Études du Centre de développement Culture de gouvernance et développement Un autre regard sur la gouvernance d’entreprise Par Nicolas Meisel mai 2004 1 Études du Centre de développement de l’OCDE Avant-propos Cet ouvrage a été réalisé dans le cadre des travaux du Centre de développement sur le Financement du développement et de l’Objectif stratégique de l’OCDE consacré à l’amélioration de la gouvernance dans les secteurs public et privé. © OCDE 2004 3 Culture de gouvernance et développement Remerciements L’auteur remercie tout d’abord Charles Oman pour son inestimable soutien tout au long de ce travail et Mike Papadimitriou pour son aide bibliographique. Il remercie chaleureusement Pierre Berthelier, Bian Xiaochun, Daniel Cohen, Ding Yifan, Louka Katseli, Pierre Meisel, Jacques Ould Aoudia, Nicolas Pinaud, Dani Rodrik, Etienne Roland-Piègue, Véronique Sauvat, Marie Scot et Henri-Bernard Solignac-Lecomte pour leurs encouragements et leurs commentaires des versions précédentes. L’auteur est reconnaissant aux participants du séminaire interne du Centre de développement pour la pertinence de leurs commentaires. Il tient enfin à remercier Vanda Legrandgérard pour la qualité de son travail éditorial. 4 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Table des matières Remerciements ................................................................................................................ 4 Préface Louka T. Katseli ............................................................................................. 7 Résumé ....................................................................................................................... 9 Chapitre I Gouvernance des entreprises et développement national ................. 11 Chapitre II L’héritage institutionnel à la veille du « miracle français » ............... 21 Chapitre III « Monopole focal de gouvernance » et croissance .............................. 47 Chapitre IV Une culture de gouvernance dépassée ? ............................................... 81 Chapitre V Implications pour l’analyse et la transformation de la gouvernance des entreprises dans les pays en développement ................................ 99 Annexe 1 Analyse du taux de croissance de la production et de ses facteurs .. 131 Annexe 2 Monopole focal, culture de gouvernance et théorie des jeux ............ 133 Bibliographie ................................................................................................................... 139 © OCDE 2004 5 Culture de gouvernance et développement 6 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Préface L’importance de la gouvernance d’entreprise dans les pays en développement continue d’être largement sous-estimée. La principale raison de cette erreur d’appréciation réside dans la croyance que les institutions de gouvernance d’entreprise servent avant tout à protéger les intérêts des actionnaires de comportements éventuellement fautifs de la part des dirigeants. Dès lors, cette préoccupation concernerait surtout les grandes entreprises cotées dont les titres sont largement diffusés et dont la direction est distincte de l’actionnariat. De telles grandes entreprises restent rares dans les pays en développement. Dans la plupart des cas, les sociétés anonymes sont contrôlées par un petit nombre d’actionnaires puissants et très proches des dirigeants, tandis que les marchés de titres restent étroits et peu liquides. Les récents travaux du Centre de développement de l’OCDE ont établi l’importance de la gouvernance d’entreprise pour les pays en développement, tandis que les Tables Rondes Régionales de l’OCDE sur la Gouvernance d’Entreprise ont contribué à renforcer l’idée que ce sujet n’intéresse pas seulement les pays industrialisés. Les résultats obtenus suggèrent que la qualité de la gouvernance locale peut grandement influer sur la capacité d’un pays en développement à atteindre des taux de croissance soutenus. Ils soulèvent aussi un problème : comment expliquer l’expérience de certains pays, notamment en Europe continentale après la Seconde Guerre mondiale et en Asie au cours des années 1960 à 90, qui ont connu des niveaux de croissance durablement élevés malgré des institutions de gouvernance d’entreprise apparemment de piètre qualité ? © OCDE 2004 7 Culture de gouvernance et développement Cette étude relève ce défi. Elle éclaire notamment les interdépendances étroites et fondamentales entre les institutions de gouvernance d’entreprise d’un pays et ses institutions de gouvernance publique. Le concept proposé de « culture de gouvernance » s’avère être un outil particulièrement utile pour comprendre la capacité des institutions de gouvernance d’un pays à construire et partager la confiance, le pouvoir et l’information à travers la société. Le cas de la France est instructif pour les décideurs des pays en développement car il permet à la fois de saisir comment les institutions de gouvernance nationales ont rendu possible la remarquable « croissance de rattrapage » française de l’Après-guerre et les difficultés auxquelles elles sont confrontées depuis les années 70 pour s’orienter vers une croissance davantage fondée sur l’innovation. La plupart des pays en développement et des économies émergentes sont dès à présent, ou seront très prochainement confrontés à des défis étonnamment similaires. Cette étude offre une analyse lucide et inventive qui constituera pour eux une précieuse boussole. Louka T. Katseli Directrice Centre de développement de l’OCDE avril 2004 8 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Resumé L’essentiel des critères utilisés pour évaluer les institutions de gouvernance des entreprises dans les pays en développement émanent d’analyses de l’expérience des États-Unis et du Royaume-Uni. A l’aune de ces critères, le jugement porté sur la qualité des institutions de gouvernance d’entreprise en Asie de l’Est et du Sud-Est au cours du ‘Miracle asiatique’ (des années 1960 à 1990) ne saurait être que négatif. Le même jugement pourrait être appliqué aux institutions de gouvernance des entreprises dans la France des Trente Glorieuses (1945-1973). Or c’est au cours de cette période que la France connaît l’épisode de croissance le plus spectaculaire de son histoire, ce qui soulève une interrogation. De deux choses l’une : ou bien la qualité des institutions de gouvernance des entreprises d’un pays ne joue pas un rôle majeur dans son processus de développement à long terme, ou bien ce sont les critères communément employés qui sont à revoir. Cette étude s’appuie sur l’expérience historique du développement français pour questionner ces critères et proposer un nouvel éclairage sur les transformations récentes et à venir de la gouvernance des entreprises dans les pays en développement. Pour ce faire, elle examine les dynamiques conjointes du développement économique et des institutions de gouvernance des entreprises en France depuis la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire depuis l’émergence du capitalisme des grandes sociétés anonymes. Après avoir été dominée par le jeu oligopolistique des rentes et des intérêts privés pendant la IIIe République, la culture de gouvernance française change d’aspect à partir de la Seconde Guerre mondiale, en ce sens que l’État s’impose comme point focal unique et incontesté — établissant un monopole focal public de gouvernance — qui coordonne efficacement et à moindre coût les intérêts et les anticipations des acteurs. Néanmoins, à partir des années 1970, les mutations du contexte national, régional et international viennent amoindrir l’efficacité du monopole © OCDE 2004 9 Culture de gouvernance et développement focal public, obligeant les institutions de gouvernance des entreprises déstabilisées par une complexité, des incertitudes et des acteurs nouveaux à se transformer. Cette évolution ne va pas sans générer de fortes résistances, notamment parmi certaines élites attachées à une culture de gouvernance qui précisément les a consacrées comme élites. Tirant profit de l’expérience de la France et de plusieurs pays en développement, cette étude propose une analyse systématique des mécanismes institutionnels de production et de partage de la confiance, du pouvoir et de l’information. Elle élabore ainsi une nouvelle grille de lecture des options ouvertes aux pays en développement et aux économies émergentes en matière de cultures de gouvernance et de réformes institutionnelles. Cette grille de lecture souligne l’importance de ne pas regarder les institutions de gouvernance d’entreprise indépendamment de la culture de gouvernance dans laquelle s’inscrit et prend sens leur évolution. Elle éclaire également sous un jour nouveau les cultures de gouvernance existantes, leurs trajectoires, leurs logiques et les ‘pièges’ dans lesquels elles peuvent tomber. Elle précise enfin un défi majeur pour les institutions de gouvernance de tous les pays engagés dans un processus de rattrapage économique : assurer la qualité de leur transition de stratégies de développement ‘extensives’ fondées sur la mobilisation des facteurs de production (humains, physiques et financiers), vers des stratégies plus ‘intensives’ fondées sur l’innovation. 10 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Chapitre I Gouvernance des entreprises et développement national Résumé Les critères les plus communément utilisés pour juger de la qualité des institutions de gouvernance d’entreprise sont dans une large mesure le reflet de l’expérience des États-Unis et du Royaume-Uni. Ce chapitre pose la question de la pertinence de tels critères pour évaluer les institutions de gouvernance d’entreprise dans des pays — tels la France de l’Après-guerre et de nombreuses économies aujourd’hui en développement — dont les systèmes de gouvernance diffèrent considérablement de ceux des ÉtatsUnis et du Royaume-Uni. Introduction Vivendi, Ahold, Parmalat, Enron, WorldCom, Arthur Andersen : autant d’exemples de grandes entreprises mal gouvernées qui nous rappellent combien la qualité de la gouvernance des entreprises peut affecter la vie de millions de personnes — investisseurs, épargnants, salariés, retraités, fournisseurs, consommateurs — et freiner la croissance des pays, même parmi les plus développés. Mais quelle est l’importance des institutions de gouvernance d’entreprise pour les pays en développement ? Jouent-elles vraiment un rôle dans les processus de développement à long terme ? Si les Principes de gouvernement d’entreprise de l’OCDE1 attirent l’attention des décideurs de tous les pays sur l’importance de ces institutions, les travaux récents du Centre de développement de l’OCDE montrent à quel point l’interaction entre gouvernance des entreprises et développement © OCDE 2004 11 Culture de gouvernance et développement économique doit faire l’objet d’une attention renforcée dans les pays où le développement est le principal défi2. Ces travaux montrent en quoi de bonnes institutions de gouvernance d’entreprise sont déterminantes pour la transformation des systèmes nationaux de gouvernance essentiellement fondés sur des relations informelles entre intérêts privés (relationship-based systems), et c’est le cas de la plupart des pays en développement, vers des systèmes prenant appui sur des mécanismes plus transparents et davantage respectueux de règles de droit (rules-based systems). Faut-il en déduire qu’en l’absence de bonnes institutions de gouvernance d’entreprise, un pays verrait son développement économique bloqué ou durablement freiné ? Répondre à cette question est délicat. En effet, soutenir l’hypothèse que la qualité des institutions de gouvernance d’entreprise joue un rôle important dans les processus de développement économique soulève certains paradoxes : comment, par exemple, expliquer la formidable croissance des économies d’Asie de l’Est et du Sud-Est des années 1960 à 1990, dans un contexte que beaucoup qualifieraient sans hésiter de très ‘mauvaise’ gouvernance d’entreprise ? Tout aussi paradoxal semble le cas de la France qui, malgré des institutions de gouvernance des entreprises là encore situées à l’opposé des normes de bonne gouvernance aujourd’hui communément admises, a connu entre 1945 et 1973 une période de croissance forte et même accélérée, significativement baptisée de ‘Trente Glorieuses’. Toutefois, si l’on considère qu’une hausse soutenue de la productivité constitue un facteur clé du développement économique à long terme3, alors le ‘miracle asiatique’ ne serait pas totalement paradoxal dans la mesure où, comme l’ont affirmé certains auteurs4, la croissance dans ces pays se serait davantage appuyée sur une mobilisation massive des facteurs de production (financiers, physiques et humains) que sur des gains de productivité élevés. Le paradoxe serait résolu par le fait qu’une telle mobilisation des facteurs ne serait pas incompatible avec un mauvais système de gouvernance des entreprises. C’est précisément là que réside tout l’intérêt du cas français, car même jugé à l’aune de ce critère distinguant entre croissance (extensive) de la production et croissance (intensive) de la productivité, le ‘paradoxe français’ reste entier. En effet, les analyses économétriques (Carré et al., 1972) montrent que la croissance des Trente Glorieuses s’est appuyée en France sur une forte hausse de la productivité, tandis que le système de gouvernance des entreprises y demeurait fort éloigné des standards de ‘bonne gouvernance’ communément acceptés5. 12 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Pour quiconque s’interroge sur le rôle de la gouvernance des entreprises dans les processus de développement, l’expérience française apparaît nettement plus pertinente que celle des États-Unis et du Royaume-Uni, même si les institutions anglo-saxonnes fournissent la principale référence en la matière. En effet, les institutions de gouvernance d’entreprise françaises présentaient jusqu’à une période récente des caractéristiques bien plus proches de celles de la plupart des pays aujourd’hui en développement : — une très forte concentration de la propriété du capital, et plus encore du contrôle des entreprises ; — l’absence de véritables contre-pouvoirs aussi bien internes qu’externes à l’entreprise ; — une grande perméabilité avec les institutions de gouvernance politique ; — un pouvoir judiciaire dont l’indépendance laisse souvent à désirer ; — des pouvoirs exécutifs forts, interventionnistes en matière économique, mal ou à peine contrôlés par les parlements nationaux ; — des systèmes financiers longtemps organisés autour de l’État ou de banques contrôlées par lui, aboutissant à des marchés de titres de taille ou de liquidité restreintes ; — l’importance des relations claniques et familiales dans l’organisation des structures de gouvernance des entreprises ; — enfin, des systèmes sociaux régulés de manière prédominante par des relations informelles entre intérêts ou groupes d’intérêts privés. Tous ces éléments se situent à l’opposé de ce qui constituerait a priori la base de saines institutions de gouvernance d’entreprise, telles qu’on les conçoit généralement aujourd’hui6. Tournant le dos à cette réalité, l’essentiel de la littérature sur la gouvernance des entreprises s’est développé à partir du constat d’une séparation entre propriété du capital et direction effective des affaires au sein des grandes entreprises américaines (Berle et Means, 1932). En effet, dans les premières décennies du XXe siècle, la direction de ces entreprises a été régulièrement abandonnée par les héritiers des fondateurs pour être déléguée à des managers professionnels. Ceux-ci ont progressivement acquis la haute main sur le processus d’allocation des ressources (Roe, 1994). Face à des actionnaires très dispersés, n’exerçant pour la plupart jamais les droits de vote attachés à leurs titres, l’action des managers à la tête des grandes entreprises s’est de facto retrouvée quasiment affranchie de tout contrôle. © OCDE 2004 13 Culture de gouvernance et développement Suite aux difficultés rencontrées par un certain nombre de grands conglomérats américains dans les années 1970, les divergences d’intérêts entre actionnaires-mandants (principals) et dirigeants-mandataires (agents) ont fait l’objet d’une attention renouvelée. Certains auteurs ont insisté sur le fait que si les dirigeants avaient pour mandat de maximiser le profit de l’entreprise, ils étaient aussi bien enclins et aptes à maximiser le leur, au détriment de celui des actionnaires. Ces derniers étant les seuls investisseurs dont les intérêts ne soient pas contractuellement protégés dans l’entreprise, ils courent le risque de voir leur profit ‘résiduel’ laminé par l’incurie des dirigeants7. D’où la définition précise des institutions de gouvernance d’entreprise selon cette approche : « La gouvernance d’entreprise s’intéresse à la manière dont les apporteurs de capitaux aux entreprises s’assurent un retour sur leur investissement. (...) Comment s’assurent-ils que les dirigeants ne volent pas le capital fourni ou ne l’investissent pas dans de mauvais projets ? Comment contrôlent-ils les dirigeants ? » (Jensen et Meckling, 1976). Le succès de cette approche a été renforcé par les conséquences de la ‘révolution néo-libérale’ de la fin des années 1970, se diffusant à partir des États-Unis et du Royaume-Uni et résultant de l’impuissance des recettes keynésiennes face à la ‘stagflation’ des années 1970 ; la hausse des taux d’intérêt réels a marqué la fin du crédit ‘facile’ et le déplacement de l’évaluation économique des banques vers les marchés financiers. La tendance au vieillissement dans les sociétés occidentales est venue renforcer ce phénomène de déplacement en acheminant des masses considérables d’épargne vers les marchés financiers, à travers différents types d’investisseurs institutionnels. Parmi eux, quelques fonds de pension publics américains ont commencé au milieu des années 1980 à réclamer de ‘bonnes’ pratiques de gouvernance de la part des entreprises dans lesquelles ils investissaient, avec une insistance particulière sur l’amélioration et le contrôle des procédures de vote par procuration et la suppression des dispositifs de protection anti-OPA des dirigeants. Cette demande de bonne gouvernance des entreprises s’est étendue à d’autres acteurs du monde financier, et notamment les fonds mutuels (équivalents des SICAV en France) pour lesquels elle s’est souvent trouvée liée à des attentes à beaucoup plus court terme (comme la volonté d’extraire rapidement de la valeur actionnariale). Désormais, si une entreprise voulait voir diminuer la prime de risque exigée par les actionnaires, il lui fallait offrir des garanties par la mise en œuvre d’une panoplie de mécanismes de contrôle (comités spécialisés au sein du conseil d’administration, audits, administrateurs indépendants, marché du 14 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE contrôle externe rendant la menace de rachat effective, etc.) et d’incitation (stock options, bonus, etc.) propres à ‘aligner’ les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Malgré son influence dans les milieux académiques, cette analyse apparaît clairement marquée par la configuration institutionnelle qui l’a vu naître, à savoir : — une large dispersion de la propriété du capital entre les mains d’investisseurs relativement passifs, sur des marchés boursiers présentant un haut degré de liquidité ; — une distinction nette entre dirigeants et actionnaires ; — l’autonomie de la sphère privée (institutions financières, entreprises, investisseurs et marchés de titres) par rapport à l’État dans le financement des entreprises ; — un pouvoir judiciaire indépendant en mesure de faire respecter les droits de propriété et les contrats privés. Or ce schéma s’applique très mal aux institutions de gouvernance des entreprises rencontrées dans l’écrasante majorité des pays en développement et en transition8. Il n’en demeure pas moins que les pratiques anglo-saxonnes restent de loin les plus analysées et les plus utilisées comme référence, si bien qu’un grand nombre de travaux académiques sur la gouvernance d’entreprise tiennent simplement pour acquis l’existence ou le bon fonctionnement d’un certain nombre d’institutions (notamment celles de contrôle externe) et sousestiment de ce fait leur importance. Il en résulte premièrement que les pratiques de gouvernance d’entreprise dans les pays en développement ne sont que très partiellement et donc très mal appréhendées par une approche à dominante financière focalisée sur les seules relations entre dirigeants et actionnaires ; deuxièmement, les transformations dans ces pratiques n’obéissent que marginalement aux recommandations formulées, tant ces dernières présupposent implicitement tout ou partie d’un référentiel importé, lui-même issu d’un long processus de construction institutionnelle et d’imprégnation culturelle9. L’analyse du paradoxe français montre précisément que pour pouvoir évaluer l’impact des institutions de gouvernance d’entreprise sur le développement d’un pays, il est nécessaire de tenir compte des dynamiques de construction institutionnelle et de la culture de gouvernance qui modèlent les représentations des acteurs et déterminent les formes organisationnelles. © OCDE 2004 15 Culture de gouvernance et développement Qu’entendons-nous par culture de gouvernance ? Une série de travaux récents insistent sur la possibilité, voire la nécessité, d’enrichir l’analyse des systèmes de gouvernance des entreprise par l’intégration de dimensions non exclusivement économiques : légales, politiques, historiques et culturelles10. La relation objective et intrinsèque des institutions de gouvernance d’entreprise avec un ensemble d’autres institutions structurantes du processus de développement (et notamment les institutions de gouvernance politique) semble empiriquement fondée. L’idée de culture de gouvernance est proposée afin de rendre justice à ces multiples influences qui, dans un pays donné, se traduisent en fin de compte par l’institutionnalisation d’un système de gouvernance d’entreprise. En suivant Oman (2003), nous désignons donc par gouvernance d’entreprise l’ensemble des institutions publiques et privées, formelles et informelles, incluant les lois, les codes et les pratiques courantes du monde des affaires, qui ensemble déterminent la relation entre les dirigeants des entreprises (insiders) et tous ceux qui y investissent des ressources. Ces investisseurs peuvent être des fournisseurs de capitaux propres (actionnaires), de dette (créanciers), de capital humain spécifique (les salariés), ou de tout autre actif matériel ou immatériel dont les entreprises pourront avoir l’usage dans leurs opérations courantes et leur développement. Bien entendu, il n’y aurait pas grand intérêt à recommander l’adoption de ‘bonnes’ pratiques ou institutions de gouvernance déduites à partir de celles d’une économie avancée, en l’occurrence la France, qui était engagée dans un immense effort de reconstruction au départ des Trente Glorieuses. En effet, les conditions initiales et locales imposées aux trajectoires nationales diffèrent tellement qu’elles rendent difficilement transposable un « modèle français » de gouvernance, transposition qui serait d’autant moins pertinente que la France s’est elle-même écartée de ce modèle à partir des années 1970. L’analyse menée à travers cette étude permet plutôt d’éclairer les choix des décideurs des pays en développement en contribuant à démystifier la manière dont les institutions de gouvernance d’entreprise d’un pays aujourd’hui développé se sont réellement construites et quel rôle elles ont joué dans son développement11. Elle ne prétend pas faire des institutions de gouvernance d’entreprise le facteur clé du succès de la France dans cette période, mais un des éléments clés certainement, ce qui suffira à nous faire voir sous un tout autre jour l’ensemble du débat sur la gouvernance d’entreprise, et finalement la gouvernance elle-même. Le cas de la France illustre la possibilité de cheminements originaux à travers les cultures de gouvernance, à même d’assurer la qualité des processus de transformation 16 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE sociale malgré leur caractère non conventionnel. Il nous oblige ainsi à questionner notre cadre d’analyse habituel et à en chercher un qui soit mieux adapté aux pays en développement. La suite de l’étude comprend quatre chapitres. Les trois premiers analysent la gouvernance des entreprises en France au cours de chacune des grandes périodes suivantes : la IIIe République (1870-1940), la Seconde Guerre mondiale et les Trente Glorieuses (1940-1973), et enfin depuis les années 1970. Le dernier chapitre modélise le champ des cultures de gouvernance dans le cadre d’un rapprochement entre l’expérience française et celle de plusieurs pays en développement. Sont finalement soulignées les implications de cette analyse pour l’ensemble du monde en développement aujourd’hui. © OCDE 2004 17 Culture de gouvernance et développement Notes 18 1. Les Principes de gouvernement d’entreprise de l’OCDE (1999), actuellement en révision (voir OCDE, 2003a), peuvent être consultés sur www.oecd.org. Les cinq principes généraux sont : protéger les droits des actionnaires ; traiter tous les actionnaires de la même manière ; reconnaître les droits des différentes parties prenantes à la vie de l’entreprise (stakeholders) et encourager leur participation ; garantir un accès transparent et la diffusion de toute information pertinente sur l’entreprise ; s’assurer que le conseil d’administration assume ses responsabilités vis-à-vis de l’entreprise, de ses actionnaires ainsi que des différentes parties prenantes. 2. Voir en particulier Oman (2003), Oman et al. (2003), Thillainathan et al. (2004) et Lin (2001). Voir également OCDE (2003b). 3. Voir, par exemple, Oman et al. (2003) et Braga de Macedo et al. (2002), chapitre 12. 4. Voir en particulier Krugman (1994). Voir aussi Oman et al. (2003). 5. Voir, par exemple, le rapport Cadbury (1992) et les Principes de l’OCDE (1999). 6. La Porta et al. (1997, 2000) affirment l’importance de la tradition juridique comme déterminant principal des choix institutionnels nationaux : un très grand nombre de pays en développement sont considérés comme relevant d’une tradition de droit civil, précisément d’origine française (le code napoléonien dit Code civil, date de 1804) qui, offrant moins de protection légale que les systèmes régulés par le droit commun (common law d’origine anglo-saxonne), inciterait les investisseurs à ne pas rester minoritaires mais plutôt à acquérir des blocs de contrôle afin de pouvoir exercer une influence réelle sur les dirigeants. Voir toutefois Rajan et Zingales (2001) et Woo-Cumings (2001) pour une lecture critique de cette thèse. 7. Voir Jensen et Meckling (1976), Fama (1980) et Fama et Jensen (1983a, 1983b). 8. Voir, par exemple, CIPE (2002), OCDE (2003b) et Oman (2003). 9. Voir aussi Frémond et Capaul (2002). 10. Voir La Porta et al. (1997), Licht (2001), Oman (2003), Roe (2002) et Stout (2003). © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE 11. Il apparaît plus généralement qu’améliorer notre connaissance des expériences des pays développés dans leur diversité sans céder aux mythes pourrait éviter bien des gaspillages dans les pays en développement. Les expériences avortées mais coûteuses de privatisation ou encore de mise en place de marchés boursiers dans certains pays en transition (Bulgarie, Lituanie, Macédoine) ou en développement (Tanzanie) en sont un bon exemple. Voir également Chang (2002) : « Nous pouvons et devrions tirer des leçons de l’histoire (par opposition à l’état présent) des pays développés. Ainsi les pays en développement pourraient tirer un enseignement des expériences des pays développés sans avoir à payer tous les coûts générés par le développement de nouvelles institutions [c’est l’un des rares avantages qu’il y a à être « retardataire » (latecomer)]. Cela n’est pas négligeable parce qu’une fois instaurées, on infléchit plus difficilement des institutions que des politiques. » © OCDE 2004 19 Culture de gouvernance et développement 20 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Chapitre II L’héritage institutionnel à la veille du « miracle français » Résumé Les institutions de gouvernance d’entreprise de la France des Trente Glorieuses ont été construites en tirant les leçons de l’échec des institutions de la période précédente (1870-1940), qui font l’objet de ce chapitre. En quoi et pourquoi ont-elles failli à leur mission, alors que le pays bénéficiait par ailleurs de niveaux élevés de développement humain, social et technique ? La réponse est double : 1) Elles n’ont pas permis de dégager des ressources d’investissement substantielles pour les entreprises quand l’autofinancement a atteint ses limites : ni le financement bancaire, ni le financement public, ni les marchés de capitaux n’ont assumé un rôle de relais satisfaisant. Les entreprises ont développé des substituts partiels en recourant à des financements croisés inter-entreprises, favorisant l’éclosion de structures de gouvernance d’entreprise typiques d’un « insider system », selon une logique semblable à ce que l’on rencontre aujourd’hui dans la plupart des pays en développement, permettant de mettre les organes dirigeants des entreprises à l’abri de tout mécanisme de contrôle externe et indépendant. 2) Les institutions de gouvernance politique et judiciaire ne sont pas parvenues à responsabiliser les organes dirigeants des entreprises, ni à imposer un cadre réglementaire de nature à prévenir la généralisation des pratiques anticoncurrentielles. Il en est résulté une concentration insidieuse du pouvoir sur les marchés de capitaux comme sur les marchés de produits soumis au jeu des groupes d’intérêts privés les plus puissants. Le détournement des institutions de gouvernance des entreprises est allé de pair avec l’incapacité des institutions de gouvernance publique à favoriser l’émergence et la réalisation d’un intérêt général dans le jeu des intérêts privés. Cette double évolution a fortement contribué à l’enrayement du processus de développement national, repoussant au lendemain du choc de la Seconde Guerre mondiale la réalisation du potentiel de croissance du pays. © OCDE 2004 21 Culture de gouvernance et développement Introduction Les institutions de la France des Trente Glorieuses se sont largement construites en réaction au traumatisme causé par 15 années de crise ininterrompue : crise économique des années 1930, crise économique, politique et morale des années de guerre, avec un régime autoritaire (le régime de Vichy, soutenu par la plupart des élites économiques) qui offre sa ‘collaboration’ à l’occupant et laisse en 1945 un pays humilié, pillé et affamé, sans parler des dévastations dues aux combats. Donc, comprendre les institutions (politiques, économiques et plus précisément celles jouant un rôle dans la gouvernance des entreprises) qui ont rendu possible le ‘miracle français’ des Trente Glorieuses implique d’évaluer le contexte historique d’où elles sont nées ainsi que les apports parfois contradictoires des institutions antérieures. La France a effectué sa première Révolution industrielle dans la foulée du Royaume-Uni au début du XIXe siècle. Elle dispose dès le début du XXe siècle de tous les savoir-faire technologiques caractéristiques de la seconde Révolution industrielle (acier, électricité, pétrole, chemin de fer, télégraphe, chimie industrielle, automobile, aéronautique, etc.) et ces secteurs innovent à un rythme soutenu, enregistrant une croissance moyenne de 5 pour cent par an, soit le triple du reste de l’économie entre 1900 et 1930 (Lévy-Leboyer, 1991). Dans les autres grandes économies industrialisées, ce changement technologique s’est accompagné d’un bouleversement organisationnel : l’émergence du capitalisme de grandes sociétés anonymes (corporate capitalism), marqué par la prédominance de grandes entreprises substituant à la coordination par le marché (« la main invisible » d’Adam Smith) un vaste système de coordination interne des moyens de production et de commercialisation (« la main visible » de Chandler) (Chandler, 1990). Pourtant, le ‘corporate capitalism’ n’a pas connu en France d’essor comparable à celui observé dans les autres pays industrialisés (Royaume-Uni, États-Unis, Allemagne) qui ont tous dépassé successivement la France en termes de croissance économique (tableau II.1). Si le développement du ‘big business’ a marqué l’histoire de ces pays entre 1870 et 1940 (Schmitz, 1993), la France, elle, apparaît encore au milieu du XXe siècle comme un pays de ‘petit’ capitalisme, fragmentaire, peu concurrentiel et mal encadré par les pouvoirs publics. En 1945, les institutions de financement et de gouvernance des entreprises de ce capitalisme ont été jugées non seulement incapables de relever le défi de la modernisation, mais également largement responsables du ‘retard français’ et de la débâcle des quinze dernières années. Quelles sont ces institutions ? Dans quelle mesure et pourquoi ont-elles failli à leur mission ? 22 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Tableau II.1. Croissance de la production 1820-1950 Niveaux de PIB (milliards de $ 1990) Croissance annuelle moyenne % 1820 1870 1913 1950 1820-1950 France 38 72 144 220 1.4 Royaume-Uni 36 100 225 348 1.8 Allemagne 26 71 237 265 1.8 Italie 23 42 95 165 1.5 Japon 21 25 72 161 1.6 États-Unis 12 98 517 1 456 3.8 Source : Maddison (2001). Les institutions de gouvernance et de financement des entreprises La première question qui se pose concerne le spectre des institutions pertinentes en matière de gouvernance des entreprises. Suivant la définition donnée en introduction, il faudra étudier le rôle : — du cadre juridique ; — des conseils d’administration et des dirigeants en tant que principaux acteurs de la gouvernance interne à l’entreprise ; — des salariés en tant que fournisseurs de capital humain ; — des banques et des marchés de titres (actions et obligations) en tant que fournisseurs de capital financier ; — des pouvoirs publics enfin, de par leur rôle de régulation de l’environnement des affaires. La place des grandes entreprises dans le système juridique du droit civil : du domaine public au domaine privé Antérieurement aux codes napoléoniens du début du XIXe siècle, la société anonyme par actions est clairement une affaire d’État. Au XVIIIe siècle, seul le souverain a la capacité de créer des êtres juridiques dotés de personnalité morale. La volonté royale encadre le fonctionnement des compagnies © OCDE 2004 23 Culture de gouvernance et développement commerciales et des corps dits « intermédiaires ». « Par le système de l’octroi (Verleihung en droit germanique), les pouvoirs publics ratifiaient une activité professionnelle déterminée et la déléguaient à une grosse entreprise qui jouissait, du fait de cette délégation de pouvoir, d’une partie de la souveraineté étatique. » (Ducouloux-Favard, 1992). Les traditions juridiques libérales qui ont inspiré les grands textes fondateurs (notamment la Constitution américaine de 1787 et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en France en 1789) se sont développées dans des sociétés essentiellement agricoles soucieuses de libérer l’individu du joug des divers « corps intermédiaires ». Elles ne reconnaissent donc que deux entités juridiques : les personnes et l’État. Aucun intérêt intermédiaire ne doit s’interposer, faire écran entre les intérêts individuels et l’intérêt général, sauf à risquer de dérégler la mécanique d’autorégulation sociale (par le jeu du marché et de l’État de droit démocratique). Cette hostilité des régimes libéraux vis-à-vis des corps intermédiaires, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, vise aussi bien les corporations monopolistiques de l’Ancien Régime (groupements professionnels dissous et interdits en France par la loi Le Chapelier de 1791, en pleine période révolutionnaire) que les sociétés par actions. Mais sans sociétés par actions à responsabilité limitée, pas de grandes entreprises… C’est en fait le Code Civil de 1805 qui consacre la propriété privée comme droit inviolable, donnant ainsi force légale aux contrats de droit privé, dont le respect est assuré par la force publique. En 1807, le Code du Commerce reconnaît l’existence de « sociétés » à vocation commerciale et en distingue trois types : les sociétés en nom collectif, les sociétés en commandite1 et les sociétés anonymes. Dans ces dernières, les participants ne sont responsables qu’à hauteur de leur apport. Le principe de responsabilité limitée se trouve ainsi posé (article 33). La société est dite ‘anonyme’ car on ne peut pas en répertorier les participants non dirigeants. En revanche, étant donné les masses de capitaux susceptibles d’être accumulés de la sorte et le risque constitué pour les épargnants comme pour l’ordre public, la création de ces sociétés reste une affaire de souveraineté qui nécessite donc une autorisation spéciale des pouvoirs publics (article 37). La procédure est longue (en moyenne deux ans) et coûteuse. De plus, le Conseil d’État pose en 1825 que l’entreprise doit poursuivre une fin d’utilité publique pour bénéficier du statut de société anonyme, ce qui ouvre la possibilité pour le gouvernement de désigner un ‘censeur’ présent chargé d’en surveiller le fonctionnement. L’autorisation n’était accordée qu’en 24 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE échange de garanties sur la moralité des associés et seulement dans le cas où aucune autre forme sociale n’était possible. En bref, « le Conseil d’État percevait la société anonyme comme un succédané à l’émission d’emprunts d’État [et non comme] un instrument juridique appartenant à la sphère de l’autonomie privée » (Robé, 2000)2. Au final, seulement 651 créations sont autorisées entre 1807 et 1867. Face aux masses de capitaux requises dans les technologies nouvelles (notamment le chemin de fer) et au besoin des banques de se recapitaliser, face également à la concurrence des sociétés de droit anglais autorisées depuis le Traité de libre-échange de 1862 à exercer leur activité sur le sol français, l’autorisation gouvernementale sera finalement supprimée en 1867 après une libéralisation partielle en 18643. Désormais, la grande entreprise n’est plus l’affaire du souverain (le roi ou le peuple) mais une affaire privée, résultant d’un accord entre volontés libres. Conseils d’administration et dirigeants : de la ‘collégialité’ à la séparation des pouvoirs La première grande loi sur les sociétés anonymes de 1867 organise la « collégialité » du pouvoir : les sociétés anonymes doivent être administrées par un ou plusieurs mandataires qui peuvent choisir parmi eux un directeur (article 22) ; les administrateurs doivent être propriétaires d’un certain nombre d’actions déterminé par les statuts (article 26) ; ils sont également responsables des infractions à la loi et des fautes de gestion commises (article 44). Il est frappant que cette loi ne dise rien sur le contenu de la fonction du président du conseil d’administration. En pratique, comment se joue donc l’équilibre du pouvoir dans l’entreprise ? Les administrateurs (aussi appelés ‘mandataires’) prennent les grandes décisions en conseil. Ils élisent parmi eux un président (qui ne fait qu’organiser, convoquer et présider les réunions) et confient la gestion courante des affaires soit à un administrateur délégué (choisi parmi eux et distinct du président), soit à un directeur général (mandataire extérieur) (Peyrelevade, 1999). La loi organisait la collégialité du pouvoir, la pratique instaure sa dualité. Si cette solution constitue a priori une configuration efficace en termes d’équilibre des pouvoirs, elle sera en fait accusée de dissoudre les responsabilités. © OCDE 2004 25 Culture de gouvernance et développement Les employés jouent un rôle négligeable dans la gouvernance des entreprises Certes les capacités d’action collective et la défense des intérêts des salariés s’améliorent au cours de la période : les ‘syndicats professionnels’ sont légalisés en 1884. Les négociations salariales bénéficient d’un début d’encadrement législatif, apparu pendant la Première Guerre mondiale (mais la crise des années 1930 remettra en cause cette pratique). La nécessité de tenir compte du pouvoir d’achat des salariés dans les négociations collectives est également reconnue dans les années 1920 (période de forte inflation) et amène les salaires nominaux à suivre le mouvement des prix (Bénassy et al., 1979). En dépit de ces améliorations et des réformes sociales introduites par le Front Populaire en 1936-38 (augmentations de salaires, conventions collectives garantissant des conditions minimum d’embauche et de travail par profession, droit syndical reconnu dans les entreprises, élection de délégués ouvriers), les salariés sont encore loin de constituer une force capable d’influer sur la gouvernance des entreprises. Le financement bancaire joue un rôle limité La libéralisation du régime de création des sociétés anonymes, la structure cohérente des institutions de gouvernance d’entreprise organisée par la loi de 1867, la naissance à la même époque des grandes banques de dépôt (le Crédit Industriel Commercial en 1859, le Crédit Lyonnais en 1863, la Société Générale en 1864) et l’unification du marché national de l’argent sous la direction de la Banque de France auraient pu laisser envisager une expansion du financement bancaire des entreprises. Mais les premières faillites dues à la dépression à partir du milieu des années 1870, donnent en France une vaste audience aux thèses du fondateur du Crédit Lyonnais, qui prône un désengagement total des banques de dépôt de l’industrie, arguant que ce genre d’investissement est bien trop illiquide et risqué face aux engagements pris envers les déposants. La Société Générale lui emboîte le pas. Les grandes banques se spécialisent donc dans la banque de proximité et limitent au maximum la prise de risque industriel : 26 — elles prêtent à court terme aux entreprises (escompte) ; — elles assurent les placements obligataires, fréquemment publics ou quasipublics (chemins de fer) et surtout étrangers (tableau II.2) ; — elles offrent des services d’ingénierie financière (opérations boursières, commerce international, etc.). © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Tableau II.2. Émissions brutes sur le marché financier (pourcentage du total des émissions) Étata Sociétésb Actions Obligations Étrangers Total (% du PIB) 1896 1900 1913 1924 1930 1938 1949 1959 2.5 1.8 5.4 38.7 6.2 81.2 62.5 13.9 22.5 27.5 47.5 4.0 36.4 32.7 29.1 5.5 28.3 31.5 34.8 9.2 44.0 16.0 1.3 7.5 35.4 45.8 12.5 9.6 15.6 3.1 3.2 25.0 12.5 2.4 47.2 38.9 3.6 Notes : a) Administration centrale, collectivités territoriales et établissements publics de crédit. b) Sociétés privées et publiques. Source : d’après Carré et al. (1972). Lévy-Leboyer et Bourguignon (1985) confirment un niveau très bas de financements bancaires dans les entreprises françaises. Teneul (1960) estime pour sa part que les crédits à long terme n’ont pas fourni plus de 1 pour cent du financement total de l’investissement des entreprises. Les banques françaises acquièrent ainsi un grand savoir-faire, mais sans participer directement au développement des entreprises privées, à la différence des banques allemandes très impliquées dans l’industrie en tant qu’apporteurs de capitaux à long terme4. Le recours au marché boursier est tardif et éphémère La culture boursière française a été très fortement marquée par une importante bulle spéculative apparue peu après la libéralisation du régime de création des sociétés anonymes (en 1867), la stabilisation politique avec l’Allemagne et l’établissement de la IIIe République (en 1870). Elle touche d’abord les chemins de fer secondaires à partir de 1873, dont les titres connaissent un krach en 1877, mais ces sociétés sont sauvées par l’État l’année suivante, créant du même coup une situation d’aléa moral. « Dans les années suivantes, la croissance rapide des cours va de pair avec le lancement de nombreuses affaires par des banques qui se multiplient elles-mêmes pour l’occasion » (Hautcoeur, 1997). Toutes les catégories d’intermédiaires financiers, presse spécialisée incluse, contribuent à l’entretien de la bulle, chacun trouvant son intérêt à la multiplication des volumes d’affaires et à la hausse des cours. Finalement, l’ensemble du secteur financier s’emballe avant le krach de l’Union Générale en 1882 qui entraîne celui du marché. D’autres faillites vont suivre, dont celle retentissante de la Compagnie de Panama en 1889, et qui se solde © OCDE 2004 27 Culture de gouvernance et développement par un immense scandale politico-financier (fondée en 1880 en pleine euphorie boursière, cette société en avait profité pour lancer une grande souscription populaire). Cet enchaînement aura des implications durables pour le financement des entreprises puisque les banques décident de stopper leurs investissements à long terme tandis que le marché des titres privés sera pour longtemps associé au risque de fraude et de spéculation dans l’esprit des dirigeants industriels comme des épargnants. Très peu de sociétés industrielles privées utiliseront donc le marché boursier comme source de financement avant la Première Guerre mondiale. Il reste dominé par les émissions françaises et étrangères de titres publics et quasi-publics (chemin de fer, services publics), souvent associées à une garantie implicite de l’État dans l’esprit des investisseurs (qui en ont plusieurs fois fait les frais). Des années 1890 à 1914, l’inflation basse et la liquidité croissante du marché obligataire renforcent le succès de ces titres. Au final, si une culture de l’investissement boursier se développe en France, elle est donc fondamentalement allergique au risque. Ce n’est pas avant les années 1910, et surtout les années 1920, que les marchés de titres privés prennent véritablement de l’importance. Ils fournissent en moyenne 39 pour cent du financement des entreprises privées entre 1913 et 1928 (23 pour cent en actions et 16 pour cent en obligations). Profitant d’une hausse parallèle des niveaux de vie et des besoins de financement publics et privés, les émissions de titres croissent rapidement et connaissent un premier pic avant la guerre (tableau II.2). Après un coup d’arrêt dû aux années de guerre (1914-1918), l’activité repart brusquement (comme dans l’ensemble des pays industrialisés), les émissions totales représentant jusqu’à 22.6 pour cent du PIB en 1920 (plus de deux fois la proportion d’avant-guerre, pour un volume d’émissions presque doublé) (Hautcoeur, 1996). Cependant, le paysage financier a été profondément transformé par la guerre : les émissions étrangères sur la place de Paris ont quasiment disparu, l’État est très endetté (sa dette à court terme s’élève à 85 pour cent du PIB en 1919) et l’inflation est forte. L’inflation empire jusqu’à la seconde moitié des années 1920 et tend à détourner l’épargne des obligations (titres à revenu fixe). En revanche, les actions et les dividendes annuels qu’elles génèrent font figure de placement refuge dans ce contexte. La hausse des cours et de l’inflation encourage donc les petits investisseurs à se lancer sur le marché des actions et les entreprises à financer de nouveaux investissements par émission de titres (de capital ou de dette). Tant que l’inflation est élevée, l’essentiel de l’épargne se tourne logiquement vers le marché des actions qui connaît une croissance impressionnante jusqu’à la fin de la décennie, là encore favorisée par les 28 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE intermédiaires financiers cherchant à accroître leurs commissions sur les transactions et opérations boursières (Hautcoeur, 1996). Entre 1927 et 1932, les fonds levés sur les marchés de titres (pour 1/3 en obligations et 2/3 en actions) représentent 75 pour cent du financement de l’investissement des entreprises (Lévy-Leboyer, 1991). Mais plusieurs facteurs vont rapidement mettre un terme aux performances du marché des actions. Dans un premier temps, le gouvernement Poincaré, par sa dévaluation de 1928, stabilise le cours du franc et restaure la confiance dans la capacité de l’État à honorer ses engagements et contrôler l’inflation. Les investisseurs commencent à se reporter de nouveau sur le marché obligataire, ce qui témoigne clairement de leur préférence pour la sécurité. Les cours partent à la baisse dès février 1929, c’est-à-dire nettement avant l’arrivée de la crise. Il est probable que ce retournement (et la préférence marquée pour les obligations) soit en partie dû aux graves défauts repérables dans la gouvernance des entreprises qui suscitent la méfiance des investisseurs, et particulièrement celle des petits épargnants. Ces problèmes sont essentiellement liés aux stratégies ‘d’enracinement’ des dirigeants du secteur privé, consistant à se protéger dans leurs fonctions contre tout risque de sanction externe (notamment à l’aide d’actions à droits de votes multiples et par la création de réseaux de participations croisées avec administrateurs réciproques) (Hautcoeur, 1996, 1998, 1999). Si les agents économiques étaient bien avertis des risques liés à l’inflation, ils ont goûté aux joies de l’actionnariat sans bien avoir conscience des risques de l’aventure boursière. Le choc consécutif au krach américain de 1929 n’a pas seulement brisé un élan sans précédent du marché boursier. Il aura, avec les scandales (Hanau en 1928, Pacquement en 1929, Oustric en 1930, l’Aéropostale en 1931, Stavisky en 1934) et les faillites des années 1930 (dont 670 faillites d’établissements bancaires entre 1929 et 1937), des répercussions profondes et durables sur l’attitude des Français tant vis-à-vis des grandes entreprises et du patronat que des placements en bourse. Comment les entreprises ont-elles adapté leur gestion financière ? Un certain nombre d’éléments incitent à relativiser l’importance des restrictions de moyens de financement externes pour les entreprises, au moins jusqu’au début du XXe siècle : tout d’abord, l’essentiel des besoins en financement est couvert par le réinvestissement des profits (souvent élevés du fait des rentes d’innovation et des bas niveaux de salaires). On peut estimer © OCDE 2004 29 Culture de gouvernance et développement que l’autofinancement représente en moyenne 80 pour cent du financement des sociétés cotées en bourse au début du XXe siècle (Hautcoeur, 1998), et donc certainement davantage pour les sociétés non cotées ou au XIXe siècle. Deuxièmement, si l’entrepreneur a besoin de capitaux, il essaie d’abord de les réunir au sein de sa famille ou par le jeu des alliances matrimoniales, solution de simplicité qui offre l’avantage de rester indépendant des capitaux extérieurs, d’assurer son contrôle sur la société tout en préservant le patrimoine familial. En effet, l’émission d’actions présente l’inconvénient de dissoudre le capital des actionnaires existants, tandis qu’un emprunt bancaire risque de voir un banquier s’inviter au conseil d’administration, sans parler de l’accroissement des coûts fixes (intérêts et remboursement du capital) qui réduisent la flexibilité financière future. Toutefois, à partir du début du siècle et surtout après la Première Guerre mondiale, l’autofinancement suffit de moins en moins à suivre le rythme des investissements. Le développement de services nouveaux à la clientèle (maintenance, réparation, crédits, etc.), l’internalisation des opérations de commercialisation auparavant confiées à des sociétés de négoce, la diversification dans les nouvelles filières technologiques pour les firmes des secteurs traditionnels (par exemple le textile dans les fibres synthétiques et les teintures chimiques) et la complexification des produits (allongement des cycles de production), accroissent fortement les besoins en capitaux des firmes industrielles, d’autant que les banques, embarrassées par la dette publique à court terme et l’inflation au sortir de la guerre, cessent de prêter à court terme aux secteur privé. Cette addition de contraintes pousse les entreprises à chercher de nouvelles sources de fonds. Dans le contexte des années 1920, recourir au marché boursier est une solution logique, même si ce n’est pas forcément la plus prudente. Encouragées par les banques d’affaires, les introductions en bourse se multiplient, même pour des sociétés de petite ou moyenne taille. Le climat est également propice aux opérations de fusions-acquisitions. Début 1928, l’État vote une loi accordant une exemption fiscale sur les plusvalues réalisées lors d’opérations de fusions. Les résultats sont immédiats, avec entre autres la naissance de Rhône-Poulenc (aujourd’hui Aventis) à l’été 1928 et celle d’Alsthom en septembre. Le nombre total de fusions réalisées passe de 16 sur la période 1918-1926 à 45 pour 1927-1931, et à 34 encore entre 1932 et 1938. Dans les secteurs amont, on voit se renforcer à cette occasion le rôle des sociétés holdings dans les restructurations sectorielles, créées par les sociétés d’un même secteur pour assurer la publicité de leurs émissions et le placement de leurs titres. 30 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Les entreprises françaises ont enfin développé des solutions de financement inter-entreprises, et ce de manière intense dans les années 1930 quand le financement bancaire ou boursier est devenu impossible et que les profits ont été laminés par la déflation, la baisse du pouvoir d’achat et la fermeture des marchés extérieurs. Ces financements inter-entreprises ont pris essentiellement deux formes : — de simples facilités de paiement croisées (crédit commercial inter-firmes et allongement des délais que l’on retrouve dans l’augmentation généralisée du besoin en fonds de roulement) ; — des montages financiers plus élaborés (‘participations’, holdings, filiales) créant de véritables marchés de capitaux internes, intra-sectoriels ou intra-groupes. Ce type d’arrangements permettant la circulation « d’insider finance » est particulièrement fréquent dans les pays aujourd’hui en développement. Agosin et Pasten (in Oman, 2003) en décrivent très bien le fonctionnement, l’intérêt et les limites dans le cas du Chili. La multiplication des « participations financières » a un double effet. Premièrement, elle limite d’autant les investissements productifs : 25 pour cent des investissements réalisés en 1927 par les cinq plus grandes sociétés dans la chimie, les charbonnages et la sidérurgie, l’ont été sous forme de participations financières, représentant 12 pour cent du total de leurs actifs. Chez Kuhlman (aujourd’hui Péchiney), la taille du portefeuille financier passe de 13 pour cent des immobilisations en 1923 à 70 pour cent en 1938. Deuxièmement, elle concentre le pouvoir industriel entre les mains des firmes les plus puissantes, celles qui détiennent le pouvoir de décision à la tête des holdings sectoriels. Enfin et surtout, l’expérience boursière des années 1920 et 1930 allait laisser un souvenir amer dans la mémoire de beaucoup de dirigeants d’entreprises, aussi échaudés que les épargnants et donc pas prêts de se laisser piéger à nouveau par les promesses de la bourse. Le rôle des institutions publiques en termes de financement et de régulation du secteur privé Premièrement, l’État a-t-il aidé les entreprises quand les marchés de capitaux — bancaires et boursiers —se sont révélés insuffisants ? © OCDE 2004 31 Culture de gouvernance et développement Jusqu’au Front Populaire (1936-1938), les gouvernements successifs n’avancent aucun programme d’ensemble susceptible de stimuler la machine économique (contrairement au New Deal aux États-Unis, et aux dépenses d’armement et d’infrastructures en Allemagne). Les entreprises françaises doivent se débrouiller seules, sans politique de relance ou de soutien de la part de l’Etat. La première réaction est un plan de réarmement au printemps 1937. Pendant ce temps, la chute de la demande globale et le niveau élevé des taux d’intérêts ont complètement bloqué l’investissement. En 1939, la production a décliné de 5 pour cent par rapport à 1930. La guerre ne fera qu’aggraver ce recul. Pire, l’État a vraisemblablement exercé à plusieurs reprises un effet négatif sur le financement de l’investissement privé (effet d’éviction). Tout d’abord, il collecte la moitié de l’épargne nationale à travers le réseau de la Poste et des Caisses d’épargne. Ensuite, il collecte l’essentiel de l’épargne sur le marché boursier, soit directement, soit indirectement à travers les entreprises quasipubliques. Hautcoeur (Hautcoeur, 1997) estime pour la période 1870-1900 qu’une bonne part de ses dépenses n’étaient pas très productives, et (Hautcoeur, 1996) que la hausse du déficit public et des taux d’intérêt à partir de 1932 a provoqué un effet d’éviction massif sur les emprunteurs privés : l’État représente environ les trois quarts des émissions obligataires entre 1932 et la Seconde Guerre mondiale (voir également le tableau II.2). Mais sur des marchés souffrant d’un manque structurel de liquidité, les gouvernements avaient-ils d’autre choix que de fournir eux-mêmes cette liquidité par des mesures de relance de grande ampleur ? Mais en auraient-ils seulement eu la capacité ? D’un strict point de vue financier, la contrainte de convertibilité résultant de l’adhésion à l’étalon-or (qui fut la règle générale dans la IIIe République) permet d’en douter : sous ce régime, l’État devait maintenir une proportion fixe entre le passif exigible de la Banque de France (la quantité de monnaie en circulation) et les réserves en or. Cette contrainte a certes été levée pendant la Première Guerre mondiale et pour les besoins de la reconstruction. Après une stabilisation partielle en 1921, la proportion passif exigible / encaisse métallique continue de croître jusqu’en 1928, prolongeant et amplifiant ainsi le boom d’investissement des années 1920. Mais la stimulation monétaire n’a opéré qu’une dizaine d’années : la stabilisation Poincaré de 1928 met un terme au processus (inflationniste) d’expansion monétaire afin de préserver la nouvelle parité franc-or. Deuxièmement, l’État a-t-il joué son rôle de régulateur ? 32 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE On comprend que les politiques de régulation des pouvoirs publics en France n’aient pas porté sur la législation anti-trust mais plutôt sur les moyens de limiter le pouvoir des dirigeants à la tête de vastes portefeuilles de participations. Au milieu des années 1930, est votée sous la pression de l’opinion publique une série de lois visant à améliorer la transparence et la responsabilité dans la gouvernance des entreprises : suppression des actions à droits de vote multiples, restriction du nombre de mandats par administrateur, responsabilité pénale des dirigeants, double imposition des holdings et des sociétés membres de la holding. Bien qu’appropriées selon les critères de la ‘bonne’ gouvernance d’entreprise, ces mesures n’ont pas suffi à restaurer la confiance dans la qualité de la gouvernance des entreprises. Le ‘climat des affaires’ restait dissuasif. D’où cette interrogation : un État peut-il assumer ses fonctions de régulateur en matière de gouvernance des entreprises sans prendre également en compte la distribution du pouvoir entre les entreprises, c’est-à-dire la régulation de la concurrence ? Afin de répondre à cette question, nous décrirons dans la prochaine section l’état général des marchés en France avant de clarifier les liens entre gouvernance des entreprises et structure des marchés. Puis nous retournerons à la question du rôle effectif des institutions de gouvernance publique. Gouvernance des entreprises et organisation des marchés L’état général des marchés français : ni production ni consommation de masse La France du XIXe siècle était celle des petites structures productives insérées dans le tissu rural et disséminées à travers le territoire. Pour la majorité de la population, ce type de proto-industrialisation et plus généralement toutes les forces permettant de limiter l’exode rural, l’urbanisation et les concentrations d’ouvriers étaient considérées comme bénéfiques pour la stabilité sociale du pays. Face à des marchés étroits, hétérogènes, historiquement tenus par de puissants commerçants de gros disposant d’une main-d’œuvre habile et bon marché, les entrepreneurs ont été dissuadés de se lancer dans des productions en gros volumes : les risques auraient été trop importants de ne pas pouvoir écouler leurs marchandises à un prix rémunérateur (voir l’encadré II.1). En retour, ils n’ont pas pu bénéficier d’économies d’échelle liées à l’effet de volume. © OCDE 2004 33 Culture de gouvernance et développement Encadré II.1. Marchands et Producteurs L’économie anglaise se caractérise par un rapport de force similaire jusqu’au début du XXe siècle, très favorable à des négociants efficaces qui tiennent véritablement les marchés et n’ont aucun intérêt à voir les producteurs s’allier ou se concentrer. Le fait que les économies anglaise et française ont précocement « bénéficié » de marchés domestiques bien organisés n’est sans doute pas étranger à leur ‘retard’ relatif au XXe siècle. A contrario, les entrepreneurs allemands se lançaient au même moment sur des marchés ‘émergents’, imparfaits, dépourvus d’intermédiaires puissants (sociétés de commerce, de transport, etc.). Ils avaient d’excellentes raisons de mettre sur pied des organisations de taille suffisante pour pallier ces obstacles, et le plus souvent, ils l’ont fait en intégrant les fonctions que le marché ne remplissait pas correctement. Le développement rapide du financement bancaire s’explique aussi par cette entrée tardive dans l’industrialisation, les banquiers d’affaire étant les mieux à même de répondre aux besoins des entrepreneurs, alors qu’en France ou en Grande-Bretagne, c’étaient plutôt les intermédiaires de marché indépendants qui assumaient déjà ce rôle d’aide au financement du cycle de production. Les grands industriels français ont été cohérents en se concentrant sur le moyen et surtout le haut de gamme, parvenant à une forte pénétration des marchés domestiques et internationaux sur ce segment. Les marchés où les industries françaises se montrent les plus compétitives sont pour la plupart des marchés de niche : aéronautique, automobiles haut de gamme, textiles et soieries de grande qualité, articles de luxe, etc. L’exemple du marché automobile est éclairant : l’argument de vente est l’étendue de la gamme et son renouvellement rapide. L’appareil de production est flexible, adapté à des séries de petite ou de moyenne taille. Peugeot développe 43 modèles dans les années 1920. En 1934, en pleine crise, 84 pour cent de la production de Citroën est du haut de gamme réservé à une clientèle très aisée, avec trois ou quatre versions par modèle. Aucune voiture ‘populaire’ n’est lancée en France avant la guerre. Entre 1908 et 1927, Ford écoule 15 millions de Ford T, modèle unique. Impressionnés par les performances américaines en matière d’efficacité, certains patrons et hauts fonctionnaires ont cru qu’en adoptant les mêmes méthodes de vente et de production, ils aboutiraient rapidement aux mêmes 34 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE résultats, à savoir une nette réduction des coûts, permettant une diminution des prix de vente et donc un élargissement des débouchés (les produits manufacturés étant supposés avoir une forte élasticité-prix). Aussi voit-on les patrons chercher à serrer les coûts et à améliorer leur organisation, parlant déjà dans les années 1920 de ‘chasse aux gaspillages’ et de ‘contrôles de qualité’ (chez Michelin ou Citroën). Pour Louis Renault, en 1938, il faut mettre en place une ‘organisation flexible’ dotée de méthodes de planning et de contrôle de gestion modernes (c’est-à-dire importées) afin de pouvoir suivre en permanence le fonctionnement de l’entreprise. Le marché du conseil en organisation explose. Le leader du secteur est d’ailleurs un Français installé aux États-Unis (C. Bedaux) dont la méthode s’appuie sur le chronométrage des ouvriers et garantit une augmentation de la productivité sans investissement (Caron, 1995). Mais croire que le succès viendra avec la reproduction des bonnes recettes ou des ‘meilleures pratiques’ connues est souvent une illusion. Certains paramètres déterminants pour leur réussite s’évaporent aussitôt qu’on les extrait de leur contexte d’origine. Alors que le marché nord-américain des biens de consommation et de production est le plus vaste du monde depuis le début du siècle, il fallait être bien optimiste pour anticiper une capacité d’absorption et donc des économies d’échelles comparables sur le marché français5. Comment expliquer l’étroitesse du marché français ? — Par un frein démographique persistant. De 1820 à 1950, la France enregistre la plus faible croissance démographique du monde occidental. Tableau II.3. Taux de croissance de la population 1820-1950 (taux annuels moyens en pourcentage) États-Unis Allemagne Royaume-Uni Italie France 1820-1870 2.83 0.91 0.79 0.65 0.42 1870-1913 2.08 1.18 0.87 0.68 0.18 1913-1950 1.21 0.13 0.27 0.64 0.02 Source : Maddison (2001). © OCDE 2004 35 Culture de gouvernance et développement — Par une lente progression du pouvoir d’achat. Les revenus réels par habitant sont en moyenne inférieurs de 40 pour cent à ceux des Américains durant les années 1920 et la structure des dépenses des ménages ne connaît pas d’évolution significative (dans les années 1930, la consommation d’appareils électroménagers est inférieure de moitié à la moyenne de l’Europe de l’Ouest). Bref il n’y a pas encore de véritables ‘classes moyennes’ en France. Cela est avant tout lié à une population encore très rurale : en 1921, les trois quarts des Français vivent dans les campagnes ou des villes de moins de 20 000 habitants (Louat et Servat, 1995). On ne recense 50 pour cent de citadins qu’à partir de 1936, seuil franchi dès 1850 en Grande-Bretagne et au début du siècle en Allemagne. Enfin, la lecture française du « fordisme » jusqu’à la Seconde Guerre mondiale a évacué le versant social de la doctrine : les salaires n’ont pas profité des gains de productivité, ne permettant donc pas un accroissement proportionnel de la demande (Moutet, 1998 ; Bénassy et al., 1979). — Par la facilité de l’empire colonial, qui offre des débouchés tout trouvés, des marchés de consommation captifs et des ressources abondantes et peu coûteuses en matières premières et en main-d’œuvre. C’est une des principales causes de résistance à la baisse des prix et de dégradation latente de la compétitivité pour certaines industries protégées. De ce point de vue, la Grande-Bretagne a souffert d’effets pervers comparables liés au commerce colonial. L’intégration et la capacité d’innovation des entreprises restent limitées Les grandes entreprises françaises sont restées de taille inférieure à celle des entreprises anglo-saxonnes et allemandes. En 1929, le chiffre d’affaires des 10 premières sociétés françaises est en moyenne 20 fois inférieur à celui des 10 premières firmes américaines. Plusieurs raisons expliquent cet écart. Tout d’abord, leurs volumes de ventes anticipés et réalisés étaient moindres du fait de marchés plus étroits. Alors que les marchés et les entreprises allemandes, anglaises et américaines avaient atteint un degré suffisamment avancé de maturité à la fin du XIXe siècle pour connaître une première grande vague de fusions-acquisitions (ce qui a permis aux entreprises de ces pays de mettre à profit les 30 années suivantes pour consolider leurs structures), les entreprises françaises n’ont pas ressenti à ce moment le besoin de s’intégrer (Lévy-Leboyer, 1991). 36 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE A l’interface des firmes et des marchés se sont longtemps interposées de puissantes ‘corporations’ (associations) de négociants, maîtrisant les techniques de commerce et de distribution adaptées au marché français. A la différence des entreprises allemandes ou américaines qui ont perçu dès le dernier tiers du XIXe siècle qu’elles ne survivraient qu’au prix d’une extension forcée de leurs débouchés par leurs propres moyens, les grandes entreprises françaises n’ont pas ressenti l’intérêt de s’intégrer vers l’aval avant les années 1930. Alors seulement, confrontées aux défaillances des distributeurs en charge de la commercialisation de leurs produits et à une concurrence durcie par la crise, les grandes entreprises ont cherché à mieux connaître et à fidéliser leur clientèle par une offre de meilleure qualité, à assurer leurs marchés plutôt qu’à en ouvrir de nouveaux. Mais dans leur effort de différenciation des produits et d’adaptation aux exigences des marchés, les firmes françaises ne disposent pas d’un stock suffisant d’innovations domestiques et n’ont pas les moyens financiers de se lancer dans des politiques de recherche coûteuses. Les écarts de taille (et donc de rendements d’échelle) entre firmes françaises et américaines ou allemandes sont impressionnants : en 1926, le budget R&D de General Electric représente 70 pour cent du chiffre d’affaires de Thomson-Houston ou de la CGE (Compagnie Générale d’Électricité). Dans la chimie, les sommes consacrées par IG Farben à la R&D représentent en 1927 deux fois le chiffre d’affaires de Kuhlmann et trois fois celui de Péchiney (Lévy-Leboyer, 1991)6. Les industries françaises sont confrontées au problème du early start : engagées sur leurs marchés depuis longtemps, donc avec des technologies anciennes, elles ne bénéficient ni de la mise en commun de gigantesques moyens consacrés à la recherche (organisée en Allemagne sous l’impulsion de l’État), ni de l’assurance de vastes débouchés (comme aux États-Unis). Dépourvues d’incitations financières et commerciales suffisantes, elles ne sont pas prêtes à engager les coûts d’innovation ou de reconversion nécessaires pour s’assurer un leadership. Néanmoins, l’effort d’investissement des années 1920, soutenu par des profits élevés, l’accès à des financements de marché importants et un bel optimisme des entrepreneurs, a montré que les firmes françaises pouvaient rapidement rattraper le niveau d’industrialisation de leurs principales concurrentes, voire le dépasser (tableau II.4). Engagées dans leur premier véritable effort de rationalisation à la fin des années 1920, les entreprises françaises n’ont pas pu s’appuyer très longtemps sur des marchés en expansion à cause du freinage des années 1930 et de l’Occupation à partir de 1940, qui ont stoppé net ce processus et repoussé à la seconde moitié du XXe siècle la © OCDE 2004 37 Culture de gouvernance et développement modernisation de l’outil de production et la croissance des marchés en France. En effet, alors que les appareils productifs des principaux pays industrialisés tournent à plein pendant la Seconde Guerre mondiale, le parc français est en voie d’obsolescence rapide. Témoin de cette longue léthargie industrielle, en 1945, l’âge moyen des machines était de 17 ans, c’est-à-dire qu’elles dataient toutes du sommet de cycle boursier de la fin des années 1920. Tableau II.4. Niveaux industriels comparés* de la France et des principaux producteurs européens, 1900-1939 Charbon Acier Électricité Ciment Phosphate 1900 0.17 0.36 1913 0.23 0.48 1930 0.36 1939 0.33 Colorants Automobile 0.40 - 1.72 - - 0.61 0.46 1.91 0.04 2.71 1.42 1.35 1.08 3.60 0.40 2.40 0.66 0.60 0.62 1.49 0.41 1.03 Note : *Production moyenne par habitant en France / production moyenne par habitant pour les trois principaux pays producteurs européens (France exclue). Source : Lévy-Leboyer (1991). L’organisation des marchés aboutit à renforcer la concentration du pouvoir économique Bien que les différentes lois en vigueur7 prohibent clairement les ententes et les cartels, ces deux formes d’arrangements sont extrêmement répandues à la fin du XIXe siècle (une centaine de cartels sont alors en activité en France). Comment expliquer ce paradoxe ? « Dans le contexte de chute des prix mondiaux de 1873 à 1896, un des principaux motifs de création de cartels était d’échapper au jeu de la concurrence et de maintenir les prix à des niveaux rémunérateurs (…) en substituant une ‘main visible’ à la détermination libre et instable des prix par le marché. Aux ÉtatsUnis, la Common Law et le Anti-trust Sherman Act de 1890 [interdisant les cartels] ont précipité la création de sociétés holdings géantes et la concentration par fusions afin d’échapper à la prohibition légale. En France, l’article 419 du Code Pénal de 1810 (…) interdisant toute interférence avec le jeu naturel des forces de marché dans la détermination des prix, constituait une barrière aux cartels modernes. Cependant, les juges, les fonctionnaires et les 38 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE responsables politiques se méfiaient du modèle de marché libre, jugé fauteur de troubles sociaux. Donc les tribunaux et les gouvernements se sont finalement montrés conciliants envers les cartels qui assuraient la stabilité des marchés et usaient avec modération de leur pouvoir sur les prix. » (Freedeman, 1993). Souvent appelés ‘comptoirs’ ou ‘comités’, ils jouent le rôle de secrétariat permanent de ces réseaux d’ententes et organisent systématiquement les marchés dans chaque branche des secteurs amont (houille, acier, charbon, textile), c’està-dire des secteurs où l’homogénéité des produits ne nécessite pas de différenciation forte en termes de marketing (Lévy-Leboyer, 1981). Ils ont également pris de l’importance dans des secteurs comme la production de sucre, de papier, l’industrie du verre et de la chimie. Dans ces deux derniers secteurs, la société dominante est Saint-Gobain qui participait à 19 cartels en 1890. Quel était le rôle des cartels ? Il consistait à rationner la production pour l’aligner avec la demande, informer les acheteurs potentiels, organiser les ventes et la distribution à partir d’une agence commune, contrôler les prix et accorder des subventions si besoin. Par leur action de soutien des prix (donc des profits) sur le marché intérieur, ils facilitent les investissements, limitent les pertes en cas de difficulté à vendre, et surtout institutionnalisent les discussions entre sociétés d’un même secteur, les habituant à s’entendre, à négocier, facilitant considérablement les rapprochements intra-sectoriels (par exemple Péchiney et Ugine dans la chimie), les arrangements ‘corporatistes’ clairement anticoncurrentiels, ou enfin les actions de pression sur le personnel administratif et politique. Malgré de fortes tensions entre groupes de pression aux intérêts divers (aboutissant, par exemple, à la dissolution du cartel de l’acier en 1930, les membres refusant de payer les indemnités dues pour dépassement des quotas), les ententes ne s’en multiplient pas moins. En jouant un rôle de barrière à l’entrée sur des secteurs incapables de se restructurer, elles profitent aux groupes les plus puissants qui, ainsi abrités sur leur marché domestique, peuvent poursuivre leurs politiques d’investissement (conquête de marchés extérieurs, renouvellement des capacités productives, prises de participation financières leur assurant un pouvoir de contrôle ou d’influence sur les autres firmes du secteur). Au final, hormis certains secteurs en situation monopolistique (Michelin sur les pneumatiques ou Alsthom pour le matériel électrique), la plupart des grands marchés industriels voient leur structure oligopolistique se renforcer : dans la chimie, le verre, le pétrole ou l’automobile, les trois premières sociétés © OCDE 2004 39 Culture de gouvernance et développement représentent à chaque fois entre 60 et 70 pour cent de la production (Houssiaux, 1958). Du côté des PME (petites et moyennes entreprises) familiales et locales et du petit commerce rural, l’écrasante majorité opère sur des marchés en situation de concurrence monopolistique (le capitalisme de ‘boutiquiers’). La législation du milieu des années 1930 protège le petit commerce de la concurrence des grandes chaînes et grands magasins. Plutôt que de jouer la concurrence sélective, un grand nombre de secteurs et d’entreprises s’abritent plutôt derrière des ententes et bénéficient de divers privilèges (exemptions fiscales, barrières douanières, subventions, dérogations, etc.). Bref, la prolifération des situations de rentes à travers le tissu économique rendait peu probable une mise en œuvre poussée de stratégies coûts-volumes, dont l’efficacité aurait impliqué la capacité et la volonté de réduire les prix de vente. L’hétérogénéité et le manque de dynamisme du marché intérieur apparaissent autant comme causes que comme effets des structures de gouvernance tournées vers ‘l’extraction de rentes’ (rent-seeking). La structure concurrentielle des marchés et l’organisation des firmes (ainsi que leurs systèmes de gouvernance) entretiennent donc une relation d’interaction mutuelle. Livrée à elle-même, cette dynamique a abouti à un double verrouillage des marchés et des institutions de gouvernance des entreprises, bénéficiant aux intérêts privés les mieux organisés. On retrouve cette logique à l’œuvre dans beaucoup de pays en développement aujourd’hui (ou dans leur histoire récente)8. Mais n’est-ce pas précisément le rôle des institutions de gouvernance publique que de réguler les interactions entre intérêts privés, afin de préserver l’ordre et l’intérêt publics ? Comment ont-elle assumé cette mission dans la France des années 1870-1940 ? En fonction de quelles contraintes ? Le véritable rôle des institutions de gouvernance publique En tant que mode de vie démocratique, la République est encore incertaine dans un pays qui, depuis le début de la Révolution en 1789, a vu s’enchaîner trois républiques, deux empires et deux monarchies, le tout entrecoupé d’épisodes révolutionnaires sanglants. La jeune IIIe République (1870-1940) a donc grandement intérêt à ménager et stabiliser son assise électorale comme ses soutiens financiers. Cette stratégie prudente incline le régime dans le sens d’un renforcement systématique des structures sociales favorables à sa propre longévité, négligeant parfois de donner au pays les moyens de sa modernisation. 40 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE De fait, la IIIe République multiplie les gestes en faveur des populations rurales à la fois pour des raisons tactiques et idéologiques. Premièrement, l’immense masse de la population vit encore dans les campagnes et aucun homme politique favorable à la République ne peut négliger l’utilité d’une telle base électorale. Deuxièmement, les dirigeants politiques eux-mêmes sont fréquemment issus des milieux ruraux et imprégnés des idées ‘physiocrates’ qui voient la terre comme unique source de richesse possible, tandis que l’industrialisation et l’urbanisation entraînent désintégration sociale et déstabilisation morale. D’où l’ambiguïté de l’État vis-à-vis de la modernisation industrielle tout au long du XIXe siècle (Lévy-Leboyer et Bourguignon, 1985). La France a longtemps conservé et conserve encore la trace de cet ancrage rural : puissant ministère de l’Agriculture (créé en 1881), protections dérogatoires pour le petit commerce et la petite exploitation agricole (les tarifs douaniers dits ‘Méline’ instaurés en 1892), réseau mutualiste des caisses locales du Crédit Agricole fondé en 1894, multiplication des petites routes (chemins vicinaux) et des voies de chemin de fer d’intérêt (très) local. Avec la même intention de stabilisation du régime, l’enseignement primaire devient obligatoire pour tous, transformant les instituteurs en missionnaires de la République. Dans l’enseignement supérieur, l’accent est mis sur la culture générale, mais souvent au détriment des connaissances et savoir-faire techniques : le premier cours d’électricité n’apparaît à l’université qu’en 1892. En 1850, 2 000 étudiants diplômés du baccalauréat rejoignaient les bancs des Grandes Écoles scientifiques. A la veille de la Première Guerre mondiale, ils n’étaient que 2 5009. Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale — et contrairement à l’image répandue d’une France invariablement « colbertiste » depuis le XVIIe siècle — le régime se caractérise par un faible interventionnisme. Exception faite de la période de la Première Guerre mondiale, l’État s’en tient à une posture globalement libérale, les velléités d’intervention déclenchant des réactions hostiles de la plupart des milieux intellectuels et dirigeants. Cependant, ces limites à l’interventionnisme étatique étaient au moins, sinon davantage dues à l’ignorance des mécanismes économiques et à la présomption d’impuissance de l’État en la matière — les ‘lois’ économiques étaient généralement considérées comme ‘naturelles’, c’est-à-dire hors de portée de l’action humaine — qu’à une réelle doctrine non-interventionniste (Rosanvallon, 1990). L’importance des organisations patronales dans le financement des élus et de l’État, notamment le très puissant Comité des Forges10 a, là encore, joué dans le sens d’un alignement des mesures politiques sur la préservation des rapports de force et des structures sociales (Garrigues, 2002). Alors que les © OCDE 2004 41 Culture de gouvernance et développement ententes corporatistes sont interdites depuis la Révolution française, la politique d’apaisement social de la IIIe République les réhabilite de droit ou de fait, qu’il s’agisse de syndicats ouvriers (légalisés en 1884) ou d’ententes entre producteurs. Une loi votée en 1926 reprend à son compte la distinction faite pour la première fois en 1894 par un tribunal entre ‘bonnes’ et ‘mauvaises’ ententes, et entérine ainsi l’évolution sans ambiguïté de la jurisprudence depuis 1902 : elle encourage ces ententes à se déclarer en reconnaissant la légitimité des ‘bonnes’ ententes, réputées servir l’intérêt général. Au fond, « les cartels ont constitué une forme [insidieuse] de concentration qui a permis d’éviter, au moins temporairement, l’émergence des organisations centralisées et des sociétés holdings géantes à l’américaine, auxquelles le public français était franchement hostile. Des apologues des cartels insistaient à l’époque sur le fait que les ‘comptoirs’ offraient une solution à la fois bien meilleure et plus ‘française’ face aux exigences de la concentration. » (Freedeman, 1993). Mais au-delà du non-interventionnisme, les années 1930 ont surtout mis en lumière l’impuissance (financière, sociale, idéologique et technique) de l’État républicain dans le traitement de la crise. Si l’administration voulait favoriser la reprise de l’investissement, la hausse du pouvoir d’achat, l’émergence de grands marchés, etc., elle ne s’en est jamais donné les moyens. Quant à remédier aux carences du financement privé ou à rétablir de saines structures de concurrence, dans la configuration institutionnelle que nous venons de décrire, cela aurait constitué un bon épisode de la série télévisée « Mission impossible ». Les dirigeants de l’Après-guerre et leur électorat s’en souviendront. Conclusion La rationalisation économique en France a davantage pris la forme de systèmes d’ententes entre concurrents et de liens capitalistiques entre sociétés aux activités complémentaires (circuits de financement intra-groupes et intrasectoriels) que celle de la concentration par fusions. En fait, ces pratiques ont servi de substitut à la consolidation par fusions. Il en est résulté un double phénomène de concentration du pouvoir sur les marchés de capitaux (à travers les holdings, les réseaux de ‘participations’, les ‘marchés internes’ de capitaux entre sociétés mères et filiales) et de produits (cartels). « L’oligopolisation » de l’économie s’est faite non par le jeu des 42 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE concentrations (comme aux États-Unis) mais de manière plus insidieuse par l’organisation des différents marchés, solution fréquemment adoptée dans les pays en développement jusqu’à aujourd’hui. De puissants groupes d’intérêts privés, aux intérêts souvent d'ailleurs contradictoires, ont employé leur pouvoir à construire et consolider leurs rentes à travers le fonctionnement des institutions économiques et politiques et la plupart des entreprises se sont accoutumées à agir dans le cadre de structures non concurrentielles, domestiques ou coloniales. Ensemble, ces forces ont certainement : — entraîné une résistance des prix à la baisse ; — favorisé le maintien d’entreprises inefficientes ; — limité les effets d’apprentissage liés à la conquête de vastes marchés, notamment en matière d’organisation, de production, de marketing et de distribution. S’il est certain que l’absence de consommation de masse n’a pas permis une production en séries suffisamment longues pour bénéficier des économies d’échelles et de gammes qui ont entraîné les capitalismes américain et rhénan, il est aussi certain que les pratiques nées des institutions de gouvernance des grandes entreprises et des marchés en France ne les ont pas incitées à baisser leurs prix ou augmenter les salaires, ce qui aurait pu aider à traduire les gains de productivité en hausse de la demande globale, et donc à créer ces mêmes marchés qui leur faisaient si cruellement défaut. La rareté du capital disponible et la taille des débouchés étant les premiers éléments pris en compte dans les anticipations des entrepreneurs, des perspectives limitées sont en l’occurrence une forte incitation à la modération des programmes d’investissement. Même si les effets cumulés des interactions institutionnelles analysées dans ce chapitre sont difficiles à quantifier, la prédominance des jeux d’intérêts privés sans qu’aucune cohérence d’ensemble ne s’en dégage, a manifestement freiné le processus de développement. © OCDE 2004 43 Culture de gouvernance et développement Notes 1. Les sociétés en nom collectif sont une simple association de personnes individuellement et collectivement responsables de l’ensemble des dettes de la société. Forme de société la plus répandue au XIXe siècle. C’est typiquement la forme adoptée par l’entreprise familiale de taille modeste dont les besoins en capitaux sont satisfaits par le réinvestissement des profits et par les apports d’un nombre restreint d’individus. Quatre-vingts pour cent des sociétés créées entre 1840 et 1880 adoptent cette forme juridique. Les sociétés en commandite rassemblent deux catégories d’associés : les commandités qui gèrent l’entreprise et assument une responsabilité personnelle illimitée ; les commanditaires, simples bailleurs de fonds et responsables à hauteur de leurs apports. Jusqu’en 1832, le retrait d’un associé entraîne la dissolution de la société. Une décision de justice autorise à cette date l’émission de titres ‘au porteur’ (au lieu des titres nominatifs), d’où l’émergence des sociétés en commandite par actions, les parts des commanditaires étant librement négociables et pouvant être cotées en bourse. Cette forme de sociétés dont la création est libre connaît un franc succès pour les grandes entreprises et contribue massivement à la première industrialisation (gestion familiale mais mobilisation importante de capitaux). Leur importance décline à partir de 1867, du fait de la libéralisation du régime d’ouverture des sociétés anonymes. 2. 44 La même méfiance existe jusqu’au milieu du XIXe siècle dans les pays de Common Law. En Grande-Bretagne, suite à un mouvement de spéculation incontrôlé, le Bubble Act avait été adopté en 1720, qui imposait que toute création de société par actions fasse l’objet d’un texte légal voté au parlement ! En pratique, la forme de la société par actions est réservée aux seuls projets d’utilité publique (canaux, chemins de fer, etc.) jusqu’au milieu du XIXe siècle (Hunt, 1969). Aux États-Unis, l’idée est la même : faciliter la réalisation de missions utiles à la collectivité que l’État ne veut pas ou ne peut pas financer seul. Les États du Connecticut en 1837 et de New York en 1846 ont considéré les premiers que les sociétés par actions étaient socialement bénéfiques (accroissement des niveaux de vie, des revenus imposables, limitation des migrations vers l’Ouest), d’où leur choix d’accorder des autorisations de création pour tout motif légitime (Seavoy, 1982). Le processus a été plus long à aboutir en Europe, où les traditions juridiques et les résistances psychologiques ont pesé de tout leur poids. © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE 3. La libéralisation du régime de création des sociétés anonymes, par un effet de concurrence législative entre les États afin de ne pas défavoriser les entreprises résidentes (similaire à celui connu aux États-Unis de race to efficiency ou race to the bottom selon le point de vue), s’étend rapidement en Europe continentale : à l’Espagne (1869), l’Allemagne (1870), la Belgique (1873), l’Italie (1883), etc. 4. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les créations d’entreprise se multiplient en Allemagne. Afin d’éviter les mouvements spéculatifs, le Reich adopte en 1896 une loi interdisant de mettre sur le marché les titres d’une société anonyme dans l’année suivant leur émission. Les marchés allemands étant assez peu développés, et l’accès au marché n’étant possible que par l’intermédiaire de quelques grandes banques spécialisées, celles-ci se retrouvent donc en position d’accompagner toute société nouvelle jusqu’à son premier anniversaire. On imagine les externalités positives en termes de connaissance, de confiance mutuelle et de qualité d’expertise. En 1914, les représentants de la profession bancaire occupaient déjà un cinquième des sièges d’administrateurs dans les grandes entreprises du pays (Verley, 1994). Autrement dit, le développement des marchés de titres a été facilité par l’implication des institutions bancaires qui, par contrecoup, ont vu leur rôle se renforcer encore. Le développement du capitalisme n’implique pas d’opposition entre les banques et les marchés, bien au contraire. 5. Un très bon exemple d’erreur d’appréciation du marché est celui du constructeur automobile André Citroën qui, profitant d’une brève reprise en 1933, se lance dans un ambitieux programme d’investissement, avec l’intention de ‘doper’ le marché. Un an plus tard, il croule sous les dettes, ayant à financer des stocks en gonflement rapide, à renflouer ses filiales domestiques et étrangères. La mise en faillite est annoncée fin 1934. Citroën paie le prix de ses ambitions surdimensionnées face aux modestes capacités d’absorption du marché français, malgré tous ses efforts d’innovation et de promotion. En juin 1935, Michelin reprend Citroën. Les actionnaires ont dû concéder une perte en capital de 60 pour cent 6. En l’absence de politique de soutien à la recherche par l’État, un effet de la crise des années 1930 a été de pousser les firmes françaises à collaborer avec des firmes étrangères (notamment américaines) : échanges de licences, de brevets, missions d’étude, filiales communes ont constitué un véritable gisement d’innovations et de développement pour les entreprises les plus ouvertes sur les marchés internationaux. 7. La loi du 2-17 mars 1791 sur la Liberté de Commerce, les articles 1131 et 1133 du Code Civil, l’article 419 du Code Pénal. 8. Notamment en Amérique latine. Voir le cas du Brésil analysé dans Oman (2003). 9. Cette relative pénurie de main-d’œuvre qualifiée a eu pour effet de renforcer l’avantage lié à l’introduction de nouvelles méthodes de gestion et de production pour les leaders des différents secteurs industriels. 10. Fondé en 1864 par les représentants des dix premiers groupes métallurgistes français, cet organisme à la fois cartel et « syndicat » patronal étend son emprise à travers les mondes politique, économique et journalistique français jusque dans les années 1930, à tel point qu’on a pu le décrire comme un « État dans l’État » (Milési, 1990). © OCDE 2004 45 Culture de gouvernance et développement 46 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Chapitre III « Monopole focal de gouvernance » et croissance Résumé Si l’on peut mettre en évidence d’une part la concentration oligopolistique du pouvoir et d’autre part l’imbrication de multiples intérêts non économiques dans les structures de gouvernance des entreprises de la France des Trente Glorieuses, comment expliquer que de telles institutions n’aient pas, d’une manière ou d’une autre, entravé le développement national ? Comprendre le paradoxe français implique de resituer la question de la gouvernance des entreprises dans le cadre d’une ‘culture de gouvernance’ nationale. Alors il devient possible de montrer comment les institutions de gouvernance des entreprises et de gouvernance publique se sont retrouvées si intimement liées qu’a pu en émerger un « monopole focal de gouvernance ». Par ce mécanisme, l’État s’est installé dans le rôle de point focal unique et incontesté au cœur des processus de formation des compromis économiques et sociaux, permettant ainsi de subordonner l’essentiel des jeux d’intérêts privés à l’intérêt national tout en facilitant leur coopération à moindre coût. La qualité du processus de développement en France a grandement bénéficié de la capacité des institutions de gouvernance d’entreprise et de gouvernance publique à produire un niveau élevé de confiance et à mettre en cohérence les intérêts privés, notamment au travers de structures d’incitations appropriées. © OCDE 2004 47 Culture de gouvernance et développement Introduction L’expérience traumatisante des deux guerres mondiales et de la crise des années 1930, couronnée d’une faillite économique, politique et morale, marquée par l’impuissance de l’État à réguler les intérêts privés, nourrit la vision et l’action des hommes en charge de l’édification des institutions d’après-guerre. Le programme du Conseil National de la Résistance de 1944 est ouvertement interventionniste. Il estime ainsi nécessaire « d’évincer les grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie » et d’organiser « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés ». Au début des années 1950, alors qu’émergent de nouvelles sources d’incertitude liées à la guerre froide et aux revendications d’indépendance dans l’empire colonial, la plupart des observateurs estiment prévisible un retour prochain de la France à la stagnation et à l’instabilité des années 19301. Au contraire, elle enregistre une amélioration progressive de ses performances économiques pour se retrouver finalement en tête des champions de la croissance à la fin des années 1960 (tableau III.1). Un vrai miracle pour un pays que la communauté des historiens et des économistes décrivait comme désespérément arriéré car victime de la frilosité de ses élites dix ans plus tôt (Landes, 1957). Tableau III.1. Taux de croissance annuels moyens du PIB en volume (%) 1955-1968 1968-1973 Japon 9.5 8.9 France 5.1 5.6 Allemagne 4.9 4.6 Italie 6.3 3.9 États-Unis 3.9 3.5 Royaume-Uni 2.8 3.4 Source : Maddison (2001). 48 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Comment expliquer la croissance des Trente Glorieuses ? Les études économétriques portant sur la croissance française des Trente Glorieuses n’entament pas vraiment le ‘caractère miraculeux’ de cette période : elles mettent toutes en évidence l’importance d’un résidu non expliqué par la mobilisation des facteurs de production (financiers, physiques et humains). Ce résidu, baptisé « productivité globale des facteurs » (total factor productivity), reflète autant l’efficacité de la combinaison des facteurs de production que l’incapacité des économistes à rendre parfaitement compte de la croissance (voir Annexe 1). Il représenterait entre 50 pour cent (Carré et al., 1972) et 73 pour cent (Denison, 1967) de la croissance française dans les années 1950 et 1960. Une analyse critique de l’étude de Carré et al. (1972) détaillée en Annexe 1 nous amène à nous demander si la part importante de la productivité globale des facteurs ne cache pas des phénomènes essentiels à la compréhension des mécanismes cumulatifs du développement, phénomènes qui aideraient sans doute à saisir pourquoi la croissance s’est finalement généralisée à l’ensemble des branches de l’économie, même les plus protégées. L’accélération de la croissance industrielle entre 1968 et 1973, en grande partie expliquée par celle de la productivité globale des facteurs, suggère que c’est sans doute dans ses aspects les moins bien compris et les moins bien mesurés que résident les effets des facteurs de développement au centre de notre analyse : le rôle de la transformation des institutions de gouvernance d’entreprise, en interaction avec celles de gouvernance politique, déterminant ensemble le plus ou moins bon fonctionnement des marchés. Exemple frappant : la France est le seul pays occidental à s’être doté d’un organisme explicitement chargé de « planifier la croissance ». Et l’un des plus hauts fonctionnaires du pays d’insister au début des années 1960 sur « la nécessité d’une meilleure articulation des entreprises avec le Plan » (Bloch-Lainé, 1963). Mais comment, d’un point de vue économique, interpréter l’existence et surtout évaluer le rôle d’un tel organisme ? Arrêtons-nous un instant sur les résultats obtenus par le prix Nobel D. North (1990, 1994) dans sa tentative d’enrichir (sinon de substituer) les explications de la croissance centrées sur l’accumulation (ou la mobilisation) des facteurs par une analyse systématique du rôle que jouent les institutions — les ‘règles du jeu’, qu’elles soient formelles ou informelles — et leurs transformations, c’est-à-dire des variables qui ne relèvent pas nécessairement ni directement de la sphère économique mais jouent néanmoins un rôle majeur dans les processus de développement économique (voir encadré III.1). © OCDE 2004 49 Culture de gouvernance et développement Encadré III.1. North et le rôle des institutions L’analyse économique éprouve les pires difficultés à expliquer l’histoire et les variations de performance économique des nations. Ce n’est pas un hasard. Si l’on considère, par exemple, l’hypothèse de rationalité fréquemment admise en économie, les élites d’un pays en situation dégradée, ayant reçu cette information, n’auraient qu’à modifier adéquatement les règles du jeu pour rétablir son économie presque mécaniquement, l’absence de telles mesures prouvant leur incapacité ou leur manque de volonté. L’histoire montre à l’inverse qu’il n’y a rien d’automatique dans l’émergence d’institutions économiques efficaces (et notamment dans celle des marchés dont la théorie néoclassique suppose l’existence acquise). La mise en place des conditions nécessaires au bon fonctionnement d’une économie productive relève au contraire de processus économiques, sociaux et politiques complexes, opérant sur la longue durée. Les transformations économiques dans un pays donné s’analysent comme le fruit d’interactions entre changements institutionnels, technologiques et démographiques. « Les récents modèles néoclassiques de croissance construits autour des rendements croissants (Romer, 1986) et de l’accumulation du capital (Lucas, 1988) dépendent de façon cruciale de l’existence d’une structure implicite d’incitation qui oriente ces modèles. (…) Essayer de rendre compte de la diversité des expériences historiques des économies ou de la différence actuelle de performance entre économies avancées, centralement planifiées et moins développées, sans faire de cette structure des incitations dérivée des institutions un ingrédient essentiel m’apparaît être un exercice stérile » (North, 1990, p. 133). Une analyse des institutions de gouvernance des entreprises effectuée dans cette perspective offre dès lors l’opportunité de pénétrer au cœur des mécanismes du développement économique d’un pays et d’en expliciter certaines dynamiques rarement observées car difficilement observables. Elle exige que soient tout particulièrement prises en compte les structures d’incitation agissant sur ce pays, voire sur un secteur ou une classe d’agents donnés. Nous examinerons donc le contenu et la structure des « incitations » dérivée des institutions de gouvernance d’entreprise françaises, pour tenter d’offrir un nouvel éclairage sur les progrès technologiques et les ajustements institutionnels qui ont rendu possible la croissance rapide en France. Mais parce qu’il va de soi que le terme ‘institution’ évoque immédiatement l’idée 50 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE de stabilité, il faut se prémunir contre la tentation d’une analyse atemporelle des institutions, fondée sur ce que sont supposés être et vouloir, in abstracto, actionnaires, banquiers, dirigeants, fonctionnaires, etc. Dans la perspective analytique de long terme qui est la nôtre, une institution n’est jamais qu’un compromis momentané, un ensemble d’interactions en équilibre plus ou moins dynamique. Une institution serait plus adéquatement décrite comme un incessant processus d’institutionnalisation, d’une part contingent à un contexte historique (environnements économique, législatif, idéologique, rapports de force et équilibres de pouvoir entre groupes sociaux, etc.), d’autre part systématiquement intégré comme partiellement endogène dans leur référentiel de prise de décision par les individus et organisations disposant d’un pouvoir social minimal. Ces dynamiques institutionnelles peuvent être distinguées selon que leur champ d’action est à dominante économique ou politique. La concentration du pouvoir économique Après un rapide aperçu des tendances nouvelles en 1945, l’analyse se portera sur les facteurs clés (internes et externes aux entreprises) soutenant la concentration du pouvoir dans l’économie française. L’immédiat Après-guerre : un nouveau départ Dès le tournant des années 1940/50, un certain nombre de facteurs nouveaux viennent modifier les incitations des entrepreneurs et desserrer les contraintes antérieures qui agissaient comme obstacles à l’enclenchement des processus cumulatifs du développement économique. — Un nouvel esprit d’entreprise se fait jour à la Libération, comme en témoigne l’évolution du nombre de créations d’entreprises : 12 700 en 1929 ; 7 700 en 1939 ; 17 700 en 1945 ; 38 000 en 1946. — Les contraintes de financement, avec l’injection massive de fonds publics, des politiques de redistribution volontaristes (l’État-Providence), la levée des réticences des ménages et des entreprises face à l’emprunt dans un contexte de reconstruction inflationniste. © OCDE 2004 51 Culture de gouvernance et développement — Les contraintes de marchés avec la poursuite de l’urbanisation, le renouveau démographique (baby-boom), l’extension du salariat et l’indexation des salaires sur les gains de productivité, bientôt l’ouverture des marchés européens, et surtout l’explosion d’une demande potentielle considérable (en logements, en équipements, en biens de consommation), longtemps retenue après des années de psychologie et d’économie dépressives, l’ensemble de ces facteurs signant l’apparition d’une véritable demande de masse, pour la première fois dans l’histoire du pays. — La hausse de la productivité : les entreprises n’hésitent pas à recourir aux conseils de cabinets américains ou d’experts invités, qui diagnostiquent un manque de savoir-faire évident dans la production de masse. Les missions de productivité envoient plus de 3 000 participants aux ÉtatsUnis pour y étudier les pratiques de gestion des grandes firmes au début des années 1950. L’influence américaine se fait partout sentir : importations d’équipements qui permettent un rapide redéploiement technologique, nouvelles méthodes de marketing, de management, de contrôle de gestion, d’organisation de la production et de R&D. La 4CV de Renault, puis la 203 de Peugeot délibérément construites sur de grandes lignes automatisées et intégrées pour en réduire le prix de revient, sont emblématiques des débuts de la consommation de masse. Les structures légales La crise, les scandales et les faillites des années 1930 ont provoqué une vive réaction anticapitaliste, le soupçon portant sur les grandes entreprises, avec en arrière-plan la condamnation par la gauche de l’exploitation du prolétariat et l’attachement d’une partie de la droite à une France artisanale et agricole. Beaucoup voient dans la société anonyme le lieu de l’irresponsabilité et de la corruption et songent, à la veille de 1940, aux moyens d’engager la responsabilité pénale des dirigeants en cas de fraude, de négligences ou d’imprudences dans la gestion (62 ans avant l’adoption de la loi SarbanesOxley aux États-Unis !). Ils doivent être rendus responsables de la solvabilité de la société sur leur patrimoine. Les idéologues de 1940 voient comme seule alternative à l’irresponsabilité collective des administrateurs la responsabilité personnelle des dirigeants. Mais la déchéance et la responsabilité pécuniaire attachées à la procédure de mise en faillite sont jugées inacceptables par les milieux dirigeants, et comme le gouvernement de Vichy cherche à les ménager, le projet de loi est modifié ; tout en les soumettant à une présomption légale de faute souffrant la preuve 52 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE du contraire, il énonce surtout clairement le rôle dévolu au chef : « Dans le domaine économique comme dans le domaine politique, la notion de chef responsable doit être établie, la mission des corps délibérants n’étant plus qu’une mission de consultation ou de contrôle » (cité par Peyrelevade, 1999). Trois décrets-lois passés en 1940 précisent donc la définition d’une notion nouvelle, contraignant désormais les sociétés à concentrer entre les mains d’une seule personne physique les fonctions de direction et de représentation : celle de présidentdirecteur-général (PDG). La présidence et la direction générale deviennent ainsi en France deux fonctions indissociables2. Cette particularité fait des institutions de gouvernance d’entreprise françaises un cas unique d’obligation légale de concentration des pouvoirs dans l’entreprise. Cet héritage se perpétue presque inchangé à travers les textes actuels. Certes la loi sur les sociétés de 1966 votée par un Parlement gaulliste prévoit la possibilité d’une séparation du pouvoir selon une structure comprenant un directoire et un conseil de surveillance. Mais elle ne change rien aux textes passés sous Vichy et conserve des formules telles que « le président du conseil d’administration assume, sous sa responsabilité, la direction générale de la société ». Si elle a le mérite d’exister, la formule dualiste ne sera donc quasiment pas utilisée avant l’extrême fin des années 1990. La liste des ambiguïtés ne s’arrête pas là : le conseil (art. 98) et le président (art. 113) sont tous les deux investis des « pouvoirs les plus étendus pour agir en toute circonstance au nom de la société ». Le conseil est censé nommer, contrôler voire révoquer l’homme qui le dirige. Enfin, les rémunérations des dirigeants sont établies par le conseil (art. 110) mais elles n’ont pas à faire l’objet d’un rapport ni aux commissaires aux comptes, ni à l’assemblée des actionnaires. Il n’est nulle part question de soumettre ces décisions à leur vote. Mieux, la rémunération du président, qui, au titre de convention passée entre la société et un membre du conseil d’administration, devrait entraîner l’application d’une procédure visant à éviter l’octroi d’avantages injustifiés (art. 101 et 103), a été reconnue comme acte unilatéral de la part du conseil par la jurisprudence des années 1970. Si l’on ajoute à ce tableau des détails concernant la composition des conseils d’administration, qui témoignent d’un nombre très élevé de mandats réciproques (échanges de sièges d’administrateurs) et d’une grande homogénéité culturelle de leurs membres (mêmes formations, mêmes réseaux, mêmes valeurs) (Birnbaum et al., 1978), on est en droit de s’interroger sur la vigueur des incitations à un contrôle effectif des PDG. De fait, cette configuration institutionnelle a permis d’instaurer et de préserver leur pouvoir personnel au-dessus de tout contrôle. © OCDE 2004 53 Culture de gouvernance et développement La dynamique de la concurrence et de la régulation soutient les grands groupes 1) L’héritage des années 1930 et de Vichy L’environnement de l’Après-guerre reste profondément marqué par l’économie de rente des années de crise (années 1930 et 1940). Les arrangements anticoncurrentiels et les stratégies d’alliance financière restent vivaces, reflétées par la persistance de larges coalitions d’intérêts industriels et financiers3. En moyenne, chacune des 100 premières firmes possède neuf liaisons financières avec d’autres sociétés au début des années 1950. En outre, les négociations pour l’organisation des marchés devenues très actives dans les années 1930 afin de tenter de préserver les parts de marchés tout en évitant les guerres de prix, sont carrément institutionnalisées, sans grand changement, par le gouvernement de Vichy à partir de 1940 : les « Comités d’organisation » mis en place par le régime rassemblent les membres d’une même profession, afin qu’ils établissent ensemble « les prix de revient, les prix de vente et les marges bénéficiaires proposées à l’homologation de la Direction des Prix », ainsi que le rapporte une commission d’enquête de 1952 (Houssiaux, 1958). Les syndicats du patronat et des agriculteurs étaient parmi les plus puissants. Au sortir de la guerre, selon la même commission, ce ne sont donc « ni le prix du marché, ni le prix de revient qui servent de base aux transactions, mais des prix fixés par des ententes ». Face à de telles rentes de situation, et à la différence de l’Allemagne ou du Japon où les Américains ont pris soin de démanteler la plupart des structures collusives, l’attitude des pouvoirs publics dans la France de l’Aprèsguerre a été d’éviter la confrontation directe et les chocs d’adaptation brutale. Au moins jusqu’en 1958, il est difficile de dire si cette attitude a été dictée par la prudence ou l’impuissance. Certes, un décret est passé dès juin 1945, réglementant les pratiques individuelles de vente et visant à prévenir les effets pervers des « ententes et positions dominantes ». Mais dans un contexte de marchés en pénurie généralisée, cette ambition réformatrice non accompagnée de moyens coercitifs est restée un vœu pieux. 2) La IVe République (1946-1958) : prudence ou impuissance ? La IVe République a sans aucun doute eu l’intention d’assainir le capitalisme français, en mettant notamment sur pied une « commission technique des ententes et des positions dominantes ». Mais son fonctionnement 54 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE a été totalement entravé : par manque de moyens (une dizaine de personnes), par le lobbying patronal, par des hauts fonctionnaires eux-mêmes sincèrement persuadés que les ententes pouvaient être favorables au développement économique, par l’absence d’un mandat clair quant à ses pouvoirs et aux ententes visées, et plus généralement par le manque de continuité dans les politiques suivies, les gouvernements se succédant au rythme moyen de un tous les sept mois entre 1944 et 1958. En 1953, la Commission des Comptes de la Nation (ancêtre de l’actuelle Cour des Comptes) établit dans un constat sans appel que « l’absence de concurrence laisse subsister auprès d’entreprises à haut rendement peu nombreuses un vaste écran de petites cellules désuètes […], l’économie nationale cesse d’être animée par une économie de profits pour tendre à se reposer sur une économie de rentes ». Sont visés en première ligne le protectionnisme extérieur et la généralisation des entraves à la concurrence sur le marché domestique : prix garantis, prix imposés à la vente, différenciés en fonction des acheteurs, accords de partage de la clientèle, subventions en tous genres, notamment à l’agriculture, limitation des ventes ou de la production, tolérance à l’égard de la fraude fiscale, etc. Un autre rapport, rédigé par S. Nora, président de la Commission, vise ouvertement l’impuissance de l’État face aux milieux d’affaires : « A tenter de conférer à chacun un privilège, on ne favorise plus personne, mais on instaure un régime où l’intervention devient synonyme d’anarchie, plutôt que d’ordre, où la compétition dans la pression politique remplace la concurrence du marché ». Encore plus précis, Houssiaux (1958) observe que les grands groupes se retrouvent en position de surplomb sur leurs secteurs respectifs, et les entreprises de taille inférieure dépendent de ces centres de décision dans la définition de leur stratégie : « en dépit d’une structure de production qui reste trop peu concentrée, l’essentiel des affaires est, en France, sous le contrôle plus ou moins direct des grandes entreprises ». Les grands groupes ne s’arrêtent donc pas à leurs frontières légales mais constituent le centre réel du pouvoir de décision privé sur l’essentiel du tissu économique qu’ils contrôlent plus ou moins directement. Pour les responsables politiques, pouvoir agir sur les grands groupes et leur environnement, c’était se donner un formidable levier d’action sur l’économie. Cela n’a pas échappé au général de Gaulle. 3) Les ambiguïtés du programme gaullien (1958-1969) Tout juste revenu au pouvoir en 1958, de Gaulle, sûr d’avoir du temps devant lui grâce à l’instauration d’un nouveau régime présidentiel4, charge deux hauts fonctionnaires d’un rapport sur les « obstacles à l’expansion © OCDE 2004 55 Culture de gouvernance et développement économique », qui déclenche une certaine prise de conscience, au-delà des intérêts et des clivages politiques. Plusieurs réformes fiscales et législatives s’enchaînent, aboutissant à un démantèlement rapide des protections dont bénéficiait le petit commerce, offrant ainsi un marché aux grandes surfaces commerciales (Leclerc et Carrefour en tête), dont le développement est alors fulgurant. Pour ce qui est de la concurrence entre grands groupes, les deux réformateurs s’étonnent du très faible nombre de dossiers instruits par la Commission technique contre les pratiques anticoncurrentielles les plus répandues (quotas, ententes sur les prix, barrières à l’entrée, etc.). Si les années 1950 et 1960 marquent l’expansion des grands « groupes » français, l’accélération du mouvement de concentration est très nette dans la seconde moitié des années 1960, sous l’impulsion des gouvernements gaullistes. A l’inverse d’une grande partie du patronat et de la classe politique, de Gaulle croit en l’Europe et en la ‘grandeur de la France’ en son sein. Sa doctrine est libérale et interventionniste : les marchés doivent être régulés par le jeu de la concurrence et non par celui des arrangements ou des protections, mais c’est l’État qui orchestre la modernisation. A partir de 1960, il lance une politique de grands projets (le métro rapide parisien RER, l’avion supersonique Concorde, l’aéroport de Roissy) et concrétise sa volonté de créer des groupes de dimension internationale, quitte à ce qu’ils se retrouvent en position oligopolistique ou monopolistique sur le marché intérieur. Selon les rapporteurs du Ve Plan (1966-1970), « les champions nationaux », conçus comme des instruments de la modernisation du pays, doivent « disposer d’une masse de capitaux propres suffisante pour affronter la concurrence là où elle se porte, investir à l’étranger, disposer de leurs propres centres de recherche et de leurs propres techniques et avoir finalement la possibilité de négocier dans de bonnes conditions des accords [à l’international] ». Il faut « fortifier la puissance de la compétitivité de l’industrie française en hâtant la création ou le développement de groupes à capitaux français de taille internationale constitués par la concentration technique, commerciale et financière des entreprises. […] Dans beaucoup de secteurs, ces concentrations devraient conduire à un nombre restreint de tels groupes, pouvant exceptionnellement aller jusqu’à la création d’un groupe dominant unique, ce qui ne saurait en raison de l’ouverture des frontières avoir les mêmes inconvénients que dans un régime protectionniste » (cité par Jenny et Weber, 1976). Comment vouloir faire respecter des règles de concurrence loyale sur le marché domestique alors que l’objectif prioritaire affiché par le régime gaulliste est d’encourager par tous les moyens la formation de groupes puissants (les 56 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE champions nationaux) capables d’affronter la concurrence extérieure, quitte à les préserver sur leur marché intérieur ? Ce dilemme n’est pas sans rappeler un défi aujourd’hui posé à un certain nombre de pays en développement ou émergents tels que la Corée ou le Brésil quant aux politiques de régulation à adopter vis-à-vis de leurs géants nationaux5. Finalement, c’est dans le cadre du Marché commun européen que seront de plus en plus fixées les nouvelles règles du jeu concurrentiel : le renforcement de la législation contre les ententes (avec la Commission européenne et la Cour de justice des communautés européennes pour la mettre en vigueur) et l’arrivée de concurrents directs sur le marché domestique ont constitué de formidables incitations à une modernisation et une concentration accélérées des entreprises à partir des années 19606. Plusieurs éléments ont donc convergé pour inciter fortement les grands groupes à s’intégrer davantage : la difficulté croissante à conclure des ententes, l’obligation de résister à l’intensification de la concurrence pour les entreprises des secteurs dits « exposés » (c’est-à-dire ne pouvant plus bénéficier de régime protecteur dans le cadre du Marché commun) et les incitations des pouvoirs publics (prêts à taux bonifiés depuis 1955 ; mesures fiscales de 1965 et 1967). Jusqu’au milieu des années 1960, les regroupements répondent encore prioritairement à la préoccupation de consolider les réseaux existants tout en se positionnant sur des marchés en forte croissance (quitte à se diversifier et à répartir les risques par création de filiales communes). Mais de plus en plus s’impose tout simplement la loi d’un nouvel univers concurrentiel, qui veut que la compétitivité passe par la mise en œuvre de stratégies coûts/volume, fortement encouragée par le personnel administratif et politique. Le mouvement des fusions-acquisitions s’accélère logiquement : 61 opérations par an entre 1950 et 1958 ; 166 entre 1959 et 1965 ; 213 entre 1966 et 1972, ce qui constitue alors le plus fort taux de fusions en Europe occidentale. En 1970, 0.6 pour cent du nombre total d’entreprises de plus de 6 salariés (les 235 plus grands groupes) représentent 62 pour cent des investissements et 45 pour cent du chiffre d’affaires pour 39 pour cent des effectifs (Caron, 1995). L’étude des structures concurrentielles, capitalistiques et légales du capitalisme français des Trente Glorieuses permet de conclure sans hésiter à une forte concentration du pouvoir économique : au sein de chaque entreprise et au sein de chaque secteur. Quel a été le rôle des institutions de gouvernance publique dans cette transformation des institutions de gouvernance des entreprises ? © OCDE 2004 57 Culture de gouvernance et développement La constitution d’un monopole focal de gouvernance L’État ne s’est pas imposé en un jour au cœur du fonctionnement de l’économie Sans remonter aux origines de la tradition étatique en France, il faut souligner que la transition vers un régime dirigiste ne s’est pas faite du jour au lendemain (en 1945) comme tendrait à le laisser croire la mythologie de la Reconstruction. Tout d’abord, l’État gère traditionnellement un certain nombre d’activités économiques (tabacs, allumettes, postes, téléphones, télégrammes, arsenaux, la Caisse des Dépôts et Consignations créée en 1816 et le Crédit Foncier né en 1852). Deux autres institutions bancaires « privilégiées » sont créées pour répondre aux besoins du premier Après-guerre : le Crédit National en 1919 et la Caisse Nationale du Crédit Agricole en 1920. L’étatisation gagne encore quand la récession des années 1930 menace des secteurs ou des entreprises dont l’importance justifie de ne pas les laisser tomber (pétrole, transport aérien, transport maritime, banques, etc.). Ces interventions sont facilitées par la présence de fonctionnaires très compétents dans les ministères techniques, notamment des ingénieurs issus des Grandes Écoles, qui voient d’un bon œil le placement sous leur tutelle de pans entiers du patrimoine national7. Traumatisée par les grèves de 1936 et l’expérience socialiste qui s’en est suivie (le Front Populaire aboutissant à la semaine de 40 heures, aux premiers congés payés et à la nationalisation de la Banque de France8), craignant la ‘Révolution ouvrière’ et la faiblesse de la IIIe République, admirative des prouesses techniques du Reich, la minorité d’industriels et de banquiers qui contrôlent l’économie française des années 1930 n’a pas attendu la demande du régime de Vichy pour collaborer activement en 1940 (Lacroix-Riz, 1999). Du côté également des fonctionnaires, les hommes se sont accommodés pour la plupart du changement de régime : « L’élite à laquelle nous appartenions n’était pas attachée à la démocratie au point de refuser absolument une expérience un peu autoritaire en vue du bien public (…) Si, d’une manière générale, le corps administratif français a été aussi insensible à l’arrêt de la démocratie, c’est que, antérieurement, sa préoccupation dominante était celle de l’efficacité » (Bloch-Lainé et Gruson, 1996). Le bilan du régime de Vichy est très ambivalent : d’un côté, il enferme le marché français dans un corporatisme étroit, de l’autre, il crée des institutions pertinentes, conservées telles quelles ou à peine modifiées par la suite. Son 58 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE objectif en 1940 est double : rénover les structures économiques et sociales du pays, accusées de l’avoir mené à la défaite, et empêcher les Allemands de contrôler directement l’appareil productif. Afin que l’ennemi ait à traiter avec un intermédiaire « incontournable », tout un ensemble d’organismes de gestion, de contrôle et de prévision économiques sont rapidement mis en place, dont, entre autres institutions clés de l’Après-guerre, le futur INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques officiellement né en 1946) chargé de la prévision, le Trésor chargé de la trésorerie de l’État et le très puissant ministère de l’Économie. Le tout s’appuie sur un relais nouveau au sein de la société civile : 231 ‘Comités d’Organisation’, où les représentants de chaque secteur d’activité (couvrant 1.8 millions d’entreprises en 1945) sont invités à participer à l’élaboration des politiques. Ce mode de gouvernance représente une avancée décisive dans la transformation de l’appareil d’État français, non du point de vue de ses résultats (collaboration, pillage financier, épuisement de l’outil de production et explosion de l’économie parallèle), mais quant à l’héritage pour les régimes à venir : un nouveau modèle de gouvernance institutionnalisant un dialogue étroit entre les oligarchies économiques et l’appareil administratif, associant donc les élites du secteur privé à la discussion sur les politiques à mener et les impliquant dans la réalisation des objectifs. Une série d’innovations institutionnelles En 1945 sonne l’heure de l’autocritique. La société rêve d’un rétablissement économique et social fondé sur des valeurs nouvelles. Les regards sont tournés vers l’avenir, vers l’effort nécessaire de reconstruction, avec une volonté radicale de modernisation. L’attitude de la plupart des élites ayant été douteuse pendant la guerre, une reprise en main forte par l’État provisoirement dirigé par le général de Gaulle, chef de la Résistance, apparaît légitime. Mais le cœur du système de gouvernance des entreprises n’est pas remis en cause. Les hommes de l’Après-guerre vont au contraire s’appuyer sur les institutions et compétences existantes pour les convertir entièrement au double objectif de démocratie et de reconstruction9. C’est dans ce contexte qu’interviennent les grandes « réformes de structure » par lesquelles l’État imprime sa marque au cœur des institutions de gouvernance des entreprises et balise le terrain des compromis sociaux futurs, jusqu’à aujourd’hui : © OCDE 2004 59 Culture de gouvernance et développement 1) La planification vise l’organisation d’une « économie concertée » pensée comme processus de collaboration continu entre l’État, les travailleurs et les employeurs, et nourrie par le rêve d’en finir avec les conflits sociaux (Kuisel, 1981). L’idée est de Jean Monnet, futur ‘père de l’Europe’ : « D’une administration à l’autre, d’une branche d’industrie à l’autre, les gens se parlaient, mais leurs intentions respectives demeuraient secrètes, et sans concertation (…) Il fallait obtenir de l’initiative privée qu’elle se pliât d’elle-même aux exigences de l’intérêt général, et le meilleur moyen était d’associer toutes les forces du pays à la recherche de cet intérêt général dont personne n’avait la recette en propre mais dont chacun détenait une partie» (Monnet, 1976). Avec le soutien du général de Gaulle, il crée en 1946 le Commissariat Général au Plan afin de servir cet objectif de cohérence dans les politiques et de cohésion dans la croissance (voir l’encadré III.2). Dans un premier temps, il s’agit pour le Commissariat Général au Plan de diriger les crédits et les produits disponibles vers les secteurs prioritaires. Durant ses quatre premières années d’existence, il a fourni 50 pour cent du financement de l’investissement dans le pays (Hall, 1986). Les fonds étaient alloués en échange de la signature de quasi-contrats par lesquels l’entreprise devait se conformer à la stratégie d’allocation du Plan. En 1947, sa mission devient la coordination de programmes annuels de production, de répartition, d’investissement, d’importation et d’exportation. Les différentes « commissions de modernisation », lieux de dialogue permanent entre administrations et partenaires sociaux, peuvent être identifiées comme institutions-clés de la croissance française jusqu’aux années 1960. Claude Gruson, ancien directeur de l’INSEE, reconnaît en elles « un des changements de structure les plus importants qui aient marqué cette époque ». Et de confirmer que les Comités d’organisation de la période vichyssoise ont « facilité cette mutation ». 60 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Encadré III.2. Le Plan Comme le souligne Bertero (1997), les externalités positives liées à cette institution ont un intérêt tout particulier pour les pays en transition et en développement : interface entre les politiques et les acteurs économiques et financiers, invités à prendre part à l’élaboration des plans quinquennaux ; collecte d’informations sur l’économie réelle et construction d’indicateurs statistiques pour l’élaboration et l’évaluation des politiques ; centre de recherche indépendant situé au cœur du débat public, exclusivement préoccupé par la croissance et la coordination des acteurs à moyen et long termes. On peut certes admirer la performance économétrique des modèles successifs utilisés par le Plan [1600 équations intégrant 4000 paramètres exogènes dans le modèle Fifi — physico-financier — du VIe Plan (1970-1975)], mais l’essentiel n’est pas là. Si le Plan est devenu une institution centrale de la croissance française, c’est sans doute moins directement par la qualité de ses prévisions et son rôle théorique de coordination des agents économiques, que par son effet de coordination des anticipations de croissance et de création d’un climat de confiance favorable à l’investissement. A posteriori, on peut donc estimer que ses deux fonctions primordiales ont été : i) de constituer un pôle unique de négociation, de rencontre, « de confrontation entre partenaires poursuivant des intérêts spécifiques » (Malinvaud) ; ii) d’offrir une perspective commune, des objectifs de croissance raisonnables aux agents économiques, et en cela de jouer un rôle fondamental de réducteur public d’incertitude. En 1967, un sondage montre que 80 pour cent des entreprises connaissent l’objectif du Plan et les deux tiers ses prévisions pour leur branche. En fin de compte, le Plan a moins rempli sa mission à travers ses fonctions formelles que par un processus bien moins visible de prévention des conflits sociaux consistant à aider l’ensemble des acteurs à apprendre, expérimenter et accepter le changement social, cela aboutissant finalement à faciliter le changement social lui-même (voir Hall, 1986). © OCDE 2004 61 Culture de gouvernance et développement 2) Les nationalisations : « Il convient que les grandes sources de la richesse commune soient nationalisées et dirigées non point pour le profit de quelques-uns mais pour l’avantage de tous » (de Gaulle). « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public national ou d’un monopole de fait doit devenir propriété de la collectivité » (Constitution de 1946). Les premières nationalisations sont des nationalisations punitions (pour collaboration) : Renault, Gnôme et Rhône (future SNECMA) et les houillères. En 1946 arrive la vague des nationalisations stratégiques, à 100 pour cent, avec une tutelle rigoureuse, afin d’assurer l’équipement du pays et la croissance économique. Sont concernées la Banque de France, les quatre premières banques de dépôt (Crédit Lyonnais, Société Générale, Banque Nationale du Commerce et de l’Industrie, Comptoir National d’Escompte de Paris), les 34 plus grandes sociétés d’assurance, la quasi-totalité du secteur de l’énergie). La dernière vague (1948) concerne des sociétés déjà contrôlées de fait (la RATP, société gestionnaire des transports parisiens, et Air France). Si les entreprises nationalisées bénéficient officiellement d’une certaine « autonomie de gestion », en pratique, des contraintes considérables pèsent sur elles : impératifs de service public, missions de développement local ou régional, définition des marchés, des fournisseurs, tarifs imposés, accès contrôlé aux financements, statuts des salariés proches de ceux des fonctionnaires, etc. Aussi seront-elles de plus en plus massivement subventionnées afin de combler leur exploitation déficitaire. La marche vers plus d’autonomie et d’effort d’équilibre budgétaire ne s’amorce qu’avec le rapport Nora de 1967. Le secteur nationalisé représente entre 12 et 15 pour cent du PIB des années 1950 aux années 1970. Cette proportion cache un vecteur d’influence indirecte sur l’économie, à travers les « participations » financières du secteur nationalisé qui, entre 1959 et 1972, croissent deux fois plus vite que ses actifs industriels (Gresh, 1975). Voilà une manière indirecte pour l’État actionnaire d’apporter des capitaux propres à l’économie. 3) La création des comités d’entreprise, obligatoires pour les sociétés de plus de 100 employés (seuil ultérieurement abaissé à 50), accordant aux salariés un droit de regard sur la gestion de l’entreprise au sein du conseil d’administration, ainsi que des moyens pour la création d’œuvres sociales réservées à eux et à leurs familles. Ils ont grandement contribué à l’essor du pouvoir syndical ouvrier et sont particulièrement puissants dans les 62 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE entreprises du secteur public, ces dernières se devant d’assumer leur rôle de ‘vitrine sociale’ de la France (ainsi, le comité d’entreprise d’EDF absorbe 1 pour cent du chiffre d’affaires de l’entreprise depuis 1945, soit environ 400 millions d’euros par an aujourd’hui). Mais à l’échelle de l’économie nationale, le versant ‘gouvernance’ des comités d’entreprise a été largement délaissé, aussi bien par les patrons que par les syndicats, leurs activités de service connaissant par contre un véritable succès. Le fait que les syndicats aient été à la fois divisés sur le plan politique et généralement fermement opposés à la perspective de collaborer avec les directions (par exemple dans un style de cogestion à l’allemande) n’a certainement pas aidé à développer le potentiel de gouvernance des comités d’entreprise. 4) Enfin, la Sécurité sociale, clé de voûte de l’État-Providence, confiant aux partenaires sociaux (représentants élus du patronat et du salariat) le soin de gérer les différentes caisses de prestations (retraite, famille, maladie) offertes aux salariés. En pratique, et à la différence du modèle allemand, ce paritarisme n’a jamais fonctionné de lui-même : il a au contraire eu en permanence recours à l’État, que ce soit pour fixer le cadre des négociations ou faciliter la conciliation des intérêts en présence. La somme des mesures prises au sortir de la guerre permet de dessiner un ensemble cohérent par lequel l’État contrôle entièrement le circuit de l’épargne pour alimenter le budget (voir l’encadré III.3). A partir de 1947, les banques doivent systématiquement demander l’autorisation de la Banque de France avant d’accorder un crédit important. Leur fonctionnement est également encadré par le Conseil National du Crédit et le service central des risques bancaires. Nombre de procédures mises au point dans le cadre de l’économie de guerre sont réactivées au sein du ministère des Finances et complétées afin de fournir des moyens d’intervention à l’État. Elles comprennent le contrôle des changes, des taux d’intérêt, des prix (ponctué d’épisodes de libération en 1948-52 et 1957-63), l’encadrement du crédit et de l’accès au marché obligataire, le plafonnement du refinancement bancaire, la sélection qualitative des prêts et la direction des grandes banques nationalisées. © OCDE 2004 63 Culture de gouvernance et développement Encadré III.3. Le Trésor A partir de 1945, cette direction phare du ministère des Finances recrutant les plus brillants des jeunes fonctionnaires, règne sur l’économie française. Symbole de l’État actionnaire et de l’État banquier, « qui avec sa galaxie d’institutions financières, structure une économie de financements administrés » (Cohen, 1996). Au-delà des prérogatives traditionnelles de cette administration (les mouvements de fonds dans la sphère publique), « il va être l’inventeur et le chef d’orchestre de la politique de financement de l’économie » : politique du crédit, politique monétaire (la Banque de France suit ses instructions et fait tourner la planche à billets en fonction des besoins de l’économie, soit directement par ses avances au Trésor, soit indirectement par la pratique du réescompte des crédits bancaires) ; actionnaire des entreprises publiques ; régulateur des marchés ; il va « satelliser l’ensemble des circuits de financement de l’économie française et puissamment homogénéiser la communauté financière en faisant don de ses brillants sujets à l’ensemble de la sphère financière » (ibid.) Le mécanisme central (appelé ‘circuit du Trésor’) fait obligation aux grandes banques de souscrire les bons émis par le Trésor. L’argent récolté est réinjecté dans l’économie via les budgets des différents ministères. C’est ainsi l’ensemble des institutions de crédit que le Trésor ‘satellise’, par ses instructions, ses financements et ses hommes : 64 — Institutions spécialisées dans le crédit à moyen et long terme, FME (fonds de modernisation et d’équipement), puis FDES (fonds de développement économique et social), aux entreprises en difficulté (Ciri) ou aux entreprises innovantes (Codis). — Institutions financières distributrices de crédits bonifiés (à très bas taux d’intérêts) pour le financement de l’exportation (Coface), de l’investissement (Crédit National), de la construction (Crédit Foncier), de l’agriculture (Crédit Agricole). Elles deviennent la première source de capitaux à long terme pour les entreprises au milieu des années 1950. — Banques nationalisées recueillant l’épargne nationale et n’offrant aux entreprises, fidèlement à leur tradition, que des services de financement de court terme, essentiellement à travers l’escompte des traites commerciales. — L’ensemble des banques privées dont toutes les décisions de gestion et de prêt sont encadrées par un contrôle administratif serré. © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Ce formidable pouvoir de régulation de l’État permet de fournir aux entreprises les capitaux de long terme dont elles ont besoin pour investir. Les hauts fonctionnaires sont convaincus que l’État doit conserver la haute main dans l’immense effort d’investissement nécessaire au « décollage ». C’est ainsi que l’État assure 80 pour cent du financement des investissements entre la fin de la guerre et le début des années 1960 (Boisivon, 1986). En 1980, avant même la seconde vague de nationalisations consécutive au retour des socialistes au pouvoir, plus de 70 pour cent des emprunts bancaires étaient encore sous contrôle public (Hall, 1986). Voilà une transformation majeure du mode de financement des investissements des grandes entreprises françaises, qui jusqu’ici, avaient surtout recours à l’autofinancement, éventuellement aux marchés d’actifs dans les périodes de boom, mais ni aux fonds publics ni aux banques. Les secteurs jugés prioritaires par le Ier Plan sont les « goulets d’étranglement » potentiels, ceux dont on prévoit que l’effet d’entraînement sur le reste de l’économie sera aussi le plus puissant : électricité, charbon, sidérurgie, ciment, transports intérieurs et machines agricoles. Ils sont irrigués par l’intermédiaire du FME, relayé par le FDES, puis de plus en plus à partir des années 1950 par des crédits à moyen terme accordés par les banques commerciales et réescomptables auprès de la Banque de France. Le mouvement va donc d’un financement totalement et directement étatique à un financement intermédié, qui ne laisse pas pour autant les banques autonomes dans leur politique de crédit. Au niveau opérationnel, l’application des politiques est garantie soit par un contrôle direct de l’État (entreprises nationalisées), soit par le biais d’un contrôle professionnel fort sur les principaux secteurs bénéficiaires des crédits. Les tendances corporatistes du capitalisme français trouvent là un excellent moyen de perpétuer leur ancrage social en le légitimant par l’accès aux ressources. Que ce soit à travers ses organismes de prévision, de gestion et de surveillance, à travers le contrôle des prix et des salaires, le contrôle du secteur financier, de l’énergie et du transport, ses politiques fiscale et budgétaire expansives (l’État est souvent le premier client des entreprises) ou encore les politiques de recherche10, l’État est devenu omniprésent en l’espace d’une vingtaine d’années. © OCDE 2004 65 Culture de gouvernance et développement Monopole focal et culture de gouvernance 1) Créer une culture de gouvernance telle que les intérêts privés doivent se tourner vers l’État Les facteurs favorables à une convergence des intérêts autour de l’État sont réunis en 1945. Tout d’abord, les Français, marqués par une longue crise qu’ils attribuent largement aux incohérences et à l’égoïsme des intérêts privés ayant perdu de vue l’intérêt supérieur de la nation, considèrent qu’un État fort en charge de l’intérêt national peut éviter de répéter les mêmes erreurs. L’arrangement institutionnel qui en découle reflète ce choix. L’État devient l’acteur principal de l’économie française, centralisateur des demandes, allocateur des ressources, régulateur social, celui vers lequel tous les regards convergent et dont on attend qu’il n’oublie personne. Il est l’artisan incontournable de la formation des compromis économiques et sociaux. En effet, il planifie la croissance industrielle, apporte les financements, fixe les quantités et les prix (taux d’intérêts, salaires, prix des biens) et fournit le cadre de la discussion entre partenaires sociaux. Autrement dit, jusqu’aux années 1970, la rentabilité des entreprises comme le pouvoir des syndicats dépendent entièrement de décisions publiques. Comme le remarque Rosanvallon (1990), le pouvoir d’incitation de l’État ne repose pas simplement sur son pouvoir de réglementation mais davantage sur une forte capacité de pression financière combinée à une stratégie de multiplications des mesures contraignantes qui rendent les firmes dépendantes des responsables administratifs et politiques pour obtenir des fonds ou des dérogations à ces mesures. Par exemple, une entreprise pourra être exemptée du contrôle des prix si elle accepte de se conformer aux objectifs industriels nationaux. Un accord sera signé sous forme de contrat individuel avec l’État. Cet outil, très utilisé dans les années 1960, était d’autant plus efficace que l’inflation progressait. Accorder des exonérations fiscales, par exemple aux sociétés exportatrices à partir de 1958, s’est avéré constituer une autre forme d’incitation très efficace. L’État ayant à sa disposition un arsenal de moyens d’action sans pareil dans le monde occidental, il est naturel que les syndicats, les entreprises et autres groupes d’intérêt (dont certains ancrés dans la société française bien avant la naissance même de la République) aient pris l’habitude de se tourner vers lui, son administration ou ses élus, pour réclamer avantages et protections, obtenant souvent gain de cause en ces temps de croissance forte. Quel meilleur moyen pour consolider son propre pouvoir que de s’adosser à un État 66 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE omnipotent ? Et quel meilleur moyen pour l’État lui-même de consolider son pouvoir que d’adopter des mesures populaires dans un premier temps, pour ensuite offrir des incitations positives sous formes d’exemptions à des entreprises sélectionnées (plutôt que de les sanctionner pour non-respect) ? Les pratiques réelles n’étaient donc pas aussi ‘participatives’ et ‘transparentes’ que dans les intentions de Monnet. Certes, le Plan a bien initialement impliqué une grande variété d’acteurs dans le processus d’élaboration des politiques. Mais rapidement, la planification devenant plus complexe et couvrant davantage de secteurs de l’économie, la participation pleine et entière d’un grand nombre d’acteurs a soulevé des problèmes d’action collective. En effet la modernisation impliquait de renforcer les secteurs potentiellement les plus compétitifs et de laisser les moins efficients disparaître, ce qui nécessairement allait générer dislocation sociale et résistance au changement. « Révéler la stratégie économique d’ensemble encourageait les perdants potentiels à commencer à protester à un stade précoce des délibérations.(…) C’est pour cette raison que le lieu du pouvoir au sein du processus de planification s’est déplacé vers des petits groupes de discussions ‘privées’ entre fonctionnaires et dirigeants d’entreprise. (…) Afin de minimiser les risques de conflit sociaux et de faciliter la coordination, le véritable objet du Plan est devenu la réduction de la palette des choix activement considérés : i) en construisant une représentation symbolique spécifique des contraintes de moyen terme qui ne sauraient être ignorées sans risques ; ii) en escamotant les pertes individuelles derrière le rideau de l’intérêt général ; iii) en présentant la destruction de l’industrie comme une euthanasie économique ; iv) en liant les sacrifices immédiats au gains futurs. La planification a plus consisté à produire des normes pour prévenir les conflits sociaux qu’à élucider des choix » (Hall, 1986). La coopération entre l’État et le secteur privé a donc en fait essentiellement opéré entre les groupes d’individus les plus puissants et les mieux organisés des deux côtés. Dans les années 1950, elle impliquait encore les syndicats et les groupements professionnels. Mais en cas d’opposition systématique de leur part, il arrivait déjà aux fonctionnaires de les court-circuiter pour s’adresser directement aux chefs d’entreprises. Dans les années 1960, seul un petit nombre de grands dirigeants d’entreprise, de hauts fonctionnaires et de responsables politiques étaient réellement impliqués dans des négociations discrètes visant à aboutir à des accords bilatéraux. Il est clair que les politiques de ‘grands projets’ et de ‘champions nationaux’ ont contribué à constituer les puissants acteurs avec lesquels l’État allait s’allier. © OCDE 2004 67 Culture de gouvernance et développement Il est significatif que les syndicats ouvriers n’aient pas participé à ce processus. Deux des plus importants (la Confédération Générale du Travail et Force Ouvrière) avaient quitté les négociations du Plan dès la préparation du IIe Plan (1953). Le faible taux de syndicalisation dans les années 1960 (entre 15 et 20 pour cent des salariés) et les divisions politiques inter-syndicales les rendaient peu représentatifs et politiquement assez inefficaces. De sorte que leur pouvoir ne comptait pas vraiment en termes de force de négociation politique, et cela particulièrement en comparaison avec le pouvoir des ‘grands patrons’ 2) La stabilisation du pouvoir et l’homogénéisation des intérêts des élites Deux phénomènes ont fortement contribué à l’institutionnalisation de cette culture de gouvernance nouvelle, fondée sur la position focale des institutions publiques, tout en scellant entre les mains d’une élite la concentration des pouvoirs et des ressources (le capital et le savoir en tête). Premièrement, la très grande stabilité politique que connaît la France après 1958 : de Gaulle se maintient dix ans au pouvoir, et la droite 23 ans. Le général de Gaulle, l’homme qui par deux fois a ‘sauvé’ la France (en 1940 et en 1958), bénéficie d’une légitimité immense. La Constitution de la Ve République lui permet de concentrer l’essentiel du pouvoir exécutif entre ses mains. Mais il est aussi le chef de file de la majorité parlementaire (pouvoir législatif). Quant à la justice, elle est maintenue sous la tutelle du pouvoir exécutif par le truchement de la Chancellerie (ministère de la Justice) : elle ne constitue pas un véritable « pouvoir » indépendant. L’administration, réputée impartiale, est entièrement dévouée au service du pouvoir politique. Enfin, pour ce qui est de l’information, la création en 1964 de l’ORTF établit un monopole d’État sur la télévision et la radio. Deuxièmement, le système de formation et de circulation des élites. « Un des éléments principaux de cette symbiose entre un appareil d’État réceptif aux arguments des industries oligopolistiques et des grandes entreprises ayant le réflexe de demander le soutien de la force publique a été le système de la production d’élites par les fameuses Grandes Écoles (en particulier l’École Nationale d’Administration et l’École Polytechnique) » (Chesnais, 1993). Le trait le plus caractéristique des élites économiques françaises est qu’elles sont très fréquemment issues du secteur public. Aussi le ‘pantouflage’ (passage de l’administration au monde des affaires) entre-t-il dans le petit nombre d’institutions clés de la gouvernance des entreprises françaises, conséquence du monopole historique de l’État sur les formations de haut niveau par le 68 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE système des Grandes Écoles : administratives (l’ENA, créée en 1945 pour former des cadres administratifs de haut niveau) et techniques (Polytechnique, les Mines, Centrale, les Ponts, etc. datant des XVIIIe et XIXe siècles). Celles-ci recrutent sur concours les meilleurs élèves d’une classe d’âge. A l’issue de leur scolarité, ils sont intégrés dans un ‘corps’ de la fonction publique (désignant autrefois une classe de métiers mais n’ayant aujourd’hui plus guère d’autre fonction que corporatiste) et doivent consacrer au moins dix ans de leur vie professionnelle à l’État. De manière générale, que les hauts dirigeants appartiennent au secteur public ou au secteur privé (dont les grandes familles d’entrepreneurs capitalistes : Peugeot, Michelin, Mulliez, Rothschild, Taittinger, de Wendel …), le maillage de leurs réseaux relationnels, l’organisation monarchique des institutions internes de gouvernance des entreprises (systèmes de négociation, de délibération et de décision cloisonnés entre étages hiérarchiques) et leurs schémas de recrutement sont tels qu’ils renforcent et verrouillent le pouvoir de décision à l’échelle du pays (voir entre autres Bauer et Cohen, 1981 ; Bourdieu, 1989 ; et Garrigues, 2002. Le recrutement s’appuie généralement sur la cooptation, le pantouflage et la solidarité entre « camarades », anciens élèves des mêmes écoles ou appartenant au mêmes ‘grands corps’ de la fonction publique, capables de monopoliser l’accès aux fonctions dirigeantes dans des pans entiers de l’administration et de l’économie (par exemple le corps des Mines ou celui des Ponts et Chaussées dans l’industrie, l’Inspection des Finances ou le Trésor dans la banque et l’assurance). En 1954, 4 pour cent des dirigeants des banques privées provenaient de la fonction publique. En 1974, ils étaient 30 pour cent. Et 43 pour cent des dirigeants des cent plus grands groupes français avaient alors à un moment été fonctionnaires (Birnbaum, 1977 ; Birnbaum et al., 1978). La circulation du pouvoir, des informations et des ressources s’organise et se limite à une élite soudée par une grille d’intérêts communs, dont l’articulation et la garantie relèvent de la sphère publique nationale. Quant au lien entre gouvernance politique et gouvernance d’entreprise, il est d’autant plus effectif qu’il est symbiotique, car intrinsèque au système de formation des élites. 3) L’hypothèse du monopole focal public de gouvernance Comment comprendre que cette culture de gouvernance apparemment fondée sur des relations interpersonnelles très peu transparentes ait pu fonctionner avec une réelle efficacité en l’absence manifeste d’organes de contrôle ou de contre-pouvoirs crédibles ? © OCDE 2004 69 Culture de gouvernance et développement Une telle configuration oligopolistique du pouvoir privé aurait pu déboucher sur des conflits ouverts entre les groupes d’intérêts les plus puissants, chacun cherchant à tirer et conserver des rentes maximales de la situation. D’après Olson (1982) et Oman et al. (2003), les tensions entre forces oligopolistiques ont tendance à générer des cycles de crispation / déstabilisation brutale des structures sociales, ne parvenant généralement au déblocage ou au compromis que par des épisodes de crise globalement destructeurs de richesse. Le gain social découlant de telles rivalités est très limité, le plus souvent négatif, comme en témoignent les coûts supportés par beaucoup de pays émergents ou en développement confrontés à ce type de rivalités intestines. Comment et dans quelle mesure la France est-elle parvenue à éviter ce scénario ? Notre hypothèse est que si cette gabegie a pu être évitée en France, c’est que la concentration oligopolistique des forces sociales s’y est doublée d’un couvercle hiérarchique suffisamment puissant pour imprimer une tendance monopolistique à l’organisation du pouvoir, dont l’institutionnalisation a débuté pendant la Seconde Guerre mondiale pour aller crescendo jusqu’au milieu des années 1960 environ. La force d’un tel système de gouvernance est qu’il parvient à fonctionner comme un monopole, avec l’État au centre, l’ensemble des acteurs du pays se coordonnant de fait autour de lui. Cette évolution a été rendue possible par le rôle de point focal endossé par les institutions relevant de la sphère publique, permettant d’opérer une mise en cohérence efficace des intérêts privés sous l’égide de l’intérêt général. Le relais fonctionnel entre l’État et la société est assuré tantôt par telle administration, tel ministère, telle commission, tel préfet, député, maire ou conseiller général, qui sont autant de points de focalisation/cristallisation potentiels des attentes sociales, ayant tous en commun de renvoyer immédiatement à la figure tutélaire et pour ainsi dire mythique de l’Etat11. Nous pouvons baptiser ce phénomène, ou du moins l’idéal-type auquel il renvoie, de « monopole focal public de gouvernance ». Ce monopole focal de gouvernance va au-delà des notions d’interventionnisme, de dirigisme, de planification ou de centralisation dans la mesure où la compréhension de ses qualités fonctionnelles fait explicitement appel à une compréhension simultanée du fonctionnement des institutions de gouvernance des entreprises et de gouvernance politique, et potentiellement de tous les systèmes de gouvernance à travers la société. C’est par définition ce à quoi fait référence le concept de culture de gouvernance. 70 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE L’annexe 2 illustre et formalise la définition du concept de culture de gouvernance ainsi que l’utilité sociale du monopole focal de gouvernance à l’aide de la théorie des jeux. Monopole focal de gouvernance, confiance et croissance « Un gouvernement d’entreprise efficace va au-delà du bon sens. Il s’agit là d’un élément-clé du contrat qui étaye la croissance économique d’une économie de marché et la confiance du public dans ce système. » Witherell (2002) rappelle une évidence qui, pourtant, est restée longtemps ignorée. Depuis la série de scandales enregistrés aux États-Unis, « qui, sur le papier, avaient l’un des meilleurs systèmes de gouvernance » (ibid.), on n’en finit pas de découvrir cet enchaînement apparemment simple (sans tenir compte des rétroactions possibles) : « Mauvaises » institutions ou pratiques de gouvernance d'entreprise Æ perte de confiance Æ ralentissement de la croissance (où ‘Æ’ signifie : ‘est une condition suffisante de’). Mais Witherell (2002) va au-delà de ce constat aujourd’hui largement partagé en suggérant l’existence d’un enchaînement inverse et vertueux dont le schéma serait : « Bonnes » institutions / pratiques de gouvernance d'entreprise Æ confiance Æ croissance (où ‘Æ’ signifie : ‘est une condition nécessaire pour’). Cela pourrait paraître d’une simplicité déconcertante. Il n’en est rien. Sinon comment expliquer une prise de conscience si tardive quand on mesure l’enjeu ? Il semble qu’elle résulte d’une double négligence, voire d’une double incapacité : premièrement dans la définition exacte de ce que l’on entend par bonnes ou mauvaises institutions/pratiques de gouvernance d’entreprise. On en parle beaucoup, alors qu’aucune confirmation empirique robuste n’a encore prouvé leur existence (pourtant fréquemment supposée de manière implicite). Deuxièmement, sur le rôle de la confiance dans les mécanismes de croissance et ses liens avec les institutions de gouvernance. Si la confiance est un phénomène dont chacun perçoit intuitivement l’importance, puisqu’elle est difficile à mettre en équation, la théorie économique se retrouve à son propos largement démunie (Fukuyama, 1996 ; Peyrefitte, 1998). © OCDE 2004 71 Culture de gouvernance et développement Witherell (2002) indique successivement deux pistes concernant ces deux enjeux. Il met d’abord en avant un critère d’efficacité pour évaluer les institutions et pratiques de gouvernance d’entreprise. Il élargit ensuite le concept de confiance (traditionnellement restreint au champ des acteurs strictement impliqués dans la relation d’agence centrale de la gouvernance d’entreprise, à savoir celle entre dirigeants et actionnaires) à la confiance du public. En effet, celui-ci est directement concerné par l’existence de conséquences potentiellement dommageables en cas « d’abus de confiance » dans le cadre des institutions de gouvernance d’entreprise, parce que les entreprises fournissent des emplois, des recettes fiscales, des biens et des services, des actifs sur lesquels est investie une immense part de l’épargne, etc. L’hypothèse du monopole focal de gouvernance français fournit un parfait exemple de mécanisme de gouvernance dans lequel la confiance joue un rôle de levier. On peut identifier ses deux grands canaux d’action sur la croissance. 1) Le canal des coûts de transaction D’après les estimations de North et Wallis (1986), les coûts de transaction peuvent représenter jusqu’à la moitié du PIB d’un pays. Les réduire est donc un extraordinaire moyen d’action sur la croissance. Or, plus le capital de confiance entre partenaires contractants est grand, plus les coûts d’information, de spécification et de contrôle d’exécution des contrats sont réduits, donc plus les relations de coopération sont facilitées. La valeur de cet actif collectif correspond formellement à la somme des réductions de prime de risque exigées par les partenaires par rapport à une situation d’absence totale de confiance (Breton et Wintrobe, 1982). Le système de formation, de recrutement et d’autocontrôle des élites françaises en fournit une parfaite illustration. Outre le fait qu’il assure un niveau élevé d’éducation des dirigeants, il réduit considérablement les possibilités de conflit et diminue les coûts de leur résolution par le développement d’une même culture au cours des années d’école et par l’appartenance aux mêmes réseaux. La plupart entretiennent des liens d’amitié, tout au moins d’estime et de loyauté réciproques. La coordination entre élites se trouve facilitée, et donc la mise en œuvre des politiques, c’est-à-dire, dans les années 1960, l’émergence et la réalisation de grands projets d’investissement. « Les secteurs industriels ayant connu la plus forte expansion sont également ceux pour lesquels l’État a manifesté le plus grand intérêt. Ce sont également les secteurs dans lesquels les membres des Grands Corps occupent les postes 72 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE de direction ». Autre avantage : la réduction des asymétries et des coûts d’information. Le pantouflage permet de transmettre aux états-majors des entreprises une connaissance approfondie du secteur public. Dans l’autre sens, les restructurations des années 1950 et 1960, qui ont fait l’objet d’un énorme travail de préparation de la part des administrations de régulation sectorielles, leur ont donné l’occasion de renforcer leur capacité d’expertise et d’intervention, soit directement par leur influence dans l’élaboration des politiques (aides, fiscalité, etc.), soit, de manière moins visible mais peut-être encore plus certaine, dans la gestion même des entreprises par les transferts de hauts fonctionnaires. Le pantouflage est un cas parfait d’institution, de règle du jeu inextricablement et simultanément économique, sociale et politique. Par l’habitude prise de se rencontrer (et de s’évaluer) de manière informelle et continue, tous les éléments clés de la culture de gouvernance (en l’occurrence les règles du jeu dans le cadre du monopole focal public) font immédiatement l’objet d’une connaissance mutuelle (common knowledge). Cela donne aux élites publiques et privées une inestimable capacité de coordination à moindre coût. La convergence des intérêts organisée par la force du monopole focal public limite l’usage de règles prudentielles et de procédures de contrôle. Les risques sont limités par la faible importance des mécanismes éventuellement situés hors de la sphère d’attraction du monopole focal. Ainsi fonctionne précisément le circuit du Trésor (Perrut, 1998) : l’encadrement du crédit permet aux banques de choisir les emprunteurs les moins risqués ; la croissance se fait à faible niveau de risque, donc à coûts faibles (taux d’intérêt réels nuls ou négatifs) et garantis, puisque les emprunteurs savent que l’État n’a pas intérêt à déstabiliser le système dont il occupe le centre. Enfin, l’endettement ne sert pas à nourrir des phénomènes spéculatifs, limités par l’étroitesse des marchés. Les marges bancaires sont faibles, mais assurées. Tout le monde le sait (common knowledge), donc a confiance dans les régulations venues ‘d’en haut’ et intérêt à la perpétuation d’un système de gouvernance qui assure la stabilité de ses rentes. 2) Le canal des anticipations Toute décision d’investissement, d’épargne ou de financement comporte une dimension d’anticipation et un choix intertemporel. Or les anticipations présentent deux caractéristiques essentielles (Plihon, 2000). Premièrement, elles sont tournées vers l’avenir. Deuxièmement, elles sont potentiellement autoréférentielles. De la première caractéristique, il résulte que toute prévision a un impact sur le présent. Il est donc absolument fondamental pour un acteur qui prépare une décision de pouvoir s’appuyer sur une appréciation aussi © OCDE 2004 73 Culture de gouvernance et développement claire que possible des perspectives d’évolution. De la deuxième caractéristique, il découle que si l’anticipation est parfaitement crédible, elle a de fortes chances de se réaliser. On sait qu’une ‘psychologie dépressive’ des entrepreneurs est elle-même facteur de dépression de l’investissement. A contrario, le rôle de mobilisation et de coordination joué par l’ensemble des interventions et institutions publiques au cours des Trente Glorieuses, en donnant aux entrepreneurs des signaux optimistes et crédibles (objectifs du Plan, financements publics, stabilité sociale, Marché commun, etc.) a permis à leurs anticipations de se focaliser sur un équilibre de croissance élevé, les incitant à spéculer à la hausse dans leurs décisions d’investissement, et contribuant de ce fait à la réalisation de la norme optimiste de croissance. Un tel impact de la réduction des incertitudes sur les décisions d’endettement et d’investissement des entreprises (et donc in fine sur la croissance elle-même par l’intermédiaire des salaires et de la consommation des ménages) est nettement repérable dès le lancement du IIe Plan (1954). Si l’on se tourne vers les anticipations des salariés, le travail macroéconomique de Bénassy et al. (1979) aide à comprendre leur rôle en situant les procédures de négociation collective au centre de l’analyse. Le renforcement du droit du travail à la fin des années 1940, l’établissement du salaire minimum en 1950 — dont le niveau allait faire l’objet d’une négociation permanente entre partenaires sociaux — et l’existence d’un cadre collectif aux négociations sociales a abouti à intégrer ex ante la croissance de la productivité dans les salaires nominaux. Conséquence de ces innovations institutionnelles, à partir de 1958 les salaires réels tendent à augmenter en permanence et c’est encore plus vrai si l’on prend en compte les salaires indirects (prestations sociales, allocations chômage, assurance maladie, etc.). Ayant confiance dans la continuité de ce processus (puisqu’il est inscrit dans les institutions), les salariés apportent leur contribution à la réalisation de la norme optimiste de croissance par leur niveau élevé de consommation, niveau que les producteurs anticipent dans leurs programmes d’investissement et leurs demandes de fonds. Il en va de même dans la plupart des sous-systèmes sociaux ou économiques : l’État organise la convergence des intérêts, contribue à la production d’une norme optimiste de croissance ou de bien-être et apporte sa garantie à la stabilité du système de gouvernance. Il est le grand assureur ou prêteur en dernier ressort, dans les relations sociales comme dans le système financier : les coûts seront toujours mutualisés. L’ensemble des individus et des organisations sachant cela (common knowledge à nouveau), chacun a intérêt à jouer la coopération, contribuant ainsi par son action à l’auto-réalisation de la norme optimiste que seule une coordination généralisée saurait permettre. 74 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE L’efficience est-elle un principe de sélection institutionnelle ? Dire que le monopole focal de gouvernance réduit les coûts d’information et de transaction, aide à limiter les comportements opportunistes ou à sélectionner des équilibres optimaux au sens de Pareto (voir annexe 2) ne signifie pas qu’un seul de ces critères fonctionnels soit un critère suffisant de sélection institutionnelle. Comme le souligne North (1990), généralement les institutions ne sont pas sélectionnées en fonction de leur efficience relative. Pour Aglietta (1976) et Boyer (2003), elles émergent de conflits sociaux qui se déplacent sur le terrain politique avant d’être finalement (et éventuellement) validées par le droit. La période suivante de l’histoire de la gouvernance française (chapitre IV) ainsi que l’expérience de plusieurs pays en développement (chapitre V) confirment que différents types de défaillances institutionnelles ou pièges institutionnels peuvent exister et aboutir à ce que des institutions perdurent malgré leurs inefficiences économiques notoires. Conclusions Premièrement, venant confirmer les études de cas menées par le Centre de développement de l’OCDE dans plusieurs pays en développement, l’analyse de la croissance française montre à quel point la gouvernance des entreprises ne se comprend que dans son interaction avec son environnement et notamment les institutions de gouvernance politique. Si l’imbrication du capitalisme bancaire et industriel dans l’État a permis d’accroître l’efficacité des différentes politiques industrielles, économiques et financières, l’étude des institutions et pratiques de gouvernance de l’un ne peut être dissociée de celle de l’autre. Deuxièmement, l’effet le plus remarquable de la culture de gouvernance analysée dans ce chapitre est d’avoir construit et pérennisé un climat de confiance favorable à la croissance en ce qu’il a permis de réduire à la fois les coûts de transaction et l’incertitude. Sur la base de l’expérience française des Trente Glorieuses, nous sommes finalement en mesure de définir ce que seraient de ‘bonnes’ institutions de gouvernance en général et de gouvernance d’entreprise en particulier : des institutions capables de préserver durablement la confiance du public, c’est-à-dire d’anticiper sur les facteurs potentiels de destruction de la confiance. L’ensemble de ces facteurs délimitent le champ de © OCDE 2004 75 Culture de gouvernance et développement ce que l’on pourrait appeler le risque de gouvernance. Prévenir ce risque (c’està-dire identifier, évaluer et agir sur les facteurs de risque) est la mission fondamentale des institutions de gouvernance d’entreprise. Les facteurs de risques étant variables d’un pays, d’un secteur, d’une entreprise à l’autre, la forme et le contenu à donner à ces institutions sont nécessairement fonctions du pays, du secteur, de l’entreprise considéré(e). Troisièmement, la confiance du public n’augmente durablement que si les arrangements institutionnels mis en œuvre bénéficient autant aux individus qu’à la société. Telle est précisément l’une des principales sources de la croissance à long terme repérée par North après qu’il eut montré en quoi les variables explicatives des théories traditionnelles (accumulation du capital, technologie, économies d’échelle) sont bien plus des indices, des manifestations que des facteurs de la croissance. Ses causes sont d’abord à rechercher dans l’existence d’incitations (explicites et implicites) à une organisation efficiente. Inversement, des arrangements institutionnels inefficaces (fournissant peu d’incitations à une organisation efficiente) ou inéquitables (bénéficiant par exemple bien plus à certains individus qu’à l’ensemble de la société) ont de fortes chances de n’être pas durables, et de perdre plus ou moins brutalement la confiance du public. Quatrièmement, grâce à une volonté politique forte d’orienter l’ensemble des forces sociales dans la même direction avec le même objectif, les institutions soutenant le monopole focal de gouvernance ont pu fonctionner pendant un temps suffisamment long pour être bénéfique, en évitant les jeux à somme négative typiques de la concurrence entre groupes d’intérêts oligopolistiques. Rien cependant n’indique que de tels groupes d’intérêt aient cessé de s’enraciner, bien au contraire. Simplement, afin de conserver leurs avantages à moindres frais, ils ont eu tout intérêt à accepter — provisoirement — les impératifs fonctionnels du monopole focal (voir l’annexe 2). Mais si la culture de gouvernance française a permis d’atteindre une grande efficacité économique, c’est qu’au moins deux conditions institutionnelles étaient remplies : i) un degré d’ouverture encore faible de l’économie et de la société, tant sur l’extérieur qu’aux mécanismes autonomes de marché ; ii) le respect effectif par l’élite politique de la règle d’or de la démocratie qu’est le droit des gouvernés à changer de gouvernants par la voie des urnes. Concernant le premier point, des dysfonctionnements sont envisageables dès lors que les règles du jeu subissent de profondes modifications, du fait de l’ouverture sur l’extérieur (intégration régionale, mondialisation) ou de 76 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE l’accumulation des déséquilibres intérieurs (longtemps concentrés dans les seules tensions inflationnistes sur les marchés des biens et se traduisant par des dévaluations compétitives à répétition jusqu’à la fin des années 1960). L’hypothèse du monopole focal laisse prévoir que les stratégies individualistes et divergentes à coût social élevé (du type dilemme du prisonnier) ont toutes les chances de resurgir dès lors que le monopole focal perd en force d’attraction, la confiance en son pouvoir de régulation (et donc son efficacité) diminuant d’autant. Concernant le deuxième point, contrairement à ce que redoutaient certains en 1945 puis en 1958, de Gaulle n’a pas cherché à détourner l’appareil politique à son profit en se transformant en une sorte de Président à vie. Il souhaitait avoir avec lui l’adhésion massive du peuple. Aussi a-t-il plus que n’importe lequel de ses successeurs recouru au référendum, étant à chaque fois déterminé à quitter ses fonctions si les résultats lui étaient défavorables. En ce sens, le régime n’était pas sans contre-pouvoirs, puisque l’homme à sa tête était prêt à se soumettre à l’expression du contre-pouvoir démocratique par excellence. Par cette posture ambiguë (vouloir gouverner une véritable démocratie, mais en état de plébiscite permanent), il a permis à la démocratie française de trouver un équilibre viable, combinant l’efficacité d’un exécutif fort et le principe de responsabilité des élites. Cet équilibre était proche de l’optimum que décrit Olson (1993) : « Il se pourrait qu’un développement économique soutenu requière des gouvernements suffisamment forts pour durer de manière indéfinie, mais cependant suffisamment restreints et circonscrits afin qu’ils n’usent pas de leur pouvoir écrasant pour abroger les droits des individus ».12 © OCDE 2004 77 Culture de gouvernance et développement Notes 78 1. Des prévisions similaires sont adressées à la même époque aux pays en développement déjà indépendants, c’est-à-dire surtout ceux d’Amérique latine : un grand pessimisme quant à la capacité des exportations à jouer un rôle moteur dans le développement (export pessimism) les a fortement incités à adopter ou à persévérer dans des politiques d’industrialisation par substitution aux importations afin de réduire leur dépendance extérieure. Voir Oman et Wignaraja (1991). 2. Clin d’œil de l’histoire, le décret-loi de 1940 innove en matière de gouvernance d’entreprise en permettant la création de « comités », composés de directeurs et d’administrateurs chargés de questions particulières par le PDG. Là encore, il faudra attendre 50 ans avant que l’idée de comités créés auprès du conseil d’administration devienne un élément incontournable de ‘bonne gouvernance’. 3. A quelques exceptions près, et notamment le secteur automobile, qui a vu les firmes les moins compétitives disparaître sans connaître de distorsions de concurrence notoire : 155 constructeurs en 1924, 60 en 1932, 31 en 1939. En 1951, les quatre premiers constructeurs (Renault, Citroën, Peugeot et Simca, filiale de Fiat) contrôlent près de 90 pour cent du marché (Caron, 1995) 4. Une fois l’autorité centrale rétablie (1944-45), de Gaulle avance un projet de Constitution favorable à un exécutif fort. Il ne veut pas d’un régime parlementaire, du type de la IIIe République, faible car instable. Face à l’opposition des socialistes et des communistes inquiets d’une possible dérive autoritaire de ce général Président, il quitte le gouvernement provisoire dès janvier 1946, laissant la place à la IVe République. Confirmant les prévisions de de Gaulle, celle-ci sera marquée par une alternance permanente de gouvernements, en fonction des modifications de rapports de force à l’Assemblée nationale. En 1958, incapable de résoudre la « crise algérienne » (guerre d’Indépendance), le régime est en danger, menacé de coup d’état. Les Français demandent le retour du général de Gaulle, qui accepte à condition que soit approuvée par référendum une nouvelle Constitution. Toujours en vigueur aujourd’hui, cette dernière instaure la Ve République, régime présidentiel, caractérisé par une forte concentration des pouvoirs entre les mains du pouvoir exécutif, Président de la République et gouvernement appartenant logiquement à la même majorité dans l’esprit du général de Gaulle, ce qui sera effectivement le cas jusqu’en 1986. © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE 5. Voir le chapitre consacré au Brésil dans Oman (2003). 6. L’Europe, c’est d’abord la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), instituée en 1951 en vue d’un premier marché commun pour ces matériaux stratégiques. En 1957 naît la Communauté Économique Européenne (CEE) lors du Traité de Rome, c’est « le Marché commun », comprenant initialement l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. L’objectif est d’une part la création d’une union douanière garantissant la libre circulation des marchandises, d’autre part la mise en place de politiques économiques et financières communes. Il est d’ailleurs très vraisemblable que les signataires du Traité de Rome avaient parfaitement présente à l’esprit l’obligation ainsi faite au capitalisme français de s’adapter. L’évolution est spectaculaire : alors que les échanges extérieurs étaient en grande partie constitués de produits de consommation, agricoles ou intermédiaires et tournés vers les marchés captifs des anciennes colonies dans les années 1950 (en 1952, 42 pour cent des exportations sont destinées à la Zone Franc ; 16 pour cent à la CEE), les exportations se réorientent très vite vers les biens d’équipement à destination des pays du Marché commun (50 pour cent des exportations en 1970, plus que 10 pour cent pour la Zone Franc). Quant aux tarifs douaniers, ils étaient les plus hauts d’Europe occidentale jusqu’en 1962, et sont quasiment démantelés en 1970. Il faut donc insister sur cette force d’impulsion qu’a représenté l’Europe (notamment l’aiguillon de l’ouverture programmée des frontières), pour comprendre la hiérarchie des objectifs politiques et l’ampleur des transformations économiques opérées en un temps si court. 7. Un exemple symptomatique est celui des chemins de fer, tombés dans le domaine public par un mécanisme à peu près inéluctable : soumises à des dépenses d’investissement considérables d’un côté, et aux obligations tarifaires imposées par l’État de l’autre, les sociétés exploitant les différentes lignes depuis le milieu du XIXe siècle n’ont jamais vraiment prospéré. Par une convention signée en 1921, les différents réseaux avaient mis en place un mécanisme de rétablissement automatique de l’équilibre financier si l’un des réseaux était déficitaire. Cette solidarité n’a pas suffi à combler les pertes des années 1930. Les détenteurs historiques de capitaux dans l’exploitation ferroviaire ne souhaitant ou ne pouvant pas s’engager davantage, c’est l’État qui a couvert les pertes, se retrouvant ainsi à la tête de 51 pour cent des parts dans la SNCF (Société Nationale des Chemins de fer Français), créée en 1937, et fusionnant les divers réseaux en un réseau unique placé sous sa responsabilité. 8. Fondée par Napoléon Bonaparte en 1800, la Banque de France était jusqu’à sa nationalisation en 1936 une institution toute puissante, crainte des gouvernements auxquels il lui est plusieurs fois arrivé d’imposer sa loi (par exemple en 1870, en refusant de soutenir Gambetta en pleine guerre franco-allemande). Son conseil d’administration (Conseil des Régents) est nommé par les 200 premiers actionnaires de la Banque, en gros les 200 plus grandes fortunes du pays, le prix de l’action étant prohibitif. Ce chiffre donnera naissance au mythe des ‘200’ dans les années 1930, tout aussi populaire que celui du « Mur de l’argent » contre © OCDE 2004 79 Culture de gouvernance et développement lequel se serait brisée la gauche en 1924. La nationalisation de la Banque de France permet au gouvernement de contrôler sa direction, tandis que le ministre des Finances Vincent Auriol savoure cette revanche historique de la gauche : « les banques, on les ferme ; les banquiers, on les enferme ! » (Milési, 1990). 80 9. Faut-il y voir un retournement total des idéaux mobilisateurs parmi les élites ? Bloch-Lainé, lui-même haut fonctionnaire, explique ce phénomène : « Il faut comprendre à quoi peut conduire la simple prudence, qui a toujours été l’un des principes essentiels de la bourgeoisie dans la haute fonction publique et les affaires. En 1940 et 1941, rares étaient ceux qui mettaient en doute la victoire allemande. La prudence consistait alors à durer jusqu’au bout sans prendre de risque. En 1944, la prudence impliquait désormais d’investir sur un avenir qui allait changer de tournure, en s’achetant un brevet tardif de résistant » (BlochLainé et Gruson, 1996). 10. De nombreux organismes de R&D ont été créés dans les années 1930 et 1940 (dont la Caisse Nationale de la Recherche Scientifique, en 1935, futur CNRS). A partir des années 1950, l’État joue un rôle de coordonnateur et d’impulsion : aux « programmes d’action » des années 1950 (sidérurgie) succèdent les « grands programmes » des années 1960 qui sont autant d’occasions de favoriser le développement de la recherche privée (énergie atomique, armement, télécommunications, électronique, industrie aéronautique et spatiale). La vraie prise de conscience de l’importance de la R&D date des années 1960. Le financement public assure 68 pour cent de la recherche française en 1968. En 10 ans, la part des dépenses de R&D dans le budget est passée de 2.5 pour cent (1958) à 6.2 pour cent (1967). Quant à la part des dépenses totales de R&D dans le PIB, elle double, passant de 1.1 pour cent en 1959 à 2.2 pour cent en 1967. 11. Voir Legendre (1976, 1999) pour une analyse juridique et anthropologique de l’État en France. 12. Olson (1993) poursuit en montrant en quoi un régime où règne l’incertitude quant à la continuité et au respect des droits individuels est néfaste à la croissance à long terme, via les anticipations et la confiance : « Il a pu arriver que certaines dictatures garantissent aux individus les droits nécessaires au fonctionnement de marchés concurrentiels, occasionnant par là même des périodes de croissance économique rapide. Cependant, les sujets soumis aux dictatures ont toujours manqué non seulement des libertés politiques fondamentales, mais aussi de confiance dans la continuité de leurs droits de propriété et de leurs droits contractuels en cas de changement de régime ou simplement de politiques (par la dictature). De sorte que les marchés ne génèrent pas autant d’investissement et de progrès économique qu’il aurait été possible si tout le monde avait eu confiance dans la sécurité à long terme de ces droits. Seules des démocraties stables et développées peuvent procurer un sentiment de confiance généralisé quant à la stabilité à long terme des droits individuels nécessaire à la prospérité économique ». © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Chapitre IV Une culture de gouvernance dépassée ? Résumé Pourquoi la France n’a-t-elle pas continué avec les institutions qui ont fait le succès de la culture de gouvernance élaborée au cours des Trente Glorieuses ? Dès les années 1970, cette culture de gouvernance s’avère de plus en plus coûteuse et inadaptée. Sous l’action combinée de multiples facteurs (intégration européenne, montée en puissance des marchés financiers, émancipation des acteurs économiques, crise sociale, décentralisation, etc.), le point focal étatique est à la fois concurrencé et menacé de fragmentation, sa légitimité s’effrite. Par répercussion, le monopole focal public perd en force de polarisation, c’est-à-dire en efficacité. Il faut donc trouver de nouvelles régulations. Mais l’incertitude sur les gains à attendre de réformes des institutions de gouvernance (incertitude due au manque de lisibilité sur les perspectives nationales à moyen et long terme), combinée aux rentes de situation créées dans le cadre de la culture de gouvernance des Trente Glorieuses entraînent des résistances fortes au changement institutionnel, notamment de la part des élites, promptes à défendre leur territoire menacé. Introduction Un certain nombre de conditions étaient nécessaires à l’efficacité du monopole focal de gouvernance au cours des Trente Glorieuses. Les deux premières concernent l’autonomie relative de l’économie vis-à-vis, © OCDE 2004 81 Culture de gouvernance et développement premièrement, des mécanismes de marché, deuxièmement, de la concurrence et des régulations extérieures. Or cette indépendance est complètement remise en cause par l’accumulation de tensions internes à l’économie, et par l’avancée de l’intégration européenne, aboutissant à l’irruption des marchés financiers et de l’Europe (avec de nouveaux marchés de biens et services, des concurrents sérieux et des institutions de régulation indépendantes) comme nouveaux points focaux. Transformations des structures de financement La montée de l’intermédiation financière Dès le début des années 1960, les ressources budgétaires s’essoufflent face aux besoins croissants des entreprises, confrontées d’une part à la concurrence internationale qui lamine leurs marges, d’autre part aux besoins de financements générés par l’internationalisation et l’industrialisation accélérées (R&D, marketing, etc.). Cette double contrainte oblige l’administration gaullienne à envisager un complément au circuit du Trésor et à trouver des moyens de drainer plus largement l’épargne nationale. Des mesures sont d’abord prises entre 1960 et 1965 afin de favoriser l’épargne des entreprises (avec, par exemple, l’introduction de l’amortissement dégressif) et celle des ménages (mesures fiscales d’incitation à la détention de titres boursiers ; plans d’intéressement aux résultats pour les salariés des entreprises). Une réforme de grande ampleur est opérée en 1966-67, visant à desserrer les contraintes qui pèsent sur les intermédiaires financiers et à dynamiser l’épargne des ménages : la distinction entre banques d’affaires et banques de dépôt est assouplie ; le réescompte obligatoire auprès de la Banque de France est supprimé. L’ouverture de guichets est libérée sur tout le territoire. Le système financier est sécurisé, le coefficient de réserves obligatoires (non rémunérées) devenant le principal instrument de la politique monétaire (en remplacement du taux d’escompte). La COB (Commission des Opérations de Bourse) est créée afin de surveiller les transactions et d’informer les épargnants. Ces réformes ont atteint leur but : au début des années 1980, 93 pour cent des ménages français détiennent un compte financier contre 30 pour cent en 1965 ; le taux d’épargne brute des ménages (épargne brute / revenu disponible) est passé de 10 pour cent dans les années 1950 à 20 pour cent en 1975. La levée de la spécialisation bancaire entraîne un grand mouvement de concentration : en 1973, six groupes représentent 80 pour cent du total des bilans bancaires. Au 82 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE début des années 1980, la France dispose du deuxième plus grand réseau de guichets bancaires au monde derrière les États-Unis. Les banques ont appris à transformer efficacement l’épargne liquide des ménages en capitaux de long terme, prenant ainsi le relais des organismes publics ou para-publics au cœur du système financier national. La part du Trésor dans l’ensemble des crédits d’investissement à long terme est tombée de 78 pour cent en 1954 à 15 pour cent en 1974. Ce n’est donc plus directement l’administration, mais les banques qui sont au contact des emprunteurs et prennent l’essentiel des décisions de crédit. L’endettement est également encouragé par l’allégement naturel des dettes sous l’effet de l’inflation (régulièrement 10 pour cent par an dans les années 1970). Ainsi que le reflètent les bilans des entreprises (tableau IV.1), la France a basculé dans une économie d’endettement, où le taux d’investissement souhaité excède structurellement le taux d’épargne disponible, le complément étant fourni par l’endettement. Cet aménagement du système financier, en facilitant l’accès au crédit à partir de la fin des années 1960, a certainement contribué à soutenir la consommation et l’investissement et donc à conserver (momentanément) des taux de croissance élevés : 3.2 pour cent par an sur 1972-77, contre 2.2 pour cent en Allemagne et 2.7 pour cent aux États-Unis. Tableau IV.1. Évolution de la structure des passifs des sociétés cotées* (%) 1961 1969 1976 Fonds propres 45 33 25 Dette totale 55 67 75 court terme 43 52 56 moyen et long terme 12 15 19 Note : *Hors grandes entreprises nationalisées. Source : D’après Dubois (1978) et Caron (1995). Au-delà du financement des entreprises, c’est tout le système financier français qui repose sur les banques, relais de la politique de crédit, de la politique monétaire et de la politique industrielle du gouvernement (avec la Banque de France comme prêteur en dernier ressort). En quelque sorte, l’économie française présente alors une version bien plus extrême de système bancaire que le modèle allemand, et se rapproche bien davantage des systèmes financiers caractéristiques de pays en développement, avec l’État au sommet de la hiérarchie bancaire (alors que le système bancaire allemand fonctionne de manière largement autonome par rapport au pouvoir politique). © OCDE 2004 83 Culture de gouvernance et développement L’accumulation de déséquilibres Les taux d’inflation élevés (mais tout de même régulièrement contenus autour de 10 pour cent) entraînent l’épargne vers des placements immobiliers ou liquides plutôt que sur des placements financiers longs. La proportion placements courts/longs entre 1965 et 1980 s’établit dans un rapport de 80/ 20 pour cent. Les marchés de titres privés sont structurellement étroits et la tâche primordiale du système financier est d’assurer la transformation de l’épargne courte en ressources longues disponibles pour les entreprises. Cette nécessité est à l’origine de deux déséquilibres. Premièrement, certains réseaux spécialisés de collecte de l’épargne qui bénéficient de privilèges anciens (caisses d’épargne, secteur mutualiste) se retrouvent fortement excédentaires tandis que le réseau bancaire est en déficit chronique. Le cloisonnement du système financier aboutit donc à des situations de rente et à la multiplication des procédures dérogatoires pour compenser le désavantage compétitif des secteurs non privilégiés. En second lieu, contrairement au financement par émissions de titres, le financement par transformation de l’épargne ne retire pas à l’épargnant la disponibilité de son avoir. Il entretient donc les tensions inflationnistes. Ce mode de fonctionnement atteint ses limites au début des années 1980. Compliqué, non concurrentiel, inflationniste (l’écart d’inflation avec les pays voisins amenant à de fréquentes dévaluations compétitives), coûteux pour le budget de l’État, il pousse au surendettement et fragilise les bilans des entreprises comme des banques (les fonds propres représentent 40 pour cent des passifs bancaires en 1967, seulement 8 pour cent en 1980). En 1981 coexistent plus de 70 régimes de financement à taux préférentiels, qui représentent 44 pour cent des crédits à l’économie. La législation de 1945 ne couvre plus que 40 pour cent des banques, le reste étant régulé par des régimes spéciaux. D’importants déséquilibres économiques sont venus s’ajouter à ces déséquilibres financiers dans les années 1970 : la hausse planifiée des salaires réels (fruit des négociations qui ont suivi la crise sociale de mai 1968), la hausse mondiale des prix des matières premières (suite au krach pétrolier de 1973) et le ralentissement des gains de productivité ont convergé pour mettre en péril la santé financière des entreprises. En échange du contrôle des prix et des hausses programmées des salaires, les entreprises bénéficiaient jusqu’alors d’un accès généreux aux crédits bancaires. L’ensemble du système ne fonctionnait que grâce au laxisme monétaire qui permettait d’absorber les tensions dans l’inflation, au prix de fréquentes dévaluations afin de réduire le différentiel d’inflation qui aurait sinon miné la compétitivité internationale de la France. 84 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Mais ces arrangements ont atteint leurs limites au début des années 1980. L’apparition de taux d’intérêts réels positifs (dus au ‘tournant de l’austérité’ de 1983 et à l’adoption de la politique de désinflation compétitive1) met en très grande difficulté les entreprises déjà endettées et rend une réforme du système financier indispensable. Mais comment rendre un tel système financier plus efficace sans fragiliser l’ensemble de l’économie ? Cela implique de trouver des solutions pour cesser de transformer l’épargne à court terme au prix de déséquilibres profonds et stimuler l’émergence de capitaux qui acceptent de s’engager dans le temps long de l’aventure industrielle. La mise en place de marchés de capitaux efficaces C’est l’État lui-même (qui a par ailleurs besoin d’un système financier performant s’il veut pouvoir émettre et placer sa dette sur les marchés financiers), et en l’occurrence un gouvernement socialiste sous la présidence Mitterrand (élu en 1981), qui organise cette transformation ainsi que son propre désengagement de la sphère financière à partir de 1983. Une batterie de mesures entraîne une libéralisation financière radicale dans la première moitié des années 1980, paradoxalement facilitée par la nationalisation de la quasitotalité des institutions financières ainsi placées sous tutelle directe. Du côté des banques : abolition des spécialisations, décloisonnement des réseaux, suppression des privilèges et des procédures dérogatoires, autorisation du principe de la banque universelle, mise en place d’une législation unique valable pour tous les établissements de crédit, libéralisation des taux d’intérêts, fin du rationnement du crédit et réduction des crédits à taux préférentiels. En 1986, certaines banques sont déjà prêtes pour un premier round de privatisations (gouvernement Chirac). Du côté des marchés : création d’un marché unifié des capitaux ouvert à tous les agents (financiers, non financiers, nationaux, étrangers) ; incitations et simplification fiscales ; diversification de l’offre de titres avec la création des titres de créances négociables (TCN) émis par les banques, les entreprises ou l’État sur le marché monétaire ; création d’un ‘second marché’ avec des règles simplifiées et une ouverture obligatoire du capital réduite à 10 pour cent, destinée à faciliter l’accès des PME à l’épargne publique ; création de marchés de produits dérivés tels que marché à terme (MATIF) et marché des options (MONEP), et d’un marché spécialisé sur les entreprises à fort potentiel de croissance (nouveau marché). Ce n’est qu’une fois toutes ces réformes abouties que sera finalement levé le contrôle des changes (en 1989). © OCDE 2004 85 Culture de gouvernance et développement Les résultats de cette politique de réformes ont été aussi rapides que spectaculaires. Dès 1983, le partage entre épargne longue et épargne liquide est rééquilibré autour de 40/60 pour cent. Entre 1980 et 1990, les émissions d’actions sont multipliées par huit, les volumes négociés par dix et la capitalisation boursière par cinq. Entre 1980 et 1998, la capitalisation boursière totale (actions + obligations + autres titres de dette) explose en passant de 30 à 150 pour cent du PIB. L’irruption des marchés dans les bilans des sociétés La part de l’endettement est réduite de plus de moitié entre 1980 et 2000, tombant de 64 pour cent à 28 pour cent des passifs (tableau IV.2). La part du crédit commercial chute dans la même proportion, indiquant un recul net du système ancien de financement croisé par multiplication des facilités de paiement (dans les transactions commerciales). La capacité d’autofinancement2, après être tombée de 80 pour cent dans les années 1950 et 1960 à 70 pour cent en 1970, puis 62 pour cent en 1980, remonte à 75 pour cent en 1985, 90 en 1990 et même 112 pour cent en 1995. Enfin, la part des actions double au passif des entreprises de 34 à 67 pour cent entre 1980 et 2000. Dans les bilans bancaires, la part des titres financiers (actions, obligations et autres titres de dette) explose de 5 à 50 pour cent, tandis que celle des crédits chute de 84 à 38 pour cent de leur actif et celle des dépôts de 73 à 28 pour cent de leur passif (Plihon, 2000). Il faut néanmoins rester prudent sur l’interprétation de l’importance prise par les actions face à l’endettement dans les bilans. Si elle correspond plutôt à un assainissement dans les années 80, elle est de plus en plus due à une hausse spéculative des cours qui, au fil des années 1990, a contribué à entretenir une illusion sur la solidité réelle des bilans (en diminuant artificiellement les ratios dette/capital). En tout état de cause, le point important est l’émergence des marchés financiers et des prix établis sur ces marchés comme nouveau point focal pour les acteurs économiques. « La marchéisation de la finance n’est pas le remplacement du financement intermédié par de la finance directe. C’est beaucoup plus la dépendance de l’ensemble des financements vis-à-vis des prix du marché » (Aglietta, 2001). Une décomposition des flux de financement externe des entreprises selon qu’ils sont obtenus par émission de titres sur des marchés ou non vient compléter et confirmer les résultats de l’analyse patrimoniale : la part des financements de marché a progressé de manière spectaculaire, du quart des flux de financement externe entre 1978 et 1983 à plus des trois quarts en 2000 (Banque de France, 2002)3. 86 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Tableau IV.2. Évolution des bilans des entreprises françaises (1980-2000) Actif 1980 1990 2000 52 45 43 Actions françaises 8 15 19 Actions étrangères 2 6 15 6 13 12 21 16 9 Actifs réels Crédits et titres financiers Crédits commerciaux Trésorerie Total Passif Actions cotées Actions non cotées Titres financiers hors actions 10 6 3 100 100 100 1980 1990 2000 5 10 21 29 41 46 3 5 5 Dettes auprès des institutions financières 30 23 11 Dettes commerciales 21 15 10 Autres dettes Total 13 7 7 100 100 100 Source : Duval (2002). Transformations dans la culture de gouvernance française Le démantèlement du monopole focal public Les dynamiques politiques, économiques et sociales qui ont participé au démantèlement du monopole focal de gouvernance peuvent être regroupées en trois types : celles qui ont abouti à l’émergence de points focaux concurrentiels, celles qui ont tendu à fragmenter le point focal public, celles enfin qui ont contribué à le délégitimer. Ces tendances sont pour la plupart déjà visibles à la fin des années 1960 et apparaissent irréversibles au cours des années 1970. — La montée en puissance de points focaux concurrentiels à l’État, soit autant de nouveaux points d’ancrage possibles pour la coordination des acteurs. Les marchés financiers, sous la pression conjuguée des mécanismes de convergence économiques et monétaires européens, de la mondialisation financière, des besoins de financements des entreprises et de l’État, jouent © OCDE 2004 87 Culture de gouvernance et développement un rôle croissant dans la vie des acteurs économiques. Deuxièmement, l’Europe s’est dotée de compétences législatives, réglementaires et judiciaires telles que Bruxelles est devenu le premier lieu de lobbying pour les grandes entreprises françaises. 88 — La fragmentation du point focal public, due premièrement à l’enracinement de nouvelles féodalités (services, ministères, délégations, cellules spéciales, grands corps de la fonction publique) qui cherchent à affirmer leur puissance au sein de l’administration, des entreprises publiques et progressivement au sein des cabinets ministériels, provoquant d’incessantes querelles, luttes d’influence, marchandages, blocages. Dès le milieu des années 1960, de Gaulle s’inquiète de l’importance prise par ce phénomène, qui aboutit à faire passer l’intérêt national au second plan, après les multiples intérêts particuliers en concurrence pour la captation de rentes publiques (Peyrefitte, 1976). Cette fragmentation s’accélère encore sous l’influence de : i) la décentralisation, menée à partir du début des années 80, qui renforce considérablement les prérogatives des collectivités locales, notamment en matière d’investissements publics ; ii) la fréquence rapprochée des changements de majorité et surtout des épisodes de ‘cohabitation’ (où le Président de la République et le gouvernement sont adversaires politiques), qui minent la cohésion du pouvoir politique dans la direction effective des affaires et accentuent la politisation de la haute fonction publique (Suleiman et Mendras, 1995). — La délégitimation du point focal public. Alors que tous les regards sont tournés vers l’État, ce dernier apparaît de plus en plus au service d’une élite (et non de l’intérêt général) et dépassé par les crises sociales qui s’accumulent : celle de mai 1968 qui remet pour la première fois ouvertement en question la légitimité des institutions de l’Après-guerre (État, syndicats, partis politiques, entreprise, famille, Église) ; celles nées des grands sinistres industriels des années 1970 dans la sidérurgie, les chantiers navals ou le textile, puis la montée incessante du chômage dans les années 1980 et 1990. La crédibilité de l’État et des instances de négociation sociale pour parvenir à des compromis efficaces est durement mise à mal. A partir du milieu des années 1980, la fuite accélérée des jeunes diplômés des Grandes Écoles et des hauts fonctionnaires vers le secteur privé, l’étalement au grand jour de nombreuses affaires de corruption allant du clientélisme local aux contrats d’affaires internationaux finissent d’entacher l’image de la fonction publique et du monde politique (Mény, 1992). © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Impact sur les groupes d’intérêts organisés Dès lors que le point focal perd en force d’attraction, les coalitions d’intérêts particuliers (notamment les oligarchies dirigeantes du secteur privé mais aussi les syndicats et les administrations) sont incitées à continuer de jouer leur stratégie privée, mais sans se soumettre à la médiation du monopole focal. Profitant de la stabilité politique (consolidation démocratique), de la croissance économique, des concentrations industrielles et de la bienveillance des politiques pour tout projet jugé « d’intérêt national », ces groupes d’intérêts organisés (et particulièrement ceux à la tête des plus grandes entreprises) ont assis leur puissance sociale, financière et technologique. Leur dynamique de développement autonome conjuguée au démantèlement du monopole focal public les a de facto conduits à s’émanciper de tout type de contrôle externe, notamment public, en leur apprenant au contraire à tirer profit des antagonismes à l’œuvre dans la sphère publique. Selon le diagnostic porté par Bauer et Cohen (1981), dès la fin des années 1970, les « gouvernements privés » des grandes entreprises détiennent un véritable monopole d’expertise sur leur objet stratégique, à tel point que ni l’État, ni les actionnaires n’ont finalement plus les moyens d’intervenir dans sa définition4. Aussi les deux auteurs sont-ils en mesure de prédire que les nationalisations ne changeront rien à l’exercice effectif du pouvoir à la tête des grandes entreprises, ce dernier étant accaparé par une oligarchie restreinte, aux modes de sélection codifiés et cloisonnés (cf. supra). De fait, suite aux nationalisations de 1982, le secteur public rassemble 11 des 16 premiers groupes industriels, représente 90 pour cent de l’activité financière, 52 pour cent de l’investissement et un quart de la population active. L’État socialiste français est désormais le premier capitaliste du monde ! On aurait pu croire que la volonté affichée de ‘rupture avec le capitalisme’ aurait permis d’infléchir la dynamique de démantèlement du monopole focal. Il n’en a rien été. Au contraire, les nationalisations ont accompagné, sinon accéléré la transformation du capitalisme français. D’une part, elles ont permis la recapitalisation et la restructuration des entreprises les plus en difficulté à la sortie des années 1970 : la même aide qualifiée avant 1981 de « cadeau au grand capital » devient, après nationalisation, « une dotation nécessaire à une entreprise fer de lance de la sortie de crise » (Bauer et Cohen, 1985). D’autre part, en rapprochant les grandes entreprises de leurs administrations de tutelle, elles ont finalement facilité l’organisation du retrait méthodique de l’État à partir de 1983 et encore renforcé les liens entre élites du secteur ‘public-privé’5. © OCDE 2004 89 Culture de gouvernance et développement Conséquences pour la définition de l’intérêt général Confrontées au renforcement d’intérêts privés puissants et ‘irresponsables’ (en ce sens qu’ils ne rendent aucun compte de leur action), la mission des institutions de gouvernance politique aurait pu consister à infléchir le jeu des intérêts particuliers de telle sorte qu’il continue de servir un intérêt supérieur (par exemple en favorisant l’institutionnalisation ou le renforcement de contre-pouvoirs : actionnaires, syndicats, société civile, justice, agences). Mais il aurait préalablement fallu que les responsables de la sphère publique : — reconnaissent les transformations majeures de l’environnement économique (« la lumière est au bout du tunnel » n’aura cessé de répéter le président Giscard d’Estaing de 1974 à 1978), — admettent la fin de leur monopole focal de gouvernance (ce à quoi n’étaient prêts ni les administrations, ni le personnel politique), — prennent en compte les puissants facteurs d’émancipation des groupes d’intérêts organisés et leurs stratégies nouvelles, — se penchent enfin sur les conditions réelles de l’exercice du pouvoir à la tête des grandes entreprises, par-delà l’enjeu de la propriété du capital et de son impact supposé sur la gouvernance d’entreprise. Mais par-dessus tout — et ce pourquoi les quatre points précédents relèvent de la science-fiction — c’est une distinction bien plus claire entre intérêts privés et intérêts publics qui aurait été nécessaire. En fait, l’une des conséquences, inattendue et paradoxale, de la politique gaullienne est, semblet-il, d’avoir entraîné une confusion croissante entre intérêts privés et publics dans l’esprit même de beaucoup de fonctionnaires et membres des grands corps, qui ont fini par ne plus bien percevoir de motifs de séparation ou de conflit d’intérêts entre les deux (Birnbaum, et al., 1978 ; Warnecke et Suleiman, 1975). L’alliance organisée dans les années 1960 entre l’État et un ensemble de grands industriels a eu pour effet de « politiser le secteur privé et de privatiser une grande partie du secteur public » (Birnbaum, 1977 ; Birnbaum, et al., 1978). Dès 1970, un signe clair de cette évolution était donné par le contenu du VIe Plan, qui « apparaissait presque point par point conforme aux demandes du CNPF (Conseil national du patronat français) : le Plan avait été ‘capturé’ par sa clientèle » (Hall, 1986). Dans son effort largement couronné de succès pour rationaliser et moderniser l’économie nationale, l’État a pris une part active au développement du secteur privé tout en s’alliant avec ses éléments les plus dynamiques. Mais 90 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE ce qui n’a pas été prévu, c’est la dépendance croissante de l’État envers ces acteurs qui allaient gagner en puissance et en autonomie. Symptôme de cette diminution de la marge de manœuvre politique, la définition même de l’intérêt général bascule d’une conception politique (encore très claire dans l’esprit de de Gaulle) à une conception beaucoup plus technocratique : le ‘désintéressement’ est associé à l’expertise. Le processus de recherche de l’intérêt général évolue donc également du terrain de la négociation politique vers celui de l’expertise sectorielle (avec tous les risques que cela comporte de démantèlement accru des capacités de l’État et d’incohérence politique). L’implication des salariés dans la gouvernance des entreprises reste très faible Les syndicats n’ont jamais vraiment essayé ni même souhaité s’impliquer directement dans la gouvernance des entreprises (EDF est une des rares exceptions). Cela aide à comprendre pourquoi les tentatives réformistes, sous des gouvernements de droite (en 1968) comme de gauche (en 1982), pour améliorer l’implication des salariés dans la gouvernance des entreprises ainsi que les procédures de négociation collective n’ont pas été couronnées de succès. Elles ne sont pas vraiment parvenues à améliorer la qualité du « dialogue social » qui est souvent resté formel et dépourvu d’impact sur la prise de décision économique, surtout quand on le compare aux institutions allemandes (Rogers et Streeck, 1995). Enfin, ces efforts n’ont pas permis d’enrayer le déclin rapide du recrutement et de la légitimité des organisations syndicales (le taux de syndicalisation est tombé autour de 8 pour cent). Pour partie, cette désaffection a sans doute résulté de l’impuissance des syndicats aussi bien dans la crise de compétitivité des années 1970 que dans le processus de restructuration des années 1980 qui en a découlé et s’est traduit par un chômage massif, un large recours aux formes flexibles d’emplois, aux départs en préretraites, à l’individualisation de la négociation salariale, toutes tendances reflétées par un nouveau partage de la valeur ajoutée en faveur du capital (Artus et Cohen, 1998). L’ensemble de ces facteurs combinés a contribué à son tour à amoindrir un peu plus la capacité d’action collective des syndicats français, exception faite de quelques ‘bastions’ du secteur public, connus pour leur capacité d’action ou de résistance selon le point de vue. Certains ont estimé que la généralisation des plans collectifs d’épargne salariale pourrait être un nouveau facteur d’engagement des salariés dans la gouvernance d’entreprise. De tels espoirs ne sont pas nouveaux et avaient déjà © OCDE 2004 91 Culture de gouvernance et développement été formulés par de Gaulle. Deux mécanismes, l’un volontaire (‘l’intéressement’ en 1959), l’autre obligatoire pour les entreprises de plus de 100 salariés (la ‘participation’ en 1967), visaient à associer les salariés aux performances de leur entreprise, et même, dans le cas de la participation, à son capital et au processus de prise de décision. Mais les employeurs ont été réticents à partager le pouvoir, les actionnaires à partager le capital, les syndicats à voir les salariés devenir capitalistes, et les salariés eux-mêmes à courir le risque de l’investissement. Par conséquent, l’épargne salariale n’a pas été investie en actions mais bloquée sur des comptes spécifiques inscrits au passif de l’employeur, de sorte qu’elle restait quasiment sans risque pour les salariés (sauf faillite) et disponible pour l’entreprise, sans diluer la part des actionnaires existants. Il est vrai que l’implication financière des salariés a commencé à s’accroître au milieu des années 1980 avec l’introduction de nouvelles formes d’épargne collective d’entreprise. La distribution d’actions aux salariés à l’occasion des privatisations à partir de 1986 a conforté cette tendance. Cependant, à quelques exceptions près (Air France, Société Générale), les salariés des sociétés du CAC 40 ne détenaient en moyenne pas plus de 2 ou 3 pour cent du capital de leur entreprise à la fin des années 1990 (Lazonick et O’Sullivan, 2001). Quant à l’implication des salariés en termes de gouvernance, l’impact des plans d’épargne salariale est resté des plus limités (Balligand et de Foucauld, 2000). Étant donné que ces plans ont été d’abord conçus comme des outils de gestion à la disposition des dirigeants (afin de stabiliser le capital, de mobiliser le personnel à l’aide d’incitations collectives et individuelles à la performance, etc.), un impact aussi faible n’a rien de surprenant6. Stratégies d’enracinement au cœur de « l’insider system » L’étanchéité des institutions de gouvernance d’une entreprise aux principaux mécanismes de contrôle externe et indépendant caractérise ce qu’on a appelé plus haut un « insider system ». Deux exemples : i) une banque constitue certes une institution de contrôle externe, mais dès lors qu’il s’agit d’une banque « amie », actionnaire passive siégeant au conseil d’administration de l’entreprise, on peut douter de son indépendance. Il y a de grands risques que les dirigeants de la banque soient plus préoccupés par la longévité de l’entreprise et la taille des projets que par leur rentabilité, ce qui risque de dégénérer en politique de prêt aventureuse, à l’abri des pressions du marché et au profit quasi-exclusif des dirigeants des deux organisations ; ii) dans le même esprit, les dirigeants d’une entreprise dans un insider system auront tendance à s’abriter du pouvoir des actionnaires minoritaires en concentrant 92 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE l’essentiel des droits de vote entre leurs mains (en s’arrangeant personnellement avec les grands actionnaires, en rassemblant des blocs de ‘pouvoirs en blanc’ avant l’assemblée générale, en émettant des actions sans droit de vote pour éviter de diluer le pouvoir et d’autres avec droits de vote multiples pour les actionnaires ‘fidèles’, etc.). Les privatisations lancées au retour des gouvernements de droite en 1986-88, puis à nouveau en 1993-95, soulèvent un problème dans l’insider system français. Si on laisse les entreprises nationales sortir de l’hôpital (public), comment s’assurer qu’à la première rechute, elles ne tomberont pas sous l’emprise des cliniques (privées) étrangères ? La vigueur d’un insider system se repère à la capacité des dirigeants à le perpétuer, autrement dit à s’enraciner au fur et à mesure que les défis liés à l’ouverture se transforment en risques de remise en cause de leur pouvoir. Témoin de la stratégie d’adaptation et d’enracinement des élites : la mise en place de « noyaux durs » d’actionnaires par un petit cercle d’initiés (insiders) appartenant à l’élite économique et politique. Le principe consiste à multiplier les participations croisées entre les plus grands groupes du pays et à les sceller par des pactes (généralement conclus pour deux ans) afin d’empêcher toute prise de contrôle éventuelle par des investisseurs étrangers. Outre les 10 pour cent de capital vendus ou offerts aux employés, ces noyaux durs représentent entre 20 et 40 pour cent de l’actionnariat des nouvelles entreprises privatisées, vendus avec une prime de contrôle comprise entre 2.5 et 10 pour cent (Schmidt, 1996). Les grands groupes incluent toujours une banque amie, actionnaire passif mais précieux soutien financier (par exemple : Société Générale-Alcatel ; UAP-BNP ; Crédit Lyonnais-Thomson). Dans cette stratégie défensive, tous les moyens sont bons pour assurer la défense du capitalisme national et préserver un contrôle serré des noyaux durs : nomination de hauts fonctionnaires très proches du gouvernement à la tête des nouvelles privatisées (souvent ceux-là mêmes qui ont été chargés des programmes de privatisation de l’entreprise ou de déréglementation de son secteur d’activité), émissions d’actions sans droit de vote (plus positivement baptisés ‘certificats d’investissement’), vente privée des blocs de contrôle stables, actions à droits de vote double, golden shares (actions donnant pouvoir de veto sur toute modification des statuts à leur détenteur), administrateurs croisés, la liste est longue. Ajoutons à ce tableau la vigueur du pantouflage et le financement occulte des partis politiques par les entreprises publiques et privées7 et l’on comprend mieux pourquoi les liens au sein d’une petite élite économique, administrative et politique étaient plus resserrés que jamais. Dans une certaine mesure, © OCDE 2004 93 Culture de gouvernance et développement l’évolution de l’insider system français renvoie à ce que Haber (2002), entre autres, définit sous l’expression de « capitalisme de copinage » (crony capitalism), sur l’analyse duquel nous reviendrons dans le prochain chapitre. Pour Morin (1998), c’est plutôt un capitalisme de la « propriété circulaire » qui continue d’organiser la convergence des intérêts, mais une convergence réduite aux élites, dont la coordination est largement informelle et qui se donnent les moyens de continuer d’ignorer le sens des mots tels que ‘contrôles’, ‘contre-pouvoirs’, ‘actionnaires minoritaires’ ou ‘administrateurs indépendants’. Ce qui caractérise le mieux la transformation du capitalisme français, c’est paradoxalement la stabilité et l’enracinement des appareils de pouvoir par-delà les changements dans la propriété du capital (Cohen, 1996). Les limites de l’insider system C’est l’impossibilité même d’actions de surveillance qui finit par mettre en cause la légitimité des appareils dirigeants des grands groupes français, puisqu’en se protégeant mutuellement, ils ne sont soumis à aucun type de contrôle démocratique. Cette crise de légitimité éclate dans les années 1990 sous la double influence détaillée ci-dessous des limites propres à l’insider system (inefficace et coûteux), et de l’arrivée de nouveaux acteurs, externes et indépendants, dans le jeu jusqu’alors très fermé de la culture de gouvernance française, héritée des Trente Glorieuses, devenue inadaptée face à la complexité et aux risques liés au nouvel environnement économique international. 1) Les limites propres de l’insider system La faillite du Crédit Lyonnais en 1993 en est une illustration symptomatique. Les dirigeants de celle qui était alors la plus grande banque européenne, issus du sérail de la haute administration (notamment du Trésor), ont pu pendant plusieurs années réaliser des opérations à haut risque sans aucune forme de rappel à l’ordre ni de la part du conseil d’administration, ni de l’actionnaire unique (l’État et plus précisément le Trésor, administration en charge de la surveillance des entreprises publiques), ni de son organisme de tutelle (la commission bancaire). Ils ont au contraire été incités à multiplier les opérations hasardeuses et à camoufler la détérioration des performances : prêts à taux souvent dérisoires, prises de participation relevant officiellement de la « banque-industrie » sans véritable évaluation des risques, investissements immobiliers en pleine phase de spéculation, toutes ces opérations ayant bien souvent des retombées politiques nettes et ressemblant à des « cadeaux » dont 94 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE l’oligarchie économique française a su profiter 8. Coût social : environ 20 milliards d’euros. Comme dans le scandale Elf, la confusion des intérêts publics et privés avait atteint de nouveaux sommets. On pourrait prendre plusieurs autres exemples de grands patrons issus de l’administration ou promus grâce à leurs amitiés politiques, ayant mené leurs entreprises à la perte sans qu’aucun contre-pouvoir n’intervienne pour prévenir les dérapages. Caractérisé par une grande opacité et l’absence de mécanismes réels de surveillance (externes et indépendants), le système français de gouvernance des entreprises (et particulièrement de gouvernance des entreprises publiques), est devenu inefficace et coûteux. Mais les coûts liés aux dérives du système ne sont pas les seuls, ils ne font que s’ajouter à ses coûts ‘permanents’ : des masses importantes de capitaux sont stérilisées pour les besoins d’une pure stratégie de préservation du contrôle sur le patrimoine national. Selon Morin (1998), 1996 marque la fin du système de « cœur financier » français : cette année-là, Axa reprend l’UAP et devient le centre financier le plus puissant du capitalisme français. Mais au lieu de consolider le système des noyaux durs, Claude Bébear (dirigeant du groupe Axa) décide de se séparer de ses participations non stratégiques (notamment dans les AGF, rachetées par Allianz, mais aussi dans le Crédit national, Suez ou Schneider), immobilisations qu’il juge inutilement coûteuses pour son groupe. Le mouvement de décroisement des participations ne s’est pas interrompu depuis. 2) L’entrée en jeu de nouveaux acteurs L’émergence de nouveaux acteurs est la conséquence de l’abandon de la stratégie de noyaux durs et de participations croisées. Les investisseurs étrangers, qui ne détenaient que 11 pour cent des titres du CAC 40 en 1987, en détiennent 42 pour cent en 2002. Particulièrement actifs en leur sein se trouvent les investisseurs institutionnels anglo-saxons 9, qui imposent à l’agenda des conseils d’administration la « gouvernance des entreprises », vocable jusqu’alors inconnu en France. Bien que ne possédant certainement guère plus de 10 pour cent de la capitalisation du CAC 40, les institutionnels inquiètent les patrons, les hommes politiques, les syndicats et enfin les salariés, alertés par les médias d’un débarquement de fonds « prédateurs » et court-termistes arrivés des ÉtatsUnis. Plus que leur exigence de performance, c’est surtout leur demande de transparence qui pose problème. Le rapport Viénot II en 1999 se refuse toujours © OCDE 2004 95 Culture de gouvernance et développement à demander la publication des rémunérations des dirigeants. Six mois plus tard, le syndicat patronal s’incline néanmoins face à la pression conjuguée des investisseurs institutionnels et des associations d’actionnaires minoritaires. En 2001, cette exigence est inscrite dans la loi sur les Nouvelles Régulations Économiques. De même pour les conseils d’administration où la pratique des mandats croisés et des arrangements discrets a longtemps été la règle. Lentement, la nécessité de limiter le cumul des mandats par administrateur et d’intégrer des administrateurs indépendants dans les délibérations des conseils fait son chemin. En dépit de ces tendances nouvelles, il est remarquable que 45 pour cent des sociétés du CAC 40 restent contrôlées par un actionnariat familial (Le Monde, 2003) et qu’au sein du même indice, 10 pour cent des administrateurs se partagent toujours 42 pour cent des sièges d’administrateurs (Bauer et Bertin-Mourot, 2003). Cependant, si les dirigeants veulent avoir accès à cette importante source de financements que sont les capitaux institutionnels et préserver leur image auprès d’une communauté financière mondialisée comme du public, ils doivent se soumettre à leurs exigences de transparence et de responsabilité. En l’espace de quelques années, un petit nombre d’investisseurs institutionnels se sont imposés à l’esprit des dirigeants d’entreprises. Le fonds mutuel Fidelity, ou encore CalPERS, fonds de pension des retraités de la fonction publique californienne, font sans aucun doute partie des investisseurs institutionnels les plus visibles. Ils ont souvent rendu possible, en tout cas facilité ou contribué à faire accepter l’activisme en assemblée générale, le travail médiatique et judicaire des investisseurs domestiques (notamment les gérants de fonds, souvent attachés à de grands groupes financiers traditionnellement très réservés quant à l’expression publique d’une opinion sur la gestion de ‘leurs pairs’), et des associations d’actionnaires salariés et minoritaires10. Bref ils ont certainement contribué de manière décisive à instiller dans la culture de gouvernance des entreprises françaises, à partir du milieu des années 1990, ce qui relevait encore de la science fiction dix ans plus tôt : un embryon de contre-pouvoir. L’autre source de contre-pouvoir est normalement publique : il s’agit de la justice économique et financière et des organismes de régulation et de surveillance des marchés boursiers (aujourd’hui l’Autorité des marchés financiers). De par leur mission de prévention, d’information, de dissuasion et leur pouvoir d’investigation et de sanction, ces institutions se situent au cœur du bon fonctionnement de l’économie, et ce d’autant plus que les entreprises font largement appel à l’épargne publique. Si l’on en juge au nombre, à la nature et à la résolution des scandales économiques et boursiers survenus depuis les réformes du milieu des années 1980, il semble que les moyens mis à disposition de ces institutions ne soient pas encore à la hauteur du rôle de contre-pouvoirs qu’elles pourraient jouer. 96 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Notes 1. La politique (keynésienne) menée en 1981-82 s’avère rapidement incompatible avec les engagements européens de la France (et notamment ses engagements en termes de stabilité monétaire). Après trois dévaluations et une crise de la balance des paiements, le président Mitterrand l’abandonne en 1983 pour prendre « le tournant de la rigueur ». Ce choix européen est un déterminant fondamental des mesures de libéralisation et de dérégulation lancées à partir de 1983. Une fois de plus, la construction européenne se révèle être un instrument très puissant dans une stratégie politique d’adaptation du capitalisme national. Voir sur ce point Cohen (1996). 2. Calculée en rapportant aux dépenses d’investissement : le résultat net + la dotation aux amortissements + la variation des provisions pour risques et charges. 3. Attention, la notion de financement de marché ne recouvre pas celle de désintermédiation : une obligation, par exemple, est à la fois un financement de marché et un financement intermédié si elle est achetée par un intermédiaire financier. La montée des financements de marché ne signifie donc pas que les intermédiaires financiers et notamment les banques soient relégués au second plan, puisqu’ils sont directement à l’origine d’une part des émissions et des achats de titres, et prennent en charge l’introduction de la quasi-totalité du reste. Ainsi peut-on distinguer un taux d’intermédiation ‘étroit’ (crédits / financements totaux) en repli de 71 pour cent en 1978 à 52 pour cent en 1998, du taux d’intermédiation ‘large’ (financements intermédiés/financements totaux) qui lui se maintient, ne diminuant que de 79 à 75 pour cent. « La montée en puissance des marchés financiers n’entraîne pas de désintermédiation financière » (Plihon, 2000). Au contraire, leur efficacité dépend fortement de celle des intermédiaires financiers. 4. Pour qualifier la situation des dirigeants à la tête des entreprises publiques en Inde (mais leur cas est généralisable à la plupart des entreprises publiques des pays en développement), O. Goswami (dans Oman, 2003), emploie cette expression heureuse d’agents sans principaux (agents without principals). 5. En 1985, tous les dirigeants des 11 premières sociétés industrielles et des 6 premières sociétés de service sont issus de la fonction publique. En moyenne, entre 1985 et 1994, la moitié des dirigeants et administrateurs des sociétés du © OCDE 2004 97 Culture de gouvernance et développement CAC 40 sont diplômés de l’ENA ou de Polytechnique. Dans la banque, plus de 80 pour cent des dirigeants sont issus de l’administration (Bauer et BertinMourot, 1995). 98 6. Si l’on regarde le fonctionnement des conseils de supervision des plans d’actionnariat salarié (c’est-à-dire d’épargne salariale investie en actions de l’employeur), on comprend mieux pourquoi jusqu’à aujourd’hui l’équilibre des pouvoirs est resté favorable aux dirigeants. Il y a deux manières principales d’attribuer les sièges dans ces conseils, qui toutes les deux aboutissent au même résultat : quand les sièges sont attribués proportionnellement aux parts de capital détenues, l’équipe dirigeante obtient généralement la majorité. Quand les sièges sont répartis de manière égale entre directions et salariés (ou syndicats), ces derniers se retrouvent souvent en désaccord en leur sein face à une direction soudée, qui l’emporte alors à la majorité des voix. 7. Du moins jusqu’à la loi de 1993 organisant le financement public des partis politiques. 8. Voir, par exemple, à ce sujet Toscer (2002). 9. Les investisseurs institutionnels incluent notamment les fonds de pension, les sociétés d’investissement (dont les mutual funds ou SICAV en droit français) et les compagnies d’assurance (voir OCDE, 2003c). 10. Citons, par exemple, parmi les associations d’actionnaires salariés les plus actives celles de la Société Générale ou de France Télécom ; parmi les associations d’actionnaires minoritaires : l’ADAM (Association de défense des actionnaires minoritaires), l’ANAF (Association nationale des actionnaires de France), l’AEDE (Association européenne de défense de l’épargne) ou encore l’Adacte (Association pour la défense des actionnaires d’Eurotunnel). © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Chapitre V Implications pour l’analyse et la transformation de la gouvernance des entreprises dans les pays en développement Résumé La confrontation du paradigme français de gouvernance avec le paradigme anglo-américain permet d’élaborer une nouvelle grille de lecture des cultures de gouvernance. Deux dimensions émergent de cette confrontation. Premièrement, la culture de gouvernance considérée s’appuie-t-elle davantage sur des règles informelles et des relations interpersonnelles ou des règles formelles et des institutions impersonnelles pour produire la confiance, le pouvoir et l’information nécessaires au bon fonctionnement de la société ? Deuxièmement, comment s’effectue l’interaction entre intérêts particuliers ? Est-elle organisée, voire imposée et hiérarchisée ou plutôt anarchique, sachant que l’objectif est de permettre l’émergence et la réalisation d’un intérêt commun, le plus ‘inclusif’ possible ? Qu’apporte cette grille de lecture et quelles en sont les implications pour les décideurs des secteurs privé et public dans les pays en développement ? — elle éclaire sous un jour nouveau les cultures de gouvernance existantes, leurs trajectoires, leurs logiques, leurs limites et les pièges dans lesquels elles peuvent tomber ; — elle souligne l’importance de ne pas regarder les institutions de gouvernance d’entreprise indépendamment de la culture de gouvernance dans laquelle elles s’inscrivent et à travers laquelle seulement elles prennent sens ; — elle permet d’adresser des recommandations aux décideurs des secteurs public et privé des pays engagés dans un processus de rattrapage économique, afin d’assurer leur transition de stratégies de développement relativement extensives fondées sur l’accumulation des facteurs de production (financiers, physiques et humains) vers des stratégies plus intensives fondées sur l’innovation. © OCDE 2004 99 Culture de gouvernance et développement Introduction Comme nous l’avons souligné en introduction, étant donné le jugement négatif porté sur les institutions de gouvernance des entreprises françaises des Trente Glorieuses selon les critères d’évaluation les plus communément admis, le « miracle français » nous place face à une alternative simple. De deux choses l’une : ou bien la qualité des institutions de gouvernance des entreprises n’a pas une grande importance pour les processus de développement économique à long terme, ou bien ce sont les critères qu’il faut revoir. L’analyse des transformations de la culture de gouvernance française nous montre à quel point la qualité des institutions de gouvernance des entreprises, des institutions de gouvernance publique et celle du processus de développement économique sont liées. La grille d’analyse offerte par le modèle « juridico-financier » de la gouvernance d’entreprise1, qui émane de la logique même de l’expérience des États-Unis ou du Royaume-Uni, ne permet pas de rendre compte de la dynamique et de la richesse de cette interaction. C’est pourquoi elle ne permet pas (ou mal) de rendre compte du fonctionnement, ni de la performance des institutions françaises de gouvernance des entreprises au cours des Trente Glorieuses. De manière générale, elle apparaît insuffisante dès lors que l’on cherche à analyser des systèmes éloignés du modèle institutionnel et culturel anglosaxon. C’est le cas de la France des Trente Glorieuses, c’est aussi le cas de la plupart des pays aujourd’hui en développement, qui présentent sur ce point un certain nombre de caractéristiques communes rappelées en introduction : forte concentration des structures de propriété, rôle prépondérant de l’État dans le financement de l’investissement privé, manque d’indépendance des institutions judiciaires, etc. Dès lors, plutôt que de chercher à apprécier la multitude des arrangements institutionnels existants parmi les pays en développement à travers le seul prisme de critères dérivés de l’expérience des pays anglo-saxons, ne faudraitil pas s’efforcer de rendre plus opératoire, en l’élargissant radicalement, notre grille de lecture des cultures de gouvernance ? C’est ce que nous tentons dans ce chapitre. On verra alors à quel point, à travers l’expérience de plusieurs pays en développement, gouvernance des entreprises et gouvernance publique ne prennent effectivement sens que l’une par rapport à l’autre. En quoi le paradigme français d’un monopole focal public de gouvernance nous aide-t-il à appréhender cette diversité, et donc à mieux comprendre les 100 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE enjeux des transformations en cours dans les institutions et les pratiques de gouvernance des entreprises des pays en développement ? Quelles sont enfin les implications en termes de politiques à mener ? Une nouvelle grille de lecture des cultures de gouvernance Intérêts particuliers et intérêt général L’étude du monopole focal français des Trente Glorieuses montre que le rôle majeur des institutions de gouvernance publique avait consisté à modifier la structure des incitations et des informations dans les jeux d’intérêt privés afin qu’ils servent (aussi) l’intérêt public (en l’occurrence l’intérêt de la collectivité nationale). Pour J. Monnet, père de l’Europe et fondateur du Plan, il s’agissait de faire en sorte que « l’initiative privée se pliât d’elle-même aux exigences de l’intérêt général » (Monnet, 1976). Les deux problèmes que doivent être capables de résoudre les institutions de gouvernance (gouvernance des entreprises et gouvernance publique) sont donc : i) celui de l’émergence, de l’identification d’un « intérêt commun » ; ii) celui de sa réalisation. Le premier pose la question des instances adéquates de délibération, de consultation, en fonction du niveau de gouvernance concerné2 ; le second pose la question des modes de coopération, de coordination possibles. Le rôle des institutions de gouvernance consiste alors à faire en sorte que le champ des interactions sociales ne soit jamais réductible à un simple jeu de rapports de forces mais permette continuellement à un intérêt commun d’émerger et d’être réalisé. Sinon, le risque est grand que des luttes de pouvoir entre groupes d’intérêts prédateurs (les « distributional coalitions » à la Olson) se propagent à travers les sphères économiques et politiques nationales et dégénèrent en importantes pertes de richesse pour les sociétés concernées (voir Oman et al., 2003). Deux paradigmes de régulation sociale des luttes d’intérêt peuvent être envisagés : — Premièrement, le paradigme d’une régulation concurrentielle, où nul agent n’est censé détenir suffisamment de pouvoir pour pouvoir fausser le jeu de la concurrence, c’est-à-dire être en mesure d’influer sur les prix (c’est l’idée fondatrice de la « main invisible »). Ce jeu est dès lors encadré par des règles juridiques et des incitations financières adéquates. Un ensemble d’institutions chargées de faire appliquer les règles du jeu assurent l’arbitrage et un certain degré d’équilibre entre intérêts particuliers (voir encadré V.1). © OCDE 2004 101 Culture de gouvernance et développement — Le second paradigme nous est fourni par le monopole focal de gouvernance : c’est celui d’une régulation hiérarchique (voire hégémonique) des intérêts particuliers qui « arrange » leur convergence vers l’intérêt général / national. Dans les termes d’Olson (1982), l’utilité du monopole focal pourrait être comparée à celle d’une organisation très largement inclusive (encompassing) des groupes d’intérêts privés, notamment les plus influents, et qui aurait donc une base suffisamment large (broadly based vs narrowly based) pour servir l’intérêt général. Bien sûr, l’identification de ces deux paradigmes n’exclut pas que des systèmes de régulation intermédiaires (par exemple décentralisés) puissent parfaitement fonctionner. Encadré V.1. Deux visions de l’intérêt général La « culture de marché » ainsi définie est donc intrinsèquement liée à une culture de la contestation ouverte entre intérêts particuliers : « le droit américain, issu du droit anglais […] est fondé avant tout sur la résolution cas par cas des conflits soumis aux juges. Ce sont la reprise des solutions établies antérieurement et leur sédimentation qui forment la jurisprudence — source première et légitimité du droit. A ce mode d’élaboration du droit, qui confère une importance première aux procès, s’articule la culture du conflit dans la mesure où le droit est perçu à travers les prérogatives des individus : ces prérogatives s’opposent […]. Dès lors, le conflit — sous sa forme calme du débat ou sa forme judiciaire de l’appel au juge — correspond à la conception américaine de réalisation des droits. […] [Le droit est défini comme] ce qui tient les intérêts de chacun en balance » (FrisonRoche, 2002). Contrairement aux pays de Common Law, la tradition juridique née en Europe continentale est fondée sur les textes, construite autour de la fiction de « l’intérêt général » organisant le système du droit de manière abstraite et supposée parfaite. Le conflit y est a priori la marque d’une défaillance du droit. C’est plutôt l’harmonie qui est naturelle. Au niveau de l’entreprise, comment cela se traduitil ? Les systèmes juridiques d’Europe continentale consacrent l’entreprise comme « institution » entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle. Ils affirment son existence autonome et ses finalités propres. L’ensemble des « parties prenantes » à la vie de l’entreprise (actionnaires minoritaires, majoritaires, employés, dirigeants, clients, fournisseurs, etc.) sont de jure soumises à l’obligation d’agir en fonction de « l’intérêt social », qui est le reflet, au niveau de la « société » (de capitaux ou de personnes), de l’intérêt général en droit public. Il est l’intérêt de l’entreprise considérée dans son ensemble, irréductible à celui d’aucune partie prenante. En pratique, comment s’organise la fusion des intérêts particuliers dans l’intérêt social ? Ce processus n’ayant rien de spontané, ce sont la plupart du temps les dirigeants qui se retrouvent en position d’imposer son contenu effectif à l’intérêt social. 102 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Mais ces deux paradigmes ne jouent-ils pas — de différentes manières — sur un même levier pour résoudre la formidable contradiction qui existe entre le jeu des pouvoirs et des intérêts particuliers d’une part, et la mission des institutions de gouvernance tournée vers l’émergence et la réalisation d’un intérêt collectif d’autre part ? La production de confiance L’analyse menée au chapitre III a permis d’identifier la production de confiance, la dévolution des pouvoirs et la gestion de l’information comme principaux leviers de la capacité du monopole focal de gouvernance à atténuer cette tension. Le modèle juridico-financier fait quant à lui l’hypothèse que des règles juridiques et des incitations financières adéquates peuvent suffire à résoudre cette tension, sans par exemple recourir à la notion de confiance (voir Blair, 2002, pour une analyse critique sur ce point). Mais dans la plupart des pays en développement, les ressources financières et le pouvoir dissuasif des institutions judiciaires sont souvent tellement limités que le seul recours à des incitations juridiques et financières paraît largement illusoire, sachant qu’il devrait être suffisamment massif pour être efficace (c’est-à-dire faire en sorte que ceux qui exercent le pouvoir au nom de l’intérêt général ne le détournent pas dans le sens de leurs intérêts privés). Nous faisons donc l’hypothèse que toute culture de gouvernance peut être caractérisée par la manière dont la confiance, le pouvoir et l’information sont pris en charge (c’est-à-dire produits, organisés, alloués, partagés, ou échangés, etc.). La confiance permet de faire des hypothèses crédibles sur le comportement d’autrui, qui facilitent l’engagement à moindre coût dans des relations durables de coopération (coordination des anticipations, transmission de l’information, connaissance commune des mécanismes d’ajustement, réduction des coûts de surveillance, etc.). La lisibilité et la flexibilité qui en découlent réduisent les coûts liés à l’engagement de ressources à long terme par tous types d’ « investisseurs » (en capital physique, humain et social) et donc le facilitent, ou même le rendent possible. Le pouvoir influence également la manière dont sont sélectionnées certaines actions parmi un ensemble de possibilités (Luhmann, 1979). Mais là où deux personnes se faisant mutuellement confiance élaboreront des © OCDE 2004 103 Culture de gouvernance et développement hypothèses positives sur le comportement de l’autre, un individu en position de pouvoir indiquera simplement à un subordonné que tel ou tel enchaînement d’actions n’est pas souhaitable et l’assortira d’une menace de sanctions. Donc, le mode de sélection des anticipations diffère. Selon la crédibilité de la menace et la crainte qu’elle exerce sur le subordonné, le pouvoir peut s’avérer être une manière efficace de coordonner les anticipations individuelles et les interactions sociales. Vient alors la question clé : comment les systèmes de gouvernance produisent-ils de la confiance, du pouvoir et de l’information ? On peut distinguer deux modèles génériques : 104 — Le premier modèle de gouvernance repose sur des relations interpersonnelles, c’est-à-dire entre personnes connaissant leurs préférences et leurs intérêts mutuels (« relationship-based systems »). C’est d’abord sur ce mode que sont produits et partagés la confiance, le pouvoir et l’information. Ces systèmes n’excluent pas l’existence de règles, simplement elles sont souvent informelles, tacites, non écrites mais connues de tous, et leur respect est difficilement vérifiable par un tiers en position de neutralité, qui ne disposerait pas des informations nécessaires pour formuler un arbitrage impartial. Le fonctionnement des grands corps de la fonction publique en France ou de la diaspora chinoise en Asie de l’Est et du Sud-est fournissent de bons exemples de gouvernance fondée sur les relations interpersonnelles (« Guanxi » en chinois). La confiance, le pouvoir et les informations sont produits ou partagés sur une base idiosyncratique, c’est-à-dire liée aux caractéristiques fondamentales d’une personne telles que sa famille ou son appartenance ethnique (ou ses ressources en ce qui concerne le pouvoir). Ces modes de fonctionnement fondés sur les relations interpersonnelles ont joué un rôle décisif dans le fonctionnement (et les dérives) des institutions de gouvernance des entreprises de la France des Trente Glorieuses, de l’Asie du ‘Miracle asiatique’ (Rajan et Zingales, 1998 ; Shuhe Li, 2000) et plus généralement dans la plupart des pays aujourd’hui en développement. — A l’autre bout du spectre se trouvent les systèmes de gouvernance fondés sur un ensemble de règles formelles, impersonnelles et explicites (formal rules-based systems), à même d’assurer des niveaux élevés de confiance, de pouvoir et d’information dans le cadre de leur fonctionnement normal. Un tel mode de production de la confiance, du pouvoir et de l’information peut donc être qualifié de ‘systémique’. La fonction sociale de base des normes légales réside dans leur capacité © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE à canaliser les comportements individuels et les anticipations de chacun sur le comportement d’autrui, de manière identique pour tous les individus sous leur juridiction et sans que des sanctions aient besoin d’être explicitement considérées (Luhmann, 1979). En ce qui concerne les relations entre acteurs économiques, on peut faire l’hypothèse que, dès lors qu’une économie cherche à pleinement bénéficier des avantages liés à un tel mode de production et de partage de la confiance, du pouvoir et de l’information, l’ensemble des normes légales s’appliquant à la vie économique et la crédibilité de leur application, mais aussi la divulgation et la diffusion de l’information prennent une importance capitale. Les États-Unis offrent une bonne illustration d’un tel modèle. L’État régulateur et surtout les tribunaux, indépendants du pouvoir politique, y jouent un rôle d’arbitre grâce à la très grande quantité d’informations disponibles pour les acteurs privés eux-mêmes, qui ont ainsi les moyens et la responsabilité de défendre leurs intérêts particuliers devant l’arbitre. En pratique, il est certainement possible de détecter des formes mixtes de production et de partage de la confiance, du pouvoir et de l’information dans tout système de gouvernance. Par exemple, un troisième mode de production de la confiance, intermédiaire, se combine fréquemment avec les deux modes déjà exposés (interpersonnel et institutionnel). Il s’agit d’une confiance construite de manière processuelle, par le mécanisme de répétition des échanges, qui permet par exemple d’établir une réputation (voir Zucker, 1986). Modélisation des cultures de gouvernance La figure V.1 ci-après présente une synthèse des analyses précédentes sous forme d’une grille de lecture des cultures de gouvernance : © OCDE 2004 105 Culture de gouvernance et développement Figure V.1. Les cultures de gouvernance en deux dimensions Mode de production et de partage de la confiance, du pouvoir et de l’information : systémique, institutionnalisé. Gouvernance fondée sur des règles formelles (formal rulesbased systems). Faible degré de focalisation parmi les institutions de gouvernance. Prolifération de points focaux. NO NE SO SE Degré élevé de focalisation parmi les institutions de gouvernance. Monopole focal de gouvernance. Mode de production et de partage de la confiance, du pouvoir et de l’information : interpersonnel, idiosyncratique. Gouvernance fondée sur des règles informelles (relationshipbased systems). — 106 L’axe vertical reflète le degré de « personnalisation vs institutionnalisation » dans le fonctionnement des institutions de gouvernance, c’est-à-dire le degré de formalisation des règles dans une culture de gouvernance. On peut situer les États-Unis d’aujourd’hui relativement haut (vers le nord) sur cet axe du fait du niveau élevé de © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE régulation formelle. En bas (au sud), se trouvent les cultures fondées de manière prédominante sur des liens de confiance interpersonnels et des règles de gouvernance informelles. Trois remarques s’imposent ici : premièrement, une position élevée sur cet axe ne traduit pas une ‘supériorité’ en général. Par exemple, il se pourrait très bien que dans des systèmes ainsi positionnés très haut, les individus se reposent tellement sur la confiance due au système, aux institutions, qu’ils finissent par souffrir de très faibles niveaux de confiance interpersonnelle (voir Putnam, 2000). Deuxièmement, comme souligné plus haut, la diversité et l’hybridation des sources et modes de partage de la confiance, du pouvoir et de l’information sont la règle, pas l’exception. Le fonctionnement de la Silicon Valley en offre un très bon exemple (voir Aoki, 2000). Troisièmement, comme le montre Giddens (1990) dans sa théorie de la confiance, même lorsque celle-ci est essentiellement produite à un niveau systémique, les comportements individuels tangibles des acteurs restent essentiels pour ce processus même de production de la confiance systémique. En s’engageant en situation de face à face envers les clients ou usagers potentiels d’un système abstrait et formel (par exemple la loi, la monnaie, la démocratie), les individus situés à ses points d’accès accomplissent cette tâche cruciale de retranscription des règles formelles en pratiques concrètes signifiantes. En d’autres termes, même si les contacts de face à face ne sauraient par eux-mêmes permettre d’atteindre un niveau élevé de confiance systémique, ils rendent possible la ‘réincarnation’ (reembedding) des structures institutionnelles formelles dépersonnalisées (règles, procédures anonymes, etc.) dans les interactions individuelles, opération sans laquelle la confiance systémique n’existerait pas. — L’axe horizontal reflète le « degré d’anarchie vs hiérarchie » dans l’interaction des intérêts dans un pays donné à un moment donné. A gauche (à l’ouest) se trouvent les cultures caractérisées par l’absence ou au contraire une multiplicité, voire une prolifération potentiellement conflictuelle de points focaux de gouvernance. Le risque est grand que le champ d’interaction des intérêts devienne un pur jeu de forces sans qu’aucune forme d’intérêt général ne parvienne à en émerger. L’absence de point focal unique traduit généralement le faible rôle de l’État dans la coordination des intérêts particuliers, avec un risque de dégradation en anarchie (indépendamment du type formel de régime3). En se déplaçant vers la droite (vers l’est), on trouve des systèmes plus hiérarchisés, © OCDE 2004 107 Culture de gouvernance et développement caractérisés par un point focal de gouvernance plus efficace, voire monopolistique. On peut positionner la France du début des années 1960 amplement à droite dans cette zone. Quant au positionnement horizontal des États-Unis, il implique de tenir compte de la séparation et de l’équilibre effectif entre les trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), de la structure fédérale du pays et du poids des intérêts privés dans le fonctionnement réel des institutions de gouvernance économique et politique, ce qui ramène les États-Unis dans une zone plus proche de l’axe vertical. Parmi les institutions les plus propices à la coordination des intérêts, on retrouve bien sûr les États et les marchés. Cependant, d’autres institutions peuvent être envisagées : communautés, réseaux, associations, grands groupes (par exemple les zaibatsus, puis keiretsus japonais) ou même les gouvernements locaux (par exemple en Chine après 1978) constituent autant d’autres points focaux potentiellement efficaces (voir Hollingsworth et Boyer, 1997). Le cas des « systèmes productifs locaux » italiens est particulièrement intéressant : leur émergence et leur fonctionnement comme points focaux de gouvernance auto-régulés au niveau local peuvent être interprétés comme une réponse à la non-fourniture de certains biens publics fondamentaux par l’État. Clairement, les problèmes que peut causer une action publique défaillante soulignent la valeur potentielle de solutions non étatiques au besoin social de points focaux de gouvernance. — En hachuré apparaît la zone où la mise en cohérence des intérêts particuliers au bénéfice de l’intérêt général est facilitée par la culture de gouvernance. Cultures de gouvernance et développement Pourquoi la progression « vers le nord » est-elle quasiment inévitable ? Les pays en développement étaient pour beaucoup au début de leur processus d’industrialisation dans les années 1950-60. Le principal mode de production de la confiance y était alors interpersonnel. La plupart ne bénéficiaient pas de structures étatiques faisant office de point focal unique et fonctionnel. Sur la figure V.2 ci-après, ils se positionnaient donc dans la zone 108 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE sud-ouest (cercle « situation initiale »). Cette configuration caractérise toujours nombre de pays en développement au début du XXIe siècle. Elle peut être illustrée à l’aide de l’exemple pris par North (1990) d’une petite économie agraire fermée, où les coûts de transaction sont bas (dus à un nombre limité de transactions en face-à-face), mais où les coûts de production sont élevés (les gains liés à la spécialisation et la division du travail sont limités par la faible taille du marché). Cependant, au fur et à mesure que l’économie s’ouvre et s’intègre dans l’économie régionale (ou mondiale), elle se retrouve impliquée dans des flux de plus en plus continus et intenses d’informations, d’investissement, de transactions commerciales et financières avec des individus et des organisations qui ne sont pas parties prenantes au système national ou local essentiellement fondé sur des relations interpersonnelles ou processuelles. Cela a des implications très importantes : du fait de l’apparition de nouveaux partenaires potentiels, certains individus peuvent être tentés de profiter du contact avec les systèmes d’échange impersonnels pour réaliser des gains personnels (par exemple avec un concurrent moins cher). La tentation de ne plus être fidèle à leur engagement dans le cadre du système de relations traditionnelles s’accroît. De plus, l’essentiel des transactions restant effectuées sur la base de relations interpersonnelles, elles finissent par entraîner des coûts variables importants : le coût marginal de l’investissement spécifique dans chaque relation augmente (surcroît d’investissement nécessaire pour mieux connaître le partenaire et fiabiliser la relation dans un contexte favorable aux comportements opportunistes). A un certain point, ces coûts deviennent difficilement supportables à l’échelle individuelle. La relation en face à face ne peut alors plus être le seul moyen de générer de la confiance et de traiter l’information (voir Zucker, 1986 et Shuhe Li, 2000). Une partie de ces coûts doit être mutualisée, institutionnalisée de manière à limiter la hausse (individuelle) des coûts de transaction et bénéficier de gains de productivité (découlant d’échelles plus grandes et de l’incorporation d’avancées technologiques). La gouvernance par des règles formelles, impersonnelles, explicites, correctement appliquées et valables pour tous a cet avantage de permettre le traitement de chaque transaction à un coût marginal faible, même et surtout entre inconnus (c’est là que réside ‘l’avantage comparatif’ des systèmes fondés sur des règles formelles). Les systèmes encore essentiellement fondés sur des relations interpersonnelles sont rendus d’autant plus vulnérables qu’ils laissent les agents économiques prendre des risques qui ne peuvent plus être correctement gérés dans le cadre des institutions de gouvernance en place (adaptées à un © OCDE 2004 109 Culture de gouvernance et développement niveau d’incertitude et de complexité moindres). L’asymétrie d’information est maximale vis-à-vis des partenaires étrangers, notamment les investisseurs de portefeuille, qui n’ont pas les éléments nécessaires pour évaluer la qualité de la gouvernance fondée sur des relations interpersonnelles ou processuelles. Le risque systémique de ces régimes de gouvernance, une fois ouverts à ces partenaires en position d’asymétrie d’information totale, s’en trouve dès lors considérablement accru. Il faut insister sur le fait que la transparence n’a en soi aucun intérêt dans des systèmes exclusivement fondés sur les relations interpersonnelles. Elle ne devient stratégique qu’à l’occasion de contacts avec des partenaires potentiels qui n’ont pas la connaissance nécessaire dudit système pour s’engager avec confiance dans des transactions. C’est d’autant plus vrai quand ces acteurs extérieurs sont habitués à des systèmes fondés sur des règles formelles où des niveaux élevés de confiance et d’information sont produits par le système lui-même. Les réactions de panique financière lors de la crise asiatique pourraient en partie être interprétées comme résultat de l’écart entre le cadre de référence ‘cognitif’ des investisseurs de portefeuille étrangers (formé par et dans des systèmes très fortement architecturés par des règles formelles) et la réalité des systèmes de gouvernance des pays dans lesquels ils avaient investi (et jusqu’ici négligée ou considérée comme acceptable), et dont l’opacité, ou disons l’étrangeté ne pouvait tout d’un coup plus être ignorée. Malheureusement, leur référentiel cognitif ne leur était d’aucun secours pour interpréter et évaluer cette étrangeté. Même Krugman (1994) quand il exprimait des doutes sur la soutenabilité du modèle de croissance sud-est asiatique plusieurs années avant le déclenchement de la crise n’avait pas mentionné les caractéristiques du système de gouvernance. Ainsi privés de leurs repères et donc de tout point de référence, les investisseurs de portefeuille se sont retrouvés comme ‘perdus’ et ont pris la décision rationnelle de désinvestir, c’est-à-dire de liquider leurs positions. L’ironie du sort est que ces pays se trouvaient précisément au beau milieu de leur transition vers des systèmes davantage fondés sur des règles formelles (le cas de la Corée est exemplaire, durement frappée par la crise en 1997-98 malgré son niveau élevé de développement institutionnel). Ce n’est pas un hasard si les sociétés situées au nord des figures V.1 et V.2 se décrivent elles-mêmes comme « sociétés de l’information » et accordent autant d’importance à la communication financière ou à la transparence : cellesci sont en effet cruciales à leur exigence systémique de ‘production de masse’ de l’information. Cette nécessité les place au cœur des mécanismes de production de la confiance et d’organisation du pouvoir dans ces sociétés. 110 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Par conséquent, sauf cas (théorique) d’une économie définitivement close sur elle-même, ou de marginalisation croissante (cas nettement plus probable pour certains pays parmi les ‘moins avancés’), toute société devra aller de l’avant dans la production systémique de confiance et d’information si elle ne veut pas subir de désavantage compétitif croissant. En ce qui concerne la transformation des institutions de gouvernance, la difficulté réside dans la distance qui sépare le cercle ‘situation initiale’ (figure V.2) des deux paradigmes identifiés permettant de tirer les meilleurs bénéfices d’une mise en cohérence des intérêts privés et qui se situent soit au nord, soit à l’est de la figure. Dès lors, quel chemin choisir ? Tenter directement l’ascension vers le nord ou plutôt un passage par l’est ? Figure V.2. « Ascension nord » ou « contournement par l’est » ? Gouvernance fondée sur des règles formelles E.U. France 1940-2000 Prolifération de points focaux de gouvernance. Monopole focal de gouvernance Situation Initiale Gouvernance fondée sur des relations interpersonnelles © OCDE 2004 111 Culture de gouvernance et développement Deux options Le principal problème est que, malgré ses avantages, un mode de gouvernance suivant des règles formelles, dépersonnalisées implique des coûts fixes très élevés pour la collectivité : l’investissement en infrastructures légales et judicaires et en organismes de surveillance et de régulation (pour définir et faire appliquer les codes, normes, standards, garanties, contrats, droits de propriété, droit commercial, droit des sociétés, droit des faillites, etc.). Et ces organismes doivent eux-mêmes être suffisamment bien gouvernés sur une période suffisamment longue pour gagner la confiance des investisseurs. Étant donné la situation des pays en développement et les contraintes auxquelles ils doivent faire face en termes de ressources financières, humaines et temporelles, la plupart n’ont pas les moyens de cet investissement à court ou moyen terme. La solution la plus faisable (en termes d’efficacité et de coût) ne consisteraitelle pas alors, pour un certain nombre d’entre eux, à tenter l’aventure par l’est plutôt que de chercher à grimper directement vers le nord4 ? De fait, la plupart des recommandations adressées aux pays en développement en matière d’institutions de gouvernance insistent, à juste titre, sur l’importance de se doter d’institutions de gouvernance robustes, transparentes et responsables, fondées sur le respect de règles de droit (rule of law) (voir par exemple Banque mondiale, 2001). Ce faisant, les regards se tournent naturellement en direction du résultat souhaité, suivant la flèche tracée en pointillés sur la figure V.2, c’est-à-dire en direction d’un point situé plein nord, et correspondant sans doute bien plus à une idéalisation des institutions et des pratiques américaines qu’à leur réalité. On se retrouve alors dans cette situation que Qian (2001) résume très bien à l’aide d’une métaphore : « le problème le plus délicat pour des alpinistes (les pays en développement) est pourtant moins d’observer le sommet que de chercher des chemins praticables pour y parvenir ». Ce point d’aboutissement ne doit pas nous faire oublier le chemin réellement parcouru ainsi que l’effort permanent nécessaire pour s’y maintenir (voir à ce sujet le dossier ‘‘Capitalism and Democracy’’ dans The Economist, 2003). Les recommandations faites aux pays en développement minimisent trop souvent ce fait que les économies les plus avancées ont déjà derrière elles au moins un siècle et demi de développement industriel, c’est-à-dire un temps considérablement long, qui a permis une transformation incrémentielle des organisations, des institutions et des comportements individuels. Le point d’aboutissement actuel de ces processus dessine finalement un ensemble relativement stable et cohérent, généralement situé dans la zone nord-est de la 112 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE figure V.1. Cela explique dans une large mesure pourquoi, si les recommandations pour réussir l’ascension en route directe sont bien connues, leur mise en œuvre apparaît souvent beaucoup plus problématique. Peut-être négligent-elles une dimension essentielle, très concrète, des systèmes de gouvernance des entreprises, et des cultures de gouvernance en général (en l’occurrence la dimension horizontale sur les deux figures) ? Les avantages du monopole focal Étant donné la faisabilité et le positionnement (sur la droite de la figure) des systèmes de gouvernance par monopole focal, un gouvernement relativement autoritaire ou dirigiste pourrait bien ne pas constituer une gêne, mais plutôt un adjuvant potentiel dans la mise en place d’un tel système. C’est ainsi qu’on pourrait interpréter l’option prise entre autres par la France à partir de 1940, le Taipei chinois à partir de 1949, Singapour sous Lee Kuan Yew à partir de 1959, la Corée du Sud sous Park Chong Hee à partir de 1961 et la Chine à partir de 19495. Cette transformation dans la capacité des institutions de gouvernance publique à ordonner les intérêts privés en se positionnant comme point focal incontournable des relations de gouvernance, est un trait commun distinctif de ces pays. Il correspond sur la figure V.2 au déplacement vers la droite matérialisé par la fine flèche horizontale en traits pleins. Précisons immédiatement que ce n’est pas parce qu’un État est dirigiste ou autoritaire qu’il sera nécessairement capable de mettre en place un monopole focal fonctionnel. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup de pays d’Afrique et d’Amérique latine, un bon exemple nous étant fourni par l’Argentine sous Péron de 1946 à 1955 et ses autres périodes de dictature militaire. Symétriquement, une démocratie ne garantit pas davantage que le groupe au pouvoir sera suffisamment inclusif ou représentatif des différents groupes d’intérêts particuliers, notamment ceux des élites, pour permettre à un monopole focal de fonctionner (l’Argentine en démocratie depuis 1983). Si la stratégie du monopole focal public n’a jamais été fonctionnelle de manière durable en Argentine, c’est que pas plus sous un régime démocratique que sous les dictatures militaires, cet État n’a eu la capacité d’associer ceux dont les intérêts comptaient afin de faire prévaloir un intérêt commun aux élites sur leurs divergences, et de permettre l’entrée dans un processus de développement soutenu. Au contraire, ce pays s’est tragiquement caractérisé par d’incessantes luttes de pouvoir entre puissants groupes d’intérêts concurrents, antagonistes, en situation oligopolistique, mais ne parvenant pas à jouer dans un (même) monopole focal. © OCDE 2004 113 Culture de gouvernance et développement Ainsi dans beaucoup de pays, l’État a-t-il sans aucun doute cherché à jouer un rôle central dans la promotion des capitalistes nationaux. Mais dans la plupart des cas, n’étant pas suffisamment attentif au large spectre d’intérêts dont la mobilisation est nécessaire au processus de développement, il n’a fait que renforcer les rentes tirées par un certain nombre de groupes d’intérêts particuliers des financements et des protections mises en place, sans susciter le développement d’une base nationale de grandes entreprises susceptibles d’engager le pays sur le chemin d’un développement économique soutenu et durable. La mauvaise gouvernance des entreprises et des institutions publiques a au contraire durablement hypothéqué la capacité d’adaptation de la plupart des pays en développement et eu tendance à rigidifier et polariser les sociétés concernées6. A l’inverse, les États en position de monopole focal fonctionnel (c’est-àdire en position d’infléchir la logique privée des coalitions d’intérêts particuliers dans le sens de l’intérêt général) se sont arrangés, sur des périodes suffisamment longues, pour rendre compatibles entre eux les intérêts des élites économiques, sociales, administratives et politiques, et donc promouvoir au maximum leur intérêt collectif en évitant les situations de conflits permanents. Qian (2001) montre que si la plupart des réformes en Chine ont produit de bons résultats, à partir de 1978 seulement, c’est notamment parce que les dirigeants ont porté une attention constante aux intérêts des différents acteurs sociaux concernés par le processus de réforme (et avant tout les différentes factions au sein des élites elles-mêmes), quitte à emprunter des chemins non conventionnels a priori surprenants pour des observateurs étrangers7. Subordonnée à cette priorité s’est également posée la question de rendre les intérêts des élites compatibles avec une croissance relativement équitable (ou du moins perçue comme telle), c’est-à-dire dont les bénéfices seraient diffusés à travers la population. En effet, un mécontentement parmi les couches populaires (ou certaines d’entre elles) est toujours susceptible d’être exploité par une (ou des) faction(s) de l’élite nationale afin de déstabiliser en sa (leur) faveur l’équilibre des forces antérieurement établi entre élites. Les pays ayant eu recours à un système du type monopole focal public de gouvernance se caractérisent ainsi par des créations institutionnelles originales, institutions de dialogue et de coordination entre élites, où la confiance est inextricablement créée sur une base à la fois interpersonnelle, processuelle et institutionnalisée : le Commissariat au Plan en France, le Conseil de planification économique (Economic Planing Board) en Corée, le Conseil de développement économique (Economic Development Board) et le Conseil national des salaires (National Wage Council) à Singapour, la Commission pour le 114 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE développement industriel (Industrial Development Commission) ainsi que les multiples associations créées sous tutelle du Kuomintang au Taipei chinois, et plus généralement, notamment dans les pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est les plus performants, un grand nombre de structures institutionnalisant l’échange régulier d’informations et d’opinions entre responsables administratifs, politiques, économiques, voire syndicaux (Amsden, 1997 ; Lee Kuan Yew, 2000 ; Rodrik, 1994 ; Root, 1996 ; Woo-Cumings, 1999). Enfin, des politiques volontaristes ont été menées afin de « ne laisser personne sur le bord de la route », quitte à opérer des transferts importants vers les populations les moins favorisées8. Toutes ces mesures ont fondamentalement visé à assurer un minimum d’équité entre groupes sociaux, de manière à assurer la cohésion sociale, cohésion entre classes dirigeantes et classes populaires, mais surtout au sein de la classe dirigeante elle-même, améliorant ainsi de manière décisive la crédibilité et donc la faisabilité des politiques publiques (Huff et al., 2001), puisqu’une très large représentation de ceux dont dépend de manière ultime leur mise en œuvre est, dans un tel système, partie prenante aux processus d’élaboration et d’ajustement. Elles ont permis d’accroître de manière significative la prévisibilité des décisions politiques ayant un impact sur la gouvernance des entreprises, pendant des périodes suffisamment longues pour produire des effets bénéfiques sur l’investissement9. Bref, elles ont augmenté le niveau de confiance et d’information processuelles et institutionnelles à travers la société10. Cet apport correspond à la large flèche verticale en trait plein sur la figure V.2, qui marque une remontée rapide de ces pays dans la moitié nord du schéma, facilitée par les vertus d’un point focal unique et incontesté dans les relations de gouvernance, et notamment à l’interface entre gouvernance des entreprises et gouvernance publique. Attention cependant, il n’y a rien d’automatique à ce que des pouvoirs publics bénéficiant apparemment d’une position de monopole focal génèrent des retombées positives. C’est par exemple le cas du Chili au cours de la période 1973-82 : les liens entre les responsables fortement idéologisés de la politique économique au sein du gouvernement de Pinochet et un cercle très étroit — manifestement trop étroit — de dirigeants du secteur privé, aboutissent à l’émergence et à la domination de quelques conglomérats, au détriment de nombreux autres intérêts du secteur privé et de la stabilité macro-économique du pays. Ces groupes utilisent leurs relations avec les régulateurs, et les banques dont ils sont propriétaires, pour se diversifier dans le secteur financier, s’endetter sans contrôle et étendre leur empire (voir le chapitre sur le Chili dans Oman, 2003). © OCDE 2004 115 Culture de gouvernance et développement L’exemple du Chili est d’autant plus intéressant que, suite à la crise financière de 1982/83, même si la nature du régime ne change pas, le général Pinochet, sans doute afin d’éviter une alliance du patronat traditionnel avec l’opposition (croissante) à son régime, fait en sorte que la représentation des intérêts des élites économiques soit beaucoup plus largement prise en compte dans le processus d’élaboration des politiques. La Confédération pour la Production et le Commerce, très influente et représentative parmi les secteurs traditionnels de l’économie nationale, se chargera au cours de la période suivante (sous la dictature militaire jusqu’en 1988, et au-delà dans un cadre démocratique), avec des résultats économiques nettement supérieurs, de rassembler systématiquement les propositions des différentes associations sectorielles, d’établir un consensus entre elles et d’en faire une base de négociation avec les responsables politiques (Silva, 1997)11. Selon des processus similaires, la concertation entre les organisations représentatives du secteur privé et le gouvernement mexicain a contribué de manière décisive à la réussite du plan de stabilisation après 1987 (Pacte de solidarité économique), et à celle de l’ouverture économique (accords ALENA, conclus en janvier 1994) (Schneider, 1997). De telles plates-formes de négociation institutionnalisées, visibles et formelles, entre des organisations très largement représentatives du secteur privé et les responsables politiques, semblent avoir existé de manière moins durable au Brésil12 ainsi que dans beaucoup d’autres pays en développement. Précisément dans ces pays, l’absence de telles capacités organisationnelles ou de concertation formelle multiplie les clés d’entrée possibles pour les intérêts particuliers et ouvre la voie à toutes sortes d’arrangements informels au gré des affinités interpersonnelles, à chaque niveau de responsabilité administrative et politique. Le capitalisme de copinage, autre alternative aux systèmes fondés sur des règles formelles ? Dans une large majorité des pays où les élites économiques et politiques apparaissent fortement liées, cette proximité est souvent plutôt qualifiée de capitalisme de copinage (crony capitalism). Comment passe-t-on de la coordination et du dialogue institutionnalisé au copinage (cronyism) ? Quels en sont les risques ?13 Un des principaux dilemmes pour tout gouvernement est que, s’il est suffisamment fort pour protéger et arbitrer les droits de propriété, il l’est aussi suffisamment pour les abolir. Cette menace d’une action prédatrice arbitraire 116 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE sur les propriétaires d’actifs décourage l’initiative privée et particulièrement l’investissement productif. « A moins que le gouvernement ne trouve un moyen de se lier les mains, ces détenteurs d’actifs n’investiront pas. S’ils n’investissent pas, il n’y aura pas de croissance économique. Et s’il n’y a pas de croissance économique, l’État sera dans l’incapacité de financer ses besoins parce qu’il manquera de ressources fiscales. Comment un gouvernement peut-il promettre de manière crédible qu’il n’utilisera pas son pouvoir pour subtiliser par l’impôt toutes les rentes créées grâce aux droits de propriété, ou carrément pour abroger ces droits ? » (Haber, 2002). La première solution est réservée aux pays situés dans la moitié nord des figures V.1 et V.2 : un gouvernement ‘limité’ par de solides institutions qui l’empêchent d’agir de manière arbitraire. Mais comme souligné plus haut, le problème des pays situés dans le quadrant sud-ouest est que de telles institutions auto-exécutives sont généralement hors de portée parce que leur bon fonctionnement implique des coûts fixes qu’ils n’ont pas les moyens de supporter, et une longue expérience que par définition ils n’ont pas. Pour ces pays, un système reposant essentiellement sur le copinage offre une solution beaucoup plus facile à mettre en place. Quel en est le principe ? « Garantir à un sous-groupe de propriétaires d’actifs que leurs droits de propriété seront protégés. (…) Tant que leurs actifs sont protégés, ils vont continuer d’investir (…). Et donc la croissance est possible alors que le gouvernement n’est pas limité » (Haber, 2002). Mais la plupart du temps, ces arrangements sont implicites et informels. Ce qui entraîne un nouveau problème de promesse non crédible : le gouvernement peut toujours changer les règles du jeu et confisquer la richesse créée une fois l’investissement réalisé par les propriétaires d’actifs. Là encore, comment le gouvernement peut-il se lier les mains de façon crédible ? « La réponse est que des membres du gouvernement, ou au moins des membres de la famille des gouvernants doivent partager les rentes générées par les détenteurs d’actifs » (ibid.). Des illustrations très claires de ce mécanisme se retrouvent dans tous les arrangements permettant d’aligner les intérêts au sein des élites, tels le pantouflage, ou l’implication étendue des proches d’un dictateur à travers l’économie nationale. De cette manière, les élites politiques et administratives ont un intérêt ‘largement inclusif’ (encompassing) dans les rentes générées à travers une grande partie de l’économie. Et l’incitation à intégrer davantage d’élites économiques et politiques augmente encore en situation d’instabilité politique car celle-ci rend les promesses faites entre coalitions d’intérêts économiques et politiques encore © OCDE 2004 117 Culture de gouvernance et développement plus difficiles à tenir. Comme le montrent Haber et al. (2002), suivant le raisonnement économique de Klein et al. (1978), les élites économiques et politiques se trouvent alors dans la situation de deux sociétés cherchant à signer un contrat « quand il n’y a pas de tiers pour garantir la bonne exécution du contrat et quand les deux parties ont intérêt à rompre leur engagement une fois le contrat signé. [Les coûts de transactions dus aux risques de comportements opportunistes deviennent si élevés que] les sociétés vont être incitées à s’intégrer plutôt qu’à signer un contrat. (…) L’intégration peut se faire vers l’amont en permettant aux acteurs économiques de rédiger et d’exécuter les règles qui s’appliquent à leur propre activité, ou vers l’aval en encourageant les politiciens à s’engager directement dans les activités productives et lucratives ». Plus un pays est situé au sud, plus l’investissement nécessaire pour escalader plein nord est grand, et d’autant moins réaliste apparaît l’option d’un gouvernement limité. Plus il est à l’ouest, plus il est exposé à des phénomènes d’instabilité politique dus aux conflits entre coalitions d’intérêts particuliers, et plus l’option du monopole focal semble s’éloigner. Dans ces deux cas, un système de copinage (crony system) apparaît comme une option beaucoup moins coûteuse et plus facile à mettre en œuvre, bref plus réaliste. Cela n’exclut pas que du copinage puisse apparaître en n’importe quel point de la figure, dans n’importe quelle culture de gouvernance, mais sans pour autant devenir le trait dominant de cette culture de gouvernance. Il est certain qu’un système reposant fondamentalement sur des modes de production systémiques (c’est-à-dire impersonnels et non interpersonnels) de la confiance, du pouvoir et de l’information sera moins exposé au risque de diffusion d’une culture de copinage à travers les institutions de gouvernance nationales. Il s’agit bien d’un risque, car si le capitalisme de copinage est a priori une solution peu coûteuse, qui de surcroît n’est pas nécessairement antagoniste avec la croissance économique, il n’en présente pas moins des inconvénients graves. Premièrement il reste économiquement inefficient : des rentes doivent être en permanence créées et distribuées aux « copains » propriétaires d’actifs pour les inciter à investir. Les rentes les plus usuelles sont l’accès facilité aux financements (les banques nationales sont particulièrement exposées, même si elles ne sont pas le seul point d’entrée possible) et les parts de marché (soit accordées directement, par exemple à travers les passations arrangées de marchés publics, soit protégées de la concurrence, par exemple à travers des licences d’importation, des droits de douane élevés ou l’obligation faite aux 118 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE entreprises, même domestiques, d’obtenir une autorisation gouvernementale pour pouvoir entrer sur un marché). Dans ces conditions, il est quasiment certain que des oligopoles, des monopoles ou même des industries entières vont être créés, étendus ou maintenus qui n’auraient pas dû l’être, tandis que d’autres opportunités, d’autres activités ne seront pas exploitées, quand bien même elles seraient socialement utiles, internationalement compétitives et que des entrepreneurs auraient les compétences requises pour les développer. Deuxièmement, le capitalisme de copinage mène au court-termisme : il est impossible pour aucune coalition exerçant le pouvoir dans un tel système ou en compétition pour l’obtenir de s’engager à long terme car les engagements pris ne tiendront probablement que le temps de son maintien au pouvoir. C’est pourquoi les capitalistes parties prenantes (les détenteurs d’actifs copains), par peur de ne pas avoir les connections politiques nécessaires en cas de changement de gouvernement auront tendance à opérer sur des horizons de court terme et, dans tous les cas, à exiger des retours sur investissement élevés. Troisièmement, le capitalisme de copinage est socialement prédateur et renforce les inégalités : les différents types de rentes mentionnées plus haut et détournées à des fins privées ne tombent pas du ciel. Elles sont généralement « extraites » à partir de l’ensemble de la société (à travers des prix ou des impôts plus élevés, une moindre qualité des services publics, etc.). De même, les luttes de pouvoir entre groupes d’intérêt peuvent mobiliser et gaspiller des ressources considérables. Ces différents coûts sociaux illustrent un mécanisme central des systèmes fondés sur le copinage : la concentration des bénéfices entre des mains privées (les gains sont ‘privatisés’) et la diffusion des risques (pertes et coûts) à travers la société (les risques sont ‘socialisés’). Quatrièmement, il est difficile de se sortir d’un système organisé dans et par le copinage. Le risque est grand de se retrouver comme pris dans un « piège de gouvernance institutionnalisé ». En effet, l’ampleur des ressources des « copains » (cronies) (leurs rentes accumulées, leurs connections économiques et politiques, leur capacité à s’autofinancer) par rapport à celles des concurrents potentiels les protège tellement qu’un piège de gouvernance se referme sur la société (ou encore « piège de non-convergence » avec les économies plus avancées, voir Acemoglu et al. (2002)), piège dont il est d’autant plus difficile de s’échapper qu’il est enchâssé, encastré (embedded) dans les institutions de gouvernance nationales. En d’autres termes, « les arrangements institutionnels d’une société sont souvent le résultat de conflits stratégiques de redistribution entre différents groupes sociaux, et des inégalités dans la distribution du pouvoir et des © OCDE 2004 119 Culture de gouvernance et développement ressources peuvent parfois bloquer le réarrangement de ces institutions vers des configurations qui auraient permis un développement général. (…) Même quand le changement serait Pareto-supérieur pour tous les groupes, les problèmes d’action collective peuvent constituer un obstacle sérieux » (Bardhan, 2000). Ces problèmes méritent d’être rappelés (encadré V.2). Encadré V.2. Problèmes d’action collective et résistance au changement Le premier est celui dit du passager clandestin (free-rider) : une institution que chacun individuellement (et donc tout le monde) souhaiterait voir changer, peut persister en l’état parce que les coûts individuels que devra supporter l’individu (ou la coalition) à l’initiative du changement risquent d’être tellement élevés qu’ils le dissuadent d’agir. Si cette institution est soutenue par un réseau de sanctions sociales réciproques, chaque individu tiendra à s’y conformer, par peur qu’une infraction lui fasse perdre sa réputation, de sorte que l’institution ne changera pas (voir Akerlof, 1984). Deuxièmement, il y a de fortes chances pour que les perdants potentiels de la transformation éventuelle d’une institution redoutent ce changement et tentent d’y résister. Quand les pertes sont certaines et concentrées sur quelques individus, tandis que les gains sont incertains et diffus à travers la société, le risque est grand de voir les perdants potentiels résister et parvenir à empêcher le changement (Olson, 1965). Même si les gagnants pouvaient trouver un mécanisme pour dédommager les perdants ex post, il ne pourraient pas s’engager de manière totalement crédible à le faire (ils peuvent toujours changer d’avis une fois le changement institutionnel obtenu). Ainsi le dédommagement reste incertain pour les perdants, tandis qu’ils perçoivent avec certitude le risque de ne plus avoir le même pouvoir de négociation s’ils renoncent à l’institution qui prévaut aujourd’hui (Dixit et Londregan, 1995). D’où leur choix de refuser et d’empêcher le changement sans attendre. Source : d'après Bardhan (2000). La dilapidation des ressources nationales risque donc de se doubler d’une forte résistance au changement, dont les mécanismes sont souvent difficiles à déceler mais dans lesquels se trouvent les germes d’une mauvaise gouvernance durable. Conséquence d’une telle situation de blocage institutionnel, l’accumulation de tensions à travers la société risque de se traduire par un épisode de déstabilisation violente (voir l’analyse aboutissant à l’hypothèse du monopole focal au chapitre III). L’envahissement des institutions de gouvernance nationales par le copinage est donc à la fois facteur de rigidification institutionnelle et porteur de risques de déstabilisation brutale (voir Oman et al., 2003). 120 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Étant donné ce tableau des coûts et des risques associés aux systèmes de gouvernance imprégnés par le copinage, la stratégie de régulation des institutions de gouvernance par recours à un monopole focal public peut-elle encore servir de modèle ou de repère pour les pays aujourd’hui en développement ? Quel avenir pour le monopole focal public dans les pays en développement ? Si l’on s’en réfère à l’expérience française, le doute est permis quant à la viabilité du modèle en l’état : comme nous l’avons vu au chapitre IV, la culture de gouvernance héritée des Trente Glorieuses s’avère de plus en plus inadaptée face aux évolutions intérieures et internationales à partir des années 1970 : moindre attractivité du point focal (concurrencé, fragmenté et délégitimé), et renforcement des relations interpersonnelles d’intérêts privés (évolution matérialisée sur la figure V.2 par une boucle repartant en direction du sud-est approximativement et essentiellement dans les années 1980). Qu’en est-il dans les pays en développement ? A en juger par les évolutions remarquables en Chine, au Taipei chinois, à Singapour et en Corée depuis quelques années, il semblerait que la stratégie du monopole focal, même là où elle a bien fonctionné, doive être réévaluée. A considérer la France et ces pays ensemble, trois types de facteurs ont sans doute contribué à amoindrir l’efficacité ou l’intérêt d’un recours à des institutions de monopole focal public pour les pays aujourd’hui en développement : 1) La multiplication des points focaux potentiellement concurrents aux institutions publiques nationales : d’une part, la mondialisation et l’ouverture des pays aux échanges et aux flux de capitaux internationaux multiplient les options offertes aux agents économiques dans leurs transactions commerciales ou leurs opérations d’investissement. Pour les grandes entreprises clés dans le monopole focal, l’accroissement du nombre de leurs fournisseurs, investisseurs et clients qui ne relèvent plus de la sphère d’intervention publique (par exemple étrangers) diminue d’autant leur dépendance, et donc leurs incitations à se conformer à la logique de coordination imposée par le point focal public. D’autre part, la montée en puissance des marchés financiers internationaux, elle-même due à une croissance rapide des investisseurs institutionnels essentiellement basés dans les pays de l’OCDE mais investisseurs de portefeuille sur les marchés « émergents », offre désormais aux banques et aux entreprises une source de financement externe alternative aux fonds publics. © OCDE 2004 121 Culture de gouvernance et développement 2) Or précisément, les systèmes de production et de financement mis en place dans le cadre initial des monopoles focaux publics nationaux atteignent leurs limites : l’accélération du changement technologique et la montée de la pression concurrentielle due à la libéralisation des échanges augmentent la taille des investissements nécessaires (en R&D, en technologies, en capital humain, etc.) pour rester compétitif à l’échelle internationale. Alors que les besoins de financement externe des entreprises publiques et privées gonflent rapidement, les systèmes de financement publics ou para-publics traditionnels (souvent des banques nationales de développement telles la BNDES au Brésil ou les ‘institutions de financement du développement’ en Inde) entrent en crise (crise de la dette en Amérique latine et en Afrique à partir des années 1980, crise de la balance des paiements en Inde en 1990-91). Quant aux systèmes de production hérités du monopole focal, articulés autour de la promotion des capitalistes nationaux (grands groupes privés, champions nationaux, entreprises publiques), conçus pour sélectionner et soutenir un nombre limité d’investisseurs dans des industries typiques de la seconde révolution industrielle et dans des pays en pleine phase de rattrapage, ils ont du mal à se redéployer vers une croissance plus intensive, c’est-à-dire davantage fondée sur l’innovation. 3) 122 Le remodelage du champ des intérêts parties prenantes au monopole focal : tandis que de multiples intérêts nouveaux issus de la société civile s’affirment au cours des processus de démocratisation (travailleurs, consommateurs, écologistes, etc.), les intérêts traditionnellement les plus impliqués, et en fin de compte enracinés dans le fonctionnement des monopoles focaux publics, font preuve d’une grande résistance au changement. Le point clé de cette résistance se trouve dans l’enchevêtrement des intérêts économiques et politiques et recouvre trois enjeux : a) Les besoins de financements des partis politiques, qui résultent de la concurrence démocratique, tendent paradoxalement à renforcer les liens de dépendance entre sphères politique et économique ; b) Le poids acquis par les grandes entreprises, symboles nationaux et grands pourvoyeurs d’emplois, fait que le destin et les intérêts des dirigeants politiques sont là encore de plus en plus liés à ceux de ces entreprises, accroissant encore les risques de dérapages clientélistes, comme en témoigne le cas des chaebols en Corée du Sud, des keiretsus au Japon ou des grandes entreprises publiques en France ; © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE c) Enfin, quand des élites ont fait de la promesse d’une croissance économique partagée la base de leur discours, tout choc de croissance durable ou augmentation visible des inégalités risque de porter sérieusement atteinte à leur légitimité14. Peut-on en conclure que la stratégie de développement par recours à un monopole focal aura de moins en moins de chances de réussite à l’avenir ? Sous sa forme étatique et centralisée sans doute, parce que la complexité des rapports économiques et sociaux est devenue telle qu’elle ne semble plus pouvoir être assumée par un acteur unique, fût-il du niveau de compétence et d’envergure d’un État en position de monopole focal sur son territoire national. Toutefois, cette stratégie et ses réussites permettent de tirer un certain nombre de leçons qui sont autant de points de repère pour l’élaboration et surtout la mise en œuvre des politiques en matière de gouvernance des entreprises dans les pays en développement. Pour aller de l’avant Tout d’abord, cette étude montre à quel point la qualité de la gouvernance des entreprises va, dans une large mesure, main dans la main avec celle de la gouvernance publique. La proximité ou l’imbrication de fait des institutions de gouvernance des entreprises et de gouvernance publique est une caractéristique de nombreux pays en développement, et particulièrement ceux ayant suivi une stratégie de développement selon la logique du monopole focal. Ces pays ont réussi, au cours des Trente Glorieuses en France, des années 1960 à 1990 en Asie de l’Est et du Sud-Est, un processus de rattrapage spectaculaire par rapport aux pays les plus avancés, notamment les ÉtatsUnis, et, dans le contexte asiatique, le Japon. Les systèmes de gouvernance des entreprises qu’ils ont mis en place leur ont permis de faire émerger et prévaloir un intérêt général, et ce d’abord au sein des élites, sur les intérêts particuliers des diverses factions de la société, le tout sous la tutelle de puissantes institutions publiques (stratégie de « contournement par l’est » en référence aux deux figures). A l’opposé, les pays qui ont échoué ou moins bien réussi dans ce processus de rattrapage sont ceux où les institutions de gouvernance des entreprises et de gouvernance publique ne sont pas parvenues à canaliser suffisamment les conflits entre élites pour qu’ils ne nuisent pas à l’intérêt général (c’est par exemple le cas de © OCDE 2004 123 Culture de gouvernance et développement l’Argentine). Si les arrangements institutionnels retenus ne permettent pas de réaliser un intérêt commun, ils n’ont in fine que très peu de chances de déboucher sur une croissance économique soutenue et durable. Les initiatives de discrimination positive de la Nouvelle politique économique (New Economic Policy) en Malaisie à partir de 1971 (renforcement des capacités économiques des Bumiputra - « les fils du sol » - face à la communauté chinoise) ou du « Black Empowerment » en Afrique du Sud (visant à partir de 1994 à donner plus de pouvoir à la communauté noire dans la gouvernance des entreprises) sont certes des cas extrêmes, mais qui illustrent parfaitement l’insoutenabilité à long terme d’institutions de gouvernance manifestement exclusives (vs inclusives) (Voir le chapitre sur l’Afrique du Sud dans Oman, 2003). Tenir compte de la dimension horizontale (sur les figures) des cultures de gouvernance, c’est-à-dire une prise en compte effective des intérêts particuliers ancrés dans une réalité humaine et historique, bien réels et agissants, puis leur mise en ordre de marche dans le sens de l’intérêt général, permet de concentrer les efforts sur des transformations faisables, et multiplie ainsi leurs chances de succès. Les expériences réussies de gouvernance avec monopole focal public montrent que ce mode de gouvernance des entreprises a été particulièrement efficace dans le cadre de processus de rattrapage (tous les « miracles » de l’histoire économique récente correspondent à des phénomènes de rattrapage). A ce stade, les institutions de gouvernance des entreprises et de gouvernance publique doivent prioritairement assurer une mobilisation massive des facteurs de production ainsi que leur bonne coordination (Rodrik, 1994). Mais par définition, tout processus de rattrapage réussi aboutit à son propre épuisement. Que se passe-t-il alors ? Les systèmes de gouvernance des entreprises efficaces hier le seront-ils encore demain ? Cette question est d’une actualité immédiate pour tous les pays aujourd’hui en fin de processus de rattrapage, la Corée du Sud, le Taipei chinois ou Singapour par exemple. Il suffit de porter le regard du côté de la France des trois dernières décennies pour avoir une première réponse : dans un contexte de mondialisation commerciale et financière avancée, d’accélération du changement technologique et d’intensification spectaculaire de la pression concurrentielle, le système de gouvernance des entreprises construit autour du monopole focal public s’est retrouvé dépassé par le niveau de complexité de l’économie nationale. 124 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Un sérieux défi est donc posé aux institutions de gouvernance des entreprises et de gouvernance publique du pays, qui n’est, pour une large part, toujours pas résolu : celui de l’innovation. Par innovation, il faut entendre innovation technologique bien sûr, mais financière également, et surtout organisationnelle et institutionnelle. En effet, dans le monde actuel tel que nous l’avons esquissé, il ne s’agit plus de copier et d’adapter les inventions faites ailleurs, mais de prendre soimême l’initiative. Tandis que dans un processus de rattrapage national, les entreprises peuvent asseoir leur compétitivité sur la mobilisation et la coordination des facteurs, dans la phase de transition qui suit, c’est-à-dire vers une croissance beaucoup plus intensive, le défi de la compétitivité devient celui de l’augmentation de la productivité des entreprises, et donc fondamentalement celui de l’innovation15. Aux plans organisationnels et institutionnels, cela requiert l’élargissement, le renforcement et l’autonomisation des intérêts parties prenantes aux processus de consultation, de négociation, de décision et de surveillance. Face à un tel défi, les systèmes de gouvernance des entreprises ne peuvent pas réussir leur transformation du jour au lendemain. Ce n’est pas une raison pour ne pas expérimenter des « institutions de transition », aussi peu académiques soient-elles. Quelles actions prioritaires envisager ? Les priorités 1 et 2 renvoient essentiellement à l’axe vertical des deux figures (améliorer le niveau de production systémique de confiance, de pouvoir et d’information), les priorités 3 et 4 à l’axe horizontal (orienter l’interaction des intérêts privés vers la réalisation de l’intérêt général). 1) Augmenter considérablement le niveau d’efficience informationnelle, c’està-dire la production d’informations (transparence) mais aussi leur qualité, leur rapidité de circulation au sein de l’entreprise et leur disponibilité pour l’environnement extérieur, notamment les investisseurs (disclosure). La réactivité et la compétitivité des entreprises en dépend. C’est le rôle des organes de gouvernance internes à l’entreprise, des organismes de contrôle boursiers, des banques et des institutions financières, des auditeurs et des média. 2) Renforcer l’autonomie des acteurs publics et privés (empowerment), et, de manière systématique, les responsabiliser dans l’usage qu’il font de cette autonomie. En effet, nombre d’agents économiques ont de facto acquis beaucoup d’autonomie, du simple fait de l’affaiblissement du monopole focal, sans toujours que leur soit imposée la contrepartie obligée, à savoir la demande qui doit leur être adressée de rendre compte et de répondre © OCDE 2004 125 Culture de gouvernance et développement de leurs agissements (accountability). En la matière, les mesures de base consistent à « améliorer le fonctionnement général des tribunaux et des organismes de régulation (…), assurer une plus grande clarté dans les droits légaux des actionnaires (…), rendre les membres des conseils d’administration, les dirigeants et les actionnaires de contrôle directement [c’est-à-dire individuellement] responsables des abus contre les différents partenaires de l’entreprise » (OCDE, 2003b). 3) Favoriser l’émergence de contre-pouvoirs effectifs (checks and balances) là où la régulation hiérarchique antérieure permettait d’orienter la logique des intérêts privés dans le sens de l’intérêt général. Ces forces doivent être facteurs de propositions innovatrices et de surveillance institutionnelle resserrée. Le renforcement systématique des capacités des acteurs non étatiques doit jouer dans ce sens, en les rendant aptes à défendre eux-mêmes leurs intérêts. Il semble que ce soit particulièrement efficace dans le cas d’investisseurs institutionnels à long terme. Sous certaines conditions, leur implication effective permettrait d’améliorer considérablement la qualité de la surveillance au sein des institutions de gouvernance des entreprises avec un coût quasi nul pour les institutions de gouvernance publique16. D’autres groupes d’intérêts sont également concernés au premier chef par la transformation des institutions de gouvernance d’entreprise, et doivent donc s’y impliquer : les associations d’actionnaires minoritaires, les créanciers et les collectivités locales. Plus polémique peut-être est la question de la forme exacte que pourrait prendre la participation des syndicats, en tant que contre-pouvoir essentiel, au bon fonctionnement des institutions de gouvernance17. Cependant, en ce qui concerne les salariés actionnaires, Frémond (2000) et OCDE (2003b) dénoncent les barrières mises à leur participation à la gouvernance de leurs entreprises. Ces obstacles ne peuvent être surmontés que si leur accès libre à l’information et à des conseils indépendants est strictement protégé contre les agissements des insiders, et ce à plus forte raison lorsque l’épargne des salariés est investie dans un fonds de pension et concerne donc leur retraite. 4) Dans l’optique de long terme qui est la nôtre, le rôle de l’État doit également être repensé. Comme le montrent Acemoglu et al. (2002), la sélection des dirigeants devient de plus en plus importante au fur et à mesure qu’une économie se rapproche de la frontière technologique (là où se trouvent les 126 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE économies les plus avancées). Mais il y a un vrai danger à ce que des asymétries de ressources (information, pouvoir, capital, connections politiques) empêchent de nouveaux acteurs (challengers) de disputer leur prééminence aux acteurs en place (incumbents), bénéficiaires d’un système fondé sur les relations interpersonnelles dans le cadre d’une stratégie de développement essentiellement fondée sur l’investissement. De sorte que la société ne parvient jamais à se dégager d’un tel système. Comme démontré plus haut dans ce chapitre, ce phénomène peut suffire à entraîner et bloquer la société dans un ‘piège de gouvernance institutionnalisé’, qui est aussi un piège de basse compétitivité en ce qu’il empêche la transition de l’économie vers un modèle de développement davantage fondé sur l’innovation. Pour aider à la mise en place d’un système de gouvernance des entreprises fondé sur l’innovation, l’État, de mobilisateur et coordinateur, doit devenir le garant d’un arbitrage efficace dans les confrontations entre intérêts privés renforcés et responsabilisés. Efficace signifie avant tout que ces luttes ne minent pas la réalisation de l’intérêt général. A cette fin, de lourdes sanctions devraient être infligées pour toute forme d’abus de bien social (Oman, 2003), de détournement de fonds (Johnson et al., 2000) ou de racket institutionnalisé (Adelman, 2000). L’efficacité, le coût, l’équité, et donc la soutenabilité des solutions institutionnelles retenues en matière de gouvernance des entreprises en dépendent. Ce n’est pas un moindre rôle pour les institutions publiques, car même lorsqu’un compromis institutionnel (provisoire) permet à l’intérêt collectif de s’imposer aux factions d’intérêts particuliers, ce n’est pas une garantie de stabilité durable. Comme le montre l’exemple de la France des Trente Glorieuses et comme l’avait si bien vu Olson (1982), c’est même précisément au cours des périodes de stabilité que les coalitions d’intérêts particuliers se créent ou s’organisent pour augmenter leurs rentes, diminuant d’autant la flexibilité du processus de transformation institutionnelle, cette rigidité accroissant paradoxalement les risques de volatilité et compromettant ainsi la qualité des transformations ultérieures. Vivendi, Ahold, Parmalat, Enron, Arthur Andersen sont là pour nous le rappeler, la gouvernance des entreprises n’est décidément pas un long fleuve tranquille. © OCDE 2004 127 Culture de gouvernance et développement Notes 128 1. Nous le nommons ainsi puisqu’il repose notamment sur la théorie des contrats, la théorie des droits de propriété et la théorie de l’agence. La gouvernance d’entreprise se résume dans cette perspective à la question clé suivante : dans un monde de contrats incomplets, comment allouer efficacement les droits de contrôle résiduels entre investisseurs et dirigeants ? Pour une synthèse, voir Shleifer et Vishny (1997). Ce modèle, même s’il jouit d’une très grande influence, est également critiqué au sein même des milieux académiques anglo-saxons. Nous pensons par exemple aux travaux de Zingales (1997), Hodgson (1998), Blair et Roe (1999), Blair (2002) et Roe (2002). 2. Selon le niveau et la nature des institutions de gouvernance considérées, l’intérêt commun en jeu sera celui d’une communauté locale, d’une entreprise, d’une région, d’un pays, voire mondial. Naturellement, un intérêt « commun » (collectif, public ou général étant ici synonymes) dans le cadre d’institutions de gouvernance données, pourra apparaître comme un simple intérêt « particulier » du point de vue d’institutions de gouvernance relevant d’un « niveau de juridiction » supérieur. 3. On peut imaginer rencontrer des dictatures aussi bien à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite de la figure. On pourrait compléter ce modèle par une troisième dimension des cultures de gouvernance qui indiquerait la nature plus ou moins démocratique vs dictatoriale du régime politique. 4. Et ce d’autant plus qu’un pays dispose d’une structure administrative ou étatique déjà robuste (c’est-à-dire, sur la figure, dans la partie sud proche de l’axe vertical ou dans la zone sud-est). 5. Il y a bien sûr des différences importantes parmi les régimes mentionnés aux dates citées, entre les régimes autoritaires au sens strict du terme (la Chine, le Taipei chinois, la Corée du Sud, la France sous Vichy), et ceux démocratiquement élus (Singapour et la France après 1945). 6. On se référera avec grand profit sur ce point aux études concernant l’Afrique du Sud, le Brésil et l’Inde dans Oman (2003). © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE 7. Voir, par exemple, le cas du fédéralisme chinois depuis 1978 et de la réussite des Township-Village Entreprises (Qian et Weingast, 1997). Comment comprendre, par exemple, le formidable écart de performance entre les économies chinoise et russe dans les années 1990, alors qu’aucun des deux pays ne disposait d’institutions de gouvernance des entreprises recommandables, de marchés financiers sécurisés, ni plus généralement d’institutions garantissant le respect des droits de propriété ou la prééminence de l’état de droit. On en revient à l’alternative initiale : ou bien ces institutions n’ont aucune importance, ou bien il faut changer ou compléter la grille de lecture du progrès institutionnel exclusivement centrée sur la dimension verticale des améliorations. 8. C’est, par exemple, le rôle de la Sécurité sociale en France à partir de 1945, du soutien aux populations rurales en Corée à partir de la réforme agraire (Root, 1996), ou de la politique de logement populaire menée à Singapour à partir des années 1960 (Lee Kuan Yew, 2000). 9. Elles ont également facilité la diffusion, dans des sociétés encore très rurales, d’un idéal de développement national tiré par la croissance industrielle et dont chacun devait se sentir partie prenante, ce qui n’est pas négligeable dans la perspective du bon fonctionnement du monopole focal. 10. Il reste cependant encore des marques évidentes de personnalisation des rapports de gouvernance dans ces sociétés, aussi bien dans les relations quotidiennes entre les citoyens et les autorités publiques, qu’à la tête des grandes entreprises, des grandes administrations ou de l’État. 11. En quelque sorte, si l’on se réfère à la figure V.2, le Chili est resté à la porte de l’ascenseur (flèche verticale en trait plein) jusqu’au début des années 1980, pour ne se décider à en profiter que suite au choc de la crise de 1982. Les réformes les plus bénéfiques en termes de gouvernance des entreprises datent précisément de cette période et concernent la régulation du secteur bancaire (interdiction des prêts aux parties liées, c’est-à-dire aux membres d’un même groupe que celui de la banque) et l’introduction d’un système de fonds de pension particulièrement bien encadré (voir le chapitre sur le Chili dans Oman, 2003). 12. Avec des exceptions notables tels les accords sectoriels en vue de l’ouverture commerciale dans l’automobile au début des années 1990 (Schneider, 1997). 13. Cette section sur le « capitalisme de copinage » doit beaucoup à Haber (2002). 14. Concernant les élites et leur force d’entraînement sur la population, deux facteurs supplémentaires ont certainement joué un rôle : i) la valeur d’exemple et la force d’entraînement qu’ont eu des dirigeants tels que de Gaulle, Park Chung Hee ou Lee Kuan Yew, grâce à leur force de conviction, leur éthique personnelle, leur vision du développement national, leur capacité à l’inscrire dans des institutions et à mettre sur pied des administrations de grande qualité ; ii) les élites comme les populations de cette première génération (celle des années 1950 à 1970) avaient, dans tous les pays relevant d’un fonctionnement du type monopole focal public, © OCDE 2004 129 Culture de gouvernance et développement enduré un ou plusieurs traumatismes nationaux majeurs (occupation étrangère, guerre civile) ou dû résister à la menace communiste. Au renouvellement des générations correspond également une moindre prégnance de ces vécus collectifs naguère fortement mobilisateurs. 130 15. L’analyse des liens entre innovation et gouvernance d’entreprise fait l’objet des travaux de O’Sullivan (2000) et Lazonick et O’Sullivan (2000). De manière très convaincante, ils caractérisent dans un premier temps le processus d’innovation comme étant cumulatif, collectif et incertain. Dans un second temps, ils se concentrent sur les capacités organisationnelles des firmes innovatrices et en dérivent les implications pour une gouvernance d’entreprise tournée vers l’innovation. Celle-ci doit remplir trois conditions : i) l’engagement financier de ressources à l’apprentissage organisationnel et à des investissements irréversibles aux perspectives incertaines ; ii) une intégration organisationnelle des ressources humaines et physiques telle que soient créées des incitations pour les participants à engager leurs compétences et leurs efforts dans l’organisation ; iii) un contrôle stratégique placé entre les mains de décideurs intégrés dans le processus d’apprentissage. « Ces trois conditions réunies œuvrent dans le sens de contrôle par l’organisation (et non par le marché) des intrants critiques du processus d’innovation : la connaissance et l’argent » (Lazonick et O’Sullivan, 2000). 16. Des investisseurs institutionnels prêts à s’engager sur le long terme dans l’aventure industrielle, dont les intérêts seraient donc largement inclusifs — puisque leurs obligations fiduciaires les amèneraient à diversifier leur portefeuille à un point tel qu’ils se retrouveraient en position d’internaliser toutes les externalités créées par les agents économiques — devraient être en mesure de constituer de véritables contre-pouvoirs, à condition qu’ils soient autonomes vis-à-vis des directions des entreprises et fassent l’objet d’un encadrement prudentiel et juridique adéquat. Le rôle des fonds de pension domestiques est sans doute essentiel pour l’avenir (voir Hawley et Williams, 2000 ; Davis et Steil, 2001 ; et OCDE, 2003c). 17. Voir à ce sujet le rapport de la Banque Mondiale par Aidt et Tzannatos (2002) soulignant l’impact positif du pouvoir de négociation des syndicats dans la réduction des inégalités et l’amélioration de la performance à long terme des économies en développement. © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Annexe 1 Analyse du taux de croissance de la production et de ses facteurs Tableau A.1 1951-1969 (%/an) PIB 5.0 1. Stock de travail -0.1 2. Qualité du travail (âge, instruction, intensité) 0.4 3. Migrations professionnelles 0.6 4. Volume du capital 1.1 5. Rajeunissement du capital 0.4 6. Intensité de la demande 0.1 Résidu 2.5 Source : Carré, Dubois et Malinvaud (1972). Avec 2.5 pour cent de croissance annuelle dus au résidu, c’est la moitié de la croissance qui reste inexpliquée. Ce chiffre élevé amène à s’interroger sur les limites des outils de mesure et d’interprétation de la croissance. Nous nous en tiendrons dans cette annexe à quelques remarques d’ordre méthodologique : 1) Les auteurs travaillant avec une fonction homogène de degré 1, de type Cobb-Douglas, ils ne rendent pas compte des effets des économies d’échelle, qui sont précisément un élément nouveau ayant eu un effet de diffusion important dans l’ensemble des structures de l’économie française (Carré et al., conscients de cette limite, estiment la part des économies d’échelle à environ 0.7 pour cent, soit un peu plus du quart du résidu). En particulier, les progrès des méthodes de gestion des entreprises sont en grande partie des transformations dues aux économies d’échelle. © OCDE 2004 131 Culture de gouvernance et développement 2) Leur mesure de l’investissement (la FBCF, formation brute de capital fixe) ne prend pas en compte l’investissement immatériel. Or l’effort français de l’Après-guerre en matière de recherche publique est considérable et vient combler un retard séculaire. Avec la Ve République, les dépenses brutes de R&D sont passées de 1.1 à 2.4 pour cent du PIB entre 1958 et 1966. En moyenne, 30 000 demandes de brevets par an sont déposées dans les années 1950 ; on est passé à 50 000 par an 10 ans plus tard. Dans la même période, les dépenses pour concessions de licences ont été multipliées par 5. 3) L’amélioration du « capital humain » apparaît très partiellement dans l’amélioration de la productivité du travail, qui par exemple ne prend pas en compte la très large diffusion des services sociaux et médicaux dans la société, dans l’administration et dans les entreprises. 4) Plus généralement, l’importance des institutions, notamment de l’État, des institutions parapubliques et de la qualité des personnels administratifs n’est pas suffisamment prise en compte. Or ces facteurs pèsent lourd dans les performances d’un pays. En résumé, dire que la productivité globale des facteurs ‘explique’ au moins la moitié de la croissance d’un pays revient à admettre que les outils et concepts disponibles n’expliquent au mieux que la moitié de la croissance. Même si l’on peut attendre des avancées importantes de travaux plus récents sur la productivité globale des facteurs et l’amélioration des indicateurs de capital humain et de capital social, il faut bien admettre, ainsi que le reconnaissent Carré et al. (1972) en conclusion de leur travail, que la compréhension des phénomènes de croissance à long terme exige davantage qu’un ‘simple’ traitement économique. L’explication du phénomène de croissance reste ouverte. 132 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Annexe 2 Monopole focal, culture de gouvernance et théorie des jeux La théorie des jeux étudie les interactions, « les jeux » entre agents rationnels (ou groupes d’agents). Elle permet de modéliser des situations dans lesquelles les gains d’un agent (et donc ses incitations) ne dépendent pas seulement de son comportement individuel dans un environnement donné mais également des actions des autres « joueurs » qui peuvent poursuivre des objectifs différents, voire contradictoires. Ces jeux sont particulièrement intéressants pour déterminer à quelles conditions, avec quelles incitations, la convergence des intérêts entre joueurs peut l’emporter sur leurs conflits d’intérêts. Un des principaux résultats de la théorie des jeux est de mettre en évidence la difficulté pour les joueurs de parvenir à se coordonner sur des solutions socialement souhaitables dès lors qu’on suppose de leur part un comportement rationnel et individualiste consistant à poursuivre exclusivement leur intérêt privé. Les analyses de Schelling (1960) ont renouvelé la théorie des jeux : dans son étude des jeux de coordination, il montre que des individus placés dans une situation telle qu’ils ne savent pas rationnellement choisir entre deux alternatives ont en fait une capacité à se coordonner bien supérieure à ce que prédit la théorie. A titre d’exemple, imaginons une interaction réduite à deux joueurs, qui doivent chacun choisir entre deux actions (ou enchaînement d’actions), appelées « stratégie A » et « stratégie B ». Il y a donc quatre issues possibles, que l’on peut représenter à l’aide de la « matrice » de résultats ou de gains cidessous. Les choix des deux joueurs sont simultanés de sorte qu’ils ne décident pas en fonction de ce que vient de jouer l’autre. Le joueur 1 est le ‘joueur ligne’ : il choisit la ligne (A ou B) dans laquelle il veut jouer. Le joueur 2 est le ‘joueur © OCDE 2004 133 Culture de gouvernance et développement colonne’ et choisit la colonne (A ou B) dans laquelle il veut jouer. Chaque joueur annonce sa stratégie et ils encaissent immédiatement les gains correspondant à la case d’arrivée parmi les quatre possibles (A,A ; A,B ; B,A ou B,B). Dans chaque case de la matrice, le gain du joueur 1 est matérialisé par le premier chiffre à gauche de la virgule, et le gain du joueur 2 par le second chiffre. Par exemple, dans les cases (A,A) ou (B,B), les deux joueurs gagnent 10. Dans les cases (A,B) ou (B,A), les deux joueurs gagnent -1 (c’est-à-dire qu’ils perdent 1). Joueur 1 A B Joueur 2 A B 10,10 -1,-1 -1,-1 10,10 Comment les joueurs déterminent-ils leur stratégie ? Tout dépend des informations dont les joueurs disposent et des hypothèses faites quant à leurs comportements. Connaissent-ils les règles du jeu ? Les gains associés ? Chaque joueur sait-il si les autres joueurs disposent des mêmes informations que lui ? Que sait-il des motivations des autres joueurs ? Les joueurs sont-ils rationnels ? Sont-ils individualistes ? Si oui, leur calcul consistera donc à comparer les coûts ou les gains individuels associés à chaque stratégie. Voilà autant de paramètres sur lesquels la théorie des jeux permet de formuler des hypothèses afin de déterminer sous quelles conditions les joueurs vont parvenir à un résultat collectivement ou individuellement souhaitable. Pour le moment, on fait simplement l’hypothèse que nos deux joueurs connaissent les règles et les gains du jeu et savent que l’autre dispose de la même information. Ils sont alors dans une situation d’indétermination totale : ils aimeraient bien et ont intérêt à se coordonner sur (A,A) ou (B,B) qui sont deux équilibres de Nash parfaitement identiques (un équilibre de Nash étant une situation — une case — où aucun joueur ne regrette de se trouver, c’est-àdire qu’aucun joueur ne regrette son choix étant donné celui de l’autre), mais ne sachant pas ce que l’autre va jouer, il y a une chance sur deux qu’ils tombent sur des solutions non optimales (A,B) ou (B,A). Schelling (1960) montre que dans une telle situation, les joueurs ont en fait plus d’une chance sur deux de se coordonner sur une solution optimale. Schelling prend l’exemple de deux personnes qui font des courses ensemble dans un grand magasin, mais se sont perdues de vue et cherchent donc à se retrouver (nous sommes en 1960, elles n’ont pas de téléphone portable). Que faire sachant que l’autre se pose la même question ? Malgré une situation 134 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE d’imprévisibilité totale (unforeseen contingency), le choix se fera très certainement sur quelque chose de ‘massif’, de ‘saillant’, par exemple l’entrée du magasin ou tout autre endroit bien visible. Dès lors qu’on prend en compte le contexte de la décision (une histoire commune, les institutions, etc.), un point focal a de fortes chances d’apparaître. C’est sur cette idée que s’appuient deux successeurs importants de Schelling : 1) Lewis (1969) quand il élabore le concept de « connaissance commune » (common knowledge) : pour analyser les décisions des joueurs, il faut avoir bien modélisé l’ensemble de leurs informations et de leurs croyances, c’est-à-dire ce qu’ils savent (ou croient) sur les états de la nature, mais aussi ce qu’ils savent (croient) sur les autres joueurs, ce qu’ils savent (croient) que les autres joueurs savent (croient), etc., à l’infini. Une ‘saillance’ reconnue par tous et fournissant une solution à un problème de coordination (notamment quand il se pose de manière répétée) est alors appelée ‘convention’ par Lewis. Une telle « information commune » réduit les asymétries d’information entre acteurs et facilite grandement leur coordination. 2) Kreps (1990) quand il définit la « culture d’entreprise » (corporate culture) comme un ensemble de grands repères construits par une organisation, ayant acquis une certaine objectivité et pouvant servir de repères de coordination spontanée face à des contingences imprévues. Sur les mêmes fondements, l’étude de la culture de gouvernance (governance culture) d’un pays (ou d’une entreprise) pourrait permettre de dégager un ou des points focaux fonctionnels, sources d’efficacité économique et sociale. En effet, la théorie des jeux montre que des décisions individuelles prises sans référence à un cadre institutionnel (prégnance de traditions, relations de confiance ou de pouvoir, instances de concertation, etc.) aboutissent la plupart du temps à un gaspillage de ressources dès lors qu’existent des interactions stratégiques entre joueurs. On peut utiliser cette grille de lecture dans le cadre de jeux du type « dilemme du prisonnier » ou « bataille des sexes », décrivant de manière assez réaliste des situations conflictuelles entre deux groupes d’intérêt. Dilemme du prisonnier : Deux suspects pour un crime sont arrêtés par la police et placés dans des cellules séparées. La police manque de preuves quant à leur implication réelle dans l’affaire, mais un inspecteur aussi intelligent que machiavélique propose le marché suivant à chacun des deux suspects : © OCDE 2004 135 Culture de gouvernance et développement Cas numéro 1 : tu dénonces l’autre, et lui reste silencieux. Dans ce cas, nous nous arrangeons pour que tu sois relaxé et lui prendra pour huit ans. Cas numéro 2 : vous vous dénoncez mutuellement. Dans ce cas, on vous met tous les deux au frais pour cinq ans. Cas numéro 3 : vous préférez tous les deux rester silencieux. Dans ce cas, on ne pourra retenir que le port d’armes illégal et vous écoperez d’un an chacun. Manifestement, la dernière solution est préférable pour les deux suspects. Pourtant le résultat le plus probable est le cas numéro 2. En effet, chacun a peur de se retrouver dans la situation de celui qui conserverait le silence dans le cas numéro 1 et préfère donc conclure un arrangement avec la police en dénonçant l’autre. Du coup, ils se dénoncent mutuellement et finissent tous les deux par être emprisonnés pour de longues années… Formalisons à présent ce jeu. Chaque joueur a la possibilité de coopérer (C), c’est-à-dire de rester silencieux ou de ne pas coopérer (NC), c’est-à-dire de dénoncer l’autre. Le joueur 1 compare ses gains (ou ses pertes) potentiels s’il coopère (ligne C : -1 et -8) avec ceux obtenus s’il ne coopère pas (ligne NC : 0 et -5) et choisit donc de jouer la ligne NC, où les gains sont supérieurs (et les pertes inférieures) à ceux de la ligne C quelle que soit la colonne choisie par le joueur 2. Par un calcul similaire, le joueur 2 choisit la colonne NC. Joueur 2 Joueur 1 C NC C -1,-1 0,-8 NC -8,0 -5,-5 Résultat, le seul équilibre est la situation de non-coopération (NC,NC), socialement catastrophique puisqu’elle génère une perte globale potentielle de -10, tandis que la situation de coopération mutuelle (C,C) n’a aucune chance de se produire si l’on s’en tient à un strict calcul rationnel et individualiste, bien qu’elle soit collectivement préférable (perte totale limitée à 2). Bataille des sexes : Ce jeu met en scène un couple qui désire se retrouver pour la soirée (ils n’ont toujours pas de téléphone portable). Le problème est que Monsieur aimerait aller au match de boxe (B) tandis que Madame préfère largement l’opéra (O). La pire situation — case (O,B) rapportant (0,0) — est celle où chacun cède aux préférences de l’autre, de sorte que Monsieur se retrouve à l’opéra et Madame au match de boxe ! La case (B,O) rapportant (1,1) matérialise la situation où le couple est toujours séparé pour la soirée, mais où chacun assiste au moins au spectacle qui lui plaît. Enfin, les meilleures cases sont celles où l’un cède mais pas l’autre (coordination réussie). 136 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Madame Monsieur 0 B 0 2,3 1,1 B 0,0 3,2 Monopole focal de gouvernance : Notre hypothèse est que, dans la seconde moitié du XXe siècle, en France et dans un petit nombre d’autres pays, notamment d’Asie de l’Est, l’État ou des institutions nées dans la sphère publique et gravitant autour d’elle ont joué un rôle de point focal, épargnant ainsi aux sociétés concernées des affrontements désastreux entre groupes d’intérêt particuliers. Par exemple, dans le cas du « dilemme du prisonnier », les pouvoirs publics peuvent faire passer les gains de la case (C,C) à (1,1) (subventions, marchés publics, prêts bonifiés, etc.) ou encore contraindre par des moyens institutionnels les acteurs à jouer (C,C) (regroupements forcés, nationalisations, etc.). Le système d’incitations et de sanctions mis en place par l’État coréen dans les années 1960 pour amener les groupes privés à « jouer l’exportation » est remarquable à cet égard (voir Amsden, 1997). Autre exemple illustrant le cas « bataille des sexes » : dans les tentatives de fusions-acquisitions entre groupes privés, les pouvoirs publics placés en position d’arbitrage n’ont fait, la plupart du temps, qu’entériner les rapports de forces existants (Bauer et Cohen, 1985). Les protagonistes sachant cela, le plus faible ne pouvant, sauf cas particulier, compter sur un soutien de l’État, il n’a pas intérêt à insister, mais plutôt à se soumettre aux intérêts du joueur le plus puissant et à se contenter d’un gain modeste ou nul en attendant une prochaine opportunité. La force du monopole focal public ou parapublic est de faire en sorte que le point focal des négociations entre groupes d’intérêt soit toujours dans sa sphère, de sorte que les protagonistes ne s’intéressent pas seulement à ce que pense ou va faire l’autre, mais à ce sur quoi une solution stable (unique) peut être établie. Si le monopole focal est suffisamment puissant, il aboutit à ce que le niveau collectif est pris en compte par les groupes d’intérêt dans l’élaboration de leur stratégie parce que la négociation a de très fortes chances de passer, à un moment ou à un autre, par le point focal situé quelque part dans l’orbite de la sphère publique (voir la citation de Jean Monnet à propos du Plan dans le chapitre III, qui annonce exactement cette formalisation par la théorie des jeux). © OCDE 2004 137 Culture de gouvernance et développement Ce monopole focal a fonctionné avec une efficacité accrue jusqu’aux années 1960, facilité par le contexte de croissance forte. Les joueurs n’ont pas intérêt à remettre en cause un point focal qui fonctionne. Mais celui-ci n’étant que le fruit d’une histoire, il n’est pas éternel et peut se défaire comme il s’est fait. De même, si le jeu « bataille des sexes » se déroule en 1950, Madame a sans doute tout intérêt à se rendre au match de boxe parce que cet équilibre prévaut depuis des générations. Au début du XXIe siècle, la situation n’est plus aussi simple… Précisément, le monopole focal public a perdu en force d’attraction à partir des années 1970, entre autres du fait de la démonstration de son impuissance, de l’émancipation croissante des groupes d’intérêts privés et de l’émergence de points focaux concurrents : l’Europe et les marchés financiers. Dans une perspective de temps long, il conserve néanmoins une grande importance pour la transformation d’une culture de gouvernance encore marquée par le poids de l’État et surtout pour l’analyse des réformes possibles dans tous les pays dont la culture de gouvernance est, comme la France, historiquement éloigné de la culture de marchés décentralisée anglosaxonne. 138 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE Bibliographie ACEMOGLU, D., P. AGHION et F. ZILIBOTTI (2002), “Distance to Frontier, Selection, and Economic Growth”, NBER Working Paper, No. 9066. ADELMAN, I. (2000), Commentaire sur : “Distributive Conflicts, Collective Action, and Institutional Economics”, par BARDHAN (2000), in G.M. MEIER et J.E. STIGLITZ (dir.), Frontiers of Developement Economics: The Future in Perspective, Banque Mondiale et Oxford University Press, Washington, D.C., et New York, NY. AGLIETTA, M. (2001), Macroéconomie financière, La Découverte, Paris. AGLIETTA, M. (1976), Régulation et crises du capitalisme, Calman-Lévy, Paris. Nouvelle édition (1997), Odile Jacob, Paris. AIDT, T. et Z. TZANNATOS (2002), Unions and Collective Bargaining: Economic Effects in a Global Environment, World Bank, Washington, D.C. AKERLOF, G.A. (1984), An Economic Theorist’s Book of Tales, Cambridge University Press, New York, NY. A MSDEN , A.H. (1997), “South Korea: Enterprising Groups and Entrepreneurial Government”, in A.D. CHANDLER, F. AMATORI et T. HIKINO (dir.), Big Business and the Wealth of Nations, Cambridge University Press, New York, NY. AOKI, M. (2000), “Information and Governance in the Silicon Valley Model”, in X. VIVES (dir.), Corporate Governance: Theoretical and Empirical Perspectives, Cambridge University Press, New York, NY. ARTUS, P. et D. COHEN (1998), Le partage de la valeur ajoutée, Rapport du Conseil d’Analyse Économique, La Documentation Française, Paris. BALLIGAND, J.-P. et J.-B. DE FOUCAULD (2000), L’épargne salariale au cœur du contrat social, Rapport au Premier Ministre, La Documentation Française, Paris. BANQUE DE FRANCE (2002), « L’évolution des financements et des placements des sociétés non financières de 1978 à 2000 », Bulletin de la banque de France, n° 98. BANQUE MONDIALE (2001), World Development Report 2001: Building Institutions for Markets, Oxford University Press, Washington, D.C. © OCDE 2004 139 Culture de gouvernance et développement B ARDHAN, P. (2000), “Distributive Conflicts, Collective Action, and Institutional Economics”, in G.M. MEIER et J.E. STIGLITZ (dir.) (2000), Frontiers of Developement Economics: The Future in Perspective, World Bank et Oxford University Press, Washington, D.C., et New York, NY. BAUER, M. et B. BERTIN-MOUROT (2003), Administrateurs et dirigeants du CAC 40, CNRS, Paris. BAUER, M. et B. BERTIN-MOUROT (1995), L’Accès au sommet des grandes entreprises françaises 1985-1994, Boyden, Paris. BAUER, M. et E. COHEN (1985), Les Grandes manœuvres industrielles, Belfond, Paris. BAUER, M. et E. COHEN (1981), Qui gouverne les groupes industriels ?, Seuil, Paris. BÉNASSY, J.-P., R. BOYER et R.M. GELPI (1979), « Régulation des économies capitalistes et inflation », Revue économique, n° 3. BERLE, A. et G. MEANS (1932), The Modern Corporation and Private Property, Macmillan, New York, NY. BERTERO, E. (1997), “Restructuring Financial Systems in Transition and Developing Economies: An Approach Based on the French Financial System”, Economics of Transition, vol. 5(2). BIRNBAUM, P. (1977), Les sommets de l’État, Seuil, Paris. BIRNBAUM, P., C. BARUCQ, M. BELLAICHE et A. MARIE (1978), La Classe dirigeante française, Presses Universitaires de France, Paris. BLAIR, M. (2002), Post-Enron Reflections on Comparative Corporate Governance, Georgetown University Law Center Working paper, No. 316663. BLAIR, M. et M. ROE (dir.) (1999), Employees and Corporate Governance, Brookings Institution Press, Washington, D.C. BLOCH-LAINÉ, F. (1963), Pour une réforme de l’entreprise, Seuil, Paris. BLOCH-LAINÉ, F. et C. GRUSON (1996), Les hauts fonctionnaires sous l’Occupation, Odile Jacob, Paris. BOISIVON, J.P. (1986), Quarante ans d’évolution du système financier français, Les Cahiers Français, No. 224, La Documentation française, Paris. BOURDIEU, P. (1989), La noblesse d’État, Les Éditions de Minuit, Paris. BOYER, R. (2003), « Les institutions dans la théorie de la régulation », Cepremap-ENS, Document de travail couverture orange, n° 2003-08. BRAGA DE MACEDO, J., C. FOY et C. OMAN (2002), « Le défi du développement », in Retour sur le développement, Études du Centre de Développement, OCDE, Paris. BRETON , A. et W INTROBE, R. (1982), The Logic of Bureaucratic Conduct, Cambridge University Press, Cambridge. 140 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE CADBURY COMMISSION (1992), The Financial Aspects of Corporate Governance, Londres. CARON, F. (1995), Histoire économique de la France XIX-XXe siècle, Armand Colin, Paris. CARRÉ, J.-J., P. DUBOIS et E. MALINVAUD (1972), La Croissance française, Seuil, Paris. CHANDLER, A. (1990), Scale and Scope: The Dynamics of Industrial Capitalism, Cambridge, Belknap Press, Londres. CHANG, H.-J. (2002), Kicking Away the Ladder: Development Strategy in Historical Perspective, Anthem Press, Londres. CHESNAIS, F. (1993), “The French National System of Innovation” in R. Nelson, dir., National Innovation Systems: A Comparative Analysis, Oxford University Press, New York, NY. CIPE (2002), Instituting Corporate Governance in Developing, Emerging and Transitional Economies: A Handbook, Centre for International Private Entreprise, Washington, D.C. COHEN, E. (1996), La Tentation hexagonale, Fayard, Paris. DAVIS, E.P. et B. STEIL (2001), Institutional Investors, MIT Press, Cambridge, MA, et Londres. DENISON, E. (1967), Why Growth Rates Differ?, The Brookings Institution, Washington, D.C. DIETSCH, M. (2004), Mondialisation et recomposition du capital des entreprises européennes, Rapport du Commissariat général du Plan, Paris. DIXIT, A.K. et J. LONDREGAN (1995), “Redistributive Politics and Economic Efficiency”, American Political Science Review, vol. 89(4). DUBOIS, P. (1978), « Le financement des sociétés industrielles et commerciales au cours des dix dernières années », Économie et Statistiques, n° 99. DUCOULOUX-FAVARD, C. (1992), « L’histoire des grandes sociétés en Allemagne, en France et en Italie », Revue Internationale de Droit Comparé, vol. 44 (4). DUVAL, G. (2002), « Le grand chambardement », Alternatives économiques, n° 53 bis. ECONOMIST (THE) (2003), “Capitalism and Democracy”, 28 Juin 2003. FAMA, E.F. (1980), “Agency Problems and the Theory of the Firm”, Journal of Political Economy, vol. 88(2). FAMA, E.F et M.C. JENSEN (1983a), “Separation of Ownership and Control”, Journal of Law and Economics, vol. 26, juin. FAMA, E.F et M.C. JENSEN (1983b), “Agency Problems and Residual Claims”, Journal of Law and Economics, vol. 26, juin. FREEDEMAN, C.E. (1993), The Triumph of Corporate Capitalism in France: 1867-1914, University of Rochester Press, New York, NY, et Suffolk. © OCDE 2004 141 Culture de gouvernance et développement FRÉMOND, O. (2000), “The Role of Stakeholders”, Présentation, First Meeting of the Eurasian Roundtable for Corporate Governance, octobre. FRÉMOND, O. et M. CAPAUL (2002), The State of Corporate Governance: Experience from Country Assessments, World Bank Policy Research Working Paper, n° 2858. FRISON-ROCHE, M.-A. (2002), « Le droit français entre corporate governance et culture de marché », in P LIHON , D. et J.P. P ONSSARD , La montée en puissance des fonds d’investissement, Collection « Les études », La Documentation française, Paris. FUKUYAMA, F. (1996), Trust: The Social Virtues and the Creation of Prosperity, Free Press, New York, NY. GARRIGUES, J. (2002), Les patrons et la politique, Perrin, Paris. GIDDENS, A. (1990), The consequences of modernity, Stanford University Press, Stanford. GRESH, H. (1975), « Les entreprises publiques et la création de filiale », Économie et statistique, n° 75. HABER, S. (2002), “Introduction: The Political Economy of Crony Capitalism”, in S. Haber (dir.), Crony Capitalism and Economic Growth in Latin America : Theory and Evidence, Hoover Institution Press, Stanford University, Stanford. HABER, S., N. MAURER et A. RAZO (2002), “Sustaining Economic Performance under Political Instability: Political Integration in Revolutionary Mexico”, in S. HABER (dir.), Crony Capitalism and Economic Growth in Latin America : Theory and Evidence, Hoover Institution Press, Stanford University, Stanford. HALL, P.A. (1986), Governing the Economy: The Politics of State Intervention in Britain and France, Polity Press, Cambridge. HAUTCOEUR, P.-C. (1999), « Asymétries d’information, coûts de mandat et financement des entreprises françaises, 1890-1936 », Revue économique, L, 5, septembre. HAUTCOEUR, P.-C. (1998), « Le marché boursier et le financement des entreprises françaises, 1890-1939 », in Recent Doctoral Research in Economic History, Actes du Congrès international d’histoire économique, Madrid. HAUTCOEUR , P.-C. (1997), « Le marché financier français entre 1870 et 1900 », in M. LUTFALLA, Y. BRETON et A. BRODER (dir.), La longue stagnation, Economica, Paris. HAUTCOEUR, P.-C. (1996), « Environnement macro-économique, transformations du système financier et financement des entreprises durant l’entre-deux guerres en France », Économies et Sociétés, n° 22 (4-5). HAWLEY, J.P. et A.T. WILLIAMS (2000), The Rise of Fiduciary Capitalism, University of Pennsylvania Press, Philadelphia. HODGSON, G. (1998), “Competence and Contract in the Theory of the Firm”, Journal of Economic Behavior and Organization, n° 35. HOLLINGSWORTH, R.J. et R. BOYER (dir.) (1997), Contemporary Capitalism: The Embeddedness of Institutions, Cambridge University Press, Cambridge. 142 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE HOUSSIAUX, J. (1958), Le Pouvoir de monopole, Sirey, Paris. HUFF, W.G., G. DEWIT et C. OUGHTON (2001), “Credibility and Reputation Building in the Developmental State: A Model with East Asian Applications”, World Development, vol. 29(4). HUNT, B.C. (1969), The Development of the Business Corporation in England, 1800-1867, Russell and Russell, New York, NY. JENNY, F. et P.-A. WEBER (1976), L’entreprise et les politiques de concurrence: ententes, cartels, monopoles dans les économies occidentales, Les éditions d’organisation, Paris. JENSEN, M. et W. MECKLING (1976), “Theory of the Firm: Managerial Behaviour, Agency Costs and Ownership Structure”, Journal of Financial Economics, vol. 3(4). JOHNSON, S., R. LA PORTA, F. LOPEZ DE SILANES et A. SHLEIFER (2000), “Tunneling”, American Economic Review, vol. 90(2). KLEIN, B., R.G.CRAWFORD et A. ALCHIAN (1978), “Vertical Integration, Appropriable Rents, and the Competitive Contracting Process,” Journal of Law and Economics, vol. 21(2). KREPS, D. (1990), “Corporate Culture and Economic Theory”, in J. ALT et K. SHEPSLE, (dir.), Perspectives on Positive Political Economy, Cambridge University Press, New York, NY. KRUGMAN, P. (1994), “The Myth of Asian Miracle”, Foreign Affairs, novembre-décembre. KUISEL, R.F. (1981), Capitalism and the State in Modern France: Renovation and Economic Management in the Twentieth Century, Cambridge University Press, New York, NY. LACROIX-RIZ, A. (1999), Industriels et banquiers sous l’Occupation: La collaboration économique avec le Reich et Vichy, Armand Colin, Paris LANDES, D.S. (1957), “Observations on France: Economy, Society and Polity”, World Politics, avril. LA PORTA, R., F. LOPEZ DE SILANES, A. SCHLEIFER et R. VISHNY (2000), “Investor Protection and Corporate Governance”, Journal of Financial Economics, vol. 58(3). LA PORTA, R., F. LOPEZ DE SILANES, A. SCHLEIFER et R. VISHNY (1997), “Legal Determinants of External Finance”, Journal of Finance, 52. LAZONICK, W. et M. O’SULLIVAN (2001), « Le rôle du marché boursier dans les systèmes nationaux de gouvernance d’entreprise : les changements actuels en France envisagés dans une perspective historique comparative”, in M. AGLIETTA (dir.), Régimes de gouvernement d’entreprise : différences nationales et stratégies d’entreprise, Rapport du Commissariat général du Plan, Paris. LAZONICK , W. et M. O’SULLIVAN (2000), Perspectives on Corporate Governance, Innovation, and Economic Performance, The European Institute of Business Administration, INSEAD, Fontainebleau. LEE KUAN YEW (2000), From Third World to First, The Singapore Story: 1965-2000, Singapore Press Holdings et Time Editions. © OCDE 2004 143 Culture de gouvernance et développement LEGENDRE, P. (1999), Miroir d’une Nation: L’École Nationale d’Administration, Mille et une nuits et ARTE Éditions, Paris. LEGENDRE, P. (1976), Jouir du pouvoir, Traité de la bureaucratie patriote, Les Éditions de Minuit, Paris. LEWIS, D.K. (1969), Conventions: A Philosophical Study, Harvard University Press, Londres et Cambridge, Mass. LÉVY-LEBOYER, M. (1991), « La grande entreprise : un modèle français », in M. LÉVYLEBOYER et J.-C. CASANOVA (dir.), Entre l’État et le marché: L’économie française de 1880 à nos jours, Gallimard, Paris. LÉVY-LEBOYER, M. (1981), “The Large Corporation in Modern France”, in A. CHANDLER et H. DAEMS (dir.), Managerial Hierarchies: Comparative Perspectives on the Rise of the Modern Industrial Enterprise, Harvard University Press, Londres et Cambridge, Mass. LÉVY-LEBOYER, M. et F. B OURGUIGNON (1985), L’économie française au XIXème siècle, Economica, Paris. LICHT, A. (2001), “The Mother of all Path Dependencies: Toward a Cross-cultural Theory of Corporate Governance Systems”, Delaware Journal of Corporate Law, vol. 26(1). LIN, C. (2001), “Private Vices in Public Places: Challenges in Corporate Governance Development in China”, Centre de développement, OCDE, Paris. LOUAT, A. et J.-M. SERVAT (1995), Histoire de l’industrie française jusqu’en 1945: Une industrialisation sans révolution, Bréal, Paris. LUCAS, R.E. (1988), “On the Mechanics of Economic Development”, Journal of Monetary Economics, vol. 22(1). LUHMANN, N. (1979), Trust and Power, Wiley, Chichester. MADDISON, A. (2001), L’économie mondiale : Une perspective millénaire, Études du Centre de développement, OCDE, Paris. MÉNY, Y. (1992), La corruption de la République, Fayard, Paris. MILÉSI, G. (1990), Les nouvelles 200 familles: Les dynasties de l’argent, du pouvoir économique et financier, Pierre Belfond, Paris. MONDE (LE) (2003), « Familles, la Bourse vous aime », 19 octobre 2003. MONNET, J. (1976), Mémoires, Fayard, Paris. MORIN, F. (1998), Le modèle français de détention et de gestion du patrimoine, Les Éditions de Bercy, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Paris. MOUTET, A. (1998), « La rationalisation dans l’industrie française », Histoire économique et sociale, vol. 17(1). 144 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE NORTH, D.C. (1994), “Economic Performance Through Time”, American Economic Review, vol. 84(3). NORTH , D.C. (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge University Press, New York, NY. NORTH, D.C. et J. WALLIS (1986), “Measuring the Transaction Sector in the American Economy, 1870-1970” in S. ENGERMAN et R. GALLMAN (dir.), Long Term Factors in American Economic Growth, University of Chicago Press, Chicago. OCDE (2003a), Survey of Corporate Governance Developments in OECD Countries, OECD Steering Group on Corporate Governance, version préliminaire. OCDE (2003b), Experiences from the Regional Corporate Governance Roundtables, OECD Steering Group on Corporate Governance, version préliminaire. OCDE (2003c), Investisseurs institutionnels : Annuaire statistique 1992-2001, Publications de l’OCDE, Paris. OCDE (1999), Principes de gouvernement d’entreprise de l’OCDE, Publications de l’OCDE, Paris. OLSON, M. (1993), “Dictatorship, Democracy and Development”, American Political Science Review, vol. 87(3). OLSON, M. (1982), The Rise and Decline of Nations: Economic Growth, Stagflation and Social Rigidities, Yale University Press, New Haven, CT. OLSON, M. (1965), The Logic of Collective Action: Public Goods and the Theory of Groups, Harvard University Press, Cambridge, MA. OMAN, C. (dir.) (2003), Corporate Governance in Development: The Experiences of Brazil, Chile, India and South Africa, Centre de développement de l’OCDE et Center for International Private Enterprise, Washington et Paris. OMAN, C., S. FRIES et W. BUITER (2003), La gouvernance d’entreprise dans les pays en développement, en transition et les économies émergentes, Cahier de politique économique No. 23, Centre de développement, OCDE, Paris. OMAN, C. et G. WIGNARAJA (1991), The Postwar Evolution of Development Thinking, Macmillan and Centre de développement de l’OCDE, Paris. O’SULLIVAN , M. (2000), “The Innovative Enterprise and Corporate Governance”, Cambridge Journal of Economics, vol. 24(4). PERRUT, F. (1998), Le système monétaire et financier français, Points Seuil, Paris. PEYREFITTE, A. (1998), La société de confiance, Odile Jacob, Opus, Paris. PEYREFITTE, A. (1976), Le mal français, Plon, Paris. PEYRELEVADE, J. (1999), Le gouvernement d’entreprise ou les fondements incertains d’un nouveau pouvoir, Economica, Paris. © OCDE 2004 145 Culture de gouvernance et développement PLIHON, D. (2000), La monnaie et ses mécanismes, La Découverte, Paris. PUTNAM, R.D. (2000), Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community, Simon et Schuster, New York, NY. QIAN, Y. (2001), “How Reform Worked in China”, Working Paper, University of California, Berkeley, CA. Q IAN , Y. et B.R. W EINGAST (1997), “Institutions, State Activism, and Economic Development: A Comparison of State-Owned and Township-Village Enterprises in China”, in M. AOKI, H.-K. KIM et M. OKUNO-FUJIWARA (dir.), The Role of Government in East Asian Economic Development, Oxford, Clarendon Press. RAJAN, R.G. et L. ZINGALES (1998), “Which Capitalism? Lessons from the East Asian Crisis”, Journal of Applied Corporate Finance, vol. 11(3). RAJAN, R.G. et L. ZINGALES (2001), “The Great Reversals: The Politics of Financial Development in the 20th Century”, Working Paper, Graduate School of Business, University of Chicago. ROBÉ, J.P. (2000), L’entreprise et le droit, Collection Que sais-je ?, PUF, Paris. RODRIK, D. (1994), “Getting Interventions Right: How South Korea and Taiwan Grew Rich”, NBER Working Paper, n° 4964. ROE, M. (1994), Strong Managers, Weak Owners: The Political Roots of American Corporate Finance, Princeton University Press, Princeton, NJ. ROE, M. (2002), Political Determinants of Corporate Governance: Political Context, Corporate Impact, Oxford University Press, New York, NY. ROGERS, J. et W. STREECK (1995), Works Councils: Consultation, Representation and Cooperation in Industrial Relations, University of Chicago Press, Chicago. ROMER, P.M. (1986), “Increasing Returns and Long-Run Growth”, Journal of Political Economy, vol. 94(5). ROOT, H. (1996), Small Countries, Big Lessons: Governance and the Rise of East Asia, Asian Development Bank, Oxford University Press. ROSANVALLON, P. (1990), L’État en France, Éditions du Seuil, Paris SCHELLING, J. (1960), The Strategy of Conflict, Harvard University Press, Londres et Cambridge, MA. SCHMIDT, V.A (1996), From State to Market: The Transformation of French Business and Government, Cambridge University Press, New York, NY. SCHMITZ, C. J. (1993), The Growth of Big Business in the United States and Western Europe, 1850-1939, Macmillan, Houndsmills. SCHNEIDER, B.R. (1997), “Big Business and the Politics of Economic Reform: Confidence and Concertation in Brazil and Mexico”, in S. MAXFIELD et B.R. SCHNEIDER (dir.), Business and the State in Developing Countries, Cornell University Press, Ithaca. 146 © OCDE 2004 Études du Centre de développement de l’OCDE SEAVOY, R.E. (1982), The Origins of the American Business Corporation, 1784-1855: Broadening the Concept of Public Service during Industrialization, Greenwood Press, Westport et Londres. SHLEIFER, A. et R. VISHNY (1997), “A Survey of Corporate Governance”, The Journal of Finance, vol. 52(1). SHUHE LI, J. (2000), The Benefits and Costs of Relation-based Governance: An Explanation of the East Asian Miracle and Crisis, Working Paper, City University of Hong Kong. SILVA, E. (1997), “Business Elites, the State and Economic Change in Chile”, in S. MAXFIELD et B.R. SCHNEIDER (dir.), Business and the State in Developing Countries, Cornell University Press, Ithaca. STOUT L. (2003), “On the Export of US-style Corporate Fiduciary Duties to Other Cultures: Can a Transplant Take?” in C. MILHAUPT (dir.), Global Markets, Domestic Institutions: Corporate Law and Governance in a New Era of Cross-Border Deals, Columbia University Press, New York, NY. SULEIMAN, E. et H. MENDRAS (dir.) (1995), Le recrutement des élites en Europe, La Découverte, Paris. TENEUL, G.F. (1960), Contribution à l’histoire du financement des entreprises en France depuis la fin du XIXème siècle, L.G.D.J., Paris. THILLAINATHAN, R., S. KANDIAH et R. NATHAN (2004), Corporate Governance and Corporate Finance in Malaysia, Centre de développement de l’OCDE et The Institute for Southeast Asian Studies, Paris et Singapour, à paraître. TOSCER, O. (2002), Argent public, fortunes privées : histoire secrète du favoritisme d’État, Denoël, Paris. VERLEY, P. (1994), Entreprises et entrepreneurs du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, Hachette, Paris. WARNECKE, S.J. et E.N. SULEIMAN (dir.) (1975), Industrial policies in Western Europe, Praeger, New York, NY. WITHERELL, B. (2002), “Gouvernement d’entreprise et responsabilité : les piliers de l’intégrité des marchés”, L’Observateur, No. 234, OCDE, Paris. WOO-CUMINGS, M. (2001), “Diverse Paths toward ‘the Right Insititutions’: Law, the State, and Economic Reform in East Asia”, Asian Development Bank Institute, Working Paper, n° 18. WOO-CUMINGS, M. (dir.) (1999), The Developmental State, Cornell University Press, Ithaca et Londres. ZINGALES, L. (1997), “Corporate Governance”, in NEWMAN, P. (dir.), The New Palgrave Dictionary of Economics and the Law. ZUCKER, L. (1986), “Production of Trust: Institutional sources of economic structure”, Research in Organizational Behaviour, 8. © OCDE 2004 147