RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:36 Page 132 CHRISTIAN DE MONTLIBERT UFR des Sciences Sociales Université Marc Bloch, Strasbourg Courte note sur le matérialisme politique de Max Weber B ien que l’œuvre de Weber (très insuffisamment traduite en français1) soit reconnue comme complexe, parfois contradictoire, en tout cas partagée entre des courants divers, depuis quelques années on ne la transforme pas moins en une apologie de l’individualisme et une défense de l’intuitionnisme. Je voudrais ici m’opposer à cette interprétation et montrer que si les prises de position de Weber sont diverses, voire parfois embrouillées, rien ne permet de les réduire à une interprétation spiritualiste unilatérale et réductrice (n’en déplaise aux philosophes contempteurs de la « pensée soixante huit » qui voudraient que ce soit toujours le déterminisme et le matérialisme qui soient réducteurs). Mieux, je voudrais insister, quitte pour les besoins de la démonstration à forcer le trait dans le sens opposé, sur le fait que l’œuvre wébérienne repose sur un solide matérialisme politique. Je suis bien conscient qu’en développant la thèse d’un matérialisme politique chez Max Weber je ne fais guère œuvre originale. Des auteurs bien plus savants que moi en webero- 132 Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël logie comme Bourdieu, Colliot-Thélène, Grossein, Fritsch, Kalinowski, Freddy Raphaël et bien d’autres, s’y sont employés mieux que je ne pourrai le faire. Mais ces derniers temps, j’ai souvent discuté avec Freddy Raphaël d’opinions sur tel ou tel auteur, présentées avec aplomb comme des certitudes : il nous a souvent semblé qu’avec Max Weber le pire était parfois atteint. J’ai donc jugé utile de rédiger cette courte note. La psychologisation en question ■ Que Max Weber ait été enrôlé dans le camp des défenseurs de l’individualisme contre les « prétentions holistes » supposées de Durkheim et de tous les « déterministes » est tout à fait caricatural. La connaissance sociologique wébérienne ne repose pas sur l’interrogation des sujets individuels. Weber le redit sans cesse, la compréhension ne consiste pas à demander à tel ou tel son témoignage. Elle nécessite de tenir compte des structures col- RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:36 Page 133 Christian de Montlibert lectives ayant une définition juridique (l’État, par exemple), ou organisées dans des représentations d’après lesquelles les individus « orientent leur activité » ; elle exige une construction conceptuelle de « types » qui n’ont rien à voir avec une psychologie quelle qu’elle soit (Weber répétera que « la psychologie n’est pas le fondement dernier de la sociologie compréhensive ») ; elle s’oppose à une conception de l’histoire qui tient trop compte des personnalités individuelles et ne s’attache qu’aux actes culturellement importants. Cette prise de position conduit Weber à une grande prudence vis-à-vis du psychologique, fut-il « vécu », « identitaire », ou, on l’oublie trop souvent, « rationaliste ». Les manières d’aborder le monde social qui privilégient la subjectivité ou le « vécu », ignorent ce que Weber, toujours présenté comme l’initiateur de ces modes de pensée, a pourtant énoncé, dans Économie et Société par exemple, comme mise en garde à leur endroit : les allégations, les ignorances, les refoulements et les contradictions étaient à ses yeux trop nombreux et actifs pour que « l’ensemble réel dans lequel s’accomplit son activité »2 ne soit pas dissimulé aux yeux de l’agent lui-même et que l’on puisse s’en tenir à ses déclarations et aux raisons qu’il avance pour expliquer son comportement. Faut-il ajouter que ces approches psychologisantes supposent une certaine « identité » individuelle. Or, à s’en tenir encore une fois à Weber, on sait que « l’identité n’est jamais, du point de vue sociologique, qu’un état de choses simplement relatif et flottant »3. Si la production des individus est avant tout une production d’habitus obéissant à des logiques dépendantes des positions sociales, il faut bien admettre que l’unité et la permanence de l’identité individuelle risqueraient d’être plus factices que réelles si n’existaient nombre d’institutions chargées de les garantir. Certes, ces approches, en privilégiant le langage des locuteurs et leurs manières particulières d’appréhender le monde, semblent « parler le langage de la vie » ; mais, comme l’écrivait encore Weber, « chacun y voit ce qu’il porte en son Courte note sur le matérialisme politique de Max Weber cœur ». « Par contre les jugements valables présupposent partout l’élaboration logique de l’intuitif, ce qui veut dire l’utilisation de concepts ». Dans ces conditions on comprend bien que les analyses qui refusent la conceptualisation du vécu aient les plus grandes difficultés à maintenir leur statut de « science » à la recherche « d’imputations causales », mais on comprend mal qu’elles se réfugient sous la tutelle weberienne. Mais si Weber se défiait de l’explication psychologique, ce n’est pas pour autant qu’il se ralliait à l’explication « rationalisatrice » supposant un individu entièrement guidé par l’intérêt comme le font les tenants de la Rational Action Theory et de sa variante française de l’individualisme méthodologique. Le principe sur lequel repose la R.A.T. ou l’individualisme méthodologique veut que : « tout comportement humain peut être conçu comme mettant en jeu des participants qui maximise leur utilité à partir d’un ensemble stable de préférences et qui accumulent la quantité optimale d’informations et autres intrants sur une variété de marchés »4. À travers ce langage on retrouve la tradition de la pensée de l’économie classique, libérale, de Hume, Stuart Mill, Adam Smith ou Bentham… Ce principe d’analyse suppose d’abord que le monde social fonctionne comme si un modèle économique pur pouvait en rendre compte. L’on sait ce que Max Weber, qui est souvent cité comme caution par les tenants de cette orientation, en avait pourtant dit. Dans les Essais sur la théorie de la science il critique très durement ce type de construction qui repose sur l’a priori d’un individu capable d’obtenir l’information exhaustive, à même de calculer les fréquences d’apparition des alternatives et de déterminer les conséquences des choix, situation, on le voit, totalement imaginaire. Weber écrit : « Ces fictions de la pure économie, utiles dans le cadre de la recherche théorique, ne sauraient devenir la base d’évaluations pratiques de situations réelles… » et, plus loin, il explique les raisons de sa critique : « les évaluations ne sont univoques qu’à la condition, et à la seule condition, que le but économique et les conditions de la structure sociale soient données formellement, qu’il n’y ait à choisir qu’entre plusieurs moyens économiques et enfin que ceux-ci ne se différencient exclusivement entre eux que relativement à leur sûreté, leur fréquence et leur profusion quantitative, mais restent par contre absolument identiques en ce qui concerne les autres points qui pourraient éventuellement avoir de l’importance pour les intérêts humains… Dans tous les autres cas, c’est-à-dire tous ceux qui ne relèvent pas de la pure technique, l’évaluation cesse d’être univoque, car d’autres évaluations interviennent, qu’il n’est plus possible de déterminer de façon purement économique »5. Le modèle économique ne pourrait fonctionner que si l’individu était entièrement un être rationnel. Weber, pour le citer encore, avait mis en garde contre cette fiction, aussi écrivait-il : « c’est uniquement pour des raisons de convenance méthodologique que la méthode de la sociologie compréhensive est rationaliste. Il ne faut donc évidemment pas entendre ce procédé comme un préjugé rationaliste qu’impliquerait la sociologie mais seulement comme un moyen méthodologique ; par conséquent ; il ne faudrait pas l’interpréter inexactement au sens d’une croyance dans la prédominance effective du rationnel dans la vie humaine. En effet, on ne saurait le moins du monde dire jusqu’à quel point, dans la réalité, les évaluations rationnelles en finalité déterminent ou non l’activité effective »6. Le refus d’une interprétation spiritualiste ■ Weber ne peut pas non plus être ramené à l’officiant d’une vague position spiritualiste radicalement opposée à une conception matérialiste du monde. Weber dans toute son œuvre, de l’enquête sur les conditions de vie des ouvriers agricoles de Prusse à l’histoire de l’économie, en passant par des analyses spécifiques comme celles de l’esprit du capitalisme ou du confu133 RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:36 Page 134 cianisme chinois, fait preuve d’une attention à la réalité et d’un refus constant de toute métaphysique. Tout d’abord Weber apparaît comme un continuateur de Marx auquel il emprunte nombre de concepts et de raisonnements. Ainsi lorsque Marx parle de l’expropriation des travailleurs des moyens de production, Weber écrit « expropriation des travailleurs de tous les moyens d’approvisionnement » ; lorsque Marx parle d’aliénation, Weber parle d’impersonnalité des relations marchandes ; de même l’analyse qu’il fait des conditions sociales et économiques du développement de l’esclavage et du salariat est très proche de celle de Marx : Weber, comme Marx, insiste sur la rentabilité de l’exploitation esclavagiste lorsque existent « des possibilités de ravitaillement bon marché ; un approvisionnement facile et abondant du marché aux esclaves ; de grandes exploitations agricoles, telles les grandes plantations, ou fabrications artisanales très simples en grande série » et justifie sa disparition lorsque le système salarial présente suffisamment d’avantages, « les risques et les investissements d’apport sont moindres ; la mise au monde et l’éducation des enfants sont entièrement à la charge de l’ouvrier, dont la femme et les enfants doivent, de leur côté, « chercher » du travail ; la menace de licenciement oblige des travailleurs à faire un effort maximum ; l’employeur peut procéder à une sélection sévère quant à la qualification et du zèle du travailleur »7. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Weber – il le rappelle à la fin de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme – n’a jamais voulu « substituer à une interprétation causale unilatéralement matérialiste une interprétation spiritualiste de la civilisation et de l’histoire »8. Rien de le montre mieux que son analyse des effets du capitalisme, « le puissant cosmos de l’ordre économique moderne, tributaire des conditions techniques et économiques de la production mécanique et machinisée, dont les contraintes écrasantes déterminent aujourd’hui le style de vie de tous les individus nés dans ses rouages – et pas seulement de ceux qui exercent directement une activité éco134 nomique – et le détermineront peutêtre jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consommé ». En fait Weber, s’il rejette l’unilatéralité d’une explication économistique, ce qu’il nomme une « conception matérialiste de l’histoire considérée comme une conception du monde », ne rejette pas pour autant « l’analyse des phénomènes sociaux et culturels sous le point de vue spécial de leur conditionnalité et de leur portée économique ». Bien mieux il prend la défense du matérialisme économique « c’est, écrit-il, un principe scientifique qui a eu une fécondité créatrice, qui le restera encore à l’avenir pour peu qu’on en use en le libérant de toute prévention dogmatique ». Et Weber d’ajouter, en dénonçant les effets pervers d’une explication toute économistique, qu’on en est venu à « sous estimer » les déterminations économiques, mais que si l’on voulait expliquer la naissance du capitalisme par une transformation des contenus de la conscience religieuse on se tromperait tout autant. En fait Weber continue et surtout dépasse les limites du matérialisme économique de Marx par une sorte de matérialisme généralisé qui suppose d’abord une acceptation du déterminisme. Une méthodologie rationaliste ■ Cette orientation qui suppose l’acceptation d’un certain déterminisme est manifeste dans les écrits épistémologiques (comme les Essais sur la théorie de la science) ou méta-sociologiques (comme les dix premières pages d’Économie et Société). Que Max Weber définisse la sociologie comme « une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale, et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets »9 alors que l’on sait qu’il a expliqué que comprendre par interprétation c’était élaborer des hypothèses d’imputation « les interprétations significatives d’un comportement concret ne sont jamais comme telles, même dans le cas de la plus grande Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël évidence, que de simples hypothèses de l’imputation. Il est donc indispensable de les soumettre à toutes les vérifications possibles, en ayant recours, en principe, aux mêmes moyens que ceux qu’on utilise à propos de n’importe quelle autre hypothèse … »10 détruit définitivement tout recours à l’intuitionnisme dont on le fait, trop facilement le défenseur. Weber, comme Durkheim l’a fait quelques années plus tôt, affirme la possibilité d’une connaissance sociologique dont l’objet sera « l’activité sociale » dont la connaissance n’est possible que parce qu’il existe des « régularités » qui ne sont ni erratiques ni en nombre illimité. Il faut bien voir que Weber ne fait en rien l’apologie d’un (vague) intuitionnisme, ni même de l’interprétation (non vérifiée) dont on lui impute la paternité. Weber, comme Durkheim a pu le faire ailleurs, insiste sur la nécessité pour la sociologie d’analyser « les processus » sociaux, la « structure sociale » et de les expliquer causalement ; il accorde une grande importance aux faits et à leur observation, il insiste sur la nécessité de vérifier les hypothèses que construit le sociologue. La possibilité de comprendre par intuition et empathie est extrêmement rare, dit-il ; aussi faut-il s’astreindre à un travail de contrôle qui utiliserait, (dans un ordre de qualité décroissante) l’expérimentation, possibilité malheureusement trop peu fréquente ; la statistique qui, à condition que l’on puisse interpréter sociologiquement la relation entre les éléments retenus, apporte « la preuve qu’il existe une chance quelconque (plus ou moins déterminable) indiquant que l’activité adopte ordinairement… telle ou telle direction » ; « la comparaison de processus aussi nombreux que possible de la vie historique et journalière qui sont semblables en tout, mais différents sur un unique point, celui du motif ou facteur dont l’importance pratique fait chaque fois l’objet de la recherche » ; enfin si aucun de ces moyens de contrôle n’est accessible, il reste au sociologue à « imaginer la suite possible d’éléments singuliers de la chaîne des motifs », mais c’est là un « moyen incertain » qui n’est que le dernier recours11. RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:36 Page 135 Christian de Montlibert On en conviendra, on est bien loin ici du courant de pensée qu’est « l’anthropologie de l’imaginaire » et les diverses variantes qu’en ont données des épigones néo-jungiens qui, revendiquant Weber, insistent tantôt sur le polymorphisme social, tantôt sur la connaissance intuitive. C’est là une approche qui nie explicitement toute possibilité de connaissance scientifique du monde social. Les difficultés sont résolues de la façon la plus radicale qui soit : les représentations du monde dont l’ethnométhodologie ou la « phénoménologie » cherchent encore les règles de production sont ici inhérentes à des configurations imaginaires éternelles dont l’actualisation est cyclique ; le monde social, n’a dès lors plus d’autre signification que celle que chacun lui prête. La méthode, dans ces conditions, ne peut être qu’intuitive et poétique, elle ne peut s’attacher à rechercher une causalité qui, parce qu’il n’y a pas d’histoire, ne peut exister. De telles prémisses ont déjà été énoncées par de nombreux auteurs, dont Spengler12. N’est-ce pas lui qui s’opposait au « naturalisme positif », affirmant déjà que la culture ne pouvait pas faire l’objet d’explications causales mais devait être considérée comme une donnée originaire dont l’épanouissement relevait d’un acte mythique ? Une telle analyse le conduisait bien sûr à nier la possibilité d’une connaissance scientifique du monde social. « Il faut traiter la nature de façon scientifique, écrivait-il, mais user de la poésie en histoire… » « l’humanité, dit encore Spengler, n’a pas plus de but, d’idée, de plan, que la famille des papillons ou des orchidées… ». Les formes du monde social, ce que Spengler appelait « les âmes de la culture », sont en quelque sorte l’expression de forces presque magiques, en tout cas mythiques, qui s’expriment sous la forme apollinienne, faustienne, dionysiaque, babylonienne, chinoise ou germanique… Cette référence (le plus souvent implicite à Spengler) explique que les textes des auteurs qui revendiquent cette interprétation puissent faire coexister sans difficultés des citations empruntées aux mythologies des époques et des cultures les plus diverses. Une telle Courte note sur le matérialisme politique de Max Weber démarche qui s’appuie sur le nom de Weber, l’utilisant comme caution d’autorité n’a plus rien à voir avec les ambitions de la sociologie compréhensive. On trouve donc chez Weber, la volonté d’une explication causale, mais aussi sans doute parce qu’il élabore son projet de connaissance sociologique dans un contexte très différent de celui dans lequel travaille Durkheim une volonté plus affirmée de tenir compte du « sens » de l’activité comme des stratégies des « individus singuliers » qui participent au déroulement d’un processus social ; on y trouve aussi l’ambition d’atteindre par des « constructions conceptuelles » de plus en plus complexes « des types purs » à même de rendre compte rationnellement de l’activité sociale réelle toujours multiforme. Les traditions philosophiques dans lesquelles se situent les deux auteurs – Durkheim par rapport à l’école positiviste, Weber par rapport au problème des valeurs de la philosophie allemande – et les luttes intellectuelles et politiques auxquelles ils ont été mêlés (transformation de l’université, création des syndicats et plus globalement du socialisme, affaire Dreyfus, séparation de l’Église et de l’État en France…, orientation des chaires de philosophie et politique de Bismarck en Allemagne…) expliquent pour une grande part ces accentuations différentes. Mais, et en cela Weber dépasse la manière dont Durkheim posait les problèmes de la connaissance sociologique, il insiste sur un « acquis supplémentaire à toute science de la nature ». Définir le projet sociologique par analogie aux sciences naturelles, c’est certes se donner les moyens, comme « dans le cas des structures sociales… d’apporter la constatation de relations et règles (les « lois ») fonctionnelles… »13 ; mais dépasser ce projet, comme le veut aussi Max Weber, demande d’apporter quelque chose de plus : « la compréhension du comportement des individus singuliers qui y participent ». La sociologie de Weber accorde donc une grande importance aux « motifs » qui déterminent l’action des agents et aux objectifs (au sens visé) qui structurent leur comportement. L’agent occupe ainsi une place importante. Ce ne sont pas des facteurs globaux tels « l’intégration sociale » ou la « différenciation » qui agissent comme dans la sociologie de Durkheim, mais des facteurs déterminés par les stratégies des agents et déterminant des contraintes qui pèsent sur eux. Cela suppose donc que les relations entre le comportement, les motifs et les « sens visés » soient solidement établies et vérifiées. A ce moment-là, on pourra vraiment parler « d’interprétation causale juste »14. L’ambition de Weber est bien d’établir des lois (c’est-à-dire, comme il l’écrit, énoncer des « chances typiques, confirmées par l’observation, d’un déroulement de l’activité sociale auquel on peut s’attendre ») qui permettraient de rendre compte des structures sociales tout en se centrant sur les agents qui les construisent, y participent, et les font évoluer, en même temps qu’ils en dépendent. On voit bien ici que la sociologie compréhensive de Max Weber ne peut pas se ramener à une apologie de l’intuitionnisme ! Il serait donc préférable de voir en Weber une sorte de théoricien d’un matérialisme élargi ; je veux dire par là que l’intérêt qui occupe une place centrale dans sa réflexion, n’est pas seulement l’intérêt matériel lié à l’économie, à l’argent ou même aux conditions d’existence, mais aussi l’intérêt à se conformer aux exigences de la tradition, l’intérêt à suivre les pressions « affectuelles », l’intérêt à participer aux effusions des cérémonies religieuses, l’intérêt à se plier aux règles juridiques, l’intérêt à l’honneur, etc.15. Reste que ces intérêts ne relèvent jamais, dans l’anthropologie wébérienne, d’une psychologie structurée par l’inconscient, le calcul, ou des pulsions biologiques, ils sont toujours le résultat d’une logique sociale soutenue par la formation des habitus et renforcée par les tensions que suscitent les confrontations de positions sociales. Weber est d’ailleurs le premier sociologue à utiliser sciemment le concept d’habitus comme « structure structurée », pour emprunter l’expression à Pierre Bourdieu : « Nous voyons 135 RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:36 Page 136 des hommes adopter un habitus qui prend son origine dans leur vie religieuse, dans leur tradition familiale conditionnée par la religion, dans le style de vie, également influencé par la religion, de leur entourage... » et comme « structure structurante », « habitus qui a rendu ces hommes capables, d’une manière tout à fait spécifique, de se conformer aux exigences du capitalisme primitif de l’époque moderne » (Sociologie des religions, p. 155). Un matérialisme politique ■ Cette importance accordée aux intérêts et aux représentations du monde qui, faut-il le rappeler encore, dépassent, dans la mesure où leur production dépend des structures sociales, les intérêts et les représentations de chaque personne, conduit Weber à défendre un matérialisme politique où les stratégies autour de la puissance et des pouvoirs deviennent centrales. Ce matérialisme politique permet de mieux comprendre ce que Weber veut dire lorsqu’il insiste sur le « sens de l’activité ». Il ne s’agit pas de lire dans celui-ci des figures de sens, comme le voudrait l’herméneutique de Dilthey, mais de comprendre les relations causales qui lient structures sociales et représentations, déterminations et stratégies. « Nous voulons comprendre (écrit-il dans les Essais sur la théorie de la science) en sa spécificité, la réalité de la vie qui nous entoure et en laquelle nous sommes placés, la connexion et la signification culturelle de ses diverses manifestations dans leur configuration actuelle d’une part et d’autre part, les raisons qui font qu’historiquement elle s’est développée sous cette forme et non sous une autre. »16 Cette magnifique définition mérite quelques commentaires. La première partie de la proposition implique une spécificité de la vie sociale qui ne peut se ramener au biologique, au psychologique (Weber rappelle plusieurs fois que les réactions psychologiques dépendent des dimensions sociales institutionnalisées), au technique ou 136 à toutes autres dimensions extra sociales. La seconde partie de la proposition, avec les termes de connexion et de configuration, insiste sur l’idée de combinaison, d’arrangement comme disait Montesquieu, en un mot de structure ; mais découvrir l’organisation des pratiques sociales n’est que le premier temps de l’analyse, vient ensuite l’étude des significations culturelles. Celles-ci ne sont pas immédiatement données ; elles ne peuvent pas être recueillies dans le discours des agents – Max Weber critique sans cesse ce rabattement réducteur sur une psychologie simpliste – ni dépendre de l’intuition herméneutique du sociologue, mais doivent être construites après une analyse des structures des pratiques sociales (tenant compte des positions sociales) auxquelles elles sont reliées17. Comme l’analyse structurale actuelle ne suffit pas, Weber la complète par une analyse historique des causalités. Il n’y a pas de plus belle affirmation du déterminisme en sciences sociales que dans la deuxième partie de la citation qui, inspirée par la philosophie rationaliste de la connaissance, veut rechercher « les raisons qui font qu’elle s’est développée sous cette forme et non sous une autre ». Si Weber avait terminé sa phrase après « sous cette forme », on pourrait encore atténuer la force de la causalité par un raisonnement probabiliste, mais en ajoutant « non sous une autre », Weber affirme fortement son adhésion à un déterminisme des enchaînements. Pour le dire dans le langage de la sociologie d’aujourd’hui, Max Weber avait perçu - sans pouvoir le réaliser tant il lui manque des instruments d’analyse, des concepts et, surtout, une conscience de ses manques (mais pas plus qu’à chaque savant d’une époque et d’une école de pensée définies) - que l’analyse sociologique suppose une étude structurale des pratiques sociales dans leurs relations avec les significations qui y sont liées et en même temps une étude historique du système de causalités qui détermine cette structure et en engendre des formes nouvelles. Mais, et c’est là le grand mérite de Weber, ce système de raisons n’est jamais fermé sur lui-même : il détermine à chaque moment des conflits et Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël des luttes qui le transforment. Les motifs des conflits ne sont pas illimités puisqu’ils dépendent des positions ; les stratégies engagées dans les luttes ne sont pas aléatoires puisqu’elles sont déterminées par les significations culturelles disponibles, dans une position sociale donnée ; mais, ensembles, conflits, luttes et stratégies des agents18 ouvrent le jeu pour le refermer ensuite dans la configuration de pouvoir qui l’emporte. On conviendra qu’en ce sens on puisse parler d’un matérialisme politique. Rien ne le montre mieux que les études appliquées à la religion. Ainsi dans Confucianisme et taoïsme19, Max Weber commence son étude par une analyse des institutions majeures que sont l’État, le système féodal, la bureaucratie, le système monétaire en Chine. Il étudie les évolutions et changements de ces institutions, décrit finement un système qui allie gouvernement central et fonctionnaires locaux, charges d’État fondées sur les corvées, et charges d’État fondées sur l’impôt. Cette organisation d’une forme particulière de domination politique est en rapport avec l’organisation urbaine et la vie économique des paysans : elle implique l’absence de rapports de dépendance capitalistes et l’assujettissement des relations économiques aux parentèles qui fixent en quelque sorte la vie sociale chinoise dans une permanence hostile aux grands bouleversements. Dans ce cadre de rapports sociaux féodaux, Weber consacre des pages remarquables au « corps » des lettrés : il étudie avec minutie l’éducation, le système des concours, l’honneur académique (question qui devrait intéresser les universitaires !), les positions sociales des fonctionnaires, leurs conceptions de la politique économique et enfin leurs conflits avec leurs adversaires. Dès lors les orientations religieuses du confucianisme apparaissent comme nécessaires : l’orientation confucéenne de la vie est portée, au plus haut niveau, par ces lettrés, hauts fonctionnaires d’État, et trouve son opposition avec le Taoïsme. On le voit bien, nulle référence à un quelconque spiritualisme, nul recours à une explication psychologisante repo- RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:36 Page 137 Christian de Montlibert Courte note sur le matérialisme politique de Max Weber sant sur des motivations individuelles produites par un caractère (éternel ?) chinois, nul intuitionnisme mais le « solide squelette de la science », qui accorde toute sa place aux enjeux, aux luttes de pouvoir et aux stratégies, réunissant dans la même analyse (et c’est toute sa force) matérialisme économique et matérialisme politique. Les luttes d’appropriation de la domination ■ De la même façon, les analyses du fait religieux présentées dans Wirtschaft und Gesellschaft20 peuvent être totalement inscrites sous cette appellation de matérialisme politique. Dans le fait religieux Weber voit une logique d’intérêts, un groupe social (constitué en « corps » dont Weber est le premier à avoir montré les pratiques spécifiques) qui tend à la domination, des luttes autour des biens de salut (accumulés, transformés, investis…), l’élaboration de stratégies pour maintenir, accroître, défendre le monopole obtenu… Weber y mène une analyse du développement d’un corps de spécialistes des biens religieux (qui commence à se développer dès que s’atténue « la relation immédiate avec la réalité plastique et vitale des puissances naturelles »21), à même de systématiser et moraliser les pratiques sociales. Ce corps de spécialistes religieux sait se faire reconnaître comme détenteur exclusif de la compétence (spécifique) des savoirs secrets et en exclure les profanes (comme dit Durkheim qui, lui, a bien analysé la coupure). On peut dire aussi, de manière certes un peu systématique, que Weber consacre une grande partie de son analyse à établir des correspondances entre la structure du système des croyances et des pratiques religieuses et l’organisation de la division du travail religieux. Dès lors son analyse devient politique. Au premier degré il s’intéresse aux luttes pour le pouvoir dans la mesure, d’abord, où les prêtres « ces manipulateurs » de sacré s’opposent aux magiciens et sorciers (profanateurs), aux prophètes (prônant, s’ils ne réussissent pas, des hérésies), mais aussi aux autres spécialistes selon leur degré de compétence religieuse ; au deuxième degré il recherche dans quelle mesure la religion remplit des fonctions sociales en rapport avec la domination en manipulant les aspirations (on le voit bien avec l’analyse que mène Weber, des effets du luthéranisme), ou en inculquant des représentations en rapport avec la représentation des rapports sociaux pour les individus des groupes sociaux qui consomment des systèmes symboliques. Ce matérialisme politique amène Weber à mettre en relation groupe social et type de religion (le Confucianisme et le bureaucrate ordonnateur du monde, le Bouddhisme et le moine mendiant errant, l’Islam et le guerrier conquérant le monde, le Christianisme et le compagnon - artisan itinérant) et à écrire « tous ces groupes agissent non pas comme les porte-parole de leurs intérêts de classe professionnelle ou matérielle, mais en tant que porteurs idéologiques du type d’éthique ou de doctrine du salut qui s’harmonisent le mieux avec leur position sociale ». Cela le conduit aussi à étudier les oppositions. Rien n’illustre mieux ce point que l’analyse des oppositions entre noblesse guerrière du Moyen Age et Église chrétienne : « la noblesse guerrière et toutes les forces féodales ne sont aucunement prédisposées à devenir porteuses d’une éthique religieuse rationnelle » ; en effet les concepts de faute, de rédemption, d’humilité sont incompatibles avec « le sentiment de dignité propre à toutes les couches politiquement dominantes ». L’intérêt pour le pouvoir est central dans ce matérialisme politique : si comme le rappelle Weber, le spécialiste du sacré refuse « l’utilisation économique du don de grâce comme source de revenus » c’est en fait parce qu’il a l’ambition d’exercer un véritable pouvoir religieux (détenir le monopole des biens du salut, faire s’il le faut des concessions à la religiosité populaire, passer des compromis avec les autres forces dominantes pour se maintenir etc.). Mais cet intérêt à rechercher des positions de pouvoir religieux est produit par les différences de position dans la sphère religieuse. Rien ne le montre mieux que l’analyse de Weber du « retrait du monde »22. Le sens du monachisme en réside pas dans des motivations plus ou moins complexes mais se construit dans les différences et oppositions avec l’univers politique, le monde économique, l’univers familial, le monde esthétique… En ce sens l’analyse wébérienne anticipe l’analyse des rapports de champs (Weber parle de rapport entre les « sphères »), développée par Bourdieu. L’analyse de la religion joue sans doute chez Weber le même rôle que l’étude du suicide chez Durkheim, celui de l’expérience cruciale. Weber n’écrit-il pas à son propos « la religion résiste à l’idée d’une intelligence auto suffisante ; surtout en prétendant que la connaissance qu’elle développe renvoie à une autre sphère et s’avère, par le mode et par le sens, tout à fait hétérogène et non conforme à ce que produit l’intelligence. Ce qu’elle offre, ce n’est pas un savoir intellectuel ultime sur la réalité ou sur les valeurs normatives, mais une prise de position définitive par rapport au monde en vertu d’une saisie immédiate de son « sens » et par là même, devrait-on ajouter, profondément résistante à toute analyse »23. S’il peut montrer que la religion, qui se définit donc ellemême comme en dehors du champ de la connaissance rationnelle n’échappe pas à une analyse objectivante des stratégies développées dans les luttes de pouvoir, alors le matérialisme politique qu’il élabore pourra s’appliquer à d’autres pratiques sociales moins rebelles à la compréhension. Reste que l’importance accordée à la religion ne prend tout son sens que si l’on sait que Weber voulait analyser les relations entre les différentes formes de pouvoir (religieux, politique, économique, culturel...), comprendre l’effet religieux dans le développement du capitalisme occidental et mesurer la part de la légitimation religieuse dans la soumission des catégories dominées. Il est vrai que Weber était bien conscient que pratiquer une telle sociologie conduisait à heurter les manières de pensée plus consensuelles, mais n’écrivait-il pas, 137 RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:36 Page 138 « J’appartiens aux classes bourgeoises. Je me sens bourgeois et j’ai été élevé dans les attitudes et idéaux de cette classe. Néanmoins, la vocation de notre science, c’est de dire ce que les gens n’aiment pas entendre – à ceux qui s’y trouvent plus haut dans la hiérarchie sociale, à ceux qui s’y trouvent plus bas, mais aussi à sa propre classe. »24. 138 Notes 1. Le problème de la traduction des œuvres étrangères en langue française renvoie à deux faits sociaux : le premier concerne le marché de l’édition des œuvres savantes (concentration capitalistique chez les éditeurs, rendement financier, taille du lectorat qui n’est pas sans relation avec la place des sciences sociales dans l’enseignement supérieur français ; le second traite des rapports entre les « cultures » nationales en matière de sciences sociales, des rapports entre les centres intellectuels et des conditions sociales de réception d’une œuvre. Cf. : – Bourdieu P. Les conditions sociales de la circulation internationale des idées. Cahiers d’histoire des littératures romanes. 1990, n° 14, p. 1-10. – Fritsch Ph. La réception sélective de Max Weber après 1945 au sein des courants de science politique en Allemagne. Regards sociologiques. 1993, n° 5, p. 25-30. – Heilbron J. Echanges culturels transnationaux et mondialisation : quelques réflexions. Regards sociologiques, 2001, n° 22, p. 141-154. – Lepenies W. Les trois cultures, Paris, 1990, Maison des Sciences de l’Homme, 408 p. – Montlibert Ch. de. Domination sociale, champ intellectuel, circulation des idées et des hommes. In Grize F. (éd.) Communication et circulation des informations, des idées et des personnes. Lausanne, 1995, Université de Lausanne, 855 p., p. 501-507. 2. Economie et Société. Paris, 1971, Plon. 3. Essais sur la théorie de la science. Paris, 1965, Plon, p. 360. 4. Wacquant L., Calhoun J. C., Intérêt, rationalité et culture, A propos d’un récent débat sur les théories de l’action. Actes Recherche Sciences Sociales, 1989, n° 78, p. 41-60. 5. Essais sur la théorie de la science. Paris, 1965, Plon, p. 461. 6. Economie et société. Paris, 1971, Plon, p. 5. 7. Histoire économique ; esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société. Paris, 1991, Gallimard (traduit par Bouchindhomme). 8. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris, 1964, Plon, p. 252. 9. Économie et Société. Paris, 1971, Plon, p. 4. 10.Essais sur la théorie de la science. Paris, 1965, Plon, p. 342. 11.Économie et Société. Paris, 1971, Plon, p. 9. Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël 12.On trouvera chez Musil une remarquable critique des présupposés des positions spenglériennes et chez Bouveresse une analyse on ne peut plus lucide des effets contemporains de ces prises de position. Musil Robert. Essais, conférences-critiques, aphorismes et réflexions. Paris, 1984, Seuil, 649 p. (traduction par Philippe Jaccottet). Bouveresse Jacques. Prodiges et vertiges de l’analogie. Paris, Raisons d’agir, 1999. 13.Essais sur la théorie de la science, Paris, 1965, Plon. 14.Weber, comme Durkheim d’ailleurs, était très critique vis-à-vis de tous les essayistes « visionnaires » qu’il envoyait « au cinéma », comme vis-à-vis des « intuitions » du savant : « mieux vaut garder pour soi ses petits commentaires personnels… dans la plupart des cas la prolixité des discours ‘d’intuition’ n’est que le masque d’une impuissance à prendre ses distances par rapport à l’objet » (Éthique protestante et esprit du capitalisme, op. cit.) 15.« L’honneur social » et « la puissance sociale » sont sans aucun doute les deux principales pulsions sociales (jamais psychologiques) des individus. Voir Weber M., Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 344, traduction et commentaire de J. P. Grossein. 16.Essais sur la théorie de la science. Paris, 1965, Plon, p. 152-153. 17.On voit ce que Bourdieu, lecteur toujours attentif, guidé par l’idée de cumulativité des sciences sociales, trouvera comme incitations dans la pensée de Weber. 18. On ne dira jamais assez l’importance pour Weber des luttes pour définir des stratégies de légitimation et obtenir honneur social et puissance sociale (pp. 26-27). 19.Confucianisme et taoïsme. Paris, 2000, Gallimard (traduction de C. Colliot-Thélène et J.-P. Grossein). 20.J’ai utilisé Économie et Société (Plon) pour la première partie et Economy and Society pour la deuxième partie malheureusement non publiée en français. 21.Économie et Société. 22.Parenthèse théorique : le refus religieux du monde, ses orientations et ses degrés. Archives sciences sociales des Religions, 1986, n° 61, p. 7-34 (traduit par Ph. Fritsch). 23.Parenthèse théorique : le refus religieux du monde, ses orientations et ses degrés. Archives sciences sociales des Religions, 1986, n° 61, p. 28 (traduit par Ph. Fritsch). 24.Citée par M. Pollack. Pollack M., Un texte dans son contexte. L’enquête de Max Weber sur les ouvriers agricoles. Actes Recherches Sciences Sociales, 1986, n° 62-63, p. 69-75.