Alexandra Kollontaï - Conférences à l'Université Sverdlov (1921)
rait de faim ou était dévoré par les animaux. Ce n'est que par une étroite solidarité au sein de la collectivité que l'homme
était en mesure de se protéger de l'ennemi le plus puissant et le plus terrible de cette époque. Plus une tribu était
solidement soudée et plus les individus se soumettaient à sa volonté. Ils pouvaient opposer un front plus uni à l'ennemi
commun, ainsi l'issue du combat était plus sûre et la tribu s'en trouvait renforcée. L'égalité et la solidarité naturelles, si elles
assuraient la cohésion de la tribu, étaient les meilleures armes d'autodéfense. C'est pour cette raison que, lors de la toute
première période du développement économique de l'humanité, il était impossible qu'un membre de la tribu soit subordonné
à un autre ou dépendant unilatéralement de celui-ci. A l'époque du communisme primitif, la femme ne connaissait ni
esclavage, ni dépendance sociale, ni oppression. L'humanité ignorait tout des classes, de l'exploitation du travail ou de la
propriété privée. Et elle vécut ainsi des milliers d'années, voire des centaines de milliers d'années.
Le tableau se modifia au cours des phases suivantes du développement de l'humanité. Les premières ébauches du travail
productif et de l'organisation économique furent le résultat d'un processus de longue haleine. Pour des raisons climatiques
et géographiques, selon qu'elle se trouvait dans une région boisée ou dans une steppe, la tribu se sédentarisait ou pratiquait
l'élevage. Elle atteignit alors un stade plus évolué que celui de la première collectivité reposant sur la chasse et la cueillette.
Parallèlement à ces nouvelles formes d'organisation économique apparurent de nouvelles formes de communauté sociale.
Nous examinerons maintenant la situation de la femme dans deux tribus qui, vivant à la même époque, connurent ce-
pendant des formes d'organisation différentes. Les membres de la première tribu s'établirent dans une région boisée
entrecoupée de petits champs et devinrent des paysans sédentaires. Quant aux seconds, ils vécurent dans des régions de
steppe avec leurs grands troupeaux de buffles, de chevaux et de chèvres et se convertirent à l'élevage. Ces deux tribus
demeuraient cependant toujours dans le communisme primitif, ignorant la propriété privée. Or, la situation de la femme au
sein de ces deux tribus se différenciait déjà. Dans la tribu pratiquant l'agriculture, la femme jouissait non seulement d'une
pleine égalité de droits, mais elle occupait même parfois une position dominante. En revanche, chez les éleveurs nomades,
la situation à la fois subordonnée, dépendante et opprimée de la femme s'accentuait à vue d'œil.
La recherche portant sur l'histoire économique fut longtemps dominée par cette conception que l'humanité devait né-
cessairement passer par toutes les étapes, tous les stades du développement économique : chaque tribu se serait d'abord
consacrée à la chasse, puis à l'élevage, enfin à I'agriculture et, en dernier lieu seulement, à l'artisanat et au commerce.
Cependant, les plus récentes recherches sociologiques montrent que les tribus passèrent souvent directement du stade
primitif de la chasse et de la cueillette à l'agriculture, omettant ainsi le stade de l'élevage. Les conditions géographiques et
naturelles étaient en fait déterminantes.
En clair, cela signifie qu'à la même époque et sous des conditions naturelles différentes se développèrent deux formes
d'organisation économique fondamentalement dissemblables, c'est-à-dire l'agriculture st l'élevage. Les femmes des
tribus pratiquant l'agriculture jouissaient d'un état sensiblement plus élevé. Certaines tribus paysannes possédaient
même un système matriarcal (matriarcat est un mot grec qui désigne la prédominance de la femme - c'est la mère qui
perpétue la tribu). En revanche, le patriarcat, c'est-à-dire la prédominance des droits du père - la position dominante
du plus ancien de la tribu -, se développa chez les peuples éleveurs et nomades. Pourquoi cela et qu'est-ce que cela
nous prouve ? La raison de cette différence tient évidemment au rôle de la femme dans l'économie. Chez les peuples
d'agriculteurs, la femme était la principale productrice. Il existe de nombreuses preuves que ce fut elle qui, la
première, eut l'idée de l'agriculture, qu'elle fut même « le premier travailleur agricole ». L'ouvrage de Marianne Weber,
Das Mutterrecht (« les droits de la mère »), rend compte d'une foule de faits intéressants concernant le rôle de la
femme au sein des premières formes d'organisation économique. L'auteur n'est pas communiste. Son livre donne
cependant beaucoup d'informations. Malheureusement, il n'est accessible qu'en allemand.
C'est de la façon suivante que la femme conçut l'idée de l'agriculture : au moment de la chasse, les mères et leurs nour-
rissons furent laissés à l'arrière parce qu'ils étaient incapables de suivre le rythme des autres membres de la tribu et entra-
vaient la poursuite du gibier.
Il n'était alors guère facile de se procurer d'autres nourritures et la femme attendait souvent longtemps. Elle se vit contrainte
de se procurer des aliments pour elle et ses enfants. Les chercheurs en ont tiré la conclusion que c'est très probablement la
femme qui a commencé à travailler la terre. Quand les provisions s'épuisèrent à l'endroit où elle attendait le retour la tribu,
elle se mit à la recherche d'herbes contenant des graines comestibles. Elle mangea ces graines et en nourrit ses enfants.
Mais alors qu'elle les broyait entre ses dents - les premières meules - une partie des graines tomba sur le sol. Et quand la
femme revint au bout de quelque temps au même endroit, elle découvrit que les graines avaient germé. Elle savait
maintenant qu'il lui serait avantageux de revenir quand les herbes auraient repoussé et que la recherche d'une nourriture
plus abondante lui coûterait moins d'efforts. C'est ainsi que les hommes apprirent que les graines tombant sur le sol se
mettent à pousser.
L'expérience leur enseigna aussi que la récolte était meilleure quand ils avaient remué la terre au préalable. Cependant,
cette expérience tomba encore souvent dans l'oubli, car le savoir individuel ne put devenir propriété de la tribu qu'à partir du
moment où il fut communiqué à la collectivité. Il fallait qu'il soit transmis aux générations suivantes. Or, l'humanité dut fournir
un travail de réflexion inimaginable avant de parvenir à saisir et à assimiler des choses apparemment si simples. Ce savoir
ne s'ancra dans la conscience de la collectivité que lorsqu'il se traduisit par une pratique quotidienne.
La femme avait intérêt à ce que le clan ou la tribu revint à l'ancienne halte où poussait l'herbe qu'elle avait semée.
Mais elle n'était pas en mesure de convaincre ses compagnons de la justesse de son plan d'organisation économique.
Elle ne pouvait les convaincre verbalement. Au lieu de cela, elle favorisa certaines règles, habitudes et idées servant
ses propres projets. C'est ainsi qu'apparut la coutume suivante, qui eut bientôt force de loi : si le clan avait laissé les
mères et les enfants dans un terrain près d'un ruisseau pendant la pleine lune, les dieux ordonnaient à ses membres
de retourner à ce même lieu quelques mois plus tard. Quiconque ne respectait pas cette loi était puni par les esprits.
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