Crise et urgence à l’adolescence
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De l’urgence
àl’adolescence
L’adolescence inquiète, elle est devenue équivalente à crise ou danger.
Emmanuelli (2009) cite Jean-Jacques Rousseau pour qui l’adolescence
apparaît comme un temps de crise ayant de longues infl uences, deman-
dant attention et temps au pédagogue: «Cet âge ne dure jamais assez pour
l’usage qu’on doit en faire, voilà pourquoi j’insiste sur l’art de le prolonger.»
Ainsi, dès le
XVIII
e
siècle, l’adolescence a la réputation d’être une période
dangereuse pour l’individu et la société. L’époque moderne, elle, valorise
l’urgence, notamment à travers les médias: l’urgence est démonstratrice,
elle conjoint le danger encouru et la réponse magique et salvatrice. Adoles-
cence et urgence ont au moins en commun de représenter aujourd’hui des
mythes dans la société.
L’urgence
Elle se défi nit par le fait d’interpeller des acteurs de l’urgence, dans l’espace
social, en préhospitalier, pour aboutir le plus souvent au service des
urgences.
Une société de l’urgence
Le contexte actuel est celui d’une prime à l’urgence et/ou à la crise. Émo-
tion, passion, colère, impulsivité, favorisées par la transmission instanta-
née de la communication, ne sont plus de mauvaises conseillères, comme
l’enseignent les philosophes. Elles représentent la vérité, non travestie
par les usages sociaux, non adoucie par les rituels de politesse (existe-t-il
encore de la politesse en urgence?), sortant de la bouche de la crise et/ou
de l’urgence. Le sujet lui-même dira «J’étais en colère» ou encore «Je suis
vénèr». Inutile de lui opposer trop rapidement une traduction clinique en
termes d’agressivité ou de violence, tandis qu’émotion et colère sont valori-
sées. Pour beaucoup, urgence et/ou crise permettent de dire «ce qu’on a sur
le cœur», de faire sortir ce qui est caché, inconnu à soi-même et pourtant
vrai. Dans le langage commun, elles comportent la dimension d’une vérité
nécessaire et qui éclate.
Aubert et Roux-Dufort (2004) donnent une défi nition empruntée à
FrancisJaureguiberry (université de Pau): «L’urgence naît toujours d’une
double prise de conscience: d’une part qu’un pan incontournable de la
réalité relève d’un scénario aux conséquences dramatiques ou inaccep-
tables et, d’autre part, que seule une action d’une exceptionnelle rapidité
peut empêcher le scénario d’aller à son terme.» Pour Le Breton (2002) ,
la notion de «crise» rapportée à l’adolescence traduit essentiellement le
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De l’urgence àl’adolescence
contraste entre les aspirations du jeune et les possibilités de réalisation
offertes par la société où il vit. Ce ne sont plus les frontières du licite et de
l’illicite qui servent de critères, mais celles du possible et de l’impossible,
défi ées par le jeune. À la brigade des mineurs, Bonaventure (2002) assimile
l’urgence, situation susceptible de danger immédiat ou de se reproduire, et
son évaluation, selon les données mises à disposition. L’urgence est ainsi
qualifi ée par l’appelant et l’interlocuteur s’engage dans l’urgence à répon-
dre, sans agir obligatoirement. Pour le juge Hardouin (2002) , l’urgence
est défi nie par la nécessité de réponse dans les 24heures. Elle impose un
triage aboutissant au choix de l’orientation, une fois déterminés le degré
d’urgence et l’évaluation du danger. La notion de danger est sous-jacente
à toutes les situations. L’urgence indique un dépassement des possibilités
du sujet ou de son entourage à résoudre une diffi culté, et nécessite écoute
et évaluation. L’appel à l’autre est alors un appel à protection. L’urgence
est devenue un spectacle. Elle est pourtant une occasion à saisir pour pren-
dre le temps d’une réponse adaptée, tenant compte de la situation dans
sa globalité, sans céder à la tentation d’une réponse immédiate ( Leblanc
etal.,2002 ).
La notion d’urgence dépend du contexte sociologique du moment. D’une
part, la tolérance aux souffrances et aux tensions se modifi e et, d’autre part,
les progrès scientifi ques permettent de stigmatiser le retard d’intervention
devenu néfaste. La société a organisé des circuits de l’urgence. Dans une
recherche en santé publique sur les inégalités géographiques et sociales du
système de santé en France, Morel (2008) s’intéresse à l’inégalité sociale
d’accès aux soins d’urgence. Dans ce contexte d’une société valorisant
l’urgence, les rapports de la société avec l’adolescence se modifi ent. Les
conduites adolescentes servent de modèle, voire de référence, peut-être
pour alimenter les fantasmes d’éternité ( Cosseron,2009 ). Le changement
devient une valeur, ainsi que le rapport de l’individu au besoin et au désir.
L’expérimentation est mise en avant aux dépens de la réfl exion. Tempora-
lité, compromis, élaboration, renoncement et refoulement sont dénoncés.
Prévaut alors l’exigence du tout/tout de suite, si caractéristique de l’adoles-
cence, mais aussi valeur de consommation socialement reconnue.
Urgence et psychiatrie
Qu’est-ce qui relève de l’urgence?
Morel (2008) défi nit l’urgence sanitaire comme «l’ensemble des demandes
de soins non programmées, exprimées quotidiennement par la population,
qui font l’objet d’une prise en charge médicale ou non par les acteurs de
l’urgence, ces urgences pouvant parfois mais pas nécessairement terminer
leur course au sein d’un établissement de soins». Cette défi nition rompt
avec les représentations habituelles qui ne pensent qu’en termes d’urgence
vitale, alors même que les urgences ressenties (légères, relatives) repré-
sentent la majorité des situations rencontrées sur le terrain par les profes-
sionnels. Elle a l’inconvénient de mettre en scène des demandes de soins
n’aboutissant pas obligatoirement à une prise en charge médicale ou un
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établissement de soins, dont on peut se demander alors qui les qualifi e de
demande de soins. Delvenne (2008) s’éloigne d’une acception de l’urgence
élargie au sentiment d’urgence. Elle la restreint strictement à des situations
médicales, chirurgicales ou psychiatriques qui nécessitent une prise en
charge et une réponse thérapeutique rapides et précises (tentatives de sui-
cide, intoxications, sevrages, états psychotiques aigus) car le pronostic vital
est engagé, avec une hospitalisation au décours dans 40% des cas pour les
violences accidentelles ou volontaires. Certes, l’urgence comportementale
et l’urgence vitale constituent une évidence pour tous, et les circuits mis
en place par la société pour y répondre permettent une prise en charge
immédiate du danger, que le recours soit sanitaire (SAMU) ou d’ordre public
(police). Mais aujourd’hui, et ce depuis le rapport Steg (1989) , l’urgence res-
sentie par l’un des protagonistes du drame en train de se jouer n’est plus
distinguée de l’urgence à risque vital si ce n’est comme un débat ancien ou
ayant pour but les économies de coût de la santé. L’urgence ressentie ne
défi nit-elle pas une crise à l’issue incertaine, qui pourrait évoluer vers une
urgence vitale si aucune réponse n’est donnée?
Plusieurs équipes ont également travaillé sur l’urgence à l’intérieur d’une
prise en charge. En cours d’hospitalisation, une crise secondaire peut s’ins-
taurer du fait de la perte de confi ance vis-à-vis du dispositif thérapeutique,
en même temps qu’elle attaque la cohérence du fonctionnement de
l’équipe. Ainsi en est-il de la «crise de la sortie »: sortie momentanément
impossible, et en même temps poursuite de l’hospitalisation négative pour
le patient,ou inversement sortie qui s’impose par l’impact négatif de l’hos-
pitalisation, malgré les risques majeurs encourus notamment du fait de
l’entourage. De nombreuses prises en charge éducatives se reconnaîtront
dans cette crise de la sortie qui alimente nombre de situations d’urgence
psychiatrique ( Rist et Plantade,2002 ). En cours de traitement psychothé-
rapique cette fois, Hochmann (1983) valorise l’advenue de crises et note
leur utilité: «Quête d’un stimulus, d’un processus informatif qui déséqui-
libre un système voué autrement à l’entropie; mise en place d’un système
d’alliance entre famille et soignants; recherche de modalités nouvelles de
compréhension de la situation vécue par le malade et les siens; pas de rou-
tine pour les soignants.» Si le psychothérapeute dramatise une telle crise, il
cesse le traitement et adresse aux urgences. Il serait préférable qu’il affronte
une telle situation de déséquilibre, mais en a-t-il la possibilité?
L’urgence est multiple
À travers une unité apparente, celle du danger supposé et de l’épuisement de
l’environnement entraînant le recours à une institution qui procure l’apai-
sement, les situations d’urgence sont multiples. Cela annonce l’importance
d’une investigation différenciée et approfondie, au-delà des apparences des
actes réels ou allégués.
Dans son expression
Le recours à l’urgence exprime ou théâtralise un malaise qui couvait depuis
quelque temps. L’urgence s’exprime quand le danger inquiète. Elle représente
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le sommet émergé de l’iceberg de la crise: «Il y a urgence à parler quand la
mort rôde.» ( Stein,1990 ) Cela correspond à deux catégories:
l’exacerbation comportementale, auto- ou hétéro-agressive, échelonnée
selon des menaces verbales, menaces contre les objets, menaces contre les
personnes;
le sentiment de mort imminente qui caractérise l’angoisse, quelle que
soit la nosographie associée.
Ces deux catégories d’urgence dépeignent tantôt l’état du patient dési-
gné, tantôt celui d’une personne de l’entourage porteuse de la demande.
Colin etal. (1993) rapportent que toutes les catégories de la nosographie
sont concernées; les états d’agitation sont une dominante mais le registre
nosographique n’est pas un facteur pertinent d’indication. Il synthétise ces
situations comme des cliniques du passage à l’acte, corrélées au refus de
soins.
Dans ses facteurs déclenchants
S’il y a lieu de les rechercher pour dénouer l’urgence, il serait impossible
de tous les décrire tant ils sont disparates. On relève les situations de perte
ou de deuil, les situations de stress émotionnel, les ruptures de traitement.
Parfois, ce sont des facteurs anodins pour un regard extérieur, hautement
signifi ants pour un individu donné, par exemple l’irruption d’un membre
de la famille ou encore les éléments du quotidien considérés par l’entou-
rage comme prodromiques d’une crise, ainsi ce jeune homme qui achète
un billet de train pour Marseille à chaque début de décompensation. Les
facteurs déclenchants ne sont pas des facteurs étiologiques; ils correspon-
dent soit à une circonstance extérieure dépassant les capacités d’adaptation
du sujet ou du groupe, soit à la lecture par l’entourage d’une circonstance
ou d’un comportement apparemment anodin. L’urgence met en scène un
« sujet dont les défenses s’effondrent ou s’hypertrophient, donc [d’]un
changement ou [d’]une rupture qui signifi e un échec du développement de
la personnalité et qui risque de l’aggraver, et [d’]un groupe familial, éducatif
ouautre, qui ne parvient plus à équilibrer ses échanges, ses liaisons, de vie ou
de mort, ce dans un contexte variant de la sollicitude au rejet réciproque,
rupture encore» ( Du Pasquier,1993 ).
Dans les pathologies ou les symptomatologies comorbides
Depuis les anciennes descriptions de Mâle (1969) – «troubles d’expression
diverse: crises névropathiques; mythomanie; labilité de la personnalité;
réactions anorexiques ; névrose d’angoisse ou névrose d’échec ; dépres-
sion » –, tous les auteurs rapportent l’éventail des catégories nosogra-
phiques repérées dans les situations d’urgence, sans en privilégier une. En
portant l’accent sur les aspects dimensionnels plutôt que sur la nosogra-
phie, étant donné la vulnérabilité et la tendance à l’agir, Du Pasquier etal.
(1993) rapportent que la clinique sous-tendant l’urgence psychiatrique à
l’adolescence recèle toujours un risque auto- ou hétéro-agressif. Cependant,
la sémiologie de l’état processuel qui détermine le contexte d’urgence doit
être appréciée à sa juste valeur. L’urgence en psychiatrie ne se défi nit pas
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par un diagnostic car elle les embrasse tous, à condition que s’y ajoute la
note d’agitation ou la note d’angoisse. Les urgences psychiatriques corres-
pondent classiquement à quatre situations: les crises réactionnelles à un
événement, les moments aigus d’une pathologie psychiatrique connue ou
inaugurale, les troubles comportant un aspect somatique intriqué ou causal
et les demandes urgentes pour une situation ancienne, parfois appelées
urgences surajoutées (Guedj, 2008).
Liée à l’aspect familial avec délégation de la problématique adulte
sur l’adolescent
Selon Emmanuelli (2009) , l’importance de la famille serait accrue actuelle-
ment dans le développement de l’adolescence, dans la mesure où les rituels
de passage ont quasiment disparu ou n’auraient qu’une portée locale, pour
un adolescent donné, sans signifi cation suffi samment portée par le corps
social. Marcelli et Braconnier (1980) ont décrit de longue date une crise
parentale, en miroir de la crise adolescente, de même que Ladame (1984)
et Prosen etal. (1981) . En particulier, on peut dire que, pour le parent, la
remémoration de son adolescence (ou la reviviscence de son propre pro-
cessus d’adolescence selon Gutton,2000 ) peut déployer un désir demaî-
trise, avec projection d’une histoire familiale antérieure (dette venue de
ses propres parents). Il s’ensuivra des diffi cultés de différenciation avec
l’adolescent, dont toute tentative d’indépendance sera dévalorisée au sein
de la famille. Dans le traitement de l’adolescent aux urgences, de nombreux
auteurs pointent le rôle de la famille. Étant donné l’impact de la famille sur
l’étiologie, l’identifi cation et le traitement des problèmes de santé mentale
de l’adolescent, Londino etal. (2003) rapportent l’importance de l’évalua-
tion familiale dans un contexte d’urgence, quelles que soient les situations
cliniques. La compréhension de la contribution de la famille amènerait à
un diagnostic plus adapté et à des dispositions thérapeutiques plus appro-
priées.
Dans les intervenants, l’entourage et les professionnels
L’ensemble du groupe social est concerné par l’adolescence. Beaucoup, en
dehors même des parents, peuvent estimer nécessaire une demande urgente
de soins. Le rôle de l’environnement a été abordé par les anthropologues;
ainsi Emmanuelli (2009) note le rôle central des facteurs sociaux pour ce
qui se joue à cette période. La tension et les contraintes seraient dans notre
civilisation même, et non du fait des transformations physiques que subit
l’enfant: «Les apports de l’anthropologie comme ceux de l’histoire permet-
tent de montrer que l’organisation de la société, la manière dont elle offre
une mise en scène agie, rituelle et conventionnelle aux problématiques de
l’adolescence, en limitent la portée potentiellement désorganisante, et les
conséquences individuelles et sociales.»
La multiplicité de l’entourage impliqué dans l’urgence pose la question
de qui demande les soins. La capacité de l’adolescent à développer des
relations externes à la famille et à «déléguer son Moi» ( Jeammet,1980 )
entraîne, dans les cas les plus normaux, une effervescence de la néofamille
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