La rencontre d’Hervé et… Richard Wagner
« C’était à Paris chez un Allemand nommé Albert Beckmann, bibliothécaire du prince Louis-Napoléon, et, de plus,
vaguement journaliste, vaguement correspondant des théâtres germaniques, vaguement agent diplomatique
secret, et officiellement secrétaire de l’obligeant banquier Erlanger dont le cœur généreux s’exerçait sans relâche à
protéger, à tirer d’embarras quelques artistes.
Donc chez Albert Beckmann se trouvaient invités ce soir-là : Neftzer, qui fut le fondateur du journal Le Temps,
Dréolle, un chroniqueur de la presse bordelaise qui s’était fixé à Paris, Gaspérini, le critique musical, long comme
un jour sans pain, violent et sectaire, qui ne manquait pas une occasion de manifester sa ferveur pour la religion
wagnérienne en train de se fonder, et le grand Richard Wagner, sombre, hargneux, digérant mal l’accueil injuste et
discourtois de Tannhäuser à l’Opéra. Au cours du dîner, Wagner et Hervé, que la maîtresse de maison avait placés
l’un à côté de l’autre, étaient entrés en sympathie.
- J’écris mes livrets moi-même, lui avait dit Richard Wagner, car je n’ai trouvé personne qui puisse comprendre
mon esthétique : une œuvre dramatique vivante, où l’action ne soit pas un imbroglio, mais le développement d’un
caractère, d’une passion.
- Et moi aussi, répliqua Hervé, je procède comme vous : je fais mes livrets moi-même, mais pour des raisons
différentes de celles que vous invoquez.
Et Hervé de développer à son interlocuteur, qui y prenait un intérêt marqué, ses théories sur la dose nécessaire
d’insanité d’un livret d’opérette, dose qui devait, d’après lui, émaner du même cerveau que la musique, et aussi
ses idées sur la prosodie spéciale du genre que bien peu de librettistes étaient à même de connaître et de mettre
en pratique.
À la fin du dîner, Hervé et Wagner étaient devenus les meilleurs amis du monde ; partis de points de vue tout
différents, de prémisses tout opposées, ils avaient abouti à des conclusions semblables.
Au moment du café, on continua à échanger des vues sur l’art, on fuma, on but. Hervé se mit au piano. Ce fut sur le
clavier le défilé de ces musiques abracadabrantes, Le Hussard persécuté, La Fine Fleur de l’Andalousie, peut-être
même des esquisses de L’Œil crevé, d’autres encore, qui firent les frais de la soirée. Hervé, qui était timide, s’était
enhardi parce qu’il avait trouvé le plus sympathique des auditoires : mieux encore, Richard Wagner riait,
s’esclaffait.
Et lorsque, rentré dans son pays, l’auteur de Lohengrin, interrogé sur ce qu’il pensait de la musique française,
répondit : « Un musicien français m’a étonné, charmé, subjugué : ce musicien c’est Hervé », il ne fit que rendre
l’hommage du souvenir à ce compositeur qui lui avait, chez le journaliste Albert Beckmann, fait passer de si joyeux
moments. »
d’après Louis Schneider, Hervé, Charles Lecocq
coll. « Les Maîtres de l’opérette française », librairie académique Perrin et Cie, 1924, p. 51-52.