Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2005-2006 4
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La généralisation de la représentation en réseau s’appuie sur l’émergence de moyens de communication de plus en
plus rapides : ceux-ci permettent de rendre concrète l’idée abstraite (réalisable, mais plus difficilement, avant le
développement des techniques de communication) selon laquelle chaque individu peut créer des liens avec tous les
autres de la planète quelle que soit leur distance géographique (propension universelle à créer du lien).
Le terme réseau a fait l’objet, avec la naissance de la cité par projet, d’une légitimation, comme c’est le cas chaque
fois qu’une cité base la justice sur une certaine vision du monde qui était auparavant soit critiquée, soit absorbée dans
d’autres conceptions. En effet, jusqu’aux années 1980, le terme réseau est connoté négativement, aussi bien dans la
littérature de management et dans ses usages ordinaires que dans les sciences sociales. Il est très peu utilisé dans la
littérature de management, et fait référence lorsqu’il l’est à des contraintes qui pèsent sur l’individu plus qu’à une
transgression des frontières. Les auteur-e-s parlent ainsi de « réseaux d’obligation », « réseau d’autorité, de
dépendance et de subordination ». Il peut également désigner des formes de relations informelles se développant en
parallèle ou contre la hiérarchie formelle de l’entreprise, prenant alors un sens ambigu, ce phénomène peut être
considéré tour à tour comme dangereux ou positif. Dans le langage courant, celui des dictionnaires, le terme de réseau
est alors le plus souvent associé à des formes de liens clandestins, illégitimes et/ou illégaux : conspirations,
organisations occultes (vis-à-vis de leurs membres et de l’extérieur), groupes d’influence servant des intérêts cachés
contre le bien public. Dans les sciences sociales, le terme de réseau était utilisé dans les années 1960 pour expliciter
l’utilisation de privilèges, notamment dans l’institution scolaire et sur le marché du travail, par les personnes
d’origine favorisée. Il est aujourd’hui utilisé comme un outil, voire comme un paradigme.
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Il est important pour comprendre la généralisation de la représentation en réseaux de s’intéresser à la genèse de ces
travaux. La formation du paradigme du réseau, qui peut être observée en sciences humaines et sociales (sociologie,
histoire, anthropologie, psycho-sociologie), mais aussi en philosophie ou en sciences cognitives (les travaux sur les
modèles d’intelligence cherchant à rapprocher biologie du cerveau et informatique), repose sur une orientation
épistémologique commune : l’intérêt porté aux propriétés relationnelles par opposition aux propriétés
substantielles des êtres. Il ne s’agit plus de définir les êtres par ce qu’ils sont, mais par les liens qu’ils-elles
entretiennent. Sur ce parti pris central sont venues se greffer d’autres représentations, notamment celle fondée sur une
conception organiciste de la société comme corps vivant irrigué par des flux, matériels ou immatériels (conception
forte depuis le XIXème siècle). Les travaux s’appuient aussi sur les techniques sociométriques mises en œuvre par
Moreno.
Mais les voies qui ont mené à l’adoption de ce principe commun sont différentes en France et aux Etats Unis. En
France, l’intérêt pour la représentation en réseau a émergé depuis la philosophie, notamment l’épistémologie des
sciences qui refusait la frontière entre les activités scientifiques et les autres types de connaissance. En effet, il s’agit
de rapporter cette question à des débats internes aux structuralistes : pour les structuralistes dits
« réductionnistes », la démarche scientifique consiste en l’identification de groupes, de classes, c’est-à-dire de
structures originelles, par l’activité logique du scientifique. En revanche, l’approche par les réseaux met en avant un
empirisme radical : elle ne suppose pas l’existence de structures originelles, mais un monde « fluide, continu,
chaotique » ou tout peut se connecter avec tout. La nature des êtres, ou les structures apparaissent alors comme
« effets émergents » du réseau et non comme structures de base.
C’est en effet dans le contexte postérieur à mai 68 qu’un certain nombre de philosophes, dont les plus emblématiques
sont sans doute Gilles Deleuze, Felix Guattari et Michel Serres, vont s’attacher à une représentation d’un monde
ouvert, sans point fixe, ni frontières, ni centre, rendu possible par la communication. Dans ce monde, c’est à travers la
connexion, la rencontre que les individus se constituent : ils ne sont donc pas réductibles à des structures a priori.
Ce nouveau schème philosophique a donné lieu à plusieurs développements : des développement spécifiques dans le
champ de la sociologie et des orientations plus politiques, avec la critique des institutions, des bureaucraties, des
traditions, des maîtres à penser et des eschatologies religieuses et politiques (où les êtres dépendent d’une essence
projetée dans l’avenir) vues comme autant de points fixes, opposés à la fluidité, au nomadisme. Cette critique se porte
donc sur le capitalisme mais aussi sur les versions rigides du structuralisme marxiste, sur les « appareils » politiques
et syndicaux.
Selon Boltanski et Chiapello, la version française du monde connexioniste est beaucoup radicale que la conception
anglo-saxonne, plus rattachée au pragmatisme et à l’empirisme radical. Néanmoins, la conception anglo-saxonne a
aussi pour base la recherche d’un rapport entre unités séparées qui ne serait pas donné à priori par un observateur,
mais se formerait au travers de processus de communication. Elle se réfère ainsi à la sémiotique, champ de la
linguistique, qui postule que la relation triadique (et non plus dyadique, avec deux éléments, le signifiant et le
signifié) est essentielle pour représenter le monde : un objet est en effet désigné par un signe (mot), qui a son tour est
interprété à l’aide d’autres signes (comme une définition d’un mot dans le dictionnaire). Le monde est alors un
réseau formé d’une multiplicité d’interprétations, de traductions qui donnent sens à des êtres qui, sans
interprétation, resteraient isolés. Les objets existent donc à travers le réseau.
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En sociologie, la problématique des réseaux s’est insérée dans les courants de sociologie pragmatique, comme l’école
de Chicago ou l’intéractionnisme symbolique. Sans que ceux ci aient mis en œuvre la méthodologie des réseaux,
leurs présupposés ont pu entrer en phase avec les renouvellements philosophiques. En effet, les individus, dans une
perspective interactionniste, sont à la fois acteurs et interprètes, dans la mesure où c’est dans l’interaction que les