Décalage Doppler des ondes de spin induit par un courant électrique

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Décalage Doppler des ondes
de spin induit par un courant
électrique
Dans les métaux ferromagnétiques, ce sont les mêmes électrons qui conduisent le courant électrique et portent
le magnétisme. Nous décrivons ici une expérience qui illustre directement cette notion de magnétisme dit
« itinérant ». L’expérience consiste à mesurer la propagation de vibrations magnétiques (les ondes de spin) à
l’aide de signaux hyperfréquences circulant dans des conducteurs submicrométriques. Lorsqu’un courant
électrique traverse le métal ferromagnétique, on observe un décalage de la fréquence des ondes de spin qui
s’identifie à un effet Doppler induit par le mouvement des électrons. Cet effet s’interprète naturellement dans
le cadre du transfert de spin, un des domaines phare de l’électronique de spin actuelle.
L
’électronique conventionnelle utilise des champs
électriques pour manipuler les électrons qui sont
transportés, ralentis, accélérés ou accumulés dans
des matériaux plus ou moins conducteurs. Dans ce cas,
c’est la charge de l’électron qui code l’information. Or,
depuis les débuts de la mécanique quantique, on sait que
l’électron possède une autre caractéristique qui est son
moment cinétique intrinsèque appelé spin. Ce degré de
liberté interne a plusieurs caractéristiques importantes :
(i) sa projection sur un axe donné ne peut prendre que
deux valeurs : +h/2, auquel cas on parle de spin-up, ou
–h/2, auquel cas on parle de spin-down ; (ii) ce moment
cinétique est associé à un moment magnétique, ce qui
permet de voir le spin de l’électron comme une petite
aiguille de boussole susceptible d’être manipulée simplement par un champ magnétique extérieur. Tout l’enjeu de
l’électronique de spin, une discipline née il y a une vingtaine d’années, est l’utilisation du spin en supplément de
la charge pour coder l’information.
Le magnétisme itinérant
Les matériaux de base de l’électronique de spin sont
les métaux ferromagnétiques, principalement le fer, le
cobalt, le nickel et leurs alliages. Les propriétés électroniques de ces matériaux sont décrites par la théorie des
bandes : les électrons se répartissent sur un quasi-continuum d’états appelés orbitales formant des bandes
d’énergie, à raison d’un électron par état en vertu du principe d’exclusion de Pauli. Ces états sont remplis jusqu’à
une énergie EF dite énergie de Fermi. Dans les matériaux
non magnétiques, on a les mêmes bandes d’énergie pour
les états de spin up et down. Par conséquent, la densité
d’électrons spin-up et down est la même et le moment
magnétique résultant est nul. A l’inverse, dans un métal
ferromagnétique, la répulsion électrostatique entre électrons tend à favoriser un décalage en énergie Δ entre les
états spin-up et spin-down1. Il en résulte un moment
magnétique global important. Ce décalage peut se
comprendre de la façon suivante : lorsque deux électrons
de spins opposés occupent des états orbitaux identiques,
ils sont proches dans l’espace, ce qui provoque une forte
répulsion électrostatique. Les métaux ferromagnétiques
sont des matériaux dans lesquels cette répulsion est suffisamment forte pour que le système préfère décaler ses
bandes d’énergie de manière à réduire le nombre d’électrons de spins opposés se trouvant dans le même état
orbital. Puisque les états de la théorie des bandes sont des
états qui se propagent dans tout le matériau, ce type de
magnétisme est dit itinérant.
Si cette image qualitative est assez simple, le détail
l’est beaucoup moins : les interactions entre électrons
sont impossibles à traiter exactement puisqu’elles dépendent des états électroniques occupés qui à leur tour
dépendent de l’interaction entre électrons… Des calculs
numériques de théorie des bandes ont néanmoins permis
de reproduire la plupart des propriétés des métaux ferromagnétiques, si bien que le modèle du magnétisme itiné1. On adoptera la convention suivante : les spin-up (resp. spin-down)
aussi appelés majoritaires (resp. minoritaires) sont ceux dont le
moment magnétique est parallèle (resp. antiparallèle) au moment
magnétique global du matériau.
Article proposé par :
Matthieu Bailleul, [email protected]
V. Vlaminck, [email protected]
Institut de Physique et Chimie des Matériaux de Strasbourg, UMR 7504, CNRS/Univ. Strasbourg, Strasbourg
63
Décalage Doppler des ondes de spin induit par un courant électrique
Figure 1 – Densité d’états électroniques en fonction de l’énergie pour (a) un
métal non magnétique (b) un métal ferromagnétique. On a représenté le cas
simplifié d’une seule bande par état de spin. Δ est le décalage en énergie
entre les bandes spin-up et spin-down.
rant est relativement bien admis depuis une trentaine
d’années. Cependant dans le passé ce modèle était en
concurrence avec un modèle localisé, dans lequel les électrons responsables du magnétisme sont supposés peu
mobiles (localisation sous l’effet de la répulsion électrostatique entre électrons) et les électrons responsables de la
conductions sont supposés peu magnétiques. Dans le
cadre de cette controverse, les physiciens du solide recherchaient des expériences susceptibles de faire pencher la
balance dans un sens ou dans l’autre.
Ainsi Pascal Lederer et Douglas Mills, du laboratoire
de physique des solides à Orsay, avaient proposé en 1966
d’utiliser les ondes relatives au système magnétique,
appelées ondes de spin (voir encadré 1), et d’étudier
l’influence qu’un courant électrique pouvait avoir sur
elles. Dans un modèle entièrement localisé du magnétisme, l’effet devrait être extrêmement petit. A l’inverse,
dans un modèle itinérant, le mouvement des électrons
associé au courant électrique devrait se traduire par un
effet Doppler pour les ondes de spin, c’est-à-dire un décalage de leur fréquence.
Pour expliquer cet effet, considérons un modèle simple du transport électrique dans lequel le système d’électrons est assimilé à un gaz homogène. Dans ce modèle,
l’application d’un champ électrique sur le matériau se traduit par un déplacement de tous les électrons à la même
vitesse. On supposera également que cette vitesse est la
même pour les électrons spin-up et spin-down. Cette
vitesse, dite vitesse de dérive s’écrit vd = J /(−en ) où J est
la densité du courant électrique, n est la densité électronique et –e est la charge de l’électron. Considérons une
onde de spin de vecteur d’onde k portée par ces électrons
( k = 2π / λ où λ est la longueur d’onde de l’onde de spin).
Dans le référentiel e lié aux électrons, cette onde de spin
a une pulsation ω ( ω = 2π f où f est la fréquence) donnée
par la relation de dispersion de l’onde ω = ω (k ) (voir
encadré 1). Supposons que l’on détecte cette onde dans le
référentiel du laboratoire e′ (voir la figure 2). Cette onde
sera mesurée avec une pulsation ω ′ = ω + Δω , où
Δω = vd k .
64
(1)
Figure 2 – Référentiels utilisés pour décrire l’effet Doppler d’onde de spin.
Le référentiel e′ est lié au réseau du métal ferromagnétique supposé
immobile dans le laboratoire. Le référentiel e est lié aux électrons qui sont
mis en mouvement à la vitesse vd par un champ électrique. Le système
d’électrons est le siège d’une onde de spin (précession des moments magnétiques des électrons) à la pulsation ω.
Δω s’interprète naturellement comme le décalage
Doppler induit par le mouvement des électrons2. Cet effet
est tout à fait analogue à l’effet Doppler relatif aux ondes
sonores ou lumineuses.
L’effet Doppler est en fait une méthode très générale
pour déterminer une vitesse à distance (radar routier,
échographie Doppler…). Le mesurer sur des ondes de
spin pourrait donc permettre de sonder le mouvement
des spins électroniques dans le métal ferromagnétique.
Nous allons maintenant décrire l’expérience qui nous a
permis d’observer cet effet. Ensuite nous réinterpréterons
le décalage Doppler d’ondes de spin comme une manifestation élémentaire du phénomène de transfert de spin
que nous définirons plus loin.
Observation du décalage
Doppler des ondes de spin
Afin de rendre le décalage en fréquence suffisamment
grand pour être mesurable, il nous faut travailler sur des
ondes de spin présentant des vecteurs d’onde k suffisamment élevés, c’est-à-dire des longueurs d’ondes λ suffisamment courtes. Pour cela, nous avons utilisé la technique de
spectroscopie d’ondes de spin propagatives (voir encadré 2)
en miniaturisant les antennes à ondes de spin. Un échantillon typique est représenté sur la figure 3. On y distingue
un ruban horizontal constitué d’un alliage de 80 % de nickel et 20 % de fer appelé permalloy. Ce ruban est relié à des
pistes servant à injecter le courant électrique continu Idc
pour mettre en mouvement les électrons du permalloy. Au
dessus de ce ruban, on distingue deux serpentins qui ser2. On peut facilement retrouver la relation (1) en écrivant le signal
d’onde de spin dans le référentiel ℜ : m(x , t ) ∝ e i( wt – kx ) puis en
effectuant le changement de variable x ′ = x + vd t pour passer dans
le référentiel e′ .
Décalage Doppler des ondes de spin induit par un courant électrique
Encadré 1
Les ondes de spin
Les matériaux magnétiques sont le siège
de vibrations un peu particulières appelées
ondes de spin. Ces ondes sont des excitations
magnétiques élémentaires qui se décrivent
comme des ondes planes de précession de la
direction de l’aimantation.
Considérons un matériau magnétique
aimanté de manière uniforme en lui appli<
quant un champ magnétique extérieur B0 . Si
on écarte l’aimantation de cette position
d’équilibre, elle entame un mouvement circulaire autour du champ magnétique, comme le
fait l’axe d’une toupie mise en rotation sur
elle-même quand on l’écarte de la verticale. Ce
mouvement, appelé précession, a une fréquence
bien précise f0 qui dépend du champ
<
B0 (typiquement f 0 = 1, 60 GHz pour des
champs de l’ordre du Tesla), il est décrit par
l’équation de Landau-Lifshitz:
<
<
<
∂M
= γ M ∧ µ0Heff
∂t
(4)
<
où γ est le rapport gyromagnétique et µ0Heff
est un champ magnétique effectif qui
comprend B0 mais également toutes les interactions magnétiques actives dans le système.
Figure E1 – (a) Instantané de la distribution de l’aimantation dans une onde de spin. (b) Relation
de dispersion typique pour les ondes de spin. f0(B0) est la fréquence de la résonance uniforme
(k = 0). On a représenté de manière schématique l’interaction magnétostatique (en bleu) et l’interaction d’échange (en rouge) qui dominent la dispersion respectivement à bas et à haut vecteur
d’onde. Pour donner un ordre de grandeur, on a converti l’échelle de fréquence en énergie et en
température (échelles de gauche).
Imaginons maintenant que la perturbation de l’aimantation ne soit plus uniforme sur tout l’échantillon mais soit
locale : on écarte seulement en un point de l’espace l’aimantation de sa position d’équilibre. Sous l’effet des interactions
magnétiques, cette perturbation se propage de proche en
proche. Cette propagation prend la forme d’une onde plane
appelée onde de spin qui est une solution propre de l’équation (4). On définit une relation de dispersion qui lie la pulsation de l’onde ( ω = 2π f ) à son vecteur d’onde ( k = 2π / λ où
λ est la longueur d’onde). Cette relation de dispersion reflète
les interactions magnétiques dans le matériau. A vecteur
d’onde nul, on retrouve le phénomène de précession uniforme à la fréquence f0. A petit vecteur d’onde (c’est-à-dire à
grande longueur d’onde), la dispersion est régie par l’interaction à longue portée de la magnétostatique (chaque point
du matériau agit comme un dipôle qui engendre un champ
sur les autres points de l’échantillon). A grand vecteur d’onde
enfin, la dispersion est dominée par l’interaction d’échange
de la mécanique quantique, qui tend à uniformiser la direction de l’aimantation sur quelques distances atomiques.
vent d’antennes pour l’émission et la réception des ondes
de spin qui se propagent le long du ruban. Chaque antenne
est constituée d’un conducteur central pour l’arrivée du
courant hyperfréquence i(ω) et deux conducteurs latéraux
pour le retour. Ce motif est replié cinq fois sur lui-même de
manière à rendre le courant excitateur quasiment périodique dans la direction du ruban. Ceci permet de définir précisément la longueur d’onde de l’onde de spin (en
l’occurrence λ/2 = 0,4 µm, correspondant à l’écartement
Ces différentes ondes de spin peuvent être créées de
plusieurs façons. En premier lieu par les fluctuations
thermiques : à une température T, les différents modes
d’ondes de spin sont peuplés jusqu’à une énergie seuil
égale à kBT (où kB est la constante de Boltzmann). Ces
ondes de spin thermiques (souvent appelées magnons, par
analogie avec les phonons décrivant les vibrations du
réseau) sont responsables d’une diminution de l’aimantation à saturation du matériau. En deuxième lieu, on peut
sonder les ondes de spin en étudiant leur interaction avec
des particules : photons, électrons ou neutrons. En mesurant combien de quantité de mouvement et d’énergie sont
transférées lorsque ces particules sont diffusées par une
onde de spin, on peut déduire la dispersion des ondes de
spin. Enfin, on peut exciter des ondes de spin grâce à un
champ magnétique oscillant dans le temps et périodique
dans l’espace avec les bonnes fréquence et longueur
d’onde. A vecteur d’onde nul, on parle de résonance ferromagnétique et à vecteur d’onde non nul, on parle de spectroscopie d’ondes de spin.
entre deux pistes adjacentes, voir l’encadré 2). A une extrémité de l’antenne la piste centrale et les pistes latérales sont
court-circuitées. L’autre extrémité est reliée à des pistes
plus larges, elles-mêmes connectées à un dispositif de
mesure hyperfréquence appelé analyseur de réseaux vectoriel. L’ensemble est placé dans un électro-aimant fournissant un champ magnétique B0 de l’ordre de 1 Tesla
orienté perpendiculairement au ruban de permalloy. L’analyseur de réseaux permet d’injecter un courant de
65
Décalage Doppler des ondes de spin induit par un courant électrique
Encadré 2
Spectroscopie d’ondes de spin propagatives
La technique de spectroscopie d’onde
de spin propagative a été largement développée dans les années 1970. A l’époque,
l’objectif était d’utiliser les ondes de spin
circulant dans des matériaux magnétiques isolants pour traiter le signal hyperfréquence dans les applications radars.
Dans cette technique, on utilise des
lignes conductrices placées à proximité
d’un film ferromagnétique. Ces lignes
vont agir comme des « antennes » à
ondes de spin : en faisant passer un courant hyperfréquence i(ω) dans une de ces
antennes, on crée un champ magnétique
(loi d’Ampère) h1(ω). Ce champ magnétiFigure E2 – (a) Schéma de principe de la technique de spectroscopie d’ondes de spin propagatives
(voir les notations dans le texte.) (b) Profil spatial du champ magnétique h1 créé par l’antenne 1 et
que entraîne localement une perturbation
de l’aimantation hyperfréquence m de l’onde de spin qui est excitée le plus efficacement (seules les
de l’aimantation du ferromagnétique.
composantes selon x ont été représentées). (c) Enroulement de deux bobines autour d’un noyau
Cette perturbation se propage de proche
magnétique. (d) Fonctions de réponse typiques mesurées en spectroscopie d’ondes de spin
en proche sous la forme d’une onde de
propagatives : auto-inductance sur l’antenne 1 (L11) et inductance mutuelle de l’antenne 1 à
spin m(ω,k). L’oscillation de l’aimantal’antenne 2 (L21) (par souci de simplification, on n’a représenté que la partie imaginaire de ces
tion dans cette onde de spin induit à son
deux quantités).
tour un flux magnétique oscillant Φ(ω )
dans les antennes, ce qui entraîne l’appaalternativement dans les deux sens. On obtient ainsi une
rition d’une différence de potentiel V(ω) aux bornes de celexcitation quasiment périodique dans l’espace, ce qui perles-ci (loi de Faraday). On mesure ce flux magnétique à la
met de définir précisément le vecteur d’onde.
fois sur l’antenne d’émission et sur la deuxième antenne.
Dans le principe, l’expérience est similaire à une mesure
Dans le cas représenté sur la figure E2, chaque antenne
magnétique inductive standard (figure E2c) : tout se passe
est constituée de deux pistes hyperfréquences, une pour
comme si on avait deux bobines (les antennes) enroulées
l’arrivée et une pour le retour du courant hyperfréquence.
autour d’un cœur magnétique (le film ferromagnétique). La
Chaque piste produit un champ magnétique orthoradial qui
fonction de réponse que l’on utilisera sera l’inductance,
circule autour de la piste, le sens de circulation étant déterc’est-à-dire le rapport entre le flux magnétique et le courant.
miné par le signe du courant. Ainsi, à un instant donné dans
L’auto-inductance de l’antenne d’émission (L11 = Φ1 / i1 )
le cycle hyperfréquence, on a un champ positif sous la piste
nous renseigne sur la façon dont les ondes de spin sont
de gauche et négatif sous celle de droite. Les ondes de spin
excitées ; elle présente un pic de résonance centré sur la pulgénérées sont celles dont le profil spatial s’adapte à cette excisation de ces ondes de spin ω(k) (figure E2d). L’inductance
tation, le couplage optimal correspondant à une demimutuelle des deux antennes (L21 = Φ2 / i1) nous renseigne
longueur d’onde de l’onde de spin égale à l’écartement entre
sur la propagation de ces ondes de spin ; en effet, les ondes
les deux pistes (figure E2b). De façon générale, le vecteur
de spin arrivent sur l’antenne de réception avec un certain
d’onde des ondes de spin émises est toujours déterminé par
retard temporel. Dans notre expérience, qui est réalisée en
la forme de l’antenne excitatrice1. Ainsi, dans le dispositif de
régime harmonique en balayant la fréquence, ce retard temla figure 3, les antennes à ondes de spin sont constituées
porel se traduit par une modulation sinusoïdale dont la
d’une succession de 15 pistes portant un courant orienté
période en fréquence est l’inverse du retard (figure E2d).
C’est ce comportement oscillant qui permet de caractériser
1. On peut montrer que l’amplitude du signal d’onde de spin à un
la propagation de l’onde de spin et dans notre cas d’extraire
vecteur d’onde k est proportionnelle au carré de la transformée de
le décalage Doppler des ondes de spin (figure 4a,b).
E
Fourier de la distribution spatiale du courant i (k ).
fréquence variable (quelques GHz) dans une antenne et de
mesurer le signal hyperfréquence transmis à l’autre
antenne. On peut ainsi extraire les inductances mutuelles
entre antennes (L21 et L12) qui caractérisent la propagation
des ondes de spin (voir encadré 2). Toutes les mesures sont
réalisées à température ambiante.
La figure 4a montre les signaux de propagation d’ondes
de spin mesurés pour un courant électrique continu
Idc = +6mA circulant dans le ruban. La courbe rouge (resp.
66
bleue) est le signal d’inductance mutuelle correspondant à
une propagation de l’antenne 2 vers l’antenne 1 (resp. de
l’antenne 1 vers l’antenne 2). On reconnaît clairement un
décalage de fréquence d’environ 18 MHz : le signal correspondant à des ondes de spin se propageant dans le même
sens que le flux d’électrons (c’est-à-dire à l’encontre du courant électrique, se rappeler que la charge de l’électron est
négative) est à plus haute fréquence que le signal correspondant à des ondes de spin se propageant à l’encontre du
flux d’électrons. Cette tendance se retrouve lorsqu’on
Décalage Doppler des ondes de spin induit par un courant électrique
citer les impuretés, les phonons (c’est-à-dire les
vibrations du réseau qui tendent à déplacer les ions
du cristal par rapport à leur position d’équilibre)
ou encore une interface rugueuse. Le courant électrique sera d’autant plus petit (la résistivité
d’autant plus grande) que ces processus de diffusion seront fréquents. Dans un métal ferromagnétique, les résistivités ρ↑ et ρ↓ sont très différentes
(le plus souvent ρ↑ } ρ↓ ). Le matériau agit donc
comme un filtre à spin. L’idée phare de l’électronique de spin a été de combiner deux couches de
métaux ferromagnétiques (c’est-à-dire deux filtres)
pour former un composant. C’est le principe de la
magnéto-résistance géante, découverte à la fin des
années 1980 par Albert Fert et Peter Grünberg, et
maintenant couramment utilisée dans les têtes de
lecture des disques durs.
Figure 3 – Image au microscope électronique à balayage d’un dispositif réalisé pour
Il y a une dizaine d’années, les théoriciens John
l’observation du décalage Doppler d’ondes de spin. On reconnaît le ruban horizontal de
Slonczewski
et Luc Berger ont prédit un mécanisme
permalloy (épaisseur 20 nm) et deux serpentins en aluminium qui constituent les antende
transfert
de
spin constituant en quelque sorte la
nes à ondes de spin.
réciproque du phénomène de magnéto-résistance.
Puisqu’un métal ferromagnétique filtre le spin, un
courant électrique porte donc un flux de moment magnétichange le signe du courant électrique (figure 4b) : c’est
que (on parle de courant de spin). S’il est suffisamment
maintenant la courbe rouge qui est décalée de 18,5 MHz
important, ce flux peut entraîner un mouvement de
plus haut en fréquence que la courbe bleue. Ce décalage
<
l’aimantation (l’aimantation, notée M se définit comme la
constitue la manifestation expérimentale de l’effet Doppler
densité volumique de moment magnétique dans le matéinduit par un courant électrique. Nous avons pu l’observer
riau,
sa norme Ms appelée aimantation à saturation étant
pour différentes valeurs du courant électrique, pour difféune constante du matériau). Ce phénomène a pu être
rentes tailles de ruban et pour différentes tailles d’antennes
observé dans des nanopiliers comprenant plusieurs cou(c’est-à-dire différents vecteurs d’onde de l’onde de spin).
ches de métaux ferromagnétiques. Dans ces systèmes, un
On a reporté l’ensemble de ces résultats sur la figure 4c.
courant électrique suffisamment fort peut retourner
Conformément à la relation (1), le rapport Δf / k est proporl’aimantation d’une des couches. Ce phénomène est partitionnel à la densité de courant électrique J. Il reste mainteculièrement prometteur du point de vue technologique
nant à interpréter la signification précise du coefficient de
puisqu’il donne la possibilité d’écrire l’information sur des
proportionnalité. Pour cela, nous allons retourner à la théosupports magnétiques à l’aide d’une simple commande
rie de l’électronique de spin. Nous décrirons d’abord le
électrique. Il s’avère que le transfert de spin est un phénomodèle du transport électrique dit à deux courants avant
mène général qui se produit également dans le volume
d’introduire le concept de transfert de spin et de l’appliquer
d’un métal ferromagnétique. Considérons un matériau feraux ondes de spin.
romagnétique présentant une configuration d’aimantation
<
M(x ) variant continûment dans l’espace (sur une échelle
largement supérieure aux distances inter-atomiques).
Lorsqu’une densité de courant électrique J circule à travers
une telle configuration d’aimantation, une certaine quantité de moment magnétique est transférée entre zones
adjacentes, ce qui se traduit par un mouvement de l’aimanComme évoqué au premier paragraphe, à énergie
tation3. Pour quantifier cet effet, effectuons un bilan de
donnée, les états électroniques d’un métal ferromagnétimoment magnétique pour un élément de volume de secque sont différents entre spin-up et spin-down. Ceci se
tion A et de longueur dx et pour un intervalle de temps dt
traduit par un courant électrique différent entre les deux
(voir la figure 5b). On supposera que les spins des électrons
populations de spin. Cette idée est le fondement du
portés par le courant sont alignés avec l’aimantation locale
modèle à deux courants (Mott 1936), qui suppose que les
<
<
<
M( x )
J
deux populations de spin interagissent suffisamment peu
M . Le courant de spin s’écrit alors J s (x ) =
PµB , où
Ms
−e
pour que l’on puisse définir deux canaux de conduction
(voir la figure 5a). Chacun de ces canaux est caractérisé
par une résistivité ρ↑ et ρ↓ qui rend compte des proces3. Citons le cas des parois magnétiques, ces fines zones faisant la
sus de diffusions électroniques. En effet, d’après la théotransition entre des domaines où l’aimantation pointe dans des
rie des bandes, un électron est diffusé d’un état orbital
directions différentes. Il a été observé que des parois magnétiques
vers un autre lorsqu’il rencontre un défaut de la périodipouvaient se déplacer sous l’effet d’un courant électrique
suffisamment fort.
cité du cristal. Parmi ces sources de diffusion on peut
Une interprétation en terme
de transport polarisé en spin
67
Décalage Doppler des ondes de spin induit par un courant électrique
Figure 5 – (a) Modèle à deux courants du transport électrique dans un métal
ferromagnétique. (b) Notations utilisées pour décrire le transfert de spin
dans une configuration d’aimantation variant continûment dans l’espace.
<
que sortant est − J s (x + dx )Adt . Par ailleurs, pendant le
<
∂M
temps dt, le moment magnétique local varie de Adx
dt .
∂t
En supposant la conservation du moment magnétique
total, la somme de ces trois termes doit être nulle, d’où :
<
<
<
∂M
Adx
dt = ( J s (x ) – J s (x + dx ))Adt , qui se ré-écrit :
∂t
<
<
∂M
∂M
(2)
= −u
∂t
∂x
Figure 4 – (a) Signaux de propagation d’ondes de spin mesurés pour un
courant Idc = 6mA circulant dans le ruban de permalloy et pour les deux
sens de propagation de l’onde de spin. On a représenté en encart les sens de
propagation des ondes de spin et des électrons. (b) Idem pour Idc = − 6mA .
Dans les deux cas, le champ extérieur est B0 = 1,029 T. Les signaux représentés sont les parties réelles des deux inductances mutuelles L12
′ et L21
′ .
(c) Compilation des résultats obtenus pour différentes largeurs de ruban de
permalloy w et pour différents vecteurs d’ondes d’ondes de spin k.
P est le degré de polarisation en spin du courant
J − J ↓ ρ↓ − ρ↑
(P = ↑
dans le modèle à deux courants) et
=
J ↑ + J ↓ ρ↓ + ρ↑
µB est le magnéton de Bohr4. Le moment magnétique
<
entrant dans le volume est J s (x )Adt et le moment magnéti4. En toute rigueur, le courant de spin est une quantité tensorielle,
puisqu’il décrit le flux d’une quantité vectorielle. Dans
l’approximation adiabatique, il s’écrit Q =
PµB
M ⊗ J où ⊗ est le
− eMs
produit extérieur entre l’espace des spins et l’espace des flux. Dans la
discussion présente, nous nous sommes limités à la composante
selon x du flux de moment magnétique J s = Q · ex qui, elle, est bien
une quantité vectorielle.
68
où u a la dimension d’une vitesse :
u=
PµB J
−eMs
(3)
L’expression (2), connue sous le nom de couple de
transfert de spin adiabatique, décrit la contribution du
courant électrique à l’évolution de l’aimantation. Cette
contribution s’ajoute simplement à l’évolution de l’aimantation sans courant électrique décrite par un terme de précession (voir l’encadré 1).
Nous sommes maintenant équipés pour réinterpréter l’effet Doppler comme un effet de transfert de spin à
travers la distribution inhomogène d’aimantation que
constitue une onde de spin. Appliquons donc l’expression du transfert de spin adiabatique à une onde de spin
<
<
<
générique décrite par M(x , t ) = Mequ + m0 e i(ω t −kx ) . Dans
∂
∂
= iω et
= −ik et l’expression (2) se réduit à
∂t
∂x
ω = uk . Cette pulsation de transfert de spin s’ajoutera
simplement à la pulsation propre de l’onde de spin en
l’absence de courant électrique, celle-ci étant donnée par
la dispersion de l’onde de spin, elle-même régie par
ce cas,
Décalage Doppler des ondes de spin induit par un courant électrique
l’équation de Landau-Lifshitz (voir l’encadré 1). On
retrouve donc exactement l’expression (1) du décalage
Doppler d’ondes de spin, à condition de choisir la vitesse
de dérive vd égale à la vitesse effective u du flux de spins.
Ceci s’interprète aisément : d’après le modèle à deux
courants, les deux populations de spin ne peuvent pas
être décrites par la même vitesse de dérive. En toute
rigueur, on ne peut donc pas appliquer une transformation galiléenne à tout le système. Le calcul de transfert de
spin nous indique comment les populations d’électrons
de spin majoritaire et minoritaire se combinent pour
produire l’effet Doppler global.
Notre expérience peut ainsi être vue comme une
mesure directe du degré de polarisation du transport électrique. D’après l’expression (3) et d’après la pente de la
droite relevée sur la figure 4c, on peut déduire une valeur
de la polarisation en spin du courant P = 50 % pour nos
rubans de permalloy. Tout l’intérêt de la mesure du décalage Doppler est qu’elle donne accès directement au paramètre du transfert de spin : les expériences de transfert de
spin existantes font intervenir une évolution de l’aimantation qui est extrêmement complexe à la fois dans
l’espace et dans le temps. L’onde de spin, avec sa structure
simple d’onde plane, entièrement contrôlée par son vecteur d’onde et sa pulsation, apparaît finalement comme
un système tout à fait élémentaire.
Enfin des versions améliorées de spectroscopie
d’ondes de spin pourraient contribuer à élucider certaines
questions ouvertes, en particulier le rôle d’un hypothétique terme supplémentaire de transfert de spin, dit « non
adiabatique ». Ce terme pourrait trouver son origine dans
l’interaction spin-orbite (un terme de couplage entre le
spin des électrons et leur propagation orbitale) et il semble nécessaire pour expliquer la plupart des expériences
de déplacement de paroi magnétique induit par un courant électrique. Dans le cas d’une onde de spin, ce terme
devrait se traduire par une amplification ou une atténuation de l’onde selon le sens de déplacement relatif des
électrons et de l’onde de spin… mais cet effet reste entièrement à explorer.
POUR EN SAVOIR PLUS
Décalage Doppler des ondes de spin
Vlaminck V., Bailleul M., Science, 322, 410 (2008).
Lederer P., Mills D.L., Physical Review, 148, 542 (1966).
Fernandez-Rossier J., Braun M., Nunez A.S., MacDonald
A.H., Physical Review, B69, 174412 (2004).
Magnétisme itinérant
Lévy L.P., « Magnétisme et supraconductivité », EDP Sciences,
(1997).
Conclusion
Kubler J., « Theory of itinerant electron magnetism », Oxford
University Press (2000).
Comme nous l’avons vu plus haut, le décalage Doppler
d’ondes de spin induit par un courant peut être vu comme
une conséquence directe du caractère itinérant du magnétisme dans les métaux ferromagnétiques. Schématiquement, si les électrons qui portent le magnétisme se
déplacent, il est naturel que les ondes de spin soient décalées en fréquence !
Ondes de spin
Au delà de ce caractère d’illustration, la technique
pourrait être utilisée pour explorer des problèmes restés
ouverts dans ce domaine. On a vu que le décalage
Doppler nous donnait accès au degré de polarisation du
courant. On peut donc imaginer évaluer les conductivités
dépendantes du spin pour différentes conditions expérimentales (température, épaisseur de film, composition
du métal ferromagnétique), ce qui devrait nous permettre d’évaluer la polarisation en spin relative à chacun des
processus de diffusion des électrons (impuretés, phonons, diffusions sur les surfaces…). Ces questions
n’avaient pu être explorées que partiellement à l’époque
du développement du modèle à deux courants, faute de
moyens expérimentaux.
Gurevich A.G., Melkov G.A., « Magnetization Oscillations
and Waves », CRC Press (1996).
Stancil D.D., Prabhakar A., « Spin waves : theory and
applications », Springer (2008).
Electronique de spin
Fert A., Images de la Physique, ••, 74 (2000).
Fert A., Chappert C., Images de la Physique, ••, 192 (2005).
Transfert de spin
Série d’articles de revues, Journal of Magnetism and Magnetic
Materials, 320, 1190-1311 (2008).
Nous remercions nos collègues du département DEMONS de
l’IPCMS ainsi que J. Grollier et C. Deranlot de l’UMP CNRS/Thalès
pour l’aide précieuse qu’ils nous ont apportée dans la réalisation
de notre expérience.
Nous remercions P. Panissod et F. Gautier de l’IPCMS ainsi que P.
Lederer et H. Hurdequint du LPS (Orsay) pour des discussions très
instructives.
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