Les réseaux sociaux

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Luc Boltanski et Eve Chiapello publient Le nouvel esprit du capitalisme en 1999, c’est-à-dire à un moment où il est à
la fois possible d’analyser avec un recul suffisant les transformations qu’a connues le capitalisme à partir de la fin des
années 1970, et notamment les changements dans le monde du travail et de se pencher sur sa critique, dans le
contexte postérieur aux mouvements de novembre-décembre 1995 et aux mouvements de chômeurs/ses de 19971998.
Les auteur-e-s partent, dans le prologue, du constat selon lequel le capitalisme est en pleine expansion, ses nouvelles
formes générant une dégradation de la situation économique et sociale d’un nombre croissant de personnes, sans que
sa critique soit pour autant active et entendue. Il va donc s’agir de dépasser ce paradoxe en analysant conjointement
les transformations du capitalisme, de son « esprit » et de sa critique. Avant de revenir brièvement sur ces termes, il
est important de signaler que l’ouvrage est utile à la préparation du thème « réseaux » dans la mesure où la
représentation en réseau, comme on le verra, est constitutive du nouvel esprit du capitalisme, mais il est également
très utile pour penser, à travers l’analyse de la critique, les évolutions de la conflictualité.
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Pour Boltanski et Chiapello, on ne peut analyser les transformations du capitalisme sans prendre en compte son esprit
et sa critique. Ils définissent le capitalisme par « une exigence d’accumulation illimitée du capital par des moyens
formellement pacifiques » (p.37). Dans un tel système, les capitalistes sont les personnes qui ont en charge
l’accroissement du capital et qui font pression sur les entreprises pour qu’elles dégagent un profit maximum. L’idée
des auteur-e-s est que ce système ne peut se maintenir que s’il est justifié pour les personnes qui s’y engagent :
l’esprit du capitalisme est cette « idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme » (p.42). Il faut ici prendre
le terme idéologie non comme une invention de dominant-e-s qui n’aurait pas d’effets réels, mais comme un
ensemble de motifs éthiques (au sens weberien), largement partagés, qui seuls permettent de comprendre comment le
capitalisme tient.
Au cours de l’histoire du capitalisme, cet esprit a varié : le premier esprit, analysé par Weber, celui de la fin du
XIXème siècle, est basé sur la figure du bourgeois entrepreneur et sur les valeurs bourgeoises (importance accordée à
la famille…). Le deuxième esprit du capitalisme se forme dans les années 1930, à la suite de la crise, et accorde une
place prééminente à la figure du cadre dirigeant d’entreprise, du « manager » diplômé. Il repose sur la valorisation de
la grande entreprise bureaucratisée. La thèse de l’ouvrage est que l’on assisterait depuis les années 1970 à la
formation d’un nouvel esprit du capitalisme, basé sur la valorisation de la mobilité des personnes dans le cadre
d’organisations en réseau.
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Pour analyser ce nouvel esprit, Boltanski et Chiapello font appel au concept de cité, que Boltanski avait développé
avec Laurent Thévenot dans De la justification. Les économies de la grandeur (1991). Une cité est un ordre de
référence, de justification, un type de conventions auxquels se réfèrent les agencements sociétaux. Dans ces cités peut
s’établir une équivalence considérée comme juste en référence aux principes de la cité. En somme, les cités qui sont
un ensemble de principes communs, permettent aux êtres de se mesurer entre eux (il y a des grands et des petits dans
chaque cité, en fonction des principes qu’elle promeut). Dans De la justification, Boltanski et Thévenot en
dénombraient 6 : la cité civique, la cité inspirée, la cité industrielle, la cité marchande, la cité domestique, la cité du
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renom. Par exemple, dans la cité civique, le « grand » est celui qui est représentant d’un collectif dont il exprime la
volonté générale. Les cités sont donc des constructions des sociologues pour comprendre les sources des justifications
invoquées dans l’esprit du capitalisme : elles sont souvent combinées dans ces justifications. Ainsi, les textes de
management étudiés par les auteur-e-s font appel à toutes les cités en même temps, l’intérêt est de savoir dans quelle
proportion.
Avec le nouvel esprit du capitalisme, on assisterait à la formation d’une septième cité, « la cité par projet », où le
grand est celui qui est en capacité de tisser des liens et de s’en servir, d’où la question des réseaux. Les déplacements
dans le monde capitaliste seraient donc justifiés par l’appel à un nouvelle cité, pas encore pleinement formée. Ces
déplacements sont à la fois le fait de l’évolution du capitalisme, mais aussi des critiques qui lui sont opposées.
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L’idée de critique exprime « un différentiel entre un état de choses désirable et un état de choses réel » (p.69). Le
capitalisme doit en effet, pour survivre, intégrer certains éléments de sa critique. Cette intégration peut passer par
l’incorporations de valeurs qui étaient portées par la critique (ainsi le nouvel esprit a intégré des valeurs d’autonomie
exprimées par la critique des années 1960), ou par l’amélioration des dispositifs de justice sociale à l’intérieur du
monde critiqué (ainsi, la mise en place de négociations salariales dans les années 40 sous l’effet de la critique formée
au début du siècle)
Depuis le début du XIXème siècle, la critique s’est appuyée sur quatre « sources d’indignation » issues du
capitalisme: le désenchantement et l’inauthenticité, l’oppression (opposition à l’autonomie des individus,
subordination dans le travail), la misère et les inégalités, l’opportunisme et l’égoisme. Ces sources d’indignation
alimentent deux types de critiques dont on retrouve la combinaison tout au long des deux derniers siècles : la critique
artiste et la critique sociale. Par exemple, en 1968, la critique artiste, qui s’appuie sur les deux premières sources
d’indignation, peut être décelée dans les revendications des étudiant-e-s de 1968, la dénonciation de l’aliénation, la
volonté de libération. La critique sociale, qui prend appui sur les deux autres sources d’indignation, se centre sur une
critique de l’exploitation et de l’inégalité de salaires.
Pour analyser les transformations du capitalisme, de son esprit et de sa critique, les auteur-e-s s’appuient sur une
synthèse de leurs travaux antérieurs, notamment ceux de Boltanski sur Les cadres (1982), et de beaucoup d’autres
travaux, et sur l’analyse d’un corpus de textes : la littérature de management des années 1960 et des années 1990.
La comparaison de ces textes permet, selon eux, d’analyser l’évolution de l’esprit du capitalisme : ces textes peuvent
en effet être vus comme des éléments normatifs, intimant conseils et recommandations aux managers, ce qui permet
de déceler les justifications à l’œuvre.
En revanche ils ne se livrent pas à la même analyse systématique sur des textes qui pourraient être vus comme des
points d’appui normatifs de la critique, analysant le plus souvent celle ci à travers les prises de position
philosophiques qui la sous-tendent, ou des différentes études menées sur les conflits des 30 dernières années.
On notera enfin que l’ouvrage à une visée d’analyse de la situation, mais que les auteur-e-s entendent très nettement
ainsi contribuer au renouveau de la critique du capitalisme, comme ils l’expliquent en conclusion, intitulée « la
sociologie contre les fatalismes ».
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Dans cette première partie, les auteur-e-s mettent en évidence les transformations de l’esprit du capitalisme, à travers
l’étude de la littérature de management. Ils y décèlent la formation d’une nouvelle cité, la cité par projets. Cette cité
s’appuie sur la représentation d’un monde en réseau, diffusée à partir des années 1970, notamment pour ce qui nous
concerne dans le champ des sciences sociales avec les études de réseaux.
A travers l’analyse des textes de management, Boltanski et Chiapello notent l’émergence d’une nouvelle norme
d’organisation des entreprises et de mobilisation des salarié-e-s dans les années 1990, qui s’appuie sur la métaphore
du réseau et sur la rhétorique du projet.
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La littérature des années 1960 était centrée sur la valorisation de la « direction par objectifs », de la
« décentralisation » et de la « méritocratie », normes de management issues de la critique de l’esprit antérieur, fondé
sur les relations familiales dans l’entreprise. Les cadres, dans le cadre des grandes firmes de l’époque, acquièrent une
autonomie qui reste bien encadrée, ne remettent pas en question le principe hiérarchique dans l’entreprise. Dans les
années 1990, la tonalité est bien différente : la littérature s’inscrit dans un rejet de la hiérarchie, dans une
valorisation des petites entreprises reliés entre elles dans le cadre d’un « réseau », où les organisations doivent
être flexibles, innovantes et compétentes. Il s’agit alors de valoriser la créativité des individus, et les leaders capables
d’insuffler cette créativité : le « coach », le « chef de projet ». Il s’agit également de rejeter tout contrôle hiérarchique
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pour favoriser l’autocontrôle des individus, dans un cadre où l’externalisation et la sous-traitance permettent que ce
contrôle s’exerce par le marché et non par la hiérarchie.
Les textes de management des années 1990 se fondent donc sur un rejet du fonctionnement antérieur des entreprises,
jugé trop directif, bureaucratique, hiérarchique. Ce rejet implique une nouvelle forme de mobilisation des salarié-e-s à
l’intérieur de l’entreprise.
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Alors que les textes des années 1960 mettaient l’accent sur la sécurité des carrières comme élément permettant de
mobiliser les salarié-e-s, les textes des années 1990 mettent en avant le projet : l’argument en faveur de la nouvelle
organisation du travail est qu’elle permettrait l’expression, la créativité, la liberté des salarié-e-s qui s’investiraient
dans de multiples projets au gré de leurs rencontres, des liens qu’ils auraient tissés. Chaque projet en emmènerait un
autre, et ainsi les personnes tisseraient leur vie au travail : c’est ce qui est contenu dans la notion d’employabilité, qui
désigne « la capacité dont les personnes doivent être dotées pour que l’on fasse appel à elles sur des projets » (p.144).
L’employabilité est intimement liée à la personne elle-même :elle se fonde sur ses capacités, sur sa réputation, a
contraire de la méritocratie qui se fondait sur le critère du diplôme.
Selon Boltanski et Chiapello, cette littérature se fonde sur un ordre de justification encore non explicite : à la
différence des ordres sous-tendant le deuxième esprit du capitalisme, dont les épreuves d’équivalence étaient connues
et spécifiées (par exemple, la négociation salariale basée sur des conventions collectives), l’ordre de justification qui
se forme doit être mis à jour, explicité. Il comprend des éléments qu’on ne trouve dans aucune des six autres cités, il
n’en est donc pas une simple combinaison nouvelle (p. 192).
Il s’agit de mettre en exergue ce qui est commun, ce qui fait sens dans l’ensemble parfois disparate de la littérature
des années 1990 : c’est sans doute le terme de « réseau » , l’idée d’un monde « connexioniste » qui sous-tend les
justifications du nouvel esprit. La vie professionnelle serait faite d’une multiplication de connexions, à l’occasion de
projets :
« le projet est l’occasion et le prétexte de la connexion. Celui-ci rassemble temporairement des
personnes très disparates, et se présente comme un bout de réseau fortement activé pendant une
période relativement courte mais qui permet de se forger des liens plus durables qui seront ensuite mis
en sommeil tout en restant diponibles » (p.157)
Le projet peut donc être vu comme un moment de stabilisation temporaire qui réclame un certain engagement et une
certaine justice, dans un monde en réseau, où tout est flux permanent.
« la cité par projets se présente ainsi comme un système de contraintes pesant sur un monde en
réseau incitant à ne tisser des liens et à n’étendre ses ramifications qu’en respectant les maximes de
l’action justifiable propre aux projets » (p.161).
Une fois ces définitions posées, Boltanski et Chiapello définissent une grammaire de la cité par projet : quels
qualificatifs vont faire que quelqu’un va y être jugé comme « grand » et quelqu’un d’autre comme « petit » ? Le
grand de la cité par projet est un médiateur : il sait tisser des liens, entrer en relation par des capacités de
communication, s’engager dans des projets, faire en sorte d’étendre son réseau grâce à ces projets. Il est adaptable,
flexible, mobile, polyvalent, sait repérer les sources d’information et sait donner de sa personne, s’engage. Mais le
grand est ainsi nommé parce qu’il sait engager les autres : il s’agit d’un véritable animateur de réseaux, améliorant
l’employabilité de son équipe en même temps que la sienne. Plusieurs figures correspondent à l’état de grand : les
chefs de projets, les coachs, les innovateurs et les experts. Dans un monde connexioniste il ne s’agit pas seulement de
construire des liens, mais aussi de construire les bons : d’exploiter les « trous structuraux » autour de soi (cf. Burt),
de se constituer comme passage obligé pour les autres. La cité par projets valorise aussi certains types d’organisation
(et par là dévalorise leurs contraires) : informelles, flexibles, quasi spontanées, dans lesquelles règne la confiance. Le
réseau y est présenté comme un ordre harmonieux du monde, y est naturalisé.
Cette naturalisation rencontre une tendance des analyses en sciences sociales sur les réseaux, qu’il s’agit maintenant
de développer.
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Selon Boltanski et Thévenot, chaque ordre de justification établit sa propre grammaire et se réfère à des auteurs qui
seraient emblématiques de la cité (dans la cité marchande, Adam Smith, dans la cité industrielle, Saint Simon). Dans
le cas de la cité par projet, ces références théoriques existent bien même si elle ne sont pas rassemblées sous la plume
d’un-e seul-e auteur-e, à travers une représentation du monde en réseau, divulguée entre autres par les sciences
sociales. La littérature « connexioniste » ne naît en effet pas « sui generis », à l’intérieur de l’entreprise, elle se réfère
à un ensemble de réflexions qui ont cours à l’extérieur. Or on assiste à diffusion à grande vitesse des travaux sur les
réseaux, à tel point qu’on parle de « nouveau paradigme ». Il est difficile de dresser une ligne de partage claire entre
usage scientifique et usage idéologique de la catégorie de réseau.
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La généralisation de la représentation en réseau s’appuie sur l’émergence de moyens de communication de plus en
plus rapides : ceux-ci permettent de rendre concrète l’idée abstraite (réalisable, mais plus difficilement, avant le
développement des techniques de communication) selon laquelle chaque individu peut créer des liens avec tous les
autres de la planète quelle que soit leur distance géographique (propension universelle à créer du lien).
Le terme réseau a fait l’objet, avec la naissance de la cité par projet, d’une légitimation, comme c’est le cas chaque
fois qu’une cité base la justice sur une certaine vision du monde qui était auparavant soit critiquée, soit absorbée dans
d’autres conceptions. En effet, jusqu’aux années 1980, le terme réseau est connoté négativement, aussi bien dans la
littérature de management et dans ses usages ordinaires que dans les sciences sociales. Il est très peu utilisé dans la
littérature de management, et fait référence lorsqu’il l’est à des contraintes qui pèsent sur l’individu plus qu’à une
transgression des frontières. Les auteur-e-s parlent ainsi de « réseaux d’obligation », « réseau d’autorité, de
dépendance et de subordination ». Il peut également désigner des formes de relations informelles se développant en
parallèle ou contre la hiérarchie formelle de l’entreprise, prenant alors un sens ambigu, ce phénomène peut être
considéré tour à tour comme dangereux ou positif. Dans le langage courant, celui des dictionnaires, le terme de réseau
est alors le plus souvent associé à des formes de liens clandestins, illégitimes et/ou illégaux : conspirations,
organisations occultes (vis-à-vis de leurs membres et de l’extérieur), groupes d’influence servant des intérêts cachés
contre le bien public. Dans les sciences sociales, le terme de réseau était utilisé dans les années 1960 pour expliciter
l’utilisation de privilèges, notamment dans l’institution scolaire et sur le marché du travail, par les personnes
d’origine favorisée. Il est aujourd’hui utilisé comme un outil, voire comme un paradigme.
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Il est important pour comprendre la généralisation de la représentation en réseaux de s’intéresser à la genèse de ces
travaux. La formation du paradigme du réseau, qui peut être observée en sciences humaines et sociales (sociologie,
histoire, anthropologie, psycho-sociologie), mais aussi en philosophie ou en sciences cognitives (les travaux sur les
modèles d’intelligence cherchant à rapprocher biologie du cerveau et informatique), repose sur une orientation
épistémologique commune : l’intérêt porté aux propriétés relationnelles par opposition aux propriétés
substantielles des êtres. Il ne s’agit plus de définir les êtres par ce qu’ils sont, mais par les liens qu’ils-elles
entretiennent. Sur ce parti pris central sont venues se greffer d’autres représentations, notamment celle fondée sur une
conception organiciste de la société comme corps vivant irrigué par des flux, matériels ou immatériels (conception
forte depuis le XIXème siècle). Les travaux s’appuient aussi sur les techniques sociométriques mises en œuvre par
Moreno.
Mais les voies qui ont mené à l’adoption de ce principe commun sont différentes en France et aux Etats Unis. En
France, l’intérêt pour la représentation en réseau a émergé depuis la philosophie, notamment l’épistémologie des
sciences qui refusait la frontière entre les activités scientifiques et les autres types de connaissance. En effet, il s’agit
de rapporter cette question à des débats internes aux structuralistes : pour les structuralistes dits
« réductionnistes », la démarche scientifique consiste en l’identification de groupes, de classes, c’est-à-dire de
structures originelles, par l’activité logique du scientifique. En revanche, l’approche par les réseaux met en avant un
empirisme radical : elle ne suppose pas l’existence de structures originelles, mais un monde « fluide, continu,
chaotique » ou tout peut se connecter avec tout. La nature des êtres, ou les structures apparaissent alors comme
« effets émergents » du réseau et non comme structures de base.
C’est en effet dans le contexte postérieur à mai 68 qu’un certain nombre de philosophes, dont les plus emblématiques
sont sans doute Gilles Deleuze, Felix Guattari et Michel Serres, vont s’attacher à une représentation d’un monde
ouvert, sans point fixe, ni frontières, ni centre, rendu possible par la communication. Dans ce monde, c’est à travers la
connexion, la rencontre que les individus se constituent : ils ne sont donc pas réductibles à des structures a priori.
Ce nouveau schème philosophique a donné lieu à plusieurs développements : des développement spécifiques dans le
champ de la sociologie et des orientations plus politiques, avec la critique des institutions, des bureaucraties, des
traditions, des maîtres à penser et des eschatologies religieuses et politiques (où les êtres dépendent d’une essence
projetée dans l’avenir) vues comme autant de points fixes, opposés à la fluidité, au nomadisme. Cette critique se porte
donc sur le capitalisme mais aussi sur les versions rigides du structuralisme marxiste, sur les « appareils » politiques
et syndicaux.
Selon Boltanski et Chiapello, la version française du monde connexioniste est beaucoup radicale que la conception
anglo-saxonne, plus rattachée au pragmatisme et à l’empirisme radical. Néanmoins, la conception anglo-saxonne a
aussi pour base la recherche d’un rapport entre unités séparées qui ne serait pas donné à priori par un observateur,
mais se formerait au travers de processus de communication. Elle se réfère ainsi à la sémiotique, champ de la
linguistique, qui postule que la relation triadique (et non plus dyadique, avec deux éléments, le signifiant et le
signifié) est essentielle pour représenter le monde : un objet est en effet désigné par un signe (mot), qui a son tour est
interprété à l’aide d’autres signes (comme une définition d’un mot dans le dictionnaire). Le monde est alors un
réseau formé d’une multiplicité d’interprétations, de traductions qui donnent sens à des êtres qui, sans
interprétation, resteraient isolés. Les objets existent donc à travers le réseau.
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En sociologie, la problématique des réseaux s’est insérée dans les courants de sociologie pragmatique, comme l’école
de Chicago ou l’intéractionnisme symbolique. Sans que ceux ci aient mis en œuvre la méthodologie des réseaux,
leurs présupposés ont pu entrer en phase avec les renouvellements philosophiques. En effet, les individus, dans une
perspective interactionniste, sont à la fois acteurs et interprètes, dans la mesure où c’est dans l’interaction que les
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qualités de chacun-e se voient investies d’une signification (par eux-mêmes), qui changera à chaque interaction. On
ne peut donc définir des êtres par des propriétés : cette orientation épistémologique donnera lieu à deux courants
sociologiques : l’ethnométhodologie, qui renonce à la volonté de totalisation de configurations toutes singulières, et
l’analyse des réseaux, qui, en utilisant la théorie des graphes, va rechercher une nouvelle totalisation basée sur la
mise en valeur de relations entre individus (conçus comme des nœuds de relations interchangeables) et non plus de
groupes d’individus ayant certaines qualités.
C’est avec les travaux de Granovetter et surtout de Harrison White que ce courant se développe : selon Boltanski et
Chiapello, il ne s’agit pas seulement pour White d’élaborer une nouvelle méthode d’analyse du social, mais bien
d’acter une transformation supposée du monde, de rejeter un vieux monde basé sur la hiérarchie, les groupes, les
classes, les statuts pour en proposer un nouveau, dans lequel seules comptent, à l’extrême, les propriétés
relationnelles et plus aucune attention n’est portée aux propriétés des individus (femme, noir, jeune, ouvrier…) :
« l’innovation n’était pas seulement technologique. Elle visait à émanciper la sociologie de
« vieilles » notions de « catégories », de « groupes », de « classes » qui, présentées comme valables
pour les anciennes sociétés à statut, ne convenaient plus à des sociétés ouvertes, mouvantes (libérales)
dans lesquelles le « hasard » jouait un rôle prépondérant. » (p.225).
Ce courant américain a donné lieu à des développements plus tardifs en France, avec notamment les analyses de la
sociabilité menées par Michel Forsé.
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Les travaux d’analyses de réseaux définissent donc plus qu’une simple posture méthodologique. A partir du
moment où sont rejetées de l’analyse toute idée de structures autres que la structures réticulaires, le réseau
n’est plus l’instrument de description du monde mais le monde lui-même : c’est ce que les auteur-e-s appellent
la naturalisation des réseaux. En effet, la volonté de donner une assise scientifique à l’analyse des réseaux à conduit
à considérer la connexion non comme une des modalités de la structure sociale, mais comme son fondement même.
Se développent alors deux lignes d’analyse. La première est qualifiée d’historiciste : elle postule que l’analyse des
réseaux est la seule possible aujourd’hui car les sociétés contemporaines sont caractérisées par la mise en réseaux. Le
réseau serait donc « la forme qui convient à notre temps ». Cette position se retrouve chez des auteurs comme White,
Boorman et Breiger. Mais l’analyse de réseaux a été de plus en plus utilisée pour revisiter des données historiques
déjà analysés avec d’autres schémas (par exemple, John Padget et Christopher Ansell sur l’ascension des Médicis à
Florence) et en déduire l’universalité de la composition en réseaux. De là, il n’y a qu’un pas vers une position
naturaliste, c’est-à-dire l’affirmation du réseau comme « texture constitutive de tout monde social, voire de la nature
toute entière » (p.230).
Les travaux sur les réseaux peuvent donc servir de points d’appui à la cité par projets en formation, qui permet de
modéliser les formes de justice d’un monde en réseaux. Alors que certains de ces travaux postulent le réseau comme
étant constitutif du monde, Boltanski et Chiapello s’intéressent, en deuxième partie, à sa construction historique, aux
multiples « déplacements » qui ont engendré, sous le coup des transformations du capitalisme et de sa critique, les
transformations du monde du travail invoquées dans la littérature de management.
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Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Boltanski et Chiapello analysent les transformations du capitalisme depuis les
années 1970 et le lien que l’ont peut déceler avec les formes de la critique. Ils partent en effet de l’idée selon laquelle
le capitalisme intègre une partie de la critique pour se transformer et se maintenir. 1968 et les années qui suivent sont
analysées à l’aune de cette hypothèse : en quoi la critique, ou plutôt les critiques qui se développent en 1968 et dans
les années 1970 ont-elles influencé les managers et ont été intégrées aux transformations, particulièrement
perceptibles dans le monde du travail, des années 1980 ? Les auteur-e-s analysent ensuite les effets sociaux négatifs
de ces transformations, en essayant de lier restructurations des firmes, apparition de nouvelles formes d’emploi et
exclusion de toute une catégorie de personnes du marché du travail. Enfin, ils expliquent l’absence de critique de ces
processus au moment ou ils sont mis en place.
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1968 apparaît en effet comme une crise majeure du capitalisme, qui signale l’essoufflement à la fois d’un système
fondé sur des grandes firmes distribuant des salaires élevés indexés sur des gains de productivité et une régulation
assurée par le triptyque patronat-Etat-syndicats, et de la justification de ce système, le deuxième esprit du capitalisme,
construit autour de la figure centrale du cadre dirigeant, garant du respect de la hiérarchie dans l’entreprise. En mai
1968, la critique est double : elle prend des formes que Boltanski et Chiapello nomment « la critique sociale » et « la
critique artiste ». Ainsi :
« les deux critiques s’expriment surtout sous la forme d’une demande de sécurité (pour ce qui est de
la critique sociale) et d’une demande d’autonomie (pour ce qui est de la critique artiste) » (p.246).
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Mais ces deux types de critiques ne sont pas clairement séparées en 1968 et au début des années 1970 : ainsi, les
luttes d’OS (ouvrier-e-s spécialisé-e-s) du début des années 1970 qui pourraient être considérées comme de la critique
sociale sont aussi nées d’un refus de la hiérarchie et de l’autoritarisme dans l’entreprise. La demande d’autonomie est
très forte dans les mouvements grévistes, comme par exemple lors de la grève de l’usine Lip en 1973, soutenue par la
CFDT, qui se fait avec reprise de la production par les ouvrières. Au début des années 1970, les experts patronaux
s’inquiètent de la désorganisation de la production occasionnée par le manque d’adhésion des salarié-e-s à leur
travail : ils déplorent les conflits ouverts, mais aussi les formes de contournement du travail comme l’absentéisme ou
le turn over. Ils s’inquiètent également de la demande d’autonomie exprimée par les cadres, et du manque d’adhésion
au travail des jeunes.
La réponse se fera alors en deux temps : juste après mai 1968, c’est la critique sociale qui est considérée, d’autant
qu’elle est portée par les syndicats qui traduisent les revendications d’autonomie en termes économiques, et on
répond donc en terme de sécurité dans l’emploi et de partage de la valeur ajoutée plus favorable aux salariés. Ce sont
les accords de Grenelle de juin 1968 et l’ensemble des accords nationaux et interprofessionnels qui suivront (création
du SMIC en 1970, loi sur la durée maximale du travail 1971…). A ce moment, les patrons, par la voix du CNPF, se
montrent fortement opposés à toute demande d’autonomie, de remise en question de l’organisation du pouvoir dans
l’entreprise.
Ce n’est qu’à partir de la récession de 1974-1975 que le patronat fait attention à cette critique. On assiste alors à une
remise en question par le patronat des principes de l’Organisation Scientifique du Travail (OST) et notamment de la
répétitivité des tâches. La prise en compte de la revendication d’autonomie entraîne un allègement de la hiérarchie
qui pèse sur les salarié-e-s, une attention plus poussée aux « potentialités » individuelles et une substitution de
l’autocontrôle au contrôle. Une série de propositions abondent dans le sens d’un aménagement plus souple des
horaires, d’un décloisonnement des tâches, qui seront mises en œuvre dans la décennie suivante. Le maître mot des
dirigeant-e-s et patron-ne-s devient alors la flexibilité, qui a été largement reprise par la gauche à partir de 1981, dont
une partie des élites a été acquise à la critique artiste en 1968.
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On assiste donc dans les années 1980 à des transformations profondes du monde du travail, qui sont désormais
connues : changements dans l’organisation interne du travail (progression des horaires libres ou à la carte, qui
concernent 23% des salarié-e-s en 1991 contre 16% en 1984, progression de la formation permanente des salarié-e-s,
mais maintien d’une organisation taylorienne dans beaucoup d’établissements et extension de cette organisation à
certains services), changements dans le tissu productif (processus d’externalisation et développement de la soustraitance, ce qui entraîne l’augmentation du nombre d’entreprise de petites tailles, alors que la concentration en
grandes firmes a augmenté), précarisation de l’emploi (développement du CDD, du travail intérimaire, du travail à
temps partiel comme formes de gestion de la main d’œuvre pour les entreprises) et dualisation du salariat, qui fait
coexister au sein d’une même entreprise des salarié-e-s de statut différent employé-e-s par des entreprises différent-es, et conduit à la partition entre emplois stables et protégés et emplois précaires.
L’originalité de l’analyse de Boltanski et Chiapello réside dans la mise en relation de ces différents phénomènes dans
le cadre d’un processus d’exclusion du marché du travail (ou d’externalisation vers des formes de travail
temporaire et incertaines) de tous les individus insuffisamment qualifié-e-s ou souffrant de handicaps sociaux
(femmes, immigré-e-s, personnes de plus de 50 ans, personnes malades ou en difficulté psychologique), qui forme le
substrat sur lequel s’élabore le nouvel esprit du capitalisme. En effet, les discours de management autour des
compétences relationnelles et de la communication, des capacités d’engagement et d’adaptation, de la
formation personnelle de chacun-e fonctionnent avec la dualité du marché du travail : les personnes qui ne
peuvent socialement ou personnellement entrer dans ces dispositifs se retrouvent dans les marges de l’emploi. Les
restructurations et licenciements collectifs donnent un bon exemple des processus de sélection qui sont à l’œuvre :
ainsi, Boltanski et Chiapello citent un travail de Thomas Périlleux (1997) sur la réorganisation d’une usine
d’armement, qui voit passer les effectifs de 10000 à 1400 salarié-e-s, avec licenciement des anciennes ouvrières
opératrices-machine, pour les remplacer, avec de nouvelles machines, par des salarié-e-s plus qualifié-e-s,
anciennement régleurs. La sélection se fait par un test psychologique qui évalue la capacité à communiquer et à
travailler en équipe, mais aussi à « intervenir sans emportement émotionnel », à « être ouvert aux autres » en « évitant
l’irritabilité ». La restructuration s’accompagne d’une réduction des niveaux hiérarchiques dans l’entreprise, qui
passent de 9 à 4, qui doit permettre « l’implication et la responsabilisation » des « opérateurs ». (p.326), mais aussi
d’une intensification du travail avec augmentation de la polyvalence des salarié-e-s pour un salaire inchangé.
L’ensemble de ces évolutions a été permis par un droit du travail de plus en plus segmenté, avec la légalisation de
contrats temporaires et le développement d’un marché de l’insertion au travers des contrats aidés, dont les promoteurs
ne prévoyaient pas forcément les conséquences. Ainsi, les lois Auroux de 1982 ont eu pour conséquence une
augmentation du droit négocié au sein de chaque entreprise au détriment du droit légiféré par l’Etat, et l’Etat a pris en
charge une partie des dépenses sociales qui étaient celles des entreprises, comme celles afférentes aux travailleurs/ses
agé-e-s ou à l’emploi des jeunes. Selon Boltanski et Chiapello, « c’est une subvention générale du secteur privé qui a
été organisée ».(p.342).
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Ces transformations profondes du monde du travail auraient pu être accompagnée d’un renouveau de la critique :
c’est le contraire qui s’est produit. Le chapitre V est consacré à cette question, s’appuyant sur deux phénomènes
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majeurs qui ont joué dans l’apathie de la critique : la désyndicalisation et la mise en cause des représentations en
termes de classes sociales. Ces deux phénomènes sont analysés à l’aide du modèle des épreuves défini en
introduction de l’ouvrage : l’état de société est défini comme une suite d’épreuves dans lesquelles les êtres mesurent
leur grandeur. L’affaiblissement de la critique est du à un changement de la nature de ces épreuves dans le monde du
travail : alors qu’on se situait dans le cadre d’épreuves de grandeur basée sur une catégorisation, on se retrouve, dans
les années 1980, dans une situation où les épreuves sont définies par une succession de déplacements, beaucoup
moins identifiables que les épreuves catégorielles.
La désyndicalisation est manifeste à partir de la fin des années 1970, peut être expliquée par différents facteurs, liés
aux évolutions décrites précédemment. Les restructurations d’entreprise et l’augmentation des formes de travail
précaire ont ainsi participé du démantèlement des bastions du syndicalisme, ainsi que les nouvelles techniques de
management, conduisant une individualisation de plus en plus forte des rémunérations et des carrières, avec la
généralisation des primes et des évaluations entre salariés. Les lois Auroux de 1982 ont eu pour effet pervers
l’institutionnalisation et la professionnalisation des sections syndicales. Les syndicats eux-mêmes ont accompagné ce
mouvement, d’une part en raison de leur difficulté à se positionner face à la nouveauté de la situation, ne parvenant
plus à transformer des plaintes en dénonciation de caractère général, d’autre part par un éloignement des adhérents et
une difficulté à intégrer les critiques aux fonctionnements catégoriels (et la non prise en compte de certaines
professions).
La lenteur de la réaction syndicale doit aussi s’analyser en rapport avec la déconstruction des équivalences, et
notamment de celle qui organisait les épreuves du monde du travail : la division socio-professionnelle. On
assiste en effet à un mouvement de remise en question des classes sociales et des CSP dans les sciences sociales, avec
notamment les travaux autour des réseaux sociaux, mais aussi dans les représentations générales de la société. Cette
représentation avait en effet mis du temps à se construire, et est parachevée dans les années 1950 avec
l’institutionnalisation des catégories socio-professionnelles a l’INSEE, mais surtout dans les conventions collectives,
qui, en utilisant des grilles de classification des emplois définissent des équivalences. Or ces grilles, auparavant
basées sur un découpage catégoriel a priori, à l’intérieur duquel sont distingués différents niveaux de qualification
(grilles Parodi), ont été, par déplacements successifs, remplacées par des grilles dites « à critères classants » à partir
de 1975, qui se basent sur des critères définis dans chaque entreprise. Les changements de vocabulaire, comme par
exemple le passage du CNPF au MEDEF, supprimant ainsi la référence au patronat, ou de la catégorie « ouvrier » à la
catégorie « opérateur » sont des exemples de ces déplacements. Ils ont pour effet de brouiller les catégories
d’équivalence, qui permettaient de mettre en place des épreuves de grandeur, et de passer à des épreuves dites
« de force » , qui n’ont pas fait l’objet d’une généralisation ou d’une identification. L’effet de ces évolutions sur la
critique sociale est celui d’un brouillage de ses catégories de référence. Mais la critique artiste s’est aussi trouvée
désarmée, dans la mesure où elle s’est trouvée récupérée et mise à profit par le capitalisme, dans l’ensemble des
demandes qu’elle formulait (autonomie, authenticité, créativité, libération), et par l’effacement de la distinction entre
cadres dirigeants et intellectuels et artistes (les cadres promouvant aussi des formes de créativité).
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Dans cette dernière partie, Boltanski et Chiapello s’interrogent sur les possibilités d’un renouveau des deux formes de
critique, la critique sociale et la critique artiste, qui tiendrait compte des déplacements opérés par le capitalisme. La
critique doit en effet tenir compte des transformations dans le monde du travail pour pouvoir réclamer, dans le cadre
de la cité par projet, des formes de justice.
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La critique sociale, comme on l’a vu, se forme sur la base de deux sources d’indignation : l’égoïsme d’une part, la
misère et les inégalités d’autre part. Qu’en est-il de sources d’indignation dans un monde connexioniste ? La critique
a en effet en premier lieu affaire à une nouvelle forme de pauvreté, l’exclusion, qu’il est difficile d’utiliser comme un
concept critique. Boltanski et Chiapello cherchent donc, dans ce chapitre, à définir quelles sont les formes
d’exploitation qui peuvent se mettre en place dans un monde connexioniste, et quels dispositifs peuvent répondre à
cette exploitation.
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Le thème de l’exclusion se développe à partir de la parution de l’ouvrage de Rémi Lenoir, Les exclus en 1974, mais
surtout à partir des années 1980. Contrairement au thème de l’exploitation qui concerne essentiellement les rapports
dans le travail et relève d’une topique de la dénonciation, l’exclusion se réfère à la pauvreté due à l’éloignement de
la sphère du travail, et relève par là d’une topique du sentiment. Elle appelle donc une action humanitaire et une
action de l’Etat, qui par ailleurs repose largement sur la généralisation d’une conception du monde en réseau :
l’exclu-e n’entretient plus de lien, est « désaffilié-e » (Castel), il ou elle n’appartient plus à la société comme les
exploité-e-s. Il n’est donc pas étonnant que les premières réactions qui ont accompagné des phénomènes de pauvreté
analysés de la sorte relèvent de l’action humanitaire, de l’indignation face à la souffrance : des associations d’aide
aux personnes en difficulté voient le jour dans les années 1980, la plus emblématique étant les restos du cœur en
1985-1986, et reposent sur l’engagement de 8 millions de bénévoles en 1990.
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C’est à partir de 1990 (débats autour du RMI) que des mouvements sociaux prennent en charge la thématique de
l’exclusion. Ces « nouveaux mouvements sociaux » (ici les auteur-e-s reprennent sans critique la terminologie de
Touraine, qualifiant néanmoins les mouvements des années 1990 comme le DAL, AC !, Droits devant ! qui portent
des revendications « matérielles ») sont largement issus des interactions avec le milieu humanitaire des années 80, et
leur forme tranche par rapport aux mouvements ouvriers: celle-ci s’appuie sur des embryons d’organisation en
réseau : refus de la délégation et de la bureaucratisation, actions en commun sur des événements, et cette
dénomination est revendiquée par les acteurs/trices eux-même, qui font du mouvement en réseau le moyen de
répondre aux transformations du capitalisme. Mais ces mouvements butent sur une définition de l’exclusion qui
ne permet pas d’émettre de véritable critique, dans la mesure où il ne peut désigner de responsables, et que
l’explication est surtout tournée vers les propriétés des victimes, qui seraient porteuses de handicaps sociaux.
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Il va donc s’agir pour Boltanski et Chiapello de reformuler la question de l’exploitation dans le cadre de la cité par
projet. Tout d’abord, dans la logique de la cité par projet, il existe des conduites égoïstes, représentées par la figure
du faiseur de réseau, qui tisse des liens, mais à son avantage et non à celui de l’entreprise. Les auteur-e-s font ici
référence à la théorie des trous structuraux de Burt : le faiseur tire un maximum partie de sa position de passage
obligé. Cette critique à des comportements qui en quelque sorte abuseraient des qualités valorisées dans la logique de
la cité par projet émane des auteurs de management eux mêmes. Une théorie de l’exploitation, nécessaire à un
renouveau de la critique sociale, consisterait à rechercher en quoi « la réussite et la force des uns sont dues, en fait, au
moins partiellement, à l’intervention d’autres acteurs dont l’activité n’est ni reconnue ni valorisée » (p.444). pour
Boltanski et Chiapello, et de façon très résumée, on pourrait trouver cette exploitation dans le fait que, dans un monde
en réseau, la valorisation des personnes mobiles s’appuie, implicitement, sur l’existence de personnes immobiles
qui assurent la pérennité du réseau. Ainsi, comme dans la théorie marxiste les capitalistes ne pouvaient faire du
profit sans les prolétaires, dans la théorie développée par Boltanski et Chiapello, « l’immobilité des uns est nécessaire
à la mobilité des autres » (p446). Les immobiles, qui sont aussi les plus pauvres, sont des sortes de « doublures », qui
permettent aux grands de tisser des liens et de se déplacer au gré des projets. Par exemple, les multinationales ne
peuvent exister que parce que des pays les accueillent mais leur imposent souvent leur prix : des mesures
économiques pour les attirer et les faire rester. Les multinationales sont mobiles et exploitent les pays, immobiles.
Mais l’analyse est valable pour d’autres objets : entreprises et salarié-e-s de la production, marchés financiers et
Etats…Une simple critique du libéralisme, qui relèverait de la cité marchande, passe donc à côté de ces formes
d’exploitation liées à la mobilité.
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Face à cette forme d’exploitation, il s’agit donc de mettre en place des dispositifs qui protègent les immobiles et
rendent visibles les formes de l’exploitation afin que celle-ci puisse donner lieu à une demande de justice. Les auteure-s s’interessent dans cette partie aux différentes propositions et débats qui vont dans ce sens, c’est-à-dire qui
repensent le statut juridique des personnes et leurs droits dans un monde en réseau. Il s’agirait de donner une
reconnaissance juridique à la notion de réseau, ou à celle d’activité. Par exemple, les dispositifs qui vont dans le sens
de l’égalité des chances de mobilité (dispositifs de réinsertion, création d’un revenu d’activité ou revenu universel),
où sont des points d’appui pour une justice dans la cité par projet.
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Dans le dernier chapitre, Boltanski et Chiapello examinent les conditions d’un renouveau de la critique artiste. Celleci est en mauvaise position dans la mesure où ses propositions, comme on l’a vu, ont été largement incorporées par le
nouvel esprit du capitalisme. Cependant, certains éléments de la situation tendent à renouveler sa pertinence : cette
critique repose sur une exigence de libération et d’authenticité, or ces deux questions se posent de façon nouvelle
dans le monde connexioniste.
Tout d’abord, les nouvelles formes d’accumulation génèrent un trouble, une inquiétude observée dans l’apparition de
signes d’anomie, tels que le développements des engagements de court terme dans la vie privée, le taux élevé des
suicides (chez les adultes âgés de 25 à 49 ans, les courbes de chômage et de suicide ont le même profil, Nizard,
1998), l’augmentation de la consommation de psychotropes. Ces indicateurs révèlent un effet paradoxal de la
libération, la quête parfois forcée d’épanouissement personnel ayant renforcé les situations anxiogènes. Elle interroge
aussi la demande d’authenticité, l’évaluation de valeur des personnes et des choses.
Concernant ces deux aspects, Boltanski et Chiapello mettent en évidence l’existence de « boucles de récupération »,
ou la critique est récupérée, ouvrant la voie à de nouvelles formes d’oprression. Ainsi, la demande de libération des
années 60 a été intégrée par les nouvelles méthodes de management, et celles-ci ont généré une nouvelle forme
d’oppression, qui se caractérise aujourd’hui par des formes « d’autoréalisation imposée », où l’autonomie
accordée s’est accompagnée d’un développement des formes d’auto contrainte ou de surveillance mutuelle, de
contrôle par les pairs (cercles de qualité, groupes autonomes).
La quête d’authenticité peut aussi être analysée en termes de boucles de récupération. Ainsi, la critique du deuxième
esprit qui portait sur la massification (des objets mais aussi des êtres humains, de la pensée opérée par les médias, cf
Marcuse et l’homme unidimensionnel), a été récupérée par une volonté de plus en plus affirmée de différencier les
produits et d’individualiser le traitement des travailleurs (primes, formation individuelle…), par une « offre de biens
et de relations humaines authentiques sous la forme de marchandises » (p.535). De même la critique écologiste a
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donné lieu à la commercialisation d’éco-produits, qui à leur tour sont critiqués comme « fabriqués », marchandisés et
donc inauthentiques. De plus, la quête d’authenticité a été disqualifiée en elle-même par certains auteurs critiques qui
y voyaient un élitisme d’une culture savante face à la culture populaire (Bourdieu). Or cette question se pose par
rapport à la question des relations dans un monde en réseau : en effet, celles-ci sont à la fois le support de liens
professionnels et utiles et de liens d’amitié : comment dès lors reconnaître l’authenticité d’une relation ? Ce qui entre
en résonnance avec les indicateurs d’anomie.
La critique artiste, dans ces deux composantes, peut donc poser une question qui est au cœur du monde
connexioniste : celle de la marchandisation. En effet, le capitalisme, dans sa première expression, repose sur une
double distinction : celle entre le travailleur et sa force de travail (on marchandise la force de travail et non l’individu
qui la produit), et celle entre l’intérêt et le désinteressement (la distinction sphère privée/sphère professionnelle fait
que l’on différencie relations d’affaires et relations d’amitié), qui sont aussi des distinctions entre le marchandisable
et le non marchandisable. Or ces deux distinctions sont mises à mal dans un monde connexioniste : par le concept
d’employabilité, qui établit un lien entre les qualités individuelles et l’emploi, par la valorisation d’un profit fondé sur
le lien, quel qu’il soit. La critique artiste, dans la mesure où elle s’appuie sur une sécurité préalable des individus (un
statut, une réduction de l’incertitude), peut donc s’appuyer sur le refus de la limitation de la sphère marchande.
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