
 


  !"""#$ 

 !"#
 !"#  !"#
 !"# !$ %&'''"
!$ %&'''"!$ %&'''"
!$ %&'''"

"
""
"
$"( ) "*+&,
$"( ) "*+&,$"( ) "*+&,
$"( ) "*+&,
%$&
Luc Boltanski et Eve Chiapello publient Le nouvel esprit du capitalisme en 1999, c’est-à-dire à un moment où il est à
la fois possible d’analyser avec un recul suffisant les transformations qu’a connues le capitalisme à partir de la fin des
années 1970, et notamment les changements dans le monde du travail et de se pencher sur sa critique, dans le
contexte postérieur aux mouvements de novembre-décembre 1995 et aux mouvements de chômeurs/ses de 1997-
1998.
Les auteur-e-s partent, dans le prologue, du constat selon lequel le capitalisme est en pleine expansion, ses nouvelles
formes générant une dégradation de la situation économique et sociale d’un nombre croissant de personnes, sans que
sa critique soit pour autant active et entendue. Il va donc s’agir de dépasser ce paradoxe en analysant conjointement
les transformations du capitalisme, de son « esprit » et de sa critique. Avant de revenir brièvement sur ces termes, il
est important de signaler que l’ouvrage est utile à la préparation du thème « réseaux » dans la mesure où la
représentation en seau, comme on le verra, est constitutive du nouvel esprit du capitalisme, mais il est également
très utile pour penser, à travers l’analyse de la critique, les évolutions de la conflictualité.
 
'
Pour Boltanski et Chiapello, on ne peut analyser les transformations du capitalisme sans prendre en compte son esprit
et sa critique. Ils définissent le capitalisme par « une exigence d’accumulation illimitée du capital par des moyens
formellement pacifiques » (p.37). Dans un tel système, les capitalistes sont les personnes qui ont en charge
l’accroissement du capital et qui font pression sur les entreprises pour qu’elles dégagent un profit maximum. L’idée
des auteur-e-s est que ce système ne peut se maintenir que s’il est justifié pour les personnes qui s’y engagent :
l’esprit du capitalisme est cette « idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme » (p.42). Il faut ici prendre
le terme idéologie non comme une invention de dominant-e-s qui n’aurait pas d’effets réels, mais comme un
ensemble de motifs éthiques (au sens weberien), largement partagés, qui seuls permettent de comprendre comment le
capitalisme tient.
Au cours de l’histoire du capitalisme, cet esprit a varié : le premier esprit, analysé par Weber, celui de la fin du
XIXème siècle, est basé sur la figure du bourgeois entrepreneur et sur les valeurs bourgeoises (importance accordée à
la famille…). Le deuxième esprit du capitalisme se forme dans les années 1930, à la suite de la crise, et accorde une
place prééminente à la figure du cadre dirigeant d’entreprise, du « manager » diplômé. Il repose sur la valorisation de
la grande entreprise bureaucratisée. La thèse de l’ouvrage est que l’on assisterait depuis les années 1970 à la
formation d’un nouvel esprit du capitalisme, basé sur la valorisation de la mobilité des personnes dans le cadre
d’organisations en réseau.
()
Pour analyser ce nouvel esprit, Boltanski et Chiapello font appel au concept de cité, que Boltanski avait développé
avec Laurent Thévenot dans De la justification. Les économies de la grandeur (1991). Une cité est un ordre de
référence, de justification, un type de conventions auxquels se réfèrent les agencements sociétaux. Dans ces cités peut
s’établir une équivalence considérée comme juste en référence aux principes de la cité. En somme, les cités qui sont
un ensemble de principes communs, permettent aux êtres de se mesurer entre eux (il y a des grands et des petits dans
chaque cité, en fonction des principes qu’elle promeut). Dans De la justification, Boltanski et Thévenot en
dénombraient 6 : la cité civique, la cité inspirée, la cité industrielle, la cité marchande, la cité domestique, la cité du
Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2005-2006 2
renom. Par exemple, dans la cité civique, le « grand » est celui qui est représentant d’un collectif dont il exprime la
volonté générale. Les cités sont donc des constructions des sociologues pour comprendre les sources des justifications
invoquées dans l’esprit du capitalisme : elles sont souvent combinées dans ces justifications. Ainsi, les textes de
management étudiés par les auteur-e-s font appel à toutes les cités en même temps, l’intérêt est de savoir dans quelle
proportion.
Avec le nouvel esprit du capitalisme, on assisterait à la formation d’une septième cité, « la cité par projet », le
grand est celui qui est en capacité de tisser des liens et de s’en servir, d’où la question des réseaux. Les déplacements
dans le monde capitaliste seraient donc justifiés par l’appel à un nouvelle cité, pas encore pleinement formée. Ces
déplacements sont à la fois le fait de l’évolution du capitalisme, mais aussi des critiques qui lui sont opposées.
'*
L’idée de critique exprime « un différentiel entre un état de choses désirable et un état de choses réel » (p.69). Le
capitalisme doit en effet, pour survivre, intégrer certains éléments de sa critique. Cette intégration peut passer par
l’incorporations de valeurs qui étaient portées par la critique (ainsi le nouvel esprit a intégré des valeurs d’autonomie
exprimées par la critique des années 1960), ou par l’amélioration des dispositifs de justice sociale à l’intérieur du
monde critiqué (ainsi, la mise en place de négociations salariales dans les années 40 sous l’effet de la critique formée
au début du siècle)
Depuis le début du XIXème siècle, la critique s’est appuyée sur quatre « sources d’indignation » issues du
capitalisme: le désenchantement et l’inauthenticité, l’oppression (opposition à l’autonomie des individus,
subordination dans le travail), la misère et les inégalités, l’opportunisme et l’égoisme. Ces sources d’indignation
alimentent deux types de critiques dont on retrouve la combinaison tout au long des deux derniers siècles : la critique
artiste et la critique sociale. Par exemple, en 1968, la critique artiste, qui s’appuie sur les deux premières sources
d’indignation, peut être décelée dans les revendications des étudiant-e-s de 1968, la dénonciation de l’aliénation, la
volonté de libération. La critique sociale, qui prend appui sur les deux autres sources d’indignation, se centre sur une
critique de l’exploitation et de l’inégalité de salaires.
 
Pour analyser les transformations du capitalisme, de son esprit et de sa critique, les auteur-e-s s’appuient sur une
synthèse de leurs travaux antérieurs, notamment ceux de Boltanski sur Les cadres (1982), et de beaucoup d’autres
travaux, et sur l’analyse d’un corpus de textes : la littérature de management des années 1960 et des années 1990.
La comparaison de ces textes permet, selon eux, d’analyser l’évolution de l’esprit du capitalisme : ces textes peuvent
en effet être vus comme des éléments normatifs, intimant conseils et recommandations aux managers, ce qui permet
de déceler les justifications à l’œuvre.
En revanche ils ne se livrent pas à la même analyse systématique sur des textes qui pourraient être vus comme des
points d’appui normatifs de la critique, analysant le plus souvent celle ci à travers les prises de position
philosophiques qui la sous-tendent, ou des différentes études menées sur les conflits des 30 dernières années.
On notera enfin que l’ouvrage à une visée d’analyse de la situation, mais que les auteur-e-s entendent très nettement
ainsi contribuer au renouveau de la critique du capitalisme, comme ils l’expliquent en conclusion, intitulée « la
sociologie contre les fatalismes ».
+,$
--.)
Dans cette première partie, les auteur-e-s mettent en évidence les transformations de l’esprit du capitalisme, à travers
l’étude de la littérature de management. Ils y décèlent la formation d’une nouvelle cité, la cité par projets. Cette cité
s’appuie sur la représentation d’un monde en réseau, diffusée à partir des années 1970, notamment pour ce qui nous
concerne dans le champ des sciences sociales avec les études de réseaux.
  
A travers l’analyse des textes de management, Boltanski et Chiapello notent l’émergence d’une nouvelle norme
d’organisation des entreprises et de mobilisation des salarié-e-s dans les années 1990, qui s’appuie sur la métaphore
du réseau et sur la rhétorique du projet.
/,-
La littérature des années 1960 était centrée sur la valorisation de la « direction par objectifs », de la
« décentralisation » et de la « méritocratie », normes de management issues de la critique de l’esprit antérieur, fondé
sur les relations familiales dans l’entreprise. Les cadres, dans le cadre des grandes firmes de l’époque, acquièrent une
autonomie qui reste bien encadrée, ne remettent pas en question le principe hiérarchique dans l’entreprise. Dans les
années 1990, la tonalité est bien différente : la littérature s’inscrit dans un rejet de la hiérarchie, dans une
valorisation des petites entreprises reliés entre elles dans le cadre d’un « réseau », les organisations doivent
être flexibles, innovantes et compétentes. Il s’agit alors de valoriser la créativité des individus, et les leaders capables
d’insuffler cette créativité : le « coach », le « chef de projet ». Il s’agit également de rejeter tout contrôle hiérarchique
Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2005-2006 3
pour favoriser l’autocontrôle des individus, dans un cadre l’externalisation et la sous-traitance permettent que ce
contrôle s’exerce par le marché et non par la hiérarchie.
Les textes de management des années 1990 se fondent donc sur un rejet du fonctionnement antérieur des entreprises,
jugé trop directif, bureaucratique, hiérarchique. Ce rejet implique une nouvelle forme de mobilisation des salarié-e-s à
l’intérieur de l’entreprise.
'-0
Alors que les textes des années 1960 mettaient l’accent sur la sécurité des carrières comme élément permettant de
mobiliser les salarié-e-s, les textes des années 1990 mettent en avant le projet : l’argument en faveur de la nouvelle
organisation du travail est qu’elle permettrait l’expression, la créativité, la liberté des salarié-e-s qui s’investiraient
dans de multiples projets au gré de leurs rencontres, des liens qu’ils auraient tissés. Chaque projet en emmènerait un
autre, et ainsi les personnes tisseraient leur vie au travail : c’est ce qui est contenu dans la notion d’employabilité, qui
désigne « la capacité dont les personnes doivent être dotées pour que l’on fasse appel à elles sur des projets » (p.144).
L’employabilité est intimement liée à la personne elle-même :elle se fonde sur ses capacités, sur sa réputation, a
contraire de la méritocratie qui se fondait sur le critère du diplôme.
  
Selon Boltanski et Chiapello, cette littérature se fonde sur un ordre de justification encore non explicite : à la
différence des ordres sous-tendant le deuxième esprit du capitalisme, dont les épreuves d’équivalence étaient connues
et spécifiées (par exemple, la négociation salariale basée sur des conventions collectives), l’ordre de justification qui
se forme doit être mis à jour, explicité. Il comprend des éléments qu’on ne trouve dans aucune des six autres cités, il
n’en est donc pas une simple combinaison nouvelle (p. 192).
Il s’agit de mettre en exergue ce qui est commun, ce qui fait sens dans l’ensemble parfois disparate de la littérature
des années 1990 : c’est sans doute le terme de « réseau » , l’idée d’un monde « connexioniste » qui sous-tend les
justifications du nouvel esprit. La vie professionnelle serait faite d’une multiplication de connexions, à l’occasion de
projets :
« le projet est l’occasion et le prétexte de la connexion. Celui-ci rassemble temporairement des
personnes très disparates, et se présente comme un bout de réseau fortement activé pendant une
période relativement courte mais qui permet de se forger des liens plus durables qui seront ensuite mis
en sommeil tout en restant diponibles » (p.157)
Le projet peut donc être vu comme un moment de stabilisation temporaire qui réclame un certain engagement et une
certaine justice, dans un monde en réseau, où tout est flux permanent.
« la cité par projets se présente ainsi comme un système de contraintes pesant sur un monde en
réseau incitant à ne tisser des liens et à n’étendre ses ramifications qu’en respectant les maximes de
l’action justifiable propre aux projets » (p.161).
Une fois ces définitions posées, Boltanski et Chiapello finissent une grammaire de la cité par projet : quels
qualificatifs vont faire que quelqu’un va y être jugé comme « grand » et quelqu’un d’autre comme « petit » ? Le
grand de la cité par projet est un médiateur : il sait tisser des liens, entrer en relation par des capacités de
communication, s’engager dans des projets, faire en sorte d’étendre son réseau grâce à ces projets. Il est adaptable,
flexible, mobile, polyvalent, sait repérer les sources d’information et sait donner de sa personne, s’engage. Mais le
grand est ainsi nommé parce qu’il sait engager les autres : il s’agit d’un véritable animateur de réseaux, améliorant
l’employabilité de son équipe en même temps que la sienne. Plusieurs figures correspondent à l’état de grand : les
chefs de projets, les coachs, les innovateurs et les experts. Dans un monde connexioniste il ne s’agit pas seulement de
construire des liens, mais aussi de construire les bons : d’exploiter les « trous structuraux » autour de soi (cf. Burt),
de se constituer comme passage obligé pour les autres. La cité par projets valorise aussi certains types d’organisation
(et par là dévalorise leurs contraires) : informelles, flexibles, quasi spontanées, dans lesquelles règne la confiance. Le
réseau y est présenté comme un ordre harmonieux du monde, y est naturalisé.
Cette naturalisation rencontre une tendance des analyses en sciences sociales sur les réseaux, qu’il s’agit maintenant
de développer.
 !"# $
Selon Boltanski et Thévenot, chaque ordre de justification établit sa propre grammaire et se réfère à des auteurs qui
seraient emblématiques de la cité (dans la cité marchande, Adam Smith, dans la cité industrielle, Saint Simon). Dans
le cas de la cité par projet, ces références théoriques existent bien même si elle ne sont pas rassemblées sous la plume
d’un-e seul-e auteur-e, à travers une représentation du monde en réseau, divulguée entre autres par les sciences
sociales. La littérature « connexioniste » ne naît en effet pas « sui generis », à l’intérieur de l’entreprise, elle se réfère
à un ensemble de réflexions qui ont cours à l’extérieur. Or on assiste à diffusion à grande vitesse des travaux sur les
réseaux, à tel point qu’on parle de « nouveau paradigme ». Il est difficile de dresser une ligne de partage claire entre
usage scientifique et usage idéologique de la catégorie de réseau.
Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2005-2006 4
'123
La néralisation de la représentation en réseau s’appuie sur l’émergence de moyens de communication de plus en
plus rapides : ceux-ci permettent de rendre concrète l’idée abstraite (réalisable, mais plus difficilement, avant le
développement des techniques de communication) selon laquelle chaque individu peut créer des liens avec tous les
autres de la planète quelle que soit leur distance géographique (propension universelle à créer du lien).
Le terme seau a fait l’objet, avec la naissance de la cité par projet, d’une légitimation, comme c’est le cas chaque
fois qu’une cité base la justice sur une certaine vision du monde qui était auparavant soit critiquée, soit absorbée dans
d’autres conceptions. En effet, jusqu’aux années 1980, le terme réseau est connoté négativement, aussi bien dans la
littérature de management et dans ses usages ordinaires que dans les sciences sociales. Il est très peu utilisé dans la
littérature de management, et fait référence lorsqu’il l’est à des contraintes qui pèsent sur l’individu plus qu’à une
transgression des frontières. Les auteur-e-s parlent ainsi de « réseaux d’obligation », « réseau d’autorité, de
dépendance et de subordination ». Il peut également désigner des formes de relations informelles se développant en
parallèle ou contre la hiérarchie formelle de l’entreprise, prenant alors un sens ambigu, ce phénomène peut être
considéré tour à tour comme dangereux ou positif. Dans le langage courant, celui des dictionnaires, le terme de réseau
est alors le plus souvent associé à des formes de liens clandestins, illégitimes et/ou illégaux : conspirations,
organisations occultes (vis-à-vis de leurs membres et de l’extérieur), groupes d’influence servant des intérêts cachés
contre le bien public. Dans les sciences sociales, le terme de réseau était utilisé dans les années 1960 pour expliciter
l’utilisation de privilèges, notamment dans l’institution scolaire et sur le marché du travail, par les personnes
d’origine favorisée. Il est aujourd’hui utilisé comme un outil, voire comme un paradigme.
',.22$
Il est important pour comprendre la généralisation de la représentation en réseaux de s’intéresser à la genèse de ces
travaux. La formation du paradigme du réseau, qui peut être observée en sciences humaines et sociales (sociologie,
histoire, anthropologie, psycho-sociologie), mais aussi en philosophie ou en sciences cognitives (les travaux sur les
modèles d’intelligence cherchant à rapprocher biologie du cerveau et informatique), repose sur une orientation
épistémologique commune : l’intérêt porté aux propriétés relationnelles par opposition aux propriétés
substantielles des êtres. Il ne s’agit plus de définir les êtres par ce qu’ils sont, mais par les liens qu’ils-elles
entretiennent. Sur ce parti pris central sont venues se greffer d’autres représentations, notamment celle fondée sur une
conception organiciste de la société comme corps vivant irrigué par des flux, matériels ou immatériels (conception
forte depuis le XIXème siècle). Les travaux s’appuient aussi sur les techniques sociométriques mises en œuvre par
Moreno.
Mais les voies qui ont mené à l’adoption de ce principe commun sont différentes en France et aux Etats Unis. En
France, l’intérêt pour la représentation en réseau a émergé depuis la philosophie, notamment l’épistémologie des
sciences qui refusait la frontière entre les activités scientifiques et les autres types de connaissance. En effet, il s’agit
de rapporter cette question à des débats internes aux structuralistes : pour les structuralistes dits
« réductionnistes », la démarche scientifique consiste en l’identification de groupes, de classes, c’est-à-dire de
structures originelles, par l’activité logique du scientifique. En revanche, l’approche par les réseaux met en avant un
empirisme radical : elle ne suppose pas l’existence de structures originelles, mais un monde « fluide, continu,
chaotique » ou tout peut se connecter avec tout. La nature des êtres, ou les structures apparaissent alors comme
« effets émergents » du réseau et non comme structures de base.
C’est en effet dans le contexte postérieur à mai 68 qu’un certain nombre de philosophes, dont les plus emblématiques
sont sans doute Gilles Deleuze, Felix Guattari et Michel Serres, vont s’attacher à une représentation d’un monde
ouvert, sans point fixe, ni frontières, ni centre, rendu possible par la communication. Dans ce monde, c’est à travers la
connexion, la rencontre que les individus se constituent : ils ne sont donc pas réductibles à des structures a priori.
Ce nouveau schème philosophique a donné lieu à plusieurs développements : des développement spécifiques dans le
champ de la sociologie et des orientations plus politiques, avec la critique des institutions, des bureaucraties, des
traditions, des maîtres à penser et des eschatologies religieuses et politiques (où les êtres dépendent d’une essence
projetée dans l’avenir) vues comme autant de points fixes, opposés à la fluidité, au nomadisme. Cette critique se porte
donc sur le capitalisme mais aussi sur les versions rigides du structuralisme marxiste, sur les « appareils » politiques
et syndicaux.
Selon Boltanski et Chiapello, la version française du monde connexioniste est beaucoup radicale que la conception
anglo-saxonne, plus rattachée au pragmatisme et à l’empirisme radical. Néanmoins, la conception anglo-saxonne a
aussi pour base la recherche d’un rapport entre unités séparées qui ne serait pas donné à priori par un observateur,
mais se formerait au travers de processus de communication. Elle se réfère ainsi à la sémiotique, champ de la
linguistique, qui postule que la relation triadique (et non plus dyadique, avec deux éléments, le signifiant et le
signifié) est essentielle pour représenter le monde : un objet est en effet désigné par un signe (mot), qui a son tour est
interprété à l’aide d’autres signes (comme une définition d’un mot dans le dictionnaire). Le monde est alors un
réseau formé d’une multiplicité d’interprétations, de traductions qui donnent sens à des êtres qui, sans
interprétation, resteraient isolés. Les objets existent donc à travers le réseau.
'.2
En sociologie, la problématique des réseaux s’est insérée dans les courants de sociologie pragmatique, comme l’école
de Chicago ou l’intéractionnisme symbolique. Sans que ceux ci aient mis en œuvre la méthodologie des réseaux,
leurs présupposés ont pu entrer en phase avec les renouvellements philosophiques. En effet, les individus, dans une
perspective interactionniste, sont à la fois acteurs et interprètes, dans la mesure c’est dans l’interaction que les
Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2005-2006 5
qualités de chacun-e se voient investies d’une signification (par eux-mêmes), qui changera à chaque interaction. On
ne peut donc définir des êtres par des propriétés : cette orientation épistémologique donnera lieu à deux courants
sociologiques : l’ethnométhodologie, qui renonce à la volonté de totalisation de configurations toutes singulières, et
l’analyse des réseaux, qui, en utilisant la théorie des graphes, va rechercher une nouvelle totalisation basée sur la
mise en valeur de relations entre individus (conçus comme des nœuds de relations interchangeables) et non plus de
groupes d’individus ayant certaines qualités.
C’est avec les travaux de Granovetter et surtout de Harrison White que ce courant se développe : selon Boltanski et
Chiapello, il ne s’agit pas seulement pour White d’élaborer une nouvelle méthode d’analyse du social, mais bien
d’acter une transformation supposée du monde, de rejeter un vieux monde basé sur la hiérarchie, les groupes, les
classes, les statuts pour en proposer un nouveau, dans lequel seules comptent, à l’extrême, les propriétés
relationnelles et plus aucune attention n’est portée aux propriétés des individus (femme, noir, jeune, ouvrier…) :
« l’innovation n’était pas seulement technologique. Elle visait à émanciper la sociologie de
« vieilles » notions de « catégories », de « groupes », de « classes » qui, présentées comme valables
pour les anciennes sociétés à statut, ne convenaient plus à des sociétés ouvertes, mouvantes (libérales)
dans lesquelles le « hasard » jouait un rôle prépondérant. » (p.225).
Ce courant américain a donné lieu à des développements plus tardifs en France, avec notamment les analyses de la
sociabilité menées par Michel Forsé.
 +
Les travaux d’analyses de réseaux définissent donc plus qu’une simple posture méthodologique. A partir du
moment sont rejetées de l’analyse toute idée de structures autres que la structures réticulaires, le seau
n’est plus l’instrument de description du monde mais le monde lui-même : c’est ce que les auteur-e-s appellent
la naturalisation des réseaux. En effet, la volonté de donner une assise scientifique à l’analyse des réseaux à conduit
à considérer la connexion non comme une des modalités de la structure sociale, mais comme son fondement même.
Se veloppent alors deux lignes d’analyse. La première est qualifiée d’historiciste : elle postule que l’analyse des
réseaux est la seule possible aujourd’hui car les sociétés contemporaines sont caractérisées par la mise en réseaux. Le
réseau serait donc « la forme qui convient à notre temps ». Cette position se retrouve chez des auteurs comme White,
Boorman et Breiger. Mais l’analyse de réseaux a été de plus en plus utilisée pour revisiter des données historiques
déjà analysés avec d’autres schémas (par exemple, John Padget et Christopher Ansell sur l’ascension des Médicis à
Florence) et en déduire l’universalité de la composition en réseaux. De là, il n’y a qu’un pas vers une position
naturaliste, c’est-à-dire l’affirmation du réseau comme « texture constitutive de tout monde social, voire de la nature
toute entière » (p.230).
Les travaux sur les réseaux peuvent donc servir de points d’appui à la cité par projets en formation, qui permet de
modéliser les formes de justice d’un monde en réseaux. Alors que certains de ces travaux postulent le réseau comme
étant constitutif du monde, Boltanski et Chiapello s’intéressent, en deuxième partie, à sa construction historique, aux
multiples « déplacements » qui ont engendré, sous le coup des transformations du capitalisme et de sa critique, les
transformations du monde du travail invoquées dans la littérature de management.
4 2,$
')

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Boltanski et Chiapello analysent les transformations du capitalisme depuis les
années 1970 et le lien que l’ont peut déceler avec les formes de la critique. Ils partent en effet de l’idée selon laquelle
le capitalisme intègre une partie de la critique pour se transformer et se maintenir. 1968 et les années qui suivent sont
analysées à l’aune de cette hypothèse : en quoi la critique, ou plutôt les critiques qui se développent en 1968 et dans
les années 1970 ont-elles influencé les managers et ont été intégrées aux transformations, particulièrement
perceptibles dans le monde du travail, des années 1980 ? Les auteur-e-s analysent ensuite les effets sociaux négatifs
de ces transformations, en essayant de lier restructurations des firmes, apparition de nouvelles formes d’emploi et
exclusion de toute une catégorie de personnes du marché du travail. Enfin, ils expliquent l’absence de critique de ces
processus au moment ou ils sont mis en place.
"% $
1968 apparaît en effet comme une crise majeure du capitalisme, qui signale l’essoufflement à la fois d’un système
fondé sur des grandes firmes distribuant des salaires élevés indexés sur des gains de productivité et une régulation
assurée par le triptyque patronat-Etat-syndicats, et de la justification de ce système, le deuxième esprit du capitalisme,
construit autour de la figure centrale du cadre dirigeant, garant du respect de la hiérarchie dans l’entreprise. En mai
1968, la critique est double : elle prend des formes que Boltanski et Chiapello nomment « la critique sociale » et « la
critique artiste ». Ainsi :
« les deux critiques s’expriment surtout sous la forme d’une demande de sécurité (pour ce qui est de
la critique sociale) et d’une demande d’autonomie (pour ce qui est de la critique artiste) » (p.246).
1 / 9 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !