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La nouvelle concurrence sur le marché mondial des réacteurs nucléaires
Dominique FINON
Directeur de recherche CNRS,
CIRED (EHESS et CNRS)
Publié dans Revue de l’Energie, n°5, mai-juin 2005
Résumé. A l’amorce de la reprise des commandes nucléaires dans le monde, on analyse les
forces concurrentielles en présence dans l’industrie mondiale des réacteurs, industrie
totalement bouleversée depuis vingt ans par l’étroitesse du marché et les restructurations de
l’industrie électromécanique. La concurrence y demeurera particulièrement difficile, même
si, à l’export, les marchés nationaux de pays industrialisés comme le marché américain et les
marchés européens seront désormais ouverts aux entrants étrangers. L’une des raisons de
cette difficulté est la relance des rivalités commerciales sur la base de techniques de
réacteurs avancés non testées sur fonds d’une foi solide dans la technologie qui amène à
oublier les difficultés d’apprentissage des types de réacteurs antérieurs. Sur un marché
étroit, exigeant et aux interférences politiques très particulières, on ne peut raisonner comme
sur un marché de biens d’équipement ordinaires. Chaque constructeur cherche à vendre en
s’appuyant sur tous les atouts dont il peut disposer à côté du prix offert et des services
associés : la réputation et l’expérience industrielle qui jouent de façon confuse quand on se
concurrence avec des réacteurs avancés non testés, les termes de crédit apportés par l’Etat et
l’influence de son gouvernement sur le marché des économies émergentes, l’adossement à
l’assurance financière de l’Etat en cas de prise de risque dans la vente de réacteurs non
éprouvés clé en main. Dans la concurrence des cinq constructeurs présents sur le marché à
l’export, les constructeurs américains ne semblent pas les mieux placés, mais même la
position de leader attribuable à Framatome ANP présente des limites.
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L’environnement politique de l’énergie nucléaire qui a constitué un obstacle majeur à son
expansion est en train de changer. Devant les difficultés à limiter les émissions de gaz à effet
de serre et faire face à la dépendance d’importations énergétiques croissantes, le nucléaire
retrouve les faveurs des gouvernements de certains pays industrialisés (Etats-Unis, Royaume
Uni, Italie notamment) il avait été délaissé depuis les années quatre-vingt. Hirondelle qui
semble faire le printemps, la commande finlandaise d’un réacteur EPR de 1500MW de 2003
montre que les obstacles politiques à la relance des investissements électronucléaires par les
entreprises électriques pourraient s’effacer. L’Asie de l’est qui a été le seul marché régional
actif depuis vingt ans continue sur sa lancée, notamment avec la Chine qui annonce une
croissance de sa capacité installée de 30 GW d’ici 2020, l’Asie du sud (Inde, Indonésie,
Vietnam) pouvant suivre sur cette trajectoire. En imaginant que la nécessité du nucléaire
s’impose alors avec suffisamment de force pour renverser les nouveaux obstacles que la
libéralisation des industries électriques a érigés devant son développement, cette relance
mondiale suscite des interrogations sur les forces industrielles actuelles dans un secteur
anémié par deux décennies de vaches maigres.
Il y a trente ans, le marché mondial des réacteurs nucléaires connaissait un décollage très
prometteur avec des anticipations de commandes de 50 GW par an pour les années quatre-
vingt. Quatre grands groupes américains de la construction électrique et mécanique tenaient le
haut du pavé en multipliant les ventes et les accords de licence en Europe, au Japon et dans le
monde, tandis qu’appuyés sur la protection de leurs marchés nationaux, certains constructeurs
nationaux (Siemens-KWU, Framatome, Atomic Energy of Canada Limited) commençaient à
s’imposer à l’international. Mais, dès 1980, l’arrêt des commandes a contraint la jeune
industrie des réacteurs à des adaptations. L’exportation n’a constitqu’une planche de salut
temporaire en raison de l’étroitesse du marché international. L’appareil industriel a être
réduit. La moitié de firmes ont choisi de sortir du métier nucléaire à la fin de la précédente
décennie.
Pour analyser les forces industrielles en présence sur le marché des réacteurs, on caractérisera
d’abord le marché nucléaire qui ne peut se caractériser selon les critères simples de
l’économie industrielle. C’est en effet un marché complexe dans lequel la compétitivité
industrielle ne résulte pas seulement des coûts et de la productivité des facteurs, de la qualité
de l’appareil industriel ou de l’intensité de la R&D, comme dans les secteurs industriels
« normaux », comme on le considère en économie industrielle, mais aussi de paramètres
gouvernementaux, géopolitiques et financiers importants. On précisera le type d’avantages
concurrentiels existants sur ce marché qui, bien qu’étroit, pourrait rapidement s’élargir sous
l’effet de l’ouverture des marchés nationaux qui pourraient redécoller comme le marché
américain. Dans un second temps on examinera les forces et les faiblesses des compétiteurs
majeurs, l’industrie américano-britannique, l’industrie russe et l’industrie française, sans
oublier l’outsider canadien.
1. La dynamique concurrentielle de la construction nucléaire mondiale
Au début des années quatre vingt-dix, l’offre mondiale des réacteurs comprenait huit
entreprises de trois catégories :
- des groupes de construction électrique avec General Electric, Westinghouse, Siemens
et ABB ou de construction mécanique avec Babcock&Wilcox et Combustion
Engineering,
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- des constructeurs spécialisés sans attache industrielle avec des groupes de construction
électromécanique : Framatome depuis la faillite du groupe électromécanique Creusot-
Loire en 19841 et l’AECL canadienne qui est une société publique d’ingénierie
nucléaire,
- le groupe russe Minatom qui contrôle différentes sociétés publiques dans le cycle du
combustible, la vente de réacteurs et l’exportation de combustibles et d’équipements
nucléaires et qui est en fait le Ministère de l’énergie atomique.
En marge de ce marché mondial figurent les constructeurs nationaux au Japon et en Corée du
Sud, qui sont licenciés des groupes américains (les constructeurs électriques Toshiba et
Hitachi avec General Electric, les constructeurs mécaniques Mitsubishi MHI avec
Westinghouse et DHIC avec Combustion Engineering). Ils sont orientés vers leur seul marché
intérieur et n’ont pas gagné de débouchés significatifs directs à l’exportation.
Après l’arrêt des commandes sur les marchés nationaux à la fin des années 80, le marché à
l’exportation a constitué un temps une planche de salut pour les constructeurs nationaux. Mais
ce marché s’est vite avéré fort étroit en se concentrant sur la Corée du Sud, Taïwan et la
Chine, avant de s’élargir plus récemment vers l’Inde et l’Iran. L’obtention de contrats par les
constructeurs a souvent reposé sur la réduction complète de leurs marges, comme cela a été le
cas de Framatome en Chine, de Combustion Engineering en Corée du Sud et de l’AECL
canadienne dans ces deux pays.
Les constructeurs ont amorti ensuite la chute d’activité en renforçant leur position dans les
services du combustible (fabrication principalement), la maintenance et le remplacement de
gros composants (générateurs de vapeur, couvercle de cuves) dont les recettes sont plus
récurrentes.
Les constructeurs non spécialisés appartenant à des industriels de la construction électrique
(Westinghouse, General Electric, Siemens, ABB) qui sous-traitaient les deux tiers de la valeur
des réacteurs ont eu une meilleure capacité d’adaptation à la réduction des commandes que les
constructeurs spécialisés comme Framatome ou les groupes de construction mécanique
(Babcok & Wilcox, Combustion Engineering). Les grands constructeurs américains ont pu
aussi s’appuyer sur le puissant réseau d’alliances tissé avec leurs licenciés en Europe (ENSA
pour Westinghouse en Espagne) et surtout en Corée du Sud et au Japon, les trois
constructeurs licenciés prospéraient en continuant de recevoir des commandes nationales à
des prix réputés très élevés qui reflètent un manque de compétitivité2.
Pour les constructeurs spécialisés comme Framatome qui sont non intégrés dans un
conglomérat, le défi a été de chercher une consolidation par une alliance avec un autre
constructeur rival (accord avec Siemens en 1989 sur le développement de l’EPR) et de trouver
un relais de croissance dans d’autres activités (diversification vers la connectique). Quant à
Minatom confronté à l’arrêt de la quasi-totalité des chantiers nucléaires après 1991, il a trouvé
sa planche de salut dans les exportations des services du combustible nucléaire et l’obtention
de cinq commandes à l’export.
1 Les parts que le groupe de construction électrique et électronique Alcatel-Alsthom a pu détenir dans
Framatome (44% entre 1990 et 2002) ne lui a permis à aucun moment d’ exercer un véritable pouvoir industriel
sur la constructeur de réacteur.
2 Les recensements des coûts production électrique de l’AIE et l’AEN de 1999 et 2005 donnent toujours des
coûts d’investissement (en coût complet) de 2200 à 2500$/kW qui sont plus élevés des coûts recensés.
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Tableau 1. L’évolution de la structure du marché international des réacteurs entre 1995
et 2004
1995
2005
Groupe industriel Nature du groupe Groupe industriel Nature du groupe
General Electric Conglomérat/
Constructeur électrique General Electric Conglomérat/Construction
électrique (privé)
Westinghouse Conglomérat/
Constructeur électrique
Combustion Engineering
(CE) Construction
mécanique/Chaudiériste BNFL-Westinghouse
(inclus CE et
ABBNuclear)
Compagnie nucléaire
intégrée (semi-publique)
ABB
Constructeur électrique
Minatom (Russie) Compagnie nucléaire
intégrée Rosatom (ex-Minatom) Compagnie nucléaire
intégrée (publique)
Framatome Constructeur nucléaire
spécialisé AREVA
(Framatome ANP avec 33%
Siemens)
Compagnie nucléaire
intégrée (publique)
Siemens-KWU Constructeur électrique
AECL (Canada) Ingénierie nucléaire AECL (Canada) Ingénierie nucléaire
(publique)
Mais, alors que, du point de vue de l’économie industrielle, la place naturelle de la
construction nucléaire se situe dans les entreprises de construction électrique ou mécanique
pour des raisons de complémentarités, la moitié des constructeurs de ce domaine
(Westinghouse, Combustion Engineering, ABB, Siemens-KWU) ont décidé de sortir du
marché en raison des faibles perspectives de reprise de commandes sur le marché mondial et
du grand mouvement de recomposition de l’industrie de construction électrique mondiale. A
l’issue de ce mouvement de concentration subsistent sur le marché international cinq
industriels exportateurs, dont trois sur les filières de réacteurs à eau pressurisée, un sur la
filière à eau bouillante et un pour la filière des réacteurs à eau lourde.
A l’exception de celle de General Electric, la division nucléaire des groupes non spécialisés a
été reprise par des compagnies publiques du combustible nucléaire, du fait de l’avantage que
les activités du cycle nucléaire leur donnent dans une situation de rareté des commandes de
réacteurs. C’est le cas du constructeur français Framatome ANP intégré dans le nouveau
groupe Areva constiten 2002 sous le contrôle de la COGEMA après plusieurs refus du
gouvernement de voir Framatome être totalement intégré au groupe de construction électrique
Alcatel-Alsthom. C’est également le cas des constructeurs de réacteurs Westinghouse et
d’ABB Nuclear (qui avait peu avant repris Combustion Engineering) vendus respectivement
en 1998 et 1999 à la compagnie britannique du combustible nucléaire BNFL privatisée en
partie à partir de 2003. Le secteur nucléaire russe relève aussi de ce schéma de concentration
avec le contrôle conjoint des activités de construction nucléaire, du cycle du combustible, et
des exportations par Minatom, le ministère de l’énergie atomique, qui est devenu en 2004
l’Agence Fédérale de l’Energie Atomique (Rosatom).
Un trait marquant est que tous sont de statut public ou semi-public, à l’exception de General
Electric, ce qui montre les besoins de protection des actifs industriels dans ce domaine
d’activités, du fait de la faiblesse des débouchés depuis quinze ans3. Et, comme ils sont
3 BNFL qui a donc repris une partie de l’industrie américaine a même être protégée en 2003-2004 de la
faillite par la décision gouvernementale de sortie de ces actifs de retraitement de son périmètre d’activités devant
5
spécialisés sur la filière nucléaire, leur taille est relativement limitée en termes de chiffre
d’affaires : 3,5 milliards d’ pour BNFL en 2004, 4 milliards de $ pour les activités
commerciales civiles de Rosatom, 11 milliards de pour Areva qui certes atteint la taille des
compagnies énergétiques moyennes, mais est encore loin derrière les pétroléo-gaziers au
moins dix fois plus gros.
Tableau 2. Répartition du marché à l’export de la construction de réacteurs et des
services nucléaires en 2002
Groupe Areva
BNFL-Westinghouse
Groupe Minatom
General Electric Divers*
20% (2,6G$) 20% (2,6G$) 15% (2G$) 15% (2G$) 30% (4G$)
*AECL Canada ; constructeurs japonais en sous-traitance; compagnies minières (Cameco, RTZ, BHP, etc)
Source. Communication d’AREVA à l’OPECST, cité dans OPECST, 2003
Après ces restructurations, ces quatre entreprises occupent les positions les plus importantes
sur le marché du nucléaire mondial (réacteurs et services) (voir tableau 2) : 20% des parts de
marché pour AREVA et le groupe constitué autour de BNFL, une part inattendue de 15%
pour le groupe russe Minatom présent Rosatom) et une position encore importante de 15%
pour General Electric, mais dont le chiffre d’affaires repose essentiellement sur des sous-
traitances à l’industrie japonaise. Les entreprises asiatiques (Hitachi, Mitsubishi, Toshiba au
Japon, KHIC/DHIC en Corée) qui aspirent à sortir de leur marché national protégé n’ont pas
encore vendu un seul réacteur nucléaire directement.
2. Les avantages concurrentiels sur le marché des réacteurs.
Depuis le début des années soixante-dix, moment le marché des réacteurs à l’exportation
était monopolipar General Electric et Westinghouse, les positions ont largement évolué,
avec l’effacement partiel de ceux-ci, l’affirmation de Framatome après 1975, le passage
éphémère de Siemens-KWU et d’ABB, le maintien de l’AECL canadienne et l’entrée de
Minatom dans les années quatre vingt-dix. Seule nouvelle compagnie occidentale à entrer sur
le marché à l’export, Combustion Engineering a pu le faire en Corée du Sud sous la condition
d’un transfert de technologie rapide entre 1985 et 1997.
Tableau 3. Parts de marché international depuis 1975 (en nombre de réacteurs)
1975-1985 1986-1995 1996-2005 Total
Framatome 2
: Belgique
2 : Af. Du Sud 2
: Chine
2 : Corée 2 :Chine
2 :Chine
(40% Ling Ao II)
12
Siemens-KWU 1: Argentine 1 : Brésil
1 : Espagne 3
Minatom -
ASE
2 : Bulgarie
2: Hongrie
4 : Tchéco.
2 :
Tchéco.
2 : Bulgarie 1
2
: Chine
2 : Inde
5 hors bloc
communiste
17 hors ex-URSS
AECL Canada 1
: Roumanie
1 : Corée 3 : Corée du sud
1 : Chine 6
Combustion
Engineering 3 : Corée (avec
KHIC) 4 : Corée (avec DHIC) 7
le refus de l’électricien privé British Energy de continuer à lui transférer une rente importante dans ces contrats
de retraitement.
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