Nucléaire marchéinterReacteurs RevEnergie92005

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La nouvelle concurrence sur le marché mondial des réacteurs nucléaires
Dominique FINON
Directeur de recherche CNRS,
CIRED (EHESS et CNRS)
Publié dans Revue de l’Energie, n°5, mai-juin 2005
Résumé. A l’amorce de la reprise des commandes nucléaires dans le monde, on analyse les
forces concurrentielles en présence dans l’industrie mondiale des réacteurs, industrie
totalement bouleversée depuis vingt ans par l’étroitesse du marché et les restructurations de
l’industrie électromécanique. La concurrence y demeurera particulièrement difficile, même
si, à l’export, les marchés nationaux de pays industrialisés comme le marché américain et les
marchés européens seront désormais ouverts aux entrants étrangers. L’une des raisons de
cette difficulté est la relance des rivalités commerciales sur la base de techniques de
réacteurs avancés non testées sur fonds d’une foi solide dans la technologie qui amène à
oublier les difficultés d’apprentissage des types de réacteurs antérieurs. Sur un marché
étroit, exigeant et aux interférences politiques très particulières, on ne peut raisonner comme
sur un marché de biens d’équipement ordinaires. Chaque constructeur cherche à vendre en
s’appuyant sur tous les atouts dont il peut disposer à côté du prix offert et des services
associés : la réputation et l’expérience industrielle qui jouent de façon confuse quand on se
concurrence avec des réacteurs avancés non testés, les termes de crédit apportés par l’Etat et
l’influence de son gouvernement sur le marché des économies émergentes, l’adossement à
l’assurance financière de l’Etat en cas de prise de risque dans la vente de réacteurs non
éprouvés clé en main. Dans la concurrence des cinq constructeurs présents sur le marché à
l’export, les constructeurs américains ne semblent pas les mieux placés, mais même la
position de leader attribuable à Framatome ANP présente des limites.
*****
2
L’environnement politique de l’énergie nucléaire qui a constitué un obstacle majeur à son
expansion est en train de changer. Devant les difficultés à limiter les émissions de gaz à effet
de serre et faire face à la dépendance d’importations énergétiques croissantes, le nucléaire
retrouve les faveurs des gouvernements de certains pays industrialisés (Etats-Unis, Royaume
Uni, Italie notamment) où il avait été délaissé depuis les années quatre-vingt. Hirondelle qui
semble faire le printemps, la commande finlandaise d’un réacteur EPR de 1500MW de 2003
montre que les obstacles politiques à la relance des investissements électronucléaires par les
entreprises électriques pourraient s’effacer. L’Asie de l’est qui a été le seul marché régional
actif depuis vingt ans continue sur sa lancée, notamment avec la Chine qui annonce une
croissance de sa capacité installée de 30 GW d’ici 2020, l’Asie du sud (Inde, Indonésie,
Vietnam) pouvant suivre sur cette trajectoire. En imaginant que la nécessité du nucléaire
s’impose alors avec suffisamment de force pour renverser les nouveaux obstacles que la
libéralisation des industries électriques a érigés devant son développement, cette relance
mondiale suscite des interrogations sur les forces industrielles actuelles dans un secteur
anémié par deux décennies de vaches maigres.
Il y a trente ans, le marché mondial des réacteurs nucléaires connaissait un décollage très
prometteur avec des anticipations de commandes de 50 GW par an pour les années quatrevingt. Quatre grands groupes américains de la construction électrique et mécanique tenaient le
haut du pavé en multipliant les ventes et les accords de licence en Europe, au Japon et dans le
monde, tandis qu’appuyés sur la protection de leurs marchés nationaux, certains constructeurs
nationaux (Siemens-KWU, Framatome, Atomic Energy of Canada Limited) commençaient à
s’imposer à l’international. Mais, dès 1980, l’arrêt des commandes a contraint la jeune
industrie des réacteurs à des adaptations. L’exportation n’a constitué qu’une planche de salut
temporaire en raison de l’étroitesse du marché international. L’appareil industriel a dû être
réduit. La moitié de firmes ont choisi de sortir du métier nucléaire à la fin de la précédente
décennie.
Pour analyser les forces industrielles en présence sur le marché des réacteurs, on caractérisera
d’abord le marché nucléaire qui ne peut se caractériser selon les critères simples de
l’économie industrielle. C’est en effet un marché complexe dans lequel la compétitivité
industrielle ne résulte pas seulement des coûts et de la productivité des facteurs, de la qualité
de l’appareil industriel ou de l’intensité de la R&D, comme dans les secteurs industriels
« normaux », comme on le considère en économie industrielle, mais aussi de paramètres
gouvernementaux, géopolitiques et financiers importants. On précisera le type d’avantages
concurrentiels existants sur ce marché qui, bien qu’étroit, pourrait rapidement s’élargir sous
l’effet de l’ouverture des marchés nationaux qui pourraient redécoller comme le marché
américain. Dans un second temps on examinera les forces et les faiblesses des compétiteurs
majeurs, l’industrie américano-britannique, l’industrie russe et l’industrie française, sans
oublier l’outsider canadien.
1. La dynamique concurrentielle de la construction nucléaire mondiale
Au début des années quatre vingt-dix, l’offre mondiale des réacteurs comprenait huit
entreprises de trois catégories :
-
des groupes de construction électrique avec General Electric, Westinghouse, Siemens
et ABB ou de construction mécanique avec Babcock&Wilcox et Combustion
Engineering,
3
-
-
des constructeurs spécialisés sans attache industrielle avec des groupes de construction
électromécanique : Framatome depuis la faillite du groupe électromécanique CreusotLoire en 19841 et l’AECL canadienne qui est une société publique d’ingénierie
nucléaire,
le groupe russe Minatom qui contrôle différentes sociétés publiques dans le cycle du
combustible, la vente de réacteurs et l’exportation de combustibles et d’équipements
nucléaires et qui est en fait le Ministère de l’énergie atomique.
En marge de ce marché mondial figurent les constructeurs nationaux au Japon et en Corée du
Sud, qui sont licenciés des groupes américains (les constructeurs électriques Toshiba et
Hitachi avec General Electric, les constructeurs mécaniques Mitsubishi MHI avec
Westinghouse et DHIC avec Combustion Engineering). Ils sont orientés vers leur seul marché
intérieur et n’ont pas gagné de débouchés significatifs directs à l’exportation.
Après l’arrêt des commandes sur les marchés nationaux à la fin des années 80, le marché à
l’exportation a constitué un temps une planche de salut pour les constructeurs nationaux. Mais
ce marché s’est vite avéré fort étroit en se concentrant sur la Corée du Sud, Taïwan et la
Chine, avant de s’élargir plus récemment vers l’Inde et l’Iran. L’obtention de contrats par les
constructeurs a souvent reposé sur la réduction complète de leurs marges, comme cela a été le
cas de Framatome en Chine, de Combustion Engineering en Corée du Sud et de l’AECL
canadienne dans ces deux pays.
Les constructeurs ont amorti ensuite la chute d’activité en renforçant leur position dans les
services du combustible (fabrication principalement), la maintenance et le remplacement de
gros composants (générateurs de vapeur, couvercle de cuves) dont les recettes sont plus
récurrentes.
Les constructeurs non spécialisés appartenant à des industriels de la construction électrique
(Westinghouse, General Electric, Siemens, ABB) qui sous-traitaient les deux tiers de la valeur
des réacteurs ont eu une meilleure capacité d’adaptation à la réduction des commandes que les
constructeurs spécialisés comme Framatome ou les groupes de construction mécanique
(Babcok & Wilcox, Combustion Engineering). Les grands constructeurs américains ont pu
aussi s’appuyer sur le puissant réseau d’alliances tissé avec leurs licenciés en Europe (ENSA
pour Westinghouse en Espagne) et surtout en Corée du Sud et au Japon, où les trois
constructeurs licenciés prospéraient en continuant de recevoir des commandes nationales à
des prix réputés très élevés qui reflètent un manque de compétitivité2.
Pour les constructeurs spécialisés comme Framatome qui sont non intégrés dans un
conglomérat, le défi a été de chercher une consolidation par une alliance avec un autre
constructeur rival (accord avec Siemens en 1989 sur le développement de l’EPR) et de trouver
un relais de croissance dans d’autres activités (diversification vers la connectique). Quant à
Minatom confronté à l’arrêt de la quasi-totalité des chantiers nucléaires après 1991, il a trouvé
sa planche de salut dans les exportations des services du combustible nucléaire et l’obtention
de cinq commandes à l’export.
1
Les parts que le groupe de construction électrique et électronique Alcatel-Alsthom a pu détenir dans
Framatome (44% entre 1990 et 2002) ne lui a permis à aucun moment d’ exercer un véritable pouvoir industriel
sur la constructeur de réacteur.
2
Les recensements des coûts production électrique de l’AIE et l’AEN de 1999 et 2005 donnent toujours des
coûts d’investissement (en coût complet) de 2200 à 2500$/kW qui sont plus élevés des coûts recensés.
4
Tableau 1. L’évolution de la structure du marché international des réacteurs entre 1995
et 2004
1995
Groupe industriel
2005
Nature du groupe
General Electric
Conglomérat/
Constructeur électrique
Westinghouse
Conglomérat/
Constructeur électrique
Combustion Engineering Construction
(CE)
mécanique/Chaudiériste
ABB
Minatom (Russie)
Framatome
Siemens-KWU
AECL (Canada)
Constructeur électrique
Compagnie nucléaire
intégrée
Constructeur nucléaire
spécialisé
Constructeur électrique
Ingénierie nucléaire
Groupe industriel
Nature du groupe
General Electric
Conglomérat/Construction
électrique (privé)
BNFL-Westinghouse
(inclus CE et
ABBNuclear)
Compagnie nucléaire
intégrée (semi-publique)
Rosatom (ex-Minatom)
Compagnie nucléaire
intégrée (publique)
Compagnie nucléaire
intégrée (publique)
AREVA
(Framatome ANP avec 33%
Siemens)
AECL (Canada)
Ingénierie nucléaire
(publique)
Mais, alors que, du point de vue de l’économie industrielle, la place naturelle de la
construction nucléaire se situe dans les entreprises de construction électrique ou mécanique
pour des raisons de complémentarités, la moitié des constructeurs de ce domaine
(Westinghouse, Combustion Engineering, ABB, Siemens-KWU) ont décidé de sortir du
marché en raison des faibles perspectives de reprise de commandes sur le marché mondial et
du grand mouvement de recomposition de l’industrie de construction électrique mondiale. A
l’issue de ce mouvement de concentration subsistent sur le marché international cinq
industriels exportateurs, dont trois sur les filières de réacteurs à eau pressurisée, un sur la
filière à eau bouillante et un pour la filière des réacteurs à eau lourde.
A l’exception de celle de General Electric, la division nucléaire des groupes non spécialisés a
été reprise par des compagnies publiques du combustible nucléaire, du fait de l’avantage que
les activités du cycle nucléaire leur donnent dans une situation de rareté des commandes de
réacteurs. C’est le cas du constructeur français Framatome ANP intégré dans le nouveau
groupe Areva constitué en 2002 sous le contrôle de la COGEMA après plusieurs refus du
gouvernement de voir Framatome être totalement intégré au groupe de construction électrique
Alcatel-Alsthom. C’est également le cas des constructeurs de réacteurs Westinghouse et
d’ABB Nuclear (qui avait peu avant repris Combustion Engineering) vendus respectivement
en 1998 et 1999 à la compagnie britannique du combustible nucléaire BNFL privatisée en
partie à partir de 2003. Le secteur nucléaire russe relève aussi de ce schéma de concentration
avec le contrôle conjoint des activités de construction nucléaire, du cycle du combustible, et
des exportations par Minatom, le ministère de l’énergie atomique, qui est devenu en 2004
l’Agence Fédérale de l’Energie Atomique (Rosatom).
Un trait marquant est que tous sont de statut public ou semi-public, à l’exception de General
Electric, ce qui montre les besoins de protection des actifs industriels dans ce domaine
d’activités, du fait de la faiblesse des débouchés depuis quinze ans3. Et, comme ils sont
3
BNFL qui a donc repris une partie de l’industrie américaine a même dû être protégée en 2003-2004 de la
faillite par la décision gouvernementale de sortie de ces actifs de retraitement de son périmètre d’activités devant
5
spécialisés sur la filière nucléaire, leur taille est relativement limitée en termes de chiffre
d’affaires : 3,5 milliards d’€ pour BNFL en 2004, 4 milliards de $ pour les activités
commerciales civiles de Rosatom, 11 milliards de € pour Areva qui certes atteint la taille des
compagnies énergétiques moyennes, mais est encore loin derrière les pétroléo-gaziers au
moins dix fois plus gros.
Tableau 2. Répartition du marché à l’export de la construction de réacteurs et des
services nucléaires en 2002
Groupe Areva
20% (2,6G$)
BNFL-Westinghouse
20% (2,6G$)
Groupe Minatom
15% (2G$)
General Electric
15% (2G$)
Divers*
30% (4G$)
*AECL Canada ; constructeurs japonais en sous-traitance; compagnies minières (Cameco, RTZ, BHP, etc)
Source. Communication d’AREVA à l’OPECST, cité dans OPECST, 2003
Après ces restructurations, ces quatre entreprises occupent les positions les plus importantes
sur le marché du nucléaire mondial (réacteurs et services) (voir tableau 2) : 20% des parts de
marché pour AREVA et le groupe constitué autour de BNFL, une part inattendue de 15%
pour le groupe russe Minatom (à présent Rosatom) et une position encore importante de 15%
pour General Electric, mais dont le chiffre d’affaires repose essentiellement sur des soustraitances à l’industrie japonaise. Les entreprises asiatiques (Hitachi, Mitsubishi, Toshiba au
Japon, KHIC/DHIC en Corée) qui aspirent à sortir de leur marché national protégé n’ont pas
encore vendu un seul réacteur nucléaire directement.
2. Les avantages concurrentiels sur le marché des réacteurs.
Depuis le début des années soixante-dix, moment où le marché des réacteurs à l’exportation
était monopolisé par General Electric et Westinghouse, les positions ont largement évolué,
avec l’effacement partiel de ceux-ci, l’affirmation de Framatome après 1975, le passage
éphémère de Siemens-KWU et d’ABB, le maintien de l’AECL canadienne et l’entrée de
Minatom dans les années quatre vingt-dix. Seule nouvelle compagnie occidentale à entrer sur
le marché à l’export, Combustion Engineering a pu le faire en Corée du Sud sous la condition
d’un transfert de technologie rapide entre 1985 et 1997.
Tableau 3. Parts de marché international depuis 1975 (en nombre de réacteurs)
Framatome
Siemens-KWU
Minatom -ASE
AECL Canada
Combustion
Engineering
1975-1985
1986-1995
2 : Belgique
2 : Chine
2 : Af. Du Sud
2 : Corée
1: Argentine 1 : Brésil
1 : Espagne
2 : Bulgarie
2 : Tchéco.
2: Hongrie
2 : Bulgarie
4 : Tchéco.
1 : Roumanie
3 : Corée du sud
1 : Corée
3 : Corée (avec
KHIC)
1996-2005
2 :Chine
2 :Chine (40% Ling Ao II)
Total
12
3
1 : Iran
2 : Chine
2 : Inde
1 : Chine
5 hors bloc
communiste
17 hors ex-URSS
6
4 : Corée (avec DHIC)
7
le refus de l’électricien privé British Energy de continuer à lui transférer une rente importante dans ces contrats
de retraitement.
6
General Electric
2 : Taïwan
Westinghouse
2: Taiwan
5: Corée et 1 : Espagne
27
Total
2 : Taïwan (avec
Hitachi)
4
8
14
16
57
Note : On ne prend pas en considération ici la vente de réacteurs PWR à la Corée du Nord dont le contrat serait passé avec le
constructeur KHIC comme chef de file, mais n’a eu aucune concrétisation. On tient compte de la commande chinoise de deux
réacteurs à Areva officieuse en avril 2005
Pour repérer les forces et les faiblesses des différents constructeurs en cas de reprise des
commandes nationales et mondiales, on doit d’abord se référer aux caractéristiques
particulières de ce marché pour situer ensuite les nouvelles caractéristiques de l’offre de
réacteurs à l’amorce probable d’un nouveau décollage des marchés nationaux.
•
Les contraintes du marché des réacteurs
Un premier caractère du marché des réacteurs à l’exportation est la modestie des recettes
nettes et des profits qu’un vendeur peut retirer d’une commande de réacteurs qui, à peu
d’exceptions prés, s’effectue dans le cadre de contrats clé en main. On peut y voir trois
explications, en dehors du fait que ceux qui ne sont pas dans le métier de la chaudronnerie
sous-traitent la réalisation des gros composants, comme déjà indiqué. D’abord, compte tenu
de l’étroitesse du marché, les acheteurs sont en position de force. Ils imposent donc aux
vendeurs de serrer au maximum leurs marges (par exemple, en Chine, alors que les deux
PWRs de Daya Bay ont été vendus par Framatome à un prix de 2000 $/kW, le prix des deux
PWR de Ling Ao II a dû être tiré vers le bas au niveau de 1500 $/kW) et de s’adosser au
crédit-fournisseur du pays du vendeur pour limiter les coûts financiers de l’acheteur. Ensuite,
si certaines commandes sont obtenues « clé-en-main » pour l’ensemble de la centrale, ce qui
permet d’obtenir une marge plus élevée en incluant les frais d’ingénierie d’ensemble et
l’équipement conventionnel, la tendance est d’isoler l’îlot nucléaire dans le contrat, comme on
a pu le voir sur le marché coréen et depuis peu sur le marché chinois (depuis la centrale de
Ling Ao II).
Enfin, quand le succès est d’ampleur et porte sur un contrat groupé d’une série de plusieurs
réacteurs, ce succès porte en soi les germes de la fermeture de ce marché à long terme, car
généralement un tel contrat impose des clauses de transfert de technologie avec des taux
croissants de réalisation par l’industrie nationale (génie civil, composants nucléaires,
composants classiques). Tel a été le cas des contrats coréens successifs avec Combustion
Engineering entre 1990 et 2005 sur la technique System 80 et des contrats que différents
constructeurs ont eus avec la Chine. Pour son contrat récent signé en mai 2005 sur les deux
réacteurs de Ling Ao II, Framatome ANP n’a obtenu que la partie circuit primaire et le
contrôle commande de l’îlot nucléaire, soit 200 millions d’€ sur une valeur totale d’une
tranche de 1,5 milliard. L’appel d’offres du prochain contrat qui porte sur quatre réacteurs
avancés et qui est destiné à établir définitivement une capacité autonome de construction
nucléaire impose aux proposants un taux de réalisation locale de 60%.
La reprise possible des commandes nucléaires dans les pays de l’OCDE ne changera pas
fondamentalement cette donne qui était propre aux ventes à des pays émergents. Les marchés
nationaux seront sans doute plus ouverts à la concurrence de constructeurs étrangers, comme
ce sera le cas du marché américain et de quelques marchés européens. Mais la part des soustraitances à des partenaires locaux devrait être élevée.
7
•
De nouvelles caractéristiques
Un caractère, récent, de ce marché est l’évolution marquée de l’offre sous l’effet des activités
de conception des constructeurs en panne de plan de charge depuis les années quatre vingtdix. Il est en effet en train de devenir un marché à deux segments : celui des réacteurs
éprouvés qui se fondent sur les techniques des années 70 et 80 et qui continuent d’intéresser
les pays asiatiques (on pourrait les appeler Generation II+ par rapport à la génération de
réacteurs des années soixante-dix, car ils incluent déjà certaines améliorations comme le CNP
1000 de Framatome et le VVER ASE-428 de Minatom-ASE vendus en Chine) et celui des
réacteurs avancés des filières à eau légère qui, à l’heure actuelle, ne sont que des réacteurs
virtuels sans référence industrielle, destinés aux marchés des pays de l’OCDE dont la reprise
est espérée.
Alors que l’histoire des techniques nucléaires démontre à l’infini le poids des contraintes
d’apprentissage et que les acheteurs préfèrent des concepts de réacteurs stabilisés et testés, les
constructeurs rendus inactifs par la faiblesse des commandes ont eu tendance à enchérir dans
l’innovation. Dans cette rivalité, leur but était double. Répondre d’abord aux exigences
croissantes des autorités de sûreté qui supposent faciliter ainsi la restauration de
l’acceptabilité de la technologie (on le voit clairement avec la conception de l’EPR
déterminée principalement par la sévérisation croissante de l’approche allemande de la sûreté
nucléaire); rencontrer ensuite l’intérêt des compagnies électriques en cherchant des concepts
permettant de réduire les coûts d’investissement et d’exploitation des nouveaux types de
réacteurs. Les concepts de réacteurs LWR avancés incluront donc un progrès technique
important en matière de sûreté, de simplification de la conception, d’allègement des
composants, de diminution des temps de construction et de facilité d’exploitation. On a
coutume de regrouper ces réacteurs LWR innovants en deux catégories :
-
-
les réacteurs dits de Génération III qui, parmi les plus connus, comprennent l’ABWR+
de GE, l’EPR de Framatome ANP, le VVER-461 de Minatom-ASE, le System 80+ de
Combustion Engineering proposé par BNFL-Westinghouse, l’AP1400 coréen déduit
de ce dernier, et l’AEC 700 de l’AECL qui introduisent des améliorations importantes
en partant de modèles éprouvés ; on parlait il y a peu de modèles « évolutionnaires » ;
les réacteurs plus innovants à sûreté passive et à conception simplifiée de Generation
III+ qui comprennent l’AP600 et l’AP1000 de Westinghouse-BNFL, l’ESBWR de
General Electric et le SWR1000 de Framatome-Siemens . On les qualifiait encore
récemment de modèles « révolutionnaires », car ce sont des réacteurs radicalement
différents des modèles éprouvés et dont l’apprentissage sera encore plus important que
pour les types précédents. On inclura pour mémoire dans cette catégorie le petit
réacteur Haute Température à boulets PMBR de 165 MW étudié en Afrique du sud et
qui pourrait être construit aux Etats-Unis par le consortium Eskom-BNFL
Westinghouse, mais avec le handicap de devoir démontrer qu’on peut sortir de la
logique très prégnante des effets de taille par une simplification radicale que
permettrait la petite taille en matière de sûreté dans ce type de filière.
Cette évolution de l’offre a deux conséquences. D’abord, tant que les premiers réacteurs Gen
III et Gen III+ n’auront pas été construits et ajustés, la concurrence se jouera beaucoup sur la
base de la réputation des constructeurs alors que la réputation de certains est plutôt datée,
comme c’est le cas des constructeurs américains. Ensuite le prix à payer de cette évolution,
que l’on oublie trop souvent, est le coût d’apprentissage élevé de ces nouvelles techniques, ce
qui constitue un frein à l’entrée de ces réacteurs sur le marché des équipements électriques. Il
8
amplifie les hésitations des compagnies électriques à se remettre dans le courant
technologique de l’électronucléaire, comme on le voit actuellement aux Etats-Unis.
•
Les facteurs concurrentiels
Sur ce marché complexe, la compétitivité industrielle et les parts de marché ne résultent pas
seulement, comme on l’a déjà dit, des coûts et de la productivité des facteurs, de la qualité de
l’appareil industriel ou de l’intensité de la R&D, comme dans les secteurs industriels
« normaux ». La position d’un constructeur sur le marché mondial résulte de plusieurs autres
facteurs dont il est nécessaire de maîtriser l’ensemble pour pouvoir obtenir des succès à
l’exportation.
1. La référence industrielle. Elle repose sur la part de marché du constructeur au cours
des dernières décennies, et les références de réalisations récentes de modèles éprouvés
sur le marché du constructeur et à l’export. Si on a coutume de voir les constructeurs
se référer à tout ce qui a pu être construit depuis les années soixante sous leur licence,
les acheteurs s’intéressent en pratique à l’expérience récente. De plus, si l’enjeu est la
vente de réacteurs avancés qui sont considérés comme l’élément central de la
trajectoire technologique future, comme c’est le cas actuellement dans les pays de
l’OCDE et par contamination en Chine, les acheteurs se basent sur la crédibilité des
compétences technologiques du constructeur et sur l’adaptabilité de son modèle aux
exigences locales de sûreté (exemple de la commande finlandaise du réacteur EPR en
2003). Dernier élément important qui favorise plutôt les constructeurs américains,
l’acheteur qui souhaite un transfert de technologie progressif prendra en compte
l’expérience de ventes de licences et de pratiques de partenariat du vendeur avec ses
licenciés.
2. Les conditions de vente. Première condition importante : le prix proposé. Il peut
être tiré vers le bas si les réacteurs proposés bénéficient de l’expérience de réalisations
industrielles en série (cas du modèle REP 900 proposé par Framatome à l’export
jusqu’au début des années 2000 ou du modèle VVER 1000 proposé par MinatomASE), ou si les coûts de réalisation sont particulièrement bas comme dans le cas de
l’industrie russe. Seconde condition : l’offre clé en main à un prix garanti joue aussi un
rôle fondamental, car elle reporte tout le risque sur le constructeur. Elle joue un rôle
particulièrement crucial si l’acheteur accorde sa préférence aux techniques LWR
avancées bien qu’elles soient peu ou pas du tout éprouvées4, comme dans le cas de
l’appel d’offre finlandais de 2003 qui s’est conclu par la sélection de l’EPR francoallemand et pour l’appel d’offres chinois de fin 2004. Le constructeur doit alors
pouvoir bénéficier de l’assurance implicite que l’Etat lui vienne en aide si le dérapage
des coûts de construction et les pénalités pour retard de mise en service mettent en
déficit grave l’entreprise. Troisième condition : l’appui sur un crédit export par une
banque gouvernementale et sur le système d’assurance à l’export (ExImbank aux
4
Un exemple du type de risque à l’export que prend un constructeur en introduisant des innovations majeures
dans la conception du réacteur est le cas de la commandes chinoise à Framatome pour les réacteurs de Ling Ao,
les Chinois ayant choisi la référence à la tranche 5 de la série P1 de 900 MW de Gravelines pour le modèle
connu sous le nom de CNP 1000 Mais le vendeur a introduit le mécanismes des grappes de contrôle des
nouveaux réacteurs de type N4 qui étaient alors en construction en France ; hélas cette innovation s’est traduite
par des retards significatifs de la mise en service industrielle du réacteur et a dû être retirée.
9
Etats-Unis, Export Development Corporation au Canada, Coface en France) qui joue
un rôle fondamental.
Autre condition qui a été influente dans le passé : l’offre des services du cycle du
combustible (U. naturel, enrichissement, fabrication) a pu jouer un rôle important
quand les Etats-Unis cherchaient à maintenir leur monopole d’enrichissement
d’uranium pour imposer des contrôles stricts de non-prolifération nucléaire. Les
constructeurs non américains ont pu profiter de cette situation jusqu’au milieu des
années soixante-dix. De façon symétrique la Canada a pu profiter de cette situation,
car il proposait et propose toujours une filière à uranium naturel dégagé de la
contrainte de l’enrichissement, ce qui a favorisé des ventes de réacteurs à l’Inde, au
Pakistan et à la Roumanie dans les années soixante et soixante-dix.
3. L’appui politique. C’est peu de dire que cet appui compte dans la négociation de
grands contrats d’équipement de ce type, à l’instar des contrats d’équipements
militaires et grandes infrastructures. Il est bien connu que les commandes de réacteurs
de Corée du Sud et de Taïwan ont bénéficié à des constructeurs américains dans les
années quatre-vingt et quatre vingt-dix, alors que leurs concurrents européens,
notamment Framatome, proposaient des prix moindres, car, outre la protection
militaire sur ces pays, le Département d’Etat américain faisait valoir de bons
arguments comme le déficit des échanges commerciaux avec ces pays. La Russie a pu
utiliser la tradition de ses relations particulières avec l’Inde pour obtenir en 2000 un
contrat de ventes de deux réacteurs nucléaires VVER-1000. Mais les contraintes de
politique étrangère peuvent aussi jouer en sens inverse quand les exportations vers un
pays sont mises sous embargo, comme cela a été le cas de l’interdiction de ventes des
réacteurs américains à la Chine de 1991 à 2003 en tant qu’équipements susceptibles de
transfert de savoir-faire vers des finalités militaires.
4. Les contraintes de non-prolifération. Les pays vendeurs d’équipements et de
combustibles nucléaires ont été impliqués différemment dans la mise sur pied et
l’application du régime de non-prolifération, ce qui s’est traduit par des
comportements différents vis-à-vis des restrictions de ventes à l’export, en autorisant
certains pays à tirer un avantage commercial d’une attitude moins restrictive5. Ceci
s’est manifesté jusqu’au début des années quatre-vingt par le mode d’adhésion
différent des pays exportateurs aux principes du régime de non-prolifération finalisée
dans le Traité de non-prolifération (TNP) pour l’application de conditions de contrôle
de l’AIEA sur les équipements et les combustibles vendus, ainsi que, depuis les années
quatre vingt, pour l’application des garanties supplémentaires qui seraient imposables
à tous les acheteurs (Walker et Lonnröth, 1984; Crimstom et Beck, 2002; Le Guelte,
5
Les Etats-Unis et l’URSS étaient unis dans la mise sur pied du régime de non-prolifération pour éviter la
prolifération dans leur zone d’influence respectives, tandis que les autres pays potentiellement exportateurs
(Royaume Uni, Allemagne, Italie, Japon, etc.) avaient suivi. Jusqu’au début des années quatre-vingt, la France
s’est particularisée par son mercantilisme qui a entraîné sa non-adhésion au TNP et par la vente d’équipements
sensibles à des pays potentiellement proliférants (Pakistan, Corée du Sud, Irak, Iran, etc.) ; elle en est venue
ensuite à une attitude très stricte en annonçant qu’elle suivrait les règles de contrôle de l’AIEA, puis en signant et
ratifiant le TNP en 1992 et le protocole additionnel en 1998. Bien que signataire du TNP en tant que puissance
nucléaire, la Chine a eu un tel comportement dans les années quatre vingt-dix en cédant des techniques
proliférantes au Pakistan et à l’Iran sous prétexte de commerce civil.
10
2004)6. Depuis la fin des années 90, dans la situation rendue complexe par la
fragilisation du TNP par la non-adhésion de l’Inde, les essais nucléaires du Pakistan,
les déviances d’un certain nombre de pays originellement signataires (Corée du Nord,
Irak, Iran) et l’unilatéralisme américain vis-à-vis des « pays voyous », la recherche
d’avantages dans les contrats d’exportations nucléaires s’effectue autour de l’enjeu de
l’application des contrôles complets (full-scope safeguards) de l’AIEA. Cette
recherche d’avantages peut se faire en réaction à l’unilatéralisme américain qui
voudrait imposer à tout pays exportateur de refuser toute vente à ce type de pays ou à
tout pays non-signataire. On verra que c’est l’attitude adoptée par la Russie vis-à-vis
de l’Iran.
A partir de la grille d’analyse des caractères de la concurrence sur le marché mondial des
réacteurs, on est en mesure de situer les potentiels concurrentiels des différentes industries de
réacteurs.
2. L’industrie américano-britannique des réacteurs
A tout seigneur tout honneur : la position de l’industrie américaine des réacteurs est loin
d’être aussi puissante que l’opinion courante peut en avoir. Cette perception résulte sans doute
de l’association de la puissance géopolitique et financière des Etats-Unis à une supposée
puissance technologique indistincte dans tous les secteurs industriels de pointe. Or la
construction de réacteurs nucléaires ne fait plus partie depuis bientôt quinze ans des domaines
d’excellence.
L’industrie américaine des réacteurs est d’abord un ensemble affaibli par vingt-cinq ans de
disette. De plus il est passé en partie sous le contrôle de l’industrie nucléaire britannique alors
que le secteur réacteurs de celle-ci a été étouffée par l’incapacité du système institutionnel
britannique, très nationaliste dans ce domaine, à laisser émerger une industrie efficace des
réacteurs par l’adoption d’une technologie étrangère éprouvée, comme cela s’était opérée en
France (Finon et Staropoli, 1999). Mais c’est pourtant cette industrie britannique qui a pris le
contrôle des ex-divisions nucléaires de grands groupes américains (Westinghouse,
Combustion Engineering) avec leur acquisition par BNFL en 1998 et 1999. A côté de BNFLWestinghouse qui est donc d’abord une entreprise américaine, General Electric est resté dans
le métier de la construction nucléaire, mais c’est un large conglomérat industriel dont la
division nucléaire ne ramène qu’une part infime de son chiffre d’affaires (environ 1%) et pour
qui le nucléaire n’est plus depuis longtemps un enjeu stratégique.
Ceci dit, l’industrie des réacteurs américaine a certains atouts qui peuvent lui permettre de
gagner des contrats d’exportation et de se reconstituer efficacement en cas de redémarrage de
son marché national.
2.1. Performances industrielles
6
Les full-scope safeguards confirmées par la signature des protocoles additionnels au TNP par de nombreux
pays à partir de 1994 imposent que le pays vendeur fasse accepter à l’acheteur le contrôle de l’Agence
Internationale de l’Energie Atomique sur l’usage pacifique de tous les équipements et combustibles nucléaires,
notamment ceux non concernés par le contrat de vente.
11
Derrière les 103 unités installées représentant 98 GW, les performances industrielles de la
construction nucléaire américaine ont été considérablement affectées par les difficultés
politiques et règlementaires de réalisation des réacteurs et par les inefficacités résultant de la
fragmentation de l’industrie électrique américaine (une cinquantaine de propriétairesexploitants en 1990). Ce double contexte a conduit à un éclatement des commandes, à
l’impossibilité de standardisation des réacteurs, à des délais et des coûts de réalisation très
coûteux pénalisés par le « backfitting » des réacteurs en construction et au bout du compte par
un risque règlementaire devenu très dissuasif pour les investisseurs. La dernière commande
qui a été menée jusqu’à la réalisation complète date de 1973.
L’absence de références industrielles récentes. L’industrie nucléaire américaine a construit
aux Etats-Unis une centaine de réacteurs de trois techniques PWR (Westinghouse,
Combustion Engineering, Babcock & Wilcox) et de la technique BWR à eau bouillante de GE
et une trentaine directement en Europe et en Asie (Corée du Sud, Japon, Taïwan), sans
compter les réalisations de leurs licenciés. Ce sont ses techniques qui se sont imposées au plan
international. Ils sont encore les licencieurs des trois constructeurs japonais et du coréen
KHIC/DHIC.
Après 1978 l’industrie américaine a subi les effets de l’arrêt des commandes. Elle a survécu
grâce à l’étirement de la construction de certains réacteurs (le dernier a été mis en service en
1996) et le développement du marché des services et de l’entretien nucléaire. Les usines de
construction de chaudières nucléaires et de gros composants sont de longue date fermées. Les
générateurs de vapeur ou les couvercles de cuve de remplacement sont construits à l’étranger
par des sous-traitants de Westinghouse (ENSA en Espagne, Camozzi en Italie, Babcock &
Wilcox Canada, Doosean en Corée du Sud, MHI au Japon) et plus récemment par
Framatome-Areva qui occupe 40 à 50% de ce marché depuis 2003. Si survenait la commande
d’unités ABWR ou ESBWR de General Electric et AP600 ou AP1000 de Westinghouse, la
construction des cuves et de gros composants s’effectuerait au Japon pour une dizaine
d’unités. Considérons plus en détail les forces et faiblesses des deux constructeurs.
Westinghouse Electric Corp, qui a été acheté en 1999 par BNFL, a été regfroupé avec le
département nucléaire d'ABB qui avait lui-même absorbé celui de Combustion Engineering
(CE) peu de temps avant7. La part de BNFL-Westinghouse dans le marché mondial des
réacteurs et services nucléaires s'est ainsi élevée à environ 20 % en 2002. Ces acquisitions et
son alliance avec Mitsubishi (MHI) qui a construit 18 réacteurs sous licence au Japon lui ont
permis d'élargir son portefeuille de produits. Son offre comprend trois volets:
-
-
le réacteur à eau pressurisée à sûreté passive, l’AP600 et l’AP1000 qui sont envisagés
aux Etats-Unis, le second étant celui proposé pour l’appel d’offres chinois de 4
réacteurs de Generation III+,
les réacteurs CE System 80 et 80+ de la technique développée par Combustion
Engineering pour la Corée du Sud, mais ce sont des réacteurs totalement coréens
construits par DHIC sous licence8. Le System 80+ a été certifié pour le marché
américain par la NRC en mai 1997.
7
Après ces opérations, BNFL-Westinghouse peut faire valoir qu'il a fourni aux compagnies d'électricité 11
réacteurs à eau bouillante et 1 réacteur à eau pressurisée ABB, les 20 réacteurs à eau pressurisée de CE, qui
s'ajoutent aux 87 réacteurs à eau pressurisée que Westinghouse a lui-même fabriqués.
8
Le rythme de construction de ces nouveaux réacteurs en Corée du Sud devait être d'une tranche tous les ans
pendant les dix prochaines années.
12
-
le réacteur APWR (Advanced Pressurized Water Reactor) de 1500 MW au Japon que
Mitsubishi Heavy Industry (MHI) propose en partenariat avec Westinghouse9.
Mais concrètement Westinghouse n’a pas construit directement un réacteur à l’étranger depuis
Vandellos II en Espagne (démarrage en 1988). Son positionnement dans l’appel d’offre
chinois de 2005 avec une offre de quatre réacteurs AP1000 ne repose sur aucune référence
industrielle. L’affichage d’un prix de 1500$/kW qui serait plus bas que l’offre d’AREVA de
2000$/kW ne permet pas de comprendre comment BNFL-W parviendrait à assumer le risque
technologique s’il gagne la proposition. Le risque serait certes partagé avec le japonais MHI à
qui il sous-traitera une grande partie de la réalisation, mais il est difficile de comprendre les
bases de ce pari et d’imaginer les voies de sortie de ce type de contrat quand se présenteront
les difficultés d’apprentissage probables.
De son côté, General Electric spécialisé dans les réacteurs à eau bouillante travaille en
partenariat avec les entreprises japonaises Hitachi et Toshiba qui ont construit respectivement
8 et 16 réacteurs BWR au Japon. Son activité nucléaire représenterait 15 % du marché
mondial des réacteurs et des services en 2002. Mais elle est largement sous-traitée à ses
partenaires japonais, comme pour les deux réacteurs de Taïwan. Le nucléaire n’est pas la
priorité du groupe redéployé sur les activités de communication, les techniques
d’informations, la construction électronique et électrique notamment. Au cas où GE recevrait
une commande directe à l’export, la réalisation serait effectuée avec ses partenaires japonais.
General Electric étudie l’ESBWR de génération III+ à sûreté passive pour être dans la course
sur le marché américain, mais il propose à l’étranger le réacteur ABWR et envisage une
évolution supplémentaire de celui-ci en ABWR+. Avec ce réacteur, celui-ci paraît avoir un
avantage important dans la compétition mondiale, dans la mesure où son offre se base sur
deux réalisations industrielles au Japon et quatre constructions en cours de réalisation au
Japon et à Taiwan10. Mais cet avantage ne semble pas lui servir pour entrer sur le marché
chinois en dépit de son expérience qui est la plus avancée dans le domaine des réacteurs
avancés Gen III avec l’ABWR. Il ne candidate pas en effet sur l’appel d’offre 2004-2005,
alors qu’il affichait encore une telle ambition en 2000-200211.
Vu la position de ces deux constructeurs, les conditions futures de concurrence sur le marché
américain n’apparaissent pas clairement. De façon surprenante l’expérience industrielle
récente ne semble pas constituer l’atout principal. La compétition semble devoir se jouer sur
les réacteurs Gen III+, comme le révèle la confrontation des coûts. Les réalisations ABWR
(2000 $/kW en coût complet) au Japon sont considérés, selon certains, comme trop élevés
pour apparaître comme une option viable économiquement aux Etats-Unis. General Electric a
pourtant estimé que, dans les conditions américaines, ils pourraient être construits à un coût
de 1200 à 1400$/kW en coût sec (Redding, 2003). Pour ses réacteurs de génération III+,
9
Il devrait être construit à deux exemplaires sur le site de la centrale de Tsuruga (Unités 3 & 4).
Les premiers ABWR en fonctionnement depuis 1997 au Japon ne sont pas tout à fait des Gen III, notamment
sur la « mitigation » des accidents graves.
11
“We have conducted various marketing programs in China, including several joint ABWR technology studies
and local manufacturing investigation and studies for localization” affirmait John Redding, le responsable de la
Division nucléaire de GE en 2000. Si General Electric ne candidate plus en Chine dans l’ »appel d’offres 2005,
c’est sans doute en raison des difficultés rencontrées au Japon par la filière BWR (scandale de la dissimulation
des rapports d’inspection de l’électricien TEPCO qui n’exploite que des BWR), de la préférence croissante de la
Chine pour la filière PWR sur laquelle elle a déjà accumulé beaucoup d’expérience et probablement parce que
elle n’était pas prête à se risquer avec un réacteur Gen III+, l’ESBWR, comme le fait BNFL-W. GE préfère
tabler sur des ventes de la partie classique des tranches nucléaires.
10
13
BNFL-Westinghouse prétend qu’à la cinquième réalisation, le coût sec d’un AP1000 se
situera entre 1100 et 1200 $/kW (Paulson, 2002). Mais cette guerre de chiffres optimistes ne
décide pas pour autant une compagnie électrique américaine à s’engager dans l’aventure d’un
investissement nucléaire, en dépit des nombreuses mesures prises par les administrations
successives pour limiter les risques et les coûts règlementaires (certifications de concepts de
réacteurs, financement du coût des procédures de certification des concepts et des sites) 12. Le
subventionnement direct ou indirect de la réalisation des premiers réacteurs est sérieusement
envisagé (6000 MW). La législation sur l’énergie que le Congrés a failli voter en 2003
prévoyait un crédit d’impôt de 1,8 cents par kWh sur les dix premiers. Pour l’heure on repère
plusieurs consortiums à la pêche aux subventions pour promouvoir des projets des réacteurs
avancés désormais certifiés et sur des sites également certifiés (Exelon avec Westinghouse,
Entergy avec General Electric, Dominion avec Westinghouse et AECL, et, depuis mai 2005,
Constellation Energy-Areva). Mais, sans subvention marquée sur les premiers projets, on ne
verra sans doute pas les électriciens s’engager plus avant, sachant que les constructeurs ne
prendront pas le risque de construire clé en main comme ils le firent à leur dépens pour le
démarrage coûteux des commandes nucléaires dans les années soixante (Cochran, 2003 ;
Bupp et Dérian, 1978).
Dans ce panorama d’une industrie américaine de construction nucléaire fragile, il ne faut pas
oublier non plus que les compétences scientifiques et en ingénierie ont largement décrû, le
domaine du nucléaire attirant peu de jeunes ingénieurs et scientifiques. Signes qui ne
trompent pas : à l’heure actuelle, très peu d’universités délivrent des diplômes d’ingénieurs
nucléaires et les métiers de la RD nucléaire attirent un nombre très réduit de jeunes
scientifiques. Dans ce domaine, malgré les effets d’annonce de la politique de l’énergie de
l’Administration Bush de 2001 et du projet d’Energy Policy Act qui ont laissé l’impression
d’une relance très volontaire de la RD nucléaire avec 500 millions de $ prévus, le budget de
RD nucléaire civile reste en 2005 à un niveau d’environ 50 millions de $, ce qui est très
inférieur à celui du Japon (1,5 milliards de $) et même de la France (250 millions de $), faute
du vote de cette loi sur l’Energie.
2.3. Les avantages à l’exportation
Ce constat des faiblesses de l’industrie américaine ne doit pas occulter les atouts qu’elle
détient pour conquérir des marchés à l’exportation. On sait déjà qu’en dépit de ce manque
cruel de référence industrielle, elle bénéficie dans les pays étrangers d’une image de
dynamisme technologique auprès des élites formées aux Etats-Unis, même dans un pays
comme la Chine. Sa position à l’export bénéficie aussi d’autres avantages :
-
Capacité à reposer sur des alliances. L’industrie américaine a une réelle capacité à
s’appuyer sur des alliances avec d’autres industries nationales, ce qu’elle fera pour se
redéployer dans le métier de la construction nucléaire. Elle peut aussi se prévaloir de sa
12
A ce jour en Generation III les réacteurs ABWR de General Electric et System 80+ de Combustion
Engineering-BNFL ont reçu l’approbation de la NRC et en Gen III+ les réacteurs AP 600, AP1000 de
Westinghouse-BNFL en Generation III+ en attendant la certification de l’ESBWR de General Electric. Les
réacteurs des concurrents étrangers, l’AC700 de l’AECL canadienne et l’EPR de Framatome ANP sont depuis
peu en cours de certification.
Plusieurs rapports de référence (Paterson, 2003 ; MIT, 2003 ; Chicago University, 2004) ont plaidé en ce snes..
14
-
-
capacité à transférer la technologie des réacteurs vis-à-vis de pays intéressés par le
développement de leur propre industrie (on pense évidemment à la Chine).
Financement. Les Etats-Unis ont traditionnellement appuyé les contrats de ventes
nucléaires comme ceux d’équipements militaires sur les prêts fournisseurs et l’assurance
contre le risque-export de l’ExImBank. Il est prévu ainsi, en cas d’obtention du contrat de
quatre réacteurs avancés avec la Chine à la mi-2005, qu’un prêt de 5 milliards de dollars et
les garanties qui l’accompagnent soit accordée par l’Eximbank, ce qui est un montant trois
fois supérieur à ceux offerts jusqu’ici par la banque13.
Appui politique à l’exportation. L’influence gouvernementale peut être majeure quand le
pays dépend de la protection diplomatico-militaire américaine comme c’est le cas de la
Corée du Sud et de Taïwan dans le passé. Elle peut jouer aussi lorsque l’enjeu de ventes
nucléaires se situe au sein d’importants enjeux macroéconomique (rééquilibrage de
balance des échanges) et de politique étrangère. C’est le cas en 2005 entre les Etats-Unis
et la Chine entre lesquels il s’agit de compenser l’énorme déficit commercial américain
vis-à-vis de la Chine (162 milliards de $ en 2004) et d’établir des partenariats
économiques après les années d’embargo américain sur de nombreux biens
d’équipements. Mais, revers de la médaille de la prééminence de la position géopolitique
américaine, celle-ci crée aussi un risque pour un pays acheteur comme la Chine en raison
des autres sources de conflit potentielles avec les Etats-Unis.
- Position en matière de prolifération. Les choix gouvernementaux américains peuvent
jouer aussi dans un sens défavorable à l’exportation dans la mesure où, lorsqu’ils sont en
tension, les objectifs de politique étrangère prédominent par rapport aux objectifs de
ventes d’équipements américains à l’export. Les ventes nucléaires civiles sont au premier
rang des biens et services affectés par la sévérité de la politique américaine de réduction
des risques de diffusion d’armes de destruction massive. La prolifération nucléaire est le
domaine privilégié d’ action qui s’appuie sur le Traité de non-prolifération, ses protocoles
complémentaires et des accords bilatéraux. Par exemple, si la Chine signe en 2005 la
commande de quatre réacteurs LWR avancés avec BNFL-W, les Etats-Unis prévoient de
lui faire signer un accord où elle s’engagerait à n’exporter aucun équipement et matériau
nucléaires vers les Etats « sensibles », ce qui peut dissuader la transaction.
Ces différentes caractéristiques conduisent à faire de l’industrie américaine ou plus
précisément de l’industrie américano-britannique un acteur de premier rang dans le futur,
mais il ne sera plus l’acteur archi-dominant qu’il était dans les deux premières décennies du
nucléaire civil.
3. L’industrie nucléaire russe
On s’étendra sur l’industrie nucléaire russe car ses forces sont mal connues en raison de la
focalisation persistante de l’attention sur les déficiences antérieures de cette industrie alors
qu’elles ont été en grande partie corrigées. Elle constitue en effet un concurrent très sérieux
dans la compétition mondiale en proposant des réacteurs éprouvés et les services du cycle du
combustible à des prix bas dans le cadre d’arrangements innovateurs et respectueux des règles
de la non-prolifération nucléaire. Dans le domaine des réacteurs avancés de Generation III ou
III+ où elle est présente, elle n’a pas plus de désavantage que les concurrents américains et
européens qui n’ont pas de démonstrateur à faire valoir. Dans les années 90, elle a remporté
13
Certains ont souligné que Westinghouse Electric Corp était actuellement britannique (Article rapporté dans
Courrier International, 28.02.2005)
15
les commandes de cinq réacteurs nucléaires de la filière à eau pressurisée VVER en Asie : 1
en Iran, 2 en Chine et 2 en Inde, ce qui correspond à 35 % du marché international des
réacteurs des dix dernières années. Elle a une expérience industrielle importante sur cette
filière. Au cours de la période soviétique et russe, elle a construit 51 réacteurs VVER, qui sont
actuellement opérationnels et 4 sont en construction.
Le nouveau groupe russe Rosatom (abréviation de Rosenergatom), qui est l’Agence Fédérale
pour l’Energie Atomique, a été créé en 2004 par la transformation du Ministère de l'énergie
atomique (Minatom) en entreprise publique sous tutelle du Ministère de l’industrie. C’est un
acteur important et sous-estimé du marché mondial. Il occupe en effet environ 15 % du
marché mondial des réacteurs et services nucléaires, avec un chiffre d’affaires de 2 milliards
de $ à l’étranger. Il exporte les réacteurs VVER 1000 par l’intermédiaire de sa filiale
AtomStroyExport (ASE), réacteurs qu’il fait fabriquer par la compagnie EMK Atommash.
Les combustibles nucléaires sont exportés par sa filiale Technabexport (Tenex), qui repose sur
les productions de TVEL, la filiale des activités du cycle du combustible de Rosatom. Compte
tenu du caractère stratégique de la technologie nucléaire civile et de la production
électronucléaire, celle-ci a été maintenue dans la sphère publique sans être désorganisée à
l’opposé d’un certain nombre de secteurs industriels privatisés14.
3.1. Performances industrielles et de sûreté
L'image de l'industrie nucléaire russe a été affectée par l’impact de la catastrophe de
Tchernobyl qui est survenue sur un réacteur de la filière RBMK (graphite-eau bouillante) le
26 avril 198615 et par les déficiences du secteur de la construction nucléaire de la fin de la
période soviétique (défaut de construction de l’usine de réacteurs VVER d’Atommash, dont la
capacité de fabrication a été ensuite limitée à trois par an au lieu de huit, défauts de
fabrication des réacteurs). Mais l’industrie russe a très sensiblement amélioré ses
performances, malgré les très fortes contraintes financières qui ont limité la réalisation des
réacteurs nucléaires depuis 1991, date de l’effacement de l’URSS. Elle se positionne très bien
à l’exportation dans le courant technologique dominant avec la filière à eau légère pressurisée
VVER sur laquelle elle a une longue expérience de construction et d’exploitation.
-
Référence industrielle.
Les performances de l’industrie nucléaire russe se sont largement améliorées depuis 1991.
C’était une nécessité pour satisfaire les objectifs de la politique énergétique qui est d’accroître
la part de la production électronucléaire. Pour produire son électricité, la Russie recourt ainsi
actuellement au nucléaire à hauteur de 15 % avec une puissance installée de 20,8 GW
reposant sur 30 réacteurs. Mais cette capacité aurait pu être beaucoup plus élevée si les plans
soviétiques des années 80 avaient été réalisés. Aux difficultés créées par l’accident de
Tchernobyl qui ont ralenti les chantiers se sont ajoutées les conséquences de la dislocation de
l’économie dans la période post-soviétique. Les contraintes financières élevées ont empêché
l’achèvement des réacteurs engagés en 1991 et toute mise en chantier de nouveau réacteur.
La Russie n’a réussi à terminer que le réacteur VVER1000 de Balakovo 4 en 1995 et celui de
Rostov 1 en 2001 (il était réalisé à 95 % lorsque le chantier avait été arrêté en 1991). Son
14
Notons aussi que, depuis 2002, il a repris la propriété et l’exploitation de tous les réacteurs électronucléaires
fonctionnant en Russie qui avaient été dispersés entre différentes entreprises électriques régionales.
15
Les améliorations de sécurité apportées au réacteur Koursk 1 vont être étendues aux dix autres réacteurs
RBMK en Russie qui empêcheront qu’un accident se reproduise (Bulletin SFEN n°313)
16
démarrage a redonné une impulsion symbolique à l’industrie des réacteurs. Deux autres
réacteurs, les VVER 1000 de Kalinine 3 et de Rostov 2 pourraient être mis en service en
200616. Les neuf autres chantiers, dont l'avancement n'était que de 5 % avant leur arrêt,
pourraient être repris progressivement pour être achevé d’ici 2015 dans le cadre de la
politique lancée en mai 2000. Mais les contraintes financières ne permettent que de mener
plus d’un chantier à la fois. Si elles sont levées en partie d’ici 2010, de nouveaux réacteurs
pourraient être commandés à partir de cette année là.
La dynamique industrielle et technologique de l’industrie russe des réacteurs a été relancée
par la conquête de contrats de vente à l’export sur la base de la technologie VVER-1000
évolutive. La réalisation des prochains réacteurs (notamment Novo Voronej 2) se fera sur la
base de l’expérience gagnée par la réalisation de réacteurs à l’étranger, notamment les deux
tranches VVER 1000-392 (ou ASE-92) de nouvelle génération qui sont en cours de réalisation
en Inde17.
La maîtrise industrielle croissante des réacteurs VVER se manifeste par l’amélioration du
fonctionnement des réacteurs en place et l’augmentation des taux de combustion du
combustible. Presque toute la croissance de la production nucléaire de 30% entre 1990 et
2000 est due à l’amélioration du facteur de charge des centrales VVER depuis 1990 (passage
de 67% à 78% sur 1990-2003).
Le plan de développement de l'énergie nucléaire pour le XXIème siècle, connu sous le nom
d' « Initiative Poutine » de mai 2000, dont l’ objectif est de porter la part du nucléaire de 15%
à 25% en 2020 se base d’abord sur la poursuite de l’amélioration des performances des
réacteurs actuels (avec un objectif de 85% de facteur de charge), sur la prolongation de la
durée de vie des centrales existantes par des investissements de jouvence sur 12 réacteurs18, et
sur l’amélioration des systèmes de sûreté.
Tableau 4. Les types de réacteur VVER et RBMK existant en 2005 en Russie
Caractéristiques
VVER-440-230
VVER-440-213
VVER-1000-320
VVER-1000-428
(ASE-91)
Réacteurs
en Réacteurs exportés
fonctionnement
en fonctionnement/ en
construction
4
Problèmes de conception
Pas d’enceinte de confinement
Problèmes de conception désormais
2
corrigés
Introduction de système de contrôle
commande
Pas d’enceinte de confinement
950 MW
8*
Enceinte de confinement
2 en construction
Systèmes de contrôle-commande
occidentaux (ref. aux réacteurs VVER
2 en Finlande
10 en Europe
Centrale
2
en
République
Tchèque
1 en Iran
2 en Chine
16
On prévoyait aussi l’achèvement du réacteur RBMK n°5 de la centrale de Koursk, mais il n’est pas
actuellement programmé.
17
On prévoyait aussi de construire le modèle VVER-640 (ou V-407) à sûreté passive étudié par Minatom et
Siemens (plus tard Framatome ANP) à Sosnovy Bor et à Kola.
18
L'âge moyen du parc est de 22 ans et l'objectif est de prolonger la durée de vie de 10 à 15 ans.
17
VVER-1000-392
(ASE-92)
RBMK
finlandais)
Eléments de sûreté passive
Filière Graphite Eau bouillante
1 en projet
2 en Inde
11
1 en construction
1000 MW et 1500 MW
* On comptabilise ici les 3 réacteurs de modèles proches du V-320, qui lui sont antérieurs, deux V-187 et un V338
Les technologies russes de réacteur ont également gagné en crédibilité en matière de sûreté,
avec l’amélioration de la conception des réacteurs en exploitation et celle des nouveaux
réacteurs VVER 1000 équipés d’enceinte de confinement et incorporant des systèmes de
contrôle-commande. Ceci s’inscrit dans une consolidation radicale des institutions de sûreté
nucléaire totalement indépendante des constructeurs et de l’exploitant des installations et
dépendant directement de l’autorité présidentielle.
Au bout du compte l’industrie russe propose des réacteurs VVER 1000, qui ont des niveaux
de sûreté élevés et des performances économiques intéressantes avec des bas coûts de
construction : 680 $/kW en coût sec en Russie (WNA, 2004) et 900$/kW selon le plan
Poutine (Ambassade, 2004)19. La raison en est double : le bas coût d’une main d’œuvre de
techniciens et d’ingénieurs de haut niveau et les bas prix de matériaux élaborés (aciers
spéciaux, etc.) par rapport aux pays de l’OCDE. Ceci permet d’offrir un prix à l’export de
1200 $/kW, comme pour le contrat signé avec l’Inde en 2000.
-
La capacité technologique.
La Russie peut se prévaloir encore d’un niveau scientifique et technologique élevé dans son
industrie nucléaire civile et militaire. On peut le constater par la capacité de conception de
nouvelles filières améliorées que démontre le département des réacteurs de Rosatom. Il
travaille ainsi sur la conception de VVER avancé à sûreté passive de Generation III+, le
VVER-460 qui a été étudié avec Siemens vers 2000. Une étude de conception d’un RBMK de
1500 MW est aussi en cours. On se souvient également que l’ex-URSS tenait une position de
pointe dans le domaine des réacteurs Rapide-Sodium et la Russie exploite actuellement le BN
600 à Beloyarsk. Elle inscrit toujours le BN800 dans la liste de ses projets, mais le
développement de la filière n’est pas poursuivi, faute de financement et d’intérêt industriels et
commerciaux réels, même si un accord de coopération existe avec la Chine en ce domaine. Ce
département cherche aussi à se positionner dans le domaine des réacteurs de Génération IV en
se proposant d’étudier un réacteur à neutrons rapides à refroidissement au plomb, mais il est
limité par les mêmes contraintes financières. Les réalisations de démonstrateur ne pourront
pas suivre. Cette capacité technologique reste encore un atout en termes d’image dans la
concurrence internationale.
3.2. Les conditions de vente à l’exportation
Alors que l’URSS n’avait pas vendu de réacteurs commerciaux en dehors du bloc de l’Est, à
l’exception des deux commandes de VVER 440 de la Finlande20, l’industrie nucléaire russe a
19
La différence de prix par kW s’explique probablement par la prise en compte des intérêts financiers pendant la
construction. Mais peut-être est ce dû aussi à un réajustement du coût sec (overnight).
20
A l’international l’ex-URSS avait déjà cherché à pénétrer les marchés en dehors du bloc communiste en ayant
des accords avec l’Inde, l’Irak et la Lybie pour la vente des réacteurs de recherche..
18
remporté, comme on l’a indiqué, les commandes de cinq réacteurs nucléaires de la filière à
eau pressurisée VVER en Asie : 1 en Iran, 2 en Inde et 2 en Chine depuis le milieu des années
quatre vingt-dix. Il est probable qu’elle obtienne une seconde commande de l’Iran lorsque la
situation se normalisera et elle serait en bonne position si, dans le futur, le Vietnam
commande deux réacteurs vers 2010. Rosatom (ex-Minatom) propose à l’exportation deux
réacteurs VVER modernes, le VVER ASE 91 (ou V-428) vendu en Chine, et le VVER
ASE 92 (ou V-392) vendu en Inde21.
-
-
Le VVER ASE 91 est un réacteur à eau pressurisée de « Generation II+ », adapté aux
standards occidentaux incluant les systèmes de sûreté ajoutés sur les réacteurs VVER-440
vendus en Finlande22. Les deux réacteurs en cours de construction en Chine à Tianwan
(démarrage en 2005 et 2006) sont de ce type. Minatom avait candidaté avec l’AES 91 sur
l’appel d’offre du réacteur finlandais de 2003, et sur l’appel d’offres chinois des deux
réacteurs de Ling Ao II de 2004 (dont la commande a été partiellement obtenue par
Framatome ANP en mai 2005).
Le VVER ASE 92 qui comporte des éléments de sécurité passive pour le refroidissement
du cœur et l'évacuation de la puissance résiduelle par le secondaire des générateurs de
vapeur. Il est présenté comme un Gen III. Ce sont des réacteurs de ce type qui sont
présentés dans l’appel d’offres chinois de 4 réacteurs avancés de fin 2004 en se basant sur
l’expérience de construction des deux réacteurs vendus à l’Inde (démarrage en 2007).
Les conditions économiques et financières. La Russie offre des contrats clé en main à des prix
défiant les offres de ses autres concurrents et avec des conditions de financement favorables.
Le prix offert pour les VVER de technologie améliorée Gen II+ est de 1200 $/kW, comme
dans le cas de la vente des deux réacteurs indiens. Dans le futur, lorsqu’un appel d’offre
portera sur des réacteurs de Generation III, le prix des premiers réacteurs seront au maximum
de 1500 $/kW, contre 2000 $/kW pour la concurrence.
Comme les autres pays, la Russie assure le crédit fournisseur : dans le cas du contrat indien,
Moscou a par exemple fourni un prêt couvrant 90% du prix des deux réacteurs, soit 2,5
milliards de dollars remboursables en 12 ans. (Ambassade, 2004).
L’avantage d’offre des services du cycle. On notera aussi que l’activité d’exportation de la
Russie est très performante dans le domaine des services du cycle du combustible : vente
d’uranium naturel et de services d’enrichissement (capacité d’enrichissement en
ultracentrifugation de 10 million d’UTS), et service de fin de cycle. Tenex-Rosatom qui
revendique 40% de part du marché mondial dans ce domaine aurait un chiffre d’affaires de
plus d’un milliard et demi de dollars par an. Elle a renforcé son offre à l’export en proposant
un contrat de leasing sur le combustible enrichi avec retour du combustible irradié en Russie
grâce à une série de nouvelles lois votées en 2001. Ce positionnement qui est permis par son
appareil industriel développé pendant la période soviétique pourra être un atout pour obtenir
des commandes de réacteur vers des pays qui rencontrent des difficultés d’acceptabilité
d’installation de gestion des déchets nucléaires, ainsi que vers ceux qui n’ont pas l’ambition
d’installer les équipements du cycle du combustible.
21
Le VVER construit en Iran a pour référence le dernier réacteur mis en service en 2001 de type V446.
Les deux réacteurs VVER 440-213 vendus à Fortum ont été construits avec des pratiques industrielles très
rigoureuses et des systèmes de sûreté renforcés (enceinte de confinement, contrôle commande). Depuis leur mise
en service en 1977 et en 1980, ils atteignent un facteur de charge de plus de 80%. Au plan de la sûreté ils ont été
équipés des techniques de barres de contrôle, et ont des enceintes de confinement contrairement à la génération
des réacteurs 440-230.
22
19
Une position souple, mais respectueuse du TNP. La Russie veut montrer qu’elle est capable
de rester ferme sur ses engagements formels du Traité de Non-Prolifération sans accepter
toutes les contraintes unilatérales américaines au commerce nucléaire, notamment vis-à-vis
des pays appartenant à la liste des « Etats voyous » et des pays non signataires du Traité (Inde
notamment). Rappelons que l’URSS était étroitement unie aux Etats-Unis dans la mise sur
pied du régime de non-prolifération pour éviter tout risque de prolifération dans sa zone
d’influence, et d’éviter l’accès de nouveaux pays à l’armement nucléaire militaire pour
maintenir l’équilibre des forces. Dans toutes ces exportations dans et hors du bloc
communiste, l’URSS a ainsi appliqué strictement les clauses du TNP et de ses prolongements.
Depuis l’effacement de l’URSS et l’affirmation du leadership unique de la superpuissance
américaine, la Russie ne veut pas s’aligner inconditionnellement sur les injonctions de celle-ci
en matière de non-prolifération sans pour autant déroger aux clauses du TNP dans son
commerce nucléaire. De ce fait elle est en retrait par rapport à la politique antérieure. Par un
décret présidentiel de 2000, elle a ainsi amendé sa loi d’exportations nucléaires pour les
autoriser vers les pays qui ne se soumettent pas au contrôle complet (full-scope safeguards) de
l’AIEA. Ceci lui donne un avantage commercial auquel elle n’est pas prête à renoncer en
raison des difficultés de son économie à l’exportation23.
La Russie bénéficie aussi des relations particulières héritées de l’ancienne puissance
soviétique, notamment vers certaines économies en transition comme la Bulgarie qui pourrait
rouvrir leur option nucléaire, et certains pays d’Asie comme l’Inde où va se jouer le
redécollage du marché nucléaire mondial dans le futur.
En résumé les caractéristiques particulières de l’industrie russe des réacteurs et de son
environnement institutionnel et politique lui donnent une position très intéressante sur
différents marchés. Ses déficiences industrielles et de sûreté sont en très grande partie
effacées et c’est une industrie qui sait désormais vendre des réacteurs à l’export. Il ne faut
donc pas sous-estimer l’industrie russe comme compétiteur, d’autant plus qu’elle occupe une
position très importante sur le marché des combustibles nucléaires.
4. L’industrie française de réacteurs
L’industrie française des réacteurs est la plus solide des trois industries. Elle dispose du
marché, des technologies de réacteurs éprouvés et d’une base industrielle conséquente
regroupée depuis 2002 au sein du nouveau groupe public AREVA, dont la part du marché
mondial des réacteurs et services nucléaires est estimée à 20 %.
23
On peut noter ce jeu vis-à-vis de l’Iran. La Russie n’a pas suivi les Etats-Unis vis-à-vis de ce pays pour qu’il
accepte les inspections internationales dans l’ensemble de ces installations et abandonne ou restreigne le
développement de techniques proliférantes (enrichissement par ultra-centrifugation). Les Etats-Unis ont souhaité
l’annulation du contrat du réacteur de Bouchehr 1 dont la construction a été engagée en 1997. Dans sa logique
propre, la Russie s’engage à respecter le TNP lors de la vente d’équipements et de combustibles, mais sans les
clauses additionnelles des full-scope safeguards. Elle cherche à contourner les exigences américaines en
respectant l’esprit du TNP par imposition des conditions particulières à la livraison de combustibles. En février
2005, la Russie a ainsi signé un accord de livraison de combustible nucléaire pour Bouchehr 1, en imposant les
clause de contrôle d’utilisation de ce combustible par l’AIEA, malgré les pressions des Etats-Unis pour
empêcher l’achèvement du réacteur (et les négociations menées avec l’Iran par les trois pays européens sur le
développement des unités d’ultracentrifugation). Elle a imposé ainsi des conditions de vente du combustible sur
le principe du leasing, qui imposeront donc un retour du combustible usé en Russie.
20
4.1. Performances industrielles
A partir de la licence PWR de Westinghouse, l'industrie de construction nucléaire et
électromécanique française a établi une réussite mondialement reconnue, fondée sur un
marché national large et monopolisé qui a permis une standardisation de la technique et une
répartition des tâches jusqu’ici cohérente qu’elle reproduisait à l’export. EDF définissait
l'ingénierie d’ensemble des centrales. Framatome construisait les chaudières et Cogema
fournissait le combustible et l’ensemble des services du cycle. Enfin, le constructeur
électrique Alstom installait la salle des machines (turboalternateurs) et le contrôle-commande
pour les contrats avec EDF et le plus souvent avec les acheteurs étrangers.
L’industrie française des réacteurs bénéficie aussi de son regroupement avec ce qu’il reste de
l’industrie allemande. La société Framatome-ANP (Advanced Nuclear Power), filiale d’
AREVA (66%) et de Siemens (34%), est issue du regroupement effectué en décembre 1999
de l’ex-Framatome et du département nucléaire de Siemens qui depuis 1990 avaient conçu
ensemble l’EPR .
En dehors des réalisations de Siemens, Framatome ANP a acquis son expérience industrielle
sur trois modèles standardisés, le 900 MW à trois boucles construits en 44 exemplaires, le
1300 MW à quatre boucles construits en 20 exemplaires, et le N4 de 1450 MW à quatre
boucles construits seulement en 4 exemplaires. Celui-ci est de technologie purement française
alors que les deux autres étaient sous licence américaine, ce qui s’est traduit pour le N4 par
d’importantes difficultés d’apprentissage24.
Mais c’est avec son modèle à trois boucles que Framatome a connu des succès à l’exportation.
Il a trouvé très tôt acheteur en Afrique du sud (en 1974), en Iran (contrat annulé en 1979). Ces
commandes de réacteurs à trois boucles ont été suivies par le contrat de deux réacteurs avec la
Corée du Sud en 1984, et par les deux contrats d’achat de deux réacteurs en Chine (Guandong
I et II, les deux de Ling Ao I) auxquels s’ajoute le contrat sur des parties de deux nouveaux
réacteurs en mai 2005. Il a toujours été le meilleur proposant occidental dans les appels
d’offre à l’export depuis les années quatre-vingt et il n’est concurrencé sur ce plan que par le
concurrent russe dont les prix sont réputés être 20% plus bas que les siens.
Pour gagner des commandes, Framatome est en mesure d‘inscrire ses ventes dans des accords
de transfert de technologies, comme il avait proposé de le faire avec KHIC en Corée du sud
vers 1990 et comme il a déjà procédé avec la Chine dans un programme initié en 1991 avec la
China National Nuclear Industry Corporation (CNNC). C’est cet accord qui a conduit à la
conception de la paire de réacteurs PWR de 600 MW de Quinshan II dont la construction a été
entièrement chinoise.
Actuellement Framatome ANP se positionne sur le segment des réacteurs avancés d’une part
avec le réacteur EPR de Gen III qui présente une évolution importante par rapport aux
24
Du fait des nombreuses innovations, d’importantes difficultés de mise au point sont survenues sur les grappes
de contrôle, sur le circuit de refroidissement du réacteur à l'arrêt, sur le contrôle-commande entièrement
numérisé et sur la turbine de 1450 MW . Les coûts d'investissement des réacteurs N4 ont augmenté d'une
manière considérable du fait des retards de mise en service commercial de six ans pour trois d’entre eux. Les 4
réacteurs du palier N4 ont finalement atteint leur fonctionnement commercial normal en 2002, au lieu de 1993 et
1994.
21
réacteurs antérieurs de Framatome (palier N4) et de Siemens (réacteurs du contrat Konvoy), et
d’autre part avec le réacteur à sûreté passive SWR1000 étudié auparavant par Siemens qui est
un réacteur Gen III+. Malgré l’absence de réalisation industrielle sur son marché national,
Areva-Framatome a pu obtenir en 2003 la commande « clé en main » de la centrale EPR de
l’électricien finlandais TVO en dépit de la concurrence de General Electric et de Minatom qui
faisait une offre sur des réacteurs avancés Gen III plus éprouvés (l’ABWR et le VVER –
AES91). Outre le fait qu’AREVA a pris sur lui l’essentiel du risque technologique par la
signature d’un contrat clé en main, on peut y voir aussi l’effet de la réputation des
compétences industrielles de Framatome ANP confortée par celle des réacteurs de Siemens.
Cette réputation a été confortée ensuite par l’engagement d’EDF à commander un
démonstrateur EPR dont la construction es prévue à partir de 2007 après constitution d’un
consortium européen destiné à partagé les coûts et les risques financiers.
Framatome ANP a aussi su prendre une place importante sur le marché mondial de la
maintenance et des gros composants (générateurs de vapeur et couvercles que produit son
usine de Châlons-sur-Saône). Il a conquis une part de marché majeure aux Etats-Unis (40%
pour les GV, 50% pour les couvercles de cuves) en raison de la faiblesse de l’industrie
américaine. Cette position pourrait augurer de l’entrée de Framatome ANP sur le futur marché
américain des réacteurs, ce que vise clairement AREVA en demandant au gouvernement sa
privatisation partielle pour supprimer un obstacle déterminant à cette entrée.
4.2. Les autres avantages à l’exportation
Outre le fait qu’elle offre l’ensemble des services du cycle du combustible grâce à l’appareil
industriel de la COGEMA dans le cadre des règles strictes de la non-prolifération, l’industrie
française bénéficie des mêmes avantages à l’exportation que ses concurrentes
-
-
En matière de financement, les contrats d’exportation s’appuient sur des crédits
fournisseurs garantis par l’Etat et le système d’assurances de la COFACE.
En matière d’appui politique, le gouvernement français sait appuyer les négociations
de grands contrats d’équipements civils et militaires par des arguments politiques et en
offrant sa garantie financière, comme on a pu le voir encore fin 2004 pour les offres
vis-à-vis de la Chine.
Vis-à-vis des contraintes de non-prolifération, les exportations françaises ont été
portées jusqu’à la fin des années soixante-dix par une vision mercantiliste conduisant
à rechercher des positions commerciales en jouant de ses contraintes, ce que permettait
la non-adhésion de la France au TNP. Depuis 1978, bien qu’elle n’ait signé et ratifié
que tardivement le Traité en 1992, elle pratique une politique stricte en matière de
prolifération en imposant aux pays acheteurs les clauses de garanties totales et en
s’interdisant d’exporter vers les pays non-signataire du TNP (Inde, Pakistan, Israël) ou
les pays potentiellement proliférants (Iran, Irak auparavant). L’Allemagne qui a aussi
son mot à dire dans les exportations de Framatome ANP, pratique elle-même, depuis
la même période, une politique rigoureuse. L’industrie franco-allemande ne cherchera
donc pas à concurrencer l’industrie russe en jouant sur le relâchement des contraintes
de non-prolifération mises sur les ventes.
La combinaison de ces avantages avec la solidité industrielle donne des atouts indéniables à
Framatome ANP et Areva, comme le prouve le succès des commandes chinoises en
partenariat de mai 2005. Mais il convient aussi de mesurer les limites de cette solidité qui
22
pourraient se traduire par des coûts élevés pour l’industriel et par
commerciales en cas de problèmes d’apprentissage technologique graves.
des difficultés
4.3. Les limites de la position française
Une première limite est l’affaiblissement de l’appareil industriel en matière de construction de
centrales, du fait de l’absence de réalisations françaises depuis 1992. Un certain nombre
d’usines ont dû fermer. Les principales ne sont pas adaptées aux nouvelles commandes qui se
préparent en France et dans le monde. L’usine de Chalon-sur-Saône est en sous-capacité et est
restée orientée vers la fabrication des cuves du REP de 900MW et des gros composants. Il
faut donc passer par une sous-traitance confiée à des concurrents potentiels pour la fabrication
de composants principaux des futurs EPR. La cuve de l’EPR finlandais est ainsi fabriquée au
Japon par Mitsubishi MHI, alors que celui-ci fabrique les réacteurs PWR et construira les
éventuels APWR de 1500MW dont il a développé le concept conjointement avec
Westinghouse.
Une deuxième limite est l’absence d’apprentissage de la technique EPR. Les importantes
difficultés d’apprentissage du réacteur N4 en comparaison de celles des techniques REP 900
et REP 1300 construits tous deux sous licence américaine mettent en relief l’importance des
apprentissages, dès que des innovations importantes sont introduites dans la conception des
réacteurs. Les REP 900 et REP 1300 présentaient l’avantage de bénéficier largement des
apprentissages de Westinghouse sur des modèles précis (Thomas, 1988). La technique de
l’EPR ne dispose pas de référence industrielle complète. Il aurait fallu logiquement qu’une
tête de série soit construite en France pour ajuster la technique avant de l’exporter.
Le constructeur met en avant que l’expérience de développement des modèles antérieurs
construits en France et en Allemagne (le réacteur N4 et le réacteur Konvoy) sert de base
technologique solide pour l’EPR. « Tous les composants essentiels ont été éprouvés dans leur
conception, leur construction et leur fonctionnement », selon Areva. C’est effectivement le
cas des principes des systèmes de contrôle-commande du réacteur testés avec la génération
antérieure. Mais, comme certains l’ont pointé (Zaleski et Méritet, 2003), la conception du
réacteur est très complexe car on a cherché à l’adapter aux normes de sûreté et aux exigences
de trop d’acteurs à la fois (les exploitants français et allemands, les équipes respectives des
deux constructeurs alliés, les autorités de sûreté des deux pays). La conception d’ensemble du
réacteur est profondément remaniée pour la prévention des accidents de fusion de cœur,
l’indépendance des systèmes affectés à la sûreté, la conception des composants principaux
(générateur de vapeur, géométrie du cœur, etc.). Il n’est pas à l’abri de difficultés
d’apprentissage analogues à celles rencontrées par le réacteur N4 sur les matériaux de certains
composants et les systèmes de contrôle commande25.
Il y a donc un risque à vendre directement l’EPR à l’exportation clé en main sans
apprentissage. Le contrat finlandais n’a pu se conclure que sur la base d’une prise de risque
conséquente du vendeur. De façon révélatrice, celui-ci ne veut pas le faire sur la future
commande d’EDF qui, pour cette raison, sera longue à négocier26. Il en sera de même si la
25
Voir note précédente.
Le contrat « clé en main » finlandais a été passé pour un montant de 2,5 milliards de €, soit un prix de 1600
€/kW qui est un coût sec (overnight) qui incorpore déjà un surcoût pour apprentissage (un N4 coûterait 1200
€/kW en coût sec sur un contrat de quatre commandes si l’on se réfère aux données du ministère de l’industrie de
1997). Le contrat avec EDF est chiffré à un prix plus élevé de 3 milliards de €, soit 2000€/kW et ne sera pas
passé clé en main.
26
23
Chine signe d’ici décembre 2005 avec Areva le contrat de quatre réacteurs avancés sur la base
d’un contrat clé en main. On ne doit donc pas perdre de vue les risques pris en exportant une
technique novatrice peu éprouvée. Mais c’est sans doute là où la spécificité de l’organisation
industrielle française et de son imbrication dans un puissant réseau étatico-industriel constitue
un atout majeur. Quel que soit le degré de privatisation du constructeur français ou de sa
maison-mère, il sait qu’il bénéficie d’une assurance implicite de renflouement en cas de pertes
massives si l’apprentissage de la technique s’avère coûteux. Ce ne sera pas le cas de BNFLWestinghouse avec son AP600 ou 1000, alors qu’il est encore plus éloigné d’un modèle
éprouvé que l’EPR ne l’est des modèles N4 ou Konvoy.
5. L’outsider canadien
La place de l’AECL spécialisée dans la filière à eau lourde PHWR est particulière. Elle ne
doit pas être sous-estimée, au vu des débouchés acquis en Corée du Sud (4 réacteurs) et en
Chine (2 réacteurs) depuis vingt ans, après trosi ventes réussies en Inde, au Pakistan et en
Roumanie dans les années soixante et soixante dix. Le vendeur canadien est atypique non
seulement par la technique qu’il propose (il est le seul à être resté en dehors du courant
technologique dominant), mais également par sa nature de société d’ingénierie non intégrée
dans la construction électrique ou mécanique.
Pour réaliser les réacteurs, il doit s’associer à des sous-traitants comme c’est le cas avec
Hitachi et Bechtel pour la réalisation des deux réacteurs de Quinshan III en Chine. A côté des
modèles éprouvés CANDU 6 de 700 MW qu’il a vendus à la Corée du sud et à la Chine, il
propose un CANDU 9 de 900 MW, et, depuis 2003, il veut se positionner sur le segment des
réacteurs avancés avec l’ACR 700 et l’ACR-1000 (Advanced Candu Reactor) de génération
III comportant des éléments de sûreté passive. Il a ainsi demandé une certification de sûreté
de ces modèles à la Nuclear Regulatory Commission aux Etats-Unis pour pouvoir entrer sur le
marché américain.
Ceci dit, en termes de référence industrielle, AECL n’a pas une position vraiment
convaincante, même si elle peut se prévaloir des 24 réacteurs construits au Canada et des 6
construits en Asie depuis vingt ans. Les vingt réacteurs d’Ontario Hydro ont rencontré
d’importantes difficultés de fonctionnement du fait de phénomènes de corrosion des tubes de
force des circuits à eau lourde pressurisée, ce qui a entraîné des problèmes financiers
considérables pour l’exploitant. Et c’est sans doute ce qui a empêché son adoption définitive
par des nouveaux pays nucléaires qui ont acheté quelques réacteurs de ce type.
Néanmoins, pour convaincre les acheteurs d’une telle technologie, l’AECL a pu faire valoir
l’originalité de la technologie qui permet un usage direct de l’uranium naturel. Mais cette
originalité se retourne contre la CANDU quand le pays acheteur veut ensuite s’insérer dans le
courant technologique dominant. AECL a d’autres avantages : des prix pas trop élevés
(environ 2200 $/kW pour Quinshan II en Chine par exemple contre 1500 $/kW pour les PWR
Framatome de Ling Ao), sa souplesse à accepter des modalités de transfert de technologies
comme celles proposées à la Corée du Sud et à la Chine, et surtout ses conditions de
financement. Le gouvernement canadien ayant toujours appuyé les ventes de CANDUs par
des prêts avec garantie par l’Export Development Corporation. AECL peut donc demeurer
avec ces atouts un outsider efficace (il devrait ainsi réaliser en Roumanie un second réacteur),
mais sans prétendre occuper une place importante.
6. Conclusion
24
La relance des commandes sur les marchés nationaux s’effectuera à partir de l’offre d’une
industrie mondiale des réacteurs affaiblie par trente ans de disette. Les constructeurs qui ont le
mieux survécu sont ceux qui ont pu s’appuyer sur les commandes nationales, c’est-à-dire les
constructeurs japonais et coréen qui sont restés confinés sur leur marché national respectif et
Framatome qui est le seul d’entre eux à avoir pu prendre pied dans le marché international. Il
est aussi révélateur qu’à l’exception de General Electric, les exportateurs qui ont survécu sont
des compagnies nucléaires publiques qui ont repris ou se sont renforcées en s’alliant avec les
constructeurs nucléaires sortants : BNFL-Westinghouse, AREVA (avec COGEMA fusionnant
avec Framatome) et Rosatom-ASE (ex-Minatom).
Si le marché mondial décolle de nouveau, la concurrence demeurera particulièrement difficile,
même si les marchés nationaux de pays industrialisés comme le marché américain et les
marchés européens seront désormais ouverts aux entrants étrangers. L’une des raisons de cette
difficulté est sans aucun doute la relance des rivalités commerciales sur la base de techniques
de réacteurs avancés non testées sur fonds d’une foi inébranlable dans la technologie qui
amène à oublier les difficultés d’apprentissage des types de réacteurs antérieurs.
Sur un marché aussi étroit, exigeant et aux interférences politiques très particulières, on ne
peut raisonner comme sur un marché de biens d’équipement ordinaires. Chaque constructeur
cherche à vendre en s’appuyant sur tous les atouts dont il peut disposer à côté du prix offert et
des services associés : la réputation et l’expérience industrielle qui jouent de façon confuse
quand on se concurrence sur des réacteurs avancés non testés, les termes de crédit apportés
par l’Etat, l’influence de son gouvernement et éventuellement une certaine souplesse dans les
conditions de non-prolifération.
Tableau 5. Les positions concurrentielles actuelles dans l’industrie nucléaire mondiale
BNFL/Westinghouse
Part
de Référence Référence
industrielle industrielle
marché
sur modèle sur modèle
(depuis
existant
avancé
1985)
+
Prix
+
ABWR
Termes
crédit
de Liens
Influence
industriels d’appui
politique
+
++
++
+
++
++
General Electric
+
+
Rosatom (exMinatom)
Framatome ANP
Areva
AECL
+
+
++
+
++
++
+
+
+
+
+
+
Contraintes
nonprolifération
+
+
+
Pour les réacteurs éprouvés, l’industrie française et l’industrie russe paraissent en meilleure
position. Il ne faut pas ainsi sous-estimer la capacité de cette dernière à emporter quelques
nouveaux contrats dans le futur sur le segment de marché correspondant aux réacteurs
éprouvés, du fait de ses prix, ses références industrielles et des conditions de financement
accordées.
Pour les réacteurs avancés, les industriels américains donnent l’apparence d’être les mieux
positionnés, mais la concurrence virtuelle qui s’est instauré sur la base de concepts Gen III et
surtout Gen III+ de réacteurs non testés sur un futur marché américain brouille la paysage. On
25
voit ainsi le constructeur qui serait le plus à même d’emporter des marchés avec un réacteur
de type Gen III en partie testé ne pas candidater en Chine sur l’appel d’offres des réacteurs
avancés en 2005, se faire éliminer avec l’ABWR lors de la sélection des offres pour le marché
finlandais et préférer se positionner aux Etats-Unis avec l’ESWR. On voit également BNFLW vouloir ré-entrer sur le marché des réacteurs avec un APR non testé en pratiquant des
offres de prix sous-estimées. Dans ce jeu de concurrence technologique, les offres clé en main
d’Areva-Framatome sur l’EPR sont finalement les moins éloignées de l’expérience acquise
sur des types antérieurs de réacteurs. La position de Rosatom-ASE, avec le V-392 qui est
proche d’un Gen III et bénéficiera de l’expérience des réalisations en Inde, est moins claire.
Au fonds, en admettant que le marché futur sera fondé sur des réacteurs avancés, c’est le
constructeur qui pourra prendre le plus de risque financier dans la vente de réacteur par
contrat « clé en main » qui devrait se positionner en leader dans les prochaines années en
attendant le coûteux retour d’expérience. Une condition pour qu’un constructeur le fasse est
sans aucun doute l’adossement qu’il peut trouver auprès des finances publiques de son pays
en cas de difficultés. C’est peut-être le cas de Rosatom-AES, mais le budget de l’Etat russe
n’est pas extensible. C’est indéniablement le cas d’AREVA pour la raison déjà invoquée,
c’est-à-dire sa très forte assise étatico-industrielle que sa prochaine privatisation partielle
n’effacera pas. Ce n’est pas le cas de BNFL-Westinghouse qui sera contrainte par sa double
appartenance nationale. En tout cas le retour des constructeurs américains, même alliés à leurs
partenaires japonais qui ont des produits très coûteux, sera difficile.
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