C. Müller
Le critère le plus puissant, pour l'usager,
c'est
la tradition ; la forme qu'il a apprise, qu'il
a l'habitude de lire, lui semble la meilleure
;
pourquoi en changer ? Même absurde, elle fait
partie d'un héritage (du patrimoine, disent certains), qui mérite le respect. Réaction affec-
tive,
irrationnelle, dont on a pu mesurer la force dès qu'on abordait des cas concrets.
Argument qui, évidemment, exclut toute retouche à la norme, et rend vain tout raisonne-
ment sur les critères... Passons outre.
Le critère premier est la prononciation. Mais la référence à la forme orale appelle deux
remarques.
Il arrive que l'usage parlé offre plusieurs prononciations pour un même mot
;
il faut alors
distinguer entre deux types de situations. Ainsi oignon, prononcé avec o- ou oi- (cette der-
nière forme trouve d'ardents défenseurs), ou interpeller rimant soit avec sceller, soit (usage
récent, mais très général) avec épeler ; dans ces cas, les deux prononciations sont incom-
patibles ; il faut choisir, se référer à
l'une
ou à l'autre ; question d'orthoépie. D'autres varia-
tions relèvent plutôt de l'orthophonie ; p. ex. le timbre des voyelles (oppositions mâle/mal,
côte/cote, jeûne/jeune) ou la gemination des consonnes (l'Ai de grammaire, Ï'L de col-
lègue) ; là toutes les nuances sont possibles entre deux extrêmes, et, sans parler des varia-
tions régionales ou individuelles, les flottements sont fréquents. Il est clair que seuls les faits
de type orthoépique peuvent servir de critères pour la graphie, en exigeant du reste un choix.
Seconde remarque : la prononciation fournit un critère valable quand son argument est
négatif.
Exemple : pour simplifier la norme actuelle des pluriels de cent et de vingt, deux
solutions s'offraient :
a) aligner ces deux numéraux sur les autres numéraux, et les rendre invariables ;
b) les aligner sur les noms, et leur donner la marque du pluriel chaque fois qu'ils sont
multipliés.
Or la prononciation (liaisons) permettrait d'écrire (solution b) : « deux cents quatre-
vingts-huit francs », mais exclut d'écrire (solution a) : « deux cent habitants, quatre-vingt
élèves ».
Le rôle de ce critère est donc limité, mais parfois
décisif.
On invoque souvent l'étymologie. Son rôle est capital pour expliquer les formes
actuelles, tant orales qu'écrites ; mais le secours qu'elle apporte à l'usager pour trouver la
bonne graphie est douteux, d'autant que la connaissance des langues anciennes est de moins
en moins répandue. D'autre part ses effets sont fort aléatoires. Elle explique et justifie les
circonflexes de pâte, fête, île,
côte,
fûtes, coûter, mais non ceux de pâle, suprême, vîmes,
fûmes, voûte..., ni l'absence de cet accent dans mélange, coteau, coutume,
moutarde,
joute,
etc.
En revanche, un critère voisin du précédent est largement et légitimement utilisé :
c'est
la recherche
d'une
cohérence graphique dans les séries lexicales (« familles de mots ») ou
morphologiques. Exemples
:
une série comme
tranquille,
tranquillité, tranquillement, tran-
quilliser, etc., est graphiquement homogène ; id. pour mobile, mobilité, mobilier, etc. Mais
un cas comme imbécile, imbécillité est aberrant (et unique). L'adjectif douceâtre est le seul
mot du lexique où le C est modifié autrement que par une cédille. Autre exemple : les par-
ticipes passés de dissoudre et absoudre sont les seuls à opposer un masculin en -s au fémi-
nin en -t ; anomalie injustifiable ; la série asseoir-surseoir-assoira-surseoira est un autre
exemple d'incohérence, surtout quand l'histoire montre que veoir, cheoir, cheance, eage,
etc.
ont depuis longtemps perdu leur -e.
On parle peu des parallélismes graphiques avec les langues voisines, et surtout avec
celles que les francophones apprennent le plus, l'anglais venant largement en tête. Bien des
particularités de notre code graphique s'y retrouvent (lettres grecques de physique, tech-
nique, théâtre, etc. - consonnes doubles de affecter, effort, difficulté, offrir, etc. On peut se
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