REMARQUES SUR L’ASSIETTE TENSIVE DU RYTHME 1. CONDITIONS D’UNE CONNAISSANCE DE L’AFFECT Nous aimerions prévenir les malentendus possibles à propos du titre que nous avons retenu. En premier lieu, la tensivité fait signe à l’affectivité, au «phénomène d’expression» dans la terminologie de Cassirer ; les sciences dites humaines ont voulu copier, selon le vœu de certains, se fondre dans les sciences de la nature en prônant l’objectivation de leurs méthodes. Tout n’est pas blâmable, loin s’en faut, dans cette démarche, et les maîtres de la sémiotique, dont je me réclame personnellement, Saussure, Hjelmslev et Greimas, ont tenu à ce que les méthodes et les procédures soient transmissibles et contrôlables, mais l’objectivation de la méthode est une chose et celle de l’objet une autre. Pour faire court, les sciences de la nature ayant éradiqué la subjectivité et l’affectivité, les sciences dites humaines devaient sinon bannir l’affectivité, du moins la tenir pour insignifiante : «Croyances. Toute la question est de décider si les émotions doivent être finalement conservées dans le système de la connaissance ou bien éliminées comme n’ayant avec lui qu’une relation fortuite et historique (…)1.» De notre point de vue, l’affectivité doit non seulement être «conservée», mais centralisée dans la mesure où les affects sont, selon une justesse à déterminer, les raisons de nos raisons en discours. En second lieu, la tensivité n’est ici rien d’autre que l’«intersection» de l’intensité et de l’extensité, c’est-à-dire respectivement du sensible et de l’intelligible, ou plus explicitement encore, des états d’âme et des états de choses. La tensivité est une adresse, celle de 1 P. Valéry, Cahiers, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1974, p. 842. –1 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 l’espace tensif pour autant qu’il conjugue l’intensité et l’extensité et procure, à ce titre, des profondeurs et des directions qui les parcourent. Enfin, l’affectivité n’est pas l’obstacle que l’on dit pour l’analyse, mais sa condition même : «Sans le fait qu’un sens expressif se manifeste dans certains vécus perceptifs, l’existence resterait muette pour nous2.» Les sèmes, grandeurs différentielles, conviennent à l’analyse du lexique qui s’attache à la caractéristique, mais ils conviennent mal à l’analyse des discours. La solution imaginée par Greimas consiste, au nom du principe de pertinence, ou de redondance, à privilégier certains couples de sèmes à vocation anthropologique, [nature vs culture] et [vie vs mort], mais cette prépondérance reste de fait et non de droit. Quelque paradoxale que l’entreprise apparaisse, la résolution analytique des affects et des émotions ponctuant les vécus des sujets demande des unités discrètes : ce sont pour nous les valences3, dont le rassemblement constitue le point de vue valenciel. Sans entrer ici dans toutes les explicitations nécessaires, les valences, parce que leur inventaire, dans l’état actuel de la recherche, est restreint, prétendent à la direction du discours. À dire vrai, la pertinence des valences est médiate : elles prétendent à la direction du discours non par leur contenu même, mais en vertu de leur petit nombre ; ce même petit nombre autorise leur interdéfinition rigoureuse, et celleci, à son tour, répond de leur grammaticalité, c’est-à-dire de leur autorité, ce qui ne peut se dire des sèmes pour ainsi dire en surnombre. Sous ces précautions, les valences sont comparables à des particules élémentaires de signification : tantôt les valences précisent l’intensité de l’affect éprouvé, ce sont alors des valences dites intensives ; qu’est-ce que dire : je suis triste, sinon mesurer d’abord soi-même sa propre tristesse ? tantôt les valences fixent le degré de conjugaison, de compatibilité, d’harmonie ou d’inharmonie que nous croyons devoir 2 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 90. Il semble, sous bénéfice de vérification, que l’on doive cette acception à Cassirer : ainsi, dans le second volume de La philosophie des formes symboliques, on peut lire : «Il y a des différences de “valences” propres au mythe, de même qu’il y a des différences de valeur pour la logique et l’éthique.» (Paris, Les Editions de Minuit, 1986, p. 105) ; de même, dans le tome 3 : «Cette transformation a lieu lorsque des significations – ou des “valences” – différentes sont attribuées aux différents moments du devenir fuyant.» (op. cit., p. 178.) 3 –2 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 décider entre les choses ; ce sont alors des valences dites extensives, dirigées par les incessantes et indispensables opérations de tri et de mélange qui nous requièrent. Dans le dessein de fixer les idées, mentionnons que nous admettons, sous bénéfice d’inventaire, quatre classes de valences directrices couplées deux à deux : le tempo et la tonicité pour l’intensité ; la temporalité et la spatialité pour l’extensité. Du point de vue terminologique, l’intensité et l’extensité sont des dimensions, le tempo et la tonicité d’une part, la temporalité et la spatialité d’autre part des sous-dimensions. Nous aimerions ajouter deux remarques : (i) dans l’état actuel de cette recherche, la dualité des sous-dimensions demeure une hypothèse particulièrement commode, mais rien n’interdit de penser que le nombre des dimensions soit supérieur à deux et celui des sous-dimensions supérieur à quatre ; (ii) le et qui conjoint les sous-dimensions deux à deux est, de notre point de vue, fallacieux ; ce et a le sens de la préposition par quand elle introduit l’agent dans une tournure passive ; cette transposition, légitime dans la mesure où elle substitue un sens précis à un sens vague, permet de substituer le concept de produit à celui de somme : l’intensité ne serait pas la somme du tempo et de la tonicité, mais leur produit ! de même que l’extensité ne serait pas la somme de la temporalité et de la spatialité, mais également leur produit. La relation s’élève de la composition à l’interdépendance. Ce disant, nous ne faisons que prendre à la lettre l’une des maximes bien reçues dans le discours des sciences dites humaines : le tout est supérieur à la somme des parties. Mais s’il n’en est pas la somme, il faut bien qu’il en soit le produit ! 2. PRESEANCE DE LA COMPLEXITE La substitution du concept de produit à celui de somme n’est qu’un chapitre de l’histoire d’une notion toujours poliment mentionnée, mais rarement prise au sérieux : la complexité. Ainsi, bien que le carré sémiotique admette comme possibilité de droit le terme complexe [s1 + s2 ], aucun parcours n’y conduit ou n’en éloigne ; la raison de cette “boiterie” manifeste du carré sémiotique tient au fait que le terme complexe est pensé comme un artefact sémiotique : ses ingrédients sont sommés séparément et leur rapprochement n’intervient, s’il –3 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 intervient, qu’après. Cassirer avec le «principe de concrescence 4», Hjelmslev en concevant la structure comme une «entité autonome de dépendances internes» proposent une autre approche de la complexité ; selon leur approche, la complexité précède l’opposition qu’elle autorise, sans que celle-ci épuise celle-là. Aussi notre point de départ n’est-il ni l’opposition [a vs b], ni la somme [a + b], mais l’interaction [ab], ce que nous avons appelé le produit ; les grandeurs [a] et [b] sont pour nous moins des sèmes que des vecteurs, des grandeurs mobiles situées sur un continuum orienté, lesquelles, après potentialisation, c’est-à-dire après mémorisation interne, sont susceptibles de différer d’elles-mêmes et de générer les couples et les intervalles [a1 /a2 ] et [ b1 /b2 ], ce qui, par préséance de la complexité sur l’opposition, nous procure le réseau naïf des possibles, puisque ce dernier est l’aboutissant “naturel” de la co-localisation, de l’intersection et de l’interdépendance, soit : b b1 b2 a1 a1 b1 a1 b2 a2 a2 b1 a2 b2 a Ce modèle, décalqué de la linguistique basique, permet de produire des morphologies élémentaires interdéfinies et d’en postuler l’existence si l’expression des variables n’est pas immédiatement analytique, ce qui est le cas dans l’hypothèse du schématisme tensif. En effet, “il ne saute pas aux yeux” que l’intensité conjugue dans le secret de nos affects le tempo et la tonicité, que l’extensité associe la temporalité et la spatialité ; en un mot, la bifurcation des dimensions en deux sous-dimensions corrélées l’une à l’autre reste à démontrer et à apprivoiser. Mais le saut est moins aussi grand que celui qui est demandé au sujet pour passer de la consistance de l’eau pour le toucher à sa formule chimique : H2 0. 4 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 69 & p. 88. –4 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 Plus sérieusement : ce différentiel, qui porte et emporte le produit au-delà de la somme, est l’une des clefs plausibles du sens en discours. Ce qui caractérise l’affect, l’éloigne du lexème pour le rapprocher de l’exclamation, sinon de l’interjection5, c’est sa démesure, son irrécusable «manque de proportion» (Pascal), avant qu’une résolution ne l’amortisse, c’est-àdire ne le temporalise. L’objection selon laquelle l’exclamation et l’interjection seraient hors du système de la langue ne paraît guère recevable, puisque ces formes appartiennent de plein droit au discours, parfois le concentrent, et dès lors il faudrait admettre qu’il y ait dans le discours des grandeurs qui lui sont tout étrangères. Nous préférons suivre Cassirer quand il rapproche l’exclamation et l’interjection de l’étonnement, dont on s’accorde à dire, au moins dans notre propre épistémé, qu’il est au principe du discours, notamment philosophique, pour autant que ce dernier consente à se donner, dit-on, la question : mais d’où vient qu’il y ait quelque chose à dire ? 3. RECONNAISSANCE DES SINGULARITES DE L’ESPACE TENSIF Du point de vue figural, la contiguïté n’est pas un fait, mais une demande et la réponse à cette demande une convention. Ainsi que le démontre R. Steiner, une relation entre deux grandeurs suppose leur appartenance à un même espace : «Si l’on fait abstraction de toute relation imposée par leur nature interne, il ne reste plus que ceci : il existe un rapport des qualités particulières entre elles tel que je puis passer de l’une à l’autre. (…) Qui se demande quel intermédiaire peut être trouvé d’un objet à un autre si l’objet lui-même reste indifférent, répondra nécessairement : c’est l’espace. (…) Que A et B ne forment pas chacun un monde pour soi, c’est ce que dit l’observation dans l’espace. Tel est le sens du côte à côte6.» Cette demande est satisfaite par l’hypothèse du schématisme tensif pour autant qu’elle déclare d’emblée que l’intensité et l’extensité, du seul fait de hanter le même espace, ont rapport l’une 5 Dans le second volume de La philosophie des formes symboliques, Cassirer fait état des «interjections primaires de la conscience [lesquelles] n'ont encore aucune fonction de signification ou de présentation : (...)», op. cit., p. 104. Le terme allemand de «Empfindungslaut», «son de la sensibilité», est immédiatement plus parlant que celui d’interjection. 6 R. Steiner, Le concept gœthéen d’espace, in Gœthe, Traité des couleurs, Paris, Triades, 2000, pp. 47-48. –5 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 avec l’autre. Mais en vertu du même postulat, cette connexion demeure une hypothèse à confirmer. À ces préalables posés, il convient d’ajouter encore ceci : l’intersection des dimensions entre elles est sous le signe de l’inégalité, c’est-à-dire qu’elle requiert l’intervention d’une rection. Les dimensions et les sous-dimensions ne sont rien d’autre, après mutation du point de vue, que des catégories dans l’acception hjelmslevienne du terme. Et la configuration dominante à propos des catégories est celle du partage entre fonctif régi et fonctif régissant7 : c’est celle que nous reconduisons ici en assignant l’intensité comme régissante et l’extensité comme régie. Cette disposition est pour une part obscure pour autant qu’elle intervient comme “en amont“ de l’affect, pour une part tautologique. En effet, le sujet selon l’intensité et le sujet selon l’extensité sont amenés à coexister, à cohabiter en raison de leur divergence : le sujet sensible, par catalyse sensible à, est un patient, s’efforçant de potentialiser le bouleversement que les valences extrêmes de tempo et de tonicité déchaînent en lui ; ce qui passive inexorablement le sujet sensible, c’est l’ampleur des destins, sinon des coups qui le “frappent” : (i) selon la sous-dimension du tempo, c’est un sujet selon le survenir, c’est-à-dire un sujet dépassé, émanant à son corps défendant un temps négatif qu’il a, à ses propres yeux, l’obligation de réduire ; (ii) selon la sous-dimension de la tonicité, c’est un sujet selon le paroxysme, un sujet selon la stupeur, privé des espaces familiers et de ses latitudes d’anticipation qui le rassurent 8. Paradoxalement, l’intensité est dominante, parce que les valences extrêmes qu’elle détermine réduisent à néant et “sur-le-champ” les compétences diverses que le sujet croit détenir et les contrôles sur son entour dont il croit disposer. Surhumains ou inhumains, le survenir et le paroxysme changent, mais sans l’en avertir, le sujet 7 «Catégorie et rection sont donc en fonction l’une de l’autre ; la catégorie se reconnaît en tant que telle par la rection, et la rection à son tour est en vertu de la catégorie.», in Essais linguistiques, Paris, Les Editions de Minuit, 1971, p. 153. 8 Dans bien des cas, les définitions des dictionnaires font allusion aux valences . Ainsi le Micro-Robert propose comme définition de “s’exclamer” : “Proférer des paroles ou des cris (exclamations) en exprimant spontanément une émotion, un sentiment.” Il est difficile d’aller contre, mais que vient faire ici l’adverbe “spontanément”, sinon prendre acte de la syncope d’une certaine temporalité, celle de l’attente, non pas d’une attente –6 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 du faire en sujet du subir. Commutatives, nos émotions règlent, en vertu des valences impérieuses qu’elles sous-tendent, notre identité actantielle. Cette défection soudaine et totale du sujet établit la prévalence fonctionnelle de l’intensité sur l’extensité. Le diagramme suivant souligne la dépendance de la contenance modale du sujet à l’égard des valences vécues : paroxysme intensité extensité subir agir 4. CONSTITUTION DES UNITES La constitution des unités est une problématique inépuisable dans la mesure où cellesci interviennent à la fois comme terme ab quo et terme ad quem d’une démarche exigeante. Cette constitution diffère selon qu’on l’envisage dans le plan du contenu et dans le plan de l’expression. Dans le Cours de linguistique générale, Saussure insiste sur deux caractéristiques. En premier lieu, une unité est admise si elle est conforme à ce que Hjelmslev appellera la «fonction sémiotique» : «L’entité linguistique n’existe que par l’association du signifiant et du signifié ; dès qu’on ne retient qu’un de ces éléments, elle s’évanouit ; (…) 9» Nous ne traiterons pas ici cette question, parce qu’elle excède notre propos. Nous nous bornerons à dire que, sous un certain point de vue, l’intensité intervient au titre de plan du contenu et l’extensité au titre de plan de l’expression. Saussure retient en second lieu : «L’entité linguistique n’est complètement déterminée que lorsqu’elle est délimitée, séparée de située, calculée, pourvue d’un objet annoncé, mais de cette attente générale et ininterrompue qui faisait dire à Bachelard que l’homme était une «puissance d’attente et de guet.» 9 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1962, p. 144. –7 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 tout ce qui l’entoure sur la chaîne phonique10.» Sans méconnaître cette exigence devenue consensuelle, Hjelmslev introduit, en définissant les objets comme des «points d’intersection de faisceaux de rapports», une approche distincte : l’objet s’impose par sa complexité et c’est à ce titre qu’il devient justiciable d’une «analyse», c’est-à-dire d’une «division» et d’un inventaire raisonné. Il n’est pas interdit de penser, si l’on écarte la complication introduite par les syncrétismes, que, au bout du compte, la délimitation de l’unité soit subordonnée à sa complexité. Mais par-dessus tout, il nous semble que la problématique de la délimitation intéresse plutôt le plan de l’expression en raison de la linéarité de ce dernier, et la problématique de la complexité plutôt celui du contenu en raison de sa verticalité. Sous ces précautions, le rabattement des deux sous-dimensions de l’intensité sur les deux sous-dimensions de l’extensité aboutit au réseau suivant de catégories : extensité → régie temporalité spatialité tempo → événement ubiquité tonicité → rythme profondeur intensité régissante ↓ ↓ ↓ Le profit de cette démarche se laisse ainsi formuler : la question du rythme cesse d’être une question en soi ; la spécificité du rythme est seconde : elle est de composition et non de substance ; la spécificité du rythme s’évanouit si l’on considère les composantes en intersection, conformément à l’adage affirmant que les parties d’un tout sont plus générales 10 Ibid., p. 145. –8 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 que ce tout lui-même. Retrouvant “sa famille”, le rythme devient l’un des destins possibles d’un groupe de transformation, ou de déformation. Du point de vue épistémologique, la définition tensive du rythme : rythme ≈ tonicité → temporalité présente trois propriétés remarquables : (i) elle est complexe, et cette complexité n’est pas de circonstance, c’est-à-dire fortuite, mais de nécessité ; (ii) les prédicats locaux d’une catégorie ne sont rien d’autre, après correction des inégalités d’échelle ou d’étendue, que les principes cardinaux de la théorie retenue : de deux choses l’une : ou bien les prédicats locaux sont étendus au discours, ou bien les principes sont réduits au syntagme ; la profondeur de l’espace ainsi aménagé répond de ce va-et-vient entre un là imposant et un là-bas s’amenuisant ; (iii) dans le plan de l’expression, les définitions, savantes ou non, se proposent de mettre en communication, mais au cas par cas, le méta-langage, pour autant qu’il s’assujettit à l’interdéfinition, et le langage-objet. Dans le cas qui nous occupe, la définition sert de médiation entre l’hypothèse globale du schématisme tensif et la compacité d’un concept local, ici le rythme : schématisme tensif définition médiatrice concept synthétique ↓ ↓ ↓ dépendance de l’extensité à l’égard de l’intensité tonicité régissante + temporalité régie rythme Ce faisant, un passage est ménagé, à la manière d’un gant que l’on retourne, entre les données de grande envergure propres à l’espace tensif, qui font l’objet d’une déclaration préalable, et les catégories dégagées par l’analyse des discours ; les analysants des dimensions –9 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 deviennent les définissants des concepts : littéralement, les concepts familiers dont nous usons deviennent les prête-noms des dimensions et des sous-dimensions structurant l’espace tensif : prévalence intensive définition schématique catégorie tempo → temporalité événement tempo → spatialité ubiquité tonicité → temporalité rythme tonicité → spatialité profondeur ↓ ↓ ↓ prévalence du tempo prévalence de la tonicité La conséquence manifeste de la mise en réseau se laisse ainsi énoncer : le sort du rythme est lié aux trois autres configurations avec lesquelles il est en contact. Aussi, après avoir envisagé le rythme, nous nous attacherons à caractériser sommairement les catégories dont il se démarque. 5. LEGALITE TENSIVE DU RYTHME Pour un lecteur de Hjelmslev, les fort nombreuses descriptions du rythme restent incertaines en raison de la confusion entretenue entre le «schéma» d’une part, la «norme» et l’«usage» d’autre part. Toutefois nous adoptons ici une version restrictive de la notion de «schéma» : nous renonçons au contenu «algébrique» et nous conservons l’exigence d’abstraction : le «schéma» est reconnu comme une «forme pure, définie indépendamment de sa –10 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 réalisation sociale et de sa manifestation matérielle11 ;» Comme l’a montré P. Sauvanet12, l’entreprise est désespérée qui se propose d’atteindre le «schéma» du rythme à partir d’un usage bientôt érigé en origine, c’est-à-dire en mythe du rythme : que l’on invoque la marche, la respiration, le corps au travail ou le corps en transe, les rythmes biologiques ou cosmologiques,… dans chaque cas, il est aisé d’opposer tel usage à tel autre ; force est alors d’invoquer une polyrythmie, c’est-à-dire la déformabilité d’une configuration par laquelle il eût fallu commencer. On l’aura pressenti : le «schéma» d’une catégorie est constitué : (i) par la sélection d’une sous-dimension intensive et d’une sous-dimension extensive ; (ii) par la dépendance de la seconde à l’égard de la première. Ce point rappelé, nous sommes en mesure de formuler en toute clarté notre hypothèse : ces deux données permettent, à elles seules, de fonder les caractéristiques généralement attribuées au rythme. La sous-dimension de la tonicité admet pour fonctifs élémentaires la tension : [tonique vs atone] Dès lors, on ne s’étonne plus de voir, par exemple, le Micro-Robert aborder le rythme comme une “répartition des valeurs (temps forts et temps faibles) dans le temps.” Dans Réflexions et propositions sur le vers français, Claudel adopte certes un point de vue «transcendant» intéroceptif, qui en appelle à la fois au «cœur» et aux «poumons», mais il pose comme directrice l’inégalité accentuelle : «3. L'expression sonore se déploie dans le temps et par conséquent est soumise au contrôle d'un instrument de mesure, d'un compteur. Cet instrument est le métronome intérieur que nous portons dans notre poitrine, le coup de notre pompe à vie, le cœur qui dit indéfiniment : Un. Un. Un. Un. Un. Un. Pan (rien). Pan (rien). Pan (rien). L'ïambe fondamental, un temps faible et un temps fort.» 11 L. Hjelmslev, Essais linguistiques, op. cit., p. 80. –11 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 Et d'autre part la matière sonore nous est fournie par l'air vital qu'absorbent nos poumons et que restitue notre appareil à parler qui le façonne en une émission de mots intelligibles13.» Le traitement de la tonicité est contrastif et se donne comme différence élémentaire : [tonique vs atone]. Cette structure opposait déjà chez les Grecs le «posé» au «levé» . Citant M. Emmanuel, G. Brelet dans Le temps musical écrit : «Le posé correspond à la partie intense de la mesure (thésis), le levé à la partie faible (arsis)14.» Mais cette tension élémentaire attend la modalisation temporelle qui va changer sa «carrure» en liberté relative pour l’énonciateur, le tempo rubato des musiciens, en imprévu apprécié de l’énonciataire : «Le posé n’est pas en effet une sèche percussion, mais la prévalence d’une certaine zone temporelle où se trouve dégagée en sa pureté la forme essentielle du rythme15.» La relation du rythme à la temporalité est plus délicate à démêler. Cette relation a fait l’objet d’interprétations contradictoires, les uns affirmant la complémentarité du rythme et du temps, les autres la rejetant16. Quoi qu’il en soit, la temporalité dans notre univers de discours, à la suite de Saint Augustin notamment, est tenue pour obscure, selon quelques-uns pour indicible. Nous n’en croyons rien personnellement, et si nous pouvons concéder qu’il est malaisé de dire le temps, nous affirmons que les sujets n’ont aucune peine à se servir du temps. Particulièrement tenace, le préjugé philosophique réside dans le projet de tenir un discours sur le temps indépendamment de l’expérience, de la pratique du temps, dont chacun détient, fort heureusement, la prérogative. 12 P. Sauvanet, Le rythme et la raison, tome 1 – Rythmologiques, Paris, Kimé, 2000, pp. 17-65. P. Claudel, Réflexions et propositions sur le vers français, in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1973, p. 5. 14 G. Brelet, Le temps musical, tome 1, Paris, P.U.F., 1949, p. 282. 15 Ibid. 16 C’est notamment l’opinion de Valéry dans les Cahiers : «Rythme – voilé peut-être par des opinions comme celles-ci : une longue vaut 2 brèves. Oui selon le temps – non selon le rythme. Car le rythme exclut le temps, se substitue à lui dont il est organisation. Le rythme est au temps ce qu'un cristal est à un milieu amorphe.» C'est un temps tout actes, et les silences y sont des actes.» in Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1973, p. 1296. 13 –12 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 Plurielle, la sous-dimension de la temporalité subsume, sous bénéfice d’inventaire trois temporalités, sans doute trois “styles” temporels distincts : le temps volitif des directions, le temps démarcatif des positions et le temps phorique des étendues17, chacun de ces temps mettant à la disposition des sujets un jeu de valences opératoires, c’est-à-dire commutatives : paradigme valences temps directif des volitions visée vs saisie temps démarcatif des positions antériorité vs postériorité temps phorique des étendues longueur vs brièveté ↓ ↓ Afin de prévenir les malentendus, nous ferons valoir que le temps directif des volitions oppose la visée projective, protensive dans la terminologie de Husserl et de Merleau-Ponty, à la saisie rétrospective, ou encore rétensive ; eu égard aux modes d’existence tels qu’ils sont abordés dans Tension et signification18, la visée intéresse l’actualisation, et la saisie, la potentialisation. Le temps démarcatif des positions privilégie l’avant et l’après ; en principe, ce temps est un temps facile à manier quand il est implicatif, c’est-à-dire lorsque l’avant engendre l’après, ainsi que les historiens se plaisent à le croire ; par contre, que la relation sur- 17 Cf. Cl. Zilberberg, De l’humanité de l’objet (à propos de W. Benjamin, in Visio, volume 4, numéro 3, automne 1999-hiver 2000, pp. 93-94. 18 J. Fontanille & Cl. Zilberberg, Tension et signification, Liège, P. Mardaga, 1998, p. 99 & p. 137. –13 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 vienne et s’avère concessive, et le maniement en devient délicat si l’on admet avec Bachelard que l’après invente l’avant. Mais, à nos yeux, le temps le plus remarquable est le temps phorique des étendues : il fait signe à une propriété, à certains égards miraculeuse : l’élasticité du temps. À la morne uniformité du temps newtonien, le temps sémiotique oppose sa disponibilité, tantôt complice, tantôt sournoise. Si le sujet a prise sur le temps, il le doit au temps phorique des étendues, pour autant que le sujet peut, selon son vœu, l’allonger ou l’abréger. Il est maintenant compréhensible que la relation du rythme à la temporalité change de signification selon le terme du paradigme du temps qui se trouve sélectionné. Eu égard, au temps volitif des directions, il semble difficile de ne pas tomber d’accord avec O. Paz écrivant dans L’arc et la lyre : «La succession de coups et de pauses révèle une certaine intentionnalité, quelque chose comme une direction. Le rythme provoque une expectative, une sorte de suspens. S'il s'interrompt, nous ressentons un choc. Quelque chose s'est brisé. S'il se poursuit, nous espérons quelque chose que nous ne parvenons pas à nommer. Le rythme engendre en nous une disposition d'âme qui ne pourra s'apaiser que lorsque ce "quelque chose" surviendra. Il nous situe dans l'attente. Nous sentons que le rythme est une marche vers quelque chose, (…)19 » La relation du rythme au temps démarcatif des positions concerne en première approximation l’avant et l’après. Ainsi que l’a montré P. Fraisse, pour ce qui constitue le groupe rythmique, l’accent «apparaît comme placé plutôt en tête, parfois à la fin du groupe20.» Mais la distinction des positions selon leur ordre ne vaut que pour le plan de l’expression. Pour le plan du contenu, l’avant et l’après réclament un engagement actantiel selon [demande vs réponse] qui assigne la demande comme antérieure à la réponse. Mais il nous faut aller plus loin : la demande et la réponse sont les fonctifs d’une fonction tensive de premier rang : l’attente ; la demande qui n’obtient pas satisfaction sur-le-champ change le présent en attente ; l’attente n’est rien d’autre que la demande d’une réponse qui tarde. On comprend dès 19 20 O. Paz, L'arc et la lyre, Paris, Gallimard, 1965, p. 70. P. Fraisse, Psychologie du rythme, Paris, P.U.F., 1974 , p. 81. –14 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 lors que Valéry ait érigé l’attente en clef heuristique du rythme : «Une note en attend une autre ou ne l'attend pas.(...) C'est cette construction qui est le rythme.(...) Saisir le rythme ou le non-rythme est entièrement indépendant du dénombrement.(...) mais ma mémoire possède la quantité qu'il faut sans numérer. – Car il n'est pas question d'unités pour elle21.» Ici se fait jour un paradoxe précieux, peut-être indispensable : la demande expecte d’abord la non-réponse, ce que Hölderlin appelle dans les Remarques sur Œdipe, à propos du «calcul» de l’œuvre, la «césure» : «Le transport tragique est à la vérité proprement vide ; il est le moins pourvu de liaison. Par là, dans la consécution rythmique des représentations, où s’expose le transport, ce que l’on nomme dans la mesure des syllabes la césure, la pure parole, la suspension antirythmique, devient nécessaire pour rencontrer comme arrachement le changement et l’échange des représentations à un tel sommet qu’alors ce ne soit plus le changement des représentations, mais la représentation en elle-même qui apparaisse22.» Le temps démarcatif des positions achemine vers le temps phorique des étendues articulé selon [long vs bref]. Ce temps dispose de deux opérateurs remarquables : l’abrègement et l’allongement. L’allongement est déjà à l’œuvre dans le temps démarcatif, puisque la «césure», en principe sans épaisseur, se trouve augmentée, dilatée, exaltée par le retard, dans la mesure où ce dernier a pour objet interne la suspension qui sensibilise le sujet. Le temps phorique des étendues, articulé selon [long vs bref] prend également en charge la tonicité, puisque la tonalisation, c’est-à-dire couramment l’accentuation, allonge les durées et que l’atonisation les abrège ; par tous relevée ou admise quand il est question du rythme, l’inégalité figurale [fort vs faible] est schématisée par l’inégalité figurative [long vs bref] 23. 21 P. Valéry, Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard-La Pléiade, 1973, pp. 1283-1284. F. Hölderlin, Remarques sur Œdipe, in Œuvres, Paris, Gallimard-La Pléiade, 1989, p. 952. 23 Rien n’est plus courant que de voir dans le cinéma un “art de l’image en mouvement”, mais cette évidence ne vaut que pour le plan de l’expression ; quant au plan du contenu, il semble au premier chef viser une économie ou une rhétorique proprement temporelle. C’est du moins ce que laissent entendre certains passages des entretiens de Hitchcock avec Fr. Truffaut : 22 –15 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 Le tableau suivant ramasse les grandeurs pertinentes déployant les éléments de la structure de base : tonicité temporalité temps directif temps démarcatif temps phorique la visée antéposition de la non-réponse long vs bref ↓ tonique vs atone ↓ ↓ Nous pouvons revenir à la relation entre le schéma et l’usage. En principe, le schéma saisit les catégories relativement distantes, c’est-à-dire les voies qui relient le moi au nonmoi ; l’usage rapproche ces catégories en changeant leur “adverbialité” en centralité ; l’usage établit la dignité des compléments circonstanciels de “manière” et de temps comme objets discursifs, puisque ce qui fait de telle grandeur figurative un objet de discours, c’est la frappe accentuelle que cette grandeur a reçue et qu’il communique au sujet dans le procès de l’attente : schéma usage tonicité → accentuation temporalité → attente «F.T — Je crois aussi que votre style et les nécessités du suspense vous amènent constamment à jouer avec la durée, à la contracter quelquefois, mais plus souvent encore, à la dilater, et c’est pourquoi le travail d’adaptation d’un livre est beaucoup plus différent pour vous qu’il ne l’est pour la plupart des cinéastes. A.H. — Oui, mais contracter ou dilater le temps, n’est-ce pas le premier travail du metteur en scène. Ne pensez-vous pas que le temps au cinéma ne devrait jamais avoir de rapport avec le temps réel ? (…)», in Hitchcock-Truffaut, Edition définitive, Paris, Ramsay, 1983, p. 57. –16 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 En démarquant une formule de G. Brelet : «Le temps est rythmique et le rythme est temporel.», 24 nous admettrons que le rythme, en raison de sa teneur schématique, est au point d’ajustement des deux propositions suivantes : la tonicité est temporalisante dans l’exacte mesure où la temporalité est tonalisante. 6. AUTRES LEGALITES Nous l’avons mentionné : si une grandeur appartient à un réseau, la validité de l’analyse de cette grandeur est liée à celle des autres grandeurs saisies par le réseau, c’est-à-dire ici aux trois autres grandeurs que nous avons identifiées : la profondeur, l’événement et l’ubiquité. Ce que nous ferons plus brièvement. 6.1 la profondeur Comme le rythme, la profondeur a pour constante la tonicité, mais cette dernière ne régit plus la temporalité comme dans le cas du rythme, mais la spatialité. La formule tensive de la profondeur est : profondeur ≈ tonicité → spatialité La spatialité n’est pas moins délicate que la temporalité, et l’espace, loin d’être homogène, apparaît, si la métaphore est tolérée, comme une mosaïque d’espaces25. Dans les limites de ce travail, nous nous contenterons de la tripartition suivante : l’espace géométrique, l’espace perceptif et l’espace mythique. À partir de l’observation suivante de Cassirer : «À l’inverse de l’homogénéité qui règne dans l’espace conceptuel de la géométrie, chaque lieu et chaque direction est affecté dans l’espace intuitif du mythe d’un accent particulier, qui renvoie lui-même à l’accentuation fondamentale propre au mythe, à la distinction du sacré et du profane26.», nous admettrons que l’espace géométrique est inaccentué, que l’accent dans l’espace mythique est fixe, tandis qu’il change de place dans l’espace perceptif. En raison de 24 G. Brelet, Le temps musical, op. cit. , p. 260. Voir notamment L. Binswanger, Le problème de l’espace en psychopathologie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998. 26 Ibid., p. 111. 25 –17 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 cette relation positive à l’accent, on peut admettre que l’espace mythique et l’espace perceptif présentent la même stratification : paradigme valences espace directif des volitions ouvert vs fermé espace démarcatif des positions extériorité vs intériorité espace phorique des étendues repos vs mouvement ↓ ↓ L’espace volitif des directions a pour structure de base la tension [ouvert vs fermé] ; cette hypothèse est nécessaire pour établir le paradigme des directions élémentaires : [entrer vs sortir] ; les aboutissants de ces deux opérations conduisent à l’espace démarcatif articulé selon [intérieur vs extérieur ] ; sans l’apparition, dans l’ouvert, d’un repli, d’une poche, d’une occlusion,… bref d’une singularité, l’espace en s’étendant à l’infini s’évanouirait à nos yeux ; enfin la dépendance générale de l’extensité à l’égard de l’intensité détermine cet espace comme phorique : en repos si la tonicité est nulle, en mouvement si elle est forte. La profondeur, indépendamment des significations spéciales qu’elle revêt dans l’espace perceptif, est le schème qui procure à la tonicité figurale les formants figuratifs qui lui sont indispensables27 . À partir du réseau suivant : 27 Nous transposons, à nos risques, l’avis de Bachelard : «Alors que la matière se présente à l’intuition naïve dans son aspect localisé, comme dessinée, comme enfermée dans un volume bien limité, l’énergie reste –18 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 dimensions ↓ valences tonicité tonique spatialité atone ouvert fermé À titre personnel, nous devons la compréhension de l’information de la profondeur à partir de la tonicité à G. Deleuze. Dans le cinquième chapitre de Différence et répétition, le philosophe affirme d’abord l’orientation décadente du devenir de l’intensité, pour nous selon notre convention : de la tonicité ; mais cette déperdition est affirmée comme double : «L’intensité est différence, mais cette différence tend à se nier, à s’annuler dans l’étendue et sous la qualité 28.» Ainsi les moins intensifs deviennent des plus extensifs selon le modèle de la corrélation inverse et, selon cette perspective, la profondeur ne serait que la limite de cet épuisement irrémédiable. Du point de vue théorique, la profondeur mesure la distance entre les termes extrêmes d’un paradigme, c’est-à-dire entre les sur-contraires [s1 ] et [s4 ]. Ce couple suppose la distinction tout élémentaire entre les sous contraires [s2 ] et [s3 ] et les sur-contraires [s1 ] et [s4 ], distinction qui fait signe à une sémiotique des intervalles que nous avons abordée ailleurs. Mais ces intervalles, du fait de leur appartenance à l’espace tensif, mesurent, si la chose peut être pensée, des affects ; la profondeur trahit l’intensité, c’est-à-dire qu’elle la manifeste en la dépensant autant qu’elle l’exprime en la manifestant, toujours selon G.Deleuze : «Dans l’être, la profondeur et l’intensité sont le Même – mais le même qui se dit sans figures ; on ne lui donne une configuration qu’indirectement, en le rattachant au nombre.», In Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 1958, p. 67. 28 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1989, p. 288. Pour le sémioticien naïf, la réflexion de Deleuze ne va pas de soi, car elle concerne la sémiosis, qui est généralement reçue comme stable. Mais si le langage, même pour Hjelmslev, est sous le signe de l’ενεργεια, si comme l’écrit Deleuze : «La différence s’explique, mais précisément elle tend à s’annuler dans le système où elle s’explique.» (ibid. , p. 293), alors la mise en œuvre du langage à travers le discours est plutôt un travail consumant des forces, ici des valences, qu’un usage, plutôt une dynamique procédant par “pertes et profits” à évaluer. –19 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 de la différence. La profondeur est l’intensité de l’être, ou inversement29.» Pour désigner la dynamique interne de la profondeur, nous ferons appel au terme de «rayonnement», que nous empruntons à Merleau-Ponty30. Soit : tonicité → spatialité accentuation → rayonnement schéma usage 6.2 l’événement Nous avons posé plus haut que l’événement avait pour définition tensive : événement ≈ tempo → temporalité La sémiotique greimassienne a longtemps privilégié la narrativité, puisque les structures déterminantes étaient les structures narratives dites profondes et de surface. Le discours n’est pas oublié, mais il n’est demandé aux structures discursives que d’“habiller” les structures narratives. Cette emprise de la narrativité sur la sémiotique tout entière détermine la définition restrictive de l’objet : les apports de Propp, Greimas et… Freud mettent en avant le manque, mais le paradigme permettant d’accueillir cette réponse même fait, nous semble-t-il, encore défaut. Le même reproche peut être adressé à la phénoménologie. Le manque épuiset-il la définition sémiotique de l’objet ? La réponse est tributaire des présupposés, des axiomes, déclarés ou non, de la théorie. La narrativité, en vertu de l’inflexion que Greimas lui a donnée, insiste sur le devenir du sujet : le «schéma narratif» est, selon Greimas, le dépositaire du «sens de la vie», formule qui opère, sans le soupçonner, le syncrétisme de tel contenu et de son extension. Ce rappel permet d’ébaucher, sous l’autorité du tempo, le paradigme du devenir. La différenciation du 29 Ibid., p. 298. –20 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 tempo selon [vif vs lent ] entraîne irrésistiblement pour le sujet une commutation de ce que nous aimerions appeler sa contenance : la vitesse la plus élevée pour le sujet, à savoir celle de l’instantanéité, a pour corrélat un sujet selon le survenir, un sujet sidéré, tandis que la lenteur informe et entretient un sujet selon le parvenir, un sujet patient : tempo vitesse lenteur survenir parvenir Du point de vue épistémologique stricto sensu, les alternances systémiques («ou… ou…») auraient pour raison dernière les singularités de notre machine à vivre : pourquoi sommes-nous conduit à poser entre le survenir et le parvenir une relation d’alternance ? parce que les valences de tempo respectivement abrègent et allongent la durée et que nous sommes ainsi “faits” que nous ne pouvons pas simultanément habiter deux temporalités contrastant à tous égards, c’est-à-dire par leurs valences, l’une avec l’autre. L’impossibilité existentielle du «et… et…» répond de la nécessité admise du «ou… ou…». De sorte que le face-à-face du sujet et de l’objet devient le théâtre d’un renversement : le survenir, aussi longtemps qu’il n’est pas résolu, met en présence un sujet passivé, décontenancé, et un objet activé : l’événement, puisque ce dernier est, selon le Micro-Robert, “ce qui arrive et qui a de l’importance pour l’homme.” Il n’est pas question dans l’état actuel de la recherche, d’expliquer, mais tout au plus de comprendre en posant les prémisses suivantes : (i) l’affect est la mesure de la grandeur noologique de l’événement, de son “impor- 30 «(…) toute chair, et même celle du monde, rayonne hors d’elle-même.» in L’œil et l’esprit, Paris, Folioessais, 1989, p. 81. –21 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 tance pour l’homme” ; (ii) nous avons admis ailleurs 31 que l’extrême vitesse concentre et que l’extrême lenteur étend, de sorte que, lors de la détonation trochaïque de l’événement, toute la tonicité, dont le sujet est capable, se trouverait concentrée et comme saturée, au lieu de se trouver distribuée et diluée ; c’est du moins ce que laisse entendre le fragment suivant des Cahiers de Valéry : «Tout événement brusque touche le tout. Le brusque est un mode de propagation. La pénétration de l’inattendu plus rapide que celle de l’attendu, — mais la réponse de l’attendu plus rapide que de l’ inattendu (…)32. » Ainsi que nous l’avons laissé entendre, pour le sujet, le paradigme de l’advenu distingue entre les faits qui se produisent selon l’attente et ceux qui se produisent contre toute attente, mais cette distinction recouvre une double inégalité : les faits qui se produisent selon l’attente sont nombreux et relativement insignifiants puisque leur réalisation a été précédée par leur actualisation, puisque d’une certaine façon ils sont déjà là, tandis que ceux qui se produisent contre toute attente sont rares et gros de sens, donnant à penser que le nombre et la gravité variaient en raison inverse l’un de l’autre. Ce que le mythe laisse entendre si l’on admet l’avis de Cassirer : «Ce qui fait problème, c’est moins le contenu de la mythologie que l’intensité avec laquelle il est vécu, et la foi qu’on lui accorde au même titre que n’importe quel objet existant effectivement33.» Le tempo précipité de l’événement aboutit à une syncope de la temporalité : le temps est momentanément hors de ses gonds aussi longtemps que la sommation de l’éclat est éprouvée par le sujet. Tout éclat étant promis à la décadence si un contre-programme crédible de rétention n’est pas mis en place, bientôt le temps phorique reprend ses droits, mais ce 31 Cl. Zilberberg, Signification du rythme et rythme de la signification, in Degrés, n° 87, automne 1996, a- a26. 32 P. Valéry, Cahiers, op. cit., p. 1288. Cet aperçu de Valéry se comprend mieux si l’on se souvient que le discursif et l’affectif sont en symbiose l’un avec l’autre : «Tout fait mental n’est que demande et réponse.» (ibid., p. 981)). 33 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2 , op. cit., p. 20. –22 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 temps qui fait retour est un temps qui est sous le signe de la saisie, car la superlativité de l’éclat le transpose aussitôt comme mémorable : seul l’intense est mémorable. schéma usage tempo soudaineté → → temporalité pérennisation 6.3 l’ubiquité Pour le Littré, l’ubiquité est définie comme “l’état de ce qui est présent partout.” Le Littré nous fournit encore deux indications précieuses : (i) “ubiquiste se dit d’un homme qui se trouve bien partout. Se dit, par exagération, d’un homme qui voyage très fréquemment et très rapidement, de sorte qu’il paraît être dans plusieurs endroits à la fois.” L’ubiquiste ferait donc échec au principe de localité défendu par Baudelaire dans le poème Les Hiboux ; (ii) était “ubiquitaire” le “Luthérien qui admet que le corps de Jésus-Christ est présent dans l’eucharistie en vertu de sa divinité présente partout”. L’ubiquitaire, en présence du dilemme tensif : concentration ou diffusion de la valeur ? opterait pour la diffusion. Pour sa part, le Micro-Robert donne de l’ubiquité la définition suivante : “présence en plusieurs lieux à la fois”. L’ubiquité serait donc une modalité diffusante attribuée à l’objet par l’observateur : atteint de la bougeotte, l’ubiquiste donne l’impression d’être “présent partout” ; pour l’ubiquitaire, si l’humanité commune est contrainte par le principe de localité, la surhumanité est alors dans la nécessité de transcender cette contrainte. Dans le cas de l’ubiquiste, la véridiction est mise à contribution ; dans celui de l’ubiquitaire, c’est la fiducie qui est sollicitée. Plutôt passéistes, nos deux dictionnaires ne font aucune allusion à l’accélération de la “vie” qui frappe les diverses isotopies de l’existence les unes après les autres. L’ubiquité croissante des objets met la sémiotique à l’épreuve. En effet, la généralisation décrétée du manque se heurte à une objection mainte fois formulée : le conte popu–23 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 laire convient à un monde dominé par la rareté des ressources. Dans un tel univers, le bien dérobé inaugure un manque et une détresse et l’on comprend que celui qui récupère le bien et restaure le droit soit, dans cet univers, honoré et qu’il épouse la fille du roi… La révolution industrielle et la production dite de masse n’ont pas mis fin, loin s’en faut, à la pauvreté ; elles l’ont même accrue ici et là dans des proportions inadmissibles, mais elles ont indiscutablement modifié le contenu des représentations : la grandeur décisive n’est plus le manque, mais l’abondance de l’offre, et elle est telle que chaque objet est, si l’obsolescence, autre visage possible du tempo, ne l’a pas frappé, en passe de devenir surnuméraire. Et ce n’est sans doute pas le fait du hasard si la sémiotique, avec notamment les travaux de J.M.Floch, a été amenée à accorder une place croissante au marketing. L’univers du conte populaire et celui du marketing sont “symétriques et inverses” l’un de l’autre : si, dans l’univers du conte populaire, le désir du sujet est déterminé par la nécessité, dans l’univers du marketing il convient de manipuler le sujet de façon telle qu’il en vienne à désirer un objet dont il n’éprouvait pas, il y a quelques instants encore, le besoin. Ceci est trop connu pour qu’on s’étende. L’hypothèse du schématisme tensif éclaire en partie ces fonctionnements. Si, du point de vue figural, le marketing a affaire à des objets qui se copient les uns les autres et à des sujets blasés, du point de vue figural les choses se présentent sous un jour bien différent : le sujet manipulateur doit venir à bout, ou tout au moins contourner deux contre-programmes éminemment dissuasifs : l’efficience sémiotique du nombre, c’est-à-dire du surnombre, et celle du tempo, puisque la distance et l’attente, mutuellement convertibles, sont virtualisées. Le sujet manipulateur se heurte à l’ambivalence de l’immédiateté : sa ressource, à savoir offrir en tous lieux et mettre “démocratiquement” à la portée de tous, selon le jargon en vigueur, le même produit, peut devenir mortifère pour la valeur de l’objet de valeur, si les sujets en viennent à soupçonner que la valeur reçue par chacun est, c’est-à-dire ici n’est que le quotient de la valeur mythique attribuée au produit par le nombre — en principe croissant — de ses détenteurs… –24 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 Cette ambivalence est difficilement évitable. L’ubiquité a été envisagée par deux penseurs d’envergure, Valéry et W. Benjamin , le second se référant explicitement au premier, puisque W.Benjamin place en exergue du beau texte qu’il consacre à la disparition de l’«aura» un long paragraphe qu’il emprunte au texte de Valéry datant de 1928 et intitulé : La conquête de l’ubiquité.34 Or les attitudes de l’un et de l’autre sont bien différentes : dans l’ensemble, Valéry est personnellement favorable à la mutation technique et le ton adopté est épidictique dans la terminologie d’Aristote ; dans le jargon de la publicité, Valéry est “acheteur” ; à propos de la musique, n’écrit-il pas : «Naguère, nous ne pouvions jouir de la musique à notre heure même, et selon notre humeur. (…) Que de coïncidences fallait-il ! C’en est fait à présent d’une servitude si contraire au plaisir, et par là si contraire à la plus exquise intelligence des œuvres. (…)35» La comparaison entre les deux analyses pèche sur un point : Valéry a en vue d’abord la musique et W.Benjamin les arts plastiques et si dans les deux cas on peut parler de reproduction, c’est-à-dire de simulacre, il est clair que le simulacre musical et le simulacre pictural diffèrent sensiblement l’un de l’autre. Dans les limites de ce travail, nous nous contenterons d’indiquer que le «déclin de l’aura» est dû, selon W.Benjamin, à la satisfaction de l’impératif moderne de l’immédiateté : «(…) “rendre” spatialement les choses “plus proches” de soi, est, pour les masses contemporaines, un désir exactement aussi passionné que leur tendance à surmonter l’unicité de tout donné par la réception de sa reproduction36.» L’immédiateté et sa condition, la multiplication, sont au principe de la jouissance «à notre heure même», tandis que pour W.Benjamin le rapport à l’œuvre exige «l’unicité et la durée», l’unicité propre aux valeurs d’absolu et la durée, laquelle suppose la dénégation de la vitesse au profit de la lenteur. La formule tensive de l’ubiquité s’établit ainsi : 34 P. Valéry, La conquête de l’ubiquité, in Œuvres, tome 2, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1960, pp. 1284- 1287. 35 Ibid., p. 1286. W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, in Sur l’art et la photographie, Paris, Carré, 1997, p. 27. 36 –25 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 → schéma tempo usage soudaineté spatialité → immédiateté 7. POUR FINIR Ces catégories interdéfinies forment en principe un système non pas d’oppositions exclusives, mais de prévalences circonstancielles : tonicité → temporalité schéma rythme usage → accentuation attente tonicité → spatialité schéma profondeur usage accentuation → rayonnement tempo → temporalité schéma événement usage soudaineté → pérennisation tempo → spatialité schéma ubiquité soudaineté usage –26 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 → immédiateté La centralité de l’énonciation rend au fortuit, à l’imprévu, aux circonstances, la place que les théories “algébrisantes” ou hypothético-déductives leur refusent. Pour ce qui regarde le procès prenant en charge ce système, il est plausible que ce qui se constitue, au moins en certaines circonstances, comme objet soit un complexe ajoutant l’une à l’autre, c’est-à-dire excédant tel usage, deux catégories : (i) dans le cas où la tonicité prévaut, l’objet serait le complexe réunissant le rythme et la profondeur ; (ii) dans le cas où le tempo prévaut, l’objet serait le complexe associant l’événement et l’ubiquité, le premier ayant vocation à combler un sujet selon la lenteur, le second un sujet selon la célérité ; ainsi le rythme préviendrait le manque de profondeur, de même que la profondeur éviterait de se voir reprocher l’absence de rythme ; pour la seconde paire catégorielle, l’événement entend ajouter à la pérennisation la présence “tous azimuts”, de même que l’ubiquité finira par potentialiser et privilégier l’un de ses moments. À titre d’illustration hâtive, l’univers convulsif des médias, avec ses configurations récurrentes : l’obsession du “direct”, du “live”, l’invocation incessamment lancée à “notre reporter sur place”, conjoint manifestement au titre de la saisie : l’événement, au titre de la visée : l’ubiquité ; au terme de cette conjonction, le monde ne serait, est-il affirmé, qu’un grand village en proie à des détonations sans lendemain. L’univers ainsi médiatisé, c’est-à-dire modalisé par la double prévalence de l’événement et de l’ubiquité, est “symétrique et inverse” de celui qui était dirigé – autrefois ? – par la double prévalence de la profondeur et du rythme propres aux mythes de fondation, c’est-à-dire historiquement parlant aux grandes religions connues. Du point de vue figural, le tempo est plutôt temporalisant, la tonicité plutôt spatialisante. Nous ne ferions pas état de cette double inflexion si nous n’en avions trouvé l’annonce chez Cassirer : «(…) car le mythe en tant que tel, le muthos, implique, selon sa signification essentielle, une perspective beaucoup moins spatiale que temporelle : il désigne un certain “aspect” temporel qui est imposé à la totalité du monde37.» 37 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, op. cit. , p. 132. –27 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 Cette hypothèse admise, nous accédons à un paradigme de l’objet distinguant d’une part les objets simples, d’autre part des objets enrichis et exaltants, en un mot superlatifs. Cette supériorité axiologique est acquise au point de vue figuratif ; ne suffit-il pas de demander : qu’est-ce qui est à croire : le croyable ou l’incroyable ? qu’est-ce qui est à pardonner : le pardonnable ou l’impardonnable ? pour savoir et de façon certaine que la croyance à l’incroyable surpasse infiniment la croyance au croyable, de même que le pardon de l’impardonnable disqualifie le pardon du pardonnable. Si bien que telle grandeur s’installerait dans le champ du discursif à titre d’objet en raison d’abord, peut-être seulement, de la démesure qu’elle chiffre, tantôt selon le tempo, tantôt selon la tonicité. D’un certain point de vue, c’est l’objet qui, en vertu de sa disproportion, saisit le sujet. Pour la plupart de ceux que l’énigme du rythme a fascinés, le rythme est associé à deux affects certains : de moi à moi, une euphorie et selon Claudel une «justesse» ; de moi à autrui, l’échange immédiat. Personne ne peut, à l’heure actuelle, prétendre résoudre complètement un affect, mais il semble raisonnable d’admettre que le tempo et la tonicité sont comme les cordes de notre être, si bien que le toucher de ces cordes est affectant, au prorata des valences émues. [mai 2001] –28 – Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001