Arbitragem Científica Peer Review Résumé Abstract

Data de Submissão
Date of Submission
Out. 2014
Data de Aceitação
Date of Approval
Fev. 2015
Arbitragem Científica
Peer Review
Nuno Miguel Proença
CHAM, Faculdade de Ciências Sociais e Humanas, Universidade Nova de Lisboa,
Universidade dos Açores
Paulo Tunhas
Instituto de Filosofia
Faculdade de Letras, Universidade de Porto
mots-clés
ortega y gasset
crise
sens de l’histoire
chaos
continuité
key-words
ortega y gasset
crisis
meaning of the history
chaos
continuity
Résumé
La thèse que nous soutenons et que nous nous proposons de démontrer dans cet
article est que la crise, chez Ortega y Gasset, loin d’instituer une rupture dans le
processus de l’histoire, et de menacer ainsi sa continuité, en est la condition de
possibilité. L’hypothèse que nous nous proposons de vérifier est que l’idée même
d’un « sens » de l’histoire – nous reviendrons sur la manière bien particulière dont
le philosophe madrilène entend cette expression – est garantie par la crise. Nous
explorerons pour cela très précisément la tension qui réside entre l’affirmation or-
téguienne selon laquelle la crise est le moteur de l’histoire d’une part, et la descrip-
tion à laquelle procède le philosophe madrilène de l’homme en crise comme acteur
de l’histoire paralysé d’autre part.
Abstract
Our idea is that crisis, far from constituting a break in the process of history, threat-
ening therefore its continuity, is its condition of possibility. The assumption we would
like to test is that the very idea of a “meaning” of the history – we will come back
to the manner in which the Madrid philosopher accepts that expression – is guar-
anteed by crisis. This will be very precisely done by exploring the tension prevailing
between the orteguian’s claim that crisis is the motor of history, on the one hand,
and the way the Spanish thinker describes the man in crisis, as a paralysed actor of
history, on the other.
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anne bardet
Centre Prospéro – Langage, Image et Connaissance
Université Saint-Louis – Bruxelles
« On parle de décadence, de crise, etc. Mais c’est dire très peu. On n’a encore
jamais clairement défini ce qu’est une “décadence” historique. A première vue,
il semble qu’il s’agisse d’une idée claire et sans équivoque ; mais lorsqu’elle
veut la saisir, la main se referme sur un nuage. »
(Ortega y Gasset 2004-2010, IV, 7).
A partir du constat fréquemment réitéré chez ses contemporains d’une « déca-
dence » européenne, ou « crise » de l’Europe – des notions qu’il pense aussi bien
dans leurs déterminations historiques et culturelles, que politiques, économiques,
idéologiques et morales –, Ortega y Gasset s’interroge sur le sens même du terme
de crise, au point que cette recherche s’impose assez rapidement comme une des
préoccupations centrales de son œuvre. Lenjeu dune telle définition est de taille :
outre le fait que le concept de crise devrait permettre d’appréhender le processus
historique, son mouvement, ses rouages, cest la question même de la définition
de l’homme qui est en jeu ; car « cachée à nos regards, cette réalité terrible est là,
en nous ; d’une certaine manière, nous la sommes » (Ortega y Gasset 2004-2010,
IV, 7). Il va de soi que ce double enjeu n’est pas scindé, et que les deux angles
d’approche selon lesquels le philosophe espagnol entend mener sa recherche sont
éminemment liés. En effet, dans la mesure où, chez Ortega y Gasset, l’homme est
fondamentalement défini comme un être historique, au point que l’histoire est ce
éléments pour
une approche
de la philosophie
ortéguienne
de la crise
éléments pour une approche de la philosophie ortéguienne de la crise
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1 « L’homme n’a pas de nature – répète Ortega y
Gasset à de maintes reprises – mais il a une his-
toire ». Contrairement à l’animal, l’homme ne com-
mence jamais rien par lui-même, mais poursuit,
continue ce qui était déjà là. « […] le tigre d’au-
jourd’hui n’est ni plus ni moins que le tigre d’il y
a mille ans : il étrenne l’être tigre, il est toujours
un premier tigre. Mais l’individu humain n’étrenne
pas l’humanité. […] L’homme n’est pas un pre-
mier homme, il n’est pas un éternel Adam ; il est
formellement un deuxième homme, un troisième
homme, etc. » [Ortega y Gasset 2004-2010, VI,
74]. D’où le fait qu’Ortega y Gasset pense l’exis-
tence dans les termes d’une préexistence fonda-
mentale : « l’individu humain, en naissant, absorbe
toutes ces formes de vie [qui le précèdent] ; il en
assimile la plus grande partie, il en rejette d’autres.
Le résultat est que, dans l’un ou l’autre cas, il se
constitue, positivement ou négativement, par ces
modes d’être homme qui étaient là avant sa nais-
sance. Cela mène à une étrange condition de la
personne humaine que nous pouvons appeler son
essentielle préexistence. Ce qu’un homme ou une
œuvre de l’homme est ne commence pas avec son
existence, mais, dans sa plus grande portion, le
précède. L’homme se trouve préformé dans la col-
lectivité où il commence à vivre. Ce se précéder à
soi-même en grande partie, cet être avant d’être,
donne à la condition de l’homme un caractère
d’inexorable continuité. Aucun homme ne com-
mence à être homme ; aucun homme n’inaugure
l’humanité, mais tout homme continue l’humain
qui existait déjà » [Ortega y Gasset 2004-2010,
VI, 359]. Nous ne soulignons momentanément
que cette idée d’une préexistence radicale. Nous
reviendrons plus loin sur cette « irréductible conti-
nuité » dont parle Ortega y Gasset ici.
2 Sur ce point, voyez l’article de Saturnino Alva-
rez Tarienzo, qui montre avec finesse comment
Ortega y Gasset identifie pensée de la crise et
philosophie d’une part, pensée de la crise et
définition même de l’exister humain historique
d’autre part (Alvárez Turiento 1994, 34).
3 A faire, ou devoir faire.
4 Nous opérons ce découpage dans un souci de
clarté. Précisons cependant qu’Ortega y Gasset
qui fonde le propre de l’homme1, tenter de comprendre l’histoire, c’est d’emblée
s’approcher de ce qui fait que l’homme est homme. Les dimensions épistémolo-
giques et anthropologiques se font donc écho tout au long de cette recherche,
d’une importance telle qu’Ortega y Gasset en viendra à refinir son projet phi-
losophique tout entier par rapport au concept de crise2.
Nous pouvons distinguer, chez Ortega y Gasset, deux manières d’appréhender la
question de la crise. Il procède tout dabord négativement : la crise n’est pas une
catastrophe ou un cataclysme ; elle n’est aucunement liée à des notions comme
celles de faillite, de disparition ou de mort (Ortega y Gasset 2004-2010, X, 410) ;
elle ne comporte rien de triste, ne saccompagne d’aucun danger, ne véhicule rien
de péjoratif (Ortega y Gasset 2004-2010, IV, 332). Mais ensuite, le philosophe
madrilène cherche également à donner un contenu positif à la notion de crise.
C’est ainsi qu’il affirme que la crise est le « moteur de l’histoire » (Ortega y Gasset
2004-2010, X, 410). A l’instar de cette « heureuse maladie de croissance » dont
parle le philosophe espagnol pour désigner la crise des principes, la crise historique
apparaît comme un « changement positif » qui permet l’avènement de nouveaux
possibles : elle marque de manière dynamique la pulsation de l’histoire (Ortega y
Gasset 1961, 72).
Force est de constater que cette tentative de donner un contenu positif à la défi-
nition du terme de crise semble entrer en contradiction avec la manière dont le
philosophe madrilène décrit l’homme qui vit la crise. En effet, celui-ci appart
comme un homme sans convictions, désorienté, inquiet et perdu. Celui dont la vie
consiste en une pure activité, un « drame », ou quehacer3, ne sait plus quoi faire. Ce
qu’il entreprend – fait, sent, pense et dit – est pensé sur un mode fantomatique :
cest dun spectre de faire, de sentir, de penser et de dire qu’il sagit désormais.
L’homme vit une vie vide delle-même, instable, inconsistante, une « vita minima »
(Ortega y Gasset 2004-2010, IV, 422). Les époques de crise, ces « situations ter-
ribles » marquées par le malaise et la confusion, mènent ces acteurs de l’histoire
que sont les hommes à la paralysie.
Examinons précisément cette apparente contradiction entre ces deux aspects de
la définition de la crise, et tentons de comprendre en quel sens on peut dire de
la crise quelle est le moteur de l’histoire, alors même qu’elle semble impliquer
un tel passage à vide pour l’homme. Il convient pour cela de se pencher très
attentivement sur la manière dont se déroule la crise, entendue par Ortega y
Gasset comme un processus transitionnel dont nous avons choisi de distinguer
trois moments4.
Le premier moment concerne l’avènement de la crise, lequel est d’abord pensé
chez le philosophe madrilène en termes de possibles. A ce niveau, nous pouvons
distinguer deux cas de figure. Dans le premier cas, la crise advient par épuise-
ment des possibles, cest-à-dire lorsqu’une forme historique est venue à bout de
toutes les possibilités quelle contenait en elle. Ortega y Gasset examine ce type
de situation dans Autour de Galilée (Ortega y Gasset 2004 -2010, VI, 367 -506),
lorsqu’il dit de la crise qui traverse l’Europe au XXe siècle quelle est causée par
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éléments pour une approche de la philosophie ortéguienne de la crise
ne propose qu’implicitement le schéma que nous
exposons ici.
5 Sur cette métaphore du cadre, voyez : Martinez
Carrasco 2009, 229.
6 Le concept de vigueur, vigencia, est tout à fait
central dans la pensé de José Ortega y Gasset. Il
s’applique exclusivement à la croyance. Et c’est
en tant qu’une croyance est en vigueur qu’elle
définit une époque, ou forme historique. La
croyance en vigueur suppose en effet toute une
série d’usages. Sur cette question de l’usage,
voyez : Acevedo Guerra 1990, 25&sq.
le fait que la posture moderne, adoptée en 1600, a épuisé toutes ses possibilités.
« Retranchée dans ses derniers confins, [elle] a découvert sa propre limitation, ses
contradictions, son insuffisance » (Ortega y Gasset 2004-2010, VI, 410). Une sen-
sation de stagnation domine, emchant de voir de nouveaux possibles, et cest en
ce sens que la posture moderne, dit Ortega y Gasset, est une position « épuisée »,
« caduque ». Mais la crise peut aussi survenir lorsque les possibles que l’homme a
en tête sont freinés par une circonstance qui le limite et ne lui permet pas de les
accomplir ; dans ce second cas, cest d’un excès de possibles qu’il sagit. La crise
trouve alors son origine « dans le fait que l’homme se noie dans sa propre abon-
dance » (Ortega y Gasset 2004-2010, VIII, 257-258). Le sentiment de décadence
est alors lié à une sensation d’étroitesse. Ainsi, Ortega y Gasset écrit : « la sensation
d’amoindrissement, d’impuissance qui pèse indéniablement ces années-ci sur la
vitalité européenne, se nourrit de cette disproportion entre l’intensité du potentiel
européen actuel et le cadre de lorganisation politique dans lequel il doit agir »
(Ortega y Gasset 1961, 200). Puis il conclut : « le pessimisme, le découragement
qui pèse aujourd’hui sur l’âme continentale ressemble beaucoup à celui de loiseau
aux grandes ailes qui, en battant l’air, se blesse contre les barreaux de sa cage »
(Ortega y Gasset 1961, 201). Cette limitation peut être ressentie sur un terrain
politique, mais aussi sur un plan intellectuel (Ortega y Gasset 1961, 201) ou éco-
nomique (Ortega y Gasset 1961, 203) par exemple. Dans tous les cas, la crise surgit
dans l’écart entre « une capacité accrue » et « une organisation vieillie, à l’intérieur
de laquelle elle ne peut plus se développer à l’aise » (Ortega y Gasset 1961, 204).
Il convient néanmoins de distinguer labsence de la surprésence des possibles.
Dans le premier cas, le regard de lacteur de l’histoire, loin de se projeter vers le
futur, reste tourné vers un psent ankylosant ; dans le second cas, son regard se
heurte à un cadre vital qui, délimitant strictement lépoque, restreint le champ des
possibles5. Il est important de noter que dans les deux cas, la crise tient au manque
de panorama historique, et que les conséquences sont les mêmes : l’épuisement
comme lexcès des possibles mènent au rejet des croyances en vigueur6. Ce rejet
signe lentrée de plain pied dans la période de crise proprement dite.
Car les croyances constituent le sol de lexistence. Dans la mesure où le système
de convictions est un plan qui permet à l’homme de se promener de par le monde
avec une certaine sécurité, et où ce sysme se trouve précisément ébranlé en
période de crise, l’homme se sent perdu. Sans ordre, il tente des mouvements
de toutes parts, mais jamais pleinement convaincu de ce qu’il entreprend. C’est
ainsi qu’Ortega y Gasset écrit : « dans les époques de crise, on ne sait pas bien
ce qu’est l’homme, parce quen effet, il n’est rien décisivement ; aujourd’hui,
il est une chose, et le lendemain, une autre. Imaginez un individu qui, dans
la campagne, perd comptement lorientation : il fera quelques pas dans une
direction, puis quelques autres dans une autre direction, peut-être dans une
direction opposée. Lorientation, les points cardinaux qui dirigent nos actes
sont le monde, nos convictions sur le monde. Et cet homme de la crise s’est
retrouvé sans monde, à nouveau offert au chaos de la pure circonstance – dans
éléments pour une approche de la philosophie ortéguienne de la crise
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7 Ce terme est malheureux ici. En effet, Orte-
ga y Gasset répète à plusieurs occasions que si
l’on a des idées, on est dans des croyances. Il
montre par là que, loin du rapport qu’il entre-
tient avec ses idées – en les formant, notamment
–, l’homme n’est aucunement à distance de ses
croyances. Il est à ce point pris en elles qu’il ne
se rend pas compte du fait qu’elles le portent, et,
jusqu’à un certain point, le conditionnent. Insis-
tons cependant : ce conditionnement n’est à au-
cun moment pensé par Ortega y Gasset comme
un déterminisme. Cf infra.
8 Nous reviendrons dans un instant sur ce « tou-
jours », qui semble véhiculer l’idée que le fait
de perdre est condition sine qua non de la vie
humaine.
9 C’est en ce sens que Saturnino Alvárez Tarienzo
souligne le fait que la crise porte en elle « l’as-
pect biographico-historique d’un manque d’iden-
tité » (Alvárez Tarienzo, 1994, 39).
10 Nous faisons ici référence au texte qu’Ortega
y Gasset écrit en hommage à Cassirer en 1935 :
L’Histoire comme système (Ortega y Gasset
2004-2010, VI, 45-81).
une désorientation lamentable » (Ortega y Gasset 2004-2010, VI, 422-423).
Cette désorientation, doube d’une impossibilité à agir, caractérise ce que nous
considérons comme étant le second moment de la crise : « le panorama histo-
rique devient obscur et chaotique ; l’inquiétude et l’insécurité semparent de
la socté et des consciences, et le développement normal de la vie sen trouve
fortement rendu difficile » (Martinez Carrasco 2009, 225). Il importe néanmoins
de noter que la perte des croyances n’équivaut pas à une absence de croyances.
Car elles sont à ce point fondamentales qu’il est impossible de ne pas en avoir7.
« Vivre, cest toujours, qu’on le veuille ou non, être dans une conviction quel-
conque, croire quelque chose sur le monde et sur soi-même » (Ortega y Gasset,
1945, 148). En revanche, dans la mesure où le rejet des croyances en vigueur
n’implique pas la constitution de nouvelles croyances – cest là que surgit toute
la dimension chaotique de la crise –, les croyances dans lesquelles il se trouve
désormais sont strictement négatives : il ne croit simplement plus à ce qui était
en vigueur jusque là. L’homme se trouve si désorienté lorsqu’il baigne dans ces
croyances négatives qu’il va jusqu’à perdre son identité : en période de crise,
« cette entité homme dont lunique réalité consiste à se diriger vers une cible,
soudain – mais peut-être en dernière instance, toujours8 – se trouve sans cible,
et cependant devant aller, aller toujours… Où ? Où aller quand on ne sait où ?
Quel chemin prendra l’égaré ? Quelle direction, celui qui s’est perdu ? » (Ortega
y Gasset 1989, 156). Lunique réalité de l’homme – ce strict mouvement daller
vers – est en danger ; son identité, dans la mesure où elle consiste justement
en une série de variations, est menacée par cette paralysie9. On voit à nouveau
ici à quel point la crise affecte l’homme en son centre. La crise n’appart pas
comme un simple changement. Elle atteint l’homme au plus profond. C’est sur ce
point que la crise est distinguée du « changement normal » par Ortega y Gasset :
« une crise historique est un changement de monde qui se différencie du chan-
gement normal par ce qui suit : ce qui est normal, cest qu’à la figure du monde
en vigueur pour une génération, succède une autre figure du monde un peu
distincte. Au système de convictions d’hier succède un autre aujourd’hui – avec
continuité, sans saut ; ce qui suppose que larmature principale du monde reste
en vigueur au travers de ce changement, ou seulement légèrement modifiée. Il y
a crise historique quand le changement de monde qui se produit consiste en ce
que, au monde ou système de convictions de la génération antérieure, succède
un état vital dans lequel l’homme se retrouve sans ces convictions, et donc sans
monde » (Ortega y Gasset 2004-2010, VI, 421-422). La crise, plus quun simple
changement de cap, implique donc la disparition du monde. Toute la question
devient de savoir comment cette disparition de monde, cette perte d’iden-
tité, ces croyances négatives qui régissent une vie humaine au regard ankylosé,
peuvent être compatibles avec l’idée ortéguienne selon laquelle l’histoire forme
un système – doù, dailleurs, le titre de l’une de ses œuvres10.
Le philosophe madrilène insiste sur ce point à de nombreuses reprises : l’histoire
est stricte continuité, elle n’admet pas de sauts ni de ruptures. Malgré les catas-
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