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Christian de Montlibert Courte note sur le matérialisme politique de Max Weber
On en conviendra, on est bien loin
ici du courant de pensée qu’est «l’an-
thropologie de l’imaginaire » et les
diverses variantes qu’en ont données
des épigones néo-jungiens qui, reven-
diquant Weber, insistent tantôt sur le
polymorphisme social, tantôt sur la
connaissance intuitive. C’est là une
approche qui nie explicitement toute
possibilité de connaissance scienti-
fique du monde social. Les difficultés
sont résolues de la façon la plus radi-
cale qui soit : les représentations du
monde dont l’ethnométhodologie ou la
«phénoménologie » cherchent encore
les règles de production sont ici inhé-
rentes à des configurations imaginaires
éternelles dont l’actualisation est
cyclique ; le monde social, n’a dès lors
plus d’autre signification que celle
que chacun lui prête. La méthode,
dans ces conditions, ne peut être qu’in-
tuitive et poétique, elle ne peut s’atta-
cher à rechercher une causalité qui,
parce qu’il n’y a pas d’histoire, ne peut
exister. De telles prémisses ont déjà été
énoncées par de nombreux auteurs,
dont Spengler
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. N’est-ce pas lui qui
s’opposait au «naturalisme positif »,
affirmant déjà que la culture ne pou-
vait pas faire l’objet d’explications
causales mais devait être considérée
comme une donnée originaire dont
l’épanouissement relevait d’un acte
mythique ? Une telle analyse le
conduisait bien sûr à nier la possibili-
té d’une connaissance scientifique du
monde social. «Il faut traiter la natu-
re de façon scientifique, écrivait-il,
mais user de la poésie en histoire…»
«l’humanité, dit encore Spengler, n’a
pas plus de but, d’idée, de plan, que la
famille des papillons ou des orchi-
dées…». Les formes du monde social,
ce que Spengler appelait «les âmes de
la culture », sont en quelque sorte
l’expression de forces presque
magiques, en tout cas mythiques, qui
s’expriment sous la forme apollinien-
ne, faustienne, dionysiaque, babylo-
nienne, chinoise ou germanique…
Cette référence (le plus souvent impli-
cite à Spengler) explique que les textes
des auteurs qui revendiquent cette
interprétation puissent faire coexister
sans difficultés des citations emprun-
tées aux mythologies des époques et
des cultures les plus diverses. Une telle
démarche qui s’appuie sur le nom de
Weber, l’utilisant comme caution d’au-
torité n’a plus rien à voir avec les
ambitions de la sociologie compréhen-
sive.
On trouve donc chez Weber, la
volonté d’une explication causale,
mais aussi sans doute parce qu’il éla-
bore son projet de connaissance socio-
logique dans un contexte très différent
de celui dans lequel travaille Dur-
kheim une volonté plus affirmée de
tenir compte du «sens » de l’activité
comme des stratégies des «individus
singuliers » qui participent au dérou-
lement d’un processus social ; on y
trouve aussi l’ambition d’atteindre par
des «constructions conceptuelles » de
plus en plus complexes «des types
purs » à même de rendre compte
rationnellement de l’activité sociale
réelle toujours multiforme. Les tradi-
tions philosophiques dans lesquelles se
situent les deux auteurs – Durkheim
par rapport à l’école positiviste, Weber
par rapport au problème des valeurs de
la philosophie allemande – et les luttes
intellectuelles et politiques auxquelles
ils ont été mêlés (transformation de
l’université, création des syndicats et
plus globalement du socialisme, affai-
re Dreyfus, séparation de l’Église et de
l’État en France…, orientation des
chaires de philosophie et politique de
Bismarck en Allemagne…) expliquent
pour une grande part ces accentuations
différentes.
Mais, et en cela Weber dépasse la
manière dont Durkheim posait les pro-
blèmes de la connaissance sociolo-
gique, il insiste sur un «acquis
supplémentaire à toute science de la
nature ». Définir le projet sociolo-
gique par analogie aux sciences natu-
relles, c’est certes se donner les
moyens, comme «dans le cas des
structures sociales… d’apporter la
constatation de relations et règles (les
«lois ») fonctionnelles…»
13
; mais
dépasser ce projet, comme le veut
aussi Max Weber, demande d’apporter
quelque chose de plus : « la compré-
hension du comportement des indivi-
dus singuliers qui y participent ». La
sociologie de Weber accorde donc une
grande importance aux «motifs » qui
déterminent l’action des agents et aux
objectifs (au sens visé) qui structurent
leur comportement. L’agent occupe
ainsi une place importante. Ce ne sont
pas des facteurs globaux tels «l’inté-
gration sociale » ou la «différencia-
tion » qui agissent comme dans la
sociologie de Durkheim, mais des fac-
teurs déterminés par les stratégies des
agents et déterminant des contraintes
qui pèsent sur eux. Cela suppose donc
que les relations entre le comporte-
ment, les motifs et les «sens visés»
soient solidement établies et vérifiées.
A ce moment-là, on pourra vraiment
parler «d’interprétation causale juste »
14
.
L’ambition de Weber est bien d’éta-
blir des lois (c’est-à-dire, comme il
l’écrit, énoncer des «chances typiques,
confirmées par l’observation, d’un
déroulement de l’activité sociale
auquel on peut s’attendre ») qui per-
mettraient de rendre compte des struc-
tures sociales tout en se centrant sur les
agents qui les construisent, y partici-
pent, et les font évoluer, en même
temps qu’ils en dépendent. On voit
bien ici que la sociologie compréhen-
sive de Max Weber ne peut pas se
ramener à une apologie de l’intuition-
nisme !
Il serait donc préférable de voir en
Weber une sorte de théoricien d’un
matérialisme élargi ; je veux dire par là
que l’intérêtqui occupe une place
centrale dans sa réflexion, n’est pas
seulement l’intérêt matériel lié à l’éco-
nomie, à l’argent ou même aux condi-
tions d’existence, mais aussi l’intérêt
à se conformer aux exigences de la
tradition, l’intérêt à suivre les pres-
sions «affectuelles », l’intérêt à parti-
ciper aux effusions des cérémonies
religieuses, l’intérêt à se plier aux
règles juridiques, l’intérêt à l’honneur,
etc.
15
. Reste que ces intérêts ne relè-
vent jamais, dans l’anthropologie
wébérienne, d’une psychologie struc-
turée par l’inconscient, le calcul, ou
des pulsions biologiques, ils sont tou-
jours le résultat d’une logique sociale
soutenue par la formation des habitus
et renforcée par les tensions que sus-
citent les confrontations de positions
sociales.
Weber est d’ailleurs le premier
sociologue à utiliser sciemment le
concept d’habitus comme «structure
structurée», pour emprunter l’expres-
sion à Pierre Bourdieu : «Nous voyons
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