1 La coordination et la subordination : Un problème d`organisation

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La coordination et la subordination :
Un problème d'organisation conceptuelle
0. Introduction
Nous voulons montrer dans cette communication que la différence entre la coordination
et la subordination n'est pas une différence de nature, mais qu'elle peut être le fruit des
interactions entre le sens du connecteur, le contenu conceptuel des représentations
conjointes, et l'organisaton conceptuelle choisie par le locuteur pour chacune des
représentations mises en relation.
Pour ce faire, nous présenterons brièvement dans la section (1) les catégories de base de
la grammaire cognitive de Langacker, et dans la section (2) la caractérisation qu'il
propose pour rendre compte des phrases complexes. Cette grammaire et les
caractérisations qu'elle propose nous serviront de cadre théorique. Nous montrerons par
la suite dans la section (3) que la caractérisation proposée pour la phrase ne convient
pas à toutes les langues et ne permet pas de rendre compte des types de phrases de la
langue arabe, et nous proposerons une autre caractérisation. Dans la section (4), nous
essaierons de montrer à partir d'exemples attestés du français et de l'arabe en quoi la
coordination prototypique se distingue de la subordination prototypique, et comment un
connecteur dit de coordination peut basculer et être amené à exprimer une relation de
subordination.
1. Les trois catégories fondamentales 1
1.1. Les objets et les relations
Langacker distingue entre les nominaux d’un côté et les relations de l’autre. Le
prédicat nominal désigne un objet dans un certain domaine, l'objet étant considéré
comme un ensemble d’entités interconnectées (figure (1b)), tandis que le prédicat
relationnel met en profil des interconnexions (figure (1a)).
e1
e1
e2
e2 e3
e4
e4
e3
e5
e5
e6
e6
a/ b/
1. Cf. Langacker (1987) : "Nouns and verbs", in Language 63, 1, p.53-94. Cet article a
été traduit par Vandeloise et publié dans la revue Communications (1994), N
0
53.
2
Figure (1)
Il opère une deuxième distinction à l’intérieur des relations en fonction du type
d’enregistrement de l’événement ou de la situation, qui est utilisé, et du fait que l’axe
temporel soit mis en profil ou situé hors du profil. La relation temporelle désigne un
processus, c’est-à-dire un événement enregistré séquentiellement, état par état, pendant
qu’il se déroule dans le temps, ce qui nous donne plusieurs configurations différentes
l’une de l’autre et en rapport avec le temps. La catégorie grammaticale qu’on emploie
pour désigner ce type de relations est le verbe conjugué à un mode fini. Les relations
atemporelles sont des relations conceptualisées indépendamment du temps. Elles
mettent en profil des interconnexions tout comme les relations temporelles, mais
l’événement est enregistré globalement.
abcda-d
a/ b/
Figure (2)
Le profil dans ce type de relations peut être réduit à une seule configuration (par
exemple, celle représentant l’état final d’un processus), et la relation atemporelle est
dite simple, ou statique (état). Elle est, de ce fait, plus proche des nominaux. Lorsque le
profil d’une relation atemporelle est constitué d’une séquence de configurations, la
relation est dite complexe, et se trouve, de ce fait, plus proche des relations temporelles.
s
tr
b)
a)
s
tr t>
Figure (3)
L'infinitif et les participes, qui sont appelés souvent formes verbales (non finies),
désignent des relations atemporelles. Certes le processus désigné par la racine verbale
leur sert de base, mais les morphèmes produisant infinitifs et participes ont pour effet
sémantique de suspendre l'enregistrement séquentiel de la racine verbale, et de convertir
par conséquent le processus en une relation atemporelle. Le morphème de l'infinitif met
en profil la même séquence de relations configurationnelles que la racine verbale, mais
les analyse par enregistrement global (figure 4) 2. Le morphème construisant le
participe passé a plusieurs variantes sémantiques. L'une de ces variantes ne met en
2. Remarquez que le diagramme de l'infinitif (figure 4a) est le même que celui du
processus (figure 5e) sauf que la ligne grasse sur la flèche du temps, qui représente
l'enregistrement séquentiel, est absente.
3
profil que l'état final du processus de base et donne un prédicat statique comme le
prédicat cassé dans l'expression bras cassé parce qu'il met en profil une seule
configuration relationnelle, la dernière (figure 4b). Une autre variante produit des
participes qui apparaissent à la voix passive, et qui mettent en profil tous les états
composant le processus de base, mais ils choisissent un trajecteur différent (figure 4c). 3
Les relations atemporelles (a, b et c) ci-dessous ont au moins deux caractéristiques :
l'une les concerne particulièrement en ce qu'elles se distinguent des autres relations
atemporelles par le processus qui figure dans leur base ; la seconde concerne toutes les
relations atemporelles et réside dans leur rapport avec le temps. En effet, le processus
qui, d'une façon inhérente, implique le passage du temps, figure bien d'une façon
centrale dans ces prédications, mais il n'est pas dans le profil, et la prédication comme
un tout ne peut pas être catégorisée comme un processus (par exemple le sens adjectival
du morphème du participe passé, tout comme pour les participes qui en dérivent,
comme (cassé) dans (un verre cassé), ou dans (Ce verre est déjà cassé). La base pour
ces constructions statiques est une prédication processuelle telle que (casser), qui
désigne des ensembles continus d'états distribués à travers le temps (figure 5e). Le
participe statique désigne seulement l'état final dans le processus global (figure 4b).
a/ infinitif b/ participe statique c/ participe passif
tr
Figure (4)
L'évolution d'une situation à travers le temps figure bien dans la base du participe, mais
cette facette est enfermée dans la base et laissée hors du profil.
La deuxième caractéristique importante concerne toutes les relations atemporelles et
réside dans le fait que leur caractère statique ne dit rien sur la durée que peut prendre la
situation qu'elles décrivent. Le fait que rouge ou malade sont statiques n'entraîne pas
qu'un individu (un objet ou une personne) avec une telle propriété l'a seulement
momentanément. Le caractère statique implique seulement que les spécifications de la
situation mise en profil peuvent être satisfaites dans une construction atemporelle de
cette situation. 4
3. Par convention, le trajecteur est toujours représenté par l'entité placée en haut de la
ligne de connexion, tandis que le site est représenté par celle d'en bas.
4. Cf. Langacker (1987), Foundations, vol. I : chap. 6, notamment les pages 220-231.
4
a) entité b) région
c) relation
statique
d) relation
atemporelle
complexe
e) processus
(tr)
(s)
Figure (5)
Cette classification considère donc que l’opposition maximale entre les catégories est
celle qui existe entre les nominaux et les verbes. Toutes les autres catégories de la
nomenclature classique (c’est-à-dire les adjectifs, les adverbes, les prépositions, les
conjonctions, etc.) sont à mi-chemin entre ces deux extrêmes. Elles partagent le
caractère relationnel avec les verbes et l’atemporalité avec les nominaux. Elles se
distinguent, cependant, par leur profil, c’est-à-dire par le profil nominal que certaines
relations atemporelles peuvent avoir ou par le profil relationnel qui requiert un type
particulier de participants.
Cette classification est basée sur les processus cognitifs et sur la conceptualisation du
monde par les locuteurs. Il s’agit de caractérisations notionnelles des catégories
grammaticales fondamentales, qui se limitent bien entendu au prototype de chacune de
ces catégories.
1.2. Les éléments de la relation 5
1.2.1. Le trajecteur, le site et le cadre
Une relation est par définition asymétrique quant à l'importance qu'elle attribue
aux éléments de la scène. Certains de ces éléments font partie de la scène mais ne sont
pas saillants, parce qu'ils sont immobiles et font partie du cadre spatio-temporel
(Langacker les appelle "setting"), tandis que d'autres éléments sont plus actifs dans le
processus et représentent des entités mises en profil qui participent aux interconnexions
(Langacker les appelle "participants"). L'un des participants doit être repéré et considéré
comme la "figure" dans le profil de la relation. Il est, par conséquent, un participant
privilégié et Langacker l'appelle "trajecteur". Le terme trajecteur suggère un
mouvement, et dans les prédications processuelles décrivant une activité physique
(considérées en grammaire cognitive comme le prototype des relations), le trajecteur se
déplace généralement à travers une trajectoire spatiale pour atteindre un site. Notons
toutefois qu'il n'est fait aucune mention du mouvement dans la définition du terme
trajecteur, et ce afin qu'il soit applicable aussi bien aux relations dynamiques qu'aux
relations statiques.
Les autres entités saillantes dans une prédication relationnelle sont appelées
"sites". Elles sont appelées ainsi parce qu'elles sont normalement vues, dans les
instances prototypiques, comme fournissant un point de référence pour la localisation
5. Ibid., chap. 6 (section 6.1.2).
5
du trajecteur. L'adjectif rouge, par exemple, est une relation atemporelle qui a un objet
comme trajecteur, et comme site une région dans un espace de couleur désigné par le
nom rouge . Un adverbe comme (rapidement) demande comme trajecteur un processus
et comme site une région à travers une échelle de comparaison des vitesses. Son site est,
par conséquent, construit comme un objet. Le connecteur (before) en anglais est une
relation atemporelle qui prédique un lien temporel entre deux événements, comme dans
(She left before I arrived (Elle est partie avant que je n'arrive)) 6. Ainsi son trajecteur et
son site sont des relations processuelles. On peut aussi avoir un processus comme
trajecteur et un nominal comme site, comme l'exige (pendant) dans (Pendant sa
promenade quotidienne, Pierre a trouvé un serpent). Le verbe (paraître) a dans (Sa sœur
paraît intelligente) un objet comme trajecteur et une relation atemporelle comme site.
1.2.2. Le trajecteur comme figure de la relation 7
L'asymétrie des participants dans les prédications relationnelles n'est pas réductible aux
rôles sémantiques des participants, ou autrement dit à la nature de l'implication de
chacun des participants dans la relation mise en profil.
Premièrement, cette asymétrie est observable même dans les prédications qui
désignent des relations symétriques. Les deux phrases (Pierre ressemble à Jacques) et
(Jacques ressemble à Pierre) ne sont pas sémantiquement équivalentes puisque la base
de référence n'est pas la même dans les deux phrases ((Jacques) dans la première et
(Pierre) dans la seconde). Ce qui revient à dire que des relations identiques peuvent être
représentées avec des alignements opposés. Du point de vue du contenu sémantique, les
rôles de x et y sont les mêmes dans (x est sur y) et (y est sous x) , mais une différence
subsiste entre les deux expressions, à savoir que le point de référence n'est pas le même
: ou x est situé d'après sa relation avec y , ou l'inverse. Deuxièmement, la distinction
trajecteur / site est plus générale et plus largement applicable que la distinction
sujet/objet. Ces deux derniers sont normalement réservés aux nominaux pleins (i. e. aux
syntagmes nominaux), tandis que l'opposition trajecteur / site relève de la structure
interne des prédications relationnelles qu'elles soient temporelles ou atemporelles. D’un
autre côté, le trajecteur et les sites n'ont pas besoin d'être systématiquement explicités,
et sont souvent des relationnels plutôt que des nominaux. La structure interne d'un
prédicat doit être distinguée de ses propriétés combinatoires, malgré leur mutuelle
influence. Le verbe (lire), par exemple, a deux emplois, l'un transitif et l'autre intransitif
(dans les deux phrases : (Marie lit son nouveau livre) et (Marie lit rapidement), mais un
site caractérisé schématiquement est inclus dans son profil relationnel indépendamment
de la présence ou de l'absence de l'objet direct. L'adjectif (rouge) a un trajecteur et un
site indépendamment du fait que son trajecteur est spécif par une expression
nominale, et malgré le fait que son site ne peut pas être explicité.
2. Les structures multi-propositionnelles 8
Il existe deux stratégies de base pour construire des représentations complexes : la
première est paratactique (ou asyndétique) et consiste à juxtaposer des représentations
simples. La seconde consiste à lier deux ou plusieurs représentations par le biais de
6. Nous avons traduit systématiquement les exemples de Langacker en français sauf
dans les cas cette traduction estompe ou ne met pas en relief le point évoqué par la
structure de la phrase anglaise.
7. Cf. Langacker, vol. I : chap. 6, p. 231-233.
8. Voir Langacker, vol. II : chap. 10, p. 417 - 463, et chap. 11, p. 464 - 506.
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