éléments pour une approche de la philosophie ortéguienne de la crise
revista de história da arte n.
o 12 – 2015126
1 « L’homme n’a pas de nature – répète Ortega y
Gasset à de maintes reprises – mais il a une his-
toire ». Contrairement à l’animal, l’homme ne com-
mence jamais rien par lui-même, mais poursuit,
continue ce qui était déjà là. « […] le tigre d’au-
jourd’hui n’est ni plus ni moins que le tigre d’il y
a mille ans : il étrenne l’être tigre, il est toujours
un premier tigre. Mais l’individu humain n’étrenne
pas l’humanité. […] L’homme n’est pas un pre-
mier homme, il n’est pas un éternel Adam ; il est
formellement un deuxième homme, un troisième
homme, etc. » [Ortega y Gasset 2004-2010, VI,
74]. D’où le fait qu’Ortega y Gasset pense l’exis-
tence dans les termes d’une préexistence fonda-
mentale : « l’individu humain, en naissant, absorbe
toutes ces formes de vie [qui le précèdent] ; il en
assimile la plus grande partie, il en rejette d’autres.
Le résultat est que, dans l’un ou l’autre cas, il se
constitue, positivement ou négativement, par ces
modes d’être homme qui étaient là avant sa nais-
sance. Cela mène à une étrange condition de la
personne humaine que nous pouvons appeler son
essentielle préexistence. Ce qu’un homme ou une
œuvre de l’homme est ne commence pas avec son
existence, mais, dans sa plus grande portion, le
précède. L’homme se trouve préformé dans la col-
lectivité où il commence à vivre. Ce se précéder à
soi-même en grande partie, cet être avant d’être,
donne à la condition de l’homme un caractère
d’inexorable continuité. Aucun homme ne com-
mence à être homme ; aucun homme n’inaugure
l’humanité, mais tout homme continue l’humain
qui existait déjà » [Ortega y Gasset 2004-2010,
VI, 359]. Nous ne soulignons momentanément
que cette idée d’une préexistence radicale. Nous
reviendrons plus loin sur cette « irréductible conti-
nuité » dont parle Ortega y Gasset ici.
2 Sur ce point, voyez l’article de Saturnino Alva-
rez Tarienzo, qui montre avec finesse comment
Ortega y Gasset identifie pensée de la crise et
philosophie d’une part, pensée de la crise et
définition même de l’exister humain historique
d’autre part (Alvárez Turiento 1994, 34).
3 A faire, ou devoir faire.
4 Nous opérons ce découpage dans un souci de
clarté. Précisons cependant qu’Ortega y Gasset
qui fonde le propre de l’homme1, tenter de comprendre l’histoire, c’est d’emblée
s’approcher de ce qui fait que l’homme est homme. Les dimensions épistémolo-
giques et anthropologiques se font donc écho tout au long de cette recherche,
d’une importance telle qu’Ortega y Gasset en viendra à redéfinir son projet phi-
losophique tout entier par rapport au concept de crise2.
Nous pouvons distinguer, chez Ortega y Gasset, deux manières d’appréhender la
question de la crise. Il procède tout d’abord négativement : la crise n’est pas une
catastrophe ou un cataclysme ; elle n’est aucunement liée à des notions comme
celles de faillite, de disparition ou de mort (Ortega y Gasset 2004-2010, X, 410) ;
elle ne comporte rien de triste, ne s’accompagne d’aucun danger, ne véhicule rien
de péjoratif (Ortega y Gasset 2004-2010, IV, 332). Mais ensuite, le philosophe
madrilène cherche également à donner un contenu positif à la notion de crise.
C’est ainsi qu’il affirme que la crise est le « moteur de l’histoire » (Ortega y Gasset
2004-2010, X, 410). A l’instar de cette « heureuse maladie de croissance » dont
parle le philosophe espagnol pour désigner la crise des principes, la crise historique
apparaît comme un « changement positif » qui permet l’avènement de nouveaux
possibles : elle marque de manière dynamique la pulsation de l’histoire (Ortega y
Gasset 1961, 72).
Force est de constater que cette tentative de donner un contenu positif à la défi-
nition du terme de crise semble entrer en contradiction avec la manière dont le
philosophe madrilène décrit l’homme qui vit la crise. En effet, celui-ci apparaît
comme un homme sans convictions, désorienté, inquiet et perdu. Celui dont la vie
consiste en une pure activité, un « drame », ou quehacer3, ne sait plus quoi faire. Ce
qu’il entreprend – fait, sent, pense et dit – est pensé sur un mode fantomatique :
c’est d’un spectre de faire, de sentir, de penser et de dire qu’il s’agit désormais.
L’homme vit une vie vide d’elle-même, instable, inconsistante, une « vita minima »
(Ortega y Gasset 2004-2010, IV, 422). Les époques de crise, ces « situations ter-
ribles » marquées par le malaise et la confusion, mènent ces acteurs de l’histoire
que sont les hommes à la paralysie.
Examinons précisément cette apparente contradiction entre ces deux aspects de
la définition de la crise, et tentons de comprendre en quel sens on peut dire de
la crise qu’elle est le moteur de l’histoire, alors même qu’elle semble impliquer
un tel passage à vide pour l’homme. Il convient pour cela de se pencher très
attentivement sur la manière dont se déroule la crise, entendue par Ortega y
Gasset comme un processus transitionnel dont nous avons choisi de distinguer
trois moments4.
Le premier moment concerne l’avènement de la crise, lequel est d’abord pensé
chez le philosophe madrilène en termes de possibles. A ce niveau, nous pouvons
distinguer deux cas de figure. Dans le premier cas, la crise advient par épuise-
ment des possibles, c’est-à-dire lorsqu’une forme historique est venue à bout de
toutes les possibilités qu’elle contenait en elle. Ortega y Gasset examine ce type
de situation dans Autour de Galilée (Ortega y Gasset 2004 -2010, VI, 367 -506),
lorsqu’il dit de la crise qui traverse l’Europe au XXe siècle qu’elle est causée par