Culture de gouvernance et développement

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Études du Centre de développement
Culture de gouvernance
et développement
Un autre regard sur la gouvernance d’entreprise
Par Nicolas Meisel
mai 2004
1
Études du Centre de développement de l’OCDE
Avant-propos
Cet ouvrage a été réalisé dans le cadre des travaux du Centre de
développement sur le Financement du développement et de l’Objectif
stratégique de l’OCDE consacré à l’amélioration de la gouvernance dans les
secteurs public et privé.
© OCDE 2004
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Culture de gouvernance et développement
Remerciements
L’auteur remercie tout d’abord Charles Oman pour son inestimable
soutien tout au long de ce travail et Mike Papadimitriou pour son aide
bibliographique. Il remercie chaleureusement Pierre Berthelier, Bian Xiaochun,
Daniel Cohen, Ding Yifan, Louka Katseli, Pierre Meisel, Jacques Ould Aoudia,
Nicolas Pinaud, Dani Rodrik, Etienne Roland-Piègue, Véronique Sauvat, Marie
Scot et Henri-Bernard Solignac-Lecomte pour leurs encouragements et leurs
commentaires des versions précédentes. L’auteur est reconnaissant aux
participants du séminaire interne du Centre de développement pour la
pertinence de leurs commentaires. Il tient enfin à remercier Vanda Legrandgérard
pour la qualité de son travail éditorial.
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
Table des matières
Remerciements ................................................................................................................
4
Préface
Louka T. Katseli .............................................................................................
7
Résumé
.......................................................................................................................
9
Chapitre I
Gouvernance des entreprises et développement national ................. 11
Chapitre II
L’héritage institutionnel à la veille du « miracle français » ............... 21
Chapitre III « Monopole focal de gouvernance » et croissance .............................. 47
Chapitre IV Une culture de gouvernance dépassée ? ............................................... 81
Chapitre V
Implications pour l’analyse et la transformation de la gouvernance
des entreprises dans les pays en développement ................................ 99
Annexe 1
Analyse du taux de croissance de la production et de ses facteurs .. 131
Annexe 2
Monopole focal, culture de gouvernance et théorie des jeux ............ 133
Bibliographie ................................................................................................................... 139
© OCDE 2004
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Culture de gouvernance et développement
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
Préface
L’importance de la gouvernance d’entreprise dans les pays en
développement continue d’être largement sous-estimée. La principale raison
de cette erreur d’appréciation réside dans la croyance que les institutions de
gouvernance d’entreprise servent avant tout à protéger les intérêts des
actionnaires de comportements éventuellement fautifs de la part des dirigeants.
Dès lors, cette préoccupation concernerait surtout les grandes entreprises cotées
dont les titres sont largement diffusés et dont la direction est distincte de
l’actionnariat.
De telles grandes entreprises restent rares dans les pays en
développement. Dans la plupart des cas, les sociétés anonymes sont contrôlées
par un petit nombre d’actionnaires puissants et très proches des dirigeants,
tandis que les marchés de titres restent étroits et peu liquides.
Les récents travaux du Centre de développement de l’OCDE ont établi
l’importance de la gouvernance d’entreprise pour les pays en développement,
tandis que les Tables Rondes Régionales de l’OCDE sur la Gouvernance
d’Entreprise ont contribué à renforcer l’idée que ce sujet n’intéresse pas
seulement les pays industrialisés. Les résultats obtenus suggèrent que la qualité
de la gouvernance locale peut grandement influer sur la capacité d’un pays
en développement à atteindre des taux de croissance soutenus. Ils soulèvent
aussi un problème : comment expliquer l’expérience de certains pays,
notamment en Europe continentale après la Seconde Guerre mondiale et en
Asie au cours des années 1960 à 90, qui ont connu des niveaux de croissance
durablement élevés malgré des institutions de gouvernance d’entreprise
apparemment de piètre qualité ?
© OCDE 2004
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Culture de gouvernance et développement
Cette étude relève ce défi. Elle éclaire notamment les interdépendances
étroites et fondamentales entre les institutions de gouvernance d’entreprise
d’un pays et ses institutions de gouvernance publique. Le concept proposé de
« culture de gouvernance » s’avère être un outil particulièrement utile pour
comprendre la capacité des institutions de gouvernance d’un pays à construire
et partager la confiance, le pouvoir et l’information à travers la société.
Le cas de la France est instructif pour les décideurs des pays en
développement car il permet à la fois de saisir comment les institutions de
gouvernance nationales ont rendu possible la remarquable « croissance de
rattrapage » française de l’Après-guerre et les difficultés auxquelles elles sont
confrontées depuis les années 70 pour s’orienter vers une croissance davantage
fondée sur l’innovation. La plupart des pays en développement et des
économies émergentes sont dès à présent, ou seront très prochainement
confrontés à des défis étonnamment similaires. Cette étude offre une analyse
lucide et inventive qui constituera pour eux une précieuse boussole.
Louka T. Katseli
Directrice
Centre de développement de l’OCDE
avril 2004
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Resumé
L’essentiel des critères utilisés pour évaluer les institutions de
gouvernance des entreprises dans les pays en développement émanent
d’analyses de l’expérience des États-Unis et du Royaume-Uni. A l’aune de ces
critères, le jugement porté sur la qualité des institutions de gouvernance
d’entreprise en Asie de l’Est et du Sud-Est au cours du ‘Miracle asiatique’ (des
années 1960 à 1990) ne saurait être que négatif. Le même jugement pourrait
être appliqué aux institutions de gouvernance des entreprises dans la France
des Trente Glorieuses (1945-1973). Or c’est au cours de cette période que la
France connaît l’épisode de croissance le plus spectaculaire de son histoire, ce
qui soulève une interrogation. De deux choses l’une : ou bien la qualité des
institutions de gouvernance des entreprises d’un pays ne joue pas un rôle
majeur dans son processus de développement à long terme, ou bien ce sont
les critères communément employés qui sont à revoir.
Cette étude s’appuie sur l’expérience historique du développement
français pour questionner ces critères et proposer un nouvel éclairage sur les
transformations récentes et à venir de la gouvernance des entreprises dans les
pays en développement. Pour ce faire, elle examine les dynamiques conjointes
du développement économique et des institutions de gouvernance des
entreprises en France depuis la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire depuis
l’émergence du capitalisme des grandes sociétés anonymes. Après avoir été
dominée par le jeu oligopolistique des rentes et des intérêts privés pendant la
IIIe République, la culture de gouvernance française change d’aspect à partir de
la Seconde Guerre mondiale, en ce sens que l’État s’impose comme point focal
unique et incontesté — établissant un monopole focal public de gouvernance —
qui coordonne efficacement et à moindre coût les intérêts et les anticipations
des acteurs. Néanmoins, à partir des années 1970, les mutations du contexte
national, régional et international viennent amoindrir l’efficacité du monopole
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Culture de gouvernance et développement
focal public, obligeant les institutions de gouvernance des entreprises
déstabilisées par une complexité, des incertitudes et des acteurs nouveaux à
se transformer. Cette évolution ne va pas sans générer de fortes résistances,
notamment parmi certaines élites attachées à une culture de gouvernance qui
précisément les a consacrées comme élites.
Tirant profit de l’expérience de la France et de plusieurs pays en
développement, cette étude propose une analyse systématique des mécanismes
institutionnels de production et de partage de la confiance, du pouvoir et de
l’information. Elle élabore ainsi une nouvelle grille de lecture des options
ouvertes aux pays en développement et aux économies émergentes en matière
de cultures de gouvernance et de réformes institutionnelles.
Cette grille de lecture souligne l’importance de ne pas regarder les
institutions de gouvernance d’entreprise indépendamment de la culture de
gouvernance dans laquelle s’inscrit et prend sens leur évolution. Elle éclaire
également sous un jour nouveau les cultures de gouvernance existantes, leurs
trajectoires, leurs logiques et les ‘pièges’ dans lesquels elles peuvent tomber.
Elle précise enfin un défi majeur pour les institutions de gouvernance de tous
les pays engagés dans un processus de rattrapage économique : assurer la
qualité de leur transition de stratégies de développement ‘extensives’ fondées
sur la mobilisation des facteurs de production (humains, physiques et
financiers), vers des stratégies plus ‘intensives’ fondées sur l’innovation.
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Chapitre I
Gouvernance des entreprises
et développement national
Résumé
Les critères les plus communément utilisés pour juger de la qualité des
institutions de gouvernance d’entreprise sont dans une large mesure le
reflet de l’expérience des États-Unis et du Royaume-Uni. Ce chapitre pose
la question de la pertinence de tels critères pour évaluer les institutions de
gouvernance d’entreprise dans des pays — tels la France de l’Après-guerre
et de nombreuses économies aujourd’hui en développement — dont les
systèmes de gouvernance diffèrent considérablement de ceux des ÉtatsUnis et du Royaume-Uni.
Introduction
Vivendi, Ahold, Parmalat, Enron, WorldCom, Arthur Andersen : autant
d’exemples de grandes entreprises mal gouvernées qui nous rappellent
combien la qualité de la gouvernance des entreprises peut affecter la vie de
millions de personnes — investisseurs, épargnants, salariés, retraités,
fournisseurs, consommateurs — et freiner la croissance des pays, même parmi
les plus développés.
Mais quelle est l’importance des institutions de gouvernance d’entreprise
pour les pays en développement ? Jouent-elles vraiment un rôle dans les
processus de développement à long terme ?
Si les Principes de gouvernement d’entreprise de l’OCDE1 attirent l’attention
des décideurs de tous les pays sur l’importance de ces institutions, les travaux
récents du Centre de développement de l’OCDE montrent à quel point
l’interaction entre gouvernance des entreprises et développement
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Culture de gouvernance et développement
économique doit faire l’objet d’une attention renforcée dans les pays où le
développement est le principal défi2. Ces travaux montrent en quoi de bonnes
institutions de gouvernance d’entreprise sont déterminantes pour la
transformation des systèmes nationaux de gouvernance essentiellement fondés
sur des relations informelles entre intérêts privés (relationship-based systems),
et c’est le cas de la plupart des pays en développement, vers des systèmes
prenant appui sur des mécanismes plus transparents et davantage respectueux
de règles de droit (rules-based systems).
Faut-il en déduire qu’en l’absence de bonnes institutions de gouvernance
d’entreprise, un pays verrait son développement économique bloqué ou
durablement freiné ?
Répondre à cette question est délicat. En effet, soutenir l’hypothèse que
la qualité des institutions de gouvernance d’entreprise joue un rôle important
dans les processus de développement économique soulève certains paradoxes :
comment, par exemple, expliquer la formidable croissance des économies
d’Asie de l’Est et du Sud-Est des années 1960 à 1990, dans un contexte que
beaucoup qualifieraient sans hésiter de très ‘mauvaise’ gouvernance
d’entreprise ? Tout aussi paradoxal semble le cas de la France qui, malgré des
institutions de gouvernance des entreprises là encore situées à l’opposé des
normes de bonne gouvernance aujourd’hui communément admises, a connu
entre 1945 et 1973 une période de croissance forte et même accélérée,
significativement baptisée de ‘Trente Glorieuses’.
Toutefois, si l’on considère qu’une hausse soutenue de la productivité
constitue un facteur clé du développement économique à long terme3, alors le
‘miracle asiatique’ ne serait pas totalement paradoxal dans la mesure où,
comme l’ont affirmé certains auteurs4, la croissance dans ces pays se serait
davantage appuyée sur une mobilisation massive des facteurs de production
(financiers, physiques et humains) que sur des gains de productivité élevés. Le
paradoxe serait résolu par le fait qu’une telle mobilisation des facteurs ne serait
pas incompatible avec un mauvais système de gouvernance des entreprises.
C’est précisément là que réside tout l’intérêt du cas français, car même
jugé à l’aune de ce critère distinguant entre croissance (extensive) de la
production et croissance (intensive) de la productivité, le ‘paradoxe français’
reste entier. En effet, les analyses économétriques (Carré et al., 1972) montrent
que la croissance des Trente Glorieuses s’est appuyée en France sur une forte
hausse de la productivité, tandis que le système de gouvernance des
entreprises y demeurait fort éloigné des standards de ‘bonne gouvernance’
communément acceptés5.
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
Pour quiconque s’interroge sur le rôle de la gouvernance des entreprises
dans les processus de développement, l’expérience française apparaît
nettement plus pertinente que celle des États-Unis et du Royaume-Uni, même
si les institutions anglo-saxonnes fournissent la principale référence en la
matière. En effet, les institutions de gouvernance d’entreprise françaises
présentaient jusqu’à une période récente des caractéristiques bien plus proches
de celles de la plupart des pays aujourd’hui en développement :
—
une très forte concentration de la propriété du capital, et plus encore du
contrôle des entreprises ;
—
l’absence de véritables contre-pouvoirs aussi bien internes qu’externes à
l’entreprise ;
—
une grande perméabilité avec les institutions de gouvernance politique ;
—
un pouvoir judiciaire dont l’indépendance laisse souvent à désirer ;
—
des pouvoirs exécutifs forts, interventionnistes en matière économique,
mal ou à peine contrôlés par les parlements nationaux ;
—
des systèmes financiers longtemps organisés autour de l’État ou de
banques contrôlées par lui, aboutissant à des marchés de titres de taille
ou de liquidité restreintes ;
—
l’importance des relations claniques et familiales dans l’organisation des
structures de gouvernance des entreprises ;
—
enfin, des systèmes sociaux régulés de manière prédominante par des
relations informelles entre intérêts ou groupes d’intérêts privés.
Tous ces éléments se situent à l’opposé de ce qui constituerait a priori la
base de saines institutions de gouvernance d’entreprise, telles qu’on les conçoit
généralement aujourd’hui6. Tournant le dos à cette réalité, l’essentiel de la
littérature sur la gouvernance des entreprises s’est développé à partir du constat
d’une séparation entre propriété du capital et direction effective des affaires
au sein des grandes entreprises américaines (Berle et Means, 1932). En effet,
dans les premières décennies du XXe siècle, la direction de ces entreprises a
été régulièrement abandonnée par les héritiers des fondateurs pour être
déléguée à des managers professionnels. Ceux-ci ont progressivement acquis
la haute main sur le processus d’allocation des ressources (Roe, 1994). Face à
des actionnaires très dispersés, n’exerçant pour la plupart jamais les droits de
vote attachés à leurs titres, l’action des managers à la tête des grandes
entreprises s’est de facto retrouvée quasiment affranchie de tout contrôle.
© OCDE 2004
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Culture de gouvernance et développement
Suite aux difficultés rencontrées par un certain nombre de grands
conglomérats américains dans les années 1970, les divergences d’intérêts entre
actionnaires-mandants (principals) et dirigeants-mandataires (agents) ont fait
l’objet d’une attention renouvelée. Certains auteurs ont insisté sur le fait que
si les dirigeants avaient pour mandat de maximiser le profit de l’entreprise, ils
étaient aussi bien enclins et aptes à maximiser le leur, au détriment de celui
des actionnaires. Ces derniers étant les seuls investisseurs dont les intérêts ne
soient pas contractuellement protégés dans l’entreprise, ils courent le risque
de voir leur profit ‘résiduel’ laminé par l’incurie des dirigeants7. D’où la
définition précise des institutions de gouvernance d’entreprise selon cette
approche : « La gouvernance d’entreprise s’intéresse à la manière dont les
apporteurs de capitaux aux entreprises s’assurent un retour sur leur
investissement. (...) Comment s’assurent-ils que les dirigeants ne volent pas le
capital fourni ou ne l’investissent pas dans de mauvais projets ? Comment
contrôlent-ils les dirigeants ? » (Jensen et Meckling, 1976).
Le succès de cette approche a été renforcé par les conséquences de la
‘révolution néo-libérale’ de la fin des années 1970, se diffusant à partir des
États-Unis et du Royaume-Uni et résultant de l’impuissance des recettes
keynésiennes face à la ‘stagflation’ des années 1970 ; la hausse des taux d’intérêt
réels a marqué la fin du crédit ‘facile’ et le déplacement de l’évaluation
économique des banques vers les marchés financiers. La tendance au
vieillissement dans les sociétés occidentales est venue renforcer ce phénomène
de déplacement en acheminant des masses considérables d’épargne vers les
marchés financiers, à travers différents types d’investisseurs institutionnels.
Parmi eux, quelques fonds de pension publics américains ont commencé au
milieu des années 1980 à réclamer de ‘bonnes’ pratiques de gouvernance de la
part des entreprises dans lesquelles ils investissaient, avec une insistance
particulière sur l’amélioration et le contrôle des procédures de vote par
procuration et la suppression des dispositifs de protection anti-OPA des
dirigeants. Cette demande de bonne gouvernance des entreprises s’est étendue
à d’autres acteurs du monde financier, et notamment les fonds mutuels
(équivalents des SICAV en France) pour lesquels elle s’est souvent trouvée
liée à des attentes à beaucoup plus court terme (comme la volonté d’extraire
rapidement de la valeur actionnariale).
Désormais, si une entreprise voulait voir diminuer la prime de risque
exigée par les actionnaires, il lui fallait offrir des garanties par la mise en œuvre
d’une panoplie de mécanismes de contrôle (comités spécialisés au sein du
conseil d’administration, audits, administrateurs indépendants, marché du
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
contrôle externe rendant la menace de rachat effective, etc.) et d’incitation
(stock options, bonus, etc.) propres à ‘aligner’ les intérêts des dirigeants sur
ceux des actionnaires.
Malgré son influence dans les milieux académiques, cette analyse apparaît
clairement marquée par la configuration institutionnelle qui l’a vu naître, à
savoir :
—
une large dispersion de la propriété du capital entre les mains
d’investisseurs relativement passifs, sur des marchés boursiers présentant
un haut degré de liquidité ;
—
une distinction nette entre dirigeants et actionnaires ;
—
l’autonomie de la sphère privée (institutions financières, entreprises,
investisseurs et marchés de titres) par rapport à l’État dans le financement
des entreprises ;
—
un pouvoir judiciaire indépendant en mesure de faire respecter les droits
de propriété et les contrats privés.
Or ce schéma s’applique très mal aux institutions de gouvernance des
entreprises rencontrées dans l’écrasante majorité des pays en développement
et en transition8. Il n’en demeure pas moins que les pratiques anglo-saxonnes
restent de loin les plus analysées et les plus utilisées comme référence, si bien
qu’un grand nombre de travaux académiques sur la gouvernance d’entreprise
tiennent simplement pour acquis l’existence ou le bon fonctionnement d’un
certain nombre d’institutions (notamment celles de contrôle externe) et sousestiment de ce fait leur importance. Il en résulte premièrement que les pratiques
de gouvernance d’entreprise dans les pays en développement ne sont que très
partiellement et donc très mal appréhendées par une approche à dominante
financière focalisée sur les seules relations entre dirigeants et actionnaires ;
deuxièmement, les transformations dans ces pratiques n’obéissent que
marginalement aux recommandations formulées, tant ces dernières
présupposent implicitement tout ou partie d’un référentiel importé, lui-même
issu d’un long processus de construction institutionnelle et d’imprégnation
culturelle9.
L’analyse du paradoxe français montre précisément que pour pouvoir
évaluer l’impact des institutions de gouvernance d’entreprise sur le
développement d’un pays, il est nécessaire de tenir compte des dynamiques de
construction institutionnelle et de la culture de gouvernance qui modèlent les
représentations des acteurs et déterminent les formes organisationnelles.
© OCDE 2004
15
Culture de gouvernance et développement
Qu’entendons-nous par culture de gouvernance ? Une série de travaux
récents insistent sur la possibilité, voire la nécessité, d’enrichir l’analyse des
systèmes de gouvernance des entreprise par l’intégration de dimensions non
exclusivement économiques : légales, politiques, historiques et culturelles10.
La relation objective et intrinsèque des institutions de gouvernance d’entreprise
avec un ensemble d’autres institutions structurantes du processus de
développement (et notamment les institutions de gouvernance politique)
semble empiriquement fondée. L’idée de culture de gouvernance est proposée
afin de rendre justice à ces multiples influences qui, dans un pays donné, se
traduisent en fin de compte par l’institutionnalisation d’un système de
gouvernance d’entreprise. En suivant Oman (2003), nous désignons donc par
gouvernance d’entreprise l’ensemble des institutions publiques et privées,
formelles et informelles, incluant les lois, les codes et les pratiques courantes
du monde des affaires, qui ensemble déterminent la relation entre les dirigeants
des entreprises (insiders) et tous ceux qui y investissent des ressources. Ces
investisseurs peuvent être des fournisseurs de capitaux propres (actionnaires),
de dette (créanciers), de capital humain spécifique (les salariés), ou de tout
autre actif matériel ou immatériel dont les entreprises pourront avoir l’usage
dans leurs opérations courantes et leur développement.
Bien entendu, il n’y aurait pas grand intérêt à recommander l’adoption
de ‘bonnes’ pratiques ou institutions de gouvernance déduites à partir de celles
d’une économie avancée, en l’occurrence la France, qui était engagée dans un
immense effort de reconstruction au départ des Trente Glorieuses. En effet, les
conditions initiales et locales imposées aux trajectoires nationales diffèrent
tellement qu’elles rendent difficilement transposable un « modèle français »
de gouvernance, transposition qui serait d’autant moins pertinente que la
France s’est elle-même écartée de ce modèle à partir des années 1970.
L’analyse menée à travers cette étude permet plutôt d’éclairer les choix
des décideurs des pays en développement en contribuant à démystifier la
manière dont les institutions de gouvernance d’entreprise d’un pays
aujourd’hui développé se sont réellement construites et quel rôle elles ont
joué dans son développement11. Elle ne prétend pas faire des institutions de
gouvernance d’entreprise le facteur clé du succès de la France dans cette
période, mais un des éléments clés certainement, ce qui suffira à nous faire
voir sous un tout autre jour l’ensemble du débat sur la gouvernance
d’entreprise, et finalement la gouvernance elle-même. Le cas de la France
illustre la possibilité de cheminements originaux à travers les cultures de
gouvernance, à même d’assurer la qualité des processus de transformation
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
sociale malgré leur caractère non conventionnel. Il nous oblige ainsi à
questionner notre cadre d’analyse habituel et à en chercher un qui soit mieux
adapté aux pays en développement.
La suite de l’étude comprend quatre chapitres. Les trois premiers
analysent la gouvernance des entreprises en France au cours de chacune des
grandes périodes suivantes : la IIIe République (1870-1940), la Seconde Guerre
mondiale et les Trente Glorieuses (1940-1973), et enfin depuis les années 1970.
Le dernier chapitre modélise le champ des cultures de gouvernance dans le
cadre d’un rapprochement entre l’expérience française et celle de plusieurs
pays en développement. Sont finalement soulignées les implications de cette
analyse pour l’ensemble du monde en développement aujourd’hui.
© OCDE 2004
17
Culture de gouvernance et développement
Notes
18
1.
Les Principes de gouvernement d’entreprise de l’OCDE (1999), actuellement en
révision (voir OCDE, 2003a), peuvent être consultés sur www.oecd.org. Les cinq
principes généraux sont : protéger les droits des actionnaires ; traiter tous les
actionnaires de la même manière ; reconnaître les droits des différentes parties
prenantes à la vie de l’entreprise (stakeholders) et encourager leur participation ;
garantir un accès transparent et la diffusion de toute information pertinente sur
l’entreprise ; s’assurer que le conseil d’administration assume ses responsabilités
vis-à-vis de l’entreprise, de ses actionnaires ainsi que des différentes parties
prenantes.
2.
Voir en particulier Oman (2003), Oman et al. (2003), Thillainathan et al. (2004) et
Lin (2001). Voir également OCDE (2003b).
3.
Voir, par exemple, Oman et al. (2003) et Braga de Macedo et al. (2002), chapitre 12.
4.
Voir en particulier Krugman (1994). Voir aussi Oman et al. (2003).
5.
Voir, par exemple, le rapport Cadbury (1992) et les Principes de l’OCDE (1999).
6.
La Porta et al. (1997, 2000) affirment l’importance de la tradition juridique comme
déterminant principal des choix institutionnels nationaux : un très grand nombre
de pays en développement sont considérés comme relevant d’une tradition de
droit civil, précisément d’origine française (le code napoléonien dit Code civil,
date de 1804) qui, offrant moins de protection légale que les systèmes régulés
par le droit commun (common law d’origine anglo-saxonne), inciterait les
investisseurs à ne pas rester minoritaires mais plutôt à acquérir des blocs de
contrôle afin de pouvoir exercer une influence réelle sur les dirigeants. Voir
toutefois Rajan et Zingales (2001) et Woo-Cumings (2001) pour une lecture critique
de cette thèse.
7.
Voir Jensen et Meckling (1976), Fama (1980) et Fama et Jensen (1983a, 1983b).
8.
Voir, par exemple, CIPE (2002), OCDE (2003b) et Oman (2003).
9.
Voir aussi Frémond et Capaul (2002).
10.
Voir La Porta et al. (1997), Licht (2001), Oman (2003), Roe (2002) et Stout (2003).
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
11.
Il apparaît plus généralement qu’améliorer notre connaissance des expériences
des pays développés dans leur diversité sans céder aux mythes pourrait éviter
bien des gaspillages dans les pays en développement. Les expériences avortées
mais coûteuses de privatisation ou encore de mise en place de marchés boursiers
dans certains pays en transition (Bulgarie, Lituanie, Macédoine) ou en
développement (Tanzanie) en sont un bon exemple. Voir également Chang (2002) :
« Nous pouvons et devrions tirer des leçons de l’histoire (par opposition à l’état
présent) des pays développés. Ainsi les pays en développement pourraient tirer
un enseignement des expériences des pays développés sans avoir à payer tous
les coûts générés par le développement de nouvelles institutions [c’est l’un des
rares avantages qu’il y a à être « retardataire » (latecomer)]. Cela n’est pas
négligeable parce qu’une fois instaurées, on infléchit plus difficilement des
institutions que des politiques. »
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Culture de gouvernance et développement
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Chapitre II
L’héritage institutionnel à la veille
du « miracle français »
Résumé
Les institutions de gouvernance d’entreprise de la France des Trente Glorieuses ont
été construites en tirant les leçons de l’échec des institutions de la période précédente
(1870-1940), qui font l’objet de ce chapitre. En quoi et pourquoi ont-elles failli à leur
mission, alors que le pays bénéficiait par ailleurs de niveaux élevés de développement
humain, social et technique ? La réponse est double :
1)
Elles n’ont pas permis de dégager des ressources d’investissement
substantielles pour les entreprises quand l’autofinancement a atteint ses
limites : ni le financement bancaire, ni le financement public, ni les marchés
de capitaux n’ont assumé un rôle de relais satisfaisant. Les entreprises ont
développé des substituts partiels en recourant à des financements croisés
inter-entreprises, favorisant l’éclosion de structures de gouvernance
d’entreprise typiques d’un « insider system », selon une logique semblable à
ce que l’on rencontre aujourd’hui dans la plupart des pays en développement,
permettant de mettre les organes dirigeants des entreprises à l’abri de tout
mécanisme de contrôle externe et indépendant.
2)
Les institutions de gouvernance politique et judiciaire ne sont pas parvenues
à responsabiliser les organes dirigeants des entreprises, ni à imposer un cadre
réglementaire de nature à prévenir la généralisation des pratiques
anticoncurrentielles.
Il en est résulté une concentration insidieuse du pouvoir sur les marchés de capitaux
comme sur les marchés de produits soumis au jeu des groupes d’intérêts privés
les plus puissants. Le détournement des institutions de gouvernance des entreprises
est allé de pair avec l’incapacité des institutions de gouvernance publique à
favoriser l’émergence et la réalisation d’un intérêt général dans le jeu des intérêts
privés. Cette double évolution a fortement contribué à l’enrayement du processus
de développement national, repoussant au lendemain du choc de la Seconde
Guerre mondiale la réalisation du potentiel de croissance du pays.
© OCDE 2004
21
Culture de gouvernance et développement
Introduction
Les institutions de la France des Trente Glorieuses se sont largement
construites en réaction au traumatisme causé par 15 années de crise
ininterrompue : crise économique des années 1930, crise économique, politique
et morale des années de guerre, avec un régime autoritaire (le régime de Vichy,
soutenu par la plupart des élites économiques) qui offre sa ‘collaboration’ à
l’occupant et laisse en 1945 un pays humilié, pillé et affamé, sans parler des
dévastations dues aux combats. Donc, comprendre les institutions (politiques,
économiques et plus précisément celles jouant un rôle dans la gouvernance
des entreprises) qui ont rendu possible le ‘miracle français’ des Trente
Glorieuses implique d’évaluer le contexte historique d’où elles sont nées ainsi
que les apports parfois contradictoires des institutions antérieures.
La France a effectué sa première Révolution industrielle dans la foulée
du Royaume-Uni au début du XIXe siècle. Elle dispose dès le début du
XXe siècle de tous les savoir-faire technologiques caractéristiques de la seconde
Révolution industrielle (acier, électricité, pétrole, chemin de fer, télégraphe,
chimie industrielle, automobile, aéronautique, etc.) et ces secteurs innovent à
un rythme soutenu, enregistrant une croissance moyenne de 5 pour cent par
an, soit le triple du reste de l’économie entre 1900 et 1930 (Lévy-Leboyer, 1991).
Dans les autres grandes économies industrialisées, ce changement
technologique s’est accompagné d’un bouleversement organisationnel :
l’émergence du capitalisme de grandes sociétés anonymes (corporate capitalism),
marqué par la prédominance de grandes entreprises substituant à la
coordination par le marché (« la main invisible » d’Adam Smith) un vaste
système de coordination interne des moyens de production et de
commercialisation (« la main visible » de Chandler) (Chandler, 1990). Pourtant,
le ‘corporate capitalism’ n’a pas connu en France d’essor comparable à celui
observé dans les autres pays industrialisés (Royaume-Uni, États-Unis,
Allemagne) qui ont tous dépassé successivement la France en termes de
croissance économique (tableau II.1). Si le développement du ‘big business’ a
marqué l’histoire de ces pays entre 1870 et 1940 (Schmitz, 1993), la France,
elle, apparaît encore au milieu du XXe siècle comme un pays de ‘petit’
capitalisme, fragmentaire, peu concurrentiel et mal encadré par les pouvoirs
publics. En 1945, les institutions de financement et de gouvernance des
entreprises de ce capitalisme ont été jugées non seulement incapables de relever
le défi de la modernisation, mais également largement responsables du ‘retard
français’ et de la débâcle des quinze dernières années. Quelles sont ces
institutions ? Dans quelle mesure et pourquoi ont-elles failli à leur mission ?
22
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
Tableau II.1. Croissance de la production 1820-1950
Niveaux de PIB
(milliards de $ 1990)
Croissance annuelle
moyenne %
1820
1870
1913
1950
1820-1950
France
38
72
144
220
1.4
Royaume-Uni
36
100
225
348
1.8
Allemagne
26
71
237
265
1.8
Italie
23
42
95
165
1.5
Japon
21
25
72
161
1.6
États-Unis
12
98
517
1 456
3.8
Source : Maddison (2001).
Les institutions de gouvernance et de financement des entreprises
La première question qui se pose concerne le spectre des institutions
pertinentes en matière de gouvernance des entreprises. Suivant la définition
donnée en introduction, il faudra étudier le rôle :
—
du cadre juridique ;
—
des conseils d’administration et des dirigeants en tant que principaux
acteurs de la gouvernance interne à l’entreprise ;
—
des salariés en tant que fournisseurs de capital humain ;
—
des banques et des marchés de titres (actions et obligations) en tant que
fournisseurs de capital financier ;
—
des pouvoirs publics enfin, de par leur rôle de régulation de
l’environnement des affaires.
La place des grandes entreprises dans le système juridique du droit
civil : du domaine public au domaine privé
Antérieurement aux codes napoléoniens du début du XIXe siècle, la
société anonyme par actions est clairement une affaire d’État. Au XVIIIe siècle,
seul le souverain a la capacité de créer des êtres juridiques dotés de personnalité
morale. La volonté royale encadre le fonctionnement des compagnies
© OCDE 2004
23
Culture de gouvernance et développement
commerciales et des corps dits « intermédiaires ». « Par le système de l’octroi
(Verleihung en droit germanique), les pouvoirs publics ratifiaient une activité
professionnelle déterminée et la déléguaient à une grosse entreprise qui
jouissait, du fait de cette délégation de pouvoir, d’une partie de la souveraineté
étatique. » (Ducouloux-Favard, 1992).
Les traditions juridiques libérales qui ont inspiré les grands textes
fondateurs (notamment la Constitution américaine de 1787 et la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen en France en 1789) se sont développées
dans des sociétés essentiellement agricoles soucieuses de libérer l’individu
du joug des divers « corps intermédiaires ». Elles ne reconnaissent donc que
deux entités juridiques : les personnes et l’État. Aucun intérêt intermédiaire
ne doit s’interposer, faire écran entre les intérêts individuels et l’intérêt général,
sauf à risquer de dérégler la mécanique d’autorégulation sociale (par le jeu du
marché et de l’État de droit démocratique). Cette hostilité des régimes libéraux
vis-à-vis des corps intermédiaires, à la fin du XVIIIe siècle et au début du
XIXe, vise aussi bien les corporations monopolistiques de l’Ancien Régime
(groupements professionnels dissous et interdits en France par la loi Le
Chapelier de 1791, en pleine période révolutionnaire) que les sociétés par
actions. Mais sans sociétés par actions à responsabilité limitée, pas de grandes
entreprises…
C’est en fait le Code Civil de 1805 qui consacre la propriété privée comme
droit inviolable, donnant ainsi force légale aux contrats de droit privé, dont le
respect est assuré par la force publique. En 1807, le Code du Commerce
reconnaît l’existence de « sociétés » à vocation commerciale et en distingue
trois types : les sociétés en nom collectif, les sociétés en commandite1 et les
sociétés anonymes.
Dans ces dernières, les participants ne sont responsables qu’à hauteur
de leur apport. Le principe de responsabilité limitée se trouve ainsi posé
(article 33). La société est dite ‘anonyme’ car on ne peut pas en répertorier les
participants non dirigeants. En revanche, étant donné les masses de capitaux
susceptibles d’être accumulés de la sorte et le risque constitué pour les
épargnants comme pour l’ordre public, la création de ces sociétés reste une affaire
de souveraineté qui nécessite donc une autorisation spéciale des pouvoirs
publics (article 37). La procédure est longue (en moyenne deux ans) et coûteuse.
De plus, le Conseil d’État pose en 1825 que l’entreprise doit poursuivre
une fin d’utilité publique pour bénéficier du statut de société anonyme, ce qui
ouvre la possibilité pour le gouvernement de désigner un ‘censeur’ présent
chargé d’en surveiller le fonctionnement. L’autorisation n’était accordée qu’en
24
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
échange de garanties sur la moralité des associés et seulement dans le cas où
aucune autre forme sociale n’était possible. En bref, « le Conseil d’État percevait
la société anonyme comme un succédané à l’émission d’emprunts d’État [et
non comme] un instrument juridique appartenant à la sphère de l’autonomie
privée » (Robé, 2000)2. Au final, seulement 651 créations sont autorisées entre
1807 et 1867.
Face aux masses de capitaux requises dans les technologies nouvelles
(notamment le chemin de fer) et au besoin des banques de se recapitaliser,
face également à la concurrence des sociétés de droit anglais autorisées depuis
le Traité de libre-échange de 1862 à exercer leur activité sur le sol français,
l’autorisation gouvernementale sera finalement supprimée en 1867 après une
libéralisation partielle en 18643. Désormais, la grande entreprise n’est plus
l’affaire du souverain (le roi ou le peuple) mais une affaire privée, résultant
d’un accord entre volontés libres.
Conseils d’administration et dirigeants : de la ‘collégialité’
à la séparation des pouvoirs
La première grande loi sur les sociétés anonymes de 1867 organise la
« collégialité » du pouvoir : les sociétés anonymes doivent être administrées
par un ou plusieurs mandataires qui peuvent choisir parmi eux un
directeur (article 22) ; les administrateurs doivent être propriétaires d’un
certain nombre d’actions déterminé par les statuts (article 26) ; ils sont
également responsables des infractions à la loi et des fautes de gestion
commises (article 44).
Il est frappant que cette loi ne dise rien sur le contenu de la fonction du
président du conseil d’administration. En pratique, comment se joue donc
l’équilibre du pouvoir dans l’entreprise ? Les administrateurs (aussi appelés
‘mandataires’) prennent les grandes décisions en conseil. Ils élisent parmi eux
un président (qui ne fait qu’organiser, convoquer et présider les réunions) et
confient la gestion courante des affaires soit à un administrateur délégué (choisi
parmi eux et distinct du président), soit à un directeur général (mandataire
extérieur) (Peyrelevade, 1999). La loi organisait la collégialité du pouvoir, la
pratique instaure sa dualité. Si cette solution constitue a priori une configuration
efficace en termes d’équilibre des pouvoirs, elle sera en fait accusée de
dissoudre les responsabilités.
© OCDE 2004
25
Culture de gouvernance et développement
Les employés jouent un rôle négligeable dans la gouvernance
des entreprises
Certes les capacités d’action collective et la défense des intérêts des salariés
s’améliorent au cours de la période : les ‘syndicats professionnels’ sont légalisés
en 1884. Les négociations salariales bénéficient d’un début d’encadrement
législatif, apparu pendant la Première Guerre mondiale (mais la crise des
années 1930 remettra en cause cette pratique). La nécessité de tenir compte
du pouvoir d’achat des salariés dans les négociations collectives est également
reconnue dans les années 1920 (période de forte inflation) et amène les salaires
nominaux à suivre le mouvement des prix (Bénassy et al., 1979).
En dépit de ces améliorations et des réformes sociales introduites par le
Front Populaire en 1936-38 (augmentations de salaires, conventions collectives
garantissant des conditions minimum d’embauche et de travail par profession,
droit syndical reconnu dans les entreprises, élection de délégués ouvriers), les
salariés sont encore loin de constituer une force capable d’influer sur la
gouvernance des entreprises.
Le financement bancaire joue un rôle limité
La libéralisation du régime de création des sociétés anonymes, la structure
cohérente des institutions de gouvernance d’entreprise organisée par la loi de
1867, la naissance à la même époque des grandes banques de dépôt (le Crédit
Industriel Commercial en 1859, le Crédit Lyonnais en 1863, la Société Générale
en 1864) et l’unification du marché national de l’argent sous la direction de la
Banque de France auraient pu laisser envisager une expansion du financement
bancaire des entreprises.
Mais les premières faillites dues à la dépression à partir du milieu des
années 1870, donnent en France une vaste audience aux thèses du fondateur
du Crédit Lyonnais, qui prône un désengagement total des banques de dépôt
de l’industrie, arguant que ce genre d’investissement est bien trop illiquide et
risqué face aux engagements pris envers les déposants. La Société Générale
lui emboîte le pas. Les grandes banques se spécialisent donc dans la banque
de proximité et limitent au maximum la prise de risque industriel :
26
—
elles prêtent à court terme aux entreprises (escompte) ;
—
elles assurent les placements obligataires, fréquemment publics ou quasipublics (chemins de fer) et surtout étrangers (tableau II.2) ;
—
elles offrent des services d’ingénierie financière (opérations boursières,
commerce international, etc.).
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
Tableau II.2. Émissions brutes sur le marché financier
(pourcentage du total des émissions)
Étata
Sociétésb
Actions
Obligations
Étrangers
Total (% du PIB)
1896
1900
1913
1924
1930
1938
1949
1959
2.5
1.8
5.4
38.7
6.2
81.2
62.5
13.9
22.5
27.5
47.5
4.0
36.4
32.7
29.1
5.5
28.3
31.5
34.8
9.2
44.0
16.0
1.3
7.5
35.4
45.8
12.5
9.6
15.6
3.1
3.2
25.0
12.5
2.4
47.2
38.9
3.6
Notes :
a) Administration centrale, collectivités territoriales et établissements publics de crédit.
b) Sociétés privées et publiques.
Source : d’après Carré et al. (1972).
Lévy-Leboyer et Bourguignon (1985) confirment un niveau très bas de
financements bancaires dans les entreprises françaises. Teneul (1960) estime
pour sa part que les crédits à long terme n’ont pas fourni plus de 1 pour cent
du financement total de l’investissement des entreprises. Les banques
françaises acquièrent ainsi un grand savoir-faire, mais sans participer
directement au développement des entreprises privées, à la différence des
banques allemandes très impliquées dans l’industrie en tant qu’apporteurs de
capitaux à long terme4.
Le recours au marché boursier est tardif et éphémère
La culture boursière française a été très fortement marquée par une
importante bulle spéculative apparue peu après la libéralisation du régime
de création des sociétés anonymes (en 1867), la stabilisation politique avec
l’Allemagne et l’établissement de la IIIe République (en 1870). Elle touche
d’abord les chemins de fer secondaires à partir de 1873, dont les titres
connaissent un krach en 1877, mais ces sociétés sont sauvées par l’État l’année
suivante, créant du même coup une situation d’aléa moral. « Dans les années
suivantes, la croissance rapide des cours va de pair avec le lancement de
nombreuses affaires par des banques qui se multiplient elles-mêmes pour
l’occasion » (Hautcoeur, 1997). Toutes les catégories d’intermédiaires financiers,
presse spécialisée incluse, contribuent à l’entretien de la bulle, chacun trouvant
son intérêt à la multiplication des volumes d’affaires et à la hausse des cours.
Finalement, l’ensemble du secteur financier s’emballe avant le krach de l’Union
Générale en 1882 qui entraîne celui du marché. D’autres faillites vont suivre,
dont celle retentissante de la Compagnie de Panama en 1889, et qui se solde
© OCDE 2004
27
Culture de gouvernance et développement
par un immense scandale politico-financier (fondée en 1880 en pleine euphorie
boursière, cette société en avait profité pour lancer une grande souscription
populaire).
Cet enchaînement aura des implications durables pour le financement
des entreprises puisque les banques décident de stopper leurs investissements
à long terme tandis que le marché des titres privés sera pour longtemps associé
au risque de fraude et de spéculation dans l’esprit des dirigeants industriels
comme des épargnants. Très peu de sociétés industrielles privées utiliseront
donc le marché boursier comme source de financement avant la Première
Guerre mondiale. Il reste dominé par les émissions françaises et étrangères de
titres publics et quasi-publics (chemin de fer, services publics), souvent
associées à une garantie implicite de l’État dans l’esprit des investisseurs (qui
en ont plusieurs fois fait les frais). Des années 1890 à 1914, l’inflation basse et
la liquidité croissante du marché obligataire renforcent le succès de ces titres.
Au final, si une culture de l’investissement boursier se développe en France,
elle est donc fondamentalement allergique au risque.
Ce n’est pas avant les années 1910, et surtout les années 1920, que les
marchés de titres privés prennent véritablement de l’importance. Ils fournissent
en moyenne 39 pour cent du financement des entreprises privées entre 1913
et 1928 (23 pour cent en actions et 16 pour cent en obligations). Profitant d’une
hausse parallèle des niveaux de vie et des besoins de financement publics et
privés, les émissions de titres croissent rapidement et connaissent un premier
pic avant la guerre (tableau II.2). Après un coup d’arrêt dû aux années de
guerre (1914-1918), l’activité repart brusquement (comme dans l’ensemble des
pays industrialisés), les émissions totales représentant jusqu’à 22.6 pour cent
du PIB en 1920 (plus de deux fois la proportion d’avant-guerre, pour un volume
d’émissions presque doublé) (Hautcoeur, 1996). Cependant, le paysage
financier a été profondément transformé par la guerre : les émissions étrangères
sur la place de Paris ont quasiment disparu, l’État est très endetté (sa dette à
court terme s’élève à 85 pour cent du PIB en 1919) et l’inflation est forte.
L’inflation empire jusqu’à la seconde moitié des années 1920 et tend à
détourner l’épargne des obligations (titres à revenu fixe). En revanche, les
actions et les dividendes annuels qu’elles génèrent font figure de placement
refuge dans ce contexte. La hausse des cours et de l’inflation encourage donc
les petits investisseurs à se lancer sur le marché des actions et les entreprises à
financer de nouveaux investissements par émission de titres (de capital ou de
dette). Tant que l’inflation est élevée, l’essentiel de l’épargne se tourne
logiquement vers le marché des actions qui connaît une croissance
impressionnante jusqu’à la fin de la décennie, là encore favorisée par les
28
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
intermédiaires financiers cherchant à accroître leurs commissions sur les
transactions et opérations boursières (Hautcoeur, 1996). Entre 1927 et 1932,
les fonds levés sur les marchés de titres (pour 1/3 en obligations et 2/3 en
actions) représentent 75 pour cent du financement de l’investissement des
entreprises (Lévy-Leboyer, 1991).
Mais plusieurs facteurs vont rapidement mettre un terme aux
performances du marché des actions. Dans un premier temps, le gouvernement
Poincaré, par sa dévaluation de 1928, stabilise le cours du franc et restaure la
confiance dans la capacité de l’État à honorer ses engagements et contrôler
l’inflation. Les investisseurs commencent à se reporter de nouveau sur le
marché obligataire, ce qui témoigne clairement de leur préférence pour la
sécurité. Les cours partent à la baisse dès février 1929, c’est-à-dire nettement
avant l’arrivée de la crise. Il est probable que ce retournement (et la préférence
marquée pour les obligations) soit en partie dû aux graves défauts repérables
dans la gouvernance des entreprises qui suscitent la méfiance des investisseurs,
et particulièrement celle des petits épargnants. Ces problèmes sont
essentiellement liés aux stratégies ‘d’enracinement’ des dirigeants du secteur
privé, consistant à se protéger dans leurs fonctions contre tout risque de
sanction externe (notamment à l’aide d’actions à droits de votes multiples et
par la création de réseaux de participations croisées avec administrateurs
réciproques) (Hautcoeur, 1996, 1998, 1999).
Si les agents économiques étaient bien avertis des risques liés à l’inflation,
ils ont goûté aux joies de l’actionnariat sans bien avoir conscience des risques
de l’aventure boursière. Le choc consécutif au krach américain de 1929 n’a pas
seulement brisé un élan sans précédent du marché boursier. Il aura, avec les
scandales (Hanau en 1928, Pacquement en 1929, Oustric en 1930, l’Aéropostale
en 1931, Stavisky en 1934) et les faillites des années 1930 (dont 670 faillites
d’établissements bancaires entre 1929 et 1937), des répercussions profondes et
durables sur l’attitude des Français tant vis-à-vis des grandes entreprises et
du patronat que des placements en bourse.
Comment les entreprises ont-elles adapté leur gestion financière ?
Un certain nombre d’éléments incitent à relativiser l’importance des
restrictions de moyens de financement externes pour les entreprises, au moins
jusqu’au début du XXe siècle : tout d’abord, l’essentiel des besoins en
financement est couvert par le réinvestissement des profits (souvent élevés
du fait des rentes d’innovation et des bas niveaux de salaires). On peut estimer
© OCDE 2004
29
Culture de gouvernance et développement
que l’autofinancement représente en moyenne 80 pour cent du financement
des sociétés cotées en bourse au début du XXe siècle (Hautcoeur, 1998), et donc
certainement davantage pour les sociétés non cotées ou au XIXe siècle.
Deuxièmement, si l’entrepreneur a besoin de capitaux, il essaie d’abord
de les réunir au sein de sa famille ou par le jeu des alliances matrimoniales,
solution de simplicité qui offre l’avantage de rester indépendant des capitaux
extérieurs, d’assurer son contrôle sur la société tout en préservant le patrimoine
familial. En effet, l’émission d’actions présente l’inconvénient de dissoudre le
capital des actionnaires existants, tandis qu’un emprunt bancaire risque de
voir un banquier s’inviter au conseil d’administration, sans parler de
l’accroissement des coûts fixes (intérêts et remboursement du capital) qui
réduisent la flexibilité financière future.
Toutefois, à partir du début du siècle et surtout après la Première Guerre
mondiale, l’autofinancement suffit de moins en moins à suivre le rythme des
investissements. Le développement de services nouveaux à la clientèle
(maintenance, réparation, crédits, etc.), l’internalisation des opérations de
commercialisation auparavant confiées à des sociétés de négoce, la
diversification dans les nouvelles filières technologiques pour les firmes des
secteurs traditionnels (par exemple le textile dans les fibres synthétiques et
les teintures chimiques) et la complexification des produits (allongement des
cycles de production), accroissent fortement les besoins en capitaux des firmes
industrielles, d’autant que les banques, embarrassées par la dette publique à
court terme et l’inflation au sortir de la guerre, cessent de prêter à court terme
aux secteur privé.
Cette addition de contraintes pousse les entreprises à chercher de
nouvelles sources de fonds. Dans le contexte des années 1920, recourir au
marché boursier est une solution logique, même si ce n’est pas forcément la
plus prudente. Encouragées par les banques d’affaires, les introductions en bourse
se multiplient, même pour des sociétés de petite ou moyenne taille.
Le climat est également propice aux opérations de fusions-acquisitions.
Début 1928, l’État vote une loi accordant une exemption fiscale sur les plusvalues réalisées lors d’opérations de fusions. Les résultats sont immédiats, avec
entre autres la naissance de Rhône-Poulenc (aujourd’hui Aventis) à l’été 1928 et
celle d’Alsthom en septembre. Le nombre total de fusions réalisées passe de 16
sur la période 1918-1926 à 45 pour 1927-1931, et à 34 encore entre 1932 et 1938.
Dans les secteurs amont, on voit se renforcer à cette occasion le rôle des
sociétés holdings dans les restructurations sectorielles, créées par les sociétés
d’un même secteur pour assurer la publicité de leurs émissions et le placement
de leurs titres.
30
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
Les entreprises françaises ont enfin développé des solutions de financement
inter-entreprises, et ce de manière intense dans les années 1930 quand le
financement bancaire ou boursier est devenu impossible et que les profits ont
été laminés par la déflation, la baisse du pouvoir d’achat et la fermeture des
marchés extérieurs. Ces financements inter-entreprises ont pris essentiellement
deux formes :
—
de simples facilités de paiement croisées (crédit commercial inter-firmes
et allongement des délais que l’on retrouve dans l’augmentation
généralisée du besoin en fonds de roulement) ;
—
des montages financiers plus élaborés (‘participations’, holdings, filiales)
créant de véritables marchés de capitaux internes, intra-sectoriels ou
intra-groupes. Ce type d’arrangements permettant la circulation
« d’insider finance » est particulièrement fréquent dans les pays
aujourd’hui en développement. Agosin et Pasten (in Oman, 2003) en
décrivent très bien le fonctionnement, l’intérêt et les limites dans le cas
du Chili.
La multiplication des « participations financières » a un double effet.
Premièrement, elle limite d’autant les investissements productifs : 25 pour cent
des investissements réalisés en 1927 par les cinq plus grandes sociétés dans la
chimie, les charbonnages et la sidérurgie, l’ont été sous forme de participations
financières, représentant 12 pour cent du total de leurs actifs. Chez Kuhlman
(aujourd’hui Péchiney), la taille du portefeuille financier passe de 13 pour cent
des immobilisations en 1923 à 70 pour cent en 1938. Deuxièmement, elle
concentre le pouvoir industriel entre les mains des firmes les plus puissantes,
celles qui détiennent le pouvoir de décision à la tête des holdings sectoriels.
Enfin et surtout, l’expérience boursière des années 1920 et 1930 allait
laisser un souvenir amer dans la mémoire de beaucoup de dirigeants
d’entreprises, aussi échaudés que les épargnants et donc pas prêts de se laisser
piéger à nouveau par les promesses de la bourse.
Le rôle des institutions publiques en termes de financement
et de régulation du secteur privé
Premièrement, l’État a-t-il aidé les entreprises quand les marchés de
capitaux — bancaires et boursiers —se sont révélés insuffisants ?
© OCDE 2004
31
Culture de gouvernance et développement
Jusqu’au Front Populaire (1936-1938), les gouvernements successifs
n’avancent aucun programme d’ensemble susceptible de stimuler la machine
économique (contrairement au New Deal aux États-Unis, et aux dépenses
d’armement et d’infrastructures en Allemagne). Les entreprises françaises
doivent se débrouiller seules, sans politique de relance ou de soutien de la
part de l’Etat. La première réaction est un plan de réarmement au printemps
1937. Pendant ce temps, la chute de la demande globale et le niveau élevé des
taux d’intérêts ont complètement bloqué l’investissement. En 1939, la
production a décliné de 5 pour cent par rapport à 1930. La guerre ne fera
qu’aggraver ce recul.
Pire, l’État a vraisemblablement exercé à plusieurs reprises un effet négatif
sur le financement de l’investissement privé (effet d’éviction). Tout d’abord, il
collecte la moitié de l’épargne nationale à travers le réseau de la Poste et des
Caisses d’épargne. Ensuite, il collecte l’essentiel de l’épargne sur le marché
boursier, soit directement, soit indirectement à travers les entreprises quasipubliques. Hautcoeur (Hautcoeur, 1997) estime pour la période 1870-1900
qu’une bonne part de ses dépenses n’étaient pas très productives, et (Hautcoeur,
1996) que la hausse du déficit public et des taux d’intérêt à partir de 1932 a
provoqué un effet d’éviction massif sur les emprunteurs privés : l’État
représente environ les trois quarts des émissions obligataires entre 1932 et la
Seconde Guerre mondiale (voir également le tableau II.2).
Mais sur des marchés souffrant d’un manque structurel de liquidité, les
gouvernements avaient-ils d’autre choix que de fournir eux-mêmes cette
liquidité par des mesures de relance de grande ampleur ? Mais en auraient-ils
seulement eu la capacité ? D’un strict point de vue financier, la contrainte de
convertibilité résultant de l’adhésion à l’étalon-or (qui fut la règle générale
dans la IIIe République) permet d’en douter : sous ce régime, l’État devait
maintenir une proportion fixe entre le passif exigible de la Banque de France
(la quantité de monnaie en circulation) et les réserves en or. Cette contrainte a
certes été levée pendant la Première Guerre mondiale et pour les besoins de la
reconstruction. Après une stabilisation partielle en 1921, la proportion passif
exigible / encaisse métallique continue de croître jusqu’en 1928, prolongeant
et amplifiant ainsi le boom d’investissement des années 1920. Mais la
stimulation monétaire n’a opéré qu’une dizaine d’années : la stabilisation
Poincaré de 1928 met un terme au processus (inflationniste) d’expansion
monétaire afin de préserver la nouvelle parité franc-or.
Deuxièmement, l’État a-t-il joué son rôle de régulateur ?
32
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
On comprend que les politiques de régulation des pouvoirs publics en
France n’aient pas porté sur la législation anti-trust mais plutôt sur les moyens
de limiter le pouvoir des dirigeants à la tête de vastes portefeuilles de
participations. Au milieu des années 1930, est votée sous la pression de
l’opinion publique une série de lois visant à améliorer la transparence et la
responsabilité dans la gouvernance des entreprises : suppression des actions
à droits de vote multiples, restriction du nombre de mandats par
administrateur, responsabilité pénale des dirigeants, double imposition des
holdings et des sociétés membres de la holding.
Bien qu’appropriées selon les critères de la ‘bonne’ gouvernance
d’entreprise, ces mesures n’ont pas suffi à restaurer la confiance dans la qualité
de la gouvernance des entreprises. Le ‘climat des affaires’ restait dissuasif.
D’où cette interrogation : un État peut-il assumer ses fonctions de régulateur
en matière de gouvernance des entreprises sans prendre également en compte
la distribution du pouvoir entre les entreprises, c’est-à-dire la régulation de la
concurrence ?
Afin de répondre à cette question, nous décrirons dans la prochaine
section l’état général des marchés en France avant de clarifier les liens entre
gouvernance des entreprises et structure des marchés. Puis nous retournerons
à la question du rôle effectif des institutions de gouvernance publique.
Gouvernance des entreprises et organisation des marchés
L’état général des marchés français : ni production ni consommation
de masse
La France du XIXe siècle était celle des petites structures productives
insérées dans le tissu rural et disséminées à travers le territoire. Pour la majorité
de la population, ce type de proto-industrialisation et plus généralement toutes
les forces permettant de limiter l’exode rural, l’urbanisation et les
concentrations d’ouvriers étaient considérées comme bénéfiques pour la
stabilité sociale du pays.
Face à des marchés étroits, hétérogènes, historiquement tenus par de
puissants commerçants de gros disposant d’une main-d’œuvre habile et bon
marché, les entrepreneurs ont été dissuadés de se lancer dans des productions
en gros volumes : les risques auraient été trop importants de ne pas pouvoir
écouler leurs marchandises à un prix rémunérateur (voir l’encadré II.1). En
retour, ils n’ont pas pu bénéficier d’économies d’échelle liées à l’effet de volume.
© OCDE 2004
33
Culture de gouvernance et développement
Encadré II.1. Marchands et Producteurs
L’économie anglaise se caractérise par un rapport de force similaire jusqu’au
début du XXe siècle, très favorable à des négociants efficaces qui tiennent
véritablement les marchés et n’ont aucun intérêt à voir les producteurs s’allier
ou se concentrer. Le fait que les économies anglaise et française ont précocement
« bénéficié » de marchés domestiques bien organisés n’est sans doute pas
étranger à leur ‘retard’ relatif au XXe siècle.
A contrario, les entrepreneurs allemands se lançaient au même moment sur
des marchés ‘émergents’, imparfaits, dépourvus d’intermédiaires puissants
(sociétés de commerce, de transport, etc.). Ils avaient d’excellentes raisons de
mettre sur pied des organisations de taille suffisante pour pallier ces obstacles,
et le plus souvent, ils l’ont fait en intégrant les fonctions que le marché ne
remplissait pas correctement. Le développement rapide du financement
bancaire s’explique aussi par cette entrée tardive dans l’industrialisation, les
banquiers d’affaire étant les mieux à même de répondre aux besoins des
entrepreneurs, alors qu’en France ou en Grande-Bretagne, c’étaient plutôt les
intermédiaires de marché indépendants qui assumaient déjà ce rôle d’aide au
financement du cycle de production.
Les grands industriels français ont été cohérents en se concentrant sur le
moyen et surtout le haut de gamme, parvenant à une forte pénétration des
marchés domestiques et internationaux sur ce segment. Les marchés où les
industries françaises se montrent les plus compétitives sont pour la plupart
des marchés de niche : aéronautique, automobiles haut de gamme, textiles et
soieries de grande qualité, articles de luxe, etc. L’exemple du marché
automobile est éclairant : l’argument de vente est l’étendue de la gamme et
son renouvellement rapide. L’appareil de production est flexible, adapté à des
séries de petite ou de moyenne taille. Peugeot développe 43 modèles dans les
années 1920. En 1934, en pleine crise, 84 pour cent de la production de Citroën
est du haut de gamme réservé à une clientèle très aisée, avec trois ou quatre
versions par modèle. Aucune voiture ‘populaire’ n’est lancée en France avant
la guerre. Entre 1908 et 1927, Ford écoule 15 millions de Ford T, modèle unique.
Impressionnés par les performances américaines en matière d’efficacité,
certains patrons et hauts fonctionnaires ont cru qu’en adoptant les mêmes
méthodes de vente et de production, ils aboutiraient rapidement aux mêmes
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
résultats, à savoir une nette réduction des coûts, permettant une diminution
des prix de vente et donc un élargissement des débouchés (les produits
manufacturés étant supposés avoir une forte élasticité-prix).
Aussi voit-on les patrons chercher à serrer les coûts et à améliorer leur
organisation, parlant déjà dans les années 1920 de ‘chasse aux gaspillages’ et
de ‘contrôles de qualité’ (chez Michelin ou Citroën). Pour Louis Renault, en
1938, il faut mettre en place une ‘organisation flexible’ dotée de méthodes de
planning et de contrôle de gestion modernes (c’est-à-dire importées) afin de
pouvoir suivre en permanence le fonctionnement de l’entreprise. Le marché
du conseil en organisation explose. Le leader du secteur est d’ailleurs un
Français installé aux États-Unis (C. Bedaux) dont la méthode s’appuie sur le
chronométrage des ouvriers et garantit une augmentation de la productivité
sans investissement (Caron, 1995).
Mais croire que le succès viendra avec la reproduction des bonnes recettes
ou des ‘meilleures pratiques’ connues est souvent une illusion. Certains
paramètres déterminants pour leur réussite s’évaporent aussitôt qu’on les
extrait de leur contexte d’origine. Alors que le marché nord-américain des
biens de consommation et de production est le plus vaste du monde depuis le
début du siècle, il fallait être bien optimiste pour anticiper une capacité
d’absorption et donc des économies d’échelles comparables sur le marché
français5.
Comment expliquer l’étroitesse du marché français ?
—
Par un frein démographique persistant. De 1820 à 1950, la France enregistre
la plus faible croissance démographique du monde occidental.
Tableau II.3. Taux de croissance de la population 1820-1950
(taux annuels moyens en pourcentage)
États-Unis
Allemagne
Royaume-Uni
Italie
France
1820-1870
2.83
0.91
0.79
0.65
0.42
1870-1913
2.08
1.18
0.87
0.68
0.18
1913-1950
1.21
0.13
0.27
0.64
0.02
Source : Maddison (2001).
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Culture de gouvernance et développement
—
Par une lente progression du pouvoir d’achat. Les revenus réels par habitant
sont en moyenne inférieurs de 40 pour cent à ceux des Américains durant
les années 1920 et la structure des dépenses des ménages ne connaît pas
d’évolution significative (dans les années 1930, la consommation
d’appareils électroménagers est inférieure de moitié à la moyenne de
l’Europe de l’Ouest). Bref il n’y a pas encore de véritables ‘classes
moyennes’ en France. Cela est avant tout lié à une population encore très
rurale : en 1921, les trois quarts des Français vivent dans les campagnes
ou des villes de moins de 20 000 habitants (Louat et Servat, 1995). On ne
recense 50 pour cent de citadins qu’à partir de 1936, seuil franchi dès
1850 en Grande-Bretagne et au début du siècle en Allemagne. Enfin, la
lecture française du « fordisme » jusqu’à la Seconde Guerre mondiale a
évacué le versant social de la doctrine : les salaires n’ont pas profité des
gains de productivité, ne permettant donc pas un accroissement
proportionnel de la demande (Moutet, 1998 ; Bénassy et al., 1979).
—
Par la facilité de l’empire colonial, qui offre des débouchés tout trouvés, des
marchés de consommation captifs et des ressources abondantes et peu
coûteuses en matières premières et en main-d’œuvre. C’est une des
principales causes de résistance à la baisse des prix et de dégradation
latente de la compétitivité pour certaines industries protégées. De ce point
de vue, la Grande-Bretagne a souffert d’effets pervers comparables liés
au commerce colonial.
L’intégration et la capacité d’innovation des entreprises restent limitées
Les grandes entreprises françaises sont restées de taille inférieure à celle
des entreprises anglo-saxonnes et allemandes. En 1929, le chiffre d’affaires
des 10 premières sociétés françaises est en moyenne 20 fois inférieur à celui
des 10 premières firmes américaines. Plusieurs raisons expliquent cet écart.
Tout d’abord, leurs volumes de ventes anticipés et réalisés étaient
moindres du fait de marchés plus étroits. Alors que les marchés et les
entreprises allemandes, anglaises et américaines avaient atteint un degré
suffisamment avancé de maturité à la fin du XIXe siècle pour connaître une
première grande vague de fusions-acquisitions (ce qui a permis aux entreprises
de ces pays de mettre à profit les 30 années suivantes pour consolider leurs
structures), les entreprises françaises n’ont pas ressenti à ce moment le besoin
de s’intégrer (Lévy-Leboyer, 1991).
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
A l’interface des firmes et des marchés se sont longtemps interposées de
puissantes ‘corporations’ (associations) de négociants, maîtrisant les techniques
de commerce et de distribution adaptées au marché français. A la différence
des entreprises allemandes ou américaines qui ont perçu dès le dernier tiers
du XIXe siècle qu’elles ne survivraient qu’au prix d’une extension forcée de
leurs débouchés par leurs propres moyens, les grandes entreprises françaises
n’ont pas ressenti l’intérêt de s’intégrer vers l’aval avant les années 1930. Alors
seulement, confrontées aux défaillances des distributeurs en charge de la
commercialisation de leurs produits et à une concurrence durcie par la crise,
les grandes entreprises ont cherché à mieux connaître et à fidéliser leur clientèle
par une offre de meilleure qualité, à assurer leurs marchés plutôt qu’à en ouvrir
de nouveaux.
Mais dans leur effort de différenciation des produits et d’adaptation aux
exigences des marchés, les firmes françaises ne disposent pas d’un stock
suffisant d’innovations domestiques et n’ont pas les moyens financiers de se
lancer dans des politiques de recherche coûteuses. Les écarts de taille (et donc
de rendements d’échelle) entre firmes françaises et américaines ou allemandes
sont impressionnants : en 1926, le budget R&D de General Electric représente
70 pour cent du chiffre d’affaires de Thomson-Houston ou de la CGE
(Compagnie Générale d’Électricité). Dans la chimie, les sommes consacrées
par IG Farben à la R&D représentent en 1927 deux fois le chiffre d’affaires de
Kuhlmann et trois fois celui de Péchiney (Lévy-Leboyer, 1991)6.
Les industries françaises sont confrontées au problème du early start :
engagées sur leurs marchés depuis longtemps, donc avec des technologies
anciennes, elles ne bénéficient ni de la mise en commun de gigantesques
moyens consacrés à la recherche (organisée en Allemagne sous l’impulsion de
l’État), ni de l’assurance de vastes débouchés (comme aux États-Unis).
Dépourvues d’incitations financières et commerciales suffisantes, elles ne sont
pas prêtes à engager les coûts d’innovation ou de reconversion nécessaires
pour s’assurer un leadership.
Néanmoins, l’effort d’investissement des années 1920, soutenu par des
profits élevés, l’accès à des financements de marché importants et un bel
optimisme des entrepreneurs, a montré que les firmes françaises pouvaient
rapidement rattraper le niveau d’industrialisation de leurs principales
concurrentes, voire le dépasser (tableau II.4). Engagées dans leur premier
véritable effort de rationalisation à la fin des années 1920, les entreprises
françaises n’ont pas pu s’appuyer très longtemps sur des marchés en expansion
à cause du freinage des années 1930 et de l’Occupation à partir de 1940, qui
ont stoppé net ce processus et repoussé à la seconde moitié du XXe siècle la
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Culture de gouvernance et développement
modernisation de l’outil de production et la croissance des marchés en France.
En effet, alors que les appareils productifs des principaux pays industrialisés
tournent à plein pendant la Seconde Guerre mondiale, le parc français est en
voie d’obsolescence rapide. Témoin de cette longue léthargie industrielle, en
1945, l’âge moyen des machines était de 17 ans, c’est-à-dire qu’elles dataient
toutes du sommet de cycle boursier de la fin des années 1920.
Tableau II.4. Niveaux industriels comparés* de la France
et des principaux producteurs européens, 1900-1939
Charbon
Acier
Électricité
Ciment
Phosphate
1900
0.17
0.36
1913
0.23
0.48
1930
0.36
1939
0.33
Colorants
Automobile
0.40
-
1.72
-
-
0.61
0.46
1.91
0.04
2.71
1.42
1.35
1.08
3.60
0.40
2.40
0.66
0.60
0.62
1.49
0.41
1.03
Note :
*Production moyenne par habitant en France / production moyenne par habitant pour les trois principaux
pays producteurs européens (France exclue).
Source : Lévy-Leboyer (1991).
L’organisation des marchés aboutit à renforcer la concentration
du pouvoir économique
Bien que les différentes lois en vigueur7 prohibent clairement les ententes
et les cartels, ces deux formes d’arrangements sont extrêmement répandues à
la fin du XIXe siècle (une centaine de cartels sont alors en activité en France).
Comment expliquer ce paradoxe ?
« Dans le contexte de chute des prix mondiaux de 1873 à 1896, un
des principaux motifs de création de cartels était d’échapper au jeu
de la concurrence et de maintenir les prix à des niveaux
rémunérateurs (…) en substituant une ‘main visible’ à la
détermination libre et instable des prix par le marché. Aux ÉtatsUnis, la Common Law et le Anti-trust Sherman Act de 1890 [interdisant
les cartels] ont précipité la création de sociétés holdings géantes et
la concentration par fusions afin d’échapper à la prohibition légale.
En France, l’article 419 du Code Pénal de 1810 (…) interdisant toute
interférence avec le jeu naturel des forces de marché dans la
détermination des prix, constituait une barrière aux cartels
modernes. Cependant, les juges, les fonctionnaires et les
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
responsables politiques se méfiaient du modèle de marché libre,
jugé fauteur de troubles sociaux. Donc les tribunaux et les
gouvernements se sont finalement montrés conciliants envers les
cartels qui assuraient la stabilité des marchés et usaient avec
modération de leur pouvoir sur les prix. » (Freedeman, 1993).
Souvent appelés ‘comptoirs’ ou ‘comités’, ils jouent le rôle de secrétariat
permanent de ces réseaux d’ententes et organisent systématiquement les marchés
dans chaque branche des secteurs amont (houille, acier, charbon, textile), c’està-dire des secteurs où l’homogénéité des produits ne nécessite pas de
différenciation forte en termes de marketing (Lévy-Leboyer, 1981). Ils ont
également pris de l’importance dans des secteurs comme la production de sucre,
de papier, l’industrie du verre et de la chimie. Dans ces deux derniers secteurs,
la société dominante est Saint-Gobain qui participait à 19 cartels en 1890.
Quel était le rôle des cartels ? Il consistait à rationner la production pour
l’aligner avec la demande, informer les acheteurs potentiels, organiser les ventes
et la distribution à partir d’une agence commune, contrôler les prix et accorder
des subventions si besoin. Par leur action de soutien des prix (donc des profits)
sur le marché intérieur, ils facilitent les investissements, limitent les pertes en
cas de difficulté à vendre, et surtout institutionnalisent les discussions entre
sociétés d’un même secteur, les habituant à s’entendre, à négocier, facilitant
considérablement les rapprochements intra-sectoriels (par exemple Péchiney
et Ugine dans la chimie), les arrangements ‘corporatistes’ clairement anticoncurrentiels, ou enfin les actions de pression sur le personnel administratif
et politique.
Malgré de fortes tensions entre groupes de pression aux intérêts divers
(aboutissant, par exemple, à la dissolution du cartel de l’acier en 1930, les
membres refusant de payer les indemnités dues pour dépassement des quotas),
les ententes ne s’en multiplient pas moins. En jouant un rôle de barrière à
l’entrée sur des secteurs incapables de se restructurer, elles profitent aux
groupes les plus puissants qui, ainsi abrités sur leur marché domestique,
peuvent poursuivre leurs politiques d’investissement (conquête de marchés
extérieurs, renouvellement des capacités productives, prises de participation
financières leur assurant un pouvoir de contrôle ou d’influence sur les autres
firmes du secteur).
Au final, hormis certains secteurs en situation monopolistique (Michelin
sur les pneumatiques ou Alsthom pour le matériel électrique), la plupart des
grands marchés industriels voient leur structure oligopolistique se renforcer :
dans la chimie, le verre, le pétrole ou l’automobile, les trois premières sociétés
© OCDE 2004
39
Culture de gouvernance et développement
représentent à chaque fois entre 60 et 70 pour cent de la production
(Houssiaux, 1958). Du côté des PME (petites et moyennes entreprises) familiales
et locales et du petit commerce rural, l’écrasante majorité opère sur des marchés
en situation de concurrence monopolistique (le capitalisme de ‘boutiquiers’). La
législation du milieu des années 1930 protège le petit commerce de la
concurrence des grandes chaînes et grands magasins. Plutôt que de jouer la
concurrence sélective, un grand nombre de secteurs et d’entreprises s’abritent
plutôt derrière des ententes et bénéficient de divers privilèges (exemptions
fiscales, barrières douanières, subventions, dérogations, etc.).
Bref, la prolifération des situations de rentes à travers le tissu économique
rendait peu probable une mise en œuvre poussée de stratégies coûts-volumes,
dont l’efficacité aurait impliqué la capacité et la volonté de réduire les prix de
vente. L’hétérogénéité et le manque de dynamisme du marché intérieur
apparaissent autant comme causes que comme effets des structures de
gouvernance tournées vers ‘l’extraction de rentes’ (rent-seeking). La structure
concurrentielle des marchés et l’organisation des firmes (ainsi que leurs
systèmes de gouvernance) entretiennent donc une relation d’interaction
mutuelle. Livrée à elle-même, cette dynamique a abouti à un double
verrouillage des marchés et des institutions de gouvernance des entreprises,
bénéficiant aux intérêts privés les mieux organisés. On retrouve cette logique
à l’œuvre dans beaucoup de pays en développement aujourd’hui (ou dans
leur histoire récente)8.
Mais n’est-ce pas précisément le rôle des institutions de gouvernance
publique que de réguler les interactions entre intérêts privés, afin de préserver
l’ordre et l’intérêt publics ? Comment ont-elle assumé cette mission dans la
France des années 1870-1940 ? En fonction de quelles contraintes ?
Le véritable rôle des institutions de gouvernance publique
En tant que mode de vie démocratique, la République est encore
incertaine dans un pays qui, depuis le début de la Révolution en 1789, a vu
s’enchaîner trois républiques, deux empires et deux monarchies, le tout
entrecoupé d’épisodes révolutionnaires sanglants. La jeune IIIe République
(1870-1940) a donc grandement intérêt à ménager et stabiliser son assise
électorale comme ses soutiens financiers. Cette stratégie prudente incline le
régime dans le sens d’un renforcement systématique des structures sociales
favorables à sa propre longévité, négligeant parfois de donner au pays les
moyens de sa modernisation.
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
De fait, la IIIe République multiplie les gestes en faveur des populations
rurales à la fois pour des raisons tactiques et idéologiques. Premièrement,
l’immense masse de la population vit encore dans les campagnes et aucun
homme politique favorable à la République ne peut négliger l’utilité d’une
telle base électorale. Deuxièmement, les dirigeants politiques eux-mêmes sont
fréquemment issus des milieux ruraux et imprégnés des idées ‘physiocrates’
qui voient la terre comme unique source de richesse possible, tandis que
l’industrialisation et l’urbanisation entraînent désintégration sociale et
déstabilisation morale. D’où l’ambiguïté de l’État vis-à-vis de la modernisation
industrielle tout au long du XIXe siècle (Lévy-Leboyer et Bourguignon, 1985).
La France a longtemps conservé et conserve encore la trace de cet ancrage
rural : puissant ministère de l’Agriculture (créé en 1881), protections
dérogatoires pour le petit commerce et la petite exploitation agricole (les tarifs
douaniers dits ‘Méline’ instaurés en 1892), réseau mutualiste des caisses locales
du Crédit Agricole fondé en 1894, multiplication des petites routes (chemins
vicinaux) et des voies de chemin de fer d’intérêt (très) local.
Avec la même intention de stabilisation du régime, l’enseignement
primaire devient obligatoire pour tous, transformant les instituteurs en
missionnaires de la République. Dans l’enseignement supérieur, l’accent est
mis sur la culture générale, mais souvent au détriment des connaissances et
savoir-faire techniques : le premier cours d’électricité n’apparaît à
l’université qu’en 1892. En 1850, 2 000 étudiants diplômés du baccalauréat
rejoignaient les bancs des Grandes Écoles scientifiques. A la veille de la
Première Guerre mondiale, ils n’étaient que 2 5009.
Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale — et contrairement à
l’image répandue d’une France invariablement « colbertiste » depuis le
XVIIe siècle — le régime se caractérise par un faible interventionnisme. Exception
faite de la période de la Première Guerre mondiale, l’État s’en tient à une posture
globalement libérale, les velléités d’intervention déclenchant des réactions
hostiles de la plupart des milieux intellectuels et dirigeants. Cependant, ces
limites à l’interventionnisme étatique étaient au moins, sinon davantage dues
à l’ignorance des mécanismes économiques et à la présomption d’impuissance
de l’État en la matière — les ‘lois’ économiques étaient généralement
considérées comme ‘naturelles’, c’est-à-dire hors de portée de l’action humaine —
qu’à une réelle doctrine non-interventionniste (Rosanvallon, 1990).
L’importance des organisations patronales dans le financement des élus
et de l’État, notamment le très puissant Comité des Forges10 a, là encore, joué
dans le sens d’un alignement des mesures politiques sur la préservation des
rapports de force et des structures sociales (Garrigues, 2002). Alors que les
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Culture de gouvernance et développement
ententes corporatistes sont interdites depuis la Révolution française, la
politique d’apaisement social de la IIIe République les réhabilite de droit ou
de fait, qu’il s’agisse de syndicats ouvriers (légalisés en 1884) ou d’ententes
entre producteurs.
Une loi votée en 1926 reprend à son compte la distinction faite pour la
première fois en 1894 par un tribunal entre ‘bonnes’ et ‘mauvaises’ ententes, et
entérine ainsi l’évolution sans ambiguïté de la jurisprudence depuis 1902 : elle
encourage ces ententes à se déclarer en reconnaissant la légitimité des ‘bonnes’
ententes, réputées servir l’intérêt général. Au fond, « les cartels ont constitué
une forme [insidieuse] de concentration qui a permis d’éviter, au moins
temporairement, l’émergence des organisations centralisées et des sociétés
holdings géantes à l’américaine, auxquelles le public français était franchement
hostile. Des apologues des cartels insistaient à l’époque sur le fait que les
‘comptoirs’ offraient une solution à la fois bien meilleure et plus ‘française’
face aux exigences de la concentration. » (Freedeman, 1993).
Mais au-delà du non-interventionnisme, les années 1930 ont surtout mis
en lumière l’impuissance (financière, sociale, idéologique et technique) de l’État
républicain dans le traitement de la crise. Si l’administration voulait favoriser
la reprise de l’investissement, la hausse du pouvoir d’achat, l’émergence de
grands marchés, etc., elle ne s’en est jamais donné les moyens. Quant à remédier
aux carences du financement privé ou à rétablir de saines structures de
concurrence, dans la configuration institutionnelle que nous venons de décrire,
cela aurait constitué un bon épisode de la série télévisée « Mission impossible ».
Les dirigeants de l’Après-guerre et leur électorat s’en souviendront.
Conclusion
La rationalisation économique en France a davantage pris la forme de
systèmes d’ententes entre concurrents et de liens capitalistiques entre sociétés
aux activités complémentaires (circuits de financement intra-groupes et intrasectoriels) que celle de la concentration par fusions. En fait, ces pratiques ont
servi de substitut à la consolidation par fusions.
Il en est résulté un double phénomène de concentration du pouvoir sur
les marchés de capitaux (à travers les holdings, les réseaux de ‘participations’,
les ‘marchés internes’ de capitaux entre sociétés mères et filiales) et de produits
(cartels). « L’oligopolisation » de l’économie s’est faite non par le jeu des
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
concentrations (comme aux États-Unis) mais de manière plus insidieuse par
l’organisation des différents marchés, solution fréquemment adoptée dans les
pays en développement jusqu’à aujourd’hui.
De puissants groupes d’intérêts privés, aux intérêts souvent d'ailleurs
contradictoires, ont employé leur pouvoir à construire et consolider leurs rentes
à travers le fonctionnement des institutions économiques et politiques et la
plupart des entreprises se sont accoutumées à agir dans le cadre de structures
non concurrentielles, domestiques ou coloniales.
Ensemble, ces forces ont certainement :
—
entraîné une résistance des prix à la baisse ;
—
favorisé le maintien d’entreprises inefficientes ;
—
limité les effets d’apprentissage liés à la conquête de vastes marchés,
notamment en matière d’organisation, de production, de marketing et
de distribution.
S’il est certain que l’absence de consommation de masse n’a pas permis
une production en séries suffisamment longues pour bénéficier des économies
d’échelles et de gammes qui ont entraîné les capitalismes américain et rhénan,
il est aussi certain que les pratiques nées des institutions de gouvernance des
grandes entreprises et des marchés en France ne les ont pas incitées à baisser
leurs prix ou augmenter les salaires, ce qui aurait pu aider à traduire les gains
de productivité en hausse de la demande globale, et donc à créer ces mêmes
marchés qui leur faisaient si cruellement défaut.
La rareté du capital disponible et la taille des débouchés étant les premiers
éléments pris en compte dans les anticipations des entrepreneurs, des
perspectives limitées sont en l’occurrence une forte incitation à la modération
des programmes d’investissement. Même si les effets cumulés des interactions
institutionnelles analysées dans ce chapitre sont difficiles à quantifier, la
prédominance des jeux d’intérêts privés sans qu’aucune cohérence d’ensemble
ne s’en dégage, a manifestement freiné le processus de développement.
© OCDE 2004
43
Culture de gouvernance et développement
Notes
1.
Les sociétés en nom collectif sont une simple association de personnes
individuellement et collectivement responsables de l’ensemble des dettes de la
société. Forme de société la plus répandue au XIXe siècle. C’est typiquement la
forme adoptée par l’entreprise familiale de taille modeste dont les besoins en
capitaux sont satisfaits par le réinvestissement des profits et par les apports d’un
nombre restreint d’individus. Quatre-vingts pour cent des sociétés créées entre
1840 et 1880 adoptent cette forme juridique.
Les sociétés en commandite rassemblent deux catégories d’associés : les commandités
qui gèrent l’entreprise et assument une responsabilité personnelle illimitée ; les
commanditaires, simples bailleurs de fonds et responsables à hauteur de leurs
apports. Jusqu’en 1832, le retrait d’un associé entraîne la dissolution de la société.
Une décision de justice autorise à cette date l’émission de titres ‘au porteur’ (au
lieu des titres nominatifs), d’où l’émergence des sociétés en commandite par actions,
les parts des commanditaires étant librement négociables et pouvant être cotées
en bourse. Cette forme de sociétés dont la création est libre connaît un franc
succès pour les grandes entreprises et contribue massivement à la première
industrialisation (gestion familiale mais mobilisation importante de capitaux).
Leur importance décline à partir de 1867, du fait de la libéralisation du régime
d’ouverture des sociétés anonymes.
2.
44
La même méfiance existe jusqu’au milieu du XIXe siècle dans les pays de Common
Law. En Grande-Bretagne, suite à un mouvement de spéculation incontrôlé, le
Bubble Act avait été adopté en 1720, qui imposait que toute création de société
par actions fasse l’objet d’un texte légal voté au parlement ! En pratique, la forme
de la société par actions est réservée aux seuls projets d’utilité publique (canaux,
chemins de fer, etc.) jusqu’au milieu du XIXe siècle (Hunt, 1969). Aux États-Unis,
l’idée est la même : faciliter la réalisation de missions utiles à la collectivité que
l’État ne veut pas ou ne peut pas financer seul. Les États du Connecticut en 1837
et de New York en 1846 ont considéré les premiers que les sociétés par actions
étaient socialement bénéfiques (accroissement des niveaux de vie, des revenus
imposables, limitation des migrations vers l’Ouest), d’où leur choix d’accorder
des autorisations de création pour tout motif légitime (Seavoy, 1982). Le processus
a été plus long à aboutir en Europe, où les traditions juridiques et les résistances
psychologiques ont pesé de tout leur poids.
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
3.
La libéralisation du régime de création des sociétés anonymes, par un effet de
concurrence législative entre les États afin de ne pas défavoriser les entreprises
résidentes (similaire à celui connu aux États-Unis de race to efficiency ou race to the
bottom selon le point de vue), s’étend rapidement en Europe continentale : à
l’Espagne (1869), l’Allemagne (1870), la Belgique (1873), l’Italie (1883), etc.
4.
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les créations d’entreprise se multiplient en
Allemagne. Afin d’éviter les mouvements spéculatifs, le Reich adopte en 1896
une loi interdisant de mettre sur le marché les titres d’une société anonyme dans
l’année suivant leur émission. Les marchés allemands étant assez peu développés,
et l’accès au marché n’étant possible que par l’intermédiaire de quelques grandes
banques spécialisées, celles-ci se retrouvent donc en position d’accompagner toute
société nouvelle jusqu’à son premier anniversaire. On imagine les externalités
positives en termes de connaissance, de confiance mutuelle et de qualité
d’expertise. En 1914, les représentants de la profession bancaire occupaient déjà
un cinquième des sièges d’administrateurs dans les grandes entreprises du pays
(Verley, 1994). Autrement dit, le développement des marchés de titres a été facilité
par l’implication des institutions bancaires qui, par contrecoup, ont vu leur rôle
se renforcer encore. Le développement du capitalisme n’implique pas d’opposition
entre les banques et les marchés, bien au contraire.
5.
Un très bon exemple d’erreur d’appréciation du marché est celui du constructeur
automobile André Citroën qui, profitant d’une brève reprise en 1933, se lance
dans un ambitieux programme d’investissement, avec l’intention de ‘doper’ le
marché. Un an plus tard, il croule sous les dettes, ayant à financer des stocks en
gonflement rapide, à renflouer ses filiales domestiques et étrangères. La mise en
faillite est annoncée fin 1934. Citroën paie le prix de ses ambitions
surdimensionnées face aux modestes capacités d’absorption du marché français,
malgré tous ses efforts d’innovation et de promotion. En juin 1935, Michelin reprend
Citroën. Les actionnaires ont dû concéder une perte en capital de 60 pour cent
6.
En l’absence de politique de soutien à la recherche par l’État, un effet de la crise des
années 1930 a été de pousser les firmes françaises à collaborer avec des firmes
étrangères (notamment américaines) : échanges de licences, de brevets, missions
d’étude, filiales communes ont constitué un véritable gisement d’innovations et de
développement pour les entreprises les plus ouvertes sur les marchés internationaux.
7.
La loi du 2-17 mars 1791 sur la Liberté de Commerce, les articles 1131 et 1133 du
Code Civil, l’article 419 du Code Pénal.
8.
Notamment en Amérique latine. Voir le cas du Brésil analysé dans Oman (2003).
9.
Cette relative pénurie de main-d’œuvre qualifiée a eu pour effet de renforcer
l’avantage lié à l’introduction de nouvelles méthodes de gestion et de production
pour les leaders des différents secteurs industriels.
10.
Fondé en 1864 par les représentants des dix premiers groupes métallurgistes français,
cet organisme à la fois cartel et « syndicat » patronal étend son emprise à travers les
mondes politique, économique et journalistique français jusque dans les années 1930,
à tel point qu’on a pu le décrire comme un « État dans l’État » (Milési, 1990).
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Culture de gouvernance et développement
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Chapitre III
« Monopole focal de gouvernance » et croissance
Résumé
Si l’on peut mettre en évidence d’une part la concentration oligopolistique
du pouvoir et d’autre part l’imbrication de multiples intérêts non
économiques dans les structures de gouvernance des entreprises de la
France des Trente Glorieuses, comment expliquer que de telles institutions
n’aient pas, d’une manière ou d’une autre, entravé le développement
national ?
Comprendre le paradoxe français implique de resituer la question de la
gouvernance des entreprises dans le cadre d’une ‘culture de gouvernance’
nationale. Alors il devient possible de montrer comment les institutions
de gouvernance des entreprises et de gouvernance publique se sont
retrouvées si intimement liées qu’a pu en émerger un « monopole focal
de gouvernance ». Par ce mécanisme, l’État s’est installé dans le rôle de
point focal unique et incontesté au cœur des processus de formation des
compromis économiques et sociaux, permettant ainsi de subordonner
l’essentiel des jeux d’intérêts privés à l’intérêt national tout en facilitant
leur coopération à moindre coût.
La qualité du processus de développement en France a grandement
bénéficié de la capacité des institutions de gouvernance d’entreprise et
de gouvernance publique à produire un niveau élevé de confiance et à
mettre en cohérence les intérêts privés, notamment au travers de
structures d’incitations appropriées.
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Culture de gouvernance et développement
Introduction
L’expérience traumatisante des deux guerres mondiales et de la crise des
années 1930, couronnée d’une faillite économique, politique et morale, marquée
par l’impuissance de l’État à réguler les intérêts privés, nourrit la vision et
l’action des hommes en charge de l’édification des institutions d’après-guerre.
Le programme du Conseil National de la Résistance de 1944 est ouvertement
interventionniste. Il estime ainsi nécessaire « d’évincer les grandes féodalités
économiques et financières de la direction de l’économie » et d’organiser « le retour à
la nation des grands moyens de production monopolisés ».
Au début des années 1950, alors qu’émergent de nouvelles sources
d’incertitude liées à la guerre froide et aux revendications d’indépendance
dans l’empire colonial, la plupart des observateurs estiment prévisible un
retour prochain de la France à la stagnation et à l’instabilité des années 19301.
Au contraire, elle enregistre une amélioration progressive de ses performances
économiques pour se retrouver finalement en tête des champions de la
croissance à la fin des années 1960 (tableau III.1). Un vrai miracle pour un
pays que la communauté des historiens et des économistes décrivait comme
désespérément arriéré car victime de la frilosité de ses élites dix ans plus tôt
(Landes, 1957).
Tableau III.1. Taux de croissance annuels moyens du PIB en volume (%)
1955-1968
1968-1973
Japon
9.5
8.9
France
5.1
5.6
Allemagne
4.9
4.6
Italie
6.3
3.9
États-Unis
3.9
3.5
Royaume-Uni
2.8
3.4
Source : Maddison (2001).
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Comment expliquer la croissance des Trente Glorieuses ?
Les études économétriques portant sur la croissance française des Trente
Glorieuses n’entament pas vraiment le ‘caractère miraculeux’ de cette période :
elles mettent toutes en évidence l’importance d’un résidu non expliqué par la
mobilisation des facteurs de production (financiers, physiques et humains). Ce résidu,
baptisé « productivité globale des facteurs » (total factor productivity), reflète
autant l’efficacité de la combinaison des facteurs de production que l’incapacité
des économistes à rendre parfaitement compte de la croissance (voir Annexe 1).
Il représenterait entre 50 pour cent (Carré et al., 1972) et 73 pour cent (Denison,
1967) de la croissance française dans les années 1950 et 1960.
Une analyse critique de l’étude de Carré et al. (1972) détaillée en Annexe
1 nous amène à nous demander si la part importante de la productivité globale
des facteurs ne cache pas des phénomènes essentiels à la compréhension des
mécanismes cumulatifs du développement, phénomènes qui aideraient sans
doute à saisir pourquoi la croissance s’est finalement généralisée à l’ensemble
des branches de l’économie, même les plus protégées.
L’accélération de la croissance industrielle entre 1968 et 1973, en grande
partie expliquée par celle de la productivité globale des facteurs, suggère que
c’est sans doute dans ses aspects les moins bien compris et les moins bien
mesurés que résident les effets des facteurs de développement au centre de
notre analyse : le rôle de la transformation des institutions de gouvernance
d’entreprise, en interaction avec celles de gouvernance politique, déterminant
ensemble le plus ou moins bon fonctionnement des marchés. Exemple frappant :
la France est le seul pays occidental à s’être doté d’un organisme explicitement
chargé de « planifier la croissance ». Et l’un des plus hauts fonctionnaires du
pays d’insister au début des années 1960 sur « la nécessité d’une meilleure
articulation des entreprises avec le Plan » (Bloch-Lainé, 1963). Mais comment,
d’un point de vue économique, interpréter l’existence et surtout évaluer le
rôle d’un tel organisme ?
Arrêtons-nous un instant sur les résultats obtenus par le prix Nobel D.
North (1990, 1994) dans sa tentative d’enrichir (sinon de substituer) les
explications de la croissance centrées sur l’accumulation (ou la mobilisation)
des facteurs par une analyse systématique du rôle que jouent les institutions
— les ‘règles du jeu’, qu’elles soient formelles ou informelles — et leurs
transformations, c’est-à-dire des variables qui ne relèvent pas nécessairement
ni directement de la sphère économique mais jouent néanmoins un rôle majeur
dans les processus de développement économique (voir encadré III.1).
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Culture de gouvernance et développement
Encadré III.1. North et le rôle des institutions
L’analyse économique éprouve les pires difficultés à expliquer l’histoire et
les variations de performance économique des nations. Ce n’est pas un hasard.
Si l’on considère, par exemple, l’hypothèse de rationalité fréquemment admise
en économie, les élites d’un pays en situation dégradée, ayant reçu cette
information, n’auraient qu’à modifier adéquatement les règles du jeu pour
rétablir son économie presque mécaniquement, l’absence de telles mesures
prouvant leur incapacité ou leur manque de volonté. L’histoire montre à
l’inverse qu’il n’y a rien d’automatique dans l’émergence d’institutions
économiques efficaces (et notamment dans celle des marchés dont la théorie
néoclassique suppose l’existence acquise). La mise en place des conditions
nécessaires au bon fonctionnement d’une économie productive relève au
contraire de processus économiques, sociaux et politiques complexes, opérant
sur la longue durée. Les transformations économiques dans un pays donné
s’analysent comme le fruit d’interactions entre changements institutionnels,
technologiques et démographiques.
« Les récents modèles néoclassiques de croissance construits
autour des rendements croissants (Romer, 1986) et de
l’accumulation du capital (Lucas, 1988) dépendent de façon cruciale
de l’existence d’une structure implicite d’incitation qui oriente ces
modèles. (…) Essayer de rendre compte de la diversité des
expériences historiques des économies ou de la différence actuelle
de performance entre économies avancées, centralement planifiées
et moins développées, sans faire de cette structure des incitations
dérivée des institutions un ingrédient essentiel m’apparaît être un
exercice stérile » (North, 1990, p. 133).
Une analyse des institutions de gouvernance des entreprises effectuée dans
cette perspective offre dès lors l’opportunité de pénétrer au cœur des mécanismes
du développement économique d’un pays et d’en expliciter certaines
dynamiques rarement observées car difficilement observables. Elle exige que
soient tout particulièrement prises en compte les structures d’incitation
agissant sur ce pays, voire sur un secteur ou une classe d’agents donnés.
Nous examinerons donc le contenu et la structure des « incitations »
dérivée des institutions de gouvernance d’entreprise françaises, pour tenter
d’offrir un nouvel éclairage sur les progrès technologiques et les ajustements
institutionnels qui ont rendu possible la croissance rapide en France. Mais
parce qu’il va de soi que le terme ‘institution’ évoque immédiatement l’idée
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Études du Centre de développement de l’OCDE
de stabilité, il faut se prémunir contre la tentation d’une analyse atemporelle
des institutions, fondée sur ce que sont supposés être et vouloir, in abstracto,
actionnaires, banquiers, dirigeants, fonctionnaires, etc. Dans la perspective
analytique de long terme qui est la nôtre, une institution n’est jamais qu’un
compromis momentané, un ensemble d’interactions en équilibre plus ou moins
dynamique.
Une institution serait plus adéquatement décrite comme un incessant
processus d’institutionnalisation, d’une part contingent à un contexte historique
(environnements économique, législatif, idéologique, rapports de force et
équilibres de pouvoir entre groupes sociaux, etc.), d’autre part
systématiquement intégré comme partiellement endogène dans leur référentiel
de prise de décision par les individus et organisations disposant d’un pouvoir
social minimal.
Ces dynamiques institutionnelles peuvent être distinguées selon que leur
champ d’action est à dominante économique ou politique.
La concentration du pouvoir économique
Après un rapide aperçu des tendances nouvelles en 1945, l’analyse se
portera sur les facteurs clés (internes et externes aux entreprises) soutenant la
concentration du pouvoir dans l’économie française.
L’immédiat Après-guerre : un nouveau départ
Dès le tournant des années 1940/50, un certain nombre de facteurs
nouveaux viennent modifier les incitations des entrepreneurs et desserrer les
contraintes antérieures qui agissaient comme obstacles à l’enclenchement des
processus cumulatifs du développement économique.
—
Un nouvel esprit d’entreprise se fait jour à la Libération, comme en témoigne
l’évolution du nombre de créations d’entreprises : 12 700 en 1929 ; 7 700
en 1939 ; 17 700 en 1945 ; 38 000 en 1946.
—
Les contraintes de financement, avec l’injection massive de fonds publics,
des politiques de redistribution volontaristes (l’État-Providence), la levée
des réticences des ménages et des entreprises face à l’emprunt dans un
contexte de reconstruction inflationniste.
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Culture de gouvernance et développement
—
Les contraintes de marchés avec la poursuite de l’urbanisation, le renouveau
démographique (baby-boom), l’extension du salariat et l’indexation des
salaires sur les gains de productivité, bientôt l’ouverture des marchés
européens, et surtout l’explosion d’une demande potentielle considérable
(en logements, en équipements, en biens de consommation), longtemps
retenue après des années de psychologie et d’économie dépressives,
l’ensemble de ces facteurs signant l’apparition d’une véritable demande
de masse, pour la première fois dans l’histoire du pays.
—
La hausse de la productivité : les entreprises n’hésitent pas à recourir aux
conseils de cabinets américains ou d’experts invités, qui diagnostiquent
un manque de savoir-faire évident dans la production de masse. Les
missions de productivité envoient plus de 3 000 participants aux ÉtatsUnis pour y étudier les pratiques de gestion des grandes firmes au début
des années 1950. L’influence américaine se fait partout sentir :
importations d’équipements qui permettent un rapide redéploiement
technologique, nouvelles méthodes de marketing, de management, de
contrôle de gestion, d’organisation de la production et de R&D. La 4CV
de Renault, puis la 203 de Peugeot délibérément construites sur de
grandes lignes automatisées et intégrées pour en réduire le prix de
revient, sont emblématiques des débuts de la consommation de masse.
Les structures légales
La crise, les scandales et les faillites des années 1930 ont provoqué une
vive réaction anticapitaliste, le soupçon portant sur les grandes entreprises,
avec en arrière-plan la condamnation par la gauche de l’exploitation du
prolétariat et l’attachement d’une partie de la droite à une France artisanale et
agricole. Beaucoup voient dans la société anonyme le lieu de l’irresponsabilité
et de la corruption et songent, à la veille de 1940, aux moyens d’engager la
responsabilité pénale des dirigeants en cas de fraude, de négligences ou
d’imprudences dans la gestion (62 ans avant l’adoption de la loi SarbanesOxley aux États-Unis !). Ils doivent être rendus responsables de la solvabilité
de la société sur leur patrimoine.
Les idéologues de 1940 voient comme seule alternative à l’irresponsabilité
collective des administrateurs la responsabilité personnelle des dirigeants. Mais
la déchéance et la responsabilité pécuniaire attachées à la procédure de mise
en faillite sont jugées inacceptables par les milieux dirigeants, et comme le
gouvernement de Vichy cherche à les ménager, le projet de loi est modifié ;
tout en les soumettant à une présomption légale de faute souffrant la preuve
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
du contraire, il énonce surtout clairement le rôle dévolu au chef : « Dans le
domaine économique comme dans le domaine politique, la notion de chef responsable
doit être établie, la mission des corps délibérants n’étant plus qu’une mission de
consultation ou de contrôle » (cité par Peyrelevade, 1999). Trois décrets-lois passés
en 1940 précisent donc la définition d’une notion nouvelle, contraignant
désormais les sociétés à concentrer entre les mains d’une seule personne
physique les fonctions de direction et de représentation : celle de présidentdirecteur-général (PDG). La présidence et la direction générale deviennent ainsi
en France deux fonctions indissociables2. Cette particularité fait des institutions
de gouvernance d’entreprise françaises un cas unique d’obligation légale de
concentration des pouvoirs dans l’entreprise.
Cet héritage se perpétue presque inchangé à travers les textes actuels.
Certes la loi sur les sociétés de 1966 votée par un Parlement gaulliste prévoit
la possibilité d’une séparation du pouvoir selon une structure comprenant un
directoire et un conseil de surveillance. Mais elle ne change rien aux textes
passés sous Vichy et conserve des formules telles que « le président du conseil
d’administration assume, sous sa responsabilité, la direction générale de la
société ». Si elle a le mérite d’exister, la formule dualiste ne sera donc quasiment
pas utilisée avant l’extrême fin des années 1990.
La liste des ambiguïtés ne s’arrête pas là : le conseil (art. 98) et le président
(art. 113) sont tous les deux investis des « pouvoirs les plus étendus pour agir
en toute circonstance au nom de la société ». Le conseil est censé nommer,
contrôler voire révoquer l’homme qui le dirige. Enfin, les rémunérations des
dirigeants sont établies par le conseil (art. 110) mais elles n’ont pas à faire
l’objet d’un rapport ni aux commissaires aux comptes, ni à l’assemblée des
actionnaires. Il n’est nulle part question de soumettre ces décisions à leur vote.
Mieux, la rémunération du président, qui, au titre de convention passée entre
la société et un membre du conseil d’administration, devrait entraîner
l’application d’une procédure visant à éviter l’octroi d’avantages injustifiés
(art. 101 et 103), a été reconnue comme acte unilatéral de la part du conseil par
la jurisprudence des années 1970.
Si l’on ajoute à ce tableau des détails concernant la composition des
conseils d’administration, qui témoignent d’un nombre très élevé de mandats
réciproques (échanges de sièges d’administrateurs) et d’une grande
homogénéité culturelle de leurs membres (mêmes formations, mêmes réseaux,
mêmes valeurs) (Birnbaum et al., 1978), on est en droit de s’interroger sur la
vigueur des incitations à un contrôle effectif des PDG. De fait, cette configuration
institutionnelle a permis d’instaurer et de préserver leur pouvoir personnel au-dessus
de tout contrôle.
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Culture de gouvernance et développement
La dynamique de la concurrence et de la régulation soutient les grands
groupes
1) L’héritage des années 1930 et de Vichy
L’environnement de l’Après-guerre reste profondément marqué par
l’économie de rente des années de crise (années 1930 et 1940). Les arrangements
anticoncurrentiels et les stratégies d’alliance financière restent vivaces, reflétées
par la persistance de larges coalitions d’intérêts industriels et financiers3. En
moyenne, chacune des 100 premières firmes possède neuf liaisons financières
avec d’autres sociétés au début des années 1950.
En outre, les négociations pour l’organisation des marchés devenues très
actives dans les années 1930 afin de tenter de préserver les parts de marchés
tout en évitant les guerres de prix, sont carrément institutionnalisées, sans
grand changement, par le gouvernement de Vichy à partir de 1940 : les
« Comités d’organisation » mis en place par le régime rassemblent les membres
d’une même profession, afin qu’ils établissent ensemble « les prix de revient, les
prix de vente et les marges bénéficiaires proposées à l’homologation de la Direction des
Prix », ainsi que le rapporte une commission d’enquête de 1952 (Houssiaux,
1958). Les syndicats du patronat et des agriculteurs étaient parmi les plus
puissants. Au sortir de la guerre, selon la même commission, ce ne sont donc
« ni le prix du marché, ni le prix de revient qui servent de base aux transactions, mais
des prix fixés par des ententes ».
Face à de telles rentes de situation, et à la différence de l’Allemagne ou
du Japon où les Américains ont pris soin de démanteler la plupart des
structures collusives, l’attitude des pouvoirs publics dans la France de l’Aprèsguerre a été d’éviter la confrontation directe et les chocs d’adaptation brutale.
Au moins jusqu’en 1958, il est difficile de dire si cette attitude a été dictée par
la prudence ou l’impuissance. Certes, un décret est passé dès juin 1945,
réglementant les pratiques individuelles de vente et visant à prévenir les effets
pervers des « ententes et positions dominantes ». Mais dans un contexte de
marchés en pénurie généralisée, cette ambition réformatrice non accompagnée
de moyens coercitifs est restée un vœu pieux.
2) La IVe République (1946-1958) : prudence ou impuissance ?
La IVe République a sans aucun doute eu l’intention d’assainir le
capitalisme français, en mettant notamment sur pied une « commission
technique des ententes et des positions dominantes ». Mais son fonctionnement
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
a été totalement entravé : par manque de moyens (une dizaine de personnes),
par le lobbying patronal, par des hauts fonctionnaires eux-mêmes sincèrement
persuadés que les ententes pouvaient être favorables au développement
économique, par l’absence d’un mandat clair quant à ses pouvoirs et aux
ententes visées, et plus généralement par le manque de continuité dans les
politiques suivies, les gouvernements se succédant au rythme moyen de un
tous les sept mois entre 1944 et 1958.
En 1953, la Commission des Comptes de la Nation (ancêtre de l’actuelle
Cour des Comptes) établit dans un constat sans appel que « l’absence de
concurrence laisse subsister auprès d’entreprises à haut rendement peu
nombreuses un vaste écran de petites cellules désuètes […], l’économie nationale
cesse d’être animée par une économie de profits pour tendre à se reposer sur une économie
de rentes ». Sont visés en première ligne le protectionnisme extérieur et la
généralisation des entraves à la concurrence sur le marché domestique : prix
garantis, prix imposés à la vente, différenciés en fonction des acheteurs, accords
de partage de la clientèle, subventions en tous genres, notamment à l’agriculture,
limitation des ventes ou de la production, tolérance à l’égard de la fraude
fiscale, etc. Un autre rapport, rédigé par S. Nora, président de la Commission,
vise ouvertement l’impuissance de l’État face aux milieux d’affaires : « A tenter
de conférer à chacun un privilège, on ne favorise plus personne, mais on instaure un
régime où l’intervention devient synonyme d’anarchie, plutôt que d’ordre, où la
compétition dans la pression politique remplace la concurrence du marché ».
Encore plus précis, Houssiaux (1958) observe que les grands groupes se
retrouvent en position de surplomb sur leurs secteurs respectifs, et les
entreprises de taille inférieure dépendent de ces centres de décision dans la
définition de leur stratégie : « en dépit d’une structure de production qui reste
trop peu concentrée, l’essentiel des affaires est, en France, sous le contrôle plus ou
moins direct des grandes entreprises ». Les grands groupes ne s’arrêtent donc pas
à leurs frontières légales mais constituent le centre réel du pouvoir de décision
privé sur l’essentiel du tissu économique qu’ils contrôlent plus ou moins
directement. Pour les responsables politiques, pouvoir agir sur les grands
groupes et leur environnement, c’était se donner un formidable levier d’action
sur l’économie. Cela n’a pas échappé au général de Gaulle.
3) Les ambiguïtés du programme gaullien (1958-1969)
Tout juste revenu au pouvoir en 1958, de Gaulle, sûr d’avoir du temps
devant lui grâce à l’instauration d’un nouveau régime présidentiel4, charge
deux hauts fonctionnaires d’un rapport sur les « obstacles à l’expansion
© OCDE 2004
55
Culture de gouvernance et développement
économique », qui déclenche une certaine prise de conscience, au-delà des
intérêts et des clivages politiques. Plusieurs réformes fiscales et législatives
s’enchaînent, aboutissant à un démantèlement rapide des protections dont
bénéficiait le petit commerce, offrant ainsi un marché aux grandes surfaces
commerciales (Leclerc et Carrefour en tête), dont le développement est alors
fulgurant. Pour ce qui est de la concurrence entre grands groupes, les deux
réformateurs s’étonnent du très faible nombre de dossiers instruits par la
Commission technique contre les pratiques anticoncurrentielles les plus
répandues (quotas, ententes sur les prix, barrières à l’entrée, etc.).
Si les années 1950 et 1960 marquent l’expansion des grands « groupes »
français, l’accélération du mouvement de concentration est très nette dans la
seconde moitié des années 1960, sous l’impulsion des gouvernements
gaullistes. A l’inverse d’une grande partie du patronat et de la classe politique,
de Gaulle croit en l’Europe et en la ‘grandeur de la France’ en son sein. Sa
doctrine est libérale et interventionniste : les marchés doivent être régulés par
le jeu de la concurrence et non par celui des arrangements ou des protections,
mais c’est l’État qui orchestre la modernisation.
A partir de 1960, il lance une politique de grands projets (le métro rapide
parisien RER, l’avion supersonique Concorde, l’aéroport de Roissy) et
concrétise sa volonté de créer des groupes de dimension internationale, quitte
à ce qu’ils se retrouvent en position oligopolistique ou monopolistique sur
le marché intérieur. Selon les rapporteurs du Ve Plan (1966-1970), « les
champions nationaux », conçus comme des instruments de la modernisation
du pays, doivent « disposer d’une masse de capitaux propres suffisante pour
affronter la concurrence là où elle se porte, investir à l’étranger, disposer de
leurs propres centres de recherche et de leurs propres techniques et avoir
finalement la possibilité de négocier dans de bonnes conditions des accords
[à l’international] ». Il faut « fortifier la puissance de la compétitivité de
l’industrie française en hâtant la création ou le développement de groupes à
capitaux français de taille internationale constitués par la concentration
technique, commerciale et financière des entreprises. […] Dans beaucoup
de secteurs, ces concentrations devraient conduire à un nombre restreint de
tels groupes, pouvant exceptionnellement aller jusqu’à la création d’un groupe
dominant unique, ce qui ne saurait en raison de l’ouverture des frontières
avoir les mêmes inconvénients que dans un régime protectionniste » (cité par
Jenny et Weber, 1976).
Comment vouloir faire respecter des règles de concurrence loyale sur le
marché domestique alors que l’objectif prioritaire affiché par le régime gaulliste
est d’encourager par tous les moyens la formation de groupes puissants (les
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
champions nationaux) capables d’affronter la concurrence extérieure, quitte à
les préserver sur leur marché intérieur ? Ce dilemme n’est pas sans rappeler
un défi aujourd’hui posé à un certain nombre de pays en développement ou
émergents tels que la Corée ou le Brésil quant aux politiques de régulation à
adopter vis-à-vis de leurs géants nationaux5.
Finalement, c’est dans le cadre du Marché commun européen que seront
de plus en plus fixées les nouvelles règles du jeu concurrentiel : le renforcement
de la législation contre les ententes (avec la Commission européenne et la Cour
de justice des communautés européennes pour la mettre en vigueur) et l’arrivée
de concurrents directs sur le marché domestique ont constitué de formidables
incitations à une modernisation et une concentration accélérées des entreprises
à partir des années 19606.
Plusieurs éléments ont donc convergé pour inciter fortement les grands
groupes à s’intégrer davantage : la difficulté croissante à conclure des ententes,
l’obligation de résister à l’intensification de la concurrence pour les entreprises
des secteurs dits « exposés » (c’est-à-dire ne pouvant plus bénéficier de régime
protecteur dans le cadre du Marché commun) et les incitations des pouvoirs
publics (prêts à taux bonifiés depuis 1955 ; mesures fiscales de 1965 et 1967).
Jusqu’au milieu des années 1960, les regroupements répondent encore
prioritairement à la préoccupation de consolider les réseaux existants tout en
se positionnant sur des marchés en forte croissance (quitte à se diversifier et à
répartir les risques par création de filiales communes). Mais de plus en plus
s’impose tout simplement la loi d’un nouvel univers concurrentiel, qui veut
que la compétitivité passe par la mise en œuvre de stratégies coûts/volume,
fortement encouragée par le personnel administratif et politique. Le
mouvement des fusions-acquisitions s’accélère logiquement : 61 opérations
par an entre 1950 et 1958 ; 166 entre 1959 et 1965 ; 213 entre 1966 et 1972, ce qui
constitue alors le plus fort taux de fusions en Europe occidentale. En 1970,
0.6 pour cent du nombre total d’entreprises de plus de 6 salariés (les 235 plus
grands groupes) représentent 62 pour cent des investissements et 45 pour cent
du chiffre d’affaires pour 39 pour cent des effectifs (Caron, 1995).
L’étude des structures concurrentielles, capitalistiques et légales du
capitalisme français des Trente Glorieuses permet de conclure sans hésiter à
une forte concentration du pouvoir économique : au sein de chaque entreprise
et au sein de chaque secteur. Quel a été le rôle des institutions de gouvernance
publique dans cette transformation des institutions de gouvernance des
entreprises ?
© OCDE 2004
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Culture de gouvernance et développement
La constitution d’un monopole focal de gouvernance
L’État ne s’est pas imposé en un jour au cœur du fonctionnement
de l’économie
Sans remonter aux origines de la tradition étatique en France, il faut
souligner que la transition vers un régime dirigiste ne s’est pas faite du jour
au lendemain (en 1945) comme tendrait à le laisser croire la mythologie de la
Reconstruction. Tout d’abord, l’État gère traditionnellement un certain nombre
d’activités économiques (tabacs, allumettes, postes, téléphones, télégrammes,
arsenaux, la Caisse des Dépôts et Consignations créée en 1816 et le Crédit
Foncier né en 1852). Deux autres institutions bancaires « privilégiées » sont
créées pour répondre aux besoins du premier Après-guerre : le Crédit National
en 1919 et la Caisse Nationale du Crédit Agricole en 1920. L’étatisation gagne
encore quand la récession des années 1930 menace des secteurs ou des
entreprises dont l’importance justifie de ne pas les laisser tomber (pétrole,
transport aérien, transport maritime, banques, etc.). Ces interventions sont
facilitées par la présence de fonctionnaires très compétents dans les ministères
techniques, notamment des ingénieurs issus des Grandes Écoles, qui voient
d’un bon œil le placement sous leur tutelle de pans entiers du patrimoine
national7.
Traumatisée par les grèves de 1936 et l’expérience socialiste qui s’en est
suivie (le Front Populaire aboutissant à la semaine de 40 heures, aux premiers
congés payés et à la nationalisation de la Banque de France8), craignant la
‘Révolution ouvrière’ et la faiblesse de la IIIe République, admirative des
prouesses techniques du Reich, la minorité d’industriels et de banquiers qui
contrôlent l’économie française des années 1930 n’a pas attendu la demande
du régime de Vichy pour collaborer activement en 1940 (Lacroix-Riz, 1999).
Du côté également des fonctionnaires, les hommes se sont accommodés pour
la plupart du changement de régime : « L’élite à laquelle nous appartenions
n’était pas attachée à la démocratie au point de refuser absolument une
expérience un peu autoritaire en vue du bien public (…) Si, d’une manière
générale, le corps administratif français a été aussi insensible à l’arrêt de la
démocratie, c’est que, antérieurement, sa préoccupation dominante était celle
de l’efficacité » (Bloch-Lainé et Gruson, 1996).
Le bilan du régime de Vichy est très ambivalent : d’un côté, il enferme le
marché français dans un corporatisme étroit, de l’autre, il crée des institutions
pertinentes, conservées telles quelles ou à peine modifiées par la suite. Son
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objectif en 1940 est double : rénover les structures économiques et sociales du
pays, accusées de l’avoir mené à la défaite, et empêcher les Allemands de
contrôler directement l’appareil productif. Afin que l’ennemi ait à traiter avec
un intermédiaire « incontournable », tout un ensemble d’organismes de gestion,
de contrôle et de prévision économiques sont rapidement mis en place, dont,
entre autres institutions clés de l’Après-guerre, le futur INSEE (Institut national
de la statistique et des études économiques officiellement né en 1946) chargé
de la prévision, le Trésor chargé de la trésorerie de l’État et le très puissant
ministère de l’Économie. Le tout s’appuie sur un relais nouveau au sein de la
société civile : 231 ‘Comités d’Organisation’, où les représentants de chaque
secteur d’activité (couvrant 1.8 millions d’entreprises en 1945) sont invités à
participer à l’élaboration des politiques.
Ce mode de gouvernance représente une avancée décisive dans la
transformation de l’appareil d’État français, non du point de vue de ses résultats
(collaboration, pillage financier, épuisement de l’outil de production et
explosion de l’économie parallèle), mais quant à l’héritage pour les régimes à
venir : un nouveau modèle de gouvernance institutionnalisant un dialogue étroit
entre les oligarchies économiques et l’appareil administratif, associant donc les élites
du secteur privé à la discussion sur les politiques à mener et les impliquant
dans la réalisation des objectifs.
Une série d’innovations institutionnelles
En 1945 sonne l’heure de l’autocritique. La société rêve d’un
rétablissement économique et social fondé sur des valeurs nouvelles. Les
regards sont tournés vers l’avenir, vers l’effort nécessaire de reconstruction,
avec une volonté radicale de modernisation. L’attitude de la plupart des élites
ayant été douteuse pendant la guerre, une reprise en main forte par l’État
provisoirement dirigé par le général de Gaulle, chef de la Résistance, apparaît
légitime. Mais le cœur du système de gouvernance des entreprises n’est pas
remis en cause. Les hommes de l’Après-guerre vont au contraire s’appuyer
sur les institutions et compétences existantes pour les convertir entièrement
au double objectif de démocratie et de reconstruction9. C’est dans ce contexte
qu’interviennent les grandes « réformes de structure » par lesquelles l’État
imprime sa marque au cœur des institutions de gouvernance des entreprises
et balise le terrain des compromis sociaux futurs, jusqu’à aujourd’hui :
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Culture de gouvernance et développement
1)
La planification vise l’organisation d’une « économie concertée »
pensée comme processus de collaboration continu entre l’État, les travailleurs
et les employeurs, et nourrie par le rêve d’en finir avec les conflits sociaux
(Kuisel, 1981). L’idée est de Jean Monnet, futur ‘père de l’Europe’ : « D’une
administration à l’autre, d’une branche d’industrie à l’autre, les gens se
parlaient, mais leurs intentions respectives demeuraient secrètes, et sans
concertation (…) Il fallait obtenir de l’initiative privée qu’elle se pliât d’elle-même
aux exigences de l’intérêt général, et le meilleur moyen était d’associer toutes les
forces du pays à la recherche de cet intérêt général dont personne n’avait la
recette en propre mais dont chacun détenait une partie» (Monnet, 1976). Avec
le soutien du général de Gaulle, il crée en 1946 le Commissariat Général au
Plan afin de servir cet objectif de cohérence dans les politiques et de cohésion
dans la croissance (voir l’encadré III.2).
Dans un premier temps, il s’agit pour le Commissariat Général au Plan
de diriger les crédits et les produits disponibles vers les secteurs prioritaires.
Durant ses quatre premières années d’existence, il a fourni 50 pour cent du
financement de l’investissement dans le pays (Hall, 1986). Les fonds étaient
alloués en échange de la signature de quasi-contrats par lesquels l’entreprise
devait se conformer à la stratégie d’allocation du Plan. En 1947, sa mission
devient la coordination de programmes annuels de production, de répartition,
d’investissement, d’importation et d’exportation. Les différentes « commissions
de modernisation », lieux de dialogue permanent entre administrations et
partenaires sociaux, peuvent être identifiées comme institutions-clés de la
croissance française jusqu’aux années 1960. Claude Gruson, ancien directeur
de l’INSEE, reconnaît en elles « un des changements de structure les plus
importants qui aient marqué cette époque ». Et de confirmer que les Comités
d’organisation de la période vichyssoise ont « facilité cette mutation ».
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Encadré III.2. Le Plan
Comme le souligne Bertero (1997), les externalités positives liées à cette
institution ont un intérêt tout particulier pour les pays en transition et en
développement : interface entre les politiques et les acteurs économiques et
financiers, invités à prendre part à l’élaboration des plans quinquennaux ;
collecte d’informations sur l’économie réelle et construction d’indicateurs
statistiques pour l’élaboration et l’évaluation des politiques ; centre de recherche
indépendant situé au cœur du débat public, exclusivement préoccupé par la
croissance et la coordination des acteurs à moyen et long termes.
On peut certes admirer la performance économétrique des modèles successifs
utilisés par le Plan [1600 équations intégrant 4000 paramètres exogènes dans
le modèle Fifi — physico-financier — du VIe Plan (1970-1975)], mais l’essentiel
n’est pas là. Si le Plan est devenu une institution centrale de la croissance
française, c’est sans doute moins directement par la qualité de ses prévisions et
son rôle théorique de coordination des agents économiques, que par son effet
de coordination des anticipations de croissance et de création d’un climat de
confiance favorable à l’investissement.
A posteriori, on peut donc estimer que ses deux fonctions primordiales ont été :
i) de constituer un pôle unique de négociation, de rencontre, « de confrontation
entre partenaires poursuivant des intérêts spécifiques » (Malinvaud) ; ii) d’offrir
une perspective commune, des objectifs de croissance raisonnables aux agents
économiques, et en cela de jouer un rôle fondamental de réducteur public
d’incertitude. En 1967, un sondage montre que 80 pour cent des entreprises
connaissent l’objectif du Plan et les deux tiers ses prévisions pour leur branche.
En fin de compte, le Plan a moins rempli sa mission à travers ses fonctions
formelles que par un processus bien moins visible de prévention des conflits
sociaux consistant à aider l’ensemble des acteurs à apprendre, expérimenter et
accepter le changement social, cela aboutissant finalement à faciliter le
changement social lui-même (voir Hall, 1986).
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Culture de gouvernance et développement
2)
Les nationalisations : « Il convient que les grandes sources de la
richesse commune soient nationalisées et dirigées non point pour le profit
de quelques-uns mais pour l’avantage de tous » (de Gaulle). « Tout bien,
toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service
public national ou d’un monopole de fait doit devenir propriété de la
collectivité » (Constitution de 1946). Les premières nationalisations sont des
nationalisations punitions (pour collaboration) : Renault, Gnôme et Rhône
(future SNECMA) et les houillères. En 1946 arrive la vague des nationalisations
stratégiques, à 100 pour cent, avec une tutelle rigoureuse, afin d’assurer
l’équipement du pays et la croissance économique. Sont concernées la Banque
de France, les quatre premières banques de dépôt (Crédit Lyonnais, Société
Générale, Banque Nationale du Commerce et de l’Industrie, Comptoir
National d’Escompte de Paris), les 34 plus grandes sociétés d’assurance, la
quasi-totalité du secteur de l’énergie). La dernière vague (1948) concerne
des sociétés déjà contrôlées de fait (la RATP, société gestionnaire des
transports parisiens, et Air France).
Si les entreprises nationalisées bénéficient officiellement d’une certaine
« autonomie de gestion », en pratique, des contraintes considérables pèsent
sur elles : impératifs de service public, missions de développement local ou
régional, définition des marchés, des fournisseurs, tarifs imposés, accès contrôlé
aux financements, statuts des salariés proches de ceux des fonctionnaires, etc.
Aussi seront-elles de plus en plus massivement subventionnées afin de combler
leur exploitation déficitaire. La marche vers plus d’autonomie et d’effort
d’équilibre budgétaire ne s’amorce qu’avec le rapport Nora de 1967. Le secteur
nationalisé représente entre 12 et 15 pour cent du PIB des années 1950 aux
années 1970. Cette proportion cache un vecteur d’influence indirecte sur
l’économie, à travers les « participations » financières du secteur nationalisé
qui, entre 1959 et 1972, croissent deux fois plus vite que ses actifs industriels
(Gresh, 1975). Voilà une manière indirecte pour l’État actionnaire d’apporter
des capitaux propres à l’économie.
3) La création des comités d’entreprise, obligatoires pour les sociétés de
plus de 100 employés (seuil ultérieurement abaissé à 50), accordant aux salariés
un droit de regard sur la gestion de l’entreprise au sein du conseil
d’administration, ainsi que des moyens pour la création d’œuvres sociales
réservées à eux et à leurs familles. Ils ont grandement contribué à l’essor du
pouvoir syndical ouvrier et sont particulièrement puissants dans les
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Études du Centre de développement de l’OCDE
entreprises du secteur public, ces dernières se devant d’assumer leur rôle de
‘vitrine sociale’ de la France (ainsi, le comité d’entreprise d’EDF absorbe
1 pour cent du chiffre d’affaires de l’entreprise depuis 1945, soit environ
400 millions d’euros par an aujourd’hui).
Mais à l’échelle de l’économie nationale, le versant ‘gouvernance’ des
comités d’entreprise a été largement délaissé, aussi bien par les patrons que par
les syndicats, leurs activités de service connaissant par contre un véritable succès.
Le fait que les syndicats aient été à la fois divisés sur le plan politique et
généralement fermement opposés à la perspective de collaborer avec les
directions (par exemple dans un style de cogestion à l’allemande) n’a
certainement pas aidé à développer le potentiel de gouvernance des comités
d’entreprise.
4) Enfin, la Sécurité sociale, clé de voûte de l’État-Providence, confiant
aux partenaires sociaux (représentants élus du patronat et du salariat) le soin
de gérer les différentes caisses de prestations (retraite, famille, maladie) offertes
aux salariés. En pratique, et à la différence du modèle allemand, ce paritarisme
n’a jamais fonctionné de lui-même : il a au contraire eu en permanence recours
à l’État, que ce soit pour fixer le cadre des négociations ou faciliter la conciliation
des intérêts en présence.
La somme des mesures prises au sortir de la guerre permet de dessiner
un ensemble cohérent par lequel l’État contrôle entièrement le circuit de
l’épargne pour alimenter le budget (voir l’encadré III.3). A partir de 1947, les
banques doivent systématiquement demander l’autorisation de la Banque
de France avant d’accorder un crédit important. Leur fonctionnement est
également encadré par le Conseil National du Crédit et le service central
des risques bancaires. Nombre de procédures mises au point dans le cadre
de l’économie de guerre sont réactivées au sein du ministère des Finances et
complétées afin de fournir des moyens d’intervention à l’État. Elles
comprennent le contrôle des changes, des taux d’intérêt, des prix (ponctué
d’épisodes de libération en 1948-52 et 1957-63), l’encadrement du crédit et
de l’accès au marché obligataire, le plafonnement du refinancement bancaire,
la sélection qualitative des prêts et la direction des grandes banques
nationalisées.
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Culture de gouvernance et développement
Encadré III.3. Le Trésor
A partir de 1945, cette direction phare du ministère des Finances recrutant les
plus brillants des jeunes fonctionnaires, règne sur l’économie française.
Symbole de l’État actionnaire et de l’État banquier, « qui avec sa galaxie
d’institutions financières, structure une économie de financements administrés »
(Cohen, 1996).
Au-delà des prérogatives traditionnelles de cette administration (les
mouvements de fonds dans la sphère publique), « il va être l’inventeur et le chef
d’orchestre de la politique de financement de l’économie » : politique du crédit,
politique monétaire (la Banque de France suit ses instructions et fait tourner
la planche à billets en fonction des besoins de l’économie, soit directement par
ses avances au Trésor, soit indirectement par la pratique du réescompte des
crédits bancaires) ; actionnaire des entreprises publiques ; régulateur des
marchés ; il va « satelliser l’ensemble des circuits de financement de l’économie
française et puissamment homogénéiser la communauté financière en faisant don de
ses brillants sujets à l’ensemble de la sphère financière » (ibid.) Le mécanisme central
(appelé ‘circuit du Trésor’) fait obligation aux grandes banques de souscrire
les bons émis par le Trésor. L’argent récolté est réinjecté dans l’économie via
les budgets des différents ministères.
C’est ainsi l’ensemble des institutions de crédit que le Trésor ‘satellise’, par ses
instructions, ses financements et ses hommes :
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—
Institutions spécialisées dans le crédit à moyen et long terme, FME (fonds
de modernisation et d’équipement), puis FDES (fonds de développement
économique et social), aux entreprises en difficulté (Ciri) ou aux
entreprises innovantes (Codis).
—
Institutions financières distributrices de crédits bonifiés (à très bas taux
d’intérêts) pour le financement de l’exportation (Coface), de
l’investissement (Crédit National), de la construction (Crédit Foncier),
de l’agriculture (Crédit Agricole). Elles deviennent la première source
de capitaux à long terme pour les entreprises au milieu des années 1950.
—
Banques nationalisées recueillant l’épargne nationale et n’offrant aux
entreprises, fidèlement à leur tradition, que des services de financement
de court terme, essentiellement à travers l’escompte des traites
commerciales.
—
L’ensemble des banques privées dont toutes les décisions de gestion et
de prêt sont encadrées par un contrôle administratif serré.
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Ce formidable pouvoir de régulation de l’État permet de fournir aux
entreprises les capitaux de long terme dont elles ont besoin pour investir.
Les hauts fonctionnaires sont convaincus que l’État doit conserver la haute
main dans l’immense effort d’investissement nécessaire au « décollage ».
C’est ainsi que l’État assure 80 pour cent du financement des investissements
entre la fin de la guerre et le début des années 1960 (Boisivon, 1986). En
1980, avant même la seconde vague de nationalisations consécutive au retour
des socialistes au pouvoir, plus de 70 pour cent des emprunts bancaires
étaient encore sous contrôle public (Hall, 1986). Voilà une transformation
majeure du mode de financement des investissements des grandes entreprises
françaises, qui jusqu’ici, avaient surtout recours à l’autofinancement,
éventuellement aux marchés d’actifs dans les périodes de boom, mais ni aux
fonds publics ni aux banques.
Les secteurs jugés prioritaires par le Ier Plan sont les « goulets
d’étranglement » potentiels, ceux dont on prévoit que l’effet d’entraînement
sur le reste de l’économie sera aussi le plus puissant : électricité, charbon,
sidérurgie, ciment, transports intérieurs et machines agricoles. Ils sont irrigués
par l’intermédiaire du FME, relayé par le FDES, puis de plus en plus à partir
des années 1950 par des crédits à moyen terme accordés par les banques
commerciales et réescomptables auprès de la Banque de France. Le mouvement
va donc d’un financement totalement et directement étatique à un financement
intermédié, qui ne laisse pas pour autant les banques autonomes dans leur
politique de crédit. Au niveau opérationnel, l’application des politiques est
garantie soit par un contrôle direct de l’État (entreprises nationalisées), soit
par le biais d’un contrôle professionnel fort sur les principaux secteurs
bénéficiaires des crédits. Les tendances corporatistes du capitalisme français
trouvent là un excellent moyen de perpétuer leur ancrage social en le légitimant
par l’accès aux ressources.
Que ce soit à travers ses organismes de prévision, de gestion et de
surveillance, à travers le contrôle des prix et des salaires, le contrôle du secteur
financier, de l’énergie et du transport, ses politiques fiscale et budgétaire
expansives (l’État est souvent le premier client des entreprises) ou encore les
politiques de recherche10, l’État est devenu omniprésent en l’espace d’une
vingtaine d’années.
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Culture de gouvernance et développement
Monopole focal et culture de gouvernance
1) Créer une culture de gouvernance telle que les intérêts privés
doivent se tourner vers l’État
Les facteurs favorables à une convergence des intérêts autour de l’État
sont réunis en 1945. Tout d’abord, les Français, marqués par une longue crise
qu’ils attribuent largement aux incohérences et à l’égoïsme des intérêts privés
ayant perdu de vue l’intérêt supérieur de la nation, considèrent qu’un État
fort en charge de l’intérêt national peut éviter de répéter les mêmes erreurs.
L’arrangement institutionnel qui en découle reflète ce choix. L’État devient
l’acteur principal de l’économie française, centralisateur des demandes,
allocateur des ressources, régulateur social, celui vers lequel tous les regards
convergent et dont on attend qu’il n’oublie personne. Il est l’artisan
incontournable de la formation des compromis économiques et sociaux. En
effet, il planifie la croissance industrielle, apporte les financements, fixe les
quantités et les prix (taux d’intérêts, salaires, prix des biens) et fournit le cadre
de la discussion entre partenaires sociaux. Autrement dit, jusqu’aux années
1970, la rentabilité des entreprises comme le pouvoir des syndicats dépendent
entièrement de décisions publiques.
Comme le remarque Rosanvallon (1990), le pouvoir d’incitation de l’État
ne repose pas simplement sur son pouvoir de réglementation mais davantage
sur une forte capacité de pression financière combinée à une stratégie de
multiplications des mesures contraignantes qui rendent les firmes dépendantes
des responsables administratifs et politiques pour obtenir des fonds ou des
dérogations à ces mesures.
Par exemple, une entreprise pourra être exemptée du contrôle des prix si
elle accepte de se conformer aux objectifs industriels nationaux. Un accord
sera signé sous forme de contrat individuel avec l’État. Cet outil, très utilisé
dans les années 1960, était d’autant plus efficace que l’inflation progressait.
Accorder des exonérations fiscales, par exemple aux sociétés exportatrices à
partir de 1958, s’est avéré constituer une autre forme d’incitation très efficace.
L’État ayant à sa disposition un arsenal de moyens d’action sans pareil
dans le monde occidental, il est naturel que les syndicats, les entreprises et
autres groupes d’intérêt (dont certains ancrés dans la société française bien
avant la naissance même de la République) aient pris l’habitude de se tourner
vers lui, son administration ou ses élus, pour réclamer avantages et protections,
obtenant souvent gain de cause en ces temps de croissance forte. Quel meilleur
moyen pour consolider son propre pouvoir que de s’adosser à un État
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Études du Centre de développement de l’OCDE
omnipotent ? Et quel meilleur moyen pour l’État lui-même de consolider son
pouvoir que d’adopter des mesures populaires dans un premier temps, pour
ensuite offrir des incitations positives sous formes d’exemptions à des
entreprises sélectionnées (plutôt que de les sanctionner pour non-respect) ?
Les pratiques réelles n’étaient donc pas aussi ‘participatives’ et
‘transparentes’ que dans les intentions de Monnet. Certes, le Plan a bien
initialement impliqué une grande variété d’acteurs dans le processus
d’élaboration des politiques. Mais rapidement, la planification devenant plus
complexe et couvrant davantage de secteurs de l’économie, la participation
pleine et entière d’un grand nombre d’acteurs a soulevé des problèmes d’action
collective.
En effet la modernisation impliquait de renforcer les secteurs
potentiellement les plus compétitifs et de laisser les moins efficients disparaître,
ce qui nécessairement allait générer dislocation sociale et résistance au
changement. « Révéler la stratégie économique d’ensemble encourageait les
perdants potentiels à commencer à protester à un stade précoce des
délibérations.(…) C’est pour cette raison que le lieu du pouvoir au sein du
processus de planification s’est déplacé vers des petits groupes de discussions
‘privées’ entre fonctionnaires et dirigeants d’entreprise. (…) Afin de minimiser
les risques de conflit sociaux et de faciliter la coordination, le véritable objet
du Plan est devenu la réduction de la palette des choix activement considérés :
i) en construisant une représentation symbolique spécifique des contraintes
de moyen terme qui ne sauraient être ignorées sans risques ; ii) en escamotant
les pertes individuelles derrière le rideau de l’intérêt général ; iii) en présentant
la destruction de l’industrie comme une euthanasie économique ; iv) en liant
les sacrifices immédiats au gains futurs. La planification a plus consisté à
produire des normes pour prévenir les conflits sociaux qu’à élucider des choix »
(Hall, 1986).
La coopération entre l’État et le secteur privé a donc en fait essentiellement
opéré entre les groupes d’individus les plus puissants et les mieux organisés
des deux côtés. Dans les années 1950, elle impliquait encore les syndicats et
les groupements professionnels. Mais en cas d’opposition systématique de
leur part, il arrivait déjà aux fonctionnaires de les court-circuiter pour s’adresser
directement aux chefs d’entreprises. Dans les années 1960, seul un petit nombre
de grands dirigeants d’entreprise, de hauts fonctionnaires et de responsables
politiques étaient réellement impliqués dans des négociations discrètes visant
à aboutir à des accords bilatéraux. Il est clair que les politiques de ‘grands
projets’ et de ‘champions nationaux’ ont contribué à constituer les puissants
acteurs avec lesquels l’État allait s’allier.
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Culture de gouvernance et développement
Il est significatif que les syndicats ouvriers n’aient pas participé à ce
processus. Deux des plus importants (la Confédération Générale du Travail et
Force Ouvrière) avaient quitté les négociations du Plan dès la préparation du
IIe Plan (1953). Le faible taux de syndicalisation dans les années 1960 (entre 15
et 20 pour cent des salariés) et les divisions politiques inter-syndicales les
rendaient peu représentatifs et politiquement assez inefficaces. De sorte que
leur pouvoir ne comptait pas vraiment en termes de force de négociation politique,
et cela particulièrement en comparaison avec le pouvoir des ‘grands patrons’
2) La stabilisation du pouvoir et l’homogénéisation des intérêts
des élites
Deux phénomènes ont fortement contribué à l’institutionnalisation de
cette culture de gouvernance nouvelle, fondée sur la position focale des institutions
publiques, tout en scellant entre les mains d’une élite la concentration des
pouvoirs et des ressources (le capital et le savoir en tête).
Premièrement, la très grande stabilité politique que connaît la France après
1958 : de Gaulle se maintient dix ans au pouvoir, et la droite 23 ans. Le général
de Gaulle, l’homme qui par deux fois a ‘sauvé’ la France (en 1940 et en 1958),
bénéficie d’une légitimité immense. La Constitution de la Ve République lui
permet de concentrer l’essentiel du pouvoir exécutif entre ses mains. Mais il
est aussi le chef de file de la majorité parlementaire (pouvoir législatif). Quant
à la justice, elle est maintenue sous la tutelle du pouvoir exécutif par le
truchement de la Chancellerie (ministère de la Justice) : elle ne constitue pas
un véritable « pouvoir » indépendant. L’administration, réputée impartiale,
est entièrement dévouée au service du pouvoir politique. Enfin, pour ce qui
est de l’information, la création en 1964 de l’ORTF établit un monopole d’État
sur la télévision et la radio.
Deuxièmement, le système de formation et de circulation des élites. « Un
des éléments principaux de cette symbiose entre un appareil d’État réceptif
aux arguments des industries oligopolistiques et des grandes entreprises ayant
le réflexe de demander le soutien de la force publique a été le système de la
production d’élites par les fameuses Grandes Écoles (en particulier l’École
Nationale d’Administration et l’École Polytechnique) » (Chesnais, 1993). Le
trait le plus caractéristique des élites économiques françaises est qu’elles sont
très fréquemment issues du secteur public. Aussi le ‘pantouflage’ (passage de
l’administration au monde des affaires) entre-t-il dans le petit nombre
d’institutions clés de la gouvernance des entreprises françaises, conséquence
du monopole historique de l’État sur les formations de haut niveau par le
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Études du Centre de développement de l’OCDE
système des Grandes Écoles : administratives (l’ENA, créée en 1945 pour former
des cadres administratifs de haut niveau) et techniques (Polytechnique, les
Mines, Centrale, les Ponts, etc. datant des XVIIIe et XIXe siècles). Celles-ci
recrutent sur concours les meilleurs élèves d’une classe d’âge. A l’issue de
leur scolarité, ils sont intégrés dans un ‘corps’ de la fonction publique (désignant
autrefois une classe de métiers mais n’ayant aujourd’hui plus guère d’autre
fonction que corporatiste) et doivent consacrer au moins dix ans de leur vie
professionnelle à l’État.
De manière générale, que les hauts dirigeants appartiennent au secteur
public ou au secteur privé (dont les grandes familles d’entrepreneurs
capitalistes : Peugeot, Michelin, Mulliez, Rothschild, Taittinger, de Wendel …),
le maillage de leurs réseaux relationnels, l’organisation monarchique des
institutions internes de gouvernance des entreprises (systèmes de négociation,
de délibération et de décision cloisonnés entre étages hiérarchiques) et leurs
schémas de recrutement sont tels qu’ils renforcent et verrouillent le pouvoir
de décision à l’échelle du pays (voir entre autres Bauer et Cohen, 1981 ;
Bourdieu, 1989 ; et Garrigues, 2002.
Le recrutement s’appuie généralement sur la cooptation, le pantouflage
et la solidarité entre « camarades », anciens élèves des mêmes écoles ou
appartenant au mêmes ‘grands corps’ de la fonction publique, capables de
monopoliser l’accès aux fonctions dirigeantes dans des pans entiers de
l’administration et de l’économie (par exemple le corps des Mines ou celui des
Ponts et Chaussées dans l’industrie, l’Inspection des Finances ou le Trésor
dans la banque et l’assurance). En 1954, 4 pour cent des dirigeants des banques
privées provenaient de la fonction publique. En 1974, ils étaient 30 pour cent.
Et 43 pour cent des dirigeants des cent plus grands groupes français avaient
alors à un moment été fonctionnaires (Birnbaum, 1977 ; Birnbaum et al., 1978).
La circulation du pouvoir, des informations et des ressources s’organise et se
limite à une élite soudée par une grille d’intérêts communs, dont l’articulation
et la garantie relèvent de la sphère publique nationale. Quant au lien entre
gouvernance politique et gouvernance d’entreprise, il est d’autant plus effectif
qu’il est symbiotique, car intrinsèque au système de formation des élites.
3) L’hypothèse du monopole focal public de gouvernance
Comment comprendre que cette culture de gouvernance apparemment
fondée sur des relations interpersonnelles très peu transparentes ait pu
fonctionner avec une réelle efficacité en l’absence manifeste d’organes de
contrôle ou de contre-pouvoirs crédibles ?
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Culture de gouvernance et développement
Une telle configuration oligopolistique du pouvoir privé aurait pu
déboucher sur des conflits ouverts entre les groupes d’intérêts les plus
puissants, chacun cherchant à tirer et conserver des rentes maximales de la
situation. D’après Olson (1982) et Oman et al. (2003), les tensions entre forces
oligopolistiques ont tendance à générer des cycles de crispation / déstabilisation
brutale des structures sociales, ne parvenant généralement au déblocage ou
au compromis que par des épisodes de crise globalement destructeurs de
richesse. Le gain social découlant de telles rivalités est très limité, le plus
souvent négatif, comme en témoignent les coûts supportés par beaucoup de
pays émergents ou en développement confrontés à ce type de rivalités
intestines.
Comment et dans quelle mesure la France est-elle parvenue à éviter ce
scénario ?
Notre hypothèse est que si cette gabegie a pu être évitée en France, c’est
que la concentration oligopolistique des forces sociales s’y est doublée d’un
couvercle hiérarchique suffisamment puissant pour imprimer une tendance
monopolistique à l’organisation du pouvoir, dont l’institutionnalisation a débuté
pendant la Seconde Guerre mondiale pour aller crescendo jusqu’au milieu des
années 1960 environ. La force d’un tel système de gouvernance est qu’il
parvient à fonctionner comme un monopole, avec l’État au centre, l’ensemble
des acteurs du pays se coordonnant de fait autour de lui. Cette évolution a été
rendue possible par le rôle de point focal endossé par les institutions relevant
de la sphère publique, permettant d’opérer une mise en cohérence efficace
des intérêts privés sous l’égide de l’intérêt général. Le relais fonctionnel entre
l’État et la société est assuré tantôt par telle administration, tel ministère, telle
commission, tel préfet, député, maire ou conseiller général, qui sont autant de
points de focalisation/cristallisation potentiels des attentes sociales, ayant tous
en commun de renvoyer immédiatement à la figure tutélaire et pour ainsi
dire mythique de l’Etat11.
Nous pouvons baptiser ce phénomène, ou du moins l’idéal-type auquel
il renvoie, de « monopole focal public de gouvernance ».
Ce monopole focal de gouvernance va au-delà des notions
d’interventionnisme, de dirigisme, de planification ou de centralisation dans
la mesure où la compréhension de ses qualités fonctionnelles fait explicitement
appel à une compréhension simultanée du fonctionnement des institutions
de gouvernance des entreprises et de gouvernance politique, et potentiellement
de tous les systèmes de gouvernance à travers la société. C’est par définition
ce à quoi fait référence le concept de culture de gouvernance.
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Études du Centre de développement de l’OCDE
L’annexe 2 illustre et formalise la définition du concept de culture de
gouvernance ainsi que l’utilité sociale du monopole focal de gouvernance à
l’aide de la théorie des jeux.
Monopole focal de gouvernance, confiance et croissance
« Un gouvernement d’entreprise efficace va au-delà du bon sens. Il s’agit là
d’un élément-clé du contrat qui étaye la croissance économique d’une économie de
marché et la confiance du public dans ce système. » Witherell (2002) rappelle une
évidence qui, pourtant, est restée longtemps ignorée. Depuis la série de
scandales enregistrés aux États-Unis, « qui, sur le papier, avaient l’un des
meilleurs systèmes de gouvernance » (ibid.), on n’en finit pas de découvrir cet
enchaînement apparemment simple (sans tenir compte des rétroactions
possibles) :
« Mauvaises » institutions ou pratiques de gouvernance d'entreprise
Æ perte de confiance Æ ralentissement de la croissance
(où ‘Æ’ signifie : ‘est une condition suffisante de’).
Mais Witherell (2002) va au-delà de ce constat aujourd’hui largement
partagé en suggérant l’existence d’un enchaînement inverse et vertueux dont
le schéma serait :
« Bonnes » institutions / pratiques de gouvernance d'entreprise
Æ confiance Æ croissance
(où ‘Æ’ signifie : ‘est une condition nécessaire pour’).
Cela pourrait paraître d’une simplicité déconcertante. Il n’en est rien.
Sinon comment expliquer une prise de conscience si tardive quand on mesure
l’enjeu ? Il semble qu’elle résulte d’une double négligence, voire d’une double
incapacité : premièrement dans la définition exacte de ce que l’on entend par
bonnes ou mauvaises institutions/pratiques de gouvernance d’entreprise. On
en parle beaucoup, alors qu’aucune confirmation empirique robuste n’a encore
prouvé leur existence (pourtant fréquemment supposée de manière implicite).
Deuxièmement, sur le rôle de la confiance dans les mécanismes de croissance
et ses liens avec les institutions de gouvernance. Si la confiance est un
phénomène dont chacun perçoit intuitivement l’importance, puisqu’elle est
difficile à mettre en équation, la théorie économique se retrouve à son propos
largement démunie (Fukuyama, 1996 ; Peyrefitte, 1998).
© OCDE 2004
71
Culture de gouvernance et développement
Witherell (2002) indique successivement deux pistes concernant ces deux
enjeux. Il met d’abord en avant un critère d’efficacité pour évaluer les institutions
et pratiques de gouvernance d’entreprise. Il élargit ensuite le concept de
confiance (traditionnellement restreint au champ des acteurs strictement
impliqués dans la relation d’agence centrale de la gouvernance d’entreprise, à
savoir celle entre dirigeants et actionnaires) à la confiance du public. En effet,
celui-ci est directement concerné par l’existence de conséquences
potentiellement dommageables en cas « d’abus de confiance » dans le cadre des
institutions de gouvernance d’entreprise, parce que les entreprises fournissent
des emplois, des recettes fiscales, des biens et des services, des actifs sur lesquels
est investie une immense part de l’épargne, etc.
L’hypothèse du monopole focal de gouvernance français fournit un parfait
exemple de mécanisme de gouvernance dans lequel la confiance joue un rôle
de levier. On peut identifier ses deux grands canaux d’action sur la croissance.
1) Le canal des coûts de transaction
D’après les estimations de North et Wallis (1986), les coûts de transaction
peuvent représenter jusqu’à la moitié du PIB d’un pays. Les réduire est donc
un extraordinaire moyen d’action sur la croissance. Or, plus le capital de confiance
entre partenaires contractants est grand, plus les coûts d’information, de
spécification et de contrôle d’exécution des contrats sont réduits, donc plus les
relations de coopération sont facilitées. La valeur de cet actif collectif
correspond formellement à la somme des réductions de prime de risque exigées
par les partenaires par rapport à une situation d’absence totale de confiance
(Breton et Wintrobe, 1982).
Le système de formation, de recrutement et d’autocontrôle des élites
françaises en fournit une parfaite illustration. Outre le fait qu’il assure un
niveau élevé d’éducation des dirigeants, il réduit considérablement les
possibilités de conflit et diminue les coûts de leur résolution par le
développement d’une même culture au cours des années d’école et par
l’appartenance aux mêmes réseaux. La plupart entretiennent des liens d’amitié,
tout au moins d’estime et de loyauté réciproques. La coordination entre élites
se trouve facilitée, et donc la mise en œuvre des politiques, c’est-à-dire, dans
les années 1960, l’émergence et la réalisation de grands projets d’investissement.
« Les secteurs industriels ayant connu la plus forte expansion sont également
ceux pour lesquels l’État a manifesté le plus grand intérêt. Ce sont également
les secteurs dans lesquels les membres des Grands Corps occupent les postes
72
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
de direction ». Autre avantage : la réduction des asymétries et des coûts
d’information. Le pantouflage permet de transmettre aux états-majors des
entreprises une connaissance approfondie du secteur public. Dans l’autre sens,
les restructurations des années 1950 et 1960, qui ont fait l’objet d’un énorme
travail de préparation de la part des administrations de régulation sectorielles,
leur ont donné l’occasion de renforcer leur capacité d’expertise et
d’intervention, soit directement par leur influence dans l’élaboration des
politiques (aides, fiscalité, etc.), soit, de manière moins visible mais peut-être
encore plus certaine, dans la gestion même des entreprises par les transferts
de hauts fonctionnaires. Le pantouflage est un cas parfait d’institution, de
règle du jeu inextricablement et simultanément économique, sociale et politique.
Par l’habitude prise de se rencontrer (et de s’évaluer) de manière informelle et
continue, tous les éléments clés de la culture de gouvernance (en l’occurrence
les règles du jeu dans le cadre du monopole focal public) font immédiatement
l’objet d’une connaissance mutuelle (common knowledge). Cela donne aux élites
publiques et privées une inestimable capacité de coordination à moindre coût.
La convergence des intérêts organisée par la force du monopole focal
public limite l’usage de règles prudentielles et de procédures de contrôle. Les
risques sont limités par la faible importance des mécanismes éventuellement
situés hors de la sphère d’attraction du monopole focal. Ainsi fonctionne
précisément le circuit du Trésor (Perrut, 1998) : l’encadrement du crédit permet
aux banques de choisir les emprunteurs les moins risqués ; la croissance se
fait à faible niveau de risque, donc à coûts faibles (taux d’intérêt réels nuls ou
négatifs) et garantis, puisque les emprunteurs savent que l’État n’a pas intérêt
à déstabiliser le système dont il occupe le centre. Enfin, l’endettement ne sert
pas à nourrir des phénomènes spéculatifs, limités par l’étroitesse des marchés.
Les marges bancaires sont faibles, mais assurées. Tout le monde le sait (common
knowledge), donc a confiance dans les régulations venues ‘d’en haut’ et intérêt à
la perpétuation d’un système de gouvernance qui assure la stabilité de ses rentes.
2) Le canal des anticipations
Toute décision d’investissement, d’épargne ou de financement comporte
une dimension d’anticipation et un choix intertemporel. Or les anticipations
présentent deux caractéristiques essentielles (Plihon, 2000). Premièrement, elles
sont tournées vers l’avenir. Deuxièmement, elles sont potentiellement autoréférentielles. De la première caractéristique, il résulte que toute prévision a
un impact sur le présent. Il est donc absolument fondamental pour un acteur
qui prépare une décision de pouvoir s’appuyer sur une appréciation aussi
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73
Culture de gouvernance et développement
claire que possible des perspectives d’évolution. De la deuxième caractéristique,
il découle que si l’anticipation est parfaitement crédible, elle a de fortes chances
de se réaliser. On sait qu’une ‘psychologie dépressive’ des entrepreneurs est
elle-même facteur de dépression de l’investissement. A contrario, le rôle de
mobilisation et de coordination joué par l’ensemble des interventions et
institutions publiques au cours des Trente Glorieuses, en donnant aux
entrepreneurs des signaux optimistes et crédibles (objectifs du Plan,
financements publics, stabilité sociale, Marché commun, etc.) a permis à leurs
anticipations de se focaliser sur un équilibre de croissance élevé, les incitant à
spéculer à la hausse dans leurs décisions d’investissement, et contribuant de
ce fait à la réalisation de la norme optimiste de croissance. Un tel impact de la
réduction des incertitudes sur les décisions d’endettement et d’investissement
des entreprises (et donc in fine sur la croissance elle-même par l’intermédiaire
des salaires et de la consommation des ménages) est nettement repérable dès
le lancement du IIe Plan (1954).
Si l’on se tourne vers les anticipations des salariés, le travail macroéconomique de Bénassy et al. (1979) aide à comprendre leur rôle en situant les
procédures de négociation collective au centre de l’analyse. Le renforcement
du droit du travail à la fin des années 1940, l’établissement du salaire minimum
en 1950 — dont le niveau allait faire l’objet d’une négociation permanente
entre partenaires sociaux — et l’existence d’un cadre collectif aux négociations
sociales a abouti à intégrer ex ante la croissance de la productivité dans les
salaires nominaux. Conséquence de ces innovations institutionnelles, à partir
de 1958 les salaires réels tendent à augmenter en permanence et c’est encore
plus vrai si l’on prend en compte les salaires indirects (prestations sociales,
allocations chômage, assurance maladie, etc.). Ayant confiance dans la
continuité de ce processus (puisqu’il est inscrit dans les institutions), les salariés
apportent leur contribution à la réalisation de la norme optimiste de croissance
par leur niveau élevé de consommation, niveau que les producteurs anticipent
dans leurs programmes d’investissement et leurs demandes de fonds.
Il en va de même dans la plupart des sous-systèmes sociaux ou
économiques : l’État organise la convergence des intérêts, contribue à la
production d’une norme optimiste de croissance ou de bien-être et apporte sa
garantie à la stabilité du système de gouvernance. Il est le grand assureur ou
prêteur en dernier ressort, dans les relations sociales comme dans le système
financier : les coûts seront toujours mutualisés. L’ensemble des individus et
des organisations sachant cela (common knowledge à nouveau), chacun a intérêt
à jouer la coopération, contribuant ainsi par son action à l’auto-réalisation de
la norme optimiste que seule une coordination généralisée saurait permettre.
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
L’efficience est-elle un principe de sélection institutionnelle ?
Dire que le monopole focal de gouvernance réduit les coûts d’information
et de transaction, aide à limiter les comportements opportunistes ou à
sélectionner des équilibres optimaux au sens de Pareto (voir annexe 2) ne
signifie pas qu’un seul de ces critères fonctionnels soit un critère suffisant de
sélection institutionnelle. Comme le souligne North (1990), généralement les
institutions ne sont pas sélectionnées en fonction de leur efficience relative.
Pour Aglietta (1976) et Boyer (2003), elles émergent de conflits sociaux qui se
déplacent sur le terrain politique avant d’être finalement (et éventuellement)
validées par le droit.
La période suivante de l’histoire de la gouvernance française (chapitre IV)
ainsi que l’expérience de plusieurs pays en développement (chapitre V)
confirment que différents types de défaillances institutionnelles ou pièges
institutionnels peuvent exister et aboutir à ce que des institutions perdurent
malgré leurs inefficiences économiques notoires.
Conclusions
Premièrement, venant confirmer les études de cas menées par le Centre
de développement de l’OCDE dans plusieurs pays en développement, l’analyse
de la croissance française montre à quel point la gouvernance des entreprises
ne se comprend que dans son interaction avec son environnement et
notamment les institutions de gouvernance politique. Si l’imbrication du
capitalisme bancaire et industriel dans l’État a permis d’accroître l’efficacité des
différentes politiques industrielles, économiques et financières, l’étude des
institutions et pratiques de gouvernance de l’un ne peut être dissociée de celle
de l’autre.
Deuxièmement, l’effet le plus remarquable de la culture de gouvernance
analysée dans ce chapitre est d’avoir construit et pérennisé un climat de
confiance favorable à la croissance en ce qu’il a permis de réduire à la fois les
coûts de transaction et l’incertitude. Sur la base de l’expérience française des
Trente Glorieuses, nous sommes finalement en mesure de définir ce que
seraient de ‘bonnes’ institutions de gouvernance en général et de gouvernance
d’entreprise en particulier : des institutions capables de préserver durablement la
confiance du public, c’est-à-dire d’anticiper sur les facteurs potentiels de
destruction de la confiance. L’ensemble de ces facteurs délimitent le champ de
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Culture de gouvernance et développement
ce que l’on pourrait appeler le risque de gouvernance. Prévenir ce risque (c’està-dire identifier, évaluer et agir sur les facteurs de risque) est la mission
fondamentale des institutions de gouvernance d’entreprise. Les facteurs de
risques étant variables d’un pays, d’un secteur, d’une entreprise à l’autre, la
forme et le contenu à donner à ces institutions sont nécessairement fonctions du pays,
du secteur, de l’entreprise considéré(e).
Troisièmement, la confiance du public n’augmente durablement que si
les arrangements institutionnels mis en œuvre bénéficient autant aux individus
qu’à la société. Telle est précisément l’une des principales sources de la
croissance à long terme repérée par North après qu’il eut montré en quoi les
variables explicatives des théories traditionnelles (accumulation du capital,
technologie, économies d’échelle) sont bien plus des indices, des manifestations
que des facteurs de la croissance. Ses causes sont d’abord à rechercher dans
l’existence d’incitations (explicites et implicites) à une organisation efficiente.
Inversement, des arrangements institutionnels inefficaces (fournissant peu
d’incitations à une organisation efficiente) ou inéquitables (bénéficiant par
exemple bien plus à certains individus qu’à l’ensemble de la société) ont de
fortes chances de n’être pas durables, et de perdre plus ou moins brutalement
la confiance du public.
Quatrièmement, grâce à une volonté politique forte d’orienter l’ensemble
des forces sociales dans la même direction avec le même objectif, les institutions
soutenant le monopole focal de gouvernance ont pu fonctionner pendant un
temps suffisamment long pour être bénéfique, en évitant les jeux à somme
négative typiques de la concurrence entre groupes d’intérêts oligopolistiques.
Rien cependant n’indique que de tels groupes d’intérêt aient cessé de
s’enraciner, bien au contraire. Simplement, afin de conserver leurs avantages
à moindres frais, ils ont eu tout intérêt à accepter — provisoirement — les
impératifs fonctionnels du monopole focal (voir l’annexe 2).
Mais si la culture de gouvernance française a permis d’atteindre une
grande efficacité économique, c’est qu’au moins deux conditions
institutionnelles étaient remplies : i) un degré d’ouverture encore faible de
l’économie et de la société, tant sur l’extérieur qu’aux mécanismes autonomes
de marché ; ii) le respect effectif par l’élite politique de la règle d’or de la
démocratie qu’est le droit des gouvernés à changer de gouvernants par la voie
des urnes.
Concernant le premier point, des dysfonctionnements sont envisageables
dès lors que les règles du jeu subissent de profondes modifications, du fait de
l’ouverture sur l’extérieur (intégration régionale, mondialisation) ou de
76
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Études du Centre de développement de l’OCDE
l’accumulation des déséquilibres intérieurs (longtemps concentrés dans les
seules tensions inflationnistes sur les marchés des biens et se traduisant par
des dévaluations compétitives à répétition jusqu’à la fin des années 1960).
L’hypothèse du monopole focal laisse prévoir que les stratégies individualistes
et divergentes à coût social élevé (du type dilemme du prisonnier) ont toutes
les chances de resurgir dès lors que le monopole focal perd en force d’attraction,
la confiance en son pouvoir de régulation (et donc son efficacité) diminuant
d’autant.
Concernant le deuxième point, contrairement à ce que redoutaient
certains en 1945 puis en 1958, de Gaulle n’a pas cherché à détourner l’appareil
politique à son profit en se transformant en une sorte de Président à vie. Il
souhaitait avoir avec lui l’adhésion massive du peuple. Aussi a-t-il plus que
n’importe lequel de ses successeurs recouru au référendum, étant à chaque
fois déterminé à quitter ses fonctions si les résultats lui étaient défavorables.
En ce sens, le régime n’était pas sans contre-pouvoirs, puisque l’homme à sa
tête était prêt à se soumettre à l’expression du contre-pouvoir démocratique
par excellence. Par cette posture ambiguë (vouloir gouverner une véritable
démocratie, mais en état de plébiscite permanent), il a permis à la démocratie
française de trouver un équilibre viable, combinant l’efficacité d’un exécutif
fort et le principe de responsabilité des élites. Cet équilibre était proche de
l’optimum que décrit Olson (1993) : « Il se pourrait qu’un développement
économique soutenu requière des gouvernements suffisamment forts pour durer de
manière indéfinie, mais cependant suffisamment restreints et circonscrits afin qu’ils
n’usent pas de leur pouvoir écrasant pour abroger les droits des individus ».12
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Culture de gouvernance et développement
Notes
78
1.
Des prévisions similaires sont adressées à la même époque aux pays en
développement déjà indépendants, c’est-à-dire surtout ceux d’Amérique latine :
un grand pessimisme quant à la capacité des exportations à jouer un rôle moteur
dans le développement (export pessimism) les a fortement incités à adopter ou à
persévérer dans des politiques d’industrialisation par substitution aux importations
afin de réduire leur dépendance extérieure. Voir Oman et Wignaraja (1991).
2.
Clin d’œil de l’histoire, le décret-loi de 1940 innove en matière de gouvernance
d’entreprise en permettant la création de « comités », composés de directeurs et
d’administrateurs chargés de questions particulières par le PDG. Là encore, il
faudra attendre 50 ans avant que l’idée de comités créés auprès du conseil
d’administration devienne un élément incontournable de ‘bonne gouvernance’.
3.
A quelques exceptions près, et notamment le secteur automobile, qui a vu les
firmes les moins compétitives disparaître sans connaître de distorsions de
concurrence notoire : 155 constructeurs en 1924, 60 en 1932, 31 en 1939. En 1951,
les quatre premiers constructeurs (Renault, Citroën, Peugeot et Simca, filiale de
Fiat) contrôlent près de 90 pour cent du marché (Caron, 1995)
4.
Une fois l’autorité centrale rétablie (1944-45), de Gaulle avance un projet de
Constitution favorable à un exécutif fort. Il ne veut pas d’un régime parlementaire,
du type de la IIIe République, faible car instable. Face à l’opposition des socialistes
et des communistes inquiets d’une possible dérive autoritaire de ce général
Président, il quitte le gouvernement provisoire dès janvier 1946, laissant la place
à la IVe République. Confirmant les prévisions de de Gaulle, celle-ci sera marquée
par une alternance permanente de gouvernements, en fonction des modifications
de rapports de force à l’Assemblée nationale. En 1958, incapable de résoudre la
« crise algérienne » (guerre d’Indépendance), le régime est en danger, menacé de
coup d’état. Les Français demandent le retour du général de Gaulle, qui accepte
à condition que soit approuvée par référendum une nouvelle Constitution.
Toujours en vigueur aujourd’hui, cette dernière instaure la Ve République, régime
présidentiel, caractérisé par une forte concentration des pouvoirs entre les mains
du pouvoir exécutif, Président de la République et gouvernement appartenant
logiquement à la même majorité dans l’esprit du général de Gaulle, ce qui sera
effectivement le cas jusqu’en 1986.
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Études du Centre de développement de l’OCDE
5.
Voir le chapitre consacré au Brésil dans Oman (2003).
6.
L’Europe, c’est d’abord la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier
(CECA), instituée en 1951 en vue d’un premier marché commun pour ces
matériaux stratégiques. En 1957 naît la Communauté Économique Européenne
(CEE) lors du Traité de Rome, c’est « le Marché commun », comprenant
initialement l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les
Pays-Bas. L’objectif est d’une part la création d’une union douanière garantissant
la libre circulation des marchandises, d’autre part la mise en place de politiques
économiques et financières communes. Il est d’ailleurs très vraisemblable que
les signataires du Traité de Rome avaient parfaitement présente à l’esprit
l’obligation ainsi faite au capitalisme français de s’adapter. L’évolution est
spectaculaire : alors que les échanges extérieurs étaient en grande partie constitués
de produits de consommation, agricoles ou intermédiaires et tournés vers les
marchés captifs des anciennes colonies dans les années 1950 (en 1952, 42 pour
cent des exportations sont destinées à la Zone Franc ; 16 pour cent à la CEE), les
exportations se réorientent très vite vers les biens d’équipement à destination
des pays du Marché commun (50 pour cent des exportations en 1970, plus que 10
pour cent pour la Zone Franc). Quant aux tarifs douaniers, ils étaient les plus
hauts d’Europe occidentale jusqu’en 1962, et sont quasiment démantelés en 1970.
Il faut donc insister sur cette force d’impulsion qu’a représenté l’Europe
(notamment l’aiguillon de l’ouverture programmée des frontières), pour
comprendre la hiérarchie des objectifs politiques et l’ampleur des transformations
économiques opérées en un temps si court.
7.
Un exemple symptomatique est celui des chemins de fer, tombés dans le domaine
public par un mécanisme à peu près inéluctable : soumises à des dépenses
d’investissement considérables d’un côté, et aux obligations tarifaires imposées
par l’État de l’autre, les sociétés exploitant les différentes lignes depuis le milieu
du XIXe siècle n’ont jamais vraiment prospéré. Par une convention signée en
1921, les différents réseaux avaient mis en place un mécanisme de rétablissement
automatique de l’équilibre financier si l’un des réseaux était déficitaire. Cette
solidarité n’a pas suffi à combler les pertes des années 1930. Les détenteurs
historiques de capitaux dans l’exploitation ferroviaire ne souhaitant ou ne pouvant
pas s’engager davantage, c’est l’État qui a couvert les pertes, se retrouvant ainsi à
la tête de 51 pour cent des parts dans la SNCF (Société Nationale des Chemins de
fer Français), créée en 1937, et fusionnant les divers réseaux en un réseau unique
placé sous sa responsabilité.
8.
Fondée par Napoléon Bonaparte en 1800, la Banque de France était jusqu’à sa
nationalisation en 1936 une institution toute puissante, crainte des gouvernements
auxquels il lui est plusieurs fois arrivé d’imposer sa loi (par exemple en 1870, en
refusant de soutenir Gambetta en pleine guerre franco-allemande). Son conseil
d’administration (Conseil des Régents) est nommé par les 200 premiers
actionnaires de la Banque, en gros les 200 plus grandes fortunes du pays, le prix
de l’action étant prohibitif. Ce chiffre donnera naissance au mythe des ‘200’ dans
les années 1930, tout aussi populaire que celui du « Mur de l’argent » contre
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Culture de gouvernance et développement
lequel se serait brisée la gauche en 1924. La nationalisation de la Banque de France
permet au gouvernement de contrôler sa direction, tandis que le ministre des
Finances Vincent Auriol savoure cette revanche historique de la gauche : « les
banques, on les ferme ; les banquiers, on les enferme ! » (Milési, 1990).
80
9.
Faut-il y voir un retournement total des idéaux mobilisateurs parmi les élites ?
Bloch-Lainé, lui-même haut fonctionnaire, explique ce phénomène : « Il faut
comprendre à quoi peut conduire la simple prudence, qui a toujours été l’un des
principes essentiels de la bourgeoisie dans la haute fonction publique et les
affaires. En 1940 et 1941, rares étaient ceux qui mettaient en doute la victoire
allemande. La prudence consistait alors à durer jusqu’au bout sans prendre de
risque. En 1944, la prudence impliquait désormais d’investir sur un avenir qui
allait changer de tournure, en s’achetant un brevet tardif de résistant » (BlochLainé et Gruson, 1996).
10.
De nombreux organismes de R&D ont été créés dans les années 1930 et 1940
(dont la Caisse Nationale de la Recherche Scientifique, en 1935, futur CNRS). A
partir des années 1950, l’État joue un rôle de coordonnateur et d’impulsion : aux
« programmes d’action » des années 1950 (sidérurgie) succèdent les « grands
programmes » des années 1960 qui sont autant d’occasions de favoriser le
développement de la recherche privée (énergie atomique, armement,
télécommunications, électronique, industrie aéronautique et spatiale). La vraie
prise de conscience de l’importance de la R&D date des années 1960. Le
financement public assure 68 pour cent de la recherche française en 1968. En 10
ans, la part des dépenses de R&D dans le budget est passée de 2.5 pour cent
(1958) à 6.2 pour cent (1967). Quant à la part des dépenses totales de R&D dans le
PIB, elle double, passant de 1.1 pour cent en 1959 à 2.2 pour cent en 1967.
11.
Voir Legendre (1976, 1999) pour une analyse juridique et anthropologique de
l’État en France.
12.
Olson (1993) poursuit en montrant en quoi un régime où règne l’incertitude quant
à la continuité et au respect des droits individuels est néfaste à la croissance à
long terme, via les anticipations et la confiance : « Il a pu arriver que certaines
dictatures garantissent aux individus les droits nécessaires au fonctionnement
de marchés concurrentiels, occasionnant par là même des périodes de croissance
économique rapide. Cependant, les sujets soumis aux dictatures ont toujours
manqué non seulement des libertés politiques fondamentales, mais aussi de
confiance dans la continuité de leurs droits de propriété et de leurs droits
contractuels en cas de changement de régime ou simplement de politiques (par
la dictature). De sorte que les marchés ne génèrent pas autant d’investissement
et de progrès économique qu’il aurait été possible si tout le monde avait eu
confiance dans la sécurité à long terme de ces droits. Seules des démocraties
stables et développées peuvent procurer un sentiment de confiance généralisé
quant à la stabilité à long terme des droits individuels nécessaire à la prospérité
économique ».
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Chapitre IV
Une culture de gouvernance dépassée ?
Résumé
Pourquoi la France n’a-t-elle pas continué avec les institutions qui ont
fait le succès de la culture de gouvernance élaborée au cours des Trente
Glorieuses ?
Dès les années 1970, cette culture de gouvernance s’avère de plus en plus
coûteuse et inadaptée. Sous l’action combinée de multiples facteurs
(intégration européenne, montée en puissance des marchés financiers,
émancipation des acteurs économiques, crise sociale,
décentralisation, etc.), le point focal étatique est à la fois concurrencé et
menacé de fragmentation, sa légitimité s’effrite. Par répercussion, le
monopole focal public perd en force de polarisation, c’est-à-dire en
efficacité. Il faut donc trouver de nouvelles régulations. Mais l’incertitude
sur les gains à attendre de réformes des institutions de gouvernance
(incertitude due au manque de lisibilité sur les perspectives nationales à
moyen et long terme), combinée aux rentes de situation créées dans le
cadre de la culture de gouvernance des Trente Glorieuses entraînent des
résistances fortes au changement institutionnel, notamment de la part
des élites, promptes à défendre leur territoire menacé.
Introduction
Un certain nombre de conditions étaient nécessaires à l’efficacité du
monopole focal de gouvernance au cours des Trente Glorieuses. Les deux
premières concernent l’autonomie relative de l’économie vis-à-vis,
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81
Culture de gouvernance et développement
premièrement, des mécanismes de marché, deuxièmement, de la concurrence
et des régulations extérieures. Or cette indépendance est complètement remise
en cause par l’accumulation de tensions internes à l’économie, et par l’avancée
de l’intégration européenne, aboutissant à l’irruption des marchés financiers
et de l’Europe (avec de nouveaux marchés de biens et services, des concurrents
sérieux et des institutions de régulation indépendantes) comme nouveaux
points focaux.
Transformations des structures de financement
La montée de l’intermédiation financière
Dès le début des années 1960, les ressources budgétaires s’essoufflent
face aux besoins croissants des entreprises, confrontées d’une part à la
concurrence internationale qui lamine leurs marges, d’autre part aux besoins
de financements générés par l’internationalisation et l’industrialisation
accélérées (R&D, marketing, etc.). Cette double contrainte oblige
l’administration gaullienne à envisager un complément au circuit du Trésor et
à trouver des moyens de drainer plus largement l’épargne nationale.
Des mesures sont d’abord prises entre 1960 et 1965 afin de favoriser
l’épargne des entreprises (avec, par exemple, l’introduction de l’amortissement
dégressif) et celle des ménages (mesures fiscales d’incitation à la détention de
titres boursiers ; plans d’intéressement aux résultats pour les salariés des
entreprises). Une réforme de grande ampleur est opérée en 1966-67, visant à
desserrer les contraintes qui pèsent sur les intermédiaires financiers et à
dynamiser l’épargne des ménages : la distinction entre banques d’affaires et
banques de dépôt est assouplie ; le réescompte obligatoire auprès de la Banque
de France est supprimé. L’ouverture de guichets est libérée sur tout le territoire.
Le système financier est sécurisé, le coefficient de réserves obligatoires (non
rémunérées) devenant le principal instrument de la politique monétaire (en
remplacement du taux d’escompte). La COB (Commission des Opérations de
Bourse) est créée afin de surveiller les transactions et d’informer les épargnants.
Ces réformes ont atteint leur but : au début des années 1980, 93 pour cent
des ménages français détiennent un compte financier contre 30 pour cent en
1965 ; le taux d’épargne brute des ménages (épargne brute / revenu disponible)
est passé de 10 pour cent dans les années 1950 à 20 pour cent en 1975. La levée
de la spécialisation bancaire entraîne un grand mouvement de concentration :
en 1973, six groupes représentent 80 pour cent du total des bilans bancaires. Au
82
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Études du Centre de développement de l’OCDE
début des années 1980, la France dispose du deuxième plus grand réseau de
guichets bancaires au monde derrière les États-Unis. Les banques ont appris à
transformer efficacement l’épargne liquide des ménages en capitaux de long
terme, prenant ainsi le relais des organismes publics ou para-publics au cœur
du système financier national. La part du Trésor dans l’ensemble des crédits
d’investissement à long terme est tombée de 78 pour cent en 1954 à 15 pour cent
en 1974. Ce n’est donc plus directement l’administration, mais les banques qui
sont au contact des emprunteurs et prennent l’essentiel des décisions de crédit.
L’endettement est également encouragé par l’allégement naturel des dettes
sous l’effet de l’inflation (régulièrement 10 pour cent par an dans les
années 1970). Ainsi que le reflètent les bilans des entreprises (tableau IV.1), la
France a basculé dans une économie d’endettement, où le taux d’investissement
souhaité excède structurellement le taux d’épargne disponible, le complément
étant fourni par l’endettement. Cet aménagement du système financier, en
facilitant l’accès au crédit à partir de la fin des années 1960, a certainement
contribué à soutenir la consommation et l’investissement et donc à conserver
(momentanément) des taux de croissance élevés : 3.2 pour cent par an sur
1972-77, contre 2.2 pour cent en Allemagne et 2.7 pour cent aux États-Unis.
Tableau IV.1. Évolution de la structure des passifs des sociétés cotées* (%)
1961
1969
1976
Fonds propres
45
33
25
Dette totale
55
67
75
court terme
43
52
56
moyen et long terme
12
15
19
Note :
*Hors grandes entreprises nationalisées.
Source : D’après Dubois (1978) et Caron (1995).
Au-delà du financement des entreprises, c’est tout le système financier
français qui repose sur les banques, relais de la politique de crédit, de la
politique monétaire et de la politique industrielle du gouvernement (avec la
Banque de France comme prêteur en dernier ressort). En quelque sorte,
l’économie française présente alors une version bien plus extrême de système
bancaire que le modèle allemand, et se rapproche bien davantage des systèmes
financiers caractéristiques de pays en développement, avec l’État au sommet
de la hiérarchie bancaire (alors que le système bancaire allemand fonctionne
de manière largement autonome par rapport au pouvoir politique).
© OCDE 2004
83
Culture de gouvernance et développement
L’accumulation de déséquilibres
Les taux d’inflation élevés (mais tout de même régulièrement contenus
autour de 10 pour cent) entraînent l’épargne vers des placements immobiliers
ou liquides plutôt que sur des placements financiers longs. La proportion
placements courts/longs entre 1965 et 1980 s’établit dans un rapport de 80/
20 pour cent. Les marchés de titres privés sont structurellement étroits et la
tâche primordiale du système financier est d’assurer la transformation de
l’épargne courte en ressources longues disponibles pour les entreprises. Cette
nécessité est à l’origine de deux déséquilibres. Premièrement, certains réseaux
spécialisés de collecte de l’épargne qui bénéficient de privilèges anciens (caisses
d’épargne, secteur mutualiste) se retrouvent fortement excédentaires tandis
que le réseau bancaire est en déficit chronique. Le cloisonnement du système
financier aboutit donc à des situations de rente et à la multiplication des
procédures dérogatoires pour compenser le désavantage compétitif des
secteurs non privilégiés. En second lieu, contrairement au financement par
émissions de titres, le financement par transformation de l’épargne ne retire
pas à l’épargnant la disponibilité de son avoir. Il entretient donc les tensions
inflationnistes.
Ce mode de fonctionnement atteint ses limites au début des années 1980.
Compliqué, non concurrentiel, inflationniste (l’écart d’inflation avec les pays
voisins amenant à de fréquentes dévaluations compétitives), coûteux pour le
budget de l’État, il pousse au surendettement et fragilise les bilans des
entreprises comme des banques (les fonds propres représentent 40 pour cent
des passifs bancaires en 1967, seulement 8 pour cent en 1980). En 1981 coexistent
plus de 70 régimes de financement à taux préférentiels, qui représentent
44 pour cent des crédits à l’économie. La législation de 1945 ne couvre plus
que 40 pour cent des banques, le reste étant régulé par des régimes spéciaux.
D’importants déséquilibres économiques sont venus s’ajouter à ces
déséquilibres financiers dans les années 1970 : la hausse planifiée des salaires
réels (fruit des négociations qui ont suivi la crise sociale de mai 1968), la hausse
mondiale des prix des matières premières (suite au krach pétrolier de 1973) et
le ralentissement des gains de productivité ont convergé pour mettre en péril
la santé financière des entreprises. En échange du contrôle des prix et des
hausses programmées des salaires, les entreprises bénéficiaient jusqu’alors d’un
accès généreux aux crédits bancaires. L’ensemble du système ne fonctionnait
que grâce au laxisme monétaire qui permettait d’absorber les tensions dans
l’inflation, au prix de fréquentes dévaluations afin de réduire le différentiel
d’inflation qui aurait sinon miné la compétitivité internationale de la France.
84
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
Mais ces arrangements ont atteint leurs limites au début des années 1980.
L’apparition de taux d’intérêts réels positifs (dus au ‘tournant de l’austérité’
de 1983 et à l’adoption de la politique de désinflation compétitive1) met en
très grande difficulté les entreprises déjà endettées et rend une réforme du
système financier indispensable.
Mais comment rendre un tel système financier plus efficace sans fragiliser
l’ensemble de l’économie ? Cela implique de trouver des solutions pour cesser
de transformer l’épargne à court terme au prix de déséquilibres profonds et
stimuler l’émergence de capitaux qui acceptent de s’engager dans le temps
long de l’aventure industrielle.
La mise en place de marchés de capitaux efficaces
C’est l’État lui-même (qui a par ailleurs besoin d’un système financier
performant s’il veut pouvoir émettre et placer sa dette sur les marchés
financiers), et en l’occurrence un gouvernement socialiste sous la présidence
Mitterrand (élu en 1981), qui organise cette transformation ainsi que son propre
désengagement de la sphère financière à partir de 1983. Une batterie de
mesures entraîne une libéralisation financière radicale dans la première moitié
des années 1980, paradoxalement facilitée par la nationalisation de la quasitotalité des institutions financières ainsi placées sous tutelle directe.
Du côté des banques : abolition des spécialisations, décloisonnement des
réseaux, suppression des privilèges et des procédures dérogatoires,
autorisation du principe de la banque universelle, mise en place d’une
législation unique valable pour tous les établissements de crédit, libéralisation
des taux d’intérêts, fin du rationnement du crédit et réduction des crédits à
taux préférentiels. En 1986, certaines banques sont déjà prêtes pour un premier
round de privatisations (gouvernement Chirac).
Du côté des marchés : création d’un marché unifié des capitaux ouvert à
tous les agents (financiers, non financiers, nationaux, étrangers) ; incitations
et simplification fiscales ; diversification de l’offre de titres avec la création
des titres de créances négociables (TCN) émis par les banques, les entreprises
ou l’État sur le marché monétaire ; création d’un ‘second marché’ avec des
règles simplifiées et une ouverture obligatoire du capital réduite à 10 pour
cent, destinée à faciliter l’accès des PME à l’épargne publique ; création de
marchés de produits dérivés tels que marché à terme (MATIF) et marché des
options (MONEP), et d’un marché spécialisé sur les entreprises à fort potentiel
de croissance (nouveau marché). Ce n’est qu’une fois toutes ces réformes
abouties que sera finalement levé le contrôle des changes (en 1989).
© OCDE 2004
85
Culture de gouvernance et développement
Les résultats de cette politique de réformes ont été aussi rapides que
spectaculaires. Dès 1983, le partage entre épargne longue et épargne liquide
est rééquilibré autour de 40/60 pour cent. Entre 1980 et 1990, les émissions
d’actions sont multipliées par huit, les volumes négociés par dix et la
capitalisation boursière par cinq. Entre 1980 et 1998, la capitalisation boursière
totale (actions + obligations + autres titres de dette) explose en passant de 30 à
150 pour cent du PIB.
L’irruption des marchés dans les bilans des sociétés
La part de l’endettement est réduite de plus de moitié entre 1980 et 2000,
tombant de 64 pour cent à 28 pour cent des passifs (tableau IV.2). La part du
crédit commercial chute dans la même proportion, indiquant un recul net du
système ancien de financement croisé par multiplication des facilités de
paiement (dans les transactions commerciales). La capacité d’autofinancement2,
après être tombée de 80 pour cent dans les années 1950 et 1960 à 70 pour cent
en 1970, puis 62 pour cent en 1980, remonte à 75 pour cent en 1985, 90 en 1990
et même 112 pour cent en 1995.
Enfin, la part des actions double au passif des entreprises de 34 à 67 pour
cent entre 1980 et 2000. Dans les bilans bancaires, la part des titres financiers
(actions, obligations et autres titres de dette) explose de 5 à 50 pour cent, tandis
que celle des crédits chute de 84 à 38 pour cent de leur actif et celle des dépôts
de 73 à 28 pour cent de leur passif (Plihon, 2000). Il faut néanmoins rester
prudent sur l’interprétation de l’importance prise par les actions face à
l’endettement dans les bilans. Si elle correspond plutôt à un assainissement
dans les années 80, elle est de plus en plus due à une hausse spéculative des
cours qui, au fil des années 1990, a contribué à entretenir une illusion sur la
solidité réelle des bilans (en diminuant artificiellement les ratios dette/capital).
En tout état de cause, le point important est l’émergence des marchés financiers
et des prix établis sur ces marchés comme nouveau point focal pour les acteurs
économiques. « La marchéisation de la finance n’est pas le remplacement du
financement intermédié par de la finance directe. C’est beaucoup plus la dépendance
de l’ensemble des financements vis-à-vis des prix du marché » (Aglietta, 2001).
Une décomposition des flux de financement externe des entreprises selon
qu’ils sont obtenus par émission de titres sur des marchés ou non vient
compléter et confirmer les résultats de l’analyse patrimoniale : la part des
financements de marché a progressé de manière spectaculaire, du quart des
flux de financement externe entre 1978 et 1983 à plus des trois quarts en 2000
(Banque de France, 2002)3.
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Tableau IV.2. Évolution des bilans des entreprises françaises (1980-2000)
Actif
1980
1990
2000
52
45
43
Actions françaises
8
15
19
Actions étrangères
2
6
15
6
13
12
21
16
9
Actifs réels
Crédits et titres financiers
Crédits commerciaux
Trésorerie
Total
Passif
Actions cotées
Actions non cotées
Titres financiers hors actions
10
6
3
100
100
100
1980
1990
2000
5
10
21
29
41
46
3
5
5
Dettes auprès des institutions financières
30
23
11
Dettes commerciales
21
15
10
Autres dettes
Total
13
7
7
100
100
100
Source : Duval (2002).
Transformations dans la culture de gouvernance française
Le démantèlement du monopole focal public
Les dynamiques politiques, économiques et sociales qui ont participé au
démantèlement du monopole focal de gouvernance peuvent être regroupées
en trois types : celles qui ont abouti à l’émergence de points focaux
concurrentiels, celles qui ont tendu à fragmenter le point focal public, celles
enfin qui ont contribué à le délégitimer. Ces tendances sont pour la plupart
déjà visibles à la fin des années 1960 et apparaissent irréversibles au cours des
années 1970.
—
La montée en puissance de points focaux concurrentiels à l’État, soit autant de
nouveaux points d’ancrage possibles pour la coordination des acteurs.
Les marchés financiers, sous la pression conjuguée des mécanismes de
convergence économiques et monétaires européens, de la mondialisation
financière, des besoins de financements des entreprises et de l’État, jouent
© OCDE 2004
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Culture de gouvernance et développement
un rôle croissant dans la vie des acteurs économiques. Deuxièmement,
l’Europe s’est dotée de compétences législatives, réglementaires et
judiciaires telles que Bruxelles est devenu le premier lieu de lobbying
pour les grandes entreprises françaises.
88
—
La fragmentation du point focal public, due premièrement à l’enracinement
de nouvelles féodalités (services, ministères, délégations, cellules
spéciales, grands corps de la fonction publique) qui cherchent à affirmer
leur puissance au sein de l’administration, des entreprises publiques et
progressivement au sein des cabinets ministériels, provoquant
d’incessantes querelles, luttes d’influence, marchandages, blocages. Dès
le milieu des années 1960, de Gaulle s’inquiète de l’importance prise par
ce phénomène, qui aboutit à faire passer l’intérêt national au second plan,
après les multiples intérêts particuliers en concurrence pour la captation
de rentes publiques (Peyrefitte, 1976). Cette fragmentation s’accélère
encore sous l’influence de : i) la décentralisation, menée à partir du début
des années 80, qui renforce considérablement les prérogatives des
collectivités locales, notamment en matière d’investissements publics ;
ii) la fréquence rapprochée des changements de majorité et surtout des
épisodes de ‘cohabitation’ (où le Président de la République et le
gouvernement sont adversaires politiques), qui minent la cohésion du
pouvoir politique dans la direction effective des affaires et accentuent la
politisation de la haute fonction publique (Suleiman et Mendras, 1995).
—
La délégitimation du point focal public. Alors que tous les regards sont
tournés vers l’État, ce dernier apparaît de plus en plus au service d’une
élite (et non de l’intérêt général) et dépassé par les crises sociales qui
s’accumulent : celle de mai 1968 qui remet pour la première fois
ouvertement en question la légitimité des institutions de l’Après-guerre
(État, syndicats, partis politiques, entreprise, famille, Église) ; celles nées
des grands sinistres industriels des années 1970 dans la sidérurgie, les
chantiers navals ou le textile, puis la montée incessante du chômage dans
les années 1980 et 1990. La crédibilité de l’État et des instances de
négociation sociale pour parvenir à des compromis efficaces est durement
mise à mal. A partir du milieu des années 1980, la fuite accélérée des
jeunes diplômés des Grandes Écoles et des hauts fonctionnaires vers le
secteur privé, l’étalement au grand jour de nombreuses affaires de
corruption allant du clientélisme local aux contrats d’affaires
internationaux finissent d’entacher l’image de la fonction publique et du
monde politique (Mény, 1992).
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Impact sur les groupes d’intérêts organisés
Dès lors que le point focal perd en force d’attraction, les coalitions
d’intérêts particuliers (notamment les oligarchies dirigeantes du secteur privé
mais aussi les syndicats et les administrations) sont incitées à continuer de
jouer leur stratégie privée, mais sans se soumettre à la médiation du monopole
focal. Profitant de la stabilité politique (consolidation démocratique), de la
croissance économique, des concentrations industrielles et de la bienveillance
des politiques pour tout projet jugé « d’intérêt national », ces groupes d’intérêts
organisés (et particulièrement ceux à la tête des plus grandes entreprises) ont
assis leur puissance sociale, financière et technologique. Leur dynamique de
développement autonome conjuguée au démantèlement du monopole focal
public les a de facto conduits à s’émanciper de tout type de contrôle externe,
notamment public, en leur apprenant au contraire à tirer profit des
antagonismes à l’œuvre dans la sphère publique. Selon le diagnostic porté
par Bauer et Cohen (1981), dès la fin des années 1970, les « gouvernements
privés » des grandes entreprises détiennent un véritable monopole d’expertise
sur leur objet stratégique, à tel point que ni l’État, ni les actionnaires n’ont
finalement plus les moyens d’intervenir dans sa définition4. Aussi les deux
auteurs sont-ils en mesure de prédire que les nationalisations ne changeront rien
à l’exercice effectif du pouvoir à la tête des grandes entreprises, ce dernier étant
accaparé par une oligarchie restreinte, aux modes de sélection codifiés et
cloisonnés (cf. supra).
De fait, suite aux nationalisations de 1982, le secteur public rassemble 11
des 16 premiers groupes industriels, représente 90 pour cent de l’activité
financière, 52 pour cent de l’investissement et un quart de la population active.
L’État socialiste français est désormais le premier capitaliste du monde ! On
aurait pu croire que la volonté affichée de ‘rupture avec le capitalisme’ aurait
permis d’infléchir la dynamique de démantèlement du monopole focal. Il n’en
a rien été. Au contraire, les nationalisations ont accompagné, sinon accéléré la
transformation du capitalisme français. D’une part, elles ont permis la
recapitalisation et la restructuration des entreprises les plus en difficulté à la
sortie des années 1970 : la même aide qualifiée avant 1981 de « cadeau au grand
capital » devient, après nationalisation, « une dotation nécessaire à une
entreprise fer de lance de la sortie de crise » (Bauer et Cohen, 1985). D’autre
part, en rapprochant les grandes entreprises de leurs administrations de tutelle,
elles ont finalement facilité l’organisation du retrait méthodique de l’État à
partir de 1983 et encore renforcé les liens entre élites du secteur ‘public-privé’5.
© OCDE 2004
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Culture de gouvernance et développement
Conséquences pour la définition de l’intérêt général
Confrontées au renforcement d’intérêts privés puissants et
‘irresponsables’ (en ce sens qu’ils ne rendent aucun compte de leur action), la
mission des institutions de gouvernance politique aurait pu consister à infléchir
le jeu des intérêts particuliers de telle sorte qu’il continue de servir un intérêt
supérieur (par exemple en favorisant l’institutionnalisation ou le renforcement
de contre-pouvoirs : actionnaires, syndicats, société civile, justice, agences).
Mais il aurait préalablement fallu que les responsables de la sphère publique :
—
reconnaissent les transformations majeures de l’environnement
économique (« la lumière est au bout du tunnel » n’aura cessé de répéter le
président Giscard d’Estaing de 1974 à 1978),
—
admettent la fin de leur monopole focal de gouvernance (ce à quoi
n’étaient prêts ni les administrations, ni le personnel politique),
—
prennent en compte les puissants facteurs d’émancipation des groupes
d’intérêts organisés et leurs stratégies nouvelles,
—
se penchent enfin sur les conditions réelles de l’exercice du pouvoir à la
tête des grandes entreprises, par-delà l’enjeu de la propriété du capital
et de son impact supposé sur la gouvernance d’entreprise.
Mais par-dessus tout — et ce pourquoi les quatre points précédents
relèvent de la science-fiction — c’est une distinction bien plus claire entre
intérêts privés et intérêts publics qui aurait été nécessaire. En fait, l’une des
conséquences, inattendue et paradoxale, de la politique gaullienne est, semblet-il, d’avoir entraîné une confusion croissante entre intérêts privés et publics
dans l’esprit même de beaucoup de fonctionnaires et membres des grands
corps, qui ont fini par ne plus bien percevoir de motifs de séparation ou de
conflit d’intérêts entre les deux (Birnbaum, et al., 1978 ; Warnecke et
Suleiman, 1975). L’alliance organisée dans les années 1960 entre l’État et un
ensemble de grands industriels a eu pour effet de « politiser le secteur privé et
de privatiser une grande partie du secteur public » (Birnbaum, 1977 ;
Birnbaum, et al., 1978). Dès 1970, un signe clair de cette évolution était donné
par le contenu du VIe Plan, qui « apparaissait presque point par point conforme
aux demandes du CNPF (Conseil national du patronat français) : le Plan avait
été ‘capturé’ par sa clientèle » (Hall, 1986).
Dans son effort largement couronné de succès pour rationaliser et
moderniser l’économie nationale, l’État a pris une part active au développement
du secteur privé tout en s’alliant avec ses éléments les plus dynamiques. Mais
90
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
ce qui n’a pas été prévu, c’est la dépendance croissante de l’État envers ces
acteurs qui allaient gagner en puissance et en autonomie. Symptôme de cette
diminution de la marge de manœuvre politique, la définition même de l’intérêt
général bascule d’une conception politique (encore très claire dans l’esprit de
de Gaulle) à une conception beaucoup plus technocratique : le
‘désintéressement’ est associé à l’expertise. Le processus de recherche de
l’intérêt général évolue donc également du terrain de la négociation politique
vers celui de l’expertise sectorielle (avec tous les risques que cela comporte de
démantèlement accru des capacités de l’État et d’incohérence politique).
L’implication des salariés dans la gouvernance des entreprises reste très
faible
Les syndicats n’ont jamais vraiment essayé ni même souhaité s’impliquer
directement dans la gouvernance des entreprises (EDF est une des rares
exceptions). Cela aide à comprendre pourquoi les tentatives réformistes, sous
des gouvernements de droite (en 1968) comme de gauche (en 1982), pour
améliorer l’implication des salariés dans la gouvernance des entreprises ainsi
que les procédures de négociation collective n’ont pas été couronnées de succès.
Elles ne sont pas vraiment parvenues à améliorer la qualité du « dialogue
social » qui est souvent resté formel et dépourvu d’impact sur la prise de
décision économique, surtout quand on le compare aux institutions allemandes
(Rogers et Streeck, 1995). Enfin, ces efforts n’ont pas permis d’enrayer le déclin
rapide du recrutement et de la légitimité des organisations syndicales (le taux
de syndicalisation est tombé autour de 8 pour cent).
Pour partie, cette désaffection a sans doute résulté de l’impuissance des
syndicats aussi bien dans la crise de compétitivité des années 1970 que dans
le processus de restructuration des années 1980 qui en a découlé et s’est traduit
par un chômage massif, un large recours aux formes flexibles d’emplois, aux
départs en préretraites, à l’individualisation de la négociation salariale, toutes
tendances reflétées par un nouveau partage de la valeur ajoutée en faveur du
capital (Artus et Cohen, 1998). L’ensemble de ces facteurs combinés a contribué
à son tour à amoindrir un peu plus la capacité d’action collective des syndicats
français, exception faite de quelques ‘bastions’ du secteur public, connus pour
leur capacité d’action ou de résistance selon le point de vue.
Certains ont estimé que la généralisation des plans collectifs d’épargne
salariale pourrait être un nouveau facteur d’engagement des salariés dans la
gouvernance d’entreprise. De tels espoirs ne sont pas nouveaux et avaient déjà
© OCDE 2004
91
Culture de gouvernance et développement
été formulés par de Gaulle. Deux mécanismes, l’un volontaire (‘l’intéressement’
en 1959), l’autre obligatoire pour les entreprises de plus de 100 salariés (la
‘participation’ en 1967), visaient à associer les salariés aux performances de
leur entreprise, et même, dans le cas de la participation, à son capital et au
processus de prise de décision. Mais les employeurs ont été réticents à partager
le pouvoir, les actionnaires à partager le capital, les syndicats à voir les salariés
devenir capitalistes, et les salariés eux-mêmes à courir le risque de
l’investissement. Par conséquent, l’épargne salariale n’a pas été investie en actions
mais bloquée sur des comptes spécifiques inscrits au passif de l’employeur,
de sorte qu’elle restait quasiment sans risque pour les salariés (sauf faillite)
et disponible pour l’entreprise, sans diluer la part des actionnaires existants.
Il est vrai que l’implication financière des salariés a commencé à s’accroître
au milieu des années 1980 avec l’introduction de nouvelles formes d’épargne
collective d’entreprise. La distribution d’actions aux salariés à l’occasion des
privatisations à partir de 1986 a conforté cette tendance. Cependant, à quelques
exceptions près (Air France, Société Générale), les salariés des sociétés du
CAC 40 ne détenaient en moyenne pas plus de 2 ou 3 pour cent du capital de
leur entreprise à la fin des années 1990 (Lazonick et O’Sullivan, 2001).
Quant à l’implication des salariés en termes de gouvernance, l’impact des
plans d’épargne salariale est resté des plus limités (Balligand et de
Foucauld, 2000). Étant donné que ces plans ont été d’abord conçus comme
des outils de gestion à la disposition des dirigeants (afin de stabiliser le capital,
de mobiliser le personnel à l’aide d’incitations collectives et individuelles à la
performance, etc.), un impact aussi faible n’a rien de surprenant6.
Stratégies d’enracinement au cœur de « l’insider system »
L’étanchéité des institutions de gouvernance d’une entreprise aux
principaux mécanismes de contrôle externe et indépendant caractérise ce qu’on
a appelé plus haut un « insider system ». Deux exemples : i) une banque constitue
certes une institution de contrôle externe, mais dès lors qu’il s’agit d’une banque
« amie », actionnaire passive siégeant au conseil d’administration de
l’entreprise, on peut douter de son indépendance. Il y a de grands risques que
les dirigeants de la banque soient plus préoccupés par la longévité de
l’entreprise et la taille des projets que par leur rentabilité, ce qui risque de
dégénérer en politique de prêt aventureuse, à l’abri des pressions du marché
et au profit quasi-exclusif des dirigeants des deux organisations ; ii) dans le
même esprit, les dirigeants d’une entreprise dans un insider system auront
tendance à s’abriter du pouvoir des actionnaires minoritaires en concentrant
92
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
l’essentiel des droits de vote entre leurs mains (en s’arrangeant personnellement
avec les grands actionnaires, en rassemblant des blocs de ‘pouvoirs en blanc’
avant l’assemblée générale, en émettant des actions sans droit de vote pour
éviter de diluer le pouvoir et d’autres avec droits de vote multiples pour les
actionnaires ‘fidèles’, etc.).
Les privatisations lancées au retour des gouvernements de droite en
1986-88, puis à nouveau en 1993-95, soulèvent un problème dans l’insider system
français. Si on laisse les entreprises nationales sortir de l’hôpital (public),
comment s’assurer qu’à la première rechute, elles ne tomberont pas sous
l’emprise des cliniques (privées) étrangères ? La vigueur d’un insider system se
repère à la capacité des dirigeants à le perpétuer, autrement dit à s’enraciner
au fur et à mesure que les défis liés à l’ouverture se transforment en risques de
remise en cause de leur pouvoir.
Témoin de la stratégie d’adaptation et d’enracinement des élites : la mise
en place de « noyaux durs » d’actionnaires par un petit cercle d’initiés (insiders)
appartenant à l’élite économique et politique. Le principe consiste à multiplier
les participations croisées entre les plus grands groupes du pays et à les sceller
par des pactes (généralement conclus pour deux ans) afin d’empêcher toute
prise de contrôle éventuelle par des investisseurs étrangers. Outre les 10 pour
cent de capital vendus ou offerts aux employés, ces noyaux durs représentent
entre 20 et 40 pour cent de l’actionnariat des nouvelles entreprises privatisées,
vendus avec une prime de contrôle comprise entre 2.5 et 10 pour cent
(Schmidt, 1996). Les grands groupes incluent toujours une banque amie,
actionnaire passif mais précieux soutien financier (par exemple : Société
Générale-Alcatel ; UAP-BNP ; Crédit Lyonnais-Thomson).
Dans cette stratégie défensive, tous les moyens sont bons pour assurer
la défense du capitalisme national et préserver un contrôle serré des noyaux
durs : nomination de hauts fonctionnaires très proches du gouvernement à la
tête des nouvelles privatisées (souvent ceux-là mêmes qui ont été chargés des
programmes de privatisation de l’entreprise ou de déréglementation de son
secteur d’activité), émissions d’actions sans droit de vote (plus positivement
baptisés ‘certificats d’investissement’), vente privée des blocs de contrôle
stables, actions à droits de vote double, golden shares (actions donnant pouvoir
de veto sur toute modification des statuts à leur détenteur), administrateurs
croisés, la liste est longue.
Ajoutons à ce tableau la vigueur du pantouflage et le financement occulte
des partis politiques par les entreprises publiques et privées7 et l’on comprend
mieux pourquoi les liens au sein d’une petite élite économique, administrative
et politique étaient plus resserrés que jamais. Dans une certaine mesure,
© OCDE 2004
93
Culture de gouvernance et développement
l’évolution de l’insider system français renvoie à ce que Haber (2002), entre
autres, définit sous l’expression de « capitalisme de copinage » (crony
capitalism), sur l’analyse duquel nous reviendrons dans le prochain chapitre.
Pour Morin (1998), c’est plutôt un capitalisme de la « propriété circulaire »
qui continue d’organiser la convergence des intérêts, mais une convergence
réduite aux élites, dont la coordination est largement informelle et qui se
donnent les moyens de continuer d’ignorer le sens des mots tels que ‘contrôles’,
‘contre-pouvoirs’, ‘actionnaires minoritaires’ ou ‘administrateurs
indépendants’. Ce qui caractérise le mieux la transformation du capitalisme
français, c’est paradoxalement la stabilité et l’enracinement des appareils de
pouvoir par-delà les changements dans la propriété du capital (Cohen, 1996).
Les limites de l’insider system
C’est l’impossibilité même d’actions de surveillance qui finit par mettre
en cause la légitimité des appareils dirigeants des grands groupes français,
puisqu’en se protégeant mutuellement, ils ne sont soumis à aucun type de
contrôle démocratique. Cette crise de légitimité éclate dans les années 1990
sous la double influence détaillée ci-dessous des limites propres à l’insider
system (inefficace et coûteux), et de l’arrivée de nouveaux acteurs, externes et
indépendants, dans le jeu jusqu’alors très fermé de la culture de gouvernance
française, héritée des Trente Glorieuses, devenue inadaptée face à la complexité
et aux risques liés au nouvel environnement économique international.
1) Les limites propres de l’insider system
La faillite du Crédit Lyonnais en 1993 en est une illustration
symptomatique. Les dirigeants de celle qui était alors la plus grande banque
européenne, issus du sérail de la haute administration (notamment du Trésor),
ont pu pendant plusieurs années réaliser des opérations à haut risque sans
aucune forme de rappel à l’ordre ni de la part du conseil d’administration, ni
de l’actionnaire unique (l’État et plus précisément le Trésor, administration en
charge de la surveillance des entreprises publiques), ni de son organisme de
tutelle (la commission bancaire). Ils ont au contraire été incités à multiplier les
opérations hasardeuses et à camoufler la détérioration des performances : prêts
à taux souvent dérisoires, prises de participation relevant officiellement de la
« banque-industrie » sans véritable évaluation des risques, investissements
immobiliers en pleine phase de spéculation, toutes ces opérations ayant bien
souvent des retombées politiques nettes et ressemblant à des « cadeaux » dont
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Études du Centre de développement de l’OCDE
l’oligarchie économique française a su profiter 8. Coût social : environ
20 milliards d’euros. Comme dans le scandale Elf, la confusion des intérêts
publics et privés avait atteint de nouveaux sommets.
On pourrait prendre plusieurs autres exemples de grands patrons issus
de l’administration ou promus grâce à leurs amitiés politiques, ayant mené
leurs entreprises à la perte sans qu’aucun contre-pouvoir n’intervienne pour
prévenir les dérapages. Caractérisé par une grande opacité et l’absence de
mécanismes réels de surveillance (externes et indépendants), le système
français de gouvernance des entreprises (et particulièrement de gouvernance
des entreprises publiques), est devenu inefficace et coûteux.
Mais les coûts liés aux dérives du système ne sont pas les seuls, ils ne
font que s’ajouter à ses coûts ‘permanents’ : des masses importantes de capitaux
sont stérilisées pour les besoins d’une pure stratégie de préservation du
contrôle sur le patrimoine national.
Selon Morin (1998), 1996 marque la fin du système de « cœur financier »
français : cette année-là, Axa reprend l’UAP et devient le centre financier le
plus puissant du capitalisme français. Mais au lieu de consolider le système
des noyaux durs, Claude Bébear (dirigeant du groupe Axa) décide de se séparer
de ses participations non stratégiques (notamment dans les AGF, rachetées
par Allianz, mais aussi dans le Crédit national, Suez ou Schneider),
immobilisations qu’il juge inutilement coûteuses pour son groupe. Le
mouvement de décroisement des participations ne s’est pas interrompu depuis.
2) L’entrée en jeu de nouveaux acteurs
L’émergence de nouveaux acteurs est la conséquence de l’abandon de la
stratégie de noyaux durs et de participations croisées. Les investisseurs
étrangers, qui ne détenaient que 11 pour cent des titres du CAC 40 en 1987, en
détiennent 42 pour cent en 2002.
Particulièrement actifs en leur sein se trouvent les investisseurs
institutionnels anglo-saxons 9, qui imposent à l’agenda des conseils
d’administration la « gouvernance des entreprises », vocable jusqu’alors
inconnu en France. Bien que ne possédant certainement guère plus de 10 pour
cent de la capitalisation du CAC 40, les institutionnels inquiètent les patrons,
les hommes politiques, les syndicats et enfin les salariés, alertés par les médias
d’un débarquement de fonds « prédateurs » et court-termistes arrivés des ÉtatsUnis. Plus que leur exigence de performance, c’est surtout leur demande de
transparence qui pose problème. Le rapport Viénot II en 1999 se refuse toujours
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Culture de gouvernance et développement
à demander la publication des rémunérations des dirigeants. Six mois plus tard,
le syndicat patronal s’incline néanmoins face à la pression conjuguée des
investisseurs institutionnels et des associations d’actionnaires minoritaires. En 2001,
cette exigence est inscrite dans la loi sur les Nouvelles Régulations Économiques.
De même pour les conseils d’administration où la pratique des mandats croisés
et des arrangements discrets a longtemps été la règle. Lentement, la nécessité
de limiter le cumul des mandats par administrateur et d’intégrer des
administrateurs indépendants dans les délibérations des conseils fait son chemin.
En dépit de ces tendances nouvelles, il est remarquable que 45 pour cent des
sociétés du CAC 40 restent contrôlées par un actionnariat familial (Le Monde, 2003)
et qu’au sein du même indice, 10 pour cent des administrateurs se partagent
toujours 42 pour cent des sièges d’administrateurs (Bauer et Bertin-Mourot, 2003).
Cependant, si les dirigeants veulent avoir accès à cette importante source
de financements que sont les capitaux institutionnels et préserver leur image
auprès d’une communauté financière mondialisée comme du public, ils doivent
se soumettre à leurs exigences de transparence et de responsabilité. En l’espace
de quelques années, un petit nombre d’investisseurs institutionnels se sont
imposés à l’esprit des dirigeants d’entreprises. Le fonds mutuel Fidelity, ou encore
CalPERS, fonds de pension des retraités de la fonction publique californienne,
font sans aucun doute partie des investisseurs institutionnels les plus visibles.
Ils ont souvent rendu possible, en tout cas facilité ou contribué à faire accepter
l’activisme en assemblée générale, le travail médiatique et judicaire des
investisseurs domestiques (notamment les gérants de fonds, souvent attachés
à de grands groupes financiers traditionnellement très réservés quant à
l’expression publique d’une opinion sur la gestion de ‘leurs pairs’), et des
associations d’actionnaires salariés et minoritaires10. Bref ils ont certainement
contribué de manière décisive à instiller dans la culture de gouvernance des
entreprises françaises, à partir du milieu des années 1990, ce qui relevait encore
de la science fiction dix ans plus tôt : un embryon de contre-pouvoir.
L’autre source de contre-pouvoir est normalement publique : il s’agit de
la justice économique et financière et des organismes de régulation et de
surveillance des marchés boursiers (aujourd’hui l’Autorité des marchés
financiers). De par leur mission de prévention, d’information, de dissuasion
et leur pouvoir d’investigation et de sanction, ces institutions se situent au
cœur du bon fonctionnement de l’économie, et ce d’autant plus que les
entreprises font largement appel à l’épargne publique. Si l’on en juge au
nombre, à la nature et à la résolution des scandales économiques et boursiers
survenus depuis les réformes du milieu des années 1980, il semble que les
moyens mis à disposition de ces institutions ne soient pas encore à la hauteur
du rôle de contre-pouvoirs qu’elles pourraient jouer.
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Notes
1.
La politique (keynésienne) menée en 1981-82 s’avère rapidement incompatible
avec les engagements européens de la France (et notamment ses engagements
en termes de stabilité monétaire). Après trois dévaluations et une crise de la
balance des paiements, le président Mitterrand l’abandonne en 1983 pour prendre
« le tournant de la rigueur ». Ce choix européen est un déterminant fondamental
des mesures de libéralisation et de dérégulation lancées à partir de 1983. Une
fois de plus, la construction européenne se révèle être un instrument très puissant
dans une stratégie politique d’adaptation du capitalisme national. Voir sur ce
point Cohen (1996).
2.
Calculée en rapportant aux dépenses d’investissement : le résultat net + la dotation
aux amortissements + la variation des provisions pour risques et charges.
3.
Attention, la notion de financement de marché ne recouvre pas celle de
désintermédiation : une obligation, par exemple, est à la fois un financement de
marché et un financement intermédié si elle est achetée par un intermédiaire
financier. La montée des financements de marché ne signifie donc pas que les
intermédiaires financiers et notamment les banques soient relégués au second
plan, puisqu’ils sont directement à l’origine d’une part des émissions et des achats
de titres, et prennent en charge l’introduction de la quasi-totalité du reste. Ainsi
peut-on distinguer un taux d’intermédiation ‘étroit’ (crédits / financements totaux)
en repli de 71 pour cent en 1978 à 52 pour cent en 1998, du taux d’intermédiation
‘large’ (financements intermédiés/financements totaux) qui lui se maintient, ne
diminuant que de 79 à 75 pour cent. « La montée en puissance des marchés financiers
n’entraîne pas de désintermédiation financière » (Plihon, 2000). Au contraire, leur
efficacité dépend fortement de celle des intermédiaires financiers.
4.
Pour qualifier la situation des dirigeants à la tête des entreprises publiques en
Inde (mais leur cas est généralisable à la plupart des entreprises publiques des
pays en développement), O. Goswami (dans Oman, 2003), emploie cette
expression heureuse d’agents sans principaux (agents without principals).
5.
En 1985, tous les dirigeants des 11 premières sociétés industrielles et des
6 premières sociétés de service sont issus de la fonction publique. En moyenne,
entre 1985 et 1994, la moitié des dirigeants et administrateurs des sociétés du
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Culture de gouvernance et développement
CAC 40 sont diplômés de l’ENA ou de Polytechnique. Dans la banque, plus de
80 pour cent des dirigeants sont issus de l’administration (Bauer et BertinMourot, 1995).
98
6.
Si l’on regarde le fonctionnement des conseils de supervision des plans
d’actionnariat salarié (c’est-à-dire d’épargne salariale investie en actions de
l’employeur), on comprend mieux pourquoi jusqu’à aujourd’hui l’équilibre des
pouvoirs est resté favorable aux dirigeants. Il y a deux manières principales
d’attribuer les sièges dans ces conseils, qui toutes les deux aboutissent au même
résultat : quand les sièges sont attribués proportionnellement aux parts de capital
détenues, l’équipe dirigeante obtient généralement la majorité. Quand les sièges
sont répartis de manière égale entre directions et salariés (ou syndicats), ces
derniers se retrouvent souvent en désaccord en leur sein face à une direction
soudée, qui l’emporte alors à la majorité des voix.
7.
Du moins jusqu’à la loi de 1993 organisant le financement public des partis
politiques.
8.
Voir, par exemple, à ce sujet Toscer (2002).
9.
Les investisseurs institutionnels incluent notamment les fonds de pension, les
sociétés d’investissement (dont les mutual funds ou SICAV en droit français) et
les compagnies d’assurance (voir OCDE, 2003c).
10.
Citons, par exemple, parmi les associations d’actionnaires salariés les plus actives
celles de la Société Générale ou de France Télécom ; parmi les associations
d’actionnaires minoritaires : l’ADAM (Association de défense des actionnaires
minoritaires), l’ANAF (Association nationale des actionnaires de France), l’AEDE
(Association européenne de défense de l’épargne) ou encore l’Adacte (Association
pour la défense des actionnaires d’Eurotunnel).
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Chapitre V
Implications pour l’analyse et la transformation
de la gouvernance des entreprises dans les pays
en développement
Résumé
La confrontation du paradigme français de gouvernance avec le paradigme
anglo-américain permet d’élaborer une nouvelle grille de lecture des cultures
de gouvernance. Deux dimensions émergent de cette confrontation.
Premièrement, la culture de gouvernance considérée s’appuie-t-elle davantage
sur des règles informelles et des relations interpersonnelles ou des règles
formelles et des institutions impersonnelles pour produire la confiance, le
pouvoir et l’information nécessaires au bon fonctionnement de la société ?
Deuxièmement, comment s’effectue l’interaction entre intérêts particuliers ?
Est-elle organisée, voire imposée et hiérarchisée ou plutôt anarchique, sachant
que l’objectif est de permettre l’émergence et la réalisation d’un intérêt commun,
le plus ‘inclusif’ possible ?
Qu’apporte cette grille de lecture et quelles en sont les implications pour les
décideurs des secteurs privé et public dans les pays en développement ?
—
elle éclaire sous un jour nouveau les cultures de gouvernance existantes,
leurs trajectoires, leurs logiques, leurs limites et les pièges dans lesquels
elles peuvent tomber ;
—
elle souligne l’importance de ne pas regarder les institutions de
gouvernance d’entreprise indépendamment de la culture de gouvernance
dans laquelle elles s’inscrivent et à travers laquelle seulement elles
prennent sens ;
—
elle permet d’adresser des recommandations aux décideurs des secteurs
public et privé des pays engagés dans un processus de rattrapage
économique, afin d’assurer leur transition de stratégies de développement
relativement extensives fondées sur l’accumulation des facteurs de
production (financiers, physiques et humains) vers des stratégies plus
intensives fondées sur l’innovation.
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Culture de gouvernance et développement
Introduction
Comme nous l’avons souligné en introduction, étant donné le jugement
négatif porté sur les institutions de gouvernance des entreprises françaises
des Trente Glorieuses selon les critères d’évaluation les plus communément
admis, le « miracle français » nous place face à une alternative simple. De
deux choses l’une : ou bien la qualité des institutions de gouvernance des
entreprises n’a pas une grande importance pour les processus de développement
économique à long terme, ou bien ce sont les critères qu’il faut revoir.
L’analyse des transformations de la culture de gouvernance française nous
montre à quel point la qualité des institutions de gouvernance des entreprises,
des institutions de gouvernance publique et celle du processus de
développement économique sont liées.
La grille d’analyse offerte par le modèle « juridico-financier » de la
gouvernance d’entreprise1, qui émane de la logique même de l’expérience des
États-Unis ou du Royaume-Uni, ne permet pas de rendre compte de la dynamique
et de la richesse de cette interaction. C’est pourquoi elle ne permet pas (ou mal)
de rendre compte du fonctionnement, ni de la performance des institutions
françaises de gouvernance des entreprises au cours des Trente Glorieuses.
De manière générale, elle apparaît insuffisante dès lors que l’on cherche
à analyser des systèmes éloignés du modèle institutionnel et culturel anglosaxon. C’est le cas de la France des Trente Glorieuses, c’est aussi le cas de la
plupart des pays aujourd’hui en développement, qui présentent sur ce point
un certain nombre de caractéristiques communes rappelées en introduction :
forte concentration des structures de propriété, rôle prépondérant de l’État
dans le financement de l’investissement privé, manque d’indépendance des
institutions judiciaires, etc.
Dès lors, plutôt que de chercher à apprécier la multitude des arrangements
institutionnels existants parmi les pays en développement à travers le seul
prisme de critères dérivés de l’expérience des pays anglo-saxons, ne faudraitil pas s’efforcer de rendre plus opératoire, en l’élargissant radicalement, notre
grille de lecture des cultures de gouvernance ? C’est ce que nous tentons dans
ce chapitre. On verra alors à quel point, à travers l’expérience de plusieurs
pays en développement, gouvernance des entreprises et gouvernance publique
ne prennent effectivement sens que l’une par rapport à l’autre.
En quoi le paradigme français d’un monopole focal public de gouvernance
nous aide-t-il à appréhender cette diversité, et donc à mieux comprendre les
100
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
enjeux des transformations en cours dans les institutions et les pratiques de
gouvernance des entreprises des pays en développement ? Quelles sont enfin
les implications en termes de politiques à mener ?
Une nouvelle grille de lecture des cultures de gouvernance
Intérêts particuliers et intérêt général
L’étude du monopole focal français des Trente Glorieuses montre que le
rôle majeur des institutions de gouvernance publique avait consisté à modifier
la structure des incitations et des informations dans les jeux d’intérêt privés
afin qu’ils servent (aussi) l’intérêt public (en l’occurrence l’intérêt de la
collectivité nationale). Pour J. Monnet, père de l’Europe et fondateur du Plan,
il s’agissait de faire en sorte que « l’initiative privée se pliât d’elle-même aux
exigences de l’intérêt général » (Monnet, 1976).
Les deux problèmes que doivent être capables de résoudre les institutions
de gouvernance (gouvernance des entreprises et gouvernance publique) sont
donc : i) celui de l’émergence, de l’identification d’un « intérêt commun » ; ii)
celui de sa réalisation. Le premier pose la question des instances adéquates de
délibération, de consultation, en fonction du niveau de gouvernance concerné2 ;
le second pose la question des modes de coopération, de coordination possibles.
Le rôle des institutions de gouvernance consiste alors à faire en sorte que le
champ des interactions sociales ne soit jamais réductible à un simple jeu de rapports de
forces mais permette continuellement à un intérêt commun d’émerger et d’être réalisé.
Sinon, le risque est grand que des luttes de pouvoir entre groupes
d’intérêts prédateurs (les « distributional coalitions » à la Olson) se propagent à
travers les sphères économiques et politiques nationales et dégénèrent en
importantes pertes de richesse pour les sociétés concernées (voir Oman et al.,
2003). Deux paradigmes de régulation sociale des luttes d’intérêt peuvent être
envisagés :
—
Premièrement, le paradigme d’une régulation concurrentielle, où nul agent
n’est censé détenir suffisamment de pouvoir pour pouvoir fausser le jeu de
la concurrence, c’est-à-dire être en mesure d’influer sur les prix (c’est l’idée
fondatrice de la « main invisible »). Ce jeu est dès lors encadré par des règles
juridiques et des incitations financières adéquates. Un ensemble
d’institutions chargées de faire appliquer les règles du jeu assurent l’arbitrage
et un certain degré d’équilibre entre intérêts particuliers (voir encadré V.1).
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101
Culture de gouvernance et développement
—
Le second paradigme nous est fourni par le monopole focal de
gouvernance : c’est celui d’une régulation hiérarchique (voire hégémonique)
des intérêts particuliers qui « arrange » leur convergence vers l’intérêt
général / national. Dans les termes d’Olson (1982), l’utilité du monopole
focal pourrait être comparée à celle d’une organisation très largement
inclusive (encompassing) des groupes d’intérêts privés, notamment les
plus influents, et qui aurait donc une base suffisamment large (broadly
based vs narrowly based) pour servir l’intérêt général. Bien sûr,
l’identification de ces deux paradigmes n’exclut pas que des systèmes
de régulation intermédiaires (par exemple décentralisés) puissent
parfaitement fonctionner.
Encadré V.1. Deux visions de l’intérêt général
La « culture de marché » ainsi définie est donc intrinsèquement liée à une culture
de la contestation ouverte entre intérêts particuliers : « le droit américain, issu
du droit anglais […] est fondé avant tout sur la résolution cas par cas des conflits
soumis aux juges. Ce sont la reprise des solutions établies antérieurement et
leur sédimentation qui forment la jurisprudence — source première et légitimité
du droit. A ce mode d’élaboration du droit, qui confère une importance première
aux procès, s’articule la culture du conflit dans la mesure où le droit est perçu à
travers les prérogatives des individus : ces prérogatives s’opposent […]. Dès
lors, le conflit — sous sa forme calme du débat ou sa forme judiciaire de l’appel
au juge — correspond à la conception américaine de réalisation des droits. […]
[Le droit est défini comme] ce qui tient les intérêts de chacun en balance » (FrisonRoche, 2002).
Contrairement aux pays de Common Law, la tradition juridique née en Europe
continentale est fondée sur les textes, construite autour de la fiction de « l’intérêt
général » organisant le système du droit de manière abstraite et supposée parfaite.
Le conflit y est a priori la marque d’une défaillance du droit. C’est plutôt
l’harmonie qui est naturelle. Au niveau de l’entreprise, comment cela se traduitil ? Les systèmes juridiques d’Europe continentale consacrent l’entreprise comme
« institution » entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle. Ils affirment
son existence autonome et ses finalités propres. L’ensemble des « parties
prenantes » à la vie de l’entreprise (actionnaires minoritaires, majoritaires,
employés, dirigeants, clients, fournisseurs, etc.) sont de jure soumises à
l’obligation d’agir en fonction de « l’intérêt social », qui est le reflet, au niveau
de la « société » (de capitaux ou de personnes), de l’intérêt général en droit
public. Il est l’intérêt de l’entreprise considérée dans son ensemble, irréductible
à celui d’aucune partie prenante. En pratique, comment s’organise la fusion des
intérêts particuliers dans l’intérêt social ? Ce processus n’ayant rien de spontané,
ce sont la plupart du temps les dirigeants qui se retrouvent en position d’imposer
son contenu effectif à l’intérêt social.
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
Mais ces deux paradigmes ne jouent-ils pas — de différentes manières —
sur un même levier pour résoudre la formidable contradiction qui existe entre
le jeu des pouvoirs et des intérêts particuliers d’une part, et la mission des
institutions de gouvernance tournée vers l’émergence et la réalisation d’un
intérêt collectif d’autre part ?
La production de confiance
L’analyse menée au chapitre III a permis d’identifier la production de
confiance, la dévolution des pouvoirs et la gestion de l’information comme
principaux leviers de la capacité du monopole focal de gouvernance à atténuer
cette tension. Le modèle juridico-financier fait quant à lui l’hypothèse que des
règles juridiques et des incitations financières adéquates peuvent suffire à
résoudre cette tension, sans par exemple recourir à la notion de confiance (voir
Blair, 2002, pour une analyse critique sur ce point).
Mais dans la plupart des pays en développement, les ressources
financières et le pouvoir dissuasif des institutions judiciaires sont souvent
tellement limités que le seul recours à des incitations juridiques et
financières paraît largement illusoire, sachant qu’il devrait être suffisamment
massif pour être efficace (c’est-à-dire faire en sorte que ceux qui exercent le
pouvoir au nom de l’intérêt général ne le détournent pas dans le sens de leurs
intérêts privés).
Nous faisons donc l’hypothèse que toute culture de gouvernance peut
être caractérisée par la manière dont la confiance, le pouvoir et l’information
sont pris en charge (c’est-à-dire produits, organisés, alloués, partagés, ou
échangés, etc.).
La confiance permet de faire des hypothèses crédibles sur le
comportement d’autrui, qui facilitent l’engagement à moindre coût dans des
relations durables de coopération (coordination des anticipations, transmission
de l’information, connaissance commune des mécanismes d’ajustement,
réduction des coûts de surveillance, etc.). La lisibilité et la flexibilité qui en
découlent réduisent les coûts liés à l’engagement de ressources à long terme
par tous types d’ « investisseurs » (en capital physique, humain et social) et
donc le facilitent, ou même le rendent possible.
Le pouvoir influence également la manière dont sont sélectionnées
certaines actions parmi un ensemble de possibilités (Luhmann, 1979). Mais là
où deux personnes se faisant mutuellement confiance élaboreront des
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Culture de gouvernance et développement
hypothèses positives sur le comportement de l’autre, un individu en position
de pouvoir indiquera simplement à un subordonné que tel ou tel enchaînement
d’actions n’est pas souhaitable et l’assortira d’une menace de sanctions. Donc,
le mode de sélection des anticipations diffère. Selon la crédibilité de la menace
et la crainte qu’elle exerce sur le subordonné, le pouvoir peut s’avérer être
une manière efficace de coordonner les anticipations individuelles et les
interactions sociales.
Vient alors la question clé : comment les systèmes de gouvernance
produisent-ils de la confiance, du pouvoir et de l’information ? On peut
distinguer deux modèles génériques :
104
—
Le premier modèle de gouvernance repose sur des relations interpersonnelles,
c’est-à-dire entre personnes connaissant leurs préférences et leurs intérêts
mutuels (« relationship-based systems »). C’est d’abord sur ce mode que sont
produits et partagés la confiance, le pouvoir et l’information. Ces systèmes
n’excluent pas l’existence de règles, simplement elles sont souvent informelles,
tacites, non écrites mais connues de tous, et leur respect est difficilement
vérifiable par un tiers en position de neutralité, qui ne disposerait pas des
informations nécessaires pour formuler un arbitrage impartial. Le
fonctionnement des grands corps de la fonction publique en France ou de
la diaspora chinoise en Asie de l’Est et du Sud-est fournissent de bons
exemples de gouvernance fondée sur les relations interpersonnelles
(« Guanxi » en chinois). La confiance, le pouvoir et les informations sont
produits ou partagés sur une base idiosyncratique, c’est-à-dire liée aux
caractéristiques fondamentales d’une personne telles que sa famille ou
son appartenance ethnique (ou ses ressources en ce qui concerne le
pouvoir). Ces modes de fonctionnement fondés sur les relations
interpersonnelles ont joué un rôle décisif dans le fonctionnement (et les
dérives) des institutions de gouvernance des entreprises de la France des
Trente Glorieuses, de l’Asie du ‘Miracle asiatique’ (Rajan et Zingales,
1998 ; Shuhe Li, 2000) et plus généralement dans la plupart des pays
aujourd’hui en développement.
—
A l’autre bout du spectre se trouvent les systèmes de gouvernance
fondés sur un ensemble de règles formelles, impersonnelles et explicites
(formal rules-based systems), à même d’assurer des niveaux élevés de
confiance, de pouvoir et d’information dans le cadre de leur
fonctionnement normal. Un tel mode de production de la confiance,
du pouvoir et de l’information peut donc être qualifié de ‘systémique’.
La fonction sociale de base des normes légales réside dans leur capacité
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
à canaliser les comportements individuels et les anticipations de chacun
sur le comportement d’autrui, de manière identique pour tous les
individus sous leur juridiction et sans que des sanctions aient besoin
d’être explicitement considérées (Luhmann, 1979).
En ce qui concerne les relations entre acteurs économiques, on peut
faire l’hypothèse que, dès lors qu’une économie cherche à pleinement
bénéficier des avantages liés à un tel mode de production et de partage de la
confiance, du pouvoir et de l’information, l’ensemble des normes légales
s’appliquant à la vie économique et la crédibilité de leur application, mais
aussi la divulgation et la diffusion de l’information prennent une importance
capitale. Les États-Unis offrent une bonne illustration d’un tel modèle. L’État
régulateur et surtout les tribunaux, indépendants du pouvoir politique, y
jouent un rôle d’arbitre grâce à la très grande quantité d’informations
disponibles pour les acteurs privés eux-mêmes, qui ont ainsi les moyens et
la responsabilité de défendre leurs intérêts particuliers devant l’arbitre.
En pratique, il est certainement possible de détecter des formes mixtes
de production et de partage de la confiance, du pouvoir et de l’information
dans tout système de gouvernance. Par exemple, un troisième mode de
production de la confiance, intermédiaire, se combine fréquemment avec
les deux modes déjà exposés (interpersonnel et institutionnel). Il s’agit
d’une confiance construite de manière processuelle, par le mécanisme de
répétition des échanges, qui permet par exemple d’établir une réputation
(voir Zucker, 1986).
Modélisation des cultures de gouvernance
La figure V.1 ci-après présente une synthèse des analyses précédentes
sous forme d’une grille de lecture des cultures de gouvernance :
© OCDE 2004
105
Culture de gouvernance et développement
Figure V.1. Les cultures de gouvernance en deux dimensions
Mode de production et de
partage de la confiance, du
pouvoir et de l’information :
systémique, institutionnalisé.
Gouvernance fondée sur des
règles formelles (formal rulesbased systems).
Faible degré
de focalisation
parmi les
institutions de
gouvernance.
Prolifération
de points
focaux.
NO
NE
SO
SE
Degré élevé de
focalisation
parmi les
institutions de
gouvernance.
Monopole
focal de
gouvernance.
Mode de production et de
partage de la confiance, du
pouvoir et de l’information :
interpersonnel, idiosyncratique.
Gouvernance fondée sur des
règles informelles (relationshipbased systems).
—
106
L’axe vertical reflète le degré de « personnalisation vs
institutionnalisation » dans le fonctionnement des institutions de
gouvernance, c’est-à-dire le degré de formalisation des règles dans une
culture de gouvernance. On peut situer les États-Unis d’aujourd’hui
relativement haut (vers le nord) sur cet axe du fait du niveau élevé de
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Études du Centre de développement de l’OCDE
régulation formelle. En bas (au sud), se trouvent les cultures fondées de
manière prédominante sur des liens de confiance interpersonnels et des
règles de gouvernance informelles.
Trois remarques s’imposent ici : premièrement, une position élevée sur
cet axe ne traduit pas une ‘supériorité’ en général. Par exemple, il se
pourrait très bien que dans des systèmes ainsi positionnés très haut, les
individus se reposent tellement sur la confiance due au système, aux
institutions, qu’ils finissent par souffrir de très faibles niveaux de
confiance interpersonnelle (voir Putnam, 2000).
Deuxièmement, comme souligné plus haut, la diversité et l’hybridation
des sources et modes de partage de la confiance, du pouvoir et de
l’information sont la règle, pas l’exception. Le fonctionnement de la Silicon
Valley en offre un très bon exemple (voir Aoki, 2000).
Troisièmement, comme le montre Giddens (1990) dans sa théorie de la
confiance, même lorsque celle-ci est essentiellement produite à un niveau
systémique, les comportements individuels tangibles des acteurs restent
essentiels pour ce processus même de production de la confiance
systémique. En s’engageant en situation de face à face envers les clients ou
usagers potentiels d’un système abstrait et formel (par exemple la loi, la
monnaie, la démocratie), les individus situés à ses points d’accès
accomplissent cette tâche cruciale de retranscription des règles formelles
en pratiques concrètes signifiantes. En d’autres termes, même si les contacts
de face à face ne sauraient par eux-mêmes permettre d’atteindre un niveau
élevé de confiance systémique, ils rendent possible la ‘réincarnation’ (reembedding) des structures institutionnelles formelles dépersonnalisées
(règles, procédures anonymes, etc.) dans les interactions individuelles,
opération sans laquelle la confiance systémique n’existerait pas.
—
L’axe horizontal reflète le « degré d’anarchie vs hiérarchie » dans
l’interaction des intérêts dans un pays donné à un moment donné. A
gauche (à l’ouest) se trouvent les cultures caractérisées par l’absence ou
au contraire une multiplicité, voire une prolifération potentiellement
conflictuelle de points focaux de gouvernance. Le risque est grand que
le champ d’interaction des intérêts devienne un pur jeu de forces sans
qu’aucune forme d’intérêt général ne parvienne à en émerger. L’absence
de point focal unique traduit généralement le faible rôle de l’État dans la
coordination des intérêts particuliers, avec un risque de dégradation en
anarchie (indépendamment du type formel de régime3). En se déplaçant
vers la droite (vers l’est), on trouve des systèmes plus hiérarchisés,
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Culture de gouvernance et développement
caractérisés par un point focal de gouvernance plus efficace, voire
monopolistique. On peut positionner la France du début des années 1960
amplement à droite dans cette zone. Quant au positionnement horizontal
des États-Unis, il implique de tenir compte de la séparation et de
l’équilibre effectif entre les trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire),
de la structure fédérale du pays et du poids des intérêts privés dans le
fonctionnement réel des institutions de gouvernance économique et
politique, ce qui ramène les États-Unis dans une zone plus proche de
l’axe vertical.
Parmi les institutions les plus propices à la coordination des intérêts, on
retrouve bien sûr les États et les marchés. Cependant, d’autres institutions
peuvent être envisagées : communautés, réseaux, associations, grands
groupes (par exemple les zaibatsus, puis keiretsus japonais) ou même les
gouvernements locaux (par exemple en Chine après 1978) constituent
autant d’autres points focaux potentiellement efficaces (voir
Hollingsworth et Boyer, 1997).
Le cas des « systèmes productifs locaux » italiens est particulièrement
intéressant : leur émergence et leur fonctionnement comme points focaux
de gouvernance auto-régulés au niveau local peuvent être interprétés
comme une réponse à la non-fourniture de certains biens publics
fondamentaux par l’État. Clairement, les problèmes que peut causer une
action publique défaillante soulignent la valeur potentielle de solutions
non étatiques au besoin social de points focaux de gouvernance.
—
En hachuré apparaît la zone où la mise en cohérence des intérêts
particuliers au bénéfice de l’intérêt général est facilitée par la culture de
gouvernance.
Cultures de gouvernance et développement
Pourquoi la progression « vers le nord » est-elle quasiment inévitable ?
Les pays en développement étaient pour beaucoup au début de leur
processus d’industrialisation dans les années 1950-60. Le principal mode de
production de la confiance y était alors interpersonnel. La plupart ne
bénéficiaient pas de structures étatiques faisant office de point focal unique et
fonctionnel. Sur la figure V.2 ci-après, ils se positionnaient donc dans la zone
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© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
sud-ouest (cercle « situation initiale »). Cette configuration caractérise toujours
nombre de pays en développement au début du XXIe siècle. Elle peut être
illustrée à l’aide de l’exemple pris par North (1990) d’une petite économie
agraire fermée, où les coûts de transaction sont bas (dus à un nombre limité
de transactions en face-à-face), mais où les coûts de production sont élevés
(les gains liés à la spécialisation et la division du travail sont limités par la
faible taille du marché).
Cependant, au fur et à mesure que l’économie s’ouvre et s’intègre dans
l’économie régionale (ou mondiale), elle se retrouve impliquée dans des flux
de plus en plus continus et intenses d’informations, d’investissement, de
transactions commerciales et financières avec des individus et des
organisations qui ne sont pas parties prenantes au système national ou local
essentiellement fondé sur des relations interpersonnelles ou processuelles. Cela
a des implications très importantes : du fait de l’apparition de nouveaux
partenaires potentiels, certains individus peuvent être tentés de profiter du
contact avec les systèmes d’échange impersonnels pour réaliser des gains
personnels (par exemple avec un concurrent moins cher). La tentation de ne
plus être fidèle à leur engagement dans le cadre du système de relations
traditionnelles s’accroît. De plus, l’essentiel des transactions restant effectuées
sur la base de relations interpersonnelles, elles finissent par entraîner des coûts
variables importants : le coût marginal de l’investissement spécifique dans
chaque relation augmente (surcroît d’investissement nécessaire pour mieux
connaître le partenaire et fiabiliser la relation dans un contexte favorable aux
comportements opportunistes).
A un certain point, ces coûts deviennent difficilement supportables à
l’échelle individuelle. La relation en face à face ne peut alors plus être le seul
moyen de générer de la confiance et de traiter l’information (voir Zucker, 1986
et Shuhe Li, 2000). Une partie de ces coûts doit être mutualisée,
institutionnalisée de manière à limiter la hausse (individuelle) des coûts de
transaction et bénéficier de gains de productivité (découlant d’échelles plus
grandes et de l’incorporation d’avancées technologiques). La gouvernance par
des règles formelles, impersonnelles, explicites, correctement appliquées et
valables pour tous a cet avantage de permettre le traitement de chaque
transaction à un coût marginal faible, même et surtout entre inconnus (c’est là
que réside ‘l’avantage comparatif’ des systèmes fondés sur des règles formelles).
Les systèmes encore essentiellement fondés sur des relations
interpersonnelles sont rendus d’autant plus vulnérables qu’ils laissent les
agents économiques prendre des risques qui ne peuvent plus être correctement
gérés dans le cadre des institutions de gouvernance en place (adaptées à un
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Culture de gouvernance et développement
niveau d’incertitude et de complexité moindres). L’asymétrie d’information
est maximale vis-à-vis des partenaires étrangers, notamment les investisseurs
de portefeuille, qui n’ont pas les éléments nécessaires pour évaluer la qualité
de la gouvernance fondée sur des relations interpersonnelles ou processuelles.
Le risque systémique de ces régimes de gouvernance, une fois ouverts à ces
partenaires en position d’asymétrie d’information totale, s’en trouve dès lors
considérablement accru.
Il faut insister sur le fait que la transparence n’a en soi aucun intérêt dans
des systèmes exclusivement fondés sur les relations interpersonnelles. Elle ne
devient stratégique qu’à l’occasion de contacts avec des partenaires potentiels
qui n’ont pas la connaissance nécessaire dudit système pour s’engager avec
confiance dans des transactions. C’est d’autant plus vrai quand ces acteurs
extérieurs sont habitués à des systèmes fondés sur des règles formelles où
des niveaux élevés de confiance et d’information sont produits par le système
lui-même.
Les réactions de panique financière lors de la crise asiatique pourraient
en partie être interprétées comme résultat de l’écart entre le cadre de référence
‘cognitif’ des investisseurs de portefeuille étrangers (formé par et dans des
systèmes très fortement architecturés par des règles formelles) et la réalité des
systèmes de gouvernance des pays dans lesquels ils avaient investi (et jusqu’ici
négligée ou considérée comme acceptable), et dont l’opacité, ou disons
l’étrangeté ne pouvait tout d’un coup plus être ignorée. Malheureusement,
leur référentiel cognitif ne leur était d’aucun secours pour interpréter et évaluer
cette étrangeté. Même Krugman (1994) quand il exprimait des doutes sur la
soutenabilité du modèle de croissance sud-est asiatique plusieurs années avant
le déclenchement de la crise n’avait pas mentionné les caractéristiques du
système de gouvernance. Ainsi privés de leurs repères et donc de tout point
de référence, les investisseurs de portefeuille se sont retrouvés comme ‘perdus’
et ont pris la décision rationnelle de désinvestir, c’est-à-dire de liquider leurs
positions. L’ironie du sort est que ces pays se trouvaient précisément au beau
milieu de leur transition vers des systèmes davantage fondés sur des règles
formelles (le cas de la Corée est exemplaire, durement frappée par la crise en
1997-98 malgré son niveau élevé de développement institutionnel).
Ce n’est pas un hasard si les sociétés situées au nord des figures V.1 et V.2
se décrivent elles-mêmes comme « sociétés de l’information » et accordent
autant d’importance à la communication financière ou à la transparence : cellesci sont en effet cruciales à leur exigence systémique de ‘production de masse’
de l’information. Cette nécessité les place au cœur des mécanismes de
production de la confiance et d’organisation du pouvoir dans ces sociétés.
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Études du Centre de développement de l’OCDE
Par conséquent, sauf cas (théorique) d’une économie définitivement close
sur elle-même, ou de marginalisation croissante (cas nettement plus probable
pour certains pays parmi les ‘moins avancés’), toute société devra aller de
l’avant dans la production systémique de confiance et d’information si elle ne
veut pas subir de désavantage compétitif croissant. En ce qui concerne la
transformation des institutions de gouvernance, la difficulté réside dans la
distance qui sépare le cercle ‘situation initiale’ (figure V.2) des deux paradigmes
identifiés permettant de tirer les meilleurs bénéfices d’une mise en cohérence
des intérêts privés et qui se situent soit au nord, soit à l’est de la figure. Dès
lors, quel chemin choisir ? Tenter directement l’ascension vers le nord ou plutôt
un passage par l’est ?
Figure V.2. « Ascension nord » ou « contournement par l’est » ?
Gouvernance fondée sur des règles formelles
E.U.
France
1940-2000
Prolifération
de points
focaux de
gouvernance.
Monopole
focal de
gouvernance
Situation
Initiale
Gouvernance fondée sur des relations interpersonnelles
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Culture de gouvernance et développement
Deux options
Le principal problème est que, malgré ses avantages, un mode de
gouvernance suivant des règles formelles, dépersonnalisées implique des coûts
fixes très élevés pour la collectivité : l’investissement en infrastructures légales
et judicaires et en organismes de surveillance et de régulation (pour définir et
faire appliquer les codes, normes, standards, garanties, contrats, droits de
propriété, droit commercial, droit des sociétés, droit des faillites, etc.). Et ces
organismes doivent eux-mêmes être suffisamment bien gouvernés sur une
période suffisamment longue pour gagner la confiance des investisseurs. Étant
donné la situation des pays en développement et les contraintes auxquelles ils
doivent faire face en termes de ressources financières, humaines et temporelles,
la plupart n’ont pas les moyens de cet investissement à court ou moyen terme.
La solution la plus faisable (en termes d’efficacité et de coût) ne consisteraitelle pas alors, pour un certain nombre d’entre eux, à tenter l’aventure par l’est
plutôt que de chercher à grimper directement vers le nord4 ?
De fait, la plupart des recommandations adressées aux pays en
développement en matière d’institutions de gouvernance insistent, à juste titre,
sur l’importance de se doter d’institutions de gouvernance robustes,
transparentes et responsables, fondées sur le respect de règles de droit (rule of
law) (voir par exemple Banque mondiale, 2001). Ce faisant, les regards se
tournent naturellement en direction du résultat souhaité, suivant la flèche
tracée en pointillés sur la figure V.2, c’est-à-dire en direction d’un point situé
plein nord, et correspondant sans doute bien plus à une idéalisation des
institutions et des pratiques américaines qu’à leur réalité.
On se retrouve alors dans cette situation que Qian (2001) résume très
bien à l’aide d’une métaphore : « le problème le plus délicat pour des alpinistes
(les pays en développement) est pourtant moins d’observer le sommet que de
chercher des chemins praticables pour y parvenir ». Ce point d’aboutissement
ne doit pas nous faire oublier le chemin réellement parcouru ainsi que l’effort
permanent nécessaire pour s’y maintenir (voir à ce sujet le dossier ‘‘Capitalism
and Democracy’’ dans The Economist, 2003).
Les recommandations faites aux pays en développement minimisent trop
souvent ce fait que les économies les plus avancées ont déjà derrière elles au
moins un siècle et demi de développement industriel, c’est-à-dire un temps
considérablement long, qui a permis une transformation incrémentielle des
organisations, des institutions et des comportements individuels. Le point
d’aboutissement actuel de ces processus dessine finalement un ensemble
relativement stable et cohérent, généralement situé dans la zone nord-est de la
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Études du Centre de développement de l’OCDE
figure V.1. Cela explique dans une large mesure pourquoi, si les
recommandations pour réussir l’ascension en route directe sont bien connues,
leur mise en œuvre apparaît souvent beaucoup plus problématique. Peut-être
négligent-elles une dimension essentielle, très concrète, des systèmes de
gouvernance des entreprises, et des cultures de gouvernance en général (en
l’occurrence la dimension horizontale sur les deux figures) ?
Les avantages du monopole focal
Étant donné la faisabilité et le positionnement (sur la droite de la figure)
des systèmes de gouvernance par monopole focal, un gouvernement
relativement autoritaire ou dirigiste pourrait bien ne pas constituer une gêne,
mais plutôt un adjuvant potentiel dans la mise en place d’un tel système. C’est
ainsi qu’on pourrait interpréter l’option prise entre autres par la France à partir
de 1940, le Taipei chinois à partir de 1949, Singapour sous Lee Kuan Yew à
partir de 1959, la Corée du Sud sous Park Chong Hee à partir de 1961 et la
Chine à partir de 19495. Cette transformation dans la capacité des institutions
de gouvernance publique à ordonner les intérêts privés en se positionnant
comme point focal incontournable des relations de gouvernance, est un trait
commun distinctif de ces pays. Il correspond sur la figure V.2 au déplacement
vers la droite matérialisé par la fine flèche horizontale en traits pleins.
Précisons immédiatement que ce n’est pas parce qu’un État est dirigiste
ou autoritaire qu’il sera nécessairement capable de mettre en place un monopole
focal fonctionnel. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup de pays d’Afrique et
d’Amérique latine, un bon exemple nous étant fourni par l’Argentine sous Péron
de 1946 à 1955 et ses autres périodes de dictature militaire. Symétriquement,
une démocratie ne garantit pas davantage que le groupe au pouvoir sera
suffisamment inclusif ou représentatif des différents groupes d’intérêts
particuliers, notamment ceux des élites, pour permettre à un monopole focal de
fonctionner (l’Argentine en démocratie depuis 1983). Si la stratégie du monopole
focal public n’a jamais été fonctionnelle de manière durable en Argentine, c’est
que pas plus sous un régime démocratique que sous les dictatures militaires,
cet État n’a eu la capacité d’associer ceux dont les intérêts comptaient afin de faire
prévaloir un intérêt commun aux élites sur leurs divergences, et de permettre
l’entrée dans un processus de développement soutenu. Au contraire, ce pays
s’est tragiquement caractérisé par d’incessantes luttes de pouvoir entre
puissants groupes d’intérêts concurrents, antagonistes, en situation
oligopolistique, mais ne parvenant pas à jouer dans un (même) monopole focal.
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Culture de gouvernance et développement
Ainsi dans beaucoup de pays, l’État a-t-il sans aucun doute cherché à
jouer un rôle central dans la promotion des capitalistes nationaux. Mais dans
la plupart des cas, n’étant pas suffisamment attentif au large spectre d’intérêts
dont la mobilisation est nécessaire au processus de développement, il n’a fait
que renforcer les rentes tirées par un certain nombre de groupes d’intérêts
particuliers des financements et des protections mises en place, sans susciter
le développement d’une base nationale de grandes entreprises susceptibles
d’engager le pays sur le chemin d’un développement économique soutenu et
durable. La mauvaise gouvernance des entreprises et des institutions publiques
a au contraire durablement hypothéqué la capacité d’adaptation de la plupart
des pays en développement et eu tendance à rigidifier et polariser les sociétés
concernées6.
A l’inverse, les États en position de monopole focal fonctionnel (c’est-àdire en position d’infléchir la logique privée des coalitions d’intérêts
particuliers dans le sens de l’intérêt général) se sont arrangés, sur des périodes
suffisamment longues, pour rendre compatibles entre eux les intérêts des élites
économiques, sociales, administratives et politiques, et donc promouvoir au
maximum leur intérêt collectif en évitant les situations de conflits permanents.
Qian (2001) montre que si la plupart des réformes en Chine ont produit de
bons résultats, à partir de 1978 seulement, c’est notamment parce que les
dirigeants ont porté une attention constante aux intérêts des différents acteurs
sociaux concernés par le processus de réforme (et avant tout les différentes
factions au sein des élites elles-mêmes), quitte à emprunter des chemins non
conventionnels a priori surprenants pour des observateurs étrangers7.
Subordonnée à cette priorité s’est également posée la question de rendre
les intérêts des élites compatibles avec une croissance relativement équitable
(ou du moins perçue comme telle), c’est-à-dire dont les bénéfices seraient
diffusés à travers la population. En effet, un mécontentement parmi les couches
populaires (ou certaines d’entre elles) est toujours susceptible d’être exploité
par une (ou des) faction(s) de l’élite nationale afin de déstabiliser en sa (leur)
faveur l’équilibre des forces antérieurement établi entre élites.
Les pays ayant eu recours à un système du type monopole focal public
de gouvernance se caractérisent ainsi par des créations institutionnelles
originales, institutions de dialogue et de coordination entre élites, où la
confiance est inextricablement créée sur une base à la fois interpersonnelle,
processuelle et institutionnalisée : le Commissariat au Plan en France, le Conseil
de planification économique (Economic Planing Board) en Corée, le Conseil de
développement économique (Economic Development Board) et le Conseil national
des salaires (National Wage Council) à Singapour, la Commission pour le
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Études du Centre de développement de l’OCDE
développement industriel (Industrial Development Commission) ainsi que les
multiples associations créées sous tutelle du Kuomintang au Taipei chinois, et
plus généralement, notamment dans les pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est les
plus performants, un grand nombre de structures institutionnalisant l’échange
régulier d’informations et d’opinions entre responsables administratifs,
politiques, économiques, voire syndicaux (Amsden, 1997 ; Lee Kuan Yew, 2000 ;
Rodrik, 1994 ; Root, 1996 ; Woo-Cumings, 1999). Enfin, des politiques
volontaristes ont été menées afin de « ne laisser personne sur le bord de la
route », quitte à opérer des transferts importants vers les populations les moins
favorisées8.
Toutes ces mesures ont fondamentalement visé à assurer un minimum
d’équité entre groupes sociaux, de manière à assurer la cohésion sociale, cohésion
entre classes dirigeantes et classes populaires, mais surtout au sein de la classe
dirigeante elle-même, améliorant ainsi de manière décisive la crédibilité et donc
la faisabilité des politiques publiques (Huff et al., 2001), puisqu’une très large
représentation de ceux dont dépend de manière ultime leur mise en œuvre
est, dans un tel système, partie prenante aux processus d’élaboration et
d’ajustement. Elles ont permis d’accroître de manière significative la
prévisibilité des décisions politiques ayant un impact sur la gouvernance des
entreprises, pendant des périodes suffisamment longues pour produire des
effets bénéfiques sur l’investissement9.
Bref, elles ont augmenté le niveau de confiance et d’information processuelles
et institutionnelles à travers la société10. Cet apport correspond à la large flèche
verticale en trait plein sur la figure V.2, qui marque une remontée rapide de
ces pays dans la moitié nord du schéma, facilitée par les vertus d’un point
focal unique et incontesté dans les relations de gouvernance, et notamment à
l’interface entre gouvernance des entreprises et gouvernance publique.
Attention cependant, il n’y a rien d’automatique à ce que des pouvoirs
publics bénéficiant apparemment d’une position de monopole focal génèrent
des retombées positives. C’est par exemple le cas du Chili au cours de la période
1973-82 : les liens entre les responsables fortement idéologisés de la politique
économique au sein du gouvernement de Pinochet et un cercle très étroit —
manifestement trop étroit — de dirigeants du secteur privé, aboutissent à
l’émergence et à la domination de quelques conglomérats, au détriment de
nombreux autres intérêts du secteur privé et de la stabilité macro-économique
du pays. Ces groupes utilisent leurs relations avec les régulateurs, et les
banques dont ils sont propriétaires, pour se diversifier dans le secteur financier,
s’endetter sans contrôle et étendre leur empire (voir le chapitre sur le Chili
dans Oman, 2003).
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Culture de gouvernance et développement
L’exemple du Chili est d’autant plus intéressant que, suite à la crise
financière de 1982/83, même si la nature du régime ne change pas, le général
Pinochet, sans doute afin d’éviter une alliance du patronat traditionnel avec
l’opposition (croissante) à son régime, fait en sorte que la représentation des
intérêts des élites économiques soit beaucoup plus largement prise en compte
dans le processus d’élaboration des politiques. La Confédération pour la
Production et le Commerce, très influente et représentative parmi les secteurs
traditionnels de l’économie nationale, se chargera au cours de la période
suivante (sous la dictature militaire jusqu’en 1988, et au-delà dans un cadre
démocratique), avec des résultats économiques nettement supérieurs, de
rassembler systématiquement les propositions des différentes associations
sectorielles, d’établir un consensus entre elles et d’en faire une base de
négociation avec les responsables politiques (Silva, 1997)11.
Selon des processus similaires, la concertation entre les organisations
représentatives du secteur privé et le gouvernement mexicain a contribué de
manière décisive à la réussite du plan de stabilisation après 1987 (Pacte de
solidarité économique), et à celle de l’ouverture économique (accords ALENA,
conclus en janvier 1994) (Schneider, 1997). De telles plates-formes de
négociation institutionnalisées, visibles et formelles, entre des organisations
très largement représentatives du secteur privé et les responsables politiques,
semblent avoir existé de manière moins durable au Brésil12 ainsi que dans
beaucoup d’autres pays en développement.
Précisément dans ces pays, l’absence de telles capacités organisationnelles
ou de concertation formelle multiplie les clés d’entrée possibles pour les intérêts
particuliers et ouvre la voie à toutes sortes d’arrangements informels au gré
des affinités interpersonnelles, à chaque niveau de responsabilité
administrative et politique.
Le capitalisme de copinage, autre alternative aux systèmes fondés sur
des règles formelles ?
Dans une large majorité des pays où les élites économiques et politiques
apparaissent fortement liées, cette proximité est souvent plutôt qualifiée de
capitalisme de copinage (crony capitalism). Comment passe-t-on de la
coordination et du dialogue institutionnalisé au copinage (cronyism) ? Quels
en sont les risques ?13
Un des principaux dilemmes pour tout gouvernement est que, s’il est
suffisamment fort pour protéger et arbitrer les droits de propriété, il l’est aussi
suffisamment pour les abolir. Cette menace d’une action prédatrice arbitraire
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Études du Centre de développement de l’OCDE
sur les propriétaires d’actifs décourage l’initiative privée et particulièrement
l’investissement productif. « A moins que le gouvernement ne trouve un moyen
de se lier les mains, ces détenteurs d’actifs n’investiront pas. S’ils n’investissent
pas, il n’y aura pas de croissance économique. Et s’il n’y a pas de croissance
économique, l’État sera dans l’incapacité de financer ses besoins parce qu’il
manquera de ressources fiscales. Comment un gouvernement peut-il promettre
de manière crédible qu’il n’utilisera pas son pouvoir pour subtiliser par l’impôt
toutes les rentes créées grâce aux droits de propriété, ou carrément pour
abroger ces droits ? » (Haber, 2002).
La première solution est réservée aux pays situés dans la moitié nord
des figures V.1 et V.2 : un gouvernement ‘limité’ par de solides institutions qui
l’empêchent d’agir de manière arbitraire. Mais comme souligné plus haut, le
problème des pays situés dans le quadrant sud-ouest est que de telles
institutions auto-exécutives sont généralement hors de portée parce que leur
bon fonctionnement implique des coûts fixes qu’ils n’ont pas les moyens de
supporter, et une longue expérience que par définition ils n’ont pas.
Pour ces pays, un système reposant essentiellement sur le copinage offre
une solution beaucoup plus facile à mettre en place. Quel en est le principe ? «
Garantir à un sous-groupe de propriétaires d’actifs que leurs droits de propriété
seront protégés. (…) Tant que leurs actifs sont protégés, ils vont continuer
d’investir (…). Et donc la croissance est possible alors que le gouvernement
n’est pas limité » (Haber, 2002). Mais la plupart du temps, ces arrangements
sont implicites et informels. Ce qui entraîne un nouveau problème de promesse
non crédible : le gouvernement peut toujours changer les règles du jeu et
confisquer la richesse créée une fois l’investissement réalisé par les propriétaires
d’actifs. Là encore, comment le gouvernement peut-il se lier les mains de façon
crédible ?
« La réponse est que des membres du gouvernement, ou au moins des
membres de la famille des gouvernants doivent partager les rentes générées
par les détenteurs d’actifs » (ibid.). Des illustrations très claires de ce mécanisme
se retrouvent dans tous les arrangements permettant d’aligner les intérêts au
sein des élites, tels le pantouflage, ou l’implication étendue des proches d’un
dictateur à travers l’économie nationale. De cette manière, les élites politiques
et administratives ont un intérêt ‘largement inclusif’ (encompassing) dans les
rentes générées à travers une grande partie de l’économie.
Et l’incitation à intégrer davantage d’élites économiques et politiques
augmente encore en situation d’instabilité politique car celle-ci rend les
promesses faites entre coalitions d’intérêts économiques et politiques encore
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Culture de gouvernance et développement
plus difficiles à tenir. Comme le montrent Haber et al. (2002), suivant le
raisonnement économique de Klein et al. (1978), les élites économiques et
politiques se trouvent alors dans la situation de deux sociétés cherchant à
signer un contrat « quand il n’y a pas de tiers pour garantir la bonne exécution
du contrat et quand les deux parties ont intérêt à rompre leur engagement
une fois le contrat signé. [Les coûts de transactions dus aux risques de
comportements opportunistes deviennent si élevés que] les sociétés vont être
incitées à s’intégrer plutôt qu’à signer un contrat. (…) L’intégration peut se
faire vers l’amont en permettant aux acteurs économiques de rédiger et
d’exécuter les règles qui s’appliquent à leur propre activité, ou vers l’aval en
encourageant les politiciens à s’engager directement dans les activités
productives et lucratives ».
Plus un pays est situé au sud, plus l’investissement nécessaire pour
escalader plein nord est grand, et d’autant moins réaliste apparaît l’option
d’un gouvernement limité. Plus il est à l’ouest, plus il est exposé à des
phénomènes d’instabilité politique dus aux conflits entre coalitions d’intérêts
particuliers, et plus l’option du monopole focal semble s’éloigner. Dans ces
deux cas, un système de copinage (crony system) apparaît comme une option
beaucoup moins coûteuse et plus facile à mettre en œuvre, bref plus réaliste.
Cela n’exclut pas que du copinage puisse apparaître en n’importe quel point
de la figure, dans n’importe quelle culture de gouvernance, mais sans pour
autant devenir le trait dominant de cette culture de gouvernance. Il est certain
qu’un système reposant fondamentalement sur des modes de production
systémiques (c’est-à-dire impersonnels et non interpersonnels) de la confiance,
du pouvoir et de l’information sera moins exposé au risque de diffusion d’une
culture de copinage à travers les institutions de gouvernance nationales.
Il s’agit bien d’un risque, car si le capitalisme de copinage est a priori une
solution peu coûteuse, qui de surcroît n’est pas nécessairement antagoniste
avec la croissance économique, il n’en présente pas moins des inconvénients
graves.
Premièrement il reste économiquement inefficient : des rentes doivent être
en permanence créées et distribuées aux « copains » propriétaires d’actifs pour
les inciter à investir. Les rentes les plus usuelles sont l’accès facilité aux
financements (les banques nationales sont particulièrement exposées, même
si elles ne sont pas le seul point d’entrée possible) et les parts de marché (soit
accordées directement, par exemple à travers les passations arrangées de
marchés publics, soit protégées de la concurrence, par exemple à travers des
licences d’importation, des droits de douane élevés ou l’obligation faite aux
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Études du Centre de développement de l’OCDE
entreprises, même domestiques, d’obtenir une autorisation gouvernementale
pour pouvoir entrer sur un marché). Dans ces conditions, il est quasiment
certain que des oligopoles, des monopoles ou même des industries entières
vont être créés, étendus ou maintenus qui n’auraient pas dû l’être, tandis que
d’autres opportunités, d’autres activités ne seront pas exploitées, quand bien
même elles seraient socialement utiles, internationalement compétitives et que
des entrepreneurs auraient les compétences requises pour les développer.
Deuxièmement, le capitalisme de copinage mène au court-termisme : il
est impossible pour aucune coalition exerçant le pouvoir dans un tel système
ou en compétition pour l’obtenir de s’engager à long terme car les engagements
pris ne tiendront probablement que le temps de son maintien au pouvoir.
C’est pourquoi les capitalistes parties prenantes (les détenteurs d’actifs copains),
par peur de ne pas avoir les connections politiques nécessaires en cas de
changement de gouvernement auront tendance à opérer sur des horizons de
court terme et, dans tous les cas, à exiger des retours sur investissement élevés.
Troisièmement, le capitalisme de copinage est socialement prédateur et
renforce les inégalités : les différents types de rentes mentionnées plus haut et
détournées à des fins privées ne tombent pas du ciel. Elles sont généralement
« extraites » à partir de l’ensemble de la société (à travers des prix ou des
impôts plus élevés, une moindre qualité des services publics, etc.). De même,
les luttes de pouvoir entre groupes d’intérêt peuvent mobiliser et gaspiller
des ressources considérables. Ces différents coûts sociaux illustrent un
mécanisme central des systèmes fondés sur le copinage : la concentration des
bénéfices entre des mains privées (les gains sont ‘privatisés’) et la diffusion
des risques (pertes et coûts) à travers la société (les risques sont ‘socialisés’).
Quatrièmement, il est difficile de se sortir d’un système organisé dans et par le
copinage. Le risque est grand de se retrouver comme pris dans un « piège de
gouvernance institutionnalisé ». En effet, l’ampleur des ressources des « copains »
(cronies) (leurs rentes accumulées, leurs connections économiques et politiques,
leur capacité à s’autofinancer) par rapport à celles des concurrents potentiels
les protège tellement qu’un piège de gouvernance se referme sur la société
(ou encore « piège de non-convergence » avec les économies plus avancées,
voir Acemoglu et al. (2002)), piège dont il est d’autant plus difficile de s’échapper
qu’il est enchâssé, encastré (embedded) dans les institutions de gouvernance
nationales.
En d’autres termes, « les arrangements institutionnels d’une société sont
souvent le résultat de conflits stratégiques de redistribution entre différents
groupes sociaux, et des inégalités dans la distribution du pouvoir et des
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Culture de gouvernance et développement
ressources peuvent parfois bloquer le réarrangement de ces institutions vers
des configurations qui auraient permis un développement général. (…) Même
quand le changement serait Pareto-supérieur pour tous les groupes, les
problèmes d’action collective peuvent constituer un obstacle sérieux »
(Bardhan, 2000). Ces problèmes méritent d’être rappelés (encadré V.2).
Encadré V.2. Problèmes d’action collective et résistance au changement
Le premier est celui dit du passager clandestin (free-rider) : une institution que
chacun individuellement (et donc tout le monde) souhaiterait voir changer,
peut persister en l’état parce que les coûts individuels que devra supporter
l’individu (ou la coalition) à l’initiative du changement risquent d’être tellement
élevés qu’ils le dissuadent d’agir. Si cette institution est soutenue par un réseau
de sanctions sociales réciproques, chaque individu tiendra à s’y conformer,
par peur qu’une infraction lui fasse perdre sa réputation, de sorte que
l’institution ne changera pas (voir Akerlof, 1984).
Deuxièmement, il y a de fortes chances pour que les perdants potentiels de la
transformation éventuelle d’une institution redoutent ce changement et tentent
d’y résister. Quand les pertes sont certaines et concentrées sur quelques
individus, tandis que les gains sont incertains et diffus à travers la société, le
risque est grand de voir les perdants potentiels résister et parvenir à empêcher
le changement (Olson, 1965). Même si les gagnants pouvaient trouver un
mécanisme pour dédommager les perdants ex post, il ne pourraient pas
s’engager de manière totalement crédible à le faire (ils peuvent toujours changer
d’avis une fois le changement institutionnel obtenu). Ainsi le dédommagement
reste incertain pour les perdants, tandis qu’ils perçoivent avec certitude le
risque de ne plus avoir le même pouvoir de négociation s’ils renoncent à
l’institution qui prévaut aujourd’hui (Dixit et Londregan, 1995). D’où leur choix
de refuser et d’empêcher le changement sans attendre.
Source : d'après Bardhan (2000).
La dilapidation des ressources nationales risque donc de se doubler d’une
forte résistance au changement, dont les mécanismes sont souvent difficiles à
déceler mais dans lesquels se trouvent les germes d’une mauvaise gouvernance
durable. Conséquence d’une telle situation de blocage institutionnel,
l’accumulation de tensions à travers la société risque de se traduire par un
épisode de déstabilisation violente (voir l’analyse aboutissant à l’hypothèse
du monopole focal au chapitre III). L’envahissement des institutions de
gouvernance nationales par le copinage est donc à la fois facteur de
rigidification institutionnelle et porteur de risques de déstabilisation brutale
(voir Oman et al., 2003).
120
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
Étant donné ce tableau des coûts et des risques associés aux systèmes de
gouvernance imprégnés par le copinage, la stratégie de régulation des
institutions de gouvernance par recours à un monopole focal public peut-elle
encore servir de modèle ou de repère pour les pays aujourd’hui en
développement ?
Quel avenir pour le monopole focal public dans les pays
en développement ?
Si l’on s’en réfère à l’expérience française, le doute est permis quant à la
viabilité du modèle en l’état : comme nous l’avons vu au chapitre IV, la culture
de gouvernance héritée des Trente Glorieuses s’avère de plus en plus inadaptée
face aux évolutions intérieures et internationales à partir des années 1970 :
moindre attractivité du point focal (concurrencé, fragmenté et délégitimé), et
renforcement des relations interpersonnelles d’intérêts privés (évolution
matérialisée sur la figure V.2 par une boucle repartant en direction du sud-est
approximativement et essentiellement dans les années 1980).
Qu’en est-il dans les pays en développement ? A en juger par les évolutions
remarquables en Chine, au Taipei chinois, à Singapour et en Corée depuis
quelques années, il semblerait que la stratégie du monopole focal, même là où
elle a bien fonctionné, doive être réévaluée. A considérer la France et ces pays
ensemble, trois types de facteurs ont sans doute contribué à amoindrir
l’efficacité ou l’intérêt d’un recours à des institutions de monopole focal public
pour les pays aujourd’hui en développement :
1)
La multiplication des points focaux potentiellement concurrents aux institutions
publiques nationales : d’une part, la mondialisation et l’ouverture des pays
aux échanges et aux flux de capitaux internationaux multiplient les
options offertes aux agents économiques dans leurs transactions
commerciales ou leurs opérations d’investissement. Pour les grandes
entreprises clés dans le monopole focal, l’accroissement du nombre de
leurs fournisseurs, investisseurs et clients qui ne relèvent plus de la sphère
d’intervention publique (par exemple étrangers) diminue d’autant leur
dépendance, et donc leurs incitations à se conformer à la logique de
coordination imposée par le point focal public. D’autre part, la montée
en puissance des marchés financiers internationaux, elle-même due à
une croissance rapide des investisseurs institutionnels essentiellement
basés dans les pays de l’OCDE mais investisseurs de portefeuille sur les
marchés « émergents », offre désormais aux banques et aux entreprises
une source de financement externe alternative aux fonds publics.
© OCDE 2004
121
Culture de gouvernance et développement
2)
Or précisément, les systèmes de production et de financement mis en place
dans le cadre initial des monopoles focaux publics nationaux atteignent leurs
limites : l’accélération du changement technologique et la montée de la
pression concurrentielle due à la libéralisation des échanges augmentent
la taille des investissements nécessaires (en R&D, en technologies, en
capital humain, etc.) pour rester compétitif à l’échelle internationale. Alors
que les besoins de financement externe des entreprises publiques et
privées gonflent rapidement, les systèmes de financement publics ou
para-publics traditionnels (souvent des banques nationales de
développement telles la BNDES au Brésil ou les ‘institutions de
financement du développement’ en Inde) entrent en crise (crise de la
dette en Amérique latine et en Afrique à partir des années 1980, crise de
la balance des paiements en Inde en 1990-91).
Quant aux systèmes de production hérités du monopole focal, articulés
autour de la promotion des capitalistes nationaux (grands groupes privés,
champions nationaux, entreprises publiques), conçus pour sélectionner
et soutenir un nombre limité d’investisseurs dans des industries typiques
de la seconde révolution industrielle et dans des pays en pleine phase de
rattrapage, ils ont du mal à se redéployer vers une croissance plus
intensive, c’est-à-dire davantage fondée sur l’innovation.
3)
122
Le remodelage du champ des intérêts parties prenantes au monopole focal : tandis
que de multiples intérêts nouveaux issus de la société civile s’affirment
au cours des processus de démocratisation (travailleurs, consommateurs,
écologistes, etc.), les intérêts traditionnellement les plus impliqués, et en
fin de compte enracinés dans le fonctionnement des monopoles focaux
publics, font preuve d’une grande résistance au changement. Le point
clé de cette résistance se trouve dans l’enchevêtrement des intérêts
économiques et politiques et recouvre trois enjeux :
a)
Les besoins de financements des partis politiques, qui résultent de
la concurrence démocratique, tendent paradoxalement à renforcer
les liens de dépendance entre sphères politique et économique ;
b)
Le poids acquis par les grandes entreprises, symboles nationaux et
grands pourvoyeurs d’emplois, fait que le destin et les intérêts des
dirigeants politiques sont là encore de plus en plus liés à ceux de ces
entreprises, accroissant encore les risques de dérapages clientélistes,
comme en témoigne le cas des chaebols en Corée du Sud, des keiretsus
au Japon ou des grandes entreprises publiques en France ;
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
c)
Enfin, quand des élites ont fait de la promesse d’une croissance
économique partagée la base de leur discours, tout choc de croissance
durable ou augmentation visible des inégalités risque de porter
sérieusement atteinte à leur légitimité14.
Peut-on en conclure que la stratégie de développement par recours à un
monopole focal aura de moins en moins de chances de réussite à l’avenir ?
Sous sa forme étatique et centralisée sans doute, parce que la complexité des
rapports économiques et sociaux est devenue telle qu’elle ne semble plus
pouvoir être assumée par un acteur unique, fût-il du niveau de compétence et
d’envergure d’un État en position de monopole focal sur son territoire national.
Toutefois, cette stratégie et ses réussites permettent de tirer un certain nombre
de leçons qui sont autant de points de repère pour l’élaboration et surtout la
mise en œuvre des politiques en matière de gouvernance des entreprises dans
les pays en développement.
Pour aller de l’avant
Tout d’abord, cette étude montre à quel point la qualité de la gouvernance
des entreprises va, dans une large mesure, main dans la main avec celle de la
gouvernance publique. La proximité ou l’imbrication de fait des institutions de
gouvernance des entreprises et de gouvernance publique est une caractéristique
de nombreux pays en développement, et particulièrement ceux ayant suivi
une stratégie de développement selon la logique du monopole focal.
Ces pays ont réussi, au cours des Trente Glorieuses en France, des années
1960 à 1990 en Asie de l’Est et du Sud-Est, un processus de rattrapage
spectaculaire par rapport aux pays les plus avancés, notamment les ÉtatsUnis, et, dans le contexte asiatique, le Japon. Les systèmes de gouvernance
des entreprises qu’ils ont mis en place leur ont permis de faire émerger et
prévaloir un intérêt général, et ce d’abord au sein des élites, sur les intérêts
particuliers des diverses factions de la société, le tout sous la tutelle de
puissantes institutions publiques (stratégie de « contournement par l’est » en
référence aux deux figures).
A l’opposé, les pays qui ont échoué ou moins bien réussi dans ce processus
de rattrapage sont ceux où les institutions de gouvernance des entreprises et
de gouvernance publique ne sont pas parvenues à canaliser suffisamment les conflits
entre élites pour qu’ils ne nuisent pas à l’intérêt général (c’est par exemple le cas de
© OCDE 2004
123
Culture de gouvernance et développement
l’Argentine). Si les arrangements institutionnels retenus ne permettent pas de
réaliser un intérêt commun, ils n’ont in fine que très peu de chances de
déboucher sur une croissance économique soutenue et durable. Les initiatives
de discrimination positive de la Nouvelle politique économique (New Economic
Policy) en Malaisie à partir de 1971 (renforcement des capacités économiques
des Bumiputra - « les fils du sol » - face à la communauté chinoise) ou du
« Black Empowerment » en Afrique du Sud (visant à partir de 1994 à donner
plus de pouvoir à la communauté noire dans la gouvernance des entreprises)
sont certes des cas extrêmes, mais qui illustrent parfaitement l’insoutenabilité
à long terme d’institutions de gouvernance manifestement exclusives (vs
inclusives) (Voir le chapitre sur l’Afrique du Sud dans Oman, 2003).
Tenir compte de la dimension horizontale (sur les figures) des cultures
de gouvernance, c’est-à-dire une prise en compte effective des intérêts
particuliers ancrés dans une réalité humaine et historique, bien réels et
agissants, puis leur mise en ordre de marche dans le sens de l’intérêt général,
permet de concentrer les efforts sur des transformations faisables, et multiplie
ainsi leurs chances de succès.
Les expériences réussies de gouvernance avec monopole focal public
montrent que ce mode de gouvernance des entreprises a été particulièrement
efficace dans le cadre de processus de rattrapage (tous les « miracles » de l’histoire
économique récente correspondent à des phénomènes de rattrapage). A ce
stade, les institutions de gouvernance des entreprises et de gouvernance
publique doivent prioritairement assurer une mobilisation massive des facteurs
de production ainsi que leur bonne coordination (Rodrik, 1994).
Mais par définition, tout processus de rattrapage réussi aboutit à son
propre épuisement. Que se passe-t-il alors ? Les systèmes de gouvernance des
entreprises efficaces hier le seront-ils encore demain ? Cette question est d’une
actualité immédiate pour tous les pays aujourd’hui en fin de processus de
rattrapage, la Corée du Sud, le Taipei chinois ou Singapour par exemple. Il
suffit de porter le regard du côté de la France des trois dernières décennies
pour avoir une première réponse : dans un contexte de mondialisation
commerciale et financière avancée, d’accélération du changement
technologique et d’intensification spectaculaire de la pression concurrentielle,
le système de gouvernance des entreprises construit autour du monopole focal
public s’est retrouvé dépassé par le niveau de complexité de l’économie
nationale.
124
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
Un sérieux défi est donc posé aux institutions de gouvernance des
entreprises et de gouvernance publique du pays, qui n’est, pour une large
part, toujours pas résolu : celui de l’innovation. Par innovation, il faut entendre
innovation technologique bien sûr, mais financière également, et surtout
organisationnelle et institutionnelle.
En effet, dans le monde actuel tel que nous l’avons esquissé, il ne s’agit
plus de copier et d’adapter les inventions faites ailleurs, mais de prendre soimême l’initiative. Tandis que dans un processus de rattrapage national, les
entreprises peuvent asseoir leur compétitivité sur la mobilisation et la
coordination des facteurs, dans la phase de transition qui suit, c’est-à-dire vers
une croissance beaucoup plus intensive, le défi de la compétitivité devient
celui de l’augmentation de la productivité des entreprises, et donc
fondamentalement celui de l’innovation15. Aux plans organisationnels et
institutionnels, cela requiert l’élargissement, le renforcement et
l’autonomisation des intérêts parties prenantes aux processus de consultation,
de négociation, de décision et de surveillance.
Face à un tel défi, les systèmes de gouvernance des entreprises ne peuvent
pas réussir leur transformation du jour au lendemain. Ce n’est pas une raison
pour ne pas expérimenter des « institutions de transition », aussi peu
académiques soient-elles. Quelles actions prioritaires envisager ? Les priorités
1 et 2 renvoient essentiellement à l’axe vertical des deux figures (améliorer le
niveau de production systémique de confiance, de pouvoir et d’information),
les priorités 3 et 4 à l’axe horizontal (orienter l’interaction des intérêts privés
vers la réalisation de l’intérêt général).
1)
Augmenter considérablement le niveau d’efficience informationnelle, c’està-dire la production d’informations (transparence) mais aussi leur qualité,
leur rapidité de circulation au sein de l’entreprise et leur disponibilité
pour l’environnement extérieur, notamment les investisseurs (disclosure).
La réactivité et la compétitivité des entreprises en dépend. C’est le rôle
des organes de gouvernance internes à l’entreprise, des organismes de
contrôle boursiers, des banques et des institutions financières, des
auditeurs et des média.
2)
Renforcer l’autonomie des acteurs publics et privés (empowerment), et, de
manière systématique, les responsabiliser dans l’usage qu’il font de cette
autonomie. En effet, nombre d’agents économiques ont de facto acquis
beaucoup d’autonomie, du simple fait de l’affaiblissement du monopole
focal, sans toujours que leur soit imposée la contrepartie obligée, à savoir
la demande qui doit leur être adressée de rendre compte et de répondre
© OCDE 2004
125
Culture de gouvernance et développement
de leurs agissements (accountability). En la matière, les mesures de base
consistent à « améliorer le fonctionnement général des tribunaux et des
organismes de régulation (…), assurer une plus grande clarté dans les
droits légaux des actionnaires (…), rendre les membres des conseils
d’administration, les dirigeants et les actionnaires de contrôle directement
[c’est-à-dire individuellement] responsables des abus contre les différents
partenaires de l’entreprise » (OCDE, 2003b).
3)
Favoriser l’émergence de contre-pouvoirs effectifs (checks and balances) là
où la régulation hiérarchique antérieure permettait d’orienter la logique
des intérêts privés dans le sens de l’intérêt général. Ces forces doivent
être facteurs de propositions innovatrices et de surveillance
institutionnelle resserrée. Le renforcement systématique des capacités
des acteurs non étatiques doit jouer dans ce sens, en les rendant aptes à
défendre eux-mêmes leurs intérêts. Il semble que ce soit particulièrement
efficace dans le cas d’investisseurs institutionnels à long terme. Sous
certaines conditions, leur implication effective permettrait d’améliorer
considérablement la qualité de la surveillance au sein des institutions de
gouvernance des entreprises avec un coût quasi nul pour les institutions
de gouvernance publique16.
D’autres groupes d’intérêts sont également concernés au premier chef
par la transformation des institutions de gouvernance d’entreprise, et
doivent donc s’y impliquer : les associations d’actionnaires minoritaires,
les créanciers et les collectivités locales. Plus polémique peut-être est la
question de la forme exacte que pourrait prendre la participation des
syndicats, en tant que contre-pouvoir essentiel, au bon fonctionnement
des institutions de gouvernance17. Cependant, en ce qui concerne les
salariés actionnaires, Frémond (2000) et OCDE (2003b) dénoncent les
barrières mises à leur participation à la gouvernance de leurs entreprises.
Ces obstacles ne peuvent être surmontés que si leur accès libre à
l’information et à des conseils indépendants est strictement protégé contre
les agissements des insiders, et ce à plus forte raison lorsque l’épargne
des salariés est investie dans un fonds de pension et concerne donc leur
retraite.
4)
Dans l’optique de long terme qui est la nôtre, le rôle de l’État doit également
être repensé.
Comme le montrent Acemoglu et al. (2002), la sélection des dirigeants
devient de plus en plus importante au fur et à mesure qu’une économie
se rapproche de la frontière technologique (là où se trouvent les
126
© OCDE 2004
Études du Centre de développement de l’OCDE
économies les plus avancées). Mais il y a un vrai danger à ce que des
asymétries de ressources (information, pouvoir, capital, connections
politiques) empêchent de nouveaux acteurs (challengers) de disputer leur
prééminence aux acteurs en place (incumbents), bénéficiaires d’un système
fondé sur les relations interpersonnelles dans le cadre d’une stratégie de
développement essentiellement fondée sur l’investissement. De sorte que
la société ne parvient jamais à se dégager d’un tel système. Comme
démontré plus haut dans ce chapitre, ce phénomène peut suffire à
entraîner et bloquer la société dans un ‘piège de gouvernance
institutionnalisé’, qui est aussi un piège de basse compétitivité en ce qu’il
empêche la transition de l’économie vers un modèle de développement
davantage fondé sur l’innovation.
Pour aider à la mise en place d’un système de gouvernance des entreprises
fondé sur l’innovation, l’État, de mobilisateur et coordinateur, doit
devenir le garant d’un arbitrage efficace dans les confrontations entre
intérêts privés renforcés et responsabilisés. Efficace signifie avant tout
que ces luttes ne minent pas la réalisation de l’intérêt général. A cette fin,
de lourdes sanctions devraient être infligées pour toute forme d’abus de
bien social (Oman, 2003), de détournement de fonds (Johnson et al., 2000)
ou de racket institutionnalisé (Adelman, 2000). L’efficacité, le coût,
l’équité, et donc la soutenabilité des solutions institutionnelles retenues
en matière de gouvernance des entreprises en dépendent.
Ce n’est pas un moindre rôle pour les institutions publiques, car même
lorsqu’un compromis institutionnel (provisoire) permet à l’intérêt
collectif de s’imposer aux factions d’intérêts particuliers, ce n’est pas une
garantie de stabilité durable. Comme le montre l’exemple de la France
des Trente Glorieuses et comme l’avait si bien vu Olson (1982), c’est même
précisément au cours des périodes de stabilité que les coalitions d’intérêts
particuliers se créent ou s’organisent pour augmenter leurs rentes,
diminuant d’autant la flexibilité du processus de transformation
institutionnelle, cette rigidité accroissant paradoxalement les risques de
volatilité et compromettant ainsi la qualité des transformations
ultérieures. Vivendi, Ahold, Parmalat, Enron, Arthur Andersen sont là
pour nous le rappeler, la gouvernance des entreprises n’est décidément
pas un long fleuve tranquille.
© OCDE 2004
127
Culture de gouvernance et développement
Notes
128
1.
Nous le nommons ainsi puisqu’il repose notamment sur la théorie des contrats,
la théorie des droits de propriété et la théorie de l’agence. La gouvernance
d’entreprise se résume dans cette perspective à la question clé suivante : dans un
monde de contrats incomplets, comment allouer efficacement les droits de contrôle
résiduels entre investisseurs et dirigeants ? Pour une synthèse, voir Shleifer et
Vishny (1997). Ce modèle, même s’il jouit d’une très grande influence, est
également critiqué au sein même des milieux académiques anglo-saxons. Nous
pensons par exemple aux travaux de Zingales (1997), Hodgson (1998), Blair et
Roe (1999), Blair (2002) et Roe (2002).
2.
Selon le niveau et la nature des institutions de gouvernance considérées, l’intérêt
commun en jeu sera celui d’une communauté locale, d’une entreprise, d’une
région, d’un pays, voire mondial. Naturellement, un intérêt « commun » (collectif,
public ou général étant ici synonymes) dans le cadre d’institutions de gouvernance
données, pourra apparaître comme un simple intérêt « particulier » du point de
vue d’institutions de gouvernance relevant d’un « niveau de juridiction »
supérieur.
3.
On peut imaginer rencontrer des dictatures aussi bien à l’extrême gauche qu’à
l’extrême droite de la figure. On pourrait compléter ce modèle par une troisième
dimension des cultures de gouvernance qui indiquerait la nature plus ou moins
démocratique vs dictatoriale du régime politique.
4.
Et ce d’autant plus qu’un pays dispose d’une structure administrative ou étatique
déjà robuste (c’est-à-dire, sur la figure, dans la partie sud proche de l’axe vertical
ou dans la zone sud-est).
5.
Il y a bien sûr des différences importantes parmi les régimes mentionnés aux
dates citées, entre les régimes autoritaires au sens strict du terme (la Chine, le
Taipei chinois, la Corée du Sud, la France sous Vichy), et ceux démocratiquement
élus (Singapour et la France après 1945).
6.
On se référera avec grand profit sur ce point aux études concernant l’Afrique du
Sud, le Brésil et l’Inde dans Oman (2003).
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Études du Centre de développement de l’OCDE
7.
Voir, par exemple, le cas du fédéralisme chinois depuis 1978 et de la réussite des
Township-Village Entreprises (Qian et Weingast, 1997). Comment comprendre, par
exemple, le formidable écart de performance entre les économies chinoise et russe
dans les années 1990, alors qu’aucun des deux pays ne disposait d’institutions de
gouvernance des entreprises recommandables, de marchés financiers sécurisés,
ni plus généralement d’institutions garantissant le respect des droits de propriété
ou la prééminence de l’état de droit. On en revient à l’alternative initiale : ou bien
ces institutions n’ont aucune importance, ou bien il faut changer ou compléter la
grille de lecture du progrès institutionnel exclusivement centrée sur la dimension
verticale des améliorations.
8.
C’est, par exemple, le rôle de la Sécurité sociale en France à partir de 1945, du
soutien aux populations rurales en Corée à partir de la réforme agraire (Root,
1996), ou de la politique de logement populaire menée à Singapour à partir des
années 1960 (Lee Kuan Yew, 2000).
9.
Elles ont également facilité la diffusion, dans des sociétés encore très rurales,
d’un idéal de développement national tiré par la croissance industrielle et dont
chacun devait se sentir partie prenante, ce qui n’est pas négligeable dans la
perspective du bon fonctionnement du monopole focal.
10.
Il reste cependant encore des marques évidentes de personnalisation des rapports
de gouvernance dans ces sociétés, aussi bien dans les relations quotidiennes entre
les citoyens et les autorités publiques, qu’à la tête des grandes entreprises, des
grandes administrations ou de l’État.
11.
En quelque sorte, si l’on se réfère à la figure V.2, le Chili est resté à la porte de
l’ascenseur (flèche verticale en trait plein) jusqu’au début des années 1980, pour
ne se décider à en profiter que suite au choc de la crise de 1982. Les réformes les
plus bénéfiques en termes de gouvernance des entreprises datent précisément
de cette période et concernent la régulation du secteur bancaire (interdiction des
prêts aux parties liées, c’est-à-dire aux membres d’un même groupe que celui de
la banque) et l’introduction d’un système de fonds de pension particulièrement
bien encadré (voir le chapitre sur le Chili dans Oman, 2003).
12.
Avec des exceptions notables tels les accords sectoriels en vue de l’ouverture
commerciale dans l’automobile au début des années 1990 (Schneider, 1997).
13.
Cette section sur le « capitalisme de copinage » doit beaucoup à Haber (2002).
14.
Concernant les élites et leur force d’entraînement sur la population, deux facteurs
supplémentaires ont certainement joué un rôle : i) la valeur d’exemple et la force
d’entraînement qu’ont eu des dirigeants tels que de Gaulle, Park Chung Hee ou
Lee Kuan Yew, grâce à leur force de conviction, leur éthique personnelle, leur
vision du développement national, leur capacité à l’inscrire dans des institutions
et à mettre sur pied des administrations de grande qualité ; ii) les élites comme
les populations de cette première génération (celle des années 1950 à 1970) avaient,
dans tous les pays relevant d’un fonctionnement du type monopole focal public,
© OCDE 2004
129
Culture de gouvernance et développement
enduré un ou plusieurs traumatismes nationaux majeurs (occupation étrangère,
guerre civile) ou dû résister à la menace communiste. Au renouvellement des
générations correspond également une moindre prégnance de ces vécus collectifs
naguère fortement mobilisateurs.
130
15.
L’analyse des liens entre innovation et gouvernance d’entreprise fait l’objet des
travaux de O’Sullivan (2000) et Lazonick et O’Sullivan (2000). De manière très
convaincante, ils caractérisent dans un premier temps le processus d’innovation
comme étant cumulatif, collectif et incertain. Dans un second temps, ils se
concentrent sur les capacités organisationnelles des firmes innovatrices et en
dérivent les implications pour une gouvernance d’entreprise tournée vers
l’innovation. Celle-ci doit remplir trois conditions : i) l’engagement financier de
ressources à l’apprentissage organisationnel et à des investissements irréversibles
aux perspectives incertaines ; ii) une intégration organisationnelle des ressources
humaines et physiques telle que soient créées des incitations pour les participants
à engager leurs compétences et leurs efforts dans l’organisation ; iii) un contrôle
stratégique placé entre les mains de décideurs intégrés dans le processus
d’apprentissage. « Ces trois conditions réunies œuvrent dans le sens de contrôle
par l’organisation (et non par le marché) des intrants critiques du processus
d’innovation : la connaissance et l’argent » (Lazonick et O’Sullivan, 2000).
16.
Des investisseurs institutionnels prêts à s’engager sur le long terme dans l’aventure
industrielle, dont les intérêts seraient donc largement inclusifs — puisque leurs
obligations fiduciaires les amèneraient à diversifier leur portefeuille à un point
tel qu’ils se retrouveraient en position d’internaliser toutes les externalités créées
par les agents économiques — devraient être en mesure de constituer de véritables
contre-pouvoirs, à condition qu’ils soient autonomes vis-à-vis des directions des
entreprises et fassent l’objet d’un encadrement prudentiel et juridique adéquat.
Le rôle des fonds de pension domestiques est sans doute essentiel pour l’avenir
(voir Hawley et Williams, 2000 ; Davis et Steil, 2001 ; et OCDE, 2003c).
17.
Voir à ce sujet le rapport de la Banque Mondiale par Aidt et Tzannatos (2002)
soulignant l’impact positif du pouvoir de négociation des syndicats dans la
réduction des inégalités et l’amélioration de la performance à long terme des
économies en développement.
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Annexe 1
Analyse du taux de croissance de la production
et de ses facteurs
Tableau A.1
1951-1969 (%/an)
PIB
5.0
1. Stock de travail
-0.1
2. Qualité du travail (âge, instruction, intensité)
0.4
3. Migrations professionnelles
0.6
4. Volume du capital
1.1
5. Rajeunissement du capital
0.4
6. Intensité de la demande
0.1
Résidu
2.5
Source : Carré, Dubois et Malinvaud (1972).
Avec 2.5 pour cent de croissance annuelle dus au résidu, c’est la moitié de
la croissance qui reste inexpliquée. Ce chiffre élevé amène à s’interroger sur les
limites des outils de mesure et d’interprétation de la croissance. Nous nous en
tiendrons dans cette annexe à quelques remarques d’ordre méthodologique :
1)
Les auteurs travaillant avec une fonction homogène de degré 1, de type
Cobb-Douglas, ils ne rendent pas compte des effets des économies d’échelle,
qui sont précisément un élément nouveau ayant eu un effet de diffusion
important dans l’ensemble des structures de l’économie française (Carré
et al., conscients de cette limite, estiment la part des économies d’échelle
à environ 0.7 pour cent, soit un peu plus du quart du résidu). En
particulier, les progrès des méthodes de gestion des entreprises sont en
grande partie des transformations dues aux économies d’échelle.
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131
Culture de gouvernance et développement
2)
Leur mesure de l’investissement (la FBCF, formation brute de capital
fixe) ne prend pas en compte l’investissement immatériel. Or l’effort français
de l’Après-guerre en matière de recherche publique est considérable et
vient combler un retard séculaire. Avec la Ve République, les dépenses
brutes de R&D sont passées de 1.1 à 2.4 pour cent du PIB entre 1958 et
1966. En moyenne, 30 000 demandes de brevets par an sont déposées
dans les années 1950 ; on est passé à 50 000 par an 10 ans plus tard. Dans
la même période, les dépenses pour concessions de licences ont été
multipliées par 5.
3)
L’amélioration du « capital humain » apparaît très partiellement dans
l’amélioration de la productivité du travail, qui par exemple ne prend
pas en compte la très large diffusion des services sociaux et médicaux
dans la société, dans l’administration et dans les entreprises.
4)
Plus généralement, l’importance des institutions, notamment de l’État,
des institutions parapubliques et de la qualité des personnels
administratifs n’est pas suffisamment prise en compte. Or ces facteurs
pèsent lourd dans les performances d’un pays.
En résumé, dire que la productivité globale des facteurs ‘explique’ au
moins la moitié de la croissance d’un pays revient à admettre que les outils et
concepts disponibles n’expliquent au mieux que la moitié de la croissance. Même
si l’on peut attendre des avancées importantes de travaux plus récents sur la
productivité globale des facteurs et l’amélioration des indicateurs de capital
humain et de capital social, il faut bien admettre, ainsi que le reconnaissent
Carré et al. (1972) en conclusion de leur travail, que la compréhension des
phénomènes de croissance à long terme exige davantage qu’un ‘simple’
traitement économique. L’explication du phénomène de croissance reste
ouverte.
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Annexe 2
Monopole focal, culture de gouvernance
et théorie des jeux
La théorie des jeux étudie les interactions, « les jeux » entre agents
rationnels (ou groupes d’agents). Elle permet de modéliser des situations dans
lesquelles les gains d’un agent (et donc ses incitations) ne dépendent pas
seulement de son comportement individuel dans un environnement donné
mais également des actions des autres « joueurs » qui peuvent poursuivre des
objectifs différents, voire contradictoires. Ces jeux sont particulièrement
intéressants pour déterminer à quelles conditions, avec quelles incitations, la
convergence des intérêts entre joueurs peut l’emporter sur leurs conflits
d’intérêts. Un des principaux résultats de la théorie des jeux est de mettre en
évidence la difficulté pour les joueurs de parvenir à se coordonner sur des
solutions socialement souhaitables dès lors qu’on suppose de leur part un
comportement rationnel et individualiste consistant à poursuivre
exclusivement leur intérêt privé.
Les analyses de Schelling (1960) ont renouvelé la théorie des jeux : dans
son étude des jeux de coordination, il montre que des individus placés dans
une situation telle qu’ils ne savent pas rationnellement choisir entre deux
alternatives ont en fait une capacité à se coordonner bien supérieure à ce que
prédit la théorie.
A titre d’exemple, imaginons une interaction réduite à deux joueurs, qui
doivent chacun choisir entre deux actions (ou enchaînement d’actions),
appelées « stratégie A » et « stratégie B ». Il y a donc quatre issues possibles,
que l’on peut représenter à l’aide de la « matrice » de résultats ou de gains cidessous. Les choix des deux joueurs sont simultanés de sorte qu’ils ne décident
pas en fonction de ce que vient de jouer l’autre. Le joueur 1 est le ‘joueur ligne’ :
il choisit la ligne (A ou B) dans laquelle il veut jouer. Le joueur 2 est le ‘joueur
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colonne’ et choisit la colonne (A ou B) dans laquelle il veut jouer. Chaque joueur
annonce sa stratégie et ils encaissent immédiatement les gains correspondant
à la case d’arrivée parmi les quatre possibles (A,A ; A,B ; B,A ou B,B). Dans
chaque case de la matrice, le gain du joueur 1 est matérialisé par le premier
chiffre à gauche de la virgule, et le gain du joueur 2 par le second chiffre. Par
exemple, dans les cases (A,A) ou (B,B), les deux joueurs gagnent 10. Dans les
cases (A,B) ou (B,A), les deux joueurs gagnent -1 (c’est-à-dire qu’ils perdent 1).
Joueur 1
A
B
Joueur 2
A
B
10,10
-1,-1
-1,-1
10,10
Comment les joueurs déterminent-ils leur stratégie ? Tout dépend des
informations dont les joueurs disposent et des hypothèses faites quant à leurs
comportements. Connaissent-ils les règles du jeu ? Les gains associés ? Chaque
joueur sait-il si les autres joueurs disposent des mêmes informations que lui ?
Que sait-il des motivations des autres joueurs ? Les joueurs sont-ils rationnels ?
Sont-ils individualistes ? Si oui, leur calcul consistera donc à comparer les
coûts ou les gains individuels associés à chaque stratégie. Voilà autant de
paramètres sur lesquels la théorie des jeux permet de formuler des hypothèses
afin de déterminer sous quelles conditions les joueurs vont parvenir à un
résultat collectivement ou individuellement souhaitable.
Pour le moment, on fait simplement l’hypothèse que nos deux joueurs
connaissent les règles et les gains du jeu et savent que l’autre dispose de la
même information. Ils sont alors dans une situation d’indétermination totale :
ils aimeraient bien et ont intérêt à se coordonner sur (A,A) ou (B,B) qui sont
deux équilibres de Nash parfaitement identiques (un équilibre de Nash étant
une situation — une case — où aucun joueur ne regrette de se trouver, c’est-àdire qu’aucun joueur ne regrette son choix étant donné celui de l’autre), mais
ne sachant pas ce que l’autre va jouer, il y a une chance sur deux qu’ils tombent
sur des solutions non optimales (A,B) ou (B,A).
Schelling (1960) montre que dans une telle situation, les joueurs ont en
fait plus d’une chance sur deux de se coordonner sur une solution optimale.
Schelling prend l’exemple de deux personnes qui font des courses ensemble
dans un grand magasin, mais se sont perdues de vue et cherchent donc à se
retrouver (nous sommes en 1960, elles n’ont pas de téléphone portable). Que
faire sachant que l’autre se pose la même question ? Malgré une situation
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d’imprévisibilité totale (unforeseen contingency), le choix se fera très
certainement sur quelque chose de ‘massif’, de ‘saillant’, par exemple l’entrée
du magasin ou tout autre endroit bien visible. Dès lors qu’on prend en compte
le contexte de la décision (une histoire commune, les institutions, etc.), un
point focal a de fortes chances d’apparaître.
C’est sur cette idée que s’appuient deux successeurs importants de
Schelling :
1)
Lewis (1969) quand il élabore le concept de « connaissance commune »
(common knowledge) : pour analyser les décisions des joueurs, il faut avoir
bien modélisé l’ensemble de leurs informations et de leurs croyances,
c’est-à-dire ce qu’ils savent (ou croient) sur les états de la nature, mais
aussi ce qu’ils savent (croient) sur les autres joueurs, ce qu’ils savent
(croient) que les autres joueurs savent (croient), etc., à l’infini. Une
‘saillance’ reconnue par tous et fournissant une solution à un problème
de coordination (notamment quand il se pose de manière répétée) est
alors appelée ‘convention’ par Lewis. Une telle « information commune »
réduit les asymétries d’information entre acteurs et facilite grandement
leur coordination.
2)
Kreps (1990) quand il définit la « culture d’entreprise » (corporate culture)
comme un ensemble de grands repères construits par une organisation,
ayant acquis une certaine objectivité et pouvant servir de repères de
coordination spontanée face à des contingences imprévues.
Sur les mêmes fondements, l’étude de la culture de gouvernance
(governance culture) d’un pays (ou d’une entreprise) pourrait permettre de
dégager un ou des points focaux fonctionnels, sources d’efficacité économique
et sociale. En effet, la théorie des jeux montre que des décisions individuelles
prises sans référence à un cadre institutionnel (prégnance de traditions,
relations de confiance ou de pouvoir, instances de concertation, etc.) aboutissent
la plupart du temps à un gaspillage de ressources dès lors qu’existent des
interactions stratégiques entre joueurs.
On peut utiliser cette grille de lecture dans le cadre de jeux du type
« dilemme du prisonnier » ou « bataille des sexes », décrivant de manière
assez réaliste des situations conflictuelles entre deux groupes d’intérêt.
Dilemme du prisonnier : Deux suspects pour un crime sont arrêtés par la
police et placés dans des cellules séparées. La police manque de preuves quant
à leur implication réelle dans l’affaire, mais un inspecteur aussi intelligent
que machiavélique propose le marché suivant à chacun des deux suspects :
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Cas numéro 1 : tu dénonces l’autre, et lui reste silencieux. Dans ce cas,
nous nous arrangeons pour que tu sois relaxé et lui prendra pour huit ans.
Cas numéro 2 : vous vous dénoncez mutuellement. Dans ce cas, on vous
met tous les deux au frais pour cinq ans.
Cas numéro 3 : vous préférez tous les deux rester silencieux. Dans ce cas,
on ne pourra retenir que le port d’armes illégal et vous écoperez d’un an chacun.
Manifestement, la dernière solution est préférable pour les deux suspects.
Pourtant le résultat le plus probable est le cas numéro 2. En effet, chacun a
peur de se retrouver dans la situation de celui qui conserverait le silence dans
le cas numéro 1 et préfère donc conclure un arrangement avec la police en
dénonçant l’autre. Du coup, ils se dénoncent mutuellement et finissent tous
les deux par être emprisonnés pour de longues années…
Formalisons à présent ce jeu. Chaque joueur a la possibilité de coopérer
(C), c’est-à-dire de rester silencieux ou de ne pas coopérer (NC), c’est-à-dire de
dénoncer l’autre. Le joueur 1 compare ses gains (ou ses pertes) potentiels s’il
coopère (ligne C : -1 et -8) avec ceux obtenus s’il ne coopère pas (ligne NC : 0 et
-5) et choisit donc de jouer la ligne NC, où les gains sont supérieurs (et les
pertes inférieures) à ceux de la ligne C quelle que soit la colonne choisie par le
joueur 2. Par un calcul similaire, le joueur 2 choisit la colonne NC.
Joueur 2
Joueur 1
C
NC
C
-1,-1
0,-8
NC
-8,0
-5,-5
Résultat, le seul équilibre est la situation de non-coopération (NC,NC),
socialement catastrophique puisqu’elle génère une perte globale potentielle
de -10, tandis que la situation de coopération mutuelle (C,C) n’a aucune chance
de se produire si l’on s’en tient à un strict calcul rationnel et individualiste,
bien qu’elle soit collectivement préférable (perte totale limitée à 2).
Bataille des sexes : Ce jeu met en scène un couple qui désire se retrouver
pour la soirée (ils n’ont toujours pas de téléphone portable). Le problème est
que Monsieur aimerait aller au match de boxe (B) tandis que Madame préfère
largement l’opéra (O). La pire situation — case (O,B) rapportant (0,0) — est
celle où chacun cède aux préférences de l’autre, de sorte que Monsieur se
retrouve à l’opéra et Madame au match de boxe ! La case (B,O) rapportant
(1,1) matérialise la situation où le couple est toujours séparé pour la soirée,
mais où chacun assiste au moins au spectacle qui lui plaît. Enfin, les meilleures
cases sont celles où l’un cède mais pas l’autre (coordination réussie).
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Madame
Monsieur
0
B
0
2,3
1,1
B
0,0
3,2
Monopole focal de gouvernance : Notre hypothèse est que, dans la seconde
moitié du XXe siècle, en France et dans un petit nombre d’autres pays,
notamment d’Asie de l’Est, l’État ou des institutions nées dans la sphère
publique et gravitant autour d’elle ont joué un rôle de point focal, épargnant
ainsi aux sociétés concernées des affrontements désastreux entre groupes
d’intérêt particuliers.
Par exemple, dans le cas du « dilemme du prisonnier », les pouvoirs
publics peuvent faire passer les gains de la case (C,C) à (1,1) (subventions,
marchés publics, prêts bonifiés, etc.) ou encore contraindre par des moyens
institutionnels les acteurs à jouer (C,C) (regroupements forcés, nationalisations,
etc.). Le système d’incitations et de sanctions mis en place par l’État coréen
dans les années 1960 pour amener les groupes privés à « jouer l’exportation »
est remarquable à cet égard (voir Amsden, 1997).
Autre exemple illustrant le cas « bataille des sexes » : dans les tentatives
de fusions-acquisitions entre groupes privés, les pouvoirs publics placés en
position d’arbitrage n’ont fait, la plupart du temps, qu’entériner les rapports
de forces existants (Bauer et Cohen, 1985). Les protagonistes sachant cela, le
plus faible ne pouvant, sauf cas particulier, compter sur un soutien de l’État, il
n’a pas intérêt à insister, mais plutôt à se soumettre aux intérêts du joueur le
plus puissant et à se contenter d’un gain modeste ou nul en attendant une
prochaine opportunité.
La force du monopole focal public ou parapublic est de faire en sorte que
le point focal des négociations entre groupes d’intérêt soit toujours dans sa
sphère, de sorte que les protagonistes ne s’intéressent pas seulement à ce que
pense ou va faire l’autre, mais à ce sur quoi une solution stable (unique) peut
être établie. Si le monopole focal est suffisamment puissant, il aboutit à ce que
le niveau collectif est pris en compte par les groupes d’intérêt dans l’élaboration de
leur stratégie parce que la négociation a de très fortes chances de passer, à un
moment ou à un autre, par le point focal situé quelque part dans l’orbite de la
sphère publique (voir la citation de Jean Monnet à propos du Plan dans le
chapitre III, qui annonce exactement cette formalisation par la théorie des jeux).
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Culture de gouvernance et développement
Ce monopole focal a fonctionné avec une efficacité accrue jusqu’aux
années 1960, facilité par le contexte de croissance forte. Les joueurs n’ont pas
intérêt à remettre en cause un point focal qui fonctionne. Mais celui-ci n’étant
que le fruit d’une histoire, il n’est pas éternel et peut se défaire comme il s’est
fait. De même, si le jeu « bataille des sexes » se déroule en 1950, Madame a
sans doute tout intérêt à se rendre au match de boxe parce que cet équilibre
prévaut depuis des générations. Au début du XXIe siècle, la situation n’est
plus aussi simple… Précisément, le monopole focal public a perdu en force
d’attraction à partir des années 1970, entre autres du fait de la démonstration
de son impuissance, de l’émancipation croissante des groupes d’intérêts privés
et de l’émergence de points focaux concurrents : l’Europe et les marchés
financiers. Dans une perspective de temps long, il conserve néanmoins une
grande importance pour la transformation d’une culture de gouvernance
encore marquée par le poids de l’État et surtout pour l’analyse des réformes
possibles dans tous les pays dont la culture de gouvernance est, comme la
France, historiquement éloigné de la culture de marchés décentralisée anglosaxonne.
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