Courte note sur le matérialisme politique de Max Weber B

132 Revue des Sciences Sociales, 2003, n°31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël
ien que l’œuvre de Weber (très
insuffisamment traduite en fran-
çais
1
) soit reconnue comme
complexe, parfois contradictoire, en
tout cas partagée entre des courants
divers, depuis quelques années on ne la
transforme pas moins en une apologie
de lindividualisme et une défense de
lintuitionnisme. Je voudrais ici mop-
poser à cette interprétation et montrer
que si les prises de position de Weber
sont diverses, voire parfois
embrouillées, rien ne permet de les
réduire à une interprétation spiritua-
liste unilatérale et réductrice (nen
déplaise aux philosophes contemp-
teurs de la «pensée soixante huit » qui
voudraient que ce soit toujours le
déterminisme et le matérialisme qui
soient réducteurs). Mieux, je voudrais
insister, quitte pour les besoins de la
démonstration à forcer le trait dans le
sens opposé, sur le fait que l’œuvre
wébérienne repose sur un solide maté-
rialisme politique.
Je suis bien conscient quen déve-
loppant la thèse dun matérialisme
politique chez Max Weber je ne fais
guère œuvre originale. Des auteurs
bien plus savants que moi en webero-
logie comme Bourdieu, Colliot-Thé-
lène, Grossein, Fritsch, Kalinowski,
Freddy Raphaël et bien dautres, sy
sont employés mieux que je ne pour-
rai le faire. Mais ces derniers temps,
jai souvent discuté avec Freddy
Raphaël dopinions sur tel ou tel
auteur, présentées avec aplomb comme
des certitudes : il nous a souvent sem-
blé quavec Max Weber le pire était
parfois atteint. Jai donc jugé utile de
rédiger cette courte note.
La psychologisation en
question
Que Max Weber ait été enrôlé dans
le camp des défenseurs de lindivi-
dualisme contre les «prétentions
holistes » supposées de Durkheim et
de tous les «déterministes » est tout à
fait caricatural. La connaissance socio-
logique wébérienne ne repose pas sur
linterrogation des sujets individuels.
Weber le redit sans cesse, la compré-
hension ne consiste pas à demander à
tel ou tel son témoignage. Elle néces-
site de tenir compte des structures col-
CHRISTIAN DE MONTLIBERT
UFR des Sciences Sociales
Université Marc Bloch, Strasbourg
Courte note sur le
matérialisme politique
de Max Weber
B
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Christian de Montlibert Courte note sur le matérialisme politique de Max Weber
lectives ayant une définition juridique
(l’État, par exemple), ou organisées
dans des représentations daprès les-
quelles les individus «orientent leur
activité»; elle exige une construc-
tion conceptuelle de «types » qui
nont rien à voir avec une psychologie
quelle quelle soit (Weber répétera que
«la psychologie nest pas le fondement
dernier de la sociologie compréhensi-
ve »); elle soppose à une conception
de lhistoire qui tient trop compte des
personnalités individuelles et ne sat-
tache quaux actes culturellement
importants. Cette prise de position
conduit Weber à une grande prudence
vis-à-vis du psychologique, fut-il
«vécu », «identitaire », ou, on lou-
blie trop souvent, «rationaliste ».
Les manières daborder le monde
social qui privilégient la subjectivité
ou le « vécu », ignorent ce que Weber,
toujours présenté comme linitiateur
de ces modes de pensée, a pourtant
énoncé, dans Économie et Sociétépar
exemple, comme mise en garde à leur
endroit : les allégations, les igno-
rances, les refoulements et les contra-
dictions étaient à ses yeux trop
nombreux et actifs pour que «len-
semble réel dans lequel saccomplit
son activité»
2
ne soit pas dissimulé
aux yeux de lagent lui-même et que
lon puisse sen tenir à ses déclarations
et aux raisons quil avance pour expli-
quer son comportement.
Faut-il ajouter que ces approches
psychologisantes supposent une cer-
taine «identité » individuelle. Or, à
sen tenir encore une fois à Weber, on
sait que «lidentité nest jamais, du
point de vue sociologique, quun état
de choses simplement relatif et flot-
tant »
3
. Si la production des individus
est avant tout une production dhabitus
obéissant à des logiques dépendantes
des positions sociales, il faut bien
admettre que lunité et la permanence
de lidentité individuelle risqueraient
d’être plus factices que réelles si
nexistaient nombre dinstitutions
chargées de les garantir. Certes, ces
approches, en privilégiant le langage
des locuteurs et leurs manières parti-
culières dappréhender le monde, sem-
blent «parler le langage de la vie »;
mais, comme l’écrivait encore Weber,
«chacun y voit ce quil porte en son
cœur ». «Par contre les jugements
valables présupposent partout l’élabo-
ration logique de lintuitif, ce qui veut
dire lutilisation de concepts ». Dans
ces conditions on comprend bien que
les analyses qui refusent la conceptua-
lisation du vécu aient les plus grandes
difficultés à maintenir leur statut de
«science » à la recherche «dimputa-
tions causales », mais on comprend
mal quelles se réfugient sous la tutel-
le weberienne.
Mais si Weber se défiait de lexpli-
cation psychologique, ce nest pas
pour autant quil se ralliait à lexpli-
cation «rationalisatrice » supposant
un individu entièrement guidé par lin-
térêt comme le font les tenants de la
Rational Action Theory et de sa varian-
te française de lindividualisme métho-
dologique. Le principe sur lequel
repose la R.A.T. ou lindividualisme
méthodologique veut que : «tout com-
portement humain peut être conçu
comme mettant en jeu des participants
qui maximise leur utilité à partir dun
ensemble stable de préférences et qui
accumulent la quantité optimale din-
formations et autres intrants sur une
variété de marchés»
4
. Àtravers ce lan-
gage on retrouve la tradition de la
pensée de l’économie classique, libé-
rale, de Hume, Stuart Mill, Adam
Smith ou Bentham Ce principe
danalyse suppose dabord que le
monde social fonctionne comme si un
modèle économique pur pouvait en
rendre compte. Lon sait ce que Max
Weber, qui est souvent cité comme
caution par les tenants de cette orien-
tation, en avait pourtant dit. Dans les
Essais sur la théorie de la science il cri-
tique très durement ce type de
construction qui repose sur la priori
dun individu capable dobtenir lin-
formation exhaustive, à même de cal-
culer les fréquences dapparition des
alternatives et de déterminer les consé-
quences des choix, situation, on le
voit, totalement imaginaire. Weber
écrit : «Ces fictions de la pure écono-
mie, utiles dans le cadre de la
recherche théorique, ne sauraient
devenir la base d’évaluations pra-
tiques de situations réelles» et, plus
loin, il explique les raisons de sa cri-
tique : «les évaluations ne sont uni-
voques qu’à la condition, et à la seule
condition, que le but économique et les
conditions de la structure sociale
soient données formellement, quil ny
ait à choisir quentre plusieurs moyens
économiques et enfin que ceux-ci ne se
différencient exclusivement entre eux
que relativement à leur sûreté, leur fré-
quence et leur profusion quantitative,
mais restent par contre absolument
identiques en ce qui concerne les
autres points qui pourraient éventuel-
lement avoir de limportance pour les
intérêts humains Dans tous les
autres cas, cest-à-dire tous ceux qui
ne relèvent pas de la pure technique,
l’évaluation cesse d’être univoque,
car dautres évaluations interviennent,
quil nest plus possible de déterminer
de façon purement économique »
5
. Le
modèle économique ne pourrait fonc-
tionner que si lindividu était entière-
ment un être rationnel. Weber, pour le
citer encore, avait mis en garde contre
cette fiction, aussi écrivait-il : «cest
uniquement pour des raisons de conve-
nance méthodologique que la méthode
de la sociologie compréhensive est
rationaliste. Il ne faut donc évidem-
ment pas entendre ce procédé comme
un préjugé rationaliste quimpliquerait
la sociologie mais seulement comme
un moyen méthodologique ; par consé-
quent ; il ne faudrait pas linterpréter
inexactement au sens dune croyance
dans la prédominance effective du
rationnel dans la vie humaine. En
effet, on ne saurait le moins du monde
dire jusqu’à quel point, dans la réali-
té, les évaluations rationnelles en fina-
lité déterminent ou non lactivité
effective »
6
.
Le refus dune
interprétation
spiritualiste
Weber ne peut pas non plus être
ramené à lofficiant dune vague posi-
tion spiritualiste radicalement opposée
à une conception matérialiste du
monde. Weber dans toute son œuvre,
de lenquête sur les conditions de vie
des ouvriers agricoles de Prusse à
lhistoire de l’économie, en passant par
des analyses spécifiques comme celles
de lesprit du capitalisme ou du confu-
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cianisme chinois, fait preuve dune
attention à la réalité et dun refus
constant de toute métaphysique. Tout
dabord Weber apparaît comme un
continuateur de Marx auquel il
emprunte nombre de concepts et de
raisonnements. Ainsi lorsque Marx
parle de lexpropriation des travailleurs
des moyens de production, Weber écrit
«expropriation des travailleurs de tous
les moyens dapprovisionnement »;
lorsque Marx parle daliénation, Weber
parle dimpersonnalité des relations
marchandes ; de même lanalyse quil
fait des conditions sociales et écono-
miques du développement de lescla-
vage et du salariat est très proche de
celle de Marx : Weber, comme Marx,
insiste sur la rentabilité de lexploita-
tion esclavagiste lorsque existent «des
possibilités de ravitaillement bon mar-
ché; un approvisionnement facile et
abondant du marché aux esclaves ; de
grandes exploitations agricoles, telles
les grandes plantations, ou fabrica-
tions artisanales très simples en gran-
de série » et justifie sa disparition
lorsque le système salarial présente
suffisamment davantages, «les
risques et les investissements dapport
sont moindres ; la mise au monde et
l’éducation des enfants sont entière-
ment à la charge de louvrier, dont la
femme et les enfants doivent, de leur
côté, «chercher » du travail ; la mena-
ce de licenciement oblige des tra-
vailleurs à faire un effort maximum ;
lemployeur peut procéder à une sélec-
tion sévère quant à la qualification et
du zèle du travailleur »
7
. On pourrait
ainsi multiplier les exemples. Weber
il le rappelle à la n de L’éthique pro-
testante et lesprit du capitalisme na
jamais voulu «substituer à une inter-
prétation causale unilatéralement
matérialiste une interprétation spiri-
tualiste de la civilisation et de lhis-
toire »
8
. Rien de le montre mieux que
son analyse des effets du capitalisme,
«le puissant cosmos de lordre éco-
nomique moderne, tributaire des
conditions techniques et économiques
de la production mécanique et machi-
nisée, dont les contraintes écrasantes
déterminent aujourdhui le style de
vie de tous les individus nés dans ses
rouages et pas seulement de ceux qui
exercent directement une activité éco-
nomique et le détermineront peut-
être jusqu’à ce que le dernier quintal
de carburant fossile soit consommé».
En fait Weber, sil rejette lunilatérali-
té dune explication économistique,
ce quil nomme une «conception
matérialiste de lhistoire considérée
comme une conception du monde », ne
rejette pas pour autant «lanalyse des
phénomènes sociaux et culturels sous
le point de vue spécial de leur condi-
tionnalité et de leur portée écono-
mique ». Bien mieux il prend la
défense du matérialisme économique
«cest, écrit-il, un principe scienti-
fique qui a eu une fécondité créatrice,
qui le restera encore à lavenir pour
peu quon en use en le libérant de toute
prévention dogmatique ». Et Weber
dajouter, en dénonçant les effets per-
vers dune explication toute écono-
mistique, quon en est venu à «sous
estimer » les déterminations écono-
miques, mais que si lon voulait expli-
quer la naissance du capitalisme par
une transformation des contenus de la
conscience religieuse on se tromperait
tout autant. En fait Weber continue et
surtout dépasse les limites du matéria-
lisme économique de Marx par une
sorte de matérialisme généralisé qui
suppose dabord une acceptation du
déterminisme.
Une méthodologie
rationaliste
Cette orientation qui suppose lac-
ceptation dun certain déterminisme
est manifeste dans les écrits épistémo-
logiques (comme les Essais sur la
théorie de la science) ou méta-socio-
logiques (comme les dix premières
pages dÉconomie et Société). Que
Max Weber définisse la sociologie
comme « une science qui se propose
de comprendre par interprétation
lactivité sociale, et par là dexpliquer
causalement son déroulement et ses
effets »
9
alors que lon sait quil a
expliqué que comprendre par inter-
prétation c’était élaborer des hypo-
thèses dimputation « les interprétations
significatives dun comportement
concret ne sont jamais comme telles,
même dans le cas de la plus grande
évidence, que de simples hypothèses de
limputation. Il est donc indispensable
de les soumettre à toutes les vérifica-
tions possibles, en ayant recours, en
principe, aux mêmes moyens que ceux
quon utilise à propos de nimporte
quelle autre hypothèse »
10
détruit
définitivement tout recours à lintui-
tionnisme dont on le fait, trop facile-
ment le défenseur. Weber, comme
Durkheim la fait quelques années
plus tôt, affirme la possibilité dune
connaissance sociologique dont lobjet
sera «lactivité sociale » dont la
connaissance nest possible que parce
quil existe des «régularités» qui ne
sont ni erratiques ni en nombre illimité.
Il faut bien voir que Weber ne fait
en rien lapologie dun (vague) intui-
tionnisme, ni même de linterprétation
(non vérifiée) dont on lui impute la
paternité. Weber, comme Durkheim a
pu le faire ailleurs, insiste sur la néces-
sité pour la sociologie danalyser «les
processus » sociaux, la «structure
sociale » et de les expliquer causale-
ment ; il accorde une grande impor-
tance aux faits et à leur observation, il
insiste sur la nécessité de vérifier les
hypothèses que construit le sociologue.
La possibilité de comprendre par intui-
tion et empathie est extrêmement rare,
dit-il ; aussi faut-il sastreindre à un
travail de contrôle qui utiliserait, (dans
un ordre de qualité décroissante) lex-
périmentation, possibilité malheureu-
sement trop peu fréquente ; la
statistique qui, à condition que lon
puisse interpréter sociologiquement la
relation entre les éléments retenus,
apporte «la preuve quil existe une
chance quelconque (plus ou moins
déterminable) indiquant que lactivité
adopte ordinairement telle ou telle
direction »; «la comparaison de pro-
cessus aussi nombreux que possible de
la vie historique et journalière qui
sont semblables en tout, mais différents
sur un unique point, celui du motif ou
facteur dont limportance pratique fait
chaque fois lobjet de la recherche »;
enfin si aucun de ces moyens de
contrôle nest accessible, il reste au
sociologue à «imaginer la suite pos-
sible d’éléments singuliers de la chaî-
ne des motifs », mais cest là un
«moyen incertain » qui nest que le
dernier recours
11
.
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Christian de Montlibert Courte note sur le matérialisme politique de Max Weber
On en conviendra, on est bien loin
ici du courant de pensée quest «lan-
thropologie de limaginaire » et les
diverses variantes quen ont données
des épigones néo-jungiens qui, reven-
diquant Weber, insistent tantôt sur le
polymorphisme social, tantôt sur la
connaissance intuitive. Cest là une
approche qui nie explicitement toute
possibilité de connaissance scienti-
fique du monde social. Les difficultés
sont résolues de la façon la plus radi-
cale qui soit : les représentations du
monde dont lethnométhodologie ou la
«phénoménologie » cherchent encore
les règles de production sont ici inhé-
rentes à des configurations imaginaires
éternelles dont lactualisation est
cyclique ; le monde social, na dès lors
plus dautre signification que celle
que chacun lui prête. La méthode,
dans ces conditions, ne peut être quin-
tuitive et poétique, elle ne peut satta-
cher à rechercher une causalité qui,
parce quil ny a pas dhistoire, ne peut
exister. De telles prémisses ont déjà été
énoncées par de nombreux auteurs,
dont Spengler
12
. Nest-ce pas lui qui
sopposait au «naturalisme positif »,
affirmant déjà que la culture ne pou-
vait pas faire lobjet dexplications
causales mais devait être considérée
comme une donnée originaire dont
l’épanouissement relevait dun acte
mythique ? Une telle analyse le
conduisait bien sûr à nier la possibili-
té dune connaissance scientifique du
monde social. «Il faut traiter la natu-
re de façon scientifique, écrivait-il,
mais user de la poésie en histoire»
«lhumanité, dit encore Spengler, na
pas plus de but, didée, de plan, que la
famille des papillons ou des orchi-
dées». Les formes du monde social,
ce que Spengler appelait «les âmes de
la culture », sont en quelque sorte
lexpression de forces presque
magiques, en tout cas mythiques, qui
sexpriment sous la forme apollinien-
ne, faustienne, dionysiaque, babylo-
nienne, chinoise ou germanique
Cette référence (le plus souvent impli-
cite à Spengler) explique que les textes
des auteurs qui revendiquent cette
interprétation puissent faire coexister
sans difficultés des citations emprun-
tées aux mythologies des époques et
des cultures les plus diverses. Une telle
démarche qui sappuie sur le nom de
Weber, lutilisant comme caution dau-
torité na plus rien à voir avec les
ambitions de la sociologie compréhen-
sive.
On trouve donc chez Weber, la
volonté dune explication causale,
mais aussi sans doute parce quil éla-
bore son projet de connaissance socio-
logique dans un contexte très différent
de celui dans lequel travaille Dur-
kheim une volonté plus affirmée de
tenir compte du «sens » de lactivité
comme des stratégies des «individus
singuliers » qui participent au dérou-
lement dun processus social ; on y
trouve aussi lambition datteindre par
des «constructions conceptuelles » de
plus en plus complexes «des types
purs » à même de rendre compte
rationnellement de lactivité sociale
réelle toujours multiforme. Les tradi-
tions philosophiques dans lesquelles se
situent les deux auteurs Durkheim
par rapport à l’école positiviste, Weber
par rapport au problème des valeurs de
la philosophie allemande et les luttes
intellectuelles et politiques auxquelles
ils ont été mêlés (transformation de
luniversité, création des syndicats et
plus globalement du socialisme, affai-
re Dreyfus, séparation de l’Église et de
l’État en France, orientation des
chaires de philosophie et politique de
Bismarck en Allemagne) expliquent
pour une grande part ces accentuations
différentes.
Mais, et en cela Weber dépasse la
manière dont Durkheim posait les pro-
blèmes de la connaissance sociolo-
gique, il insiste sur un «acquis
supplémentaire à toute science de la
nature ». Définir le projet sociolo-
gique par analogie aux sciences natu-
relles, cest certes se donner les
moyens, comme «dans le cas des
structures sociales dapporter la
constatation de relations et règles (les
«lois ») fonctionnelles»
13
; mais
dépasser ce projet, comme le veut
aussi Max Weber, demande dapporter
quelque chose de plus : « la compré-
hension du comportement des indivi-
dus singuliers qui y participent ». La
sociologie de Weber accorde donc une
grande importance aux «motifs » qui
déterminent laction des agents et aux
objectifs (au sens visé) qui structurent
leur comportement. Lagent occupe
ainsi une place importante. Ce ne sont
pas des facteurs globaux tels «linté-
gration sociale » ou la «différencia-
tion » qui agissent comme dans la
sociologie de Durkheim, mais des fac-
teurs déterminés par les stratégies des
agents et déterminant des contraintes
qui pèsent sur eux. Cela suppose donc
que les relations entre le comporte-
ment, les motifs et les «sens visés»
soient solidement établies et vérifiées.
A ce moment-là, on pourra vraiment
parler «dinterprétation causale juste »
14
.
Lambition de Weber est bien d’éta-
blir des lois (cest-à-dire, comme il
l’écrit, énoncer des «chances typiques,
confirmées par lobservation, dun
déroulement de lactivité sociale
auquel on peut sattendre ») qui per-
mettraient de rendre compte des struc-
tures sociales tout en se centrant sur les
agents qui les construisent, y partici-
pent, et les font évoluer, en même
temps quils en dépendent. On voit
bien ici que la sociologie compréhen-
sive de Max Weber ne peut pas se
ramener à une apologie de lintuition-
nisme !
Il serait donc préférable de voir en
Weber une sorte de théoricien dun
matérialisme élargi ; je veux dire par là
que lintérêtqui occupe une place
centrale dans sa réflexion, nest pas
seulement lintérêt matériel lié à l’éco-
nomie, à largent ou même aux condi-
tions dexistence, mais aussi lintérêt
à se conformer aux exigences de la
tradition, lintérêt à suivre les pres-
sions «affectuelles », lintérêt à parti-
ciper aux effusions des cérémonies
religieuses, lintérêt à se plier aux
règles juridiques, lintérêt à lhonneur,
etc.
15
. Reste que ces intérêts ne relè-
vent jamais, dans lanthropologie
wébérienne, dune psychologie struc-
turée par linconscient, le calcul, ou
des pulsions biologiques, ils sont tou-
jours le résultat dune logique sociale
soutenue par la formation des habitus
et renforcée par les tensions que sus-
citent les confrontations de positions
sociales.
Weber est dailleurs le premier
sociologue à utiliser sciemment le
concept dhabitus comme «structure
structurée», pour emprunter lexpres-
sion à Pierre Bourdieu : «Nous voyons
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des hommes adopter un habitus qui
prend son origine dans leur vie reli-
gieuse, dans leur tradition familiale
conditionnée par la religion, dans le
style de vie, également influencé par la
religion, de leur entourage... »
et comme «structure structurante »,
«habitus qui a rendu ces hommes
capables, dune manière tout à fait
spécifique, de se conformer aux exi-
gences du capitalisme primitif de
l’époque moderne » (Sociologie des
religions, p. 155).
Un matérialisme
politique
Cette importance accordée aux inté-
rêts et aux représentations du monde
qui, faut-il le rappeler encore, dépas-
sent, dans la mesure où leur production
dépend des structures sociales, les
intérêts et les représentations de
chaque personne, conduit Weber à
défendre un matérialisme politique où
les stratégies autour de la puissance et
des pouvoirs deviennent centrales. Ce
matérialisme politique permet de
mieux comprendre ce que Weber veut
dire lorsquil insiste sur le «sens de
lactivité». Il ne sagit pas de lire
dans celui-ci des figures de sens,
comme le voudrait lherméneutique de
Dilthey, mais de comprendre les rela-
tions causales qui lient structures
sociales et représentations, détermina-
tions et stratégies. «Nous voulons
comprendre (écrit-il dans les Essais sur
la théorie de la science) en sa spécifi-
cité, la réalité de la vie qui nous entou-
re et en laquelle nous sommes placés,
la connexion et la signification cultu-
relle de ses diverses manifestations
dans leur configuration actuelle dune
part et dautre part, les raisons qui font
quhistoriquement elle sest dévelop-
pée sous cette forme et non sous une
autre. »
16
Cette magnifique définition
mérite quelques commentaires. La pre-
mière partie de la proposition implique
une spécificitéde la vie sociale qui ne
peut se ramener au biologique, au psy-
chologique (Weber rappelle plusieurs
fois que les réactions psychologiques
dépendent des dimensions sociales
institutionnalisées), au technique ou
à toutes autres dimensions extra
sociales. La seconde partie de la pro-
position, avec les termes de connexion
et de configuration, insiste sur lidée
de combinaison, darrangement comme
disait Montesquieu, en un mot de
structure ; mais découvrir lorganisa-
tion des pratiques sociales nest que le
premier temps de lanalyse, vient
ensuite l’étude des significations cul-
turelles. Celles-ci ne sont pas immé-
diatement données ; elles ne peuvent
pas être recueillies dans le discours des
agents Max Weber critique sans
cesse ce rabattement réducteur sur une
psychologie simpliste ni dépendre de
lintuition herméneutique du socio-
logue, mais doivent être construites
après une analyse des structures des
pratiques sociales (tenant compte des
positions sociales) auxquelles elles
sont reliées
17
. Comme lanalyse struc-
turale actuelle ne suffit pas, Weber la
complète par une analyse historique
des causalités. Il ny a pas de plus belle
affirmation du déterminisme en
sciences sociales que dans la deuxième
partie de la citation qui, inspirée par la
philosophie rationaliste de la connais-
sance, veut rechercher «les raisons qui
font quelle sest développée sous cette
forme et non sous une autre ». Si
Weber avait terminé sa phrase après
«sous cette forme », on pourrait enco-
re atténuer la force de la causalité par
un raisonnement probabiliste, mais en
ajoutant «non sous une autre », Weber
affirme fortement son adhésion à un
déterminisme des enchaînements. Pour
le dire dans le langage de la sociologie
daujourdhui, Max Weber avait perçu
- sans pouvoir le réaliser tant il lui
manque des instruments danalyse,
des concepts et, surtout, une conscien-
ce de ses manques (mais pas plus qu’à
chaque savant dune époque et dune
école de pensée définies) - que lana-
lyse sociologique suppose une étude
structurale des pratiques sociales dans
leurs relations avec les significations
qui y sont liées et en même temps une
étude historique du système de causa-
lités qui détermine cette structure et en
engendre des formes nouvelles.
Mais, et cest là le grand mérite de
Weber, ce système de raisons nest
jamais fermé sur lui-même : il déter-
mine à chaque moment des conflits et
des luttes qui le transforment. Les
motifs des conflits ne sont pas illimi-
tés puisquils dépendent des positions ;
les stratégies engagées dans les luttes
ne sont pas aléatoires puisquelles sont
déterminées par les significations cul-
turelles disponibles, dans une posi-
tion sociale donnée ; mais, ensembles,
conflits, luttes et stratégies des
agents
18
ouvrent le jeu pour le refer-
mer ensuite dans la configuration de
pouvoir qui lemporte. On conviendra
quen ce sens on puisse parler dun
matérialisme politique. Rien ne le
montre mieux que les études appli-
quées à la religion.
Ainsi dans Confucianisme et taoïs-
me
19
, Max Weber commence son étude
par une analyse des institutions
majeures que sont l’État, le système
féodal, la bureaucratie, le système
monétaire en Chine. Il étudie les évo-
lutions et changements de ces institu-
tions, décrit finement un système qui
allie gouvernement central et fonc-
tionnaires locaux, charges d’État fon-
dées sur les corvées, et charges d’État
fondées sur limpôt. Cette organisation
dune forme particulière de domina-
tion politique est en rapport avec lor-
ganisation urbaine et la vie économique
des paysans : elle implique labsence
de rapports de dépendance capitalistes
et lassujettissement des relations éco-
nomiques aux parentèles qui fixent en
quelque sorte la vie sociale chinoise
dans une permanence hostile aux
grands bouleversements. Dans ce
cadre de rapports sociaux féodaux,
Weber consacre des pages remar-
quables au «corps » des lettrés : il étu-
die avec minutie l’éducation, le
système des concours, lhonneur aca-
démique (question qui devrait intéres-
ser les universitaires !), les positions
sociales des fonctionnaires, leurs
conceptions de la politique écono-
mique et enfin leurs conflits avec leurs
adversaires. Dès lors les orientations
religieuses du confucianisme appa-
raissent comme nécessaires : lorien-
tation confucéenne de la vie est portée,
au plus haut niveau, par ces lettrés,
hauts fonctionnaires d’État, et trouve
son opposition avec le Taoïsme. On le
voit bien, nulle référence à un quel-
conque spiritualisme, nul recours à
une explication psychologisante repo-
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