SUR LE SECOND LABYRINTHE DE LEIBNIZ

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SUR LE SECOND LABYRINTHE DE LEIBNIZ
- Mécanisme
et continuité au XVIIèmesiècle -
Collection Ouverture philosophique
dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y
confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle
est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles, ou.. . polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
Dernières parutions
Mahamadé SAVADOGO, Philosophie et histoire, 2003.
Roland ERNOULD, Quatre approches de la magie, 2003.
Philippe MENGUE, Deleuze et la question de la démocratie, 2003.
Michel ZISMAN,
Voyages, Aux confins de la démocratie,
mathématicien chez les politiques), 2003.
Xavier VERLEY, Carnap, le symbolique et la philosophie, 2003.
Monu M. UWODL La philosophie et l'africanité, 2003.
Jean-Yves CALVEZ, Essai de dialectique, 2003.
(Un
L'OUVERTURE
PHILOSOPHIQUE
Collection dirigée par Dominique Chateau
et Bruno Péquignot
Jean-Pascal ALCANTARA
SUR LE SECOND LABYRINTHE DE LEIBNIZ
-
Mécanisme et continuité au XVIIèmesiècle -
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
1026 Budapest
HONGRIE
10214 Torino
ITALlE
@ L'Harmattan,
2003
ISBN: 2-7475-4537-7
In
memoriam
Aurélie et
Joseph
Pastor
« Nihil est
~
sterile,
inmliuum
»
INTRODUCTION
Leibniz et le problème de l'individuation
L'intérêt des contemporains pour la question de l'espace
paraissant s'être établi dans notre République des Lettres de part et
d'autre de ses régions les plus disparates n'était pas initialement
étranger à l'étude leibnizienne qu'on lira. Ce qu'on pourrait
appeler une inspiration topologique nourrit indiscutablement
nombre de styles philosophiques parfois antagonistes. Sans procéder à leur inventaire systématique, on se souvient qu'au nom
d'un retour à la philosophie naturelle, le mot d'ordre du mathématicien René Thom, pour qui l'intelligibilité de phénomènes
d'ordres divers doit avant tout reposer sur leur modélisation
spatiale, semble avoir été largement entendu avant même que
d'avoir été proféré. Proches, parfois, d'un tel retour, les
philosophies de la différence, où prolifèrent plis et variétés, entre la
nature, la politique ou l'art, n'évoquent-elles pas l'espace afin d'y
déceler le substrat de l'individuation? Si, par les entrelacs de
l'esthétique et de l'ontologie, on entend renouveler les thématiques
de la présence et de la vision, dans un champ plus voisin des
sciences humaines, les développements encore relativement récents
de la psychanalyse montrent qu'elle s'est engagée dans une
modélisation géométrique hardie de la découverte freudienne.
Enfin, selon une optique qui se rapproche davantage de la pratique
familière à l'historien de la philosophie, quoique en la renouvelant
à coup sûr, certaines interrogations provenues de la pensée du sens
de l'être rencontrent l'espace sur le mode d'un impensé, lorsque
celles-ci annoncent le dépassement de la clôture temporelle de la
métaphysiquel.
1 Nous n'aurions pu achever ce travail sans le soutien logistique et
matériel du Centre d'Etudes et de Recherches sur l'Humanisme et l'Âge
Classique (C.E.R.H.A.C. - Clermont-Ferrand), et notre gratitude est
adressée en particulier à M. Dominique Descotes qui le dirige, ainsi qu'à
M. Gilles Proust, ingénieur de recherche. M. Alexandre Matheron, profes-
Dans ce qui suit, le fil directeur d'une connexion entre nature et
différence, quoique notablement transformé, a-t-il été absolument
perdu de vue? À travers l'étude annoncée de la relation entre
mécanisme et continuité dans la philosophie naturelle leibnizienne,
on ne s'attendra cependant pas à ce que Leibniz promette quelque
science nouvelle ou gai savoir, alors même que, vigoureux critique
du mécanisme, il a à sa manière réenchanté la Nature, tout en
veillant à ce qu'elle ne redevienne cette « déesse» dont Descartes
avait entendu auparavant se démarquer.
Il n'est pas avéré qu'aux yeux de la tradition naturaliste, où l'on
comprend d'ordinaire au premier chef l'atomisme, l'engendrement
de la différence ait constitué une de ses insistances primordiales. A
contrario, cette exigence est devenue une orientation majeure qui
détermine Leibniz dans la reconstruction d'une philosophie seconde. Le problème de l'individuation issu de la prima philosophia
traditionnelle peut en effet se résoudre par la position d'un principe
d'identité des indiscernables, ce par quoi Leibniz décide homologiquement de la « symbolisation» entre l'ordre des phénomènes et
leur établissement ontologique 1. Ne vaut-il pas pour les divers
«automates systémiques », selon l'expression récente d'André
Robinet, auxquels Leibniz a sacrifié, suivant les étapes d'une
systématique qui, telle vaisseau de Thésée semble ne jamais cesser
d'être parachevée à travers ses divers états? Alors même que l'on
doute qu'elle parvienne jamais à quelque stabilité finale, dans le
commentaire, on ne manquait pas naguère de se référer à l'unité au
moins perspectiviste du système2.
seur émérite à l'Ecole normale supérieure de Fontenay / Saint-Cloud et J.B. Touron, professeur de Lettres classiques à l'Université de SaintEtienne ont eu l'extrême gentillesse de vérifier l'exactitude de nos traductions. Les travaux de M. Michel Fichant qui nous a facilité l'accès de
la recherche leibnizienne vivante ont été, tout au long de ce périple, une
boussole autant qu'une pierre de touche. Enfin, Bernard Besnier nous a
initié à une pratique cornucopienne de I'histoire de la philosophie dont
nous n'avons eu de cesse d'en mesurer les attraits et parfois d'en côtoyer
les périls. Mais je n'aurais certainement pas achevé sans Claudie, Eric et
Magali, ni commencé sans l'hospitalité de Guy Lévy.
1 Monadologie, ~ 61.
2 Une étude circonstanciée, qui en repère les occurrences premières ainsi
que leurs variantes, est due à André Robinet (Architectonique disjonctive,
8
Que Leibniz avance la restauration des formes substantielles
avant de recourir aux substances individuelles, puis simples, et par
la suite, aux entéléchies premières intégrant les plus célèbres monades, les visages reconnus à l'être de l'étant se démultiplient
comme des masques superposés au fil de l'inventivité du philosophe de Hanovre, tandis que l'application du principe de l'identité
des indiscernables à la nature sépare remarquablement l'objet de la
physique du domaine de la Mathesis universalis, région exclusive
des vérités de raison organisée par des opérations et des relations
propres à une « logique de l'imagination» spécifique des mathématiques.
La dimension critique sous laquelle Leibniz appréhende presque
immédiatement le mécanisme conduit, on l'a souvent remarqué, à
la réhabilitation d'un KOaJ.lOç
dont l'économie est suspendue à
l'architectonique de finalités corrélatives du principe de raison suffisante. À ses yeux, la reconstruction cartésienne de l'univers
mécaniste n'assure pas une réponse suffisamment puissante au
bouleversement de l'ontologie traditionnelle qu'opère la révolution
scientifique. L'ancien KoaJ.lOç
une fois ruiné, entraînant la finalité
dans sa chute, une nouvelle gigantomachie peut commencer: non
plus celle, galiléenne, des systèmes du monde, mais bien la rivalité
de « systèmes» au sens que retiendra par la suite Condillac.
Avec Descartes, la disparition de la finalité devient partie
intégrante de la métaphysique. Mais pareille issue s'avère catastrophique au gré de Leibniz. Elle mène droit au spinozisme, figure
emblématique du nécessitarisme, entre celui des stoïciens et le
fatum mahometanum mis en scène dans le projet d'expédition en
Egypte présenté à Louis XIV, option qui ne tarde pas à prononcer
la ruine de toute efficace pour les causes secondes. La plus
chrétienne des philosophies post-cartésiennes, en l'occurrence celle
de Malebranche peut, sur ce point, dissimuler un spinozisme inconscient. Et là où Spinoza renoue avec la solidarité classique,
dans la tradition naturaliste, entre l'abolition de la finalité et la
puissance de la nature naturante, le problème qui caractérise le
mode d'attaque leibnizien en philosophie naturelle s'énonce de la
sorte: comment une reconstruction du KOaJ.lOç,
évidemment consistante avec les positivités scientifiques, peut-elle devenir la condi-
automates systémiques et idéalité transcendantale chez G. W. Leibniz,
Paris, P.U.F., 1986, pp. 37-94).
9
tion d'une nature où tout ne serait qu'engendrement de différences,
en dépit des régularités inhérentes à la contrainte globale d'une légalité naturelle1 ?
La restauration ontologique que promeut Leibniz s'avère
d'autant indissociable de la puissance rétablie des forces de la nature, qu'elle doit permettre l'expression de l'inépuisable hétérogénéité du réel. Sur le plan de l'architectonique, un problème un
temps tenu pour classique dans le commentaire, celui de concilier
la loi de continuité et le principe des indiscernables, récapitule
l'ajustement constitutif de son entreprise. Tandis que l'identité des
indiscernables conditionne la productivité que supporte la nature,
le rétablissement du K6(JfJ.oç
est accompagné d'une seconde condition majeure dans l'anticipation des régularités phénoménales, avec
la loi de continuité. D'après ce principe, régulateur pro nobis et
constitutif en Dieu, seules sont tolérées des variations continues
dans n'importe quel registre de changement.
Contre toute réduction des étants naturels à une matière indifférente, Leibniz, avant comme après l'invention de la dynamique,
polémique contre toutes les physiques où l'on s'empresse trop de
reconduire les phénomènes aux qualités premières corpusculaires.
Conduire l'explication selon la grandeur, la figure et le mouvement
interdit de concevoir un univers à même de supporter l'engendrement d'une diversité infinie. Quels que soient les supports avancés
par les théories dénoncées, qu'ils revêtent les formes d'une étendue
homogène ou de quelque matière subtile, d'un second élément ou
encore et surtout d'atomes, le programme de recherche mécanistepour reprendre une formule d'Imre Lakatos - se trompe, d'après
Leibniz, de niveau d'analyse. Sur sa lancée, ne confond-il pas,
comme il l'écrit tardivement au physicien de l'université de Leyde
Burchard de Volder, mais en renouant avec de précoces réflexions
relatives au problème métaphysique de l'individuation, les res
completae existantes avec ces simples possibilités abstraites, toutes
géométriques, en lesquelles consistent les res incompletae, relevant
en fait de la Mathesis universalis ?
1 Nous prenons pour référence sous
raliste» les filiations identifiées en
tradition de l'immanence dont Leibniz
(Spinoza et le problème de l'expression,
10
l'expression de «tradition natuparticulier par Gilles Deleuze,
entend explicitement se prémunir
Paris, Minuit, 1968).
Cette opposition qui va commander la progression de notre
enquête est mise en place dès la Meditatio de principio individui
datée du 1er avril 1676. Ce texte dense, appartenant à une série
d'écrits de la période parisienne pendant laquelle Leibniz invente
le calcul infinitésimal et s'instruit de mécanique auprès de Huygens et de quelques autres, est à inscrire parmi les prises de
position majeures qui mènent à la formulation du principe des
indiscernables. Auparavant, Leibniz s'était prononcé à deux reprises sur le principe d'individuation. Dans la Disputatio metaphysica de principio individui de 1663, il évitait la voie d'une individuation qu'effectuerait la materia designata à la manière de saint
Thomas1, Mais il n'y admettait pas pour autant la solution scotiste
au moyen de 1'« heccéité» (haecceitas), réfutant la distinction
formelle. Dans un livre consacré à Guillaume d'Ockham, Pierre
Alféri rappelle que d'après Scot, «telle nature devient un ceci,
haec, par l'ajout interne d'une différence "contractante" (differentia contrahens) qui l'individue, dans le procès de l'heccéité. Cet
ajout n'est pas réel, aucune autre chose ne s'ajoutant à la "chose"
qu'est la nature commune; il est seulement formel, il consiste en
un supplément de forme, et c'est bien formellement que la nature
commune se distingue de la nature individuée dans l'heccéité »2.
Cette attitude rapproche alors Leibniz d'Ockham3. Ne s'en remet-il
pas à une individuation selon 1'« entité totale », la forme et la
matière prises ensemble, sans que l'individuation implique de
surcroît une adjonction autrement dite que par analogie4 ?
1 « [...] materiae designatae, quae est principium individuationis [...] »
(De ente et essentia, cap. 3, Paris, Vrin, 8èmeéd. de 1985, trad. par C.
Cappelle, p. 37). La Disputatio a été traduite et commentée par 1. Quillet
(Les études philosophiques, 1, 1979, pp. 79-105). Cf. aussi l'analyse de
Jean-François Courtine, dans Suarez et le système de la métaphysique,
Paris, P.D.F., 1990 (pp. 496-519).
2 Guillaume d'Ockham, le singulier, Paris, Minuit, 1989, p. 48.
3 « [. ..] la thèse leibnizienne en 1663 s'engage beaucoup plus
évidemment sur le terrain nominaliste (où il n'y a plus à vrai dire de
question du principe d'individuation) [...] », remarque J.-F. Courtine
justement à ce propos (op. cit., p. 513).
4 Disputatio, ~ 4, GP IV, 18, et corollaire I, GP IV, 26 (<<GP » pour: Die
philosophischen Schriften hrgs. von C. I. Gerhardt,t. I-VII. Berlin, 18751890, réimpr. Georg DIms. Hildesheim, New York, 1960-1961. Puis
« GM » pour: Mathematische Schriften hrsg. von C. I. Gerhardt, 1. I-VII,
Il
Rédigée en vue de Demontrationes catholicae, la Confessio
philosophi (1673), opuscule important que l'on a pu qualifier de
proto-Théodicée, propose une première issue au labyrinthe pratique
formé par l'antinomie de la prédestination divine et de la liberté
humaine1. Mais la thèse sur l'individuation n'est pas dénuée de
contradiction. Dans le cours du monde, qu'elle hait au même titre
que Dieu - Gilles Deleuze rapprochera dans Le pli, non sans
humour, la plainte du damné de l'expression nietzschéenne du
ressentiment -, l'âme du pécheur, résume Yvon Belaval, est
« individuée par le lieu et le temps qui déterminent son histoire »2.
L'individuation doit alors être extrinsèque. Mais si le temps et
l'espace suffisent à différencier deux objets identiques, on voit que
le principe de l'identité des indiscernables ne peut encore être posé.
Pourtant, il est impérieux que le damné ne puisse exciper des
hasards de ses coordonnées spatio-temporelles pour assumer
solitairement la responsabilité de son triste sort et que celui-ci ne
soit pas imputable à Dieu par-delà la contingence des séries
constituant les mondes possibles. Recevoir la plainte des damnés,
« disant qu'ils sont nés, ont été jetés dans le monde, se sont trouvés
Halle, 1855-1863, réimpr. Olms, 1960-1961. « C»: Opuscules et
fragments inédits de Leibniz. Extraits des manuscrits de la Bibliothèque
royale de Hanovre, par Louis Couturat, Paris, 1903, réimpr. Olms, 1961.
Nous citerons aussi « Grua»: Textes inédits de Leibniz d'après la
bibliothèque provinciale de Hanovre, publiés et annotés par Gaston Grua,
Paris, P.D.F., 1948, t. I-II, ainsi que « VE », Vorausedition zur Reihe VIPhilosophischen Schriften - in der Ausgabe der Akademie der
Wissenschaften. Berlin bearbeitet von der Leibniz-Forschungsstelle der
Universitat Münster, 1982-1991. « A » : Samtliche Schriften und Briefe,
hrsg. v. d. Preussischen Akademie der Wissensschaften zu Berlin,
Darmstadt, 1923, Leipzig, 1938, Berlin, 1950. « S.L.» renvoie à la
collection des Studia Leibnitiana. Descartes, selon la coutume, est cité
sous la référence « AT » pour l'édition de Ch. Adam et P. Tannery, Paris,
1897-1913, nouvelle présentation par B. Rochot et P. Costabel, 19641974).
1 Nous nous réfèrerons à la Confessio philosophi d'après la traduction
d'Y. Belaval, Paris, Vrin, 1970.
2 Op. cit., préface, p. 2. Il va alors de soi que « l'espace et le temps
conservent pour Leibniz une valeur substantielle. Sous l'influence des
découvertes accomplies en mathématiques et dans la Dynamique, ils
n'exprimeront plus qu'un ordre de coexistence et de succession» (ibid., p.
24).
12
en des temps, avec des hommes, en des occasions, dans des
conditions telles qu'ils n'ont pas pu ne pas succomber» reviendrait,
explique en substance le philosophe catéchumène, l'un des
protagonistes de ce dialogue, à accorder malencontreusement au
temps une efficacité proprel.
Le philosophe se garde d'oublier le bachelier, enchaînant ainsi:
«Abordons, en effet, la très épineuse étude Du principe d'individuation, c'est-à-dire de la distinction des différences par le seul
nombre ». Comment individuer, en effet, ce qui paraît absolument
semblable, sauf à le rapporter à l'usage ordinal du nombre? Telle
est la situation de « deux œufs à ce point semblables que pas même
un Ange (par hypothèse de la plus grande similitude) ne puisse y
observer de différence». Prenant à revers la future identité des
indiscernables parce qu'elle infirmerait l'expérience de pensée ici
mise en jeu, Leibniz admet dans ces lignes l'éventualité de ce qui
ne diffère qu'une fois rapporté à une dénomination extrinsèque,
l' haecce itas pouvant être appariée à une distinction seulement
numérique: « et cependant, qui le nierait?, ils diffèrent. À tout le
moins, en ce que l'un est celui-ci, l'autre est celui-ci, c'est-à-dire
par l' hecceité ou parce qu'ils sont et l'un et l'autre, parce qu'ils
diffèrent
par le nombre» 2. Au célèbre
~ VIII
du Discours
de
métaphysique, le terme scotiste devient l'autre nom de la notion
complète, porteuse de l'ensemble des prédicats individuels de la
substance, dont elle procure la définition réelle.
En attendant, avec l'ange du discernement que l'on retrouve en
maints autres lieux leibniziens, la singularité de la deixis apparaît,
moyennant le choix d'un référentiel; et « voici donc les principes
d'individuation», mais situés «hors de la chose elle-même» 3 .
Ceci revient à affirmer qu'exceptées de leur temps, de leur histoire,
1 «Je vous prie, le temps peut-il être par lui-même, si rien d'autre ne
change, transformer en juste ce qui est injuste? » (ibid., p. 79. Ce à quoi il
convient de répondre: «Non, je pense, car l'efficacité n'appartient pas au
temps, mais aux choses qui s'écoulent dans le temps» ; ibid., p. 81).
2 Op. cit. p. 105, contre le ~ IX du Discours de métaphysique: « [...] il
n'est pas vrai que deux substances se ressemblent entièrement et soient
différentes solo numero, et ce que saint Thomas assure sur ce point des
anges ou intelligences (quod ibi omne individuum sit species infima) est
vrai de toutes les substances [...] ». GP IV, 433.
3 Ibid., p. 107.
13
les âmes ne se distingueraient d'aucune manière1. Mais alors on ne
voit pas encore clairement en quoi l'unité de l'individu avec les
circonstances, soit le contexte spatio-temporel qui permet à
l'individu de se disculper de ce qui découle de sa finitude en tant
qu'elle enveloppe la peccabilité, peut être alliée à une théorie
extrinsèque de l'individuation. Une plaidoirie des damnés où
seraient invoquées les conséquences de l'individuation spatiotemporelle, entraînant l'impossibilité de détacher un individu de
l'ensemble de ses circonstances, n'est-elle plus vraiment recevable?
L'enjeu de théodicée devrait pourtant conduire à ce que l'interrogation, pourquoi cette âme plutôt qu'une autre, se trouve
exposée à telle ou telle circonstance peccable, revienne finalement
à se demander tautologiquement «pourquoi cette âme est cette
âme» .
Compte tenu de la perspective adoptée, le texte d'avril 1676
opère une remise en ordre convaincante2. Ce très bref opuscule
mérite assurément une traduction complète. «Nous disons que
l'effet enveloppe sa cause; de telle sorte que celui qui comprend
parfaitement un certain effet parvient à la connaissance de sa cause.
En effet, il y a de toute manière quelque connexion entre la cause
pleine et un effet. Mais à ceci fait obstacle le fait que des causes
différentes peuvent produire parfaitement un même effet, par
exemple, si deux parallélogrammes ou deux triangles sont disposés
de façon appropriée, on le voit ici, on engendrera toujours exac1 « [...] les âmes aussi ou [...] les esprits sont comme individués, c' est-àdire deviennent celles-ci par le lieu et le temps» (ibid.).
2 Nous aimerions qu'il soit considéré, en rivalité avec le dialogue
Pacidius Philalethi rédigé six mois plus tard, de façon similaire à ce
qu'étaient respectivement pour la thèse de Michel Serres, Le système de
Leibniz et ses modèles mathématiques, telles des figures de proue, le Quid
sit idea? (1678) à propos du 1. I Etoiles et la Dissertatio de arte
combinatoria (1666) en prélude au 1. II, Schémas - Points, références qui
d'ailleurs encadrent chronologiquement la présente sélection. On notera
qu'ainsi, les deux volets du concept de fonction analytique passant pour
classique à partir de Johann Bernoulli et surtout Euler (dans l' Introduction à l'analyse infinitésimale, définition 4 du chapitre I) sont rapportés chacun à un texte emblématique, afin de reconnaître qu'« on peut
et doit défendre l'idée que le leibnizianisme traduit l'apparition dans la
méditation philosophique de l'idée de fonction» (M. Serres, op. cit., 1ère
éd. de 1968, P.U.F., p. 44), soit de l'idée d'une loi de variation combinée
à une constante, laquelle renvoie alors à une dimension combinatoire.
14
tement un même carré. L'un ne pourra être discerné de l'autre en
aucune manière, même pas par l'être le plus savant; de sorte qu'à
partir d'un carré donné de cette façon, il ne sera au pouvoir de
personne de trouver sa cause, pas même à celui du plus savant,
puisque le problème n'est pas déterminé. On voit donc que l'effet
n'enveloppe pas sa cause. C'est pourquoi si nous sommes certains
par ailleurs que l'effet enveloppe sa cause, il est nécessaire que le
mode d'engendrement puisse toujours être discerné dans les carrés
engendrés. D'ailleurs il est impossible que deux carrés de cette
sorte soient parfaitement semblables, parce qu'ils consistent en de
la matière, encore, celle-ci aura un esprit, et l'esprit retiendra
l'effet de l'état antérieur. En vérité, à moins d'avouer que deux
choses parfaitement semblables sont impossibles, il s'ensuit que le
principe d'individuation réside hors de la chose, dans sa cause. Et
l'effet n'enveloppe pas sa cause selon sa raison spécifique mais
selon une raison individuelle. À ce point qu'une chose en ellemême ne diffère pas d'une autre. Si, au contraire, nous tenons deux
choses pour toujours différentes, elles diffèrent aussi en ellesmêmes sous un certain rapport; il s'ensuit que dans n'importe
quelle matière, quelque chose est présent qui retient l'effet de ce
qui est antérieur, à savoir l'esprit. De là, il est encore prouvé que
l'effet enveloppe sa cause. Car il est vrai qu'il a été produit par
telle cause. Donc, dans le présent, il y a en lui une qualité qui l'a
produit tel et, bien qu'elle soit relative, elle renferme pourtant
quelque chose de réel. Il est clair que de grandes choses découlent
de bien plus petites.
Le raisonnement est très
beau et il prouve que la
matière n'est pas homogène et que nous ne pouvons
pas vraiment penser ce par
quoi elle diffère, si ce n'est
un esprit. Comme l'esprit au plus profond de nous est présent à luimême et à la matière, il s'ensuit que rien ne peut être introduit en
ceux-ci que nous ne puissions comprendre de quelque manière. Ce
qui est un principe d'une grande importance »1.
Bien que ne les nommant pas explicitement, ce passage commande amplement la distinction des êtres complets et incomplets.
'[Sj ~
1 A VI, 3, 490-491.
15
ES
L'être incomplet dont l'archétype est figuré par l'objet géométrique est tel qu'il peut être conçu en vertu d'une multiplicité de
causes génétiques. Cette indifférence rompt d'une certaine manière
le lien causal que ne peut reconstituer l'ange déjà berné par la
similitude parfaite dont il était question dans la Confessio
philosophi. Sous l'espèce de l'indétermination du problème, une
autre ressource conceptuelle intervient, à rapporter à cette caractéristique de la situation, geometria situs dont Leibniz développe
l'intuition à partir de 1679-1680, sur laquelle nous reviendrons plus
loin 1.Afin de les subordonner à ce qu'il ne pose pas encore sous la
forme du principe des indiscernables, Leibniz en vient à admettre
étrangement un statut mi-physique mi-géométrique à propos des
exemples évoqués. L'esprit assume alors le principe d'individuation, cette fois, par la rétention de la série des états antérieurs
des corps physiques. Cette fonction sera retrouvée dans le cadre
conceptuel où inscrire l'ontologie de la dynamique, venue à
maturité après les années 1690, sous la forme de l'attribution d'une
loi de série à l'entéléchie première de la monade. Ici, la théorie de
la causalité, que la loi de l'équipollence entre la cause et son effet
entier aura bien auparavant précisée s'articule pleinement avec une
décision relative au statut de la matière, relevant du régime de
l'étant naturel pris dans sa généralité. La mémoire prêtée à des
entités spirituelles, redoublant l'univers géométrisé par le mécanisme, assure la discernabilité des masses en mouvement. Ce
schéma est promis à investir la théorie du changement réel propre
aux êtres complets.
Mais, plus exactement, que comprendre sous une telle « complétude» ? Elle est, dans I'histoire de la notion, rattachable aux
substances dans leur opposition canonique aux accidents. Les êtres
complets ne deviennent-ils pas, en 1686 dans le Discours de
métaphysique, synonymes de la définition réelle de la substance
individuelle comprise à la manière d'une « notion complète », référée à des «êtres complets », à la «notion si accomplie» de
laquelle déduire l'ensemble de leurs prédicats, alors que la simple
définition nominale enveloppe la propriété d'inséité, c'est-à-dire
1 Cf. Javier
1679, thèse
partiellement
collaboration
Echeverria, La Caractéristique géométrique de Leibniz en
de doctorat d'Etat, Université Paris-l, 1980, travaux
repris dans La caractéristique géométrique (1679-1680), en
avec Marc Parmentier, Paris, Vrin, 1995.
16
l'asymétrie propre à l'acte prédicatif, tandis que Leibniz refuse
celle de perséité1 ? Les choses complètes sont in se, écrira encore
Leibniz à De VoIder, et non pointper se2. Sans rassembler, comme
en un genre, la succession des automates systémiques, la thématique des êtres complets traverse néanmoins les diverses formes de
la substantialité, accentuant certains traits propres au leibnizianlsme.
Ils se montrent ainsi expressifs des dimensions temporelles,
marque qu'intègre la dynamique. Ils impliquent une méréologie où
la partie ne peut qu'être antérieure au tout, ce qui est à rapporter à
un déni de continuité, puisque tous les êtres complets disposent, en
conséquence, de parties déterminées. Leur régime de causalité
n'était pas encore fermement dessiné dans la Meditatio de principio individui. Or ils s'avèrent ensuite avoir pour cause la raison de
l'univers entier. Ils ne sont de plus aucunement concernés par des
formes de changement telles que la génération et la corruption
prises dans leur rigueur métaphysique3. En soi, discrets, enveloppant l'infini dans leurs réquisits, ils ne peuvent changer que d'un
changement qui soit réel, ce en quoi Leibniz semble renouer avec
la primauté de l'altération aristotélicienne sur le déplacement. Le
lieu, la distance, ne se doivent-ils pas d'être de plus expressifs des
rapports de situation?
Chez Leibniz, accusant la démarcation qui les sépare des abstraits géométriques, les êtres complets traversent finalement sans
encombre la succession des automates systémiques. La théorie de
la complétude incite alors à une vigilance dirigée contre toute
réification qui serait avancée dans le même geste que l'impératif de
mathématisation de la nature.
On aura deviné qu'a contrario, les êtres incomplets se remarquent à leur indifférence à l'égard d'une pluralité possible de
causes productrices et qu'ils relèvent de l'abstraction du continu.
Les déplacements dans l'espace qu'on peut leur attribuer restent
1 « [...] nous pouvons dire que la nature d'une substance individuelle ou
d'un être complet est d'avoir une notion si accomplie, qu'elle soit
suffisante à comprendre et à en faire déduire tous les prédicats du sujet à
qui cette notion est attribuée» (GP IV, 433).
2 Lettre XXV de 1703 (GP II, 253).
3 Encore, dans une lettre au landgrave Ernst du 14 juillet 1686 : les êtres
complets ne peuvent être discernés seulement par la grandeur (GP IV,
132).
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également indifférents, au sens où, d'après la Meditatio de principio individui, faute d'une mémoire, de par la position d'un esprit,
des substitutions indéfinies de masses avaient seules cours à défaut
d'une individuation effective: propos que Leibniz peut tel quel
transposer dans l'opuscule De ipsa natura (1698). Auparavant,
dans le cadre de l'Encyclopédie, une science nommée «homéographie» aurait spécialement porté sur les objets réductibles à une
similitude parfaite 1. Un fragment intéressant daté de 1696 concernant le principe des indiscernables désigne l'adversaire, depuis
la lointaine individuation extrinsèque défendue à l'époque de la
Confessio philosophi2. Les philosophies corpusculaires, nommément l'atomisme, accordent ainsi un droit de cité illégitime à des
indiscernables, soit à des congruents, selon le terme que Leibniz
avance en géométrie de situation, solidaires d'un changement
seulement local. Nous vérifierons, au cours de cette étude, en quoi
l'exclusion des indiscernables'de la scène physique s'est trouvée
renforcée des recherches relevant de la Mathesis universalis.
Nous avons voulu retracer l'histoire d'une opposition dont les
premiers manifestes émergent sur fond d'une réception critique de
la philosophie corpusculaire, bien antérieure à la recherche des
entités à même de supporter la refonte de la mécanique. Caractérisé
par la propriété d'élasticité, laquelle est étendue à la nature
corporelle en général, l'objet de la physique leibnizienne a été
construit à la faveur d'une égale mise hors-jeu des atomes et d'un
fluide parfait homogène analogue à la matière cartésienne.
On comprend mieux pourquoi avoir sollicité la géométrie de
situation. En sa relève d'Euclide, la géométrie réformée par l' analysis situs laisse entendre que s'il y a bien une topologie leibnizienne - mais ce point de vue reste bien entendu à étayer -, force
est de reconnaître que son sens, pour la question de la différence,
s'écarte des tendances contemporaines, c'est-à-dire d'une exposition spatiale de la différence.
De la géométrie de situation est déductible une théorie du corps
mathématique inerte, forme sans force réduite à la figure. La
meilleure des géométries possibles comme la meilleure des sciences du mouvement déterminent leur objet à l'occasion d'une
tension entre les formes stables de la géométrie et l'univers
1 C, 39.
2 C, 8-10.
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physique postulant un incessant changement des formes. L'analysis situs ne peut constituer l'axiomatique de la philosophie
naturelle, alors qu'elle n'est pas absente du socle de la dynamique.
Les physiques de l'être incomplet restent ainsi prisonnières d'un
quiproquo originaire où l'objet mécaniste coïncide, de fait, avec
celui de la Mathesis universalis. À commencer de la sorte, il ne
reste plus qu'à faire advenir de l'extérieur le changement, pure
dénomination extrinsèque dans un domaine où vaut l' indiscernabilité des congruents.
Analyste des relations géométriques, Leibniz va être conduit à
mettre en retrait la grandeur, pourtant notion première du mécanisme, par rapport à la relation de similitude. Avec la relation de
congruence, une géométrie des indiscernables, plus légitimement
qu'une physique, se trouve esquissée. Sous la relation devenant
finalement hégémonique de détermination, Leibniz provoque l'incursion des principes architectoniques dans l'intelligibilité de la
nature.
Les essais de géométrie de situation ont ainsi pu contribuer au
maintien constant du clivage des êtres complets et incomplets qui
infirme d'avance, quand Leibniz développe la thèse de 1676 sur
l'individuation, toute tentation de reconnaître aux auxiliaires du
calcul infinitésimal que sont les différentielles, une portée constitutive de la réalité physique. De la sorte, l' isomorphie entre la
descente indéfinie des divers ordres de différentielles et la thématique des indiscernables, soit la vision irréductible à l'atomisme, de
«mondes dans des mondes» enchâssés à l'infini, n'est jamais
confondue avec le propos ontologique et la spécificité de son
référent.
L'application des mathématiques au réel, tenue pour « déterminante », ne saurait amener à coïncidence ontologie et mathématique des multiplicités dont le calcul différentiel tient alors lieu.
L'écart d'une analogie gouverne le rapport de l'expression mathématique à ce qu'elle exprime. Aussi, la rupture entre les points de
vue abstrait et complet survit à la conception du nouvel algorithme
lorsqu'il est appliqué à la variation des formes. Celle-ci est reconduite sous l'espèce d'une différence ontologique entre une
constitution proprement physique et une régulation mathématique
des phénomènes dans l'issue proposée au labyrinthe du continu.
En ce sens l'analyse du dialogue Pacidius Philalethi (également
composé en 1676, annus mirabilis à maints égards, on le devine)
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nous importe beaucoup, précédant la première caractéristique géométrique et de peu postérieur à l'invention du calcul infinitésimal.
Progressivement Leibniz tend à substituer à la question de la nature
du composé physique celle de la structure de la composition. Ainsi
faut-il comprendre l'entrée, finalement libératrice, dans les méandres du labyrinthe du continu. Pareille substitution n'était pas
accomplie à l'époque de l'Hypothesis physica nova (1671). La philosophie naturelle, bien qu'émancipée des objets incomplets grâce
à l'hyperbole corpusculaire à laquelle Leibniz avait procédé, ne
rejoignait pas explicitement les êtres complets, mais pas davantage,
remarque-t-on, que ne l'autorise le final occasionnaliste du Pacidius Philalethi.
En outre, de ce dialogue résulte une conception du mouvement
déduite des conditions topologiques du changement. Les êtres
complets deviennent par la suite adéquats à ce changement à la fois
réel, perpétuel et fondement à venir, comme altération, du mouvement local. Comme le changement est installé à la faveur d'une
analyse du continu, il nous faut rencontrer de front ce que Leibniz
distingue comme constituant le problème central de la philosophie
naturelle, ou encore de la raison spéculative, pour suivre Kant,
parallèle à l'autre labyrinthe de la raison pratique - lequel n'entre
pas directement dans le champ de nos investigations, même si nos
conclusions ne seront pas sans incidence quant à son mode
d'articulation avec le labyrinthe du continu-.
Le continu leibnizien est à inscrire entre les res incompletae et
les res completae. En effet, s'il soutient le champ de l'abstraction
mathématique, le prolongement des premières phoronomies en une
réforme de la mécanique réclame une explicitation de la continuité,
avant même que le principe n'impose une régulation aux phénomènes bien fondés du mouvement. Cette théorie du continu ne
saurait être ramenée trop rapidement à ce que les commentaires
(depuis Russell) ont entendu par «doctrine de l' idéalité ». Elle a
fourni la matière à une élaboration complexe, insistante et précoce,
au confluent de plusieurs types de recherches où Leibniz se montre
toujours novateur: encore, la Caractéristique géométrique, ainsi
que le démontre l'établissement par J. Echeverria des fragments de
la période 1679-1680, postérieurement à la mécanique du choc
élastique, mais aussi diverses « spécieuses », qu'elles soient seulement ébauchées, tel le calcul des coïncidents, ou d'une étonnante
prolixité pour se référer au calcul infinitésimal «justifié» par la loi
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