136 ODILE KRAKOVITCH
Le 18 avril 1814, six ans avant Marie Stuart, Pierre Lebrun, alors âgé de
trente ans, avait réussi à faire jouer sa première pièce, Ulysse, au Théâtre-
Français. Mais présentée à une date fort peu propice, cinq jours avant
l’entrée de Louis XVIII dans la capitale, sa tragédie ne connut que six
représentations et un accueil estimable. Il en alla tout autrement de Marie
Stuart. La pièce, achevée en 1816 et lue par Talma dans le salon de Mme de
Staël, mais représentée bien plus tard, à la Comédie-Française, le 6 mars
1820, reçut un succès immédiat et considérable. Jouée trente-six fois, à
Paris, dans la seule année 1820, elle tourna dans toute la France, à Marseille
et à Rouen, notamment, et dans les capitales de l’Europe entière, dont
Madrid et Saint-Pétersbourg. La presse et les critiques furent
dithyrambiques et presqu’unanimes. La première édition de la pièce, confiée
à Barba et Ladvocat, rencontra un tel succès que les deux mille volumes
furent épuisés en vingt-quatre heures1. Trois parodies, toujours les
meilleures preuves du succès d’une pièce, suivirent, la même année, la
création du Théâtre-Français. En l’absence de tout procès-verbal2, en
revanche, on ne sait presque rien des réactions des censeurs face à cette
adaptation de la célèbre pièce de Schiller. Mais Pierre Lebrun connut
vraisemblablement, surtout après les premières représentations, quelques
difficultés qu’il relate avec humour, dans sa préface à la première édition du
Cid d’Andalousie3, parue en 1844. « Le public », écrit-il alors, « en 1825,
voulait du nouveau, mais il se tenait en garde contre le nouveau; il était
défiant, exigeant, chatouilleux […]. Dans l’ouvrage [Marie Stuart], j’avais
essayé de faire entrer en un passage du cinquième acte, qu’on a trouvé
touchant, le mot de mouchoir […]. Ce mouchoir brodé épouvanta ceux qui
entendirent d’abord la pièce. Ils me supplièrent à mains jointes de changer
des mots si dangereux, et qui ne pouvaient manquer de faire rire toute la
salle à l’instant le plus pathétique ».
1D’après les papiers de Lebrun conservés à la bibliothèque Mazarine, carton 3, liasse
1, pièces 57-58: lettre de Ladvocat à Lebrun du 28 mars 1820, citée par Herc Szwarc,
Un précurseur du romantisme, Pierre Lebrun (1785-1873). Sa vie et ses œuvres. Paris, Hachette,
1928, p. 40.
2Je n’ai trouvé aucune trace, aux Archives nationales, des rapports des censeurs sur cette
pièce. C’est dans la sous-série F 21 que sont conservés ces procès-verbaux : le fonds, bien
que constituant une importante collection de 1807 à 1867, n’est pas complet, certains de
ces documents ayant pu être volés ou détruits ou même jamais versés. En revanche, le
manuscrit de Marie Stuart se trouve bien sous la cote F 18 616, dans la sous-série F 18, où
sont conservées les œuvres déposées à la censure.
3Pierre Lebrun, Œuvres. Nouvelle édition, Théâtre, Paris, Didier, 1864, T. I, pp. 260-262.
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