REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003
ne suggère que le travail de l’anthropologue doive se cantonner à une analyse
textuelle (la critique des stratégies rhétoriques que les anthropologues emploient
afin de persuader les lecteurs de la véracité de leur propos), et rappelle que la
recherche n’existe pas sans une enquête empirique1. C’est dans le travail de terrain
que les principes herméneutiques prennent tout leur sens. Par conséquent,
écartons d’emblée cette lecture de la «description dense » dont les vertus
polémiques dépassent le cadre d’un débat intellectuel, et abordons une théorie
dont les concepts ou les schèmes ne trompent pas quant à leurs influences et
références2: la culture comme assemblage de textes, l’écriture ethnographique
comme fiction3…
Les deux termes de la distinction de Ryle4fondent cette première esquisse
d’une épistémologie anthropologique qui n’est qu’un moment dans la réflexion
de Geertz, car très vite il renoncera à ces notions pour privilégier d’autres oppo-
sitions: concepts proches de l’expérience et concepts éloignés de l’expérience, par
exemple5. L’oubli de ces concepts dans ses textes ultérieurs contraste avec le
retentissement et les échos qu’a connus ce texte, quasi-manifeste d’une anthro-
pologie interprétative. La première forme de description chez Ryle relève de ce
qui est observable en dehors de toute information contextuelle et la seconde, à
un niveau logique supérieur, renvoie à une information enrichie d’éléments
indigènes aux textes classiques de la discipline. L’autorité à laquelle prétend l’ethnographe n’est pas très
différente de la domination colonialiste qui est à l’origine de la discipline. Et cette forme de domination im-
périaliste ne trouve d’issue à leurs yeux que dans «la réflexivité, le dialogique, l’hétéroglossie, la conscience rhé-
torique de soi, [etc.]» (Cf. C. Geertz, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, trad. D. Lemoine, Paris,
A.-M. Métailié, 1996; particulièrement «Ici» le chapitre conclusif).
1.Les travaux de Geertz ne se réduisent en aucun cas à des réflexions épistémologiques, bien au contraire, il a
exploré plusieurs «terrains» à Bali, à Java et au Maroc. Nous renvoyons le lecteur à un des textes les plus connus
de Geertz dans lequel il met en application la description dense: C. Geertz, «Jeu d’enfer. Notes sur le com-
bat de coqs balinais» trad. L. Evrard, Le Débat, n° 7, 1980; repris dans C. Geertz, Bali. Interprétation d’une
culture, Paris, Gallimard, 1986.
2.Il est d’ailleurs intéressant de noter que la plupart des penseurs sur lesquels Geertz s’appuie n’apparaissent
pas explicitement dans ses textes. Les figures de Ricoeur, Gadamer ou Foucault sont éludées, au nom d’un
principe qui «conduit les sciences dites humaines à renouer avec les Humanités et à leur «voler» leurs
ressources langagières autant que leur style d’intelligibilité» comme le dit André Mary.
3.C. Geertz, «La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture» op. cit., p. 80: «Pratiquer
l’ethnographie c’est comme essayer de lire (au sens de «construire une lecture de») un manuscrit étranger,
défraîchi, plein d’ellipses, d’incohérences, de corrections suspectes et de commentaires tendancieux, et écrit
non à partir de conventions graphiques normalisées, mais plutôt de modèles éphémères de formes de
comportement.»
4.G. Ryle, «The Thinking of Thoughts, What is Le penseur doing?», in Collected Papers, Londres, Hutchinson,
t. II, 1971.
5. C. Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, trad. D. Paulme, Paris, PUF, 1986, pp. 71-90.
104