OPINION Politiques sécuritaires en question dans l’entre-deux tours Par Pierre-Antoine Chardel, philosophe et maître de conférences en sciences sociales à Télécom Ecole de Management Dans l’entre deux tours de l’élection présidentielle, on peut être frappé par l’importance du thème de la sécurité dans la stratégie des deux derniers candidats en lice. On sait pourtant que ces discours constituent une réponse globale à l’heure où l’accélération médiatique en démultiplie la portée dans l’opinion publique. Les soubassements socio-philosophiques qui sous-tendent les politiques sécuritaires étant clairement identifiables, ne doivent-ils pas, sans doute plus intensément aujourd’hui, nous inciter à nous interroger sur les effets à long terme de ces stratégies et sur leur signification pour les sociétés démocratiques ? Non seulement en France, mais à travers le monde, un nombre croissant de responsables politiques se montrent de plus en plus avides de cibles de substitution pour nous rassurer par des mesures protectrices sans pour autant rendre possible une quelconque interrogation sur les raisons profondes des malaises sociaux qui affectent nos sociétés. La montée des partis d’extrême-droite un peu partout en Europe est à cet égard significative, comme l’est d’ailleurs le score élevé de Marine Le Pen lors du premier tour de la campagne présidentielle. On sait qu’il est loin d’être neutre pour les politiques d’intervenir sur les symptômes plutôt que sur les causes des pathologies sociales qui tendent aujourd’hui à affecter le vivre-ensemble. 1 Le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman a parfaitement mis en évidence comment une telle exploitation de la peur a des retombées politiques souvent très fortes, au moins à court terme. Faire quelque chose, ou donner l'impression de faire quelque chose, contre la délinquance menaçant la sécurité des personnes, accélérer l’installation des caméras de surveillance dans les rues ou les couloirs du métro revient à pratiquer une politique immédiatement rentable : « Toute action menée contre l'insécurité est infiniment plus spectaculaire, visible, télégénique, que tout ce que l'on peut faire pour atteindre les couches profondes du malaise social, qui sont de ce fait moins perceptibles et apparemment plus abstraites. Quel spectacle plus intéressant et plus excitant que la lutte contre le crime, que le crime lui-même, surtout celui qui vise les corps et les propriétés privées. Les 1 producteurs et les scénaristes des médias en sont parfaitement conscients » . On assiste ainsi à une instrumentalisation politique de la peur : les angoisses portant sur la sécurité, et qui sont en définitive davantage liées à des incertitudes de fond, d’ordre psychologique et existentielle, l’emportent sur toutes les autres. La dimension économique est loin d’être neutre dans ce processus qui voit la généralisation des systèmes de surveillance, telle que la « vidéo-protection » devenue en France l’un des maillons forts de la politique du gouvernement de Nicolas Sarkozy. Même si des débats autour des technologies de surveillance ou de contrôle voient timidement le jour sur la toile, ou de manière encore très circonscrite à l’échelle municipale par exemple, on peut déplorer le fait que l’opinion publique demeure encore trop passive sur de telles questions, nous renvoyant pour une part à la situation que décrivait Alexis de Tocqueville dans son fameux ouvrage de 1840, De la démocratie en Amérique, lorsqu’il tentait d’imaginer sous quels traits le despotisme pouvait se produire dans le monde contemporain. Il songeait alors à « une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs. (…) Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de 2 veiller sur leur sort (…) ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins… » . A un tel risque d’épuisement de la vie démocratique qui fut si justement décrit par Tocqueville, vient aujourd’hui se greffer un fort déterminisme qui fait que les comportements de résistance à l’égard d’innovations technologiques sont immédiatement perçus comme des attitudes rétrogrades dans un monde où la nouveauté, quelle que soit sa forme, est perçue comme positive, comme allant dans le sens du progrès, créant les conditions d’acceptabilité de dispositifs qui soulèvent pourtant des questions considérables en termes de respect des libertés. A ce niveau, il est opportun de déceler une économie politique de la technologie, c’est-à-dire, une réalité économique et industrielle qui accélère le développement et l’acceptabilité de technologies qui s’avèrent pourtant démocratiquement problématiques. On observe en effet que plus la mondialisation économique s’intensifie, générant une forte insécurité sociale (avec tout l’état de psychose collective qu’elle peut entraîner), plus nous sommes enclins à vouloir retrouver les marques de ce qui nous est familier et à nous protéger les uns des autres. Comme l’a écrit à ce propos Seyla Benhabib, professeur de sciences politiques à l’Université de Yale, « la mondialisation s’accompagne d’exigences isolationnistes et protectionnistes, de velléités d’élever toujours plus haut et de 3 consolider les murs qui nous séparent les uns des autres » . Dans ces mouvements de repli, on assiste à une insidieuse homogénéisation de l’imaginaire collectif 1 Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, traduit de l’anglais par Alexandre Abensour, Paris, Hachette, 1999, p. 178. 2 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1840), Tome II, IVème partie, chapitre VI, Paris, Gallimard, 1961, p. 434. 3 Seyla Benhabib, « Renverser la dialectique de la raison : le réenchantement du monde », in Emmanuel Renault & Yves Sintomer (sous la direction de), Où en est la théorie critique ?, Paris, la Découverte, 2003, p. 91. 2 qui facilite l’acceptabilité de dispositifs technologiques censés rendre nos vies quotidiennes plus sûres, réduisant ainsi l’espace public à un espace sécurisé, mais également de mesures politiques qui se confondent avec des rhétoriques sécuritaires. Or vis-à-vis de ces logiques réductrices, nous pouvons être en droit de nous inquiéter de l’évolution des valeurs dans nos sociétés démocratiques où les actions politiques sont de plus en plus soumises à des critères télégéniques. Nous avons fortement à craindre de cette concordance du politique et du sécuritaire. Car si des interventions partielles et limitées dans le temps prospèrent dans notre société de l’information, elles sont loin de répondre à des demandes beaucoup plus fondamentales de sens, elles ne se confrontent pas à la complexité des maux qui affectent nos sociétés et qui devraient pourtant inciter les politiques à se concentrer davantage sur des problématiques qui sont induites par la fragilisation du lien social et du système éducatif, que sur des mesures sécuritaires dont la rentabilité immédiate risquerait, à plus ou moins long terme, de porter définitivement atteinte au devenir de la démocratie elle-même et d’en épuiser les ressources. Il est à cet égard inquiétant d’entendre des politiques se prononcer essentiellement en termes sécuritaires alors que les réponses à la plupart des violences et des pathologies sociales qu’elles recouvrent devraient être avant tout sociales et éducatives. C’est seulement par là qu’il devrait être possible de réinstaurer du dialogue et du sens là où la parole s’est perdue. Contact presse - Télécom Ecole de Management Tristan Horreaux - (+33)6 81 53 37 39 - [email protected] Philosophe de formation, Pierre-Antoine Chardel est maître de conférences à Télécom Ecole de Management et chercheur associé au CERSES, CNRS / Université Paris Descartes. Il est coresponsable à la Sorbonne du séminaire « Espace public et reconstruction du politique ». Parmi ses ouvrages : Technologies de contrôle dans la mondialisation : enjeux éthiques, politiques et esthétiques, en collaboration avec Gabriel Rockhill (Editions Kimé, 2009). Fondée en 1979, Télécom Ecole de Management est une grande école de commerce publique accréditée AACSB et AMBA. Elle forme des managers particulièrement recherchés des entreprises qui apprécient leur expertise dans l’économie numérique et leur maîtrise des technologies de l'information. Télécom Ecole de Management est la business school de l’Institut Mines-Télécom, premier groupe d’écoles d’ingénieurs en France, sous tutelle du ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie. Elle partage son campus avec Télécom SudParis, grande école d'ingénieurs. Dirigée par Denis Lapert, elle compte 1200 étudiants, 73 enseignants-chercheurs et plus de 4000 diplômés. www.telecom-em.eu 3