Document 1 : De quoi s`agit-il ? (Chantérac, Renouard) Document 2

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Ecole Normale Supérieure
Concours B/L 2014
Economie
Epreuve commune sur dossier : oral
Jury : Maya Bacache-Beauvallet et Gaël Giraud
Sujet : Les prix de transfert
Document 1 : De quoi s’agit-il ? (Chantérac, Renouard)
Document 2 : Lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices
(OCDE).
Document 3 : Plan d’action contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de
bénéfices (OCDE).
Document 4 : Fiscalité et responsabilité de l’entreprise (Renouard).
Document 1 De quoi s’agit-il ?
Max de Chantérac et Cécile Renouard, « Proposition 15 : Pour une fiscalité déterritorialisée
des multinationales », in Gaël Giraud et Cécile Renouard (dir.), 20 Propositions pour réformer
le capitalisme, Champs-Flammarion, 2012, p.311-318
LES PRIX DE TRANSFERT ET LES ENJEUX D’UNE FISCALITE RESPONSABLE
Les prix de transfert sont les prix que décident les multinationales pour réaliser des transactions
commerciales intragroupe. Ces prix sont fixés par les multinationales en interne. Ils ont une influence
directe sur la localisation du profit. Plus le prix de cession est faible entre deux filiales, plus le profit
du groupe sera localisé dans la (les) filiale(s) acheteuses. À l’inverse, un prix de cession élevé aura
tendance à localiser le profit dans la filiale vendeuse.
Certaines multinationales jouent ou ont joué de ce mécanisme pour localiser leurs profits dans des
États de plus faible imposition. Cette pratique est désormais connue des fiscs, et certains États, en
particulier au Nord, ont développé leurs contrôles pour combattre ces pratiques. Pourtant ce sujet
continue à poser des questions morales, de deux ordres. D’une part, il s’agit de regarder comment la
fiscalité a des effets sur les politiques sociales : un manque à gagner fiscal pour les pays qui seraient
victimes de pratiques d’optimisation ou d’évasion fiscale de la part d’entreprises ou qui n’auraient
pas les moyens de négocier avec les administrations fiscales des pays riches réduit en effet la
capacité des gouvernements à mettre en place des filets de sécurité sociale et à étendre les services
publics. D’autre part, nombre de pratiques fiscales légales actuelles paraissent bien illégitimes au
regard de l’esprit dans lequel les réglementations ont été adoptées et au regard des exigences
éthiques en termes d’équité et de solidarité à l’échelle mondiale.
Des traitements fiscaux inégaux
Il est difficile dans la pratique de définir comment doit se calculer un prix de transfert. Cette question
est technique et échappe à la comptabilité générale et légale à laquelle sont tenues les entreprises.
La notion de prix de transfert implique de faire une analyse économique au niveau des références
vendues, ce qui ne relève pas des comptabilités légales, mais plutôt des comptabilités analytiques
des entreprises. En fait, la comptabilité générale – la seule officielle, la seule normée et la seule
contrôlable – se borne à définir le résultat global de l’entreprise, sur lequel sera appliqué l’impôt sur
les sociétés.
En matière de comptabilité analytique (qui vise à comprendre la rentabilité de chaque
secteur/produit, etc.), chaque multinationale a la latitude de définir comme elle l’entend lesquelles
de ses charges sont variables et lesquelles sont fixes, et selon quelles règles de répartition les charges
fixes doivent être ventilées sur les différents produits. Il doit être clair que de ces choix
méthodologiques dépend le prix de revient interne de fabrication de chacun des produits. Et une fois
défini ce prix de revient interne, il suffit qu’une marge bénéficiaire soit appliquée pour que le produit
vendu échappe à une contestation pour prix de transfert privilégié de la part des administrations
fiscales.
En fait les administrations fiscales sont assez démunies face à ce problème : d’une part, elles n’ont
pas, en principe, accès aux comptabilités analytiques internes (les choses commencent toutefois à
évoluer, voir infra), d’autre part, elles sont face à autant de raisonnements économiques qu’il y a
d’entreprises, et aucune norme précise ne s’impose en matière de comptabilité analytique interne.
Face à ces questions, les services fiscaux réagissent en ordre dispersé. Les États-Unis et l’Europe
occidentale développent de plus en plus leurs exigences fiscales, au contraire d’autres pays qui ne
disposent pas d’autant de vérificateurs qualifiés et qui ne font souvent que des contrôles formels. La
réponse fiscale européenne ou américaine semble intéressante en ce qu’elle admet de façon plus ou
moins explicite qu’elle ne peut efficacement rentrer dans la comptabilité analytique de la
multinationale. Elle déplace donc le problème à la périphérie, en exigeant et vérifiant que la filiale du
groupe, chaque année, dégage un profit taxable.
L’argument d’un éventuel redressement n’est donc plus que tel ou tel produit n’a pas de rentabilité
suffisante, mais que, globalement, la filiale doit avoir une rentabilité acceptable. Depuis la fin du
e
XIX siècle, l’administration fiscale américaine a mis en place des règles sophistiquées, concernant la
répartition du profit entre les différentes succursales d’un même groupe installées dans différents
États américains. Les pays de l’Union européenne réfléchissent à l’application de cette formule de
l’apportionment. L’apportionment consiste à évaluer la répartition en fonction de différents ratios, au
nombre de trois le plus souvent (le chiffre d’affaires réalisé dans l’État vis-à-vis du chiffre d’affaires
total, la masse salariale réalisée dans l’État par rapport à la masse salariale totale et la valeur des
immobilisations, des capitaux investis localement, au regard de la totalité des capitaux investis). La
pondération entre les critères varie d’un État à l’autre, certains pratiquant une pondération égale
entre les trois, d’autres doublant la part des ventes. Ce type de critères est une manière de favoriser
l’appréciation par les administrations fiscales des risques d’évasion fiscale.
À l’image de ce qui est courant en analyse financière, la rentabilité exigée par le fisc est définie
comme une fonction des capitaux propres investis dans la filiale. Ce déplacement du contrôle fiscal,
de la rentabilité du produit vers la rentabilité globale semble être en soi le signe d’un
dysfonctionnement : avec une telle logique, il n’existe aucun argument de fait pour définir si la
rentabilité d’une filiale est anormalement faible (au détriment du fisc de la filiale vendeuse), ou
anormalement forte (au détriment du fisc de la filiale acheteuse).
Et effectivement, on assiste parfois à des situations ubuesques où :
– d’une part, le fisc de l’État A contrôle une filiale acheteuse en la redressant pour prix de transferts
anormalement élevés. (Elle considère alors que les achats de la filiale sont faits à un prix trop élevé,
et elle refuse la déductibilité de la charge, augmentant donc l’assiette fiscale) ;
– et d’autre part, le fisc de l’État B contrôle la filiale vendeuse du même produit, en la redressant
pour prix de transferts anormalement bas.
Ce genre de situation existe. Il est clair que des arrangements sont ensuite cherchés. Mais ils le sont à
des niveaux politiques, diplomatiques, et sont des arrangements de gré-à-gré. On peut parler ici de
marchandage fiscal.
L’absence de règles précises, le fait que les fiscs réagissent en ordre dispersé, rend les fiscs très
inégaux face aux multinationales. Il y a inégalité dans l’intensité du contrôle d’abord, et inégalité
peut-être, ensuite, dans la négociation du règlement. On peut admettre que l’ensemble de ces
mécanismes et de ces règlements joue au détriment des fiscs des États les moins avancés.
Certains Etats, comme la Chine ou le Brésil, maintiennent des pratiques contraignantes sur les prix de
transfert, distinctes de celles de l’OCDE (voir infra). Au Brésil par exemple, la loi de 2002 sur les prix
de transfert prévoit des prix plafond sur les importations et des prix plancher sur les exportations.
Cette disposition permet d’éviter des prix de transferts défavorables au fisc brésilien.
Le Brésil a pourtant tissé un réseau de conventions fiscales, dont une avec la France, sur la base des
conventions proposées par l’OCDE, alors que le Brésil n’est qu’observateur à l’OCDE, et non
membre. Dans la pratique, on le voit, ces conventions n’éliminent pas totalement les doubles
impositions.
La présidente du Brésil, D. Rousseff a annoncé son intention de mener une réforme fiscale, qui
pourrait aller dans le sens d’une convergence vers les pratiques de l’OCDE. Il est encore trop tôt pour
commenter le contenu de cette réforme à venir.
Une réglementation internationale insuffisante ?
Il existe pourtant une réglementation internationale en matière de prix de transfert. Initiée par les
accords du GATT, et précisée depuis par l’OCDE, la réglementation fixe le principe de « prix de pleine
concurrence » (arm’s length principle) pour définir comment doit se calculer le prix de transfert.
L’OCDE a posé dès 1976 le principe d’une responsabilité des entreprises vis-à-vis du niveau
d’imposition dont elles peuvent faire l’objet dans les pays hôtes et publié en 1995 des lignes
directrices concernant les prix de transfert1. Le principe du « arm’s length » signifie qu’en cas de
litige entre multinationale et administration fiscale, l’OCDE renvoie les parties à ce que seraient les
prix si la transaction se faisait entre deux sociétés non filiales d’un même groupe : « Lorsque […] les
deux entreprises [associées] sont dans des relations commerciales ou financières, liées par des
conditions convenues ou imposées qui diffèrent de celles qui seraient convenues entre des
entreprises indépendantes, les bénéfices qui, sans ces conditions, auraient été réalisés par une de
ces entreprises, mais n’ont pu l’être en fait à cause de ces conditions, peuvent être inclus dans les
bénéfices de cette entreprise et imposés en conséquence » (Article 9-1 du modèle de convention
fiscale de l’OCDE).
Sans contester sa finalité, il faut noter qu’à l’usage, ce principe n’est pas applicable de façon
satisfaisante. En premier lieu, il permet aisément pour la multinationale de développer toutes sortes
d’argumentaires pour :
– soit limiter la concurrence aux situations qui l’arrangent, et ainsi exclure de la notion de « pleine
concurrence » toute entreprise comparable, dont les prix invalideraient son prix de transfert.
Ainsi pour une multinationale automobile, il est aisé d’affirmer que le marché où s’exerce la
concurrence n’est pas celui des voitures, mais celui des seules « voitures de luxe » ou bien celui des
seuls véhicules diesel, etc. Définir le marché de référence n’est pas chose simple, et la multinationale
a forcément un avantage par rapport au fisc dans cet exercice ;
– soit invoquer des arguments immatériels – des marques/des brevets ou des technologies – pour
affirmer que la cession intragroupe ne peut se comparer à une cession entre deux entreprises de
pleine concurrence. En effet, par définition, il n’existe pas de marché de pleine concurrence pour des
produits portant une marque détenue par le groupe. Aux yeux de la multinationale, un produit de la
marque « maison » n’est en aucun cas comparable en qualité à un autre produit d’un concurrent… et
toute comparaison de prix de transfert avec un marché est alors contestée comme impossible.
En second lieu, il semble que le principe de pleine concurrence soit mal applicable, à l’usage, du fait
de la charge de la preuve qui y est associée. En effet, la charge de la preuve incombe à
l’administration qui doit elle-même développer son argumentation pour prouver le caractère litigieux
du prix de transfert pratiqué, au regard de ce principe de prix de pleine concurrence. Cette
obligation-là, pesant sur l’administration fiscale, rend de fait considérablement plus difficile une
contestation. Néanmoins, une avancée récente concerne les « services intra-groupes à faible valeur
ajoutée ». La Commission européenne a proposé en janvier 2011 des lignes directrices sur ces
services : les entreprises doivent pouvoir fournir des informations relatives au respect du principe de
pleine concurrence2.
Enfin, en troisième lieu, il faut noter que la coopération fiscale internationale en matière de prix de
transfert est structurellement difficile. Le fisc de l’État où la filiale est contrôlée n’a aucun moyen
d’investigation sur les comptes de la filiale contrepartie à la transaction. Comment alors prouver des
distorsions de prix entre les deux filiales ? La coopération fiscale trouve ici sa limite d’autant que les
deux fiscs ont évidemment des intérêts opposés.
1
OCDE, Principes applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des
administrations fiscales, 1995, version révisée 2010.
2
Communication de la Commission au Conseil, au Parlement, et au Conseil économique et social européen,
concernant les travaux menés par le forum conjoint de l’UE sur les prix de transfert entre avril 2009 et juin
2010 et les propositions connexes 1. Lignes directrices relatives aux services intragroupe à faible valeur ajoutée
et 2. Approches potentielles applicables aux cas triangulaires non UE, 25 janvier 2011,
http://ec.europa.eu/taxation_customs/resources/documents/taxation/company_tax/transfer_pricing/forum/c
_2011_16_fr.pdf.
DOCUMENT 2 : Lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert
des bénéfices, (OCDE).
CODE 2013.
DOCUMENT 3 : Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et
le transfert de bénéfices, OCDE (2013).
Éditions OCDE, http://dx.doi.org/10.1787/9789264203242-fr.
ACTION 7 - Empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable
Modifier la définition de l’ES de manière à empêcher qu’une installation puisse échapper artificiellement à ce
statut, dans l’optique de l’érosion de la base d’imposition et du transfert de bénéfices, notamment par
l’utilisation d’accords de commissionnaire et le recours aux exemptions dont bénéficient des activités
spécifiques. Les travaux sur ces questions devront également traiter les aspects connexes liés à l’attribution des
bénéfices.
Le calcul des prix de transfert et l’application du principe de pleine concurrence constituent un enjeu majeur.
Les règles d’établissement des prix de transfert servent à répartir un bénéfice généré par une entreprise
multinationale entre les pays dans lesquels elle exerce des activités. Très souvent, les règles existantes sur les
prix de transfert, basées sur le principe de pleine concurrence, garantissent une répartition efficace et
efficiente des bénéfices d’entreprises multinationales entre juridictions fiscales. Néanmoins, il peut arriver que
des multinationales utilisent et/ou détournent ces règles afin de séparer des bénéfices des activités
économiques qui les génèrent et de les transférer dans des pays à faible fiscalité. Ces pratiques s’appuient le
plus souvent sur différents mécanismes : transfert d’actifs incorporels et d’autres actifs mobiles pour une
contrepartie inférieure à leur valeur réelle, surcapitalisation d’entreprises du groupe faiblement taxées, ou
attribution contractuelle du risque à des pays à fiscalité faible à la faveur de transactions dans lesquelles des
parties indépendantes ne s’engageraient sans doute pas.
On suggère parfois d’utiliser d’autres systèmes de répartition des bénéfices, notamment ceux basés sur
l’application d’une formule. Toutefois, eu égard à l’importance d’une action concertée et aux difficultés
pratiques de mettre tous les pays d’accord sur les modalités détaillées d’un nouveau système et sur sa mise en
œuvre, la meilleure solution consiste non pas à remplacer le système actuel d’établissement des prix de
transfert, mais à remédier aux insuffisances du système existant, notamment en ce qui concerne les revenus
liés aux actifs incorporels, aux risques et à la surcapitalisation. Néanmoins, il peut être nécessaire d’élaborer
des mesures spéciales, entrant ou non dans le champ d’application du principe de pleine concurrence, pour
traiter les problèmes posés par les actifs incorporels, les risques et la surcapitalisation.
ACTIONS 8, 9 et 10 - Faire en sorte que les prix de transfert calculés soient conformes à la création de valeur
Action 8 – Actifs incorporels
Élaborer des règles qui empêchent l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices par le biais du
transfert d’actifs incorporels entre membres d’un même groupe, ce qui implique de prendre les mesures
suivantes : (i) adopter une définition large et clairement délimitée des actifs incorporels ; (ii) faire en sorte que
les bénéfices associés au transfert et à l’utilisation de actifs incorporels soient correctement répartis en
fonction de la création de valeur (et pas indépendamment de cette création de valeur) ; (iii) élaborer des règles
de calcul des prix de transfert ou des mesures spéciales applicables aux transferts de actifs incorporels difficiles
à valoriser ; et (iv) mettre à jour les instructions relatives aux accords de répartition des coûts.
Action 9 – Risques et capital
Élaborer des règles qui empêchent l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices par le biais du
transfert de risques entre membres d’un même groupe ou de l’attribution d’une fraction excessive du capital
aux membres de ce groupe. Il faudra pour cela adopter des règles d’établissement des prix de transfert ou des
mesures spéciales qui empêchent qu’une entité perçoive des revenus inappropriés du seul fait qu’elle s’est
contractuellement engagée à assumer des risques ou à apporter du capital. Les règles à définir devront
également imposer que les revenus soient proportionnels à la création de valeur. Ces travaux seront menés en
coordination avec ceux relatifs aux déductions des paiements d’intérêts et d’autres frais financiers.
Action 10 – Autres transactions à haut risque
Élaborer des règles qui empêchent l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices par le biais de
transactions dans lesquelles des entreprises indépendantes ne s’engageraient pas, ou ne s’engageraient que
rarement. Il faudra pour cela adopter des règles d’établissement des prix de transfert ou des mesures spéciales
visant à : (i) préciser les circonstances dans lesquelles des transactions peuvent être requalifiées ; (ii) clarifier
l’application des méthodes d’établissement des prix de transfert, notamment celles fondées sur le partage des
bénéfices, dans le contexte des chaînes de valeur mondiales ; et (iii) se prémunir contre les types les plus
fréquents de paiements ayant pour effet d’éroder la base d’imposition, comme les frais de gestion et les
dépenses du siège.
ACTION 13 - Réexaminer la documentation des prix de transfert
Élaborer des règles applicables à la documentation des prix de transfert afin d’accroître la transparence pour
l’administration fiscale, en tenant compte des coûts de discipline pour les entreprises. On pourra notamment
imposer aux multinationales de communiquer à tous les pouvoirs publics concernés les informations requises
sur leur répartition mondiale du revenu, de l’activité économique et des impôts payés dans les différents pays,
conformément à un modèle commun.
DOCUMENT 4 : Fiscalité et responsabilité de l’entreprise.
Ethique et entreprise, Cécile Renouard , ed. de l’Atelier, 2013 p.50-52.
Un autre aspect fondamental de la responsabilité économique et financière des entreprises est celui du
partage de la valeur créée, notamment via la fiscalité. La responsabilité fiscale doit, en effet, être considérée
comme une partie intégrante de la responsabilité sociale (entendue au sens large) des entreprises. Cette
responsabilité comporte différents volets : j’ai évoqué plus haut le développement des chaînes de valeur
mondiales, c'est-à-dire la façon dont les éléments entrant dans la fabrication des biens aussi bien que les flux
financiers circulent à travers la planète. Ceci donne lieu à des transferts qui sont loin d’être transparents et qui
permettent aux entreprises d’optimiser leur feuille d’impôts. Ainsi que le souligne un document récent de
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l’OCDE , à propos de la façon dont les entreprises échangent en leur sein – entre filiales situées dans des pays
différents – des biens et services, on est passé de la protection contre la double imposition (à la fois dans le
pays de fabrication et le pays d’exportation, par exemple) à des pratiques courantes de double exonération
fiscale. Ainsi une commission du Sénat américain a-t-elle accusé la société Apple, en mai 2013, d’avoir empêché
le fisc américain de percevoir des impôts en raison de l’absence de domiciliation fiscale de l’une de ses
filiales irlandaises dont les profits se seraient élevés à 30 milliards de dollars entre 2009 et 2012. Une autre
filiale d’Apple aurait versé des impôts en 2012 à hauteur seulement de 0,05 % d’un profit estimé à 22 milliards
de dollars. Ces travaux ont fait apparaître que trois des filiales d’Apple n’avaient pas même de résidence fiscale
officielle…
3
OCDE, Lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, 2013.
Les grandes entreprises parviennent à mettre en concurrence les États où elles exercent leurs activités,
4
notamment par des pratiques dites de « rescrit », et obtiennent une diminution du montant de l’impôt sur les
sociétés qu’elles ont à verser : le taux légal de l’impôt sur les sociétés (IS) a baissé en moyenne de 7,2 points
entre 2000 et 2011 dans les pays de l’OCDE, passant de 32,6 à 25,4 %. Par ailleurs, les paradis fiscaux
permettent aux entreprises de transférer leurs profits dans des zones à taxation faible ou nulle. Les prix de
5
transfert des biens immatériels favorisent ces pratiques : les entreprises facturent ainsi des frais de marques,
de brevets, de technologies, de management et répartissent les charges fixes et variables contribuant à la
valeur du produit, comme elles l’entendent ; les administrations fiscales n’ont pas accès à la comptabilité
analytique des entreprises et n’ont pas les moyens de vérifier si certains prix de transfert sont abusifs. De plus,
certaines pratiques posent question. Prenons l’exemple des marques qui correspondent à la « signature » des
groupes et qui permettent de distinguer les produits ou les services émanant d’entreprises différentes. Le siège
va pouvoir facturer des frais de marque importants aux filiales qui sont les plus contributrices en termes de
chiffre d’affaires et de ventes, ce qui réduit l’assiette imposable de la filiale dans son pays, et contribue donc à
ne pas augmenter la contribution de l’entreprise au développement local, via la fiscalité. Ces pratiques peuvent
apparaître illégitimes quand ce sont ces filiales elles-mêmes qui font vivre les marques, par l’ampleur et la
croissance des ventes dans leur aire géographique. Par exemple, un groupe de parfums et produits de luxe
pourrait réaliser la majeure partie de ses ventes dans un pays comme la Chine mais y payer peu d’impôts en
raison de ces pratiques comptables.
Ce problème est considérable : les transferts intra-groupe de biens et de services (matériels et immatériels)
représentent 60 % du commerce mondial. En France, le rapport « Carrez » – du nom du rapporteur de la
6
commission du budget à l’Assemblée nationale –, en juillet 2011 , a montré comment la plupart des entreprises
du CAC40 – à l’exception de celles dans lesquelles l’État a une participation – ne paient pas d’impôt en France.
Les quatre entreprises dans lesquelles l’État a une participation ont représenté 40 % des 3,5 milliards d’euros
versés annuellement (en moyenne, en 2008, 2009 et 2010) par les entreprises du CAC40 au titre de l’impôt sur
les sociétés brut minoré des crédits d’impôt. Le rapport souligne que ce montant est, par exemple, inférieur de
moitié aux impôts payés par les artisans et autres travailleurs individuels. Aux États-Unis, en 2004, le taux de
7
l’impôt effectif sur les sociétés des multinationales s’élevait à 2,3 % alors que le taux officiel est de 35 % . Une
responsabilité fiscale renforcée suppose des moyens de lutte contre les différentes pratiques d’optimisation
fiscale dommageable, à travers la planète. Elle va de pair avec le refus de faire de la maximisation du profit
l’objectif prioritaire ou exclusif des actionnaires et dirigeants.
4
En anglais « tax ruling » : il s’agit d’accords passés entre entreprises et États de façon à bénéficier
d’une fiscalité avantageuse.
5
Max de Chantérac, Cécile Renouard, proposition 15, in Vingt propositions…, op. cit.
6
Assemblée nationale, Rapport d’information de M. Gilles Carrez, n° 3631, http://www.assembleenationale.fr/13/rap-info/i3631.asp (consulté le 19 mai 2013).
7
Marvin Brown, Civilizing the economy, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
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