L’ascension d’Hervé Clerc
Emmanuel Carrères’estlancéavecpassiondanslalecturede«Dieu parlafacenord »
emmanuel carrère
écrivain
Quand on de-
mande à Hervé
Clerc cequ’il fait
dans la vie :
« J’écris un li-
vre », répond-il.
« Ah bon ?,s’en-
quiert-on poliment . Sur quoi ?»
Etlui : «Sur Dieu.» J’aiassisté plu-
sieurs fois à cette scène, je me
rappelle les têtes des interlocu-
teurs : un type qui n’est ni fou ni
le moins du monde prétentieux
et qui dit placidement une chose
pareille, ça calme. Dieu est la
grande affaire d’Hervé Clerc, qui
estmon meilleur ami.
Dans mon livre, Le Royaume
(POL, 2014),j’ai essayé de tracer
son portrait et de faire entendre
l’écho de la conversation que
nous poursuivons depuis vingt-
cinq ans, tout en marchant sur les
sentiers de montagne du Valais.
Dans cette conversation, je tiens
le rôle de l’agnostique, et lui – du
« croyant » ? Vous n’y êtes pas.
Vous n’y êtes pas plus que cette
personne àqui je recommandais
son livre sur le bouddhisme, Les
Choses comme elles sont (Folio,
«Essais», 2011),et qui me disait :
«Mais alors, il est bouddhiste, ton
ami ? » Non, il n’est pas boudd-
histe. Il n’est pas davantage hin-
douiste ni musulman, bien que
son nouveau livre poursuive l’en-
quête à partir des noms de Dieu
dansl’hindouisme et l’islam.
Devant ce que recouvrent ces
noms, observe-t-il, les hommes
serépartissent en trois familles :
ceux pour qui Dieu n’est pas un
problème parce qu’ils croient ce
que croyaient leurs parents et
leurs grands-parents (cette espè-
ce-là,j’ai l’impression, est de plus
en plus rare) ; ceux pour qui Dieu
n’est pas non plus un problème
parce qu’ils ont dépassé ces
vieilleries (très nombreux sous
nos cieux, ceux-là) ; et puis tous
ceux pour qui l’affaire n’est mal-
gré tout pas classée, tous ceux
qui, comme Hervé depuis sa pe-
tite enfance, se demandent :
qu’est-ce que je fais là ? Et c’est
quoi, « je »?Etc’est quoi, « là »? A
ceux-là, il ne suffit pas tout à fait
d’élever leur famille, de faire de
beaux voyages, de participer à
l’effort de croissance. Ils veulent
autre chose,« ils veulent respirer.
Ils veulent la vraie vie,et sila vraie
vie s’appelle Dieu, va pour Dieu
– sauf qu’ils ne veulent plus, juste-
ment, l’appeler Dieu. C’est pour
eux, mes semblables,que j’écris».
« Pourquoi escalader l’Eve-
rest ? », demandait-on à l’alpi-
niste Mallory, qui répondit, aussi
placidement qu’Hervé Clerc :
«Parce qu’il est là. »« Etpourquoi
l’homme est-il sur Terre ? », de-
mandait-on à Pythagore, qui ré-
pondit : « Pour contempler le
ciel. »Pour connaître autre chose
que le moi minuscule et la vie
qui va avec –confinée, inquiète,
oppressée. Pour découvrir qu’il y
a un côté ouvert des choses, un
abîme d’ouvert. LeCiel, l’Ouvert :
ce sont des noms de Dieu. Il y en
a beaucoup d’autres. L’hin-
douisme, la plus ancienne des
grandes religions, dit : l’atman.
L’islam, la plus récente, dit : Al-
lah. Hervé Clerc dit : c’est la
même chose – ou sinon cene se-
rait rien du tout, cela ne vaudrait
pas la peine d’y penser.
Mais, observe-t-il aussi, « il est
possible que la désaffection mas-
sive qui frappe en Occident la reli-
gion, etla crise parallèle qui gran-
dit dans l’islam, aient pour cause
notre incapacité à dire de quoi
nous parlons quand nous disons :
Dieu ». Car ce mot est ambiva-
lent : « Il a un adret et un ubac.
Une face sud et une face nord. Si-
tuation curieuse sur le plan sé-
mantique : un peu comme si nous
ne disposions que d’un seul et
même mot pour désigner le soleil
et la lune. Quand Nietzsche an-
nonce “Dieu est mort”, il parle du
dieu personnel, bon, miséricor-
dieux, que le croyant prie dans les
églises, mosquées et synagogues.
C’est la face sud. La face nord, il
n’en souffle mot. Elle est abrupte,
lisse, vertigineuse, sans contour,
sans fond, nocturne. Certains tex-
tes sacrésde l’Inde la désignaient
par le pronom “cela”. Des soufis,
autrefois, l’appelaient Al-Haqq, le
Réel. C’est elle que nous voyons
aujourd’hui pointer à l’horizon.
Celapourrait être le sens, encore
caché,de notre modernité ».
Leslignes que je viens de citer,
c’estla quatrième page decouver-
ture de Dieu par la face nord .Elles
développent en dix lignes ceque
ramassait la réponse à la ques-
tion : « Un livre sur quoi ?–Sur
Dieu. » Pour aller au-delà, il faut
lire les trois cents pages du livre,
et j’aimerais vraiment, si cet arti-
cle vous a sipeu que cesoit alerté,
que vous alliez au-delà. Que vous
le lisiez, celivre.
Je pense que c’est un livre
essentiel, qui pressent quelque
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PAYS : France
PAGE(S) : 1
SURFACE : 57 %
PERIODICITE : Quotidien
RUBRIQUE : Features
DIFFUSION : 275310
JOURNALISTE : Emmanuel Carrère
25 mars 2016 - N°22143