Le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman a parfaitement mis en évidence comment une telle
exploitation de la peur a des retombées politiques souvent très fortes, au moins à court terme. Faire
quelque chose, ou donner l'impression de faire quelque chose, contre la délinquance menaçant la
sécurité des personnes, accélérer l’installation des caméras de surveillance dans les rues ou les
couloirs du métro revient à pratiquer une politique immédiatement rentable : « Toute action menée
contre l'insécurité est infiniment plus spectaculaire, visible, télégénique, que tout ce que l'on peut faire
pour atteindre les couches profondes du malaise social, qui sont de ce fait moins perceptibles et
apparemment plus abstraites. Quel spectacle plus intéressant et plus excitant que la lutte contre le
crime, que le crime lui-même, surtout celui qui vise les corps et les propriétés privées. Les
producteurs et les scénaristes des médias en sont parfaitement conscients »1. On assiste ainsi à une
instrumentalisation politique de la peur : les angoisses portant sur la sécurité, et qui sont en définitive
davantage liées à des incertitudes de fond, d’ordre psychologique et existentielle, l’emportent sur
toutes les autres.
La dimension économique est loin d’être neutre dans ce processus qui voit la généralisation des
systèmes de surveillance, telle que la « vidéo-protection » devenue en France l’un des maillons forts
de la politique du gouvernement de Nicolas Sarkozy. Même si des débats autour des technologies de
surveillance ou de contrôle voient timidement le jour sur la toile, ou de manière encore très
circonscrite à l’échelle municipale par exemple, on peut déplorer le fait que l’opinion publique
demeure encore trop passive sur de telles questions, nous renvoyant pour une part à la situation que
décrivait Alexis de Tocqueville dans son fameux ouvrage de 1840, De la démocratie en Amérique,
lorsqu’il tentait d’imaginer sous quels traits le despotisme pouvait se produire dans le
monde contemporain. Il songeait alors à « une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui
tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs. (…) Au-dessus
de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de
veiller sur leur sort (…) ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins… »2.
A un tel risque d’épuisement de la vie démocratique qui fut si justement décrit par Tocqueville, vient
aujourd’hui se greffer un fort déterminisme qui fait que les comportements de résistance à l’égard
d’innovations technologiques sont immédiatement perçus comme des attitudes rétrogrades dans un
monde où la nouveauté, quelle que soit sa forme, est perçue comme positive, comme allant dans le
sens du progrès, créant les conditions d’acceptabilité de dispositifs qui soulèvent pourtant des
questions considérables en termes de respect des libertés.
A ce niveau, il est opportun de déceler une économie politique de la technologie, c’est-à-dire, une
réalité économique et industrielle qui accélère le développement et l’acceptabilité de technologies qui
s’avèrent pourtant démocratiquement problématiques. On observe en effet que plus la mondialisation
économique s’intensifie, générant une forte insécurité sociale (avec tout l’état de psychose collective
qu’elle peut entraîner), plus nous sommes enclins à vouloir retrouver les marques de ce qui nous est
familier et à nous protéger les uns des autres. Comme l’a écrit à ce propos Seyla
Benhabib, professeur de sciences politiques à l’Université de Yale, « la mondialisation s’accompagne
d’exigences isolationnistes et protectionnistes, de velléités d’élever toujours plus haut et de
consolider les murs qui nous séparent les uns des autres »3.
Dans ces mouvements de repli, on assiste à une insidieuse homogénéisation de l’imaginaire collectif
1999, p. 178.
1961, p. 434.