POESIE, PHILOSOPHIE, SAGESSE Jean-MichelBUÉE LU.F.M. de Grenoble ourquoi et comment la Logique de la Philosophie en vient-elle à parler de sagesse? Pourquoi en vient-elle, dans son chapitre final à lier sens et sagesse,en affirmant que penser le sens, c'est aussi penser I'homme u QUi, dans son existenceconcrète, est le sens >, c'est-à-direle sage? Pour le comprendre, peut-être faut-il partir de la façon dont la philosophies'est comprise, c'est-à-diredu rapport complexequi la lie à la poésie. Rappelonsd'abord, afin d'éviter tout malentendu,que le terme poésie ne désigne pas ici " I'art des rimes, des mesures,du verbe bien choisi et bien placé " (LP, 421). La poésie, que Weil nomme aussipoésie fondamentale(LP, 422), est à entendredans une acceptionà la fois " plus large u et u plus profonde u, où u elle n'est pas affaire de gens doués et de talent " (lbid.) : elle est u création spontanée" (LP, 421) de sens dans le langage ; ou plus exactement elle est le langage lui-même en tant que spontanéitécréatrice ; ou encore, elle est " I'homme même ,, (LP, 422), c'est-à-direI'homme en tant qu'animal parlant, pour qui le langagen'cst ni un objet ni un instrument, mais le milieu à I'intérieur duquel il se rapporte à tout ce qui est. Parler de poésie,c'est simplementrappeler que I'homme se rapporteà la réalité en tant qu'être parlant, ou si I'on préfère, c'est rappeler que pour I'horrrme, il n'est de réalité que saisie dans un r46 JEAN-MICHELBUEE langage qui lui donne un sens. En un mot, la poésie n'est autre que le fait du sens, et c'est elle qui, en rendant ce fait visible à la philosophie, lui permet aussi de se comprendre : en apercevantdans le langage le lieu où le sensse crée, la philosophieen vient à apercevoirqu'elle est, elle, celui où le sens se pense ; autrement dit, la science du sens, le discours qui comprend que tout discours a affaire au sens et que dans la cohérencede chacun de ses discours, I'homme ne vise qu'à retrouver la présencedu sens, l'unité immédiate, la coïncidenceantérieure à toute séparation et à toute différence dont la spontanéitéde son langage est le lieu. Mais en même temps, la philosophie saisirait-elle I'importance de la poésie et pourrait-elle y découvrir sa propre catégorie, si la poésie n'était pas son autre, c'est-à-dire le miroir dans lequel elle aperçoit I'image inversée d'elle-même ? Ce rapport spéculaire traduit la distance qu'a instauré le parcourscatégorialentre discourset langage,ou, si l'on préfère, il renvoie au fait que le discours s'est libéré de l'illusion qui I'habite, de cette illusion sanscesserenaissantequi consisteà croire qu'il lui suffirait de se refermer sur sa propre cohérencepour y retrouver la présenceconcrète à laquelle donne immédiatementaccèsle langagepoétique. Dans la catégorie du sens, c'est cette distancequi se pense, sous la forme de l'écart entre sens formel et sens concrets, écart qui en interdisant leur coïncidence interdit aussi à la philosophie d'être autre chose qu'un discours formellement cohérent, le discours dans lequel se dit I'unité formelle des multiples sens concrets que I'homme a créés dans la spontanéitéde son langagepoétique. En thématisantce lien d'extrême proximité et de distance infinie qu'est son lien à la poésie, la philosophie comprend qu'elle n'est pas pour I'homme le lieu de la présence et du contentement : il peut certes s'y comprendre, mais il ., n'y trouve rien à prendre " (LP,435), aucun contenu concret qui viendrait combler son désir de satisfaction et de présence. Or, qu'en résulte-t-il ? Que ce désir serait vain ? Et qu'il faudrait y renoncer pour se contenter, d'un côté, d'un discours cohérent mais vide, et de I'autre, d'une satisfactionpleine et entière, mais incommunicable ? Ou plutôt que cette dualité, bien qu'irréductible, peut cependantêtre dépassée? Et que I'homme peut trouver le contentement, non dans le discours, mais par le discours, au moyen du discours, en parvenant à une satisfactionqui se situe au-delà de la philosophie, mais à laquelle la philosophie et elle seule peut donner accès? Il est évident que ce contentement capable d'unir cohérence et sentiment, sans pourtant constituer la synthèsede la philosophie et de la poésie, n'est rien d'autre que ce que la tradition philosophique a toujours désigné sous le nom de sagesse.Mais il est tout aussi évident que I'idée de sagessene suffit pas, en tant que telle, à résoudre le problème de la POÉSIE,PHILOSOPHIE,SAGESSE r47 satisfactionconcrète que I'homme peut attendre de la philosophie. Elle lui permet uniquement de le poser, en disposantd'un concept, d'une catégorie, qui nomme cette satisfactionet qui permet d'en parler, mais sans que I'on sache exactementce que I'on désigne par là, ni même si I'on désignebien quelquechose.Autrementdit, en parlant de sagesse,en introduisant I'idée de sagesse,la philosophie a simplement abouti à un paradoxe : elle parle de quelquechose, d'un contentementqu'elle nomme sagesseet elle renvoie ainsi à ce qui est à ses yeux le plus concret, mais pourtant elle semblene rien dire, n'énoncerqu'une abstractiondont le seul contenuest une absencede contenu,un vide qui, loin de révéler ce qu'est réellementla sagesse,semble au contraire n'en signifier que I'inexistence et l'irréalité. Est-ce à dire que I'idée de sagesseserait une illusion et la sagesseun néant ? Et qu'en cherchantà concilier cohérenceet présencela philosophie ait réellementabouti à rien, à un conceptqui n'est qu'un non-concept,au vide de l'impensable? [æ logicien peut certes se rassureren se tournant vers I'histoire de la philosophie, et en y découvrantque la difficulté à laquelle il se heurte n'est ni arbitraire, ni accidentelle,puisque tous les philosophesI'ont rencontrée: toujours lorsqu'on tente de la saisir dans le discours, la réalité de la sagessese dérobe ; toujours le discours la rend visible, mais comme un lieu impensableautantqu'inaccessible,un aboutissementauquel il n'aboutit jamais, " dans le prolongementdu chemin qui y mène sansy arriver, au-delàd'un gouffre insondableet qu'aucun pont ne franchit " (LP,434). Mais, loin de résoudrela difficulté, cette remarque ne semble qu'en confirmer le caractèreinsoluble. Parlerait-onen effet de chemin qui ne mène nulle part, de gouffre et d'abîme, serait-on obligé d'avoir recours à ce langage" poétique", si le discoursne paraissait,ici se heurter à ses propres limites ? Mais en même temps, ces limites, comment en rendre compte si, comme la catégoriedu sens l'a montré, la sagessene peut se confondreavec la poésie,puisqu'ellesupposece à quoi celle-ci a renoncé, c'est-à-dire le concept, I'universalité du discours, la raison et la cohérence? Il faudrait peut-êtrese résigner et déclarer que la sagessen'est qu'un leurre, si I'origine même de ces difficultés ne pouvait nous mettre sur la voie de leur solution. Car, ces difficultés, d'où viennent-elles? Non des limites du discours, comme le voudrait le penseur du fini qui, pour en rendre compte invoque I'abîme séparantI'Etre de l'étant, le discours du langage ou la philosophiede la poésie. Mais, plus prosaïquement,de la parce que façon dont le problème est posé. La sagesseparaît insaisissable son concept ne correspondà aucun contenu concret. Mais devrait-il en avoir un ? Et n'est-cepas simplementun contresensque de chercherà lui en assigner un ? N'est-ce pas oublier que si la sagesseest au-delà du 148 JEAN-MICHELBUÉE discours, cela exclut précisémentqu'on puisse la définir par un discours, au moyen d'une catégorieparticulière du type de celles qui permettent à la philosophiede saisir les divers sensconcretsdont son discoursest I'explicitation ? La sagessese montre introuvable,mais c'est parce qu'on veut la trouver là où elle n'est pas et où elle ne peut jamais être. Autrement dit, non parce qu'on la cherche au moyen du discours, cornme le croit la penséedu fini, mais parce qu'on la cherche dans le discours, au sein du discours, ou sur le plan du discours : c'est la philosophiequi parle de la sagesse; c'est elle qui pose le problème de son existence. C'est elle encore qui peut en énoncerla solution. Mais elle n'est pas cette solution. Et c'est ce qu'elle a perdu de vue en s'attribuantune autonomieillusoire, en oubliant que le sens est une abstraction,une forme, que la penséesaisit en la détachantdu concret, mais qui n'existe que dans ce conc.ret,c'est-àdire dans la vie d'hommes en chair et en os, qui ne sont pas des abstractions,mais vivent et agissentréellementdans une histoire réelle. Ce simple rappel suffit pour qu'apparaissela solution du problème : la sagesseexiste bien, mais elle n'est ni un discours, ni un langage,parce qu'elle est de I'ordre de la vie : elle est le sens, et le sens révélé par le discours, non le sens créé par la poésie, mais le sensconcrètementvécu, dans la singularitéd'une vie individuelle. Autrementdit, elle est attitudeet attitude qui se montre au discours comme catégorie et comme catégorie formelle parce qu'elle ne se définit pas par un contenu particulier, mais par une unité : elle est I'unité vécue du discours et de la vie, la coincidence du discours et de la siruation, réalisée ici et maintenant, dans le concret d'une existencehumaine, et réalisablepar n'importe qui, n'importe où, à n'importe quel moment de I'histoire : il suffit en effet pour cela que I'homme veuille vivre son discours et réaliser le sens de son existence,ce qu'il peut faire quel qu'en soit le contenu, car I'important n'est ni ce contenu, ni la réussite ou l'échec de I'entreprise. Mais simplement que pour cet homme, la vie ait un sens, une orientation clairement révélée par son discours et à laquelle il puisse se tenir sans confusion, en sachantce qui compte à ses yeux. La difficulté semble ainsi avoir disparu : la sagesseest bien une catégorieformelle, mais elle n'es[ plus une catégorie vide. Elle existe sous la forme de multiples sagesses concrètesqui, ici, ne se définissentplus par la particularitéd'un cbntenu, mais par le fait que le discours s'y réalise, en permettantà I'individu de mener une existencesensée. Est-ce là pourtant, la solution définitive ? On peut remarquer que le texte qualifie de " reprises )' ces sagessesconcrètes(LP, 437), en ajoutant un peu plus loin, à propos de I'action que celle-ci est bien " la sagessela plus haute ,n, mais seulement" dans le premier sens du mot " (LP, 438). N'est-ce pas avouer que la difficulté initiale n'a pas disparu, et qu'elle s'est simplement déplacée ? Car, si la sagesseest bien catégorie et POÉSIE,PHILOSOPHIE,SAGESSE t49 attitude, sagessevécue et sagessepensée,I'est-elleen même temps et pour le même homme ? Et apparaît-elleen tant que sagesseà celui qui la vit ? De toute évidence,ce n'est pas le cas, car I'essentielpour cet homme, ce n'est nullement le fait que son existence ait une orientation ; mais son contenu, le contenu de cette orientation, le sens particulier et concret qui la définit. Autrement dit, il est sage, mais pour un autre, aux yeux d'un autre qui, lui, pense la sagessemais qui ne fait aussi que la penser. Car la penséedu sens de I'existence ne suffit pas à donner un sens à I'existence de celui qui la pense.Ce dernier voit la sagessedes autres, mais il la voit à partir d'un horizon qui semble impliquer qu'il y ait renoncé pour lui-même, et la séparationdu formel et du concret resurgit sous I'aspect d'un dilemme. De deux chosesI'une en effet : ou bien I'homme cessede suivre le chemin du discours, en renonçant librement à sa liberté, en s'enfermant dans la particularité d'un point de vue, et il peut retrouver la présenceet la présenceconcrète,mais au prix du sacrificede I'universel ; ou bien il se refuse à ce sacrifice, et il accèdeà I'universel, c'est-à-direà la penséede I'universel, mais celui-ci n'est qu'un universel formel, une forme vide, incapable de conférer la moindre orientation à son existence concrète. S'agit-il cependantd'un dilemme réel ? Ou sommes-noussimplement retombés dans I'une de ces pseudo-contradictionsque crée la pensée dès qu'elle projette sur le plan abstraitdu discoursce qui dans la vie concrète se concilie parfaitement ? L'universel du sens appraît vide. Mais à qui ? On répondrait : au particulier, c'est-à-direà I'homme qui vit en fonction de la particularité d'un contenu concret, si cet homme pouvait le saisir. Mais c'est là précisémentce dont il est incapable,puisquepour lui, c'est son propre particulier qui est I'universel et le seul universel. Aussi le sens dans son universalité ne se montre-t-il en tant que tel qu'à I'homme qui le pense. Mais cet homme le penserait-ilréellement si dans son existence concrète il ne s'était pas détachéde tout contenu particulier ? Non qu'il se soit détachédu monde, ou qu'il s'en soit retiré. Mais, tout en continuantà vivre dans le monde, il a cessé d'être exclusivement préoccupé par sa propre existence. Il a cessé de s'y rapporter en fonction de la seule recherched'un but ou d'un contenu capablede lui assignerun sens déter-. miné ; ou si I'on préfère, il s'est détaché de I'horizon des catégories concrètes, dans lesquellescette existence acquiert un sens particulier, qui définit une sagesseparticulière, distincte des autres sagessesconcrètement possibles.Autrement dit, I'homme qui s'est ouvert au sens, I'homme qui pense le sens en tant que sens est aussi I'homme qui n'est plus obnubilé par la question du sens concret de son existenceen tant qu'être fini, non parce que ce serait là une question dénuéed'intérêt, ou d'importance, mais 150 JEAN-MICHELBUEE simplement parce qu'il s'agit à ses yeux d'un problème résolu. Ce qui veut dire que pour cet homme, le sens est bien formel. Mais aussi qu'il n'est ni un vide, ni une absence.Il est au contraire la présencemême : pour I'homme concret qui le pense, et qui le pense en tant que formel, le sens a cesséde signifier une absencede contenu. Il est, en tant que sens formel, présence et présence concrète : ou si I'ort préfère, pour cet homme, " la penséede la présenceest en elle-mêmela présencedans la pensée,et le formel pensé comme formel se révèle dans sa pureté comme présenceconcrète,qui ne serait pas penséesi elle n'était pas, (LP,435). Ou encore, et pour le dire plus simplement,il a atteint la sagesse. On comprend ainsi I'insistancedu texte sur le fait que le sage ait cessé d'être un individu enfermé dans sa particularité (LP, 437, 438) et sur I'u ouvertup " (LP, 442) qu\ le caractérise.Il u a cesséde se penser pour penser (LP, 437) ; il est I'homme pour qui le sens est présent parce que, tout en demeurant un être fini, inséré dans la particularité d'un monde, il est parvenu grâce au discours et dans ce monde, à se libérer de sa finitude et de sa particularité, et par là de I'horizon qui reste encore celui de la philosophie lorsqu'elle saisit sa propre catégorie, de cet horizon qui consiste à n'envisager I'universel et I'infini que comme I'autre ou le négatif du particulier et du fini. Le sage est I'homme qui a accompli réellement, concrètement, dans sa vie, ce mouvement d'ouverture et de libération qu'il pense en pensantle sens. Autrement dit, I'homme qui s'est réellement détaché de la poésie, et ainsi de toute nostalgie de la présence immédiate, I'homme qui est parvenu au contentementparce qu'il a cessé de demander à la philosophie ce qu'elle ne peut jamais offrir, parce qu'il sait qu'ayant choisi le discours et I'actior, * il ne peut pas chercher à la fois la présence immédiate et la raison agissante , (LP, 439). Ayant renoncé à trouver la présencedans le discours, et s'étant aussi refusé à y revenir dans le langage, il la retrouve par le discours, et dans la vie. Cette présence ne diffère pas, en soi, de celle à laquelle la poésie donne immédiatement accès. Elle est contentement vécu et satisfaction indicible, ou si I'on préfère, elle n'est rien d'autre que la vérité qui, considéréeen elle-même est silence. Il s'agit, pourtant, d'une présence retrouvée, et pour I'homme qui la retrouve, la vérité n'est plus un fond, ce fond originaire dont il s'était détaché en parlant. Elle est ce à quoi il a abouti, autrement dit un résultat, u le résultat de la philosophie pour le philosophe (LP, 438), le résultat auquel il est parvenu en se libérant " réellement de sa particularité, en sorte que pour lui vérité et liberté ont cesséde s'opposer : la liberté est et se sait libené * en véritê " (LP,439), et la vérité n'est que la * réalisationde la liberté " (LP, 440) ; elle est ce à I'intérieur de quoi la liberté se réalise et se sait réalisée, autrement dit I'universel concret et positif du sens existant, I'infini de la réalité qui, en POESTE. PHILOSOPHIE.SAGESSE 151 I'homme, se révèle à elle-même comme totalité sensée,comme Cosmos un et compréhensibleà I'intérieur duquel se déploie sa vie d'être raisonnable et toujours fini : la sagesseest " I'attitude dans laquelle I'homme ne se sacrifie plus à I'universel, mais est la réalité penséedans son universalitéu (LP, 438), elle est " la présenceconcrètedu monde réel dans l'homme qui vit dans le discours complètementdéveloppé" (LP, 440). On pourrait parler de theoria ou de vue du sens, comme Weil le fait ailleurs. Mais le dernier chapitre de la Logique de la Philosophie évite ce langage. Sans doute pour dissiper toute confusion avec la catégorie de l'objet. Mais aussi, et c'est la même chose, parce que cette vue n'est pas séparabledu mouvement qui y conduit et dans lequel elle se vit réellement et concrètement.Le sage a cesséde penser I'infini à partir du fini. Il voit tout fini dans l'infini, mais c'est dans le fini que I'infini existe. Aussi le sens ne se montre-t-il dans la vue que pour s'expliciter au sein du discours et exister concrètementdans la vie. Il est clair que cela peut se faire en tout sens concret, mais aussi que seul réussit à le savoir, I'homme pour qui le sens concret de I'existence est celui en lequel tous les autres se rassemblent,c'est-à-direI'homme de I'action, qui sait certesque l'histoire n'est pas achevée et que la présence, concrètement, est toujours à réaliser ; mais qui sait aussi, parce que dans la sagesseil s'est détachéde cet horizon particulier qu'est encore I'horizon de l'action elle-même,que, étant toujours à réaliser, la présencen'est plus à venir, mais est ( présente au fond de sa réalisation" (LP,438). Comme le dit la Philosophiemorale, " ce qui est à venir est présent, précisément parce qu'il est toujours à venir " (PM, 219). Finalement, la sagesseest donc vie ; elle est n la vie de I'homme raisonnable " (LP, ibid.), la vie u dans le sens pensé " (LP, 437), c'est-à-direla vie de I'homme qui sait qu'en lui, et pour autantqu'il se veut raisonnable, I'universel concret du sens auquel il a accédédans la vue, est et est toujours. Poésie et sagessesont deux modalités de la même présence. Et pourtant elles sont I'envers I'une de I'autre. La première est la satisfaction de I'individu. Elle est immédiateté, vécue dans le sentiment et exprimée dans un langage singulier et incommunicable,qui u ne peut pas donner un sens à la vie ordinaire " (LP, 438), et qui, tant que I'histoire n'est pas réellement achevée, reste " I'extraordinaire " (ibid.), un " écla1 " (LP,. 436), auquel I'homme n'accède que par exception. La seconde est la satisfaction de I'homme raisonnable, qui se vit dans I'histoire, dans Ie monde de tous et de chacun, en une vie à laquelle tout homme peut accéderpour autant qu'il acceptede s'orienter par le discours au sein d'un monde dont le sens finit par se montrer à celui qui suit jusqu'au bout la voie de I'universalité et de la cohérence. Elles sont coïncidence I'une et I'autre, mais la première est fermeture, la seconde ouverture : elle est t52 JEAN.MICHELBUEE I'ouverture du fini à I'infini et de I'infini au fini, réaliséedans la singularité d'une vie concrète. La sagessen'est pas la synthèsede la philosophieet de la poésie. Et c'est pourquoi elle reste une possibilité à laquelle I'individu ne parvient que s'il s'y décide. Mais pour le sage,elle est possibilitéréelle et réalisée, parce qu'en lui le mouvementdu discourss'est achevé.Autrement dit, la philosophie demeure I'autre de la poésie, mais cohérenceet présence, sentiment et discours ne sont plus antinomiques. Les deux couples d'opposés ont cesséde se confondre, et la philosophie, dans cette pensée de la sagesseexistante,s'est délivrée de I'illusion ultime qui la menace,de cette illusion qui consiste à absolutiserson propre discours en en pensant I'ouverture sur le mode de la fermeture, en oubliant que ce discours est réel, qu'il existe concrètementet que le sens qui s'y pense peut devenir concret pour I'homme qui le pense. Dans la vie du sage, la différence qui séparesens et vérité, discours et langage, philosophie et poésie, cette différence qui est liberté, a trouvé son accomplissement.Aussi n'est-elle plus malheur et perte irréparable, mais contentement et présence. L'homme s'y est libéré de la nostalgie de I'originaire, et par là, il n'a fait qu'assumerpleinementson choix initial de I'universel et de la raison : en cessantd'être fascinépar la poésie, il s'est libéré de sa propre violence, de cette violence dont la singularité et I'immédiateté du langage poétique gardent toujours la trace, même si elle parvient à s'y sublimer en y acquérantun sens.