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Socio-anthropologie du changement social
qu’est la rigueur, il fallait que je prenne l’inverse. C’est une
facilité pédagogique. D’abord, je voulais dire qu’il n’y a pas
de recette, puis j’ai pris un exemple pour faire sentir le
problème de manque de rigueur à travers un exemple
documenté. Autrement dit, je crois qu’il y a un décrochage
entre la donnée recueillie qui est devenue que j’utilisais une
mauvaise méthodologie de l’époque coloniale par rapport
àmon propos. J’aurais pu utiliser, de la même façon,
l’exemple d’un article paru hier dans lequel l’auteur n’a pas
respecté les « trucs » de terrain.
Je pense que pour nous, la garantie est le respect du sens
donné par les informateurs à leurs propos. Même entre
intellectuels de bonne foi, il peut y avoir des malentendus
sur le sens des propos. Moi, en tant qu’indigène, je sens
dans ce qu’il dit, à tort ou à raison peu importe, qu’il a
déformé mes propos, qu’il les a mis dans un sens dans
lequel je ne me reconnais pas. Il y a deux types de
garanties pour renforcer la tendance vers la rigueur, le désir
de rigueur que j’appelle dans mon jargon :
•Emicité : ce mot vient d’emic, dans la tradition
anthropologique anglo-saxonne qui veut dire :
« le sens pour l’indigène, pour l’informateur, le niveau
des représentations populaires, des discours
populaires, du sens pour les informateurs ». Il s’agit
de se donner les moyens de respecter autant que
possible le sens que donne l’informateur dans les
données, le point de vue de l’indigène ;
•Descriptivité :de même, au niveau des obser-
vations, on peut parler de descriptivité pour que les
situations que nous observons soient les plus fidèles
àla situation de départ.
Nous le faisons tous sans arrêt : prendre les propos
de l’interlocuteur pour les arranger dans ce qui nous
arrange selon notre schéma argumentatif. Je viens de
dire de façon moderne et méthodologique ce que
Weber avait pressenti en parlant « d’adéquation
quant au sens ».
Frédéric Thomas
J’ai envie de compléter l’analyse de ce débat en repartant
aux conclusions. Tu les as prises comme une surinter-
prétation (tout travail d’ethnographie coloniale est à jeter,
l’enquêté se sent trahi par le travail d’interprétation et il y
arévolte par rapport à l’enquête). Je pense qu’il y a une
deuxième explication : la pensée d’Olivier de Sardan
nous arrive sous forme d’énoncé qui se déroule. Chaque
énoncé séparé a un sens propre et à un moment il a dit
la phrase, je cite : « la rigueur, c’est de ne pas faire ce que
Griaule faisait ». Cet énoncé, on l’a tous entendu. Ce
n’est pas ce qu’il veut dire. Il a raison de dire que je la sors
de son contexte, mais l’énoncé est là. Je pense que dans
toute enquête sociologique ethnographique, il faut savoir
si ce que nous dit notre interlocuteur représente sa
pensée globale, sa représentation du sujet. Donc il n’y a
pas eu de ma part surinterprétation mais volonté
finalement de pointer le problème de nos énoncés.
Ces derniers ont une vie qui est indépendante de notre
pensée globale.
J’ajouterai deux mots pour finir. Le système de sens de
l’enquêté est différent de celui du système de sens de
l’enquêteur. Ce n’est pas uniquement le fait de la langue.
Dans notre propre langue, cela arrive. Alors que là nous
sommes, Thomas et moi, dans le même système de
sens et de référence. Quand on est à deux systèmes de
sens, le mal entendu est normal. Il est normal que votre
informateur ne soit pas d’accord avec votre système
d’interprétations. Sinon, vous dîtes ce qu’il dit, ce qui
n’est pas le travail du chercheur. Mais quand vous citez
ses propos, vous devez éviter le mal entendu, car là,
c’est la faute du chercheur qui ne respecte pas le
système de sens de l’indigène. Vous comprenez qu’il y
aainsi deux niveaux :
• celui où l’on respecte les mots et la logique interne
du discours de l’informateur ;
• celui où l’on reprend une liberté et où l’on est respon-
sable des interprétations que nous proposons.
Le second problème soulevé par l’intervention de
Thomas, c’est celle du registre des discours.
Quand il prend un énoncé proféré et qu’il le traite comme
un énoncé écrit, il fait un changement de niveau de
registre. C’est aussi des problèmes auxquels nous
sommes tous confrontés. Ce que je m’autorise dans un
séminairepédagogique, je ne me l’autoriserai pas dans
un écrit. Les intellectuels ne sont pas les seuls à avoir
plusieurs niveaux de discours, les gens auprès desquels
nous travaillons aussi (discours privé-public). Faire ainsi,
c’est une preuve d’infidélité émique.
Cela renvoie à la question de la compréhension des
métaphores naturelles que l’on utilise. Par exemple :
« ne pas avoir de bol » pour exprimer « ne pas avoir de
chance ». Imaginons un anthropologue kenyan qui vient
en France, qui ne parle pas bien français, qui entend
cette expression régulièrement et qui élabore une théorie
sur le bol : le bol est au centre de la structure symbolique
des Français ; c’est un dieu absent, les Français
déplorent tout le temps qu’il n’est pas là. Cela paraît
absurde mais dans le passé, on en a eu de nombreux
exemples. Moi-même, j’ai eu au Niger une telle
expérience avec un américain. A partir d’une
incompréhension d’ordre linguistique (il a compris à tort
que les mots « chef » et « chance » étaient identiques), il
aécrit un article sur ce même mot qui signifie chance et
chef, alors que c’est entièrement faux, qu’il s’agit de
deux mots distincts mais phonétiquement très proches.
Mais avant même le problème de linguistique, il y a déjà
celui du passage du registre populaire au registre du
langage symbolique.