QUEL OBJECTIF THERAPEUTIQUE HEMODYNAMIQUE FAUT-IL SE DONNERA? QUEL OBJECTIF THERAPEUTIQUE HEMODYNAMIQUE FAUT-IL SE DONNER CHEZ LE POLYTRAUMATISE N. Smail, Département d’Anesthésie-Réanimation de Bicêtre, Hôpital de Bicêtre, 78 rue du Général Leclerc, 94275 Le Kremlin-Bicêtre. INTRODUCTION Alors que la plupart des équipes s’accordent à dire que la prise en charge des patients polytraumatisés requiert une structure adaptée à cet usage et une équipe de spécialistes rodée à l’accueil de tels patients, le traitement initial des patients polytraumatisés n’est toujours pas standardisé en raison de la persistance de nombreux sujets de controverse. S’il est certain que l’utilisation de protocole de prise en charge «pré-établi» et l’expérience de l’équipe d’accueil dans la prise en charge des polytraumatisés permet de diminuer le nombre de décès, l’extrême diversité des patients, des mécanismes lésionnels et des lésions traumatiques rencontrées rend très difficile tout protocole visant à comparer différentes options thérapeutiques. La littérature ne fournissant pas de directives précises et/ou objectives concernant les buts thérapeutiques à atteindre lors de la réanimation des polytraumatisés, les recommandations qui suivent reposent sur le savoir faire et la réflexion de notre équipe, spécialisée dans l’accueil des patients polytraumatisés depuis 1984. 1. PROFIL HEMODYNAMIQUE En dehors des situations cliniques où le patient traumatisé est normotendu ou stable sur le plan hémodynamique et dans lesquelles la réanimation ne pose que peu ou pas de problèmes, le traumatisme sévère s’accompagne fréquemment d’une hypotension artérielle dont l’origine peut-être multifactorielle (Figure 1). L’hypotension artérielle post-traumatique résulte d’une hypovolémie vraie (pertes hémorragiques) et d’une hypovolémie relative (vasoplégie d’origine neurologique ou inflammatoire) éventuellement aggravée par l’administration d’agents anesthésiques [1]. Dans 20 % des cas cependant, l’hypotension artérielle peut également avoir une composante obstructive [2]. La méconnaissance de ce diagnostic peut conduire à un décès rapide en l’absence de traitement spécifique. Il s’agit le plus souvent de pneumothorax compressif (exsuflation et/ou drainage pleural), beaucoup plus rarement de tamponnade cardiaque (drainage péricardique). 431 432 MAP AR 2000 Hypotension Hypololémie vraie Obstructive Hypovolémie relative Vasoplégie Pertes hémorragiques Neurologique Inflammatoire Figure 1 : Orientations diagnostiques devant une hypotension arterielle posttraumatique Il n’existe pas, chez l’homme, de données concernant l’état hémodynamique de patients polytraumatisés non réanimés. Des explorations hémodynamiques (échocardiographie et cathétérisme cardiaque droit) réalisées dès l’admission du patient en salle de réveil ont mis en évidence un tableau de choc hyperkinétique (augmentation du débit cardiaque, pression artérielle normale ou basse et résistances vasculaires normales ou abaissées) [3, 4]. D’autres études publiées rapportent des résultats similaires [5, 6]. D’autre part, l’exploration échocardiographique retrouvait une altération transitoire et modérée de la contractilité cardiaque (normalisation spontanée de la contractilité en 24 à 48 heures) sans arguments échographiques en faveur d’une hypovolémie (probablement déjà compensée par l’administration pré-hospitalière de remplissage vasculaire) [4]. Ce tableau hémodynamique concorde avec le résultat des expérimentations animales menées afin d’élucider la physiopathologie du choc post-traumatique [1, 6-9]. Ces études ont montré que les lésions traumatiques entraînent la libération de nombreux médiateurs qui provoquent en quelques heures une réaction inflammatoire systémique. La plupart de ces médiateurs proviennent de l’activation de la coagulation, de l’immunité humorale et cellulaire. L’activation des macrophages et des polynucléaires neutrophiles provoque la libération d’autres médiateurs (radicaux libres de l’oxygène, proteïnase, eicosanoïdes, PAF,...) responsables de lésions endothéliales sévères aboutissant à l’œdème des cellules endothéliales et à l’augmentation de la perméabilité capillaire [7-9]. Par ailleurs, plusieurs études ont rapporté l’existence d’un facteur dépresseur myocardique libéré par les cellules pancréatiques ischémiques, responsable d’un effet inotrope négatif par blocage du calcium dans le couplage excitation-contraction. Il existe enfin une altération précoce de la contraction et de la relaxation vasculaire non corrigée par la réanimation et susceptible d’expliquer la persistance de l’hypotension artérielle malgré la correction de l’hypovolémie [10]. 2. OBJECTIFS THERAPEUTIQUES HEMODYNAMIQUES Les objectifs thérapeutiques guident la prise en charge initiale. Les buts de cette première période sont d’éviter les décès immédiats (par exsanguination ou par survenue d’une mort encéphalique) et de prévenir les complications secondaires (également responsables de décès à une phase plus tardive ou de séquelles graves). QUEL OBJECTIF THERAPEUTIQUE HEMODYNAMIQUE FAUT-IL SE DONNERA? 2.1. SYNDROME HEMORRAGIQUE CLINIQUE L’existence d’une hémorragie extériorisée doit conduire à un geste d’hémostase immédiat (compression puis chirurgie). On se méfiera tout particulièrement des plaies du cuir chevelu (qui doivent être suturées en urgence) et des épistaxis (qui nécessitent parfois un geste d’artério-embolisation) dont l’abondance du saignement est souvent sous-estimée. Lorsqu’aucune source de saignement n’est évidente, l’hypotension hémorragique est liée à 3 causes : hémopéritoine, hémothorax ou hématome rétropéritonéal. Trois examens suffisent donc pour faire le diagnostic de la lésion hémorragique (radiographie du thorax, du bassin et échographie abdominale). Ainsi, la mise en évidence d’une fracture du bassin même mineure chez un patient instable sur le plan hémodynamique et qui ne présente pas d’hémopéritoine ou d’hémothorax abondants doit conduire à un geste d’artério-embolisation en urgence. L’administration d’une expansion volémique massive, avant contrôle de la lésion hémorragique, pourrait majorer les pertes sanguines par restauration des paramètres hémodynamiques et dilution des facteurs de la coagulation, et s’avérer, ainsi, être délétère [11]. Ainsi chez ces patients, le maintien de la PAM à 60-70 mmHg paraît raisonnable tant qu’il n’existe pas de signes de mauvaise tolérance hémodynamique (persistance de l’acidose lactique, oligo-anurie avec ou sans insuffisance rénale associée, persistance d’une tachycardie importante, insuffisance coronarienne). 2.2. HYPERTENSION INTRACRANIENNE L’objectif chez ces patients est d’éviter le passage en mort cérébrale et de limiter les lésions neurologiques secondaires qui viendront alourdir le pronostic fonctionnel à long terme. Le traitement de ces patients visera tout particulièrement à augmenter la PAM par le remplissage et l’administration de vasopresseurs de façon à maintenir la pression de perfusion cérébrale > 70 mmHg. Le niveau de pression artérielle sera adapté en fonction des vélocités dans les artères cérébrales moyennes (vélocités diastoliques > 30) et de la saturation veineuse en oxygène dans la veine jugulaire (idéalement > 70 %). De même tous les facteurs susceptibles de venir compromettre l’hémodynamique cérébrale doivent être contrôlés (maintien de l’osmolarité plasmatique, de la capnie entre 35 et 40 mmHg, lutte contre l’hypoxie et l’hyperthermie). Le monitorage de ces patients nécessite la mise en place d’une pression artérielle invasive, la surveillance de la SaO2, de l’etCO2 et de la température. Un capteur de pression intra-crânienne [12] et un cathéter permettant la surveillance de la saturation veineuse en oxygène dans la veine jugulaire seront mis en place dès que possible. 2.3. DEFAILLANCE MULTIVISCERALE La littérature, abondante dans ce domaine, ne fournit pas de directives claires ou directement applicables chez le patient pour réduire l’incidence des défaillances multiviscérales post-traumatiques : restauration de la normovolémie, restauration du volume interstitiel, normalisation du transport en oxygène et du métabolisme cellulaire… La restauration rapide d’une pression de perfusion tissulaire adéquate semble prévenir le syndrome de défaillance multiviscérale. Cependant la normalisation de certains paramètres hémodynamiques comme le débit cardiaque ne permet pas, chez l’animal, de rétablir une perfusion tissulaire normale au sein de nombreux tissus (territoire splanchnique, rein, peau, muscle) [13-14]. 433 434 MAP AR 2000 C’est pourquoi de nombreux auteurs recommandent encore l’administration d’un remplissage vasculaire massif, voire l’obtention de valeurs hémodynamiques supranormales afin de limiter les risques d’ischémie tissulaire [15-16]. Des études plus récentes rapportent cependant une aggravation de la morbidité et de la mortalité, chez les patients réanimés de façon à atteindre ces buts thérapeutiques [17-18]. De même, les études cliniques réalisées dans le service ont montré que l’expansion volémique massive était un critère prédictif de survenue de syndrome de défaillance multiviscérale [19] et que la réduction du remplissage vasculaire initial par l’administration précoce de vasopresseur permettait de diminuer la morbidité post-traumatique et de réduire la durée de séjour en réanimation [20]. 2.4. EN PRATIQUE L’hypotension artérielle post-traumatique étant liée à une hypovolémie vraie (pertes sanguines) et relative (vasoplégie d’origine neurologique ou inflammatoire), son traitement logique associe donc l’administration de remplissage vasculaire, de vaso- Hypotension Hypololémie vraie Obstructive Drainage pleural péricardique Hypovolémie relative Vasoplégie Pertes hémorragiques Neurologique Hémostase chirurgicale remplissage QSP pour PAS ≥ 90 mmHg* Inflammatoire Vasopresseurs Dopamine 10 µg.kg -1.min-1 * en l’absence d’hypertension intracrânienne associée Figure 2 : Prise en charge thérapeutique des hypotensions artérielles posttraumatiques. presseurs et l’hémostase chirurgicale ou l’embolisation de la lésion responsable de l’hémorragie (Figure 2). Nous administrons des vasopresseurs dès que la PAS reste < 80 mmHg après 500 mL de remplissage. A ce stade très précoce, la dopamine est la plus souvent utilisée, à la dose de 10 µg.kg-1.min-1 en raison de sa mauvaise tolérance en cas d’hypovolémie associée (apparition d’une tachycardie délétère qui sera corrigée par un arrêt transitoire de la perfusion de dopamine et par le remplissage vasculaire). La dopamine et le remplissage vasculaire sont ensuite administrés de façon à maintenir la PAS ≥ 80 à 90 mmHg QUEL OBJECTIF THERAPEUTIQUE HEMODYNAMIQUE FAUT-IL SE DONNERA? tant qu’il n’existe pas de signes de mauvaise tolérance hémodynamique (persistance d’une tachycardie importante, oligo-anurie, acidose lactique, ischémie myocardique). La persistance d’une hypotension artérielle impose la mise en place d’un monitorage hémodynamique. L’échocardiographie transœsophagienne (ETO) est l’examen de choix car il est peu invasif et facilement réalisable sans interférer avec la prise en charge du patient. Elle permet l’évaluation en temps réel des performances cardiaques, aide au diagnostic d’hypovolémie par la mesure des surfaces télédiastolique et télésystolique du VG [21] et permet d’éliminer une composante obstructive à l’hypotension artérielle. Elle complète enfin le bilan lésionnel (recherche de lésion vasculaire aortique). A défaut, la mise en place d’un cathéter de Swan-ganz donne accès à la mesure du débit cardiaque et des pressions de remplissage et permet d’ajuster la thérapeutique (remplissage vasculaire, augmentation des vasopresseurs, adjonction d’inotropes positifs). CONCLUSION Le polytraumatisé grave présente fréquemment une hypotension artérielle d’origine mixte, hypovolémique et vasoplégique. Le traitement précoce de la composante vasoplégique de l’hypotension artérielle post-traumatique permet d’ajuster le remplissage vasculaire et diminue la morbidité liée au traumatisme sévère. En l’absence d’études évaluant les paramètres hémodynamiques optimum, c’est la tolérance clinique qui fixe la valeur des objectifs hémodynamiques thérapeutiques à atteindre. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1] Demling R, LaLonde C, Saldinger P, Knox J. Multiple-organ dysfunction in the surgical patient: pathophysiology, prevention, and treatment. Curr Probl Surg 1993;30:345-414 [2] Van Niekerk J, Goris RJA. Management of the trauma patient. Clin Intens care 1990;1:32-6 [3] Moore FA, Haenel JB, Moore EE, Witehill TA. Incommensurate oxygen consumption in response to maximal oxygen availability predicts postinjury multiple organ failure. J Trauma 1992;33:58-67 [4] Smail N, Descorps-Declère A, Duranteau J, Vigue B, Samii K. Left ventricular function after severe trauma. Intensive Care Med 1996;22:439-42 [5] Bishop MH, Shoemaker WC, Appel PL, Wo CJ, Zwick C, Kram HB, Meade P, Kennedy F, Fleming AW. 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