amorçant à cet égard un tournant, les programmes pour l’école primaire de 2008 semblent au
contraire vouloir prendre décisivement leur distance avec les orientations puérocentrées
antérieures, et si les références au développement de l’enfant y sont allusives et plus
exceptionnelles2, toute référence à son épanouissement en revanche a disparu3. Alors que la
focalisation se déplace de la psychologie à la théorie des apprentissage, à l’axe
développement/épanouissement de l’enfant tend à se substituer l’axe différenciation
pédagogique/individualisation des apprentissages.
La place accordée au jeu dans les programmes de maternelle peut se révéler à son tour
un bon indice de la prégnance de cet axe développement/épanouissement par lequel
s’actualise le puérocentrisme.
Non sans doute qu’une telle représentation de l’enfant et de l’enfance soit la seule à
reconnaître une fonction développementale au jeu, mais c’est en revanche au sein de cette
représentation que laisser véritablement l’enfant jouer à l’école, - c'est-à-dire, comme le dit
Maria Montessori, refuser de le mettre sous domination et lui abandonner positivement
l’initiative de l’apprendre4 -, est conçu comme une nécessité éducative contre toute idée du
maître organisateur des apprentissages.
Au même titre que la circulaire de 1977 qui s’attache tout particulièrement aux jeux
symboliques tout en introduisant une dose de « pédagogie par objectifs », les textes qui ont
suivi, de la circulaire de janvier 19865, aux arrêtés de janvier 20026 et d’avril 20077, en dépits
de leur recentrage sur les activités d’apprentissage, continuent à faire la part belle au jeu.
1 (2005), Qu’apprend-on à l’école maternelle ?, p.19.
2 « En répondant aux divers besoins des jeunes enfants qu’elle accueille, l’école maternelle
soutient leur développement » ; Projet de programmes de l’école primaire, texte du 29 avril 2008,
programme de l’école maternelle, p.5.
3 La seule occurrence du terme apparaît dans la formulation : « Il faut également que chaque élève
puisse s’épanouir par une pratique sportive quotidienne »… ; Ibid., p.2.
4 Par quoi, dans cette perspective, le jeu n’est pas une « pause » déliée des situations
d’apprentissage.
5 …pour laquelle « l’activité de jeu est fondamentale à l’école maternelle sans être exclusive », en
sorte qu’« il serait déraisonnable de vouloir que toute activité à l’école maternelle soit ludique ».
6 « Le jeu est l’activité normale de l’enfant ». « Point de départ de nombreuses situations
didactiques proposées par l’enseignant, il se prolonge vers des apprentissages qui, pour être plus
structurés, n’en demeurent pas moins ludiques » ; B.O. HS n°1 du 14 février 2002
7 « Les enseignants (…) encouragent l’activité organisée et maintiennent un niveau d’exigence
suffisant pour que, dans ses jeux, l’enfant construise de nouvelles manières d’agir sur la réalité qui
l’entoure. » B.O. HS n°5 du 12 avril 2007
320
Le jeu, moteur des acquisitions voire des apprentissages, est souvent celui dans le
prolongement duquel doit naturellement s’installer le travail, selon la conviction d’un
Cousinet1.
Aussi l’Institution répugne t-elle sans doute à suivre les préceptes de Maria Montessori2, et se
détourne t-elle d’une maternelle reposant sur l’initiative de l’enfant pour proposer, en lieu et
place du jeu, des activités structurées par les adultes3, mais ce faisant, elle aménage une
articulation du « jeu »4 et de l’apprentissage structuré.
Ainsi les programmes de 2007 pour la maternelle mettent encore le jeu aux premières
loges : « C’est par le jeu, l’action, la recherche autonome, l’expérience sensible que l’enfant
selon un cheminement qui lui est propre, y construit ses acquisitions fondamentales. » A
condition de garder à l’esprit que « autonome » n’est évidemment pas à comprendre dans
l’acception moderne, comme prédicat d’une subjectivité relevant de la double capacité
d’autoréflexion et d’autofondation, autrement dit comme arrachement à toute détermination
naturelle, mais dans l’acception de la maxime montessorienne, éduquer c’est « aider à faire
tout seul », la formulation cède une fois de plus à l’influence puérocentriste piagétienne.
A contrario les programmes de 2008 marquent à nouveau le pas, la référence au jeu s’y
révélant marginale, alors qu’est évincé le jeu comme modalité développementale et réaffirmée
très fortement la dimension propédeutique de la maternelle.
Ainsi les empreintes piagétiennes et/ou puérocentristes connaissent donc dans les
textes, depuis les années 80 un certain recul5.
1 Parce que le jeu est premier (naturel), Cousinet entend prendre appui sur lui pour introduire au
travail par l’abolition de la distinction travail/jeu…proposition contre laquelle d’ailleurs les
Freinetistes s’inscrivent violemment en faux. Pénétré de cette « mystique du travail » qu’il revendique
(L’Educateur n°2 du 15 mars 1945), Célestin Freinet prend clairement position : « L’ENFANT JOUE
LORSQUE LE TRAVAIL N’A PAS SUFFI A EPUISER SON ACTIVITE », car, toujours en majuscules,
« IL N’Y A PAS CHEZ L’ENFANT DE BESOIN NATUREL DE JEU, IL N’Y A QUE LE BESOIN DE
TRAVAIL, c’est-à-dire la nécessité organique d’user le potentiel de vie à une activité tout à la fois
individuelle et sociale. » ; Freinet C. (1946), L’Education du travail, p.120 et p.126.
Par quoi Freinet dénonce immédiatement le caractère a-social du développementalisme auquel est liée
cette idée du jeu…
2 …préceptes au demeurant fort ambigus, Montessori exhortant certes à laisser à l’enfant
l’initiative, mais lui proposant un matériel fortement inductif.
3 Brougère G. (1995), Jeu et éducation.
4 …mais ainsi formalisé par l’adulte, s’agit-il de jeu ou d’activité ludique ?
5 Gageons qu’il y a peu de chances, au demeurant, qu’elles aient disparu des pratiques, du fait de
l’inertie de celles-ci peut-être, et, surtout, parce qu’en minorant la place de l’enseignant, le
constructivisme piagétien assure à celui-ci, au même titre d’ailleurs que la théorie du handicap
socioculturel, une relative « irresponsabilité ».
321
Pour autant ce repli ne contribue pas à clarifier la manière dont l’Ecole est aujourd’hui
pensée. La succession rapide des discours et l’absence de position théorique clairement
exposée rendent en effet difficile, et d’autant plus nécessaire, l’interprétation des termes
« développement », « besoin », « épanouissement », voire « activité »…qui, ici et là,
empruntent des acceptions diverses et parfois contradictoires. De ce flou doctrinal, et du
sentiment diffus de perte des repères qui lui est associé témoigne d’ailleurs sans doute la
nostalgie d’un improbable âge d’or de l’école.
Entre épanouissement et acculturation, visant alternativement l’enfant tel qu’il est et tel qu’il
pourrait devenir au terme d’un travail commun, l’Institution, à travers l’exemplarité de son
école maternelle, balance ou temporise.
Et cette école qui demeure le maillon faible du système éducatif quant à la prégnance visible,
pour ne pas dire parfois ostentatoire du puérocentrisme, - tant il est vrai que le discours tenu
sur le jeune enfant emprunte aujourd’hui au pathos hypocoristique1 -, est plus que toute autre
l’école experte, spécialiste d’un enfant tout entier saisi du point de vue de son appartenance à
l’enfance. A ce titre la manière dont elle reçoit et imprime à son tour une représentation de
l’enfant tend à désigner une légitimité forte, déterminante pour l’ensemble du système
éducatif. L’école maternelle reste en ce sens, - mais pour combien de temps ? -, une école
édifiante, et c’est en tant que telle qu’elle participe à la diffusion d’une norme d’excellence
dans la manière d’appréhender l’enfant de l’école. Que nombre d’enseignants conçoivent
comme difficile de concilier cet idéal avec les impératifs scolaires n’est pas le moindre des
paradoxes de l’Ecole contemporaine, discontinuité qui participe précisément de cette
représentation d’une Ecole mutilante, inadaptée aux enfants2 dont elle a la charge.
Dans ce refus d’affronter la question doctrinale, de prendre parti entre des Ecoles
distinctes et alors même encore une fois que les discours se brouillent, que les fondations
1 Le rapport que Jean Ferrier, inspecteur général, remet en 1998 à Mme la ministre déléguée
chargée de l’enseignement scolaire intitulé « Améliorer les performances de l’école primaire », en
souligne l’omniprésence, à l’intérieur même de l’école maternelle, dans la mise en discours, par les
enseignants, du rapport à l’enfant.
2 Cette impéritie présumée de l’Ecole est en particulier parfois dénoncée par les associations de
parents d’élèves, notamment lorsqu’il est question du respect des rythmes de l’enfant, mais plus
souvent par les pédopsychiatres et les psychologues.
Citons, à titre d’exemple, les positions dont Christine Bellas-Cabane fait part dans un entretien paru
dans Fenêtres sur cours n°288 (septembre 2006) : « Les écoles maternelles restent de qualité en
France, mais très tôt l’objectif de la réussite scolaire future prend le pas sur le souci de
l’épanouissement. », souci qui doit être, selon l'enquête « Les Français et l’école », commandée par le
SNIPP à l’institut de sondage CSA, pour 48% des personnes interrogées, une (la ?) priorité de l’école ;
Fenêtres sur cours n°301 (septembre 2007).
322
idéologiques de l’Ecole sont fragilisées par l’altération des grandes catégories de la
Modernité, l’Institution, à défaut d’être responsable de l’ensemble des difficultés rencontrées
par l’entreprise éducative, est donc au moins redevable de ses propres palinodies et
atermoiements qui, sur le terrain, entretiennent, à travers la mosaïque d’injonctions plus ou
moins conciliables, confusion et démobilisation.
II 235 Sphère privée/sphère publique : l’enfant au centre
Le déplacement des sphères publique et privée apparaît dans ce contexte tout à la fois
comme une cause et une conséquence d’un puérocentrisme qui informe la relation
école/famille.
La famille moderne, comme le rappelle Daniel Dagenais1, est fondée, ce qui en soi la
situe en rupture avec l’ordre généalogique de la famille traditionnelle, et fondée par la
médiation de la relation amoureuse, avec toutes les conséquences que l’on sait au plan de la
relation à l’enfant. Du coup mortel porté au patriarcat à l’égalité posée entre les individus et à
la réalisation subjective des identités de sexe, de l’égalité des époux comme parents à la figure
du parent éducateur, le souci éducatif devient la pièce maîtresse de la représentation de la
fonction parentale.
Dans une telle configuration l’éducation socialise un enfant dont il s’agit de faire une
personne et un acteur social, exhibant ici sa dimension d’articulation entre la sphère privée et
la sphère publique.
Ainsi cette fondation singulière permet sans doute de corriger l’idée un peu simpliste d’un
repli de la famille sur la sphère privée pour articuler un dedans, - la famille consacrée aux
relations interpersonnelles et à l’éducation comme réalisation de soi -, à un dehors, sphère
publique résolument juridique, dont le paradigme est l’universel abstrait2, incarné en majesté
dans l’Ecole ferryste par la Science et la Morale, l’une et l’autre habitées par la certitude du
progrès de l’humanité.
1 Dagenais D. (2000), La Fin de la famille moderne, et (2004) « Famille et société : l’impensé
moderne », in, « l’Enfant-problème », Le débat n°132.
2 Cette articulation entre privé et public est d’ailleurs matérialisé par le Code civil de 1804 qui
concède à la famille un espace privé immédiatement subordonné au politique, c’est-à-dire au public.
323
Il est probable qu’il faille pourtant faire la part, dès cette époque, au sein de l’éducatif, entre
ce qui relève de l’Ecole et ce qui relève de la famille.
De la lettre du 18 juillet 1833 adressée par François Guizot aux instituteurs, à celle de
Jules Ferry en date du 17 novembre 1883, le glissement est perceptible.
La première, envoyée aux instituteurs avec la loi du 28 juin 1833, illustre parfaitement
l’articulation moderne entre famille et école : « Les rapports de l’instituteurs avec les parents
ne peuvent manquer d’être fréquents. La bienveillance doit y présider : s’il ne possédait la
bienveillance des familles, son autorité sur les enfants serait compromise, et le fruit de ses
leçons serait perdu pour eux. Il ne saurait donc porter trop de soin et de prudence dans cette
sorte de relation. Une intimité légèrement contractée pourrait exposer son indépendance,
quelquefois même l’engager dans ces dissensions locales qui désolent souvent les petites
communes. En se prêtant avec complaisance aux demandes raisonnables des parents, il se
gardera bien de sacrifier à leurs capricieuses exigences ses principes d’éducation et la
discipline de son école. Une école doit être l’asile de l’égalité, c’est-à-dire de la justice. »1.
En revanche, les recommandations adressées par Ferry aux instituteurs de France, laissent
entendre les difficultés que cette partition entre l’ordre privé du particulier et l’ordre public de
l’universel pose in concreto : « Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous
est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous
pourrez vous tenir. (….) Demandez vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre
classe et vous écoutant pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait
dire. Si oui, abstenez vous de le dire, sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez
communiquer à l’enfant ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain,
c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècle de civilisation ont fait entrer dans
le patrimoine de l’humanité. »2.
Derrière les difficultés dans la partition respective des rôles, partition à haut risque, s’annonce
la tension des relations à venir entre les familles et l’Ecole lorsque se déploient la privatisation
de la famille et la configuration individualiste de l’ensemble des représentations.
Et ce schéma de l’articulation se grippe assurément dans le dernier tiers du XXe siècle.
Les mutations récentes sous la pression de la dynamique individualiste, en radicalisant la
1 Guizot Fr. (1833), Circulaire du ministre de l’Instruction primaire relative à la promulgation de la
loi du 28 juin 1833, dite Lettre aux instituteurs, in Terral H.(1999), L’école de la République, pp.2728.
2 Ferry J. (1883), Discours et opinions de Jules Ferry, tome IV : Les lois scolaires (suite et fin), p.
259-267.
324
logique de la réalisation de soi dans la famille, déstabilisent, sans doute de manière
irréversible, cet ordre familial et fragilisent, on l’a vu, sa pérennité.
Dans un tel contexte, que la société de consommation et idéalement d’abondance pour tous
desserre l’étau de la contrainte matérielle, que l’Etat Providence1 projette la promesse de la
prise en charge de l’enfant, et est alors ipso facto minoré le rôle de la famille quant à
l’éducation aux stratégies d’insertion dans la vie sociale, alors que l’école devient le refuge
des valeurs socialisatrices de l’obéissance du travail et de l’effort.
Sans doute l’éducation de l’enfant se partage t-elle toujours entre la famille et l’Ecole, ne
serait-ce que parce que le paradigme moderne reste à certains égards prévalent à travers
l’idéalisation de la famille nucléaire. Mais alors même que l’enfant devient très
paradoxalement le pivot d’une famille dont il n’est plus à la fondation, et qu’il focalise
comme tel une très forte mobilisation affective, sa socialisation est de plus en plus
complètement assurée par l’école.
De cette désarticulation des domaines public et privé, la relation difficile entre les familles et
l’école témoigne probablement.
Et ce n’est donc pas un hasard si cette évolution par laquelle les frontières entre public
et privé bougent, les deux domaines tendant de plus en plus à s’interpénétrer, se manifeste
d’abord dans le champ scolaire, à travers la politique de contrôle de l’enfant précocement
revendiquée par l’Ecole, politique au sein de laquelle une fois encore la maternelle est aux
avant-postes.
Précocement en effet, puisque Pauline Kergomard (1838-1925), qui décidément fait figure
d’éclaireur, pose déjà explicitement le problème. Certes « le petit enfant est fait pour rester
auprès de sa mère »2, mais en raison du dévoiement des sociétés modernes qui conduit parfois
les mères à renoncer à leurs prérogatives maternelles « naturelles », et de l’immoralité
1 La mise en œuvre de l’Etat providence après la Seconde guerre mondiale a pour objectif de
répondre aux risques de la vie dans les domaines de la famille (la Sécurité sociale mise en place en
1945 reprend la politique d’allocations familiales créées par la loi de 1932), de la santé (élargissement
constant de la couverture maladie depuis la création de la Sécurité sociale jusqu’à la couverture
médicale universelle instaurée en 1999), de la vieillesse (en dépit d’une histoire complexe qui rend
compte de la diversité des régimes de retraite sur une base socioprofessionnelle, le principe du droit à
la retraite pour tous est acquis et mis en œuvre entre 1945 et 1952, et le minimum vieillesse pour toute
personne de plus de 65 ans en 1956), du travail (à l'instauration d'un salaire minimum
interprofessionnel garanti en 1950, s’ajoutent un système de protection contre la privation involontaire
d’emploi créé en 1958, la création de l’allocation spécifique de solidarité en 1984 et le revenu
minimum d’insertion en 1988).
De sorte qu’en effet, la solidarité nationale semble bien se substituer ici aux solidarité familiales.
2 L’Education maternelle dans l’école, p.12.
325
populaire, - car « le peuple est resté dans l’ignorance pendant de longs siècles, et l’ignorance
ne développe pas la moralité »1 -, force est d’assumer la substitution de la République à la
famille. Ainsi l’école « maternelle » est-elle un pis-aller qui, dans une logique explicite de
protection sociale de l’enfance, vient d’abord se substituer à l’éducation maternelle lorsque
celle-ci fait défaut, en sorte que « c’est sur les directrices que nous comptons pour fonder, en
France, la véritable éducation maternelle dans l’école, en attendant l’âge d’or où chaque
enfant sera élevé par sa mère. »2.
Et ce n’est pas la moindre des ironies de l’histoire de la famille et de l’Ecole que de constater
qu’intervenant ainsi dans le domaine réservé de la famille, ce « droit d’ingérence » que l’on
voit se développer dans l’Ecole contemporaine, justifié par l’exposition ostentatoire de la
vulnérabilité de l’enfant3, emprise de la puissance publique sur l’espace privé assez
extraordinaire dans une société libérale, s’inaugure sous les auspices de l’icône de la
maternité.
Exemplairement pensée comme une école hors d’elle-même, institution à la croisée du
caritatif et du prophylactique, l’école maternelle annonce pour l’Ecole en général la mission
de contrôle social qu’elle inaugure.
Caritative historiquement, la salle d’asile dont elle est l’héritière revendique d’être à la
fois une école du soin dans la double dimension individuelle et collective : arracher l’enfant à
la misère de la rue, à sa violence, à son immoralité d’une part, moraliser les petits de ces
masses populaires urbaines socialement et politiquement dangereuses4 de l’autre.
Or dans la loi d’orientation de juillet 1989, on trouve une préoccupation qui n’est peut-être
1 Ibid., p.1.
Et peu importe ici que parmi les femmes ayant recours à la salle d’asile au milieu du siècle, quatre sur
dix soient des « femmes ne faisant que leur ménage et [ qui ] n’exercent pas de profession autre que
celle de mère de famille ».(Luc J.-N., L’Invention du jeune enfant au XIXe, p.291).
2 Ibid., p. 105.
3 La contre-exemplarité des familles indigentes est à l’origine d’un déplacement de point de
vue dans l’appréhension de cette enfance que l’école ne parvient pas à intégrer, de la dangerosité à la
victimisation (cf. Gavarini L., Petitot Fr. (1998), La Fabrique de l’enfant maltraité, pp.13-17).
Et cette vulnérabilité ostensible est la raison supérieure de l’intervention de la puissance publique à
son profit (cf. Meyer Ph., L’Enfant et la raison d’Etat).
4 « "Le moyen le plus assuré de rétablir l’ordre et de le fonder solidement", explique en 1831,
la commission municipale chargée, peu avant la révolte des canuts, d’organiser des salles d’asile à
Lyon, "c’est de s’emparer de bonne heure de l’éducation des enfants, de la rendre morale et religieuse,
d’inculquer de bonne heure les idées d’économie et les habitudes de travail." » Cité par Luc J.-N.
(1997), L’invention du jeune enfant au XIXe siècle, p.63.
326
pas sans faire écho1. La scolarisation des enfants de deux ans y est encouragée dans les
quartiers populaires, car si « tout enfant doit pouvoir être accueilli, à l’âge de trois ans, dans
une école maternelle ou une classe enfantine le plus près possible de son domicile »2,
« l’accueil des enfant de deux ans est étendu en priorité dans les écoles situées dans un
environnement social défavorisé… »3, disposition confirmée par la loi d'orientation et de
programme pour l'avenir de l'école d’avril 20054.
Et lors du « débat sur l’avenir de l’Ecole » organisé en 2003-2004 par le ministère de
l’Education nationale, il est fait plusieurs fois référence à la nécessité de développer la
scolarisation dès deux ans afin de faciliter la socialisation des enfants, « surtout dans les lieux
défavorisés ». Mais élargissant le propos, il est aussi rappelé qu’en ZEP, « la socialisation doit
rester un but prioritaire » et que le collège remplit de plus en plus « une fonction de
socialisation et d’éducation »5.
Par conséquent, si la maternelle est toujours en première ligne dans cette entreprise de
socialisation populaire qu’elle a inaugurée, c’est aujourd’hui l’ensemble du système scolaire
obligatoire, voire au-delà, qui en endosse la responsabilité.
Responsabilité qui peut d’ailleurs s’exercer hors temps scolaire comme en témoigne la
configuration interventionniste de différents projet contemporains dont le dispositif
interministériel de « L’Ecole ouverte »6 lancé en 1991, associant à l’Education nationale, le
ministère de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement et le Fonds d’action et de
soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations, et proposant, grâce à
l’ouverture de collèges et de lycées, d’accueillir les mercredis et samedis et/ou pendant les
vacances scolaires, des élèves de milieux défavorisés pour des activités à caractère scolaire
(34%), et des « projets d’enrichissement culturel et d’accompagnement éducatif ».
1 La sensibilité de l’opinion à la « violence des banlieues », d’ailleurs amplement mise en scène par
les médias, la radicalisation du climat politique et l’idée selon laquelle le jeune des milieux populaires
est un « sauvageon » qu’il appartient à l’école d’éduquer, font pendant, côté banlieue, avec la
ghettoïsation des quartiers populaires et à la perte de crédit des institutions, face à face dont Laurent
Mucchielli montre qu’il prend un tour éminemment conflictuel à partir des années 80. [(2001),
Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français].
2 Circulaire n°91-124 du 6 juin 1991 modifiée par la circulaire n°92-216 du 20 juillet 1992 portant
directives générales pour l’établissement du règlement type départemental des écoles maternelles et
élémentaires, 1-1.
3 Loi d’orientation du 10 juillet 1989, chap.1er, art.2.
4 Cf. article L. 113-1 du Code de l'éducation.
5 Commission du débat national sur l’avenir de l’école (2004), Les Français et leur école : le
miroir du débat , pp.278 ; 422 ;544 ; 615.
6 MEN (2003), circulaire n° 2003-008 du 23 janvier 2003, Charte Ecole ouverte. Précisons que le
dispositif, sans s’adresser aux seuls établissements relevant de l’éducation prioritaire, est implanté de
manière privilégié en ZEP.
327
A la rentrée 2007, un dispositif d’« accompagnement éducatif » propose en ZEP1, une prise en
charge des élèves par les enseignants volontaires du collège après les cours, de 16 à 18 heures,
dans le cadre d’études dirigées, d’activités sportives ou d’activités culturelles.
Mais hors zone urbaine sensible ou éducation prioritaire, l’ambition d’un « aménagement des
rythmes de vie des enfants des écoles maternelles et élémentaires » associant à l’Education
nationale le ministère de la Jeunesse et des sports s’exprime dès la fin des années 802.
Se donnant comme une volonté de prolongement des enseignements scolaires au service du
« développement équilibré de l’enfant », comportant à la fois le « libre choix par l’enfant d’un
éventail d’activités proposées dans les domaines sportif, artistique, scientifique, technologique
et culturel », obligatoirement « articulées à l’école », elle engage « tous les partenaires locaux,
- équipes de maîtres, parents, institution communale, monde associatif - », et cherche
explicitement des « conventions avec la ou les collectivités territoriales concernées », type
« contrats de ville ».
Ainsi « cette coopération sera renforcée pour permettre à l’école de mieux s’ouvrir sur la cité
et pour inciter les enfants à inscrire leurs activité dans un espace éducatif plus vaste, à partir et
autour de l’école. »3.
On ne peut le dire plus clairement : l’Ecole toute entière doit servir de point de départ et de
plate-forme à une prise en charge de l’enfant globale.
En revanche, la maternelle reste le domaine privilégié des politiques de protection de
l’enfance, et lorsque les actions prophylactiques investissent plus massivement l’école à partir
de 1970, l’école préélémentaire devient un rouage essentiel du dispositif que porte ce nouvel
état d’esprit marqué par l’interventionnisme scolaire.
Représentative est ici la circulaire du 9 février 19704 sur la prévention des inadaptations
portant création des groupes d’aide psychopédagogiques, sections et classes d’adaptation,
circulaire qui officialise l’intervention d’une équipe médico-psychopédagogique dans et hors
1 MEN (2007), circulaire 2007-115 du 13 juillet 2007. Le dispositif est destiné à être
progressivement étendu à l’ensemble des établissements scolaires.
2 MEN (1988), circulaire n°88-183 [et 88-156 (JS)] du 2 août 1988 portant aménagement des
rythmes de vie des enfants des écoles maternelles et élémentaires, que confirme la circulaire n°90-154
du 18 mai 1990.
3 MEN (1988), circulaire n°88-183 [et 88-156 (JS)] du 2 août 1988.
4 Circulaire n°IV-70-83 du 9 février 1970 qui fait suite à plus de 60 ans de silence depuis la loi de
1909 créant l’enseignement pour les enfants arriérés (peut être considéré comme suspect d’arriération
mentale un enfant qui a deux ans de retard scolaire et qui est alors admis en classe de
perfectionnement) qui ne prévoit rien en maternelle.
328
l’école1 et, le cas échéant, de travailleurs sociaux, et qui interpelle les maternelles pour une
action à la fois préventive et d’adaptation.
En maternelle sont créées des sections d’adaptation « pour les enfants présentant des retard de
maturation, enfants subissant des blocages affectifs, des troubles psychomoteurs divers,
enfants dont le milieu familial ou social a retardé le développement, principalement sur le
plan de la communication, enfants présumés déficients intellectuels, handicapés moteurs ou
sensoriels légers, déficients physiques… », (II, A), démarche confortée par la circulaire du 25
mai 19762 qui donne « désormais la priorité aux actions de prévention et d’adaptation ».
Le principe de l’intervention s’inscrit très clairement dans la loi relative à l’éducation du 11
juillet 1975 pour laquelle la formation en classes enfantines ou en école maternelle « tend à
prévenir les difficultés scolaires, à dépister les handicaps et à compenser les inégalités »3.
En sorte que, pour reprendre la formulation de M. Toraille, inspecteur général de l’Education
nationale s’exprimant au congrès de l’A.G.I.E.M. de 1976, « c’est dans le cadre de l’Ecole
maternelle que se situe le centre de gravité- ou le point d’application privilégié- des actions de
prévention, de soutien et éventuellement d’adaptation. »4. Et le décret du 6 septembre 19905
relatif à l’organisation et au fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires réitère :
« [l’école maternelle] participe aussi au dépistage des difficultés sensorielles, motrices ou
intellectuelles et favorise leur traitement précoce ».
L’école maternelle, encore une fois à l’avant-garde d’un mouvement destiné à affecter
l’ensemble du primaire, notamment pour ce qui gravite autour de la difficulté scolaire, prend
donc ici l’initiative d’appréhender l’enfant en des termes qui excèdent très largement les
compétences « ordinaires » de l’Institution centrées sur les savoirs, et se positionne sur un
terrain jusqu’alors considéré comme du domaine privatif de la famille.
1 …médecins de santé scolaire, psychologues scolaires, rééducateurs en psychomotricité d’une
part, orthophonistes, psychiatres et psychologues des Centres Médico-pédagogiques…de l’autre.
2 Circulaire n°76-197 du 25 mai 1976.
3 Loi 75-620 du 11 juillet 1975, I, 2.
La disposition est reprise dans les mêmes termes dans la loi 2005-380 du 23 avril 2005 art.24, et
relève de l’article L321-2 du Code de l’éducation.
4 « Développement mental et Pédagogie », A.G.I.E.M. : Actes du Congrès de Reims, 1976 :
« Idées actuelles sur le développement psychologique du jeune enfant » (pp.47-55)
5 Décret n°90-788 du 6 septembre 1990 relatif à l’organisation et au fonctionnement des écoles
maternelles et élémentaires.
329
Mais c’est peut-être la création d’un corps de psychologues scolaires1 qui s’inscrit de
plain-pied dans la logique associant contrôle2 et centration sur la personne de l’enfant.
Sans ambiguïté cette fois, l’enfant est ici saisi, par-delà sa position d’élève, au sein d’une
famille qui, selon la théorie psychanalytique, se révèle le siège de sa vérité la plus intime et la
plus cachée.
Car comme le précise très clairement Jacques Lacan (1901-1981) : « la famille prévaut dans la
première éducation, la répression des instincts, l’acquisition de la langue justement nommée
maternelle. Par là elle préside aux processus fondamentaux du développement psychique (…)
elle transmet des structures de comportement et de représentation dont le jeu déborde les
limites de la conscience. »3. « C’est comme facteur essentiellement inconscient qu’il [le
complexe Familial] fut d’abord défini par Freud. Son unité est en effet frappante sous cette
forme où elle se révèle comme la cause d’effets psychiques non dirigés par la conscience,
actes manqués, rêves, symptômes. Ces effets ont des caractères tellement distincts et
contingents qu’ils forcent d’admettre comme élément fondamental du complexe cette entité
paradoxale : une représentation inconsciente, désignée sous le nom d’imago.
Complexes et imago ont révolutionné la psychologie et spécialement celle de la famille qui
s’est révélée comme le lieu d’élection des complexes les plus stables et les plus typiques. »4.
1 Il est vrai néanmoins que l’Institution prend soin de faire du psychologue scolaire « d’abord »
un enseignant.
En 1947, suite à la publication du plan Langevin-Wallon qui le réclame, le psychologue scolaire est
introduit à titre expérimental dans l’enseignement primaire.
La circulaire n°205 du 8 novembre 1960 portant conditions d’emploi comme psychologues
scolaires des instituteurs et institutrices titulaires d’un diplôme de psychologie scolaire, précise leur
statut de « pédagogue » qui « doit à sa formation psychologique plus étendue d’être chargé de
certains problèmes qui préoccupent tous les maîtres », et anticipe la généralisation de l’expérience
initiale.
La circulaire n°IV 70-83 du 9 février 1970 portant création des groupes d’aide psychopédagogique
(GAPP) situe leur place dans ce dispositif de prévention des inadaptations, et la circulaire n°90-083
du 10 avril 1990 redéfinit leur mission dans le cadre des réseaux d’aide aux élèves en difficulté
(RASED).
Du point de vue qui nous intéresse ici, le psychologue voit ses missions orientées sur la prévention
des difficultés scolaires, l’élaboration des projets pédagogiques de l’école, et l’aide effective aux
élèves en difficulté. Cependant, il a plus que tout autre dans l’école affaire à l’enfant plutôt qu’à
l’élève, et, surtout, à l’enfant et sa famille, la rencontre avec les familles constituant une part
essentielle de son activité, à laquelle s’ajoute la liaison avec les centres de soin.
2 La création de ce corps figure, dans le plan Langevin-Wallon, au chapitre IV, « Organes de
contrôle et de perfectionnement ».
3 Lacan, (1938), « Les complexes familiaux : La famille », Introduction, Encyclopédie française,
tome VIII.
4 "Ibid.", chapitre I.
330
Or le psychologue scolaire est le seul acteur de l’école à intervenir expressément dans
l’espace privé de l’enfant. Sa fonction, en effet, « répond à la nécessité de connaître l’enfant
dans ses particularités individuelles aussi bien que dans son évolution psychologique », même
s’il a vocation à « apprécier les conséquences psychologiques des méthodes éducatives. Le
bon rendement scolaire n’est pas toujours un critère suffisant. Certains procédés pédagogiques
peuvent être très efficaces, mais au prix d’une plus grande fatigue pour l’enfant ou au
détriment d’autres aptitudes utiles, telles que la spontanéité, l’initiative etc. »1, en sorte que le
psychologue peut, le cas échéant, s’adresser aux enseignants dans le cadre d’un étayage de
leurs pratiques.
Ainsi la fonction de psychologue dans l’école s’avère t-elle particulièrement représentative de
cette superposition des domaines public et privé qu’autorise et que reconduit le
puérocentrisme.
A ce modèle d’intrusion du public dans le privé répond symétriquement une
dynamique d’individualisation investissant massivement la sphère publique, exigeant à tous
les niveaux une reconnaissance et une prise en compte de la personne, et parfois dans sa
singularité la plus intime.
Institution de l’articulation privé/public par excellence puisqu’elle et la famille se partagent
désormais l’enfant, l’Ecole est le champ de toutes les offensives : exhibition des origines,
sociales, ethniques, religieuses, régionales, et diffraction des regards portés sur les élèves à
travers le prisme de cette nouvelle représentation du groupe comme agglomérat d’intérêts
particuliers d’une part, légitimité quasi-unanime de la prise en compte de l’enfant global
d’autre part. Et ce, quelle que puisse être l’équivoque d’une telle démarche : la conquête, par
l’Ecole, de cet enfant tout entier exposé au regard inquisitorial, non plus ici de la science mais
de l’Institution, gèle en effet la dialectique moderne de construction du sujet et lui substitue
un assujettissement immédiat, en commuant les procédures contraignantes d’intériorisation et
d’autonomisation en de nouvelles procédures de normalisation, le plus souvent adéquates aux
objectifs unanimistes d’individualisation.
Dans le redéploiement de la partition privé/public, la timide percée des instances
parentales dans la gestion de l’Ecole, car, à partir de la fin des années 60, les parents sont
1 Projet Langevin-Wallon, in Allaire M et Frank M.-Th. (1995), Les politiques de l’éducation en
France, p.158.
331
intégrés au fonctionnement des établissements scolaires1, témoigne à ce titre d’une volonté de
« personnalisation » du regard porté sur l’« élève ».
En 1968, un décret2 organise les conseils des établissements publics du second degré,
prévoyant qu’un tiers des membres sont des représentants des parents et des élèves, et fait
entrer deux élus des parents par classe aux conseils de classe.
Sans doute la mesure ne va t-elle pas de soi, et diverses dispositions aménagent à la baisse
cette participation3. Mais le mouvement est lancé et confirme, dans les nouveaux
établissements publics locaux d’enseignement, la participations des parents et des élèves à
hauteur d’un tiers au conseil d’administration4. En 1976 l’école primaire est réorganisée par
décret5 sur un mode similaire : la création du conseil d’école donne voix aux représentants des
parents réunis en comité de parents, et lors de la réunion de l’équipe éducative qui rassemble
directeur, enseignant, membres du RASED, médecin et infirmière scolaires à chaque fois que
l’exige la situation d’un élève, ses parents sont présents.
De plus, comme en atteste la loi relative à l’éducation de juillet 1975, « dans chaque
école, collège ou lycée, les personnels, les parents d’élèves et les élèves forment une
communauté scolaire. Chacun doit contribuer à son bon fonctionnement dans le respect des
personnes et des opinions. »6. Cette assurance que « les familles sont associées à
l’accomplissement de ces missions. » (art.1er) est renforcée par la loi d’orientation du 10
juillet 1989 sur l’éducation : réaffirmant la participation à la vie scolaire, aux conseils
1 Cette représentation élective des parents doit être nuancée, c’est vrai, la participation ne
dépassant guère 45% dans le premier degré et 30% dans le second. Mais ici encore la logique
individualiste est contradictoire avec le principe électif.
L’entrée des parents dans l’Ecole se manifeste davantage par les refus des décisions des conseils ad
hoc en matière de redoublement et/ou d’orientation, voire, mais d’autres critères interviennent ici, par
les refus de la carte scolaire.
2 Décret n°68-968 du 8 novembre 1968 relatif aux conseils des établissements publics du second
degré : au tiers des représentants constitué par les parents et les élèves, s’ajoutent un tiers constitué par
des représentants du personnel, un sixième, par ceux de l’administration, un sixième des personnalités
extérieures cooptées.
3 Par le décret du 16 septembre 1969, c’est le conseil d’administration qui fixe les modalités de la
participation des élèves et des parents au conseil de classe ; le décret n°76-1305 du 28 décembre 1976
renforce le poids du chef d’établissement et de l’administration dans les CA ; et en 1977 le conseil des
professeurs auquel ne participent ni élèves ni parents, double un conseil de classe vidé de sa substance,
conseil des professeurs qui n’est supprimé qu’en 1990…
4 Décret n°85-924 du 30 août 1985 relatif à l’organisation administrative et financière des collèges
et lycées.
5 Décret n°76-1301 du 28 décembre 1976 relatif à l’organisation de la formation dans les écoles
maternelles et élémentaires.
6 Loi n°75-620 du 11 juillet 1975, titre II art. 13.
332
d’école aux conseils d’administration des établissements scolaires et aux conseils de classe, la
loi prévoit en outre que le Conseil d’Etat « détermine les conditions dans lesquelles les
représentants des parents d’élèves aux conseils départementaux ou régionaux, académiques et
nationaux, bénéficieront d’absence et seront indemnisés. », et que l’Etat contribue à « la
formation des parents d’élèves représentés au Conseil supérieur de l’éducation. »1.
Mais la participation croissante des familles dans l’orientation des élèves témoigne
encore bien davantage, et, de ce point de vue, l’état d’esprit change du tout au tout entre 1959
et 1976.
A la fin des années 50 en effet, la réforme Berthoin2 encadre autoritairement la
décision familiale : au terme du cycle d’observation (6e-5e) commun à toutes les sections, une
orientation décisive des élèves est proposée aux familles informées de ce qu’un conseil
d’orientation a jugé « le mieux convenir aux aptitudes de l’enfant » (art.10), conseil qui
« donne à la famille toutes indications utiles pour confirmer la convenance de la section
choisie aux possibilités de l’élève, ou pour suggérer un changement de section » (art.12), de
sorte qu’« au terme du cycle d’observation, les élèves qui choisissent la forme
d’enseignement qui leur est proposée par le conseil d’orientation la suivent de plein droit. Aux
élèves qui préfèrent une autre forme d’enseignement est ouvert un examen public, destiné à
établir leur aptitude à la forme d’enseignement qu’ils ont choisie. ».
Progressivement, l’Institution associe les parents aux processus décisionnels, peut-être pour
tenter de faire pression sur des enseignants globalement favorables à un redoublement dont
l’utilité est vigoureusement contestée au plan théorique, la plupart des recherches en exhibant
même les effets délétères3.
1 Loi d’orientation n°89-486 du 10 juillet 1989 sur l’éducation, chapitre III.
2 Cf. Décret n° 59-57 du 6 janvier 1959 portant réforme de l’enseignement public.
3 Les effets psychologiques du redoublement sont tendanciellement désastreux: stigmatisation de
l’échec, maintien du redoublant dans l’immaturité contextuelle d’un groupe-classe constitué d’enfants
plus jeunes etc.
Voir le rapport de Jean-Jacques Paul, directeur de l’Institut de recherche sur l’Education (IREDUCNRS), avec la collaboration de Thierry Troncin, (2004), Les apports de la recherche sur l’impact du
redoublement comme moyen de traiter les difficultés scolaires au cours de la scolarité obligatoire,
rapport commandé par le Haut conseil de l’évaluation de l’école.
Voir aussi l’étude menée deux années durant par Thierry Troncin dans les CP de la Côte d’Or qui
révèle qu’à niveau égal, les redoublants du CP progressent moins vite que les élèves admis en CE1, et
qu’en particulier, les futurs redoublants ont un niveau scolaire qui chute sensiblement plus que celui
des non-redoublants toute chose égale par ailleurs, entre juin et septembre. Le fait que les élèves
redoublent moins lorsqu’ils conservent le même maître, tend à accréditer l’idée selon laquelle le
redoublement tient beaucoup à l’image que l’enseignant tient à afficher vis à vis de ses collègues :
l’enseignant des « mauvais élèves » étant perçu comme un « mauvais enseignant ».
Cf. Troncin Th. (2005), Le redoublement : radiographie d’une décision à la recherche de sa
légitimité.
333
Connivence ou non entre les critères des parents et ceux de l’administration de l’Education
nationale soucieuse de limiter le nombre de redoublants, toujours est-il que se multiplient les
injonctions réglementaires tentant d’en réduire le taux.
Suite à la loi d’orientation de 1989 pour laquelle « l’élève élabore son projet d’orientation
scolaire et professionnel avec l’aide de l’établissement et de la communauté éducative,
notamment des enseignants et des conseillers d’orientation… »1, est précisé par décret, en
septembre 19902, dans le cadre de la politique des cycles3, qu’« afin de prendre en compte les
rythmes d’apprentissages de chaque enfant, la durée passée par un élève dans l’ensemble des
cycles des apprentissages fondamentaux et des approfondissements peut être allongée ou
réduite d’un an… ».
La procédure laisse une certaine marge de manœuvre aux parents puisque, une proposition
leur ayant été adressée après examen de la situation de l’enfant par le conseil des maîtres de
cycle, « ceux-ci font connaître leur réponse écrite dans un délai de quinze jours » ; en cas de
contestation, « ils peuvent, dans le même délai, former un recours motivé devant l’inspecteur
d’académie, directeur des services départementaux de l’Education nationale qui statue
définitivement. » (art.4). Dispositif qui prend tout son sens au sein d’un « dialogue constructif
entre les enseignants et les familles… »4.
La Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école de 20055, confirme
globalement la procédure6, et associe plus étroitement les élèves et leurs familles à
l’orientation : « L’orientation et les formations proposées aux élèves tiennent compte de leurs
aspirations, de leurs aptitudes et des perspectives professionnelles liées aux besoins
prévisibles de la société, de l’économie et de l’aménagement du territoire. Dans ce cadre les
élèves élaborent leur projet d’orientation scolaire et professionnelle avec l’aide des parents,
1 Loi d’orientation n°89-486 du 10 juillet 1989 sur l’éducation, titre premier, chapitre II,
l’organisation de la scolarité, article 8.
2 Décret n° 90-788 du 6 septembre 1990 : relatif à l’organisation et au fonctionnement des
écoles maternelles et élémentaires.
3 Loi d’orientation de juillet 1989, chapitre II : l’organisation de la scolarité.
4 Note de service n°91-065 du 11 mars 1991 en application du décret n° 90-788 du 6 septembre
1990 relatif à l’organisation et au fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires pendant
l’année scolaire 1990-1991.
5 La Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école n°2005-380 du 23-4-2005
prétend synthétiser « le grand débat sur l’école » ouvert à l’automne 2003, à l’occasion duquel
chacun est invité à s’exprimer.
6 …à ceci près que lors d’un recours, les parents s’adresse à une commission départementale
d’appel comprenant inspecteurs de l’Education nationale, directeurs d’école et principal de collège,
enseignants du premier et du second degré, psychologue et médecin scolaires, parents d’élèves ;
décret 2005 1014 du 24 août 2005, III, art.4-3.
334
des enseignants, des personnels d’orientation et des autres professionnels compétents. Les
administrations concernées, les collectivités territoriales, les organisations professionnelles,
les entreprises et les associations y contribuent. » (Titre I, chap. III, art. 23).
Par la mise en place du dispositif du « programme personnalisé de réussite
éducative. »1 qui « constitue tout autant une modalité de prévention de la grande difficulté
scolaire visant à empêcher le redoublement qu’un accompagnement de celui-ci dès lors qu’il
n’aura pu être évité »2, et qui est « proposé aux parents » par le directeur ou le chef
d’établissement, les parents sont encore associés au dispositif de substitution au
redoublement.
La capacité des parents à peser sur l’orientation est confirmée par décret3 en juillet 2006 :
« des relations d’information mutuelle sont établies entre les enseignants et chacune des
familles des élèves… », « le conseil des maîtres présidé par le directeur d’école dans le
premier degré, le chef d’établissement dans le second degré, organisent au moins deux fois
par an et par classe, une rencontre, qui peut prendre différentes formes, entre les parents et les
enseignants. Dans les collèges et les lycées l’information sur l’orientation est organisée
chaque année dans ce cadre. » (Art. D 111-2).
Ce chassé-croisé privé/public dont l’Ecole est la scène, et dont nous ne prétendons
nullement avoir donné un point de vue exhaustif, nous bornant à exhiber quelques moments
saillants de ces rapports, loin d’introduire à la confiance sans cesse invoquée entre les familles
et le système éducatif, tend au contraire à tendre les relations4.
Aux nostalgiques d’une Ecole sanctuaire débarrassée de l’ingérence parentale et consacrée à
la transmission des savoirs, rapides à dénoncer l’incompétence des parents5, et/ou leur
renoncement coupable à exercer cette autorité dont l’exercice dialectique est aussi le garant de
l’ordre scolaire, s’oppose un discours familial, finalement moins contrarié par la didactisation
forcenée d’une école qui se coupe des familles6, ou par l’absence de réflexion sur la
1 Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école n°2005-380 du 23-4-2005, art.17.
2 Circulaire de rentrée du 27 mars 2006, 2006 051 du 27 mars 2006 B.O. n°13 du 31 mars 2006.
3 Décret n° 2006-935 du 28-7-2006 relatif aux parents d’élèves, aux associations de parents
d’élèves et aux représentants des parents d’élèves.
4 Cf. Montandon Cl., Perrenoud Ph. (1994), Entre parents et enseignants un dialogue impossible ?
5 Voir, par exemple, Maschino M. (2002), Parents contre profs, Paris : Fayard.
6 La famille serait sans doute pourtant fondée à mettre en cause cette « hyperdidactisation » qui ne
prend peut-être pas les enfants où ils sont, obnubilée par la nécessité de légitimer l’enseignement des
IUFM…
335
coéducation, que recentré sur la personne de l’enfant qu’il s’agit non plus de préparer au
collectif mais au contraire de protéger du collectif, rempart contre une menace d’autant plus
effrayante aux yeux des familles que, dans l’ordre affectif qui est le sien, cette menace ne
connaît, et ne peut connaître, aucune objectivation.
Ainsi, alors même que s’ouvre la citadelle scolaire, s’exaspère la défiance réciproque entre
l’Ecole et la famille1, parce que ce faisant, à la logique pratiquement collective et
référentiellement universaliste de l’Ecole, vient se heurter la logique exclusivement
individualiste de la famille qui sollicite l’Ecole toujours plus, plus tôt et plus longtemps pour
socialiser l’enfant, et lui reproche en même temps de fonctionner comme l’institution qu’elle
ne sait, ne veut ou ne peut plus être.
Sommée de répondre à ces adjurations contradictoires, cette Ecole surpuissante en terme de
contrôle social, mais passablement en perte de repères quant à ce qu’elle doit faire, est-elle
encore maître d’elle-même ?
Conclusion
Le questionnement des principes mêmes de l’Ecole républicaine et, la Modernité se
passant au crible de l’examen, la mise en cause des fondations modernes de l’Ecole à travers
le soupçon appelé sur le sujet, la raison, la vérité, l’universel, ont battu en brèche la stabilité
de l’assise culturelle de l’Ecole, favorisant le feuilletage du projet scolaire en une multiplicité
de missions et de priorités à la cohérence théorique et pratique aléatoire.
En même temps, l’extension des missions de l’Ecole dans le sens à la fois du contrôle social
(soin, contrôle sanitaire et social…) et du souci de l’épanouissement des enfants
singulièrement désignés, met à distance la responsabilité moderne de l’intervention scolaire
collective. Est alors en retrait la transmission d’un héritage culturel à travers des savoirs dont
1 Au-delà de la médiatisation du phénomène (en septembre 2002, pour son numéro de rentrée, Le
Nouvel Observateur titre « La guerre parents-profs »…), la contestation parentale se développe
effectivement : les services juridiques des rectorats grossissent, le recours parental se faisant d’abord
auprès du rectorat avant de se faire auprès du tribunal, et en 2002 Yann Buttner publie, chez Dalloz, un
Droit de la vie scolaire…
Pour autant, cette multiplication des conflits n’est pas imputable au seul gonflement des effectifs
scolaires : cette judiciarisation tient toute sa place dans la logique du développement de
l’individualisme dont témoigne aussi l’influence américaine, phénomène général auquel les écoles
n’échappent pas, et que d’aucuns interprètent parfois comme un recul de l’arbitraire.
336
on attend qu’il participe activement, voire prioritairement, à la fondation du sujet-citoyen,
personne privée et arbitre de la loi, qu’il fasse ce qu’est un homme parmi les hommes, c’est-àdire qu’il fasse l’humanité de chacun.
Dans un tel contexte, l’irruption de la psychologie de l’enfant comme science dont ce
dernier est l’objet, s’avère désormais partie prenante de l’initiative éducative dans sa
globalité, générant un renforcement du processus d’individualisation pédagogique.
Car une psychologie naturaliste dont les théories piagétiennes constituent le moment fort au
plan doctrinal, est diversement compatible avec l’expression de la crise moderne. Compatible,
d’abord, avec le relativisme consécutif à la crise de la Modernité dès lors que les propositions
logiques ou scientifiques sont dérivées des expériences de la vie psychologique. Compatible,
encore, avec les modèles empiristes auxquels les sciences expérimentales viennent prêter
main forte en cautionnant l’expérience comme origine de la connaissance et le modèle
inductif dont elle est partie prenante. Compatible enfin avec l’individualisme qui, depuis le
début du XVIIIe siècle se déploie selon sa propre dynamique, lorsqu’elle légitime les effets de
centration sur la personne saisie dans l’unicité et la différence de son individualité, centration
qui laisse augurer une impasse éducative déjà perceptible.
Comment penser, à partir de là, l’autorité d’une Ecole dont les assises culturelles sont quant
aux moyens, la culture du savoir, et quant aux fins, l’autonomie du sujet, passablement
ébranlées, au moment même où le développement démocratique impose une scolarisation
massive dont l’échec met en accusation l’ensemble du système éducatif ?
337
Troisième partie
L’effritement de la légitimité moderne compromet
gravement l’autorité de l’institution scolaire
Introduction : la question de l’autorité est au cœur du
débat
Ainsi cette Ecole constitutive de la Modernité qui connaît aujourd’hui l’obligation
inédite de s’adresser à tous, alors que la massification installe la sélection sociale en son sein à
travers la gestion de l’échec scolaire, la mise en place de filières hiérarchisées et les
orientations successives qui jalonnent les parcours différenciés des élèves1, subit en même
temps le contrecoup d’un ébranlement des certitudes modernes. Et si cet ébranlement,
inhérent à la Modernité même comme nous l’avons vu, connaît sa première secousse sérieuse
à la fin du XIXe siècle, son onde se propage durant le siècle suivant.
Nul ne s’étonnera donc de voir imputer la difficulté à laquelle l’action éducative a le
sentiment d’être aujourd’hui confrontée, pour partie ou intégralement, à la crise de légitimité
induite par une dynamique éminemment « moderne » : autodéploiement de l’esprit critique
qui attaque les assises de la culture humaniste, conteste les catégories modernes pour
construire la raison historique, et, qui, pour finir, révoque en doute l’idée d’une conquête de la
liberté comme arrachement à la naturalité, quand, justement, de cette idée dépendent à la fois
la nécessité éducative et la condition d’une éducabilité.
1 En regard, l’Ecole ferryste, socialement clivée de part en part, fait paradoxalement montre
d’esprit d’« équité » lorsqu’elle ouvre la voie du secondaire aux meilleurs élèves du primaire. Par le
truchement de l’élitisme républicain, cette école, en effet, semble « juste au sein d’une société
injuste », Dubet Fr., Martuccelli D. (1996), A l’école, p.36.
338
Mais la trajectoire de cette dynamique n’a pas là fini sa course. Car dans cette
tourmente, c’est aussi, et peut-être surtout le fondement même de l’autorité que le
développement des sociétés démocratiques fragilise.
Comme cherche déjà à le montrer Tocqueville, analysant dans les années 1830 la démocratie
américaine, dès lors qu’est érigée, au cœur de toute légitimation sociopolitique, l’exigence
d’égalité1, celle-ci entre en contradiction principielle avec le modèle hiérarchique solidaire du
rapport à l’autorité2. Et ce modèle, est coexistant à la relation éducative elle-même, si tout au
moins l’on admet qu’une telle relation induit, non sans réserve, la « supériorité » de
l’éducateur sur l’éduqué. « Non sans réserve » car sans doute en effet ne s’agit-il pas ici d’une
supériorité de nature ou de condition. Le mode de domination, dont s’autorise la Modernité
est strictement provisoire et absolument limité quant à ses fins, lié au savoir et à la maturité
conférés à l’adulte.
Parce que « celui qui sait » est responsable, - c’est-à-dire peut répondre de lui-même, être
garant de soi, de responsum, supin de respondere, « répondre » -, il doit assumer la fonction
de médiateur obligé pour que l’enfant s’incorpore la culture, fonction essentielle à
l’intronisation de l’enfant dans « le monde », selon l’expression de Hannah Arendt.
Concevoir une autorité praticable indépendamment de tout modèle hiérarchique n’en reste pas
moins une entreprise extrêmement délicate. Or cette relation asymétrique et unilatérale heurte
frontalement
l’affirmation
d’égalité
constitutive
de
l’identité
démocratique.
Car
l’individualisme démocratique n’a pas pour seule caractéristique cette réorientation privative
de la liberté et de l’idéal qui signerait la vulnérabilité nouvelle de l’investissement citoyen. Il
est aussi, dit Tocqueville, ce par quoi l’emporte en effet « la passion de l’égalité »3, ce qui,
par-delà l’égalisation des conditions, signifie bien qu’aucun pouvoir ne saurait s’exercer sans
1 « Le fait particulier et dominant qui singularise ces siècles [démocratiques], c’est l’égalité des
conditions ; la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c’est l’amour de cette
égalité. », Tocqueville A. de (1840), De la démocratie en Amérique, Tome II, vol. III, chap. I, p.188.
2 « Il ne faut pas se dissimuler que les institutions démocratiques développent à un très haut degré
le sentiment de l’envie dans le cœur humain. Ce n’est point tant parce qu’elles offrent à chacun les
moyens de s’égaler aux autres, mais parce que ces moyens défaillent sans cesse à ceux qui les
emploient. Les institutions démocratiques réveillent et flattent la passion de l’égalité sans pouvoir
jamais la satisfaire entièrement. Cette égalité complète s’échappe tous les jours des mains du peuple au
moment où il croit la saisir, et fuit, comme dit Pascal, d’une fuite éternelle ; le peuple s’échauffe à la
recherche de ce bien d’autant plus précieux qu’il est assez près pour être connu, assez loin pour n’être
point goûté. », Tocqueville A. de (1835) De la Démocratie en Amérique tome I, vol. II, chap. V, p.46.
3 « Ils [les peuples démocratiques] ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle,
invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans
l’esclavage. », Tocqueville A. de (1840), De la démocratie en Amérique, tome II, vol. III, chap.I,
p.192.
339
l’adhésion de celui sur lequel il s’exerce, fût-il un enfant.
Bien plus, à l’horizon de l’individualisme, le refus de toute transcendance à l’individu met
l’autorité, et en l’espèce l’autorité éducative, en porte-à-faux : perspective vertigineuse.
Ainsi la logique égalitaire finirait-elle par l’emporter sur l’intériorisation des normes au péril
du principe d’autonomie…
C’est donc la contextualisation de cette problématique dans le processus historique
d’avènement de la Postmodernité1 dont la Modernité est encore le creuset, et qui, tout à la
fois, déstabilise dans un même geste relation d’autorité et relation éducative, qu’il s’agit ici
d’examiner.
Comment l’érosion des assises modernes induit-elle un questionnement décisif de l’autorité
dans/de l’école ?
III 1 L’individualisation de l’enfant
III 11 Individualisation et droits de l’enfant
Si l’on s’accorde sur une approche de la Modernité définie à la fois comme
l’émergence d’une représentation du monde décentrée du religieux et comme la sortie d’une
organisation théologique du politique avec l’émergence de l’Etat au carrefour des XVe et
XVIe siècles, c’est bien non pas l’affleurement du juridique, en soi largement antérieur à la
Modernité comme en atteste, par exemple, l’influence du droit romain2, mais un nouveau
rapport au juridique qui se fait jour alors.
1 Rappelons que nous entendons par « Postmodernité », cet âge du soupçon qui procède de la crise
de la Modernité comme moment d’une Modernité qui se prend elle-même comme objet.
2 …droit écrit par opposition à la coutume franque, et qui se caractérise notamment par la partition
entre droit privé (droit relatif à l’état des personnes, aux rapports des personnes aux objets, aux
obligations des personnes) et droit public -, dans la France méridionale dès la chute de l’Empire
romain et sa diffusion progressive dans la France septentrionale au Moyen Age.
340
Soit dit en passant, cette « déliaison théologico-politique », pour reprendre le terme utilisé par
Marcel Gauchet, se fait dans le temps et dans l’espace à des rythmes et selon des modalités
divers, et, en tout état de cause, n’a pas pour conséquence la fin du religieux mais sa
transformation. A à la médiation ecclésiale se substitue une pratique plus intimiste de la foi
évidemment lisible dans la Réformation ; à la légitimité religieuse du pouvoir politique,
conférée par la médiation ecclésiale, se substituent la légitimité de l’Etat et l’autoconstitution
du monde humain comme prend corps l’amélioration des conditions de subsistance1. Ajoutons
que cette déliaison ne contredit pas nécessairement l’idée foucaldienne d’une monarchie qui,
pour s’imposer contre les féodaux, requiert le droit comme principe de sa légitimité et
s’affirme comme le lieu du droit2.
En revanche, la conception postmoderne de la normalisation des sociétés de contrôle est
difficilement compatible avec celle d’une extension de la légitimité juridique, sauf à consentir
à une redéfinition elle-même extensive du juridique incluant par exemple le droit à la santé, à
la vie privée…
Ceci étant, la déliaison théologico-politique réinvestit le droit d’une fonction primordiale dès
lors que l’explicitation et la justification des fondements du politique procèdent du voulu et
non pas du donné, d’un voulu par les hommes. Seul principe de légitimation du politique dans
un monde qui s’arrache à la reconnaissance universelle du religieux, l’individu de droit ouvre,
dans le sillage de la Révolution française, à l’historicité et au progrès d’une humanité œuvre
d’elle-même.
Plus que jamais l’Etat prend ses décisions en fonction d’un droit qui prescrit tant son
organisation que ses modalités de fonctionnement, selon le principe d’une limitation imposée
de la puissance à la puissance, alors qu’au plan privé la limitation de l’usage infini des libres
arbitres prétend régler les relations entre les individus.
De ce processus, l’enfant, dont nous avons évoqué au préalable la dynamique de
subjectivation, - au sens du processus par lequel la subjectivité se reconnaît elle-même -, ne
peut être tenu à l’écart.
Et Fichte montre en effet comment l’affirmation du sujet, dans l’acception moderne du terme,
fait nécessairement référence à une loi commune. Parce que le sujet autoréflexif de la
conscience de soi suppose une libre activité limitée par l’existence du monde, la conscience
1 Cf. Gauchet M. (2003), La condition historique, « La bifurcation occidentale », pp.131-153.
2 Cf. Foucault M. (1976), Histoire de la sexualité. 1, La Volonté de savoir, pp.113-119.
341
de l’objet, sa liberté se pose d’emblée comme limitée ; et parce que cette altérité qui la limite
en même temps la requiert, elle ne peut être qu’un autre sujet, tout à la fois opposé au premier
et compatible avec sa liberté puisque identique comme sujet.
Dès lors la relation intersubjective permet au sujet de s’apparaître à lui-même comme
conscience dont la liberté est limitée par la coexistence de l’autre, mais c’est le droit qui, en
obligeant l’action réciproque des sujets, rend possible la relation intersubjective1.
Par conséquent, la question du droit et de l’enfant devient structurelle du rapport à l’enfant.
III 111 L’avènement d’une légitimité légaliste…
Dès lors, si l’on entend par légalité, « conformité au droit positif », légitimité,
« discours justificatif, produit ou induit par un système idéologique au sein duquel prend place
le droit positif », et légitimation, « acceptation sociale de la prétendue légitimité », cette
judiciarisation du rapport à l’enfant s’inscrit de plain-pied dans une dynamique de
légitimation de la seule autorité légaliste imposée par la Modernité.
Celle-ci a en effet, et dès « l’origine », maille à partir avec les fondements d’une légitimité
traditionaliste puisqu’elle introduit la fracture avec l’immobilité cosmogonique, s’ouvre au
temps discontinu et à l’ère du soupçon2, et puisque que la raison scientifique se donne comme
divorce avec l’opinion et la tradition.
L’esprit des Lumières et la Révolution française consacrent la rupture : alors qu’Emmanuel
Sieyès (1748-1836) proclame la fin du système héréditaire3, par hypothèse traditionaliste, la
nouvelle légitimité contractuelle témoigne d’une détermination à construire l’avenir.
Désormais, le vivre-ensemble et ses modalités relèvent d’un volontarisme comme la
puissance procède de cette volonté contractuelle par laquelle les hommes décident ensemble
et librement de faire cause commune, de s’associer contre une tradition toujours particulariste
par laquelle les hommes ne s’appartiennent pas.
1 Cf. Fichte J. G. (1796-1797), Fondement du droit naturel selon les principes la doctrine de la
science.
2. L’expérience cartésienne du cogito, expérience de la résistance au doute, en est l’exemplaire
illustration Cf. Descartes R. (1641), Les Méditations métaphysiques, Seconde méditation.
3 « Qu’est-ce qu’une Nation ? un corps d’Associés vivant sous une loi commune » : les citoyens
sont appelés à s’émanciper de toute appartenance familiale, paroissiale, régionale, corporatiste…
Sieyès E.-J. (1789), Qu’est ce que le Tiers-Etat ?, p.31.
342
Et Joseph de Maistre (1753-1821), échotier de l’idéologie contre-révolutionnaire, d’ironiser,
dans un esprit quasi-nominaliste : « il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma
vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâces à Montesquieu, qu’on
peut être persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe,
c’est bien à mon insu. »1.
Position sur laquelle il est peu ou prou rejoint par l’ensemble des idéologues contrerévolutionnaires, eu égard à la sensibilité de chacun, chantres d’un antirationalisme
organiciste, communautariste, ethnocentriste et culturaliste…foncièrement pessimiste et
tendanciellement décliniste : Edmund Burke (1729-1797), Johann Gottfried von Herder
(1744-1803), Louis de Bonald (1754-1840), Thomas Carlyle (1795-1881), Ernest Renan
(1823-1898), George Sorel (1847-1922), Charles Maurras (1868-1952), Oswald Spengler
(1880-1936)…tradition dont Isaiah Berlin (1909-1997) recueille l’héritage en toute ambiguïté,
et que l’on retrouve dans le néoconservatisme américain, notamment chez Irving Kristol2.
Mais le rejet républicain du particularisme culturel, dirait-on en termes contemporains,
est lui-même à comprendre au seul plan du droit : l’Etat peut ainsi sans contradiction, alors
même que la volonté générale exclut tout droit à la particularité, décider au nom de l’intérêt
culturel général de protéger des cultures régionales.
A preuve, par exemple, et bien avant que ne s’exerce la pression de l’Union européenne
favorable à la promotion des langues régionales, la reconnaissance officielle d'un droit à
l'existence de ces langues par la loi Déixonne de 1951 (art. 1), de la nécessité de leur
protection, et l’introduction subséquente de leur enseignement, facultatif, dans les écoles,
collèges, lycées et établissements d’enseignement supérieur situés dans leur zone
d’influence3.
De facultatif, cet enseignement optionnel devient d’ailleurs « spécifique » et se voit doté de
programmes, d’examens, de personnels formés4…., confirmé par la loi d’orientation du 10
juillet 1989, et conforté au début des années 2000 par la création d’un conseil académique des
1 Maistre J. de (1884), Considérations sur la France, p.75.
2 Voir Sternhell Z. (2006), « Le choc des traditions » et « les anti-Lumières de la guerre froide » in
Les anti-Lumières du XVIIIe siècle à la guerre froide, pp.47-117 et pp.494-553.
3 Loi 51-46 dite loi Déixonne du 11 janvier 1951 relative à l’enseignement des langues et des
dialectes locaux ne s’intéresse qu’au breton, basque, catalan et langue occitane. A ces langues viennent
s’ajouter le corse (1974), le tahitien (1981) les langues régionales d’Alsace (1988), les langues des
pays mosellans (1991), les langues mélanésiennes (1992), le créole (2002).
4 Circulaires 82-261 et 83-547 des 21 juin 1982 et 30 décembre 1983 relatives à l’enseignement
optionnel des langues régionales.
343
langues régionales1 dans les académies où ces langues sont en usage, et par la création d’un
enseignement bilingue à parité horaire dans les écoles et les sections « langue régionale » des
collèges et lycées2.
Ici prend forme un droit à l’enseignement des langues régionales sans que le jacobinisme
linguistique ne cède significativement de terrain, car « l'engagement de l'État en faveur de cet
enseignement » se fait bien au nom du « souci de veiller à la préservation d'un élément
essentiel du patrimoine national »3. Et ce droit réaffirme l’universalité de la loi contre toute
tentation particulariste, fondement du légalisme légitime.
Notre contemporain continue, par conséquent, de faire feu sur ce « patient travail des siècles »
par lequel l’homme est encore et toujours arrimé à l’autorité de l’ancienneté, de l’ancestralité,
de l’antériorité de la coutume et du préjugé qui jouent la mémoire, l’accoutumance et
l’opinion contre la raison critique. Car la tradition, du latin tradere, « remettre, transmettre »,
est aussi et d’abord l’ordre des pères contre lequel la raison doit armer chacun afin qu’il sorte
d’un état de minorité, formulation kantienne à peine métaphorique4, et qu’il s’autorise à
penser en homme libre.
Emancipation annoncée, en quoi la situation, l’état de l’individu, ont vocation à être dépassés
dans la construction du sujet autonome.
Avec la Déclaration des droits de l’homme, l’abstraction juridique s’impose.
Les hommes ne peuvent être posés comme libres et égaux en droit qu’au prix de l’occultation
de ce qu’ils sont en fait : le droit prescrit en fonction d’une idée dont l’universalité tient à ce
qu’elle est détachée de toute empirisme. Le recours aux Droits de l’homme n’a de sens que si
l’homme est une idée à accomplir et non pas une existence, naturelle ou culturelle, à
constater.
1 Décret 2001-733 du 31 juillet 2001.
2 Arrêté du 12 mai 2003.
3 Circulaire 95-086 du 7 avril 1995 relative aux enseignements de langues et cultures régionales.
Du reste, lorsqu’il s’agit de ratifier la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, signée
par la France en mai 1999, le jacobinisme reprend la main. Le Conseil d’Etat s’y oppose, considérant
que la Charte est contraire à l’article 2 de la Constitution en ce qu’elle tend à reconnaître un droit à
pratiquer une langue autre que le français dans la vie publique, et qu’elle « porte atteinte aux principes
constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple
français» lorsqu’elle confère «des droits spécifiques à des locuteurs de langues régionales ou
minoritaires, à l'intérieur de territoires dans lesquels ces langues sont pratiquées » (Préambule et art.7).
Décision du Conseil constitutionnel n°99-412 DC du 15 juin 1999.
4 « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se
maintient par sa propre faute », Kant E. (1784), Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?,
p.209.
344
Cette nouvelle normativité universaliste, - à la fois la légitimité de l’universel autour des
droits de la Raison, et l’universel comme légitimité -, fait pendant, en miroir, à l’éternité de la
société traditionnelle. Le citoyen est juste s’il accorde à l’autre les mêmes droits que ceux
qu’il revendique pour lui-même, et l’ordre juste peut être atteint par la philosophie de
l’histoire : en s’écartant de la Religion, les hommes perdent sans doute l’éternité mais
affirment leur prise de pouvoir politique sur le monde qu’il font advenir. Si la liberté reste
l’horizon politique de la civilisation, et de l’éducation, « le plus grand problème pour l’espèce
humaine, celui que la nature contraint l’homme à résoudre, est d’atteindre une société civile
administrant universellement le droit »1.
Et la résolution démocratique, rousseauiste, procède d’une construction politique des volontés
individuelles, par laquelle chacun se déprend de ses particularismes pour vouloir, pour luimême, ce qu’il veut pour tous, en sorte que la volonté générale (la loi) soit en même temps la
volonté de chaque citoyen2, fondement de la légitimité du contrat.
Cette loi est la seule à laquelle l’homme obéit librement parce qu’elle est la loi de sa raison.
Max Weber, analysant « les trois raisons internes qui justifient la domination »,
traditionaliste, charismatique ou légaliste3, est donc parfaitement fondé à faire de cette
légitimité contractuelle la figure régulière d’une Modernité qui pousse en avant la raison et
subvertit toute légitimité traditionaliste.
L’argument légal comme registre décisif de la légitimation moderne par lequel le citoyen
consent à n’obéir qu’au droit qui s’impose comme La forme rationnelle, objective, abstraite et
1 Kant E. (1784), Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, Cinquième
proposition, p.193.
2 Cherchant « si dans l’ordre civil il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre »,
Rousseau parvient à « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force
commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse
pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant », un pacte social ; Rousseau J.-J. (1762), Du
contrat social ou Principes du droit politique.pp.351 ; 360.
3 « Tout d’abord l’autorité de l’"éternel hier", c’est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur
validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter. Tel est le "pouvoir
traditionnel" que le patriarche ou le seigneur terrien exerçaient autrefois. En second lieu l’autorité
fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu (charisme) ; elle se caractérise par le
dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme et par leur confiance en sa seule
personne en tant qu’elle se singularise par des qualités prodigieuses (…). C’est là le pouvoir
"charismatique" que le prophète exerçait ou - dans le domaine politique - le chef de guerre élu, le
souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d’un parti politique. Il y a enfin l’autorité qui
s’impose en vertu de la légalité, en vertu de la croyance en la validité d’un statut légal et d’une
"compétence" positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d’autres termes l’autorité
fondée sur l’obéissance qui s’acquitte des obligations conformes au statut établi. », ; Le savant et le
politique, pp.126-127.
345
impersonnelle, reste un élément essentiel et pour ainsi dire monopoliste de la légitimité
contemporaine1.
Laissons donc de côté la question de savoir si cette persistance masque une évolution du
rapport du droit à la morale, soit que la dynamique légaliste pose finalement son autonomie
vis à vis de la morale, soit que la déformalisation du droit se traduise par une perméabilité de
la norme juridique à des considérations morales2. Et insistons au contraire sur la rationalité
exemplaire du juridique qui constitue le fondement de la légitimation, c’est-à-dire de « la
croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux
qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens. »3.
Formelle, la norme juridique est compatible avec la société pluraliste de la démocratie
libérale4. Rationnelle, elle se donne comme un rempart contre l’arbitraire, et l’autorité de la
norme apparaît bien dans sa capacité à susciter le consentement de l’ensemble des citoyens
qui la font leur, en sorte que, si le consentement d’une part significative des membres de la
communauté n’est pas acquis, la légitimité d’une décision politique est remise en cause en
dépit de sa légalité.
Mais la forme juridique est aussi ce qui, à l’interface de la singularité individuelle et de la
contrainte collective, permet à la société de se représenter comme société, justement, et non
comme collectivité atomisée d’individus.
Et c’est bien dans ce contexte qu’il faut penser à la fois le statut de l’enfant et le mode de
gouvernement des enfants que constituent diversement la famille et l’Ecole.
III 112 Enfant de droit
L’émergence de la figure de l’enfant est ainsi contemporaine de celle de « droits »
1 Lascoumes P. (dir°) (1995), Actualité de Max Weber pour la sociologie du droit.
2 Voir sur ces questions les analyses de Jünger Habermas, (1986), Droit et morale, sans oublier
toutefois qu’en toute cohérence « la morale a déjà par elle-même un objet pratique, puisqu’elle est
l’ensemble des lois absolues d’après lesquelles nous devons agir. (…) La politique en tant qu’elle est
une jurisprudence pratique, ne saurait donc être en contradiction avec la morale considérée comme la
théorie du droit, à moins qu’on entende par morale l’ensemble des règles de la prudence, ou la théorie
des moyens les plus propres à remplir des vues d’intérêt ; c’est-à-dire à moins qu’on ne rejette
entièrement toute idée de morale. » ; Kant E. (1795), Projet de paix perpétuelle, pp.364-365.
3 Weber M. (1922), Economie et société, tome I, Les catégories de la sociologie, p.222.
4 Habermas J. (1992), Droit et démocratie : entre faits et normes.
346
particuliers1 par lesquels l’enfant devient, sinon « sujet de droit » dans toute l’acception du
terme, du moins « porteur de droits ». La distinction justifie à elle-seule une convention
spécifique à l’enfant dès lors que la Déclaration des droits de l’homme de 1789 - les hommes
« naissent et demeurent libres et égaux en droit » -, qui garantit par principe à l’enfant les
droits consécutifs à son humanité, principe longtemps resté dans l’ombre2, ne prend justement
pas en considération sa situation singulière au sein de cette humanité.
Cependant, si les droits de l’enfant connaissent une montée en puissance depuis le
XVIIIe siècle, cette évolution subit une inflexion notoire à la fin du XXe.
Car l’ensemble des droits de l’enfant définit des droits relatifs à sa protection qu’enracine,
dans les mentalités, la néoténie du nourrisson : depuis la constitution de l’an I de la
République3 qui, dans son article 22, mentionne le « droit à l’instruction », jusqu’à la
Déclaration de Genève de 1924, première tentative de codification des droits fondamentaux
des enfants4 qui engage ses signataires à « donner à l’Enfant ce qu’elle [l’Humanité] a de
meilleur (…) en dehors de toute considération de race, de nationalité, de croyance », et à la
Charte des droits de l’enfant, texte en dix points adopté à l’unanimité par l’Assemblée
générale des Nations Unies le 20 novembre 1959. A contrario la Convention Internationale
des Droits de l’Enfant, votée le 20 novembre 1989 par l’Assemblée générale des Nations
Unies et que ratifient la plupart des Etats5, désigne, à côté des droits protection, droits de
créance jusqu’alors mis en avant, un certain nombre de droits-libertés6.
1 Renaut A. (2002), La libération des enfants.
2 L’esprit de la Déclaration, adoptée le 26 août 1789 au lendemain de l’abolition des privilèges
dans la nuit du 4 août 1789, vise à promouvoir l’idée d’une humanité Une du point de vue de la
citoyenneté et non du point de vue générationnel…
3 Cette constitution, promulguée le 24 juin 1793, mais qui restera lettre morte, prétend compléter la
Déclaration des droits de l’homme de 1789 par des droits économiques et sociaux.
4 La Déclaration de Genève, largement inspirée par la charte en cinq points votée le 17 mai 1923
par le comité directeur de l’Union Internationale de secours à l’enfant (l’UISE), charte rédigée par
Eglantyne Jebbs, fondatrice de l’UISE, est adoptée par l’Assemblée de la Société des Nations le 26
septembre 1924.
5 Seuls la Somalie et des Etats Unis n’ont pas à ce jour ratifié la Convention. Ces derniers
n’abolissent la peine de mort pour les mineurs, interdite par la Convention, qu’en janvier 2005.
La France la ratifie le 7 août 1990 et elle entre en vigueur le 6 septembre.
6 Cf. Luc Ferry et Alain Renaut, Philosophie politique 3. Des droits de l’homme à l’idée
républicaine : les droits-liberté regardent plutôt du côté libéral, les droits de créance (droits sociaux)
plutôt du côté socialiste.
347
Les droits de créance, subséquents à la représentation forte d’une vulnérabilité enfantine, sont
évidemment là : droit d’être protégé contre les mauvais traitements exercés par les adultes
(art.19)1 et contre l’exploitation sexuelle des enfants (art.34)2.
La stricte réglementation du travail (art.32)3 et le droit à l’éducation (art.28)4, droits de
créance et droits-liberté, également.
Mais un certain nombre de libertés fondamentales, énoncées dans la Déclaration des Droits de
l’homme, sont inscrites dans le texte de la Convention, réalisant ici les idéaux exprimés dans
l’entre-deux-guerres par le pédagogue et médecin polonais Janusz Korczak (1878-1942),
favorable à la participation politique des enfants à l’organisation de leur lieu de vie et
d’éducation, et défenseur, dès 1929, de l’idée d’un « droit de l’enfant au respect ».
Sans doute, comme cela a d’ailleurs été largement débattu entre « traditionalistes » (ou
protectionnistes) et « libérationnistes », la cohérence théorique autant que la concordance
pratique restent à établir entre le registre du droit-créance et celui du droit-liberté. Car les
premiers, dont Alain Finkielkraut est un des champions les plus médiatisés, demeurent
profondément hostiles à une Convention « scandaleusement irréaliste », frappée d’angélisme
1 art.19 « Les Etats parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et
éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de
brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou
d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un
d’eux, de son, ou de ses représentants légaux, ou de toute autre personne à qui il est confié. »
2 Art. 34 : « Les Etats parties s’engagent à protéger l’enfant contre toutes les formes d’exploitation
sexuelle et de violence sexuelle. ».
3 Art. 32 : « Les Etats parties reconnaissent le droit de l’enfant d’être protégé contre l’exploitation
économique, et de n’être astreint à aucun travail comportant des risques ou susceptible de
compromettre son éducation ou de nuire à son développement physique mental, spirituel moral ou
social. »
Précisons qu’en France, le travail des enfants est réglementé par le Code du travail, modifié par
l’ordonnance 2001-174 du 22 février 2001 qui fixe à 16 ans, 15 ans pour les apprentis, l’âge minimum
d’embauche, fixe la journée de travail à 7 heures pour 35 heures hebdomadaire et interdit le travail de
nuit de 20 heures à 6 heures.
4 art.28 : « Les Etats parties reconnaissent le droit de l’enfant à l’éducation, et en particulier, en vue
de réaliser ce droit progressivement et sur la base de l’égalité des chances : a) Ils rendent
l’enseignement primaire obligatoire et gratuit pour tous ; b) Ils encouragent l’organisation de
différentes formes d’enseignement secondaire, tant général que professionnel, les rendent ouvertes et
accessibles à tout enfant, et prennent des mesures appropriées telles que la gratuité de l’enseignement,
et l’offre d’une aide financière en cas de besoin ; c) Ils assurent à tous l’accès à l’enseignement
supérieur, en fonction des capacités de chacun, par tous les moyens appropriés ; d) Ils rendent ouverte
et accessible à tout enfant l’information et l’orientation scolaire et professionnelle ; e) Ils prennent des
mesures pour encourager la régularité de la fréquentation scolaire et la réduction des taux d’abandon
scolaire.
Les Etats parties prennent toutes les mesures appropriées pour veiller à ce que la discipline scolaire
soit appliquée d’une manière compatible avec la dignité de l’enfant en tant qu’être humain et
conformément à la présente Convention. ».
348
dès lors qu’elle n’a aucunement les moyens d’intervenir sur la réalité qu’elle stigmatise, et
contradictoire lorsqu’elle adultise un enfant dont elle énonce les droits citoyens1.
L’interprétation des seconds au contraire, à laquelle pourrait souscrire Alain Renaut, voit
plutôt dans la Convention une étape de la dynamique historique d’émancipation de l’enfant
permettant, « par l’extension des libertés fondamentales à l’enfant lui-même, de le penser et
de le traiter à l’identique et à l’égal des autres hommes »2.
Et probablement doit-on reconnaître, par-delà toute polémique, quelque chose de troublant à
faire coexister sans autre forme ces protections revendiquées et ces libertés affirmées, liberté
d’expression (art.12 et 13)3, de conscience, d’opinion et de religion (art.14)4, d’association
(art.15)5, et droit à la vie privée (art.16)6.
Ne serait-ce que parce que la responsabilité qu’il faut bien conférer à l’enfant s’il dispose
subjectivement de ses libertés n’est pas spontanément conciliable avec l’ensemble des
protections revendiquées en son nom.
Difficulté donc à faire coïncider les deux registres sur lesquels joue alternativement le texte de
l’ONU.
L’absence d’appréhension un tant soit peu précise de ce qu’il convient ici d’entendre par
« enfant », - puisque « au sens de la présente convention, un enfant s’entend de tout être
humain âgé de moins de 18 ans… » (art.1) -, rajoute à la confusion, dans la mesure où les
1 Finkielkraut A. (1991), « La mystification des droits de l’enfant ».
2 Renaut A. (2002), « Déclarer les droits de l’enfant », La libération des enfants, p.346.
3 Art.12 : « 1 Les Etats parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit
d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant
dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité. 2 A cette fin on donnera
notamment à l’enfant la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative
l’intéressant, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’un organisme approprié,
de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale. »
Art. 13 : « 1 L’enfant a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de
recevoir ou de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontière,
sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen du choix de l’enfant. 2
L’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions qui sont prescrites par la loi… »
4 Art.14 : « 1 Les Etats parties respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et
de religion. 2 Les Etats parties respectent le droit et le devoir des parents ou, le cas échéant, des
représentants légaux de l’enfant, de guider celui-ci dans l’exercice du droit susmentionné d’une
manière qui corresponde au développement de ses capacités. 3 La liberté de manifester sa religion ou
ses convictions ne peut être soumise qu’aux seules restrictions qui sont prescrites par la loi… »
5 Art.15 : Les Etats parties reconnaissent les droits de l’enfant à la liberté d’association et à la
liberté de réunion pacifique. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet que des seules restrictions
qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique… »
6 Art.16 : « 1 Nul enfant ne fera l’objet d’immixtions illégales ou arbitraires dans sa vie privée, sa
famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à sa réputation. 2 L’enfant a droit à
la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. »
349
droits libertés du petit homme ne peuvent d’évidence être les mêmes à deux, dix ou dix sept
ans.
Et le texte onusien pourrait encore laisser entendre que se substitue, à la figure d’un devenir
enfant, figure d’un enfant d’abord marqué par la temporalité, l’idée d’un monde de l’enfance,
glissement dans lequel Hannah Arendt voit la « première »1 cause de l’aporie éducative
qu’elle dénonce.
Sans doute aussi le chapelet de droits déconnectés d’une appréhension globale de la justice et
désarticulés de toute référence à l’idée de devoir2, dessine t-il in fine une revendication
formelle démesurée eu égard l’efficace pragmatique à mettre en œuvre pour améliorer le sort
de l’enfance misérable, dans les pays du Tiers monde …et ailleurs, tant il est vrai que « qui
veut trop ne veut rien ».
Reste qu’il nous faudrait aujourd’hui construire un nouvel « enfant de droit » synthétisant
droit de l’enfant et droit à l’enfance : un droit qui reconnaisse l’enfant non pas « sujet de
droit », étant admis le principe d’un enfant qui, dès lors qu’il n’est pas absolument « obligé »
(ni autonome ni responsable), ne satisfait pas pleinement aux exigences de la subjectivité.
Et il ne s’agit pas là, comme on l’entend parfois, de (ré)concilier Locke et Rousseau. Car si le
premier voit effectivement dans l’enfant un être en devenir qui ne peut disposer
immédiatement de tous les droits subjectifs, l’enfant rousseauiste ne saurait davantage être un
sujet, la subjectivité requérant l’actualisation de la liberté, c’est-à-dire l’autonomie, dont
précisément l’enfant ne dispose pas…, d’où, soit dit au passage, la nécessité d’une éducation.
Identifier et assurer un enfant « porteur de droits », y compris de « droits-libertés », sans
outrager l’enfance, tel est le défi auquel il convient de faire face.
Faute de quoi la démarche onusienne risque bien de sembler « ubuesque », comme s’autorise
à le dire le sociologue Jean Baudrillard (1929-2007)3.
1 Arendt H. (1958), « La crise de l’éducation », in La crise de la culture, p.232.
2 Théry I (1992), « Nouveau droits de l’enfant, la potion magique ».
3 « Il n’est que de voir la Déclaration des droits de l’enfant adoptée par l’ONU, pour savoir que
l’enfance est d’ores et déjà une espèce en voie de disparition : "J’ai la possibilité de dire non…j’ai le
droit de savoir qui je suis…J’ai le droit à une alimentation convenable et équilibrée" (…) On n’a
jamais entendu une déclaration aussi ubuesque, où de plus on ridiculise l’enfant, on en fait un singe
savant en l’affublant du délire juridique des adultes. » Car « l’enfant comme commodité,
malheureusement inintégrable dans le cycle de l’échange accéléré, et donc devenu produit erratique,
produit d’un autre âge, flottant la plupart du temps entre des parents qui ne savent plus quoi en faire
(…) en fait, ce n’est plus un enfant. C’est un être de substitution qui perd son altérité naturelle pour
entrer dans un existence satellite, dans l’orbite artificielle du même, et qui aura de plus en plus de mal
à se détacher, à trouver non pas son identité et son autonomie comme on le lui rabâche, mais sa
distance et son étrangeté. » ; Baudrillard J (1995), « Le continent noir de l’enfance », Libération du 16
octobre 1995.
350
III 113 Coupable ou victime ?
Loin de s’éclairer, la question se complexifie encore si l’on examine un autre versant
de la judiciarisation du rapport à l’enfant, la justice des mineurs à l’épreuve de la pénalisation,
examen qui précise pourtant l’évolution récente d’une idée d’enfant de plus en plus confuse.
De ce point de vue, nul doute que la société contemporaine reconnaisse de plus en plus
clairement à l’enfant la responsabilité de ses actes, en sorte qu’à ce titre tout au moins, il est
bien aujourd’hui regardé comme un « sujet de droit ».
Les modifications récentes de la lettre et de l’esprit de l’ordonnance du 2 février 1945 relative
à l’enfance délinquante, ordonnance qui articule responsabilité limitée, protection et éducation
et donne la primauté à l’éducatif sur le répressif, sont à cet égard particulièrement révélatrices
d’un changement décisif dans l’appréhension de la responsabilité de l’enfant.
Rappelons pourtant que l’ordonnance de 1945 ne peut être taxée d’angélisme : la prison a déjà
fait la preuve de son incapacité à inciter les mineurs à s’amender, et l’analyse des causes de la
délinquance montre effectivement l’acte délictueux comme le symptôme d’un mal-être, d’une
souffrance, d’un défaut d’éducation auquel la justice doit remédier.
C’est en revanche en posant expressément le principe selon lequel les mineurs doivent
désormais répondre pénalement des crimes, délits ou contraventions dont ils ont été reconnus
coupables, que la loi de programmation et d’orientation pour la justice du 9 septembre 2002
dite loi Perben I, portant réforme du droit pénal des mineurs, consacre la responsabilité de
ceux-ci, responsabilité qui s’entend nécessairement aussi hors contexte judiciaire.
Car la loi de 2002 maintient certes les juridictions spécifiques aux mineurs1. Toute abrogation
serait en effet délicate étant donné que le précepte d’une spécialisation de la justice des
mineurs est élevé au rang de principe constitutionnel par une décision du 13 août 1993. Mais
le modèle de justice protectionnel, après avoir fait l’objet d’atteintes successives au cours des
années 90, connaît ici une révision drastique.
1 Spécialiste des problèmes de l’enfance, le juge des enfants intervient au pénal (ordonnance du 2
février 1945 relative à l’enfance délinquante) et au civil (ordonnance 58-1301 du 24 décembre 1958
relative à la protection de l’enfance et de l’adolescence en danger) ; le tribunal des enfants, créé en
1912, connaît les contraventions de cinquième catégorie, les délits et les crimes commis par un mineur
de plus de 10 ans, alors que la cour d’assises des mineurs a une compétence d’attribution concernant
les crimes commis par les mineurs de 16 à 18 ans.
351
La sanction pénale se substitue en effet à la mesure éducative comme réponse ordinaire à la
délinquance et à la criminalité juvénile1, et l’affirmation de la responsabilité pénale des
mineurs « capables de discernement » permet l’abaissement à 10 ans du seuil de prononcé
d’une sanction pénale2.
Ainsi « les mesures de protection, d’assistance, de surveillance et d’éducation »,
d’obligatoires deviennent possibles, alors qu’apparaissent la « sanction éducative »,
« particulièrement adaptée aux mineurs de 10 à 13 ans », inscrite au casier judiciaire dès 10
ans, et, mesure phare de la réforme, les centres éducatifs fermés et les établissements
pénitentiaires pour mineurs.
En outre, la loi du 22 février 2007 sur la prévention de la délinquance revient encore sur l’idée
force de l’ordonnance de 1945, la primauté de l’éducation sur la punition, en faisant de la
sanction le levier de la prévention3.
Dans le même temps, l’enfant à risque présenterait un comportement prédicteur dès la
maternelle, comme le suggère un rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche
médicale (INSERM) sur le « trouble de conduite » remis à la Caisse nationale d’assurance
maladie en septembre 2006, surdétermination comportementale dont, au passage, il convient
de souligner la contradiction principielle avec l’idée de responsabilité.
Se perd ainsi la notion d’enfance en danger4 sur laquelle repose l’esprit de l’ordonnance du 23
décembre 1958 qui donne au juge des enfants toute latitude à disposer, au bénéfice des jeunes
que leurs conditions de vie mettraient en péril, physiquement ou moralement, des mêmes
mesures d’assistance et moyens d’éducation que l’ordonnance de 1945 impose en faveur des
mineurs ayant commis un délit. Mais en renonçant à agir sur les causes de la délinquance
juvénile l’évolution récente renonce aussi à les comprendre, et se recentre sur l’idée de faute.
En quoi elle tend à la fois à minorer la dimension éducative dans la construction de l’enfant
et, hasardant cette « responsabilité enfantine », incertaine et fluctuante, interroge à nouveau le
statut de l’enfance : comment penser l’enfance d’un enfant responsable ?
1 Youf D. (2002), Penser les droits de l’enfant et (2007), « La justice pénale des mineurs »,
Problèmes politiques et sociaux.
2 Article 122-8 du Code pénal qui fixe le régime dérogatoire de la justice des mineurs.
3 Finalité essentiellement répressive que doit servir un maillage serré reliant les intervenants de
terrain (travailleurs sociaux notamment…) et les institutions publiques (collectivités locales par
délégation de la puissance publique de l’Etat).
4 Sur l’importance de cette catégorie d’« enfance en danger », voir Youf D. (2004), « Enfance
victime, enfance coupable », Le Débat n°132.
352
Il n’est sans doute pas insignifiant que judiciarisation du rapport à l’enfant et déni d’enfance
coïncident.
Mais en même temps que cette responsabilisation de l’enfant à travers la conversion de
l’enfance victime en enfance coupable se fait jour une nouvelle victimisation de l’enfance.
Certes, l’enfant délinquant n’apparaît plus aujourd’hui comme une victime, et, à ce titre, ne
peut exiger protection. Mais dans l’appel fait au sens commun pour disjoindre le destin de la
victime et du coupable, pour séparer ce qui, auparavant, est réfléchi, théorisé sous une même
catégorie, la victime devient indispensable à la stigmatisation du coupable : dénoncer le
coupable, c’est conséquemment exhiber la victime. Alors que l’enfant délinquant, voire
potentiellement délinquant…, est fustigé à travers la représentation d’un « péril jeune », selon
l’expression rendue populaire par le titre du film de Cedric Klapisch de 1995, l’enfant victime
devient le nouveau lieu commun.
A ce titre la maltraitance, substantif apparu à la fin des années 90, – car pendant les
Trente glorieuses, on parlait d’« enfants martyrs » et dans les années 80 d’« enfants battus » -,
fait de l’enfant une victime en puissance. Abus sexuels en tête, violences physiques, cruauté
mentale ou négligence éducative grave ayant des conséquences sur le développement de
l’enfant, les sévices qu’elle recouvre sont passés, en un petit siècle, du déni systématique au
soupçon généralisé.
Il faut attendre le XIXe siècle, pour que se profile très progressivement la notion d’une
protection de droit en faveur de l’enfant. La loi du 24 avril 1889, concomitante à la loi sur
l’obligation scolaire, qui fait de la dangerosité du père, à titre très exceptionnel, un motif de
« déchéance de l’autorité parentale », la loi Roussel du 24 juillet 1889 sur la protection des
enfants maltraités, et la loi du 19 avril 1898 relative à la répression des violences voies de fait
et attentats commis contre les enfants, qui prévoit une peine aggravée si l’auteur est
l’ascendant, n’ébauchent, à elles trois, qu’une reconnaissance timide de l’enfant victime.
A contrario, depuis la loi du 10 juillet 1989 relative à la protection des mineurs et à la
prévention des mauvais traitements, la tendance est à une sensibilisation toujours plus grande
à la violence subie par l’enfant. En attestent « la formation obligatoire à la maltraitance » de
tout le personnel chargé de la protection de l’enfance, l’allongement du délai de prescription
d’un crime commis sur mineur1 ou la loi de juin 1998 qui aggrave les peines en matière
1 A partir de 1994, si le crime est commis par un ascendant, le délai, de même durée qu’en
l’absence de mineur (10 ans), est réouvert à partir de la majorité de la victime ; en 1998, la mesure
vaut pour tout crime commis contre un mineur ; en 2004, le délai est porté à 20 ans (loi 2004-204 du 9
mars 2004, art.72).
d’infractions sexuelles1.
353
Sont à porter au crédit des avancées significatives pour la protection de l’enfance la création,
par la loi du 6 mars 2000, d’un Défenseur des enfants, « chargé de défendre et de promouvoir
les droits de l’enfant » », susceptible d’être saisi par un mineur à l’encontre de son
représentant légal, et celle de l'Observatoire national de l’enfance en danger, l’ONED, par la
loi du 2 janvier 2004.
L'école, on le devine, n'est pas oubliée, et la loi du 6 mars 2000 vise à renforcer son rôle dans
la prévention et la détection des faits de mauvais traitements à des enfants, à protéger l’enfant
contre ses proches.
Seul bémol à cette focalisation sur la maltraitance, la loi du 5 mars 2007 réformant la
protection de l’enfance : le texte, tout en reconnaissant l’enfant victime, en s’appuyant sur la
notion, en l’occurrence controversée, d’« intérêt de l’enfant » et en insistant sur la nécessité
d’une prévention très précoce, préfère à « l’enfance maltraitée » « l’enfance en danger ».
Cette dernière formulation, non seulement prend en compte les enfants victimes de violences
de la part de mineurs ou d’adultes extérieurs à leur entourage familial, mais s’intéresse aussi
au mal-être de l’enfant dont absentéisme scolaire, fugue(s) etc. sont les signes.
A ce sujet, la « Lettre de l’ODAS »2 de novembre 2007, faisant le point sur l’évolution
de la dernière décennie, confirme une situation effectivement préoccupante : le nombre
d’enfants signalés pour une intervention sociale et/ou judiciaire a augmenté de18%3,
progression incontestablement très supérieure à la progression démographique de la tranche
d’âge considérée sur la même période, et progression récemment corroborée par l’accélération
du phénomène4. Mais sur les 98000 mineurs signalés5, le pourcentage des enfants maltraités
reste stable et s’établit à 19% de l’ensemble. En revanche, la part des enfants repérés en
danger s’accroît de plus de 25% entre 1998 et 2006, et l’ODAS note le poids grandissant des
conflits conjugaux et de la pauvreté dans les situations familiales de ces enfants, avec un
risque pesant d’abord sur leur éducation et leur santé psychologique.
1 Loi 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles
ainsi qu’à la protection des mineurs.
2 Observatoire national de l’action sociale décentralisée, créé en 1990.
3 …en sorte que 7 mineurs sur 1000 contre 5 sur 1000 en 1998 sont aujourd’hui concernés.
4 le nombre d’enfants repérés augmente de 1%, soit 1000 enfants supplémentaires, entre 2005 et
2006.
5 30% d’enfants de moins de 6 ans, 26% d’enfants de 6 à 11 ans, 44 % d’enfants de plus de 11 ans,
préadolescents et adolescents scolarisés dans le secondaire.
354
Sans doute l’interprétation de ces chiffres est-elle délicate puisqu’ils peuvent refléter une
réelle dégradation de la situation des enfants, ou évaluer l’activité administrative en matière
de repérage des enfants à risque, comme le laisseraient supposer les différentiels
départementaux.
Reste que l’opinion retient plutôt l’idée d’une maltraitance tendanciellement
expansionniste. Attribuée aux déficiences éducatives des familles, avec cette hantise de l’abus
sexuel qui suscite un effroi ambigu alors même que, selon l’ODAS toujours, les violences
sexuelles représentent une faible part des sévices1, violences subies la maltraitance est sousestimée au contraire dans sa dimension psychologique, le poids des agressions verbales,
dévalorisation, humiliation, indifférence, absence d’affection ayant au contraire doublé sur la
même période.
Or le regard porté sur la question de la violence sexuelle subie par les enfants répond en
miroir au regard porté sur l’enfant. Et cette victimisation qui construit la double figure,
fortement médiatisée2, de l’enfant proie et du prédateur sexuel, fait symptôme.
Car à une prise de conscience des abus sexuels sur les enfants au début du XXe siècle, semble
avoir succédé, après l'euphémisation du problème liée à sa réévaluation à l’aune de la
libération sexuelle en général et de la reconnaissance d’une sexualité enfantine dans les
années 70, un étrange ultracisme. Par-delà la condamnation sans appel de la pédophilie
systématiquement comprise comme viol aggravé, cette radicalisation multiplie, dans une
inflation de textes, les mises en garde, au nom d’une « innocence enfantine », quant aux
atteintes à la sanctuarisation du corps de l’enfant. Comme si la seule identité de l’enfant,
négativement circonscrite, résidait dans l’absence de toute sexualité.
Vision régressive que, à l’ère du débat sur l’émergence de l’enfant à la personne, on aurait pu
croire d’un autre âge, et qui nous rappelle à l’ancestralité des représentations de l’enfant,
représentations antérieures à toute éducabilité.
Car l’enfant proie est un gibier chassé et mangé dont la chair fraîche est celle d’avant la
puberté, d’avant la sexualité, la chair du monde animal, face à l’ogre, à l’Abel Tiffauges du
Roi des Aulnes de Michel Tournier qui fait un roman de cette dualité du signe : d’Abel,
l’enfant persécuté, à Tiffauges, le chasseur chargé de recruter l’élite de la jeunesse hitlérienne,
1 Elles concernent moins de 23% des mauvais traitements en 2006, et, rapportées au chiffre de
1998, sont en baisse de 14%.
2 Anne-Claude Ambroise-Rendu, dans « un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000) :
accusation, plaidoirie, condamnation » montre que l’attitude de la presse, reflet de l’opinion, suit cette
évolution ; in Le Temps des médias, « Interdits, tabous, transgressions, censures », automne 2003.
355
double monstrueux de saint Christophe, porteur de vie/porteur de mort, la bestialité de l’ogre
et l’animalité de l’enfant renvoient bien l’une à l’autre finalement.
Cet univers qui dévore ses enfants participe d’une vision du monde où l’humanité s’est perdue
dans l’animalité d’un infantilisme généralisé, mais cet univers infantile est peuplé d’enfants
sans enfance, d’enfants monstrueusement immatures qui, comme Abel Tiffauges, ne seront
jamais adultes.
La mise en garde de Rousseau se rappelle encore à nous : parce que l’humanité de l’homme
est la liberté, la perfectibilité1, elles-mêmes liées à l’éducation, et le sens moral, sans doute
inné2 mais inaccessible au « sommeil de la raison »3 de l’enfance, l’infantilisme est le lieu par
hypothèse de l’amoralité et de l’inhumanité.
Quoi qu’il en soit, la sexualité de l’enfant aujourd’hui, et sans doute par-delà la
question de l’inceste et de la pédophilie, fait l’objet d’un ostracisme dont l’Ecole est invitée à
se faire la gardienne, tout manquement étant susceptible d’apparaître comme une faute de
l’Institution et de ses agents4.
Et dans un contexte où la judiciarisation du rapport à l’enfance est toujours plus manifeste
puisque, en dépit des efforts entrepris pour le renforcement de la protection administrative de
l’enfant en danger5, la prégnance du judiciaire continue de croître6, ce n’est pas le moindre
des paradoxes que le développement d’un droit de l’enfant visant au-delà de la protection, la
définition de droits-libertés, s’assortisse d’une victimisation de l’enfant et laisse ainsi
ressurgir sous les traits de l’enfant proie, une ancestrale animalité enfantine.
Mais, dans cette configuration victimaire, l’archétype de l’enfant roi lui-même ne
demeure pas en reste.
1 Rousseau J.-J., (1755), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
p.141-142.
2 Pour Rousseau, les faits ne réfutent en rien les normes qui les jugent : la relativité des mœurs,
qu’il ne méconnaît pas, ne témoigne pas contre l’universalité de la moralité. D’où, contre le
scepticisme d’un Montaigne ou, plus proche de nous, d'un Lévi-Strauss (« les critères de la moralité
sont par hypothèse toujours fonction de la société particulière où ils ont été énoncés », Le Regard
éloigné, p.52), l’hostilité à tout relativisme culturel et donc moral ; Emile, pp. 598-599.
3 Emile livre II p.344.
4 Quelques faits divers terrifiants dans lesquels l’école est très violemment mise en cause par une
opinion affolée lorsqu’elle n’a pas signalé un enfant effectivement martyrisé, et parfois à mort (cf. cet
enfant strasbourgeois de quatre ans en octobre 2003…), rappellent aux enseignants leur responsabilité,
et les enjoignent à contacter l’Inspection académique au moindre soupçon.
5 Cette protection administrative est assurée par l’Aide Sociale à l’Enfance, ancienne Assistance
publique, décentralisée en 1986, service au travers duquel le Conseil général prend en charge des
mineurs et des jeunes majeurs de moins de 21 ans signalés « en danger » ou victimes de mauvais
traitements.
6 60% des signalements sont transmis à l’autorité judiciaire, chiffre en constante progression.
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Parce que cette posture expose l’enfant à une demande d’amour exorbitante et lui impose une
conformation à l’image de perfection portée par les parents, parce qu’elle lui épargne à la fois
la frustration et l’incorporation de comportements canoniques, l’installant ainsi dans une
toute-puissance aussi factice que provisoire dont se charge de l’extraire, aux forceps, le retour
au principe de réalité de l’âge adulte, l’enfant roi est en premier chef un enfant victime.
D’autant plus victime peut-être si l’on partage la certitude foucaldienne selon laquelle
l’invisibilité d’une contrainte est le gage de son efficacité, car sa maltraitance est par
hypothèse (presque) indécelable.
A cette victimisation plutôt proliférante de l’enfant jeune et innocent, « l’enfant
coupable », souvent préadolescent ou adolescent, est d’évidence le seul à échapper : dès lors
que justement l’enfance est non plus seulement scindée en deux âges, mais partagée entre
victimes et coupables, la dichotomie entre vulnérabilité et dangerosité reprend, à sa manière,
l’ambivalence duale de la représentation chrétienne de l’enfant déjà évoquée.
Mais cette résurgence ou cette résistance de l’ancienne figure d’un enfant sur laquelle plane
l’ombre du péché originel, enfant tour à tour mauvais et innocent, ne trahit-elle pas une
volonté de faire obstacle à toute refondation du statut de l’enfant, tant il est vrai que la figure
de l’enfant victime forclôt la possibilité même d’un droit de l’enfant excédant sa seule
protection, alors que l’enfant coupable va chercher son châtiment du 
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