DÉCLIN DE LA PHILOSOPHIE Comme institution de la culture, la philosophie, depuis un siècle au moins, connait un déclin assez comparable à celui du christianisme. Les facultés de philosophie, comme celles de théologie d'ailleurs, n'attirent plus à l'Université qu’un nombre restreint d'étudiants. Il apparait avec évidence que la philosophie ne peut plus maintenant être pratiquée comme un métier ou une profession. Il n'y a plus une philosophie, mais des philosophies multiples, qui ne se rejoignent pas toujours, qui toutes ne communiquent pas entre elles et qui se rattachent souvent à une science ou à un groupe de sciences particulières. Dans ce cas, on pourrait dire qu'elles relèvent de la science elle-même, dont elles sont un prolongement. Ce phénomène est comparable à celui qui affecte la religion. La « mort de Dieu », qui n'est évidemment pas acceptée par tous, n'a pas fait disparaitre les Églises, mais elle les a fait décliner comme institutions. Parallèlement, « la » philosophie a éclaté comme système, comme grand discours permettant de tout comprendre, d'assigner à chaque être et à chaque évènement sa place dans la totalité. Mais il ressurgit ici et là des petits discours philosophiques, ponctuels, fragmentaires, lacunaires, à prétentions limitées. Le sens de l'entreprise philosophique a donc changé substantiellement, et l'homme ou la femme qui s'adressent de nos jours à la philosophie pour trouver un substitut à ce que les grandes religions offraient jadis, est sûr d'être déçu. La philosophie est devenue incapable par elle-même de transformer la vie. Il faut qu'elle passe pour cela par la politique. Mais dans ce domaine, les effets sont lents à venir, et parfois ils sont désastreux. Contrairement à la religion, qui est capable de donner de la profondeur et du sens au quotidien en l'enveloppant dans un vêtement de mystère, en l'insérant dans un cadre mythique, en le poétisant par sa mythologie ou son histoire ancienne, en promettant des expériences vécues, parfois étranges et merveilleuses (on les dit « mystiques »), la philosophie, elle, enseigne à douter et à critiquer tout ce qui se fait. Elle a même plutôt tendance à retirer les individus du présent, de l'action, et cela a pour effet parfois d'appauvrir leur esprit plutôt que de l'enrichir. Chose certaine, elle brise le charme qui enveloppe la science et la technique, tout comme elle brise le charme propre aux mythes et aux discours religieux ; elle désenchante le monde et refroidit tous les enthousiasmes, ce qui néanmoins a des effets bénéfiques. Un discours philosophique est encore possible de nos jours, mais il ne faut pas vouloir que ce soit celui d'une pure raison énonçant de pures vérités, car une pure raison ne parle pas. Il faut des personnes pour parler. La parole – et celle de la philosophie n'est pas en cela différente de celle de la vie quotidienne – jaillit de problèmes qui surgissent, où se manifestent des sentiments, des croyances, des intérêts, des engagements, qui infléchissent, déforment même la pensée de celui qui parle, même lorsqu'il fait tout ce qu'il peut pour atteindre la plus pure vérité. C'est pourquoi ce discours appelle le dialogue. Son but n'est pas tant d'attraper le vrai que d’ouvrir vers lui un accès, il est de garder l'esprit vivant, de le maintenir en éveil, de lui faire surmonter les obstacles qu'il rencontre sur sa route, de le déprendre des mirages ou des illusions que fabriquent nos passions, nos partis pris, nos préjugés. La philosophie aujourd’hui ne consiste plus à surmonter le monde au moyen d'un système de pensées, mais plutôt à l'affronter et à rechercher le moyen d'en libérer son esprit. Elle est un défi qui se pose de multiples façons et qui vise pour l'intelligence humaine, à garder le ciel dégagé audessus de notre âme, à maintenir vivantes et actives nos puissances d'aimer, d'admirer, de créer, et même de croire, car il est évident que si la philosophie enseigne à douter, ce n'est pas pour aboutir au scepticisme et au nihilisme qui paralysent l'esprit. Elle vise plutôt à nous orienter vers une foi ou des croyances lucides, conscientes d'elles-mêmes et de leurs limites. Dans un pareil contexte, le christianisme a cessé d'être l'ennemi, comme il le fut à une certaine époque, quand il a fallu que l'Église laisse entrer dans la culture les sciences expérimentales et la démocratie. Face aux assauts que ces sciences, la technique et les grands appareils bureaucratiques ne cessent de porter contre ce qu'il y a encore d'humain dans les hommes et les femmes, la religion serait plutôt l'amie ou l'alliée. Religion et philosophie ne se confondent pas cependant. Le discours de la foi – car la foi a besoin d'un discours – n'est pas justifiable parfaitement par la raison. Les rapports de la raison et de la foi devraient être pensés sur le mode de la complémentarité, ce qui signifie à peu près : autonomie entière pour chacune, mais échange, dialogue, jeu entre elles, un jeu dans lequel chacune trouve son profit. Ici il n'est peut-être pas inutile de rappeler que, comme dans le cas de n'importe quel couple de complémentaires, si l'un des deux nie à l'autre son droit à l'existence, il se condamne par le fait même à se transformer en cet autre, ce qui ne va pas sans monstruosité. On sait assez à quoi ressemble une religion qui nie à la philosophie ses droits : elle devient ellemême une philosophie dérisoire et délirante. Mais une philosophie qui nie à la religion ses droits se change elle-même en un système de dogmes, de vérités tenues pour intangibles, autrement dit en une pseudo religion rigide et étroite. En fonction de cette même loi, certains scientifiques, à qui il arrive encore de nier à la religion et à la philosophie leurs droits respectifs, transforment le savoir scientifique en une sorte de super savoir ou de religion philosophique. Plus précisément, ils proposent un « humanisme » qui vise à remplacer les deux adversaires qu'ils ont disqualifiés injustement. Mais regardons de plus près ce phénomène. Comme la science est faite par des humains et des humains seulement, il apparait tout naturel aux scientifiques qu'elle doit être faite pour les humains. Rien n'est plus constant en effet que ces déclarations humanistes ou humanitaristes chez les scientifiques. Cependant, que signifie l'être humain dans ce contexte ? Une espèce naturelle capable de faire de la science, capable d'explorer le monde avec des représentations mentales et des outils de plus en plus sophistiqués, de plus en plus puissants. Cet humain, tout en étant tourné vers le monde, centré sur le monde, est néanmoins coupé de lui, coupé de la nature, et la distance entre lui et elle augmente toujours. En conséquence, il n'y a plus qu'une norme morale qui puisse servir à cet homme « scientifique » : son bienêtre. Bienêtre matériel ou physique, mais aussi mental, intellectuel et spirituel. D'où l'hédonisme, qui est sans conteste la morale du monde actuel. Son principe s'énoncerait ainsi : ce qui contribue au bienêtre des personnes est bon, et ce qui n'y contribue pas est mauvais. Or ce bienêtre semble fuir devant nous, dans la mesure exacte où nous faisons effort pour l'atteindre. Il ressemble à la carotte pendue au bout d'un bâton attaché au dos de l'âne qui court après elle. Aussitôt qu'avec un outil technique nouveau nous réussissons à produire un bienfait certain, nous découvrons ensuite qu'il a des effets imprévus, ou que le changement intervenu dans le milieu crée des malaises ailleurs, qu'il faut maintenant essayer de combattre. Nous sommes ainsi constamment jetés hors de nous-mêmes, à la recherche d'une satisfaction qui nous fuit ou nous déçoit plus rapidement que prévu. De plus, le mouvement de la science est tel que cet individu est constamment jeté vers l'avenir. Le passé ne signifie plus grand-chose pour lui : il est ce dont il s'arrache, ce qu'il fuit. Cet individu est d'ailleurs incapable de comprendre les hommes du passé, vivant non seulement dans des conditions de vie tout autres, mais se concevant eux-mêmes et concevant le monde d'une façon tout autre. L'humanisme scientifique est hédoniste et optimiste. Optimiste au sens où il tient toujours l'homme pour innocent, quoi qu'il fasse. La notion de faute, de péché, de culpabilité n'a plus guère de signification. Celle d'erreur l'a remplacée, ou encore celle de maladie. Quoi qu'il arrive, si quelque chose ne marche pas comme cela était prévu, soit il y a une erreur à déceler et à corriger, soit il y a un malade à soigner ou à éliminer. C'est le cas par exemple de ces grands malades que sont les terroristes. L'existence s’en trouve ainsi simplifiée. La science est tout autant pouvoir que savoir : elle n'est d'ailleurs savoir que dans la mesure où elle est pouvoir, et c'est pourquoi le mal l'appelle et la fascine. Pour le faire disparaitre, elle est prête à liguer tous les hommes et femmes de bonne volonté. L'humanité est bonne, pense-telle, et si la nature est méchante pour nous parfois, c'est parce que nous ne la comprenons pas encore, mais cela viendra. En attendant, il faut faire tout ce que nous pouvons. D'un point de vue scientifique, le seul devoir qui existe consiste à tout faire ce qu'on peut pour détruire tout ce qui ne peut pas se justifier rationnellement. De même que le pouvoir délimite le savoir, c'est lui aussi qui détermine le devoir. Tout ce que l'on peut faire doit être fait. Et cela dans la perspective du bienêtre humain, sinon immédiat, du moins futur. La culpabilité ne se laisse donc pas éliminer aussi facilement qu'il apparait à première vue, quand on la tient pour une invention saugrenue de la pensée religieuse, laquelle, pour un esprit positif, est une pensée enfantine ou même infantile. De fait, si le chrétien vit en essayant de « se sauver », c'est-à-dire, en pratique, en s'efforçant d'échapper au péché et à la culpabilité, l'homme actuel, quant à lui, vit pour se justifier et pour s'acquitter de sa responsabilité envers l'humanité. Ayant le pouvoir d'agir, il doit agir et procurer aux humains le bienêtre. La recherche du bienêtre par la science a un caractère moral, mais non métaphysique. Le monde est pour elle un lieu d'action, il n'est pas qu'un lieu de jeu et de plaisirs, d'épreuves et de larmes. Une telle conception de la vie n'est pas « rationnelle ». Le bienêtre que la science se fait fort de procurer aux habitants de la planète en est un qui devrait leur permettre de vivre rationnellement, pour ne pas dire scientifiquement. Elle ne peut pas libérer les personnes pour autre chose que la science elle-même. Entre la science et l'humanité se noue ainsi une relation circulaire : l'une est au service de l'autre pour que celle-ci soit au service de celle-là. Autant dire que la connaissance est la finalité de l’existence. La première conséquence de cette conception est la recherche de l'universalité. La science en effet ne peut appuyer sa propre universalité que sur celle du sujet qui la porte. Ce qui signifie que, sans recourir à Dieu, elle posera que tous les humains sont égaux, parce qu'elle-même est valable également pour eux tous. Cependant de l'égalité de tous les êtres humains à la solidarité concrète avec certains d'entre eux, il y a un pas à franchir. Or la science le franchit et le franchira toujours, car elle devra toujours se justifier, notamment devant le pouvoir politique avec lequel elle est associée étroitement désormais, aussi étroitement que la religion l’était autrefois. Elle le fera toujours en disant qu'elle est au service de l'humanité. Certes, certains savants peuvent se mettre au service d'une armée, d'un tyran, d'un criminel, mais la connaissance scientifique, même trouvée dans des conditions comme celles-là, finira toujours par servir au bien de l'humanité. Cette « bonté » de la connaissance elle-même, tout comme la bonté de l'être humain, est un dogme fondamental de l'humanisme scientiste actuel. Cet humanisme est de plus « positiviste », en ce sens que le monde a acquis pour lui une densité, une solidité, une valeur en soi et pour soi devant lesquelles il s'incline. Dieu dans ce contexte n'est plus l'indéchiffrable et l'inéluctable réalité transcendante qu'il était, une réalité plus importante que toutes les autres, puisque toutes les autres étaient perçues comme se rapportant à elle. Dieu est devenu une idée, une simple idée, et il n'y a rien dont on se passe plus aisément que d'une idée. Toutefois, notre monde n'est pas encore devenu totalement profane. Bien au contraire, il s'est en grande partie sacralisé. Mais c'est un sacré païen, non chrétien. Il serait sans doute plus juste de dire qu'il est devenu « séculier », c'est-à-dire qu'il fait l'objet d'une appréhension non informée par les mythes ou les dogmes religieux. La science ne connait pas le sacré, elle n'en voit nulle part, sauf comme objet d'étude en anthropologie. La science comme telle est athée, elle exclut en principe tout recours à un absolu ou à un être transcendant au monde. Comme la science est le mode courant de penser dans l'État, celui-ci est par conséquent athée également, même si un parti politique avec une idéologie qui garde une dimension religieuse s'empare du pouvoir en lui. Les politiciens peuvent être croyants et pratiquants d'une religion, mais l'État, par lui-même, tend à la neutralité, dans la mesure exacte où il est démocratique. L'État, pas plus que la science, ne connait la transcendance et le surnaturel, il n'a affaire qu'à des réalités ou aspects de la réalité quantifiables, contrôlables et programmables. À la limite, il ne voit même pas dans les humains des personnes dotées d'une liberté et d'une intériorité (d'une âme !), mais des sujets qu’il lui faut contrôler et diriger. Contrairement à cet humanisme optimiste, toutes les grandes religions possèdent une vision pessimiste du monde, dont elles nient en dernier ressort la valeur et dont elles demandent aux humaines de se détourner pour fixer leur esprit et leur cœur sur une autre réalité plus pure et plus noble. Or cette attitude était plus facile autrefois, dans un monde souvent hanté par la famine, secoué périodiquement par la guerre, dévasté par des épidémies. Il était presque évident que ce monde-ci n'était pas notre vraie patrie. Mais l'être humain a découvert qu'il ne connaissait pas bien son monde, son corps et la vie, et voilà qu'il a été amené à réviser sa philosophie et son jugement sur ces trois réalités. Massivement maintenant, dans les sociétés développées et riches, les plus puissantes de toutes, il parie sur la science et son humanisme optimiste plutôt que sur la religion pessimiste, et visiblement l'Occident qui jadis fut chrétien est entré dans une civilisation postchrétienne. L'être humain d'aujourd'hui recherche de moins en moins un sens à la vie, car il pressent que ce problème n'a pas de solutions rationnelles. En revanche, il recherche l'harmonie avec ardeur et anxiété même. C'est que l'harmonie est la réalité la plus importante pour une pensée qui n'est plus transcendantalisme, mais immanentiste, c'est-à-dire qui ne sort plus du monde ou même ne s'ouvre plus sur un au-delà du monde. Nous sommes complètement immergés dans le monde et il n'apparait plus nécessaire d'aller au-delà. La seule chose importante est d'y prendre sa place et de la conserver, ce qui implique l'adaptation, l'harmonie avec toutes les réalités ambiantes, l'équilibre entre toutes les forces qui s'y exercent. Or pour trouver le secret de cette fameuse harmonie, plusieurs se tournent du côté de la psychologie plutôt que de la religion. Et quand, malgré tout, d'autres conservent encore un lien avec la religion – ce qui n'est tout de même pas si rare – ils intègrent et adaptent si bien son enseignement, ses mystères, ses dogmes à leur vie ou à leurs besoins qu'ils la déforment, voire la travestissent. Le Christ ou le Bouddha deviennent alors des figures aussi mythologiques que Jupiter ou Krishna, et Dieu lui-même, comme un prêcheur américain l'a déjà qualifié de façon suave, quelque chose comme « notre copain du cosmos ».