Carole Guidicelli
© NRP HS lycée, n°18 , janvier 2012
II) De fait, le théâtre semble pouvoir se changer en tribunal
1/ Le criminel ne reconnaît pas les valeurs de la société ; il les défie et lui oppose
son propre système de valeurs en légitimant son crime.
Nihad met au-dessus de tout la recherche esthétique, Atrée et Clytemnestre la
vengeance. En lui donnant la parole, le théâtre interroge le système de valeurs sur lequel
repose la société.
2/ Le théâtre est un espace du débat public. Le fait de mettre sur scène des
criminels hors norme permet le débat sur la faute, la loi…
Dans Agamemnon d’Eschyle, Clytemnestre est interrogée par les citoyens d’Argos
constitués en chœur qui lui demandent de s’expliquer, de justifier son geste : elle dispose
donc d’un espace de parole libre. La forme du procès est directement employée dans Les
Euménides d’Eschyle : Oreste fuit, poursuivi par les Érynnies (les déesses infernales
chargées de punir les assassins d’un membre de leur famille), est protégé d’Apollon, qui
l’incite à se réfugier dans le Temple d’Athéna. Là le procès d’Oreste a lieu pour savoir si la
punition qu’il a déjà subie suffit ou s’il doit être torturé à vie par les déesses. Les arguments
sont donnés, un vote a lieu et Athéna juge l’affaire et acquitte Oreste.
Le théâtre est un tribunal où l’on ne juge pas seulement un personnage, mais où on
réfléchit sur la légitimité ou non de la violence, sur les justifications, les circonstances
atténuantes ou aggravantes et sur le châtiment.
3/ Le théâtre met en perspective le criminel par des dispositifs dramaturgiques et
scéniques. Le regard que l’on porte sur eux est donc différent.
Koltès nous fait entrer dans la logique du tueur en série qui reporte sur les autres sa
pulsion meurtrière. Cette logique est d’ordre paranoïaque : sa phobie de la foule se
concentre sur le regard. Par exemple, il n’a pas supporté que l’enfant le regarde dans les
yeux, et comme celui-ci n’a pas baissé son regard, il l’a tué. Par ailleurs, la pièce Roberto
Zucco porte une dimension initiatique puisqu’elle est construite comme un drame à
stations (Staziondrama) et qu’elle repose sur les idées d’élévation et de chute. Donc la mise
en perspective du personnage pour le spectateur est d’un autre ordre : c’est le seul
personnage à être doté d’un nom et d’un prénom, qui traverse les murs et dont
l’apparition sur toits de la prison rappelle le spectre d’Hamlet. Ce personnage de criminel,
beaucoup plus complexe, interroge les limites de la société mais aussi celles de la
représentation théâtrale.
III) La mise en scène des criminels au théâtre permet d’instaurer d’autres rapports du
spectateur à la représentation : identification / fascination ? Repoussoir ?
Réaffirmation de l’exigence de justice ?
1/ Le théâtre met au jour la sophistique du criminel et montre la fascination qu’il
exerce tant par la parole que par les actes.
Atrée, Nihad et même Clytemnestre font l’apologie de leur crime. Ils trouvent des
arguments pour le légitimer et posent leurs propres lois. En ce sens, ce sont des Antigone
perverses, en quelque sorte. Leur discours, très maîtrisé et très efficace, est doté d’une
force de persuasion indéniable (images fortes, structures grammaticales et rythmiques
saisissantes). Quand ce n’est leur discours qui peut nous faire adopter leur parti, c’est leur