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Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001
REMARQUES SUR L’ASSIETTE
TENSIVE DU RYTHME
1. CONDITIONS DUNE CONNAISSANCE DE LAFFECT
Nous aimerions prévenir les malentendus possibles à propos du titre que nous avons
retenu. En premier lieu, la tensivité fait signe à l’affectivité, au «phénomène d’expression»
dans la terminologie de Cassirer ; les sciences dites humaines ont voulu copier, selon le vœu
de certains, se fondre dans les sciences de la nature en prônant l’objectivation de leurs mé-
thodes. Tout n’est pas blâmable, loin s’en faut, dans cette démarche, et les maîtres de la sé-
miotique, dont je me réclame personnellement, Saussure, Hjelmslev et Greimas, ont tenu à ce
que les méthodes et les procédures soient transmissibles et contrôlables, mais l’objectivation
de la méthode est une chose et celle de l’objet une autre. Pour faire court, les sciences de la
nature ayant éradiqué la subjectivité et l’affectivité, les sciences dites humaines devaient sinon
bannir l’affectivité, du moins la tenir pour insignifiante : «Croyances. Toute la question est de
décider si les émotions doivent être finalement conservées dans le système de la connaissance
ou bien éliminées comme n’ayant avec lui qu’une relation fortuite et historique (…)1 De
notre point de vue, l’affectivité doit non seulement être «conservée», mais centralisée dans la
mesure où les affects sont, selon une justesse à déterminer, les raisons de nos raisons en
discours.
En second lieu, la tensivité n’est ici rien d’autre que l’«intersection» de l’intensité et
de l’extensité, c’est-à-dire respectivement du sensible et de l’intelligible, ou plus explici-
tement encore, des états d’âme et des états de choses. La tensivité est une adresse, celle de
1 P. Valéry, Cahiers, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1974, p. 842.
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l’espace tensif pour autant qu’il conjugue l’intensité et l’extensité et procure, à ce titre, des
profondeurs et des directions qui les parcourent.
Enfin, l’affectivité n’est pas l’obstacle que l’on dit pour l’analyse, mais sa condition
même : «Sans le fait qu’un sens expressif se manifeste dans certains vécus perceptifs, l’exis-
tence resterait muette pour nous2Les sèmes, grandeurs différentielles, conviennent à
l’analyse du lexique qui s’attache à la caractéristique, mais ils conviennent mal à l’analyse des
discours. La solution imaginée par Greimas consiste, au nom du principe de pertinence, ou de
redondance, à privilégier certains couples de sèmes à vocation anthropologique, [nature vs
culture] et [vie vs mort], mais cette prépondérance reste de fait et non de droit. Quelque para-
doxale que l’entreprise apparaisse, la résolution analytique des affects et des émotions ponc-
tuant les vécus des sujets demande des unités discrètes : ce sont pour nous les valences3, dont
le rassemblement constitue le point de vue valenciel. Sans entrer ici dans toutes les explici-
tations nécessaires, les valences, parce que leur inventaire, dans l’état actuel de la recherche,
est restreint, prétendent à la direction du discours. À dire vrai, la pertinence des valences est
médiate : elles prétendent à la direction du discours non par leur contenu même, mais en vertu
de leur petit nombre ; ce même petit nombre autorise leur interdéfinition rigoureuse, et celle-
ci, à son tour, répond de leur grammaticalité, c’est-à-dire de leur autorité, ce qui ne peut se
dire des sèmes pour ainsi dire en surnombre. Sous ces précautions, les valences sont
comparables à des particules élémentaires de signification : tantôt les valences précisent l’in-
tensité de l’affect éprouvé, ce sont alors des valences dites intensives ; qu’est-ce que dire : je
suis triste, sinon mesurer d’abord soi-même sa propre tristesse ? tantôt les valences fixent le
degré de conjugaison, de compatibilité, d’harmonie ou d’inharmonie que nous croyons devoir
2 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 90.
3 Il semble, sous bénéfice de vérification, que l’on doive cette acception à Cassirer : ainsi, dans le second
volume de La philosophie des formes symboliques, on peut lire : «Il y a des différences de “valences” propres
au mythe, de même qu’il y a des différences de valeur pour la logique et l’éthique.» (Paris, Les Editions de
Minuit, 1986, p. 105) ; de même, dans le tome 3 : «Cette transformation a lieu lorsque des significations – ou
des “valences” – différentes sont attribuées aux différents moments du devenir fuyant.» (op. cit., p. 178.)
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décider entre les choses ; ce sont alors des valences dites extensives, dirigées par les inces-
santes et indispensables opérations de tri et de mélange qui nous requièrent.
Dans le dessein de fixer les idées, mentionnons que nous admettons, sous bénéfice
d’inventaire, quatre classes de valences directrices couplées deux à deux : le tempo et la toni-
cité pour l’intensité ; la temporalité et la spatialité pour l’extensité. Du point de vue termino-
logique, l’intensité et l’extensité sont des dimensions, le tempo et la tonicité d’une part, la
temporalité et la spatialité d’autre part des sous-dimensions. Nous aimerions ajouter deux re-
marques : (i) dans l’état actuel de cette recherche, la dualité des sous-dimensions demeure une
hypothèse particulièrement commode, mais rien n’interdit de penser que le nombre des di-
mensions soit supérieur à deux et celui des sous-dimensions supérieur à quatre ; (ii) le et qui
conjoint les sous-dimensions deux à deux est, de notre point de vue, fallacieux ; ce et a le sens
de la préposition par quand elle introduit l’agent dans une tournure passive ; cette transpo-
sition, légitime dans la mesure où elle substitue un sens précis à un sens vague, permet de
substituer le concept de produit à celui de somme : l’intensité ne serait pas la somme du
tempo et de la tonicité, mais leur produit ! de même que l’extensité ne serait pas la somme de
la temporalité et de la spatialité, mais également leur produit. La relation s’élève de la
composition à l’interdépendance. Ce disant, nous ne faisons que prendre à la lettre l’une des
maximes bien reçues dans le discours des sciences dites humaines : le tout est supérieur à la
somme des parties. Mais s’il n’en est pas la somme, il faut bien qu’il en soit le produit !
2. PRESEANCE DE LA COMPLEXITE
La substitution du concept de produit à celui de somme n’est qu’un chapitre de
l’histoire d’une notion toujours poliment mentionnée, mais rarement prise au sérieux : la
complexité. Ainsi, bien que le carré sémiotique admette comme possibilité de droit le terme
complexe [s1 + s2], aucun parcours n’y conduit ou n’en éloigne ; la raison de cette “boiterie”
manifeste du carré sémiotique tient au fait que le terme complexe est pensé comme un artefact
sémiotique : ses ingrédients sont sommés séparément et leur rapprochement n’intervient, s’il
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intervient, qu’après. Cassirer avec le «principe de concrescence4», Hjelmslev en concevant la
structure comme une «entité autonome de dépendances internes» proposent une autre appro-
che de la complexité ; selon leur approche, la complexité précède l’opposition qu’elle auto-
rise, sans que celle-ci épuise celle-là.
Aussi notre point de départ n’est-il ni l’opposition [a vs b], ni la somme [a + b], mais
l’interaction [ab], ce que nous avons appelé le produit ; les grandeurs [a] et [b] sont pour nous
moins des sèmes que des vecteurs, des grandeurs mobiles situées sur un continuum orienté,
lesquelles, après potentialisation, c’est-à-dire après mémorisation interne, sont susceptibles de
différer d’elles-mêmes et de générer les couples et les intervalles [a1/a2] et [b1/b2], ce qui, par
préséance de la complexité sur l’opposition, nous procure le réseau naïf des possibles, puis-
que ce dernier est l’aboutissant “naturel” de la co-localisation, de l’intersection et de l’interdé-
pendance, soit :
b
a
b1b2
a1
a1 b1
a1b2
a2
a2 b1
a2b2
Ce modèle, décalqué de la linguistique basique, permet de produire des morphologies
élémentaires interdéfinies et d’en postuler l’existence si l’expression des variables n’est pas
immédiatement analytique, ce qui est le cas dans l’hypothèse du schématisme tensif. En effet,
“il ne saute pas aux yeux” que l’intensité conjugue dans le secret de nos affects le tempo et la
tonicité, que l’extensité associe la temporalité et la spatialité ; en un mot, la bifurcation des
dimensions en deux sous-dimensions corrélées l’une à l’autre reste à démontrer et à appri-
voiser. Mais le saut est moins aussi grand que celui qui est demandé au sujet pour passer de la
consistance de l’eau pour le toucher à sa formule chimique : H20.
4 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 69
& p. 88.
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Plus sérieusement : ce différentiel, qui porte et emporte le produit au-delà de la
somme, est l’une des clefs plausibles du sens en discours. Ce qui caractérise l’affect, l’éloigne
du lexème pour le rapprocher de l’exclamation, sinon de l’interjection5, c’est sa démesure, son
irrécusable «manque de proportion» (Pascal), avant qu’une résolution ne l’amortisse, c’est-à-
dire ne le temporalise. L’objection selon laquelle l’exclamation et l’interjection seraient hors
du système de la langue ne paraît guère recevable, puisque ces formes appartiennent de plein
droit au discours, parfois le concentrent, et dès lors il faudrait admettre qu’il y ait dans le
discours des grandeurs qui lui sont tout étrangères. Nous préférons suivre Cassirer quand il
rapproche l’exclamation et l’interjection de l’étonnement, dont on s’accorde à dire, au moins
dans notre propre épistémé, qu’il est au principe du discours, notamment philosophique, pour
autant que ce dernier consente à se donner, dit-on, la question : mais d’où vient qu’il y ait
quelque chose à dire ?
3. RECONNAISSANCE DES SINGULARITES DE LESPACE TENSIF
Du point de vue figural, la contiguïté n’est pas un fait, mais une demande et la réponse
à cette demande une convention. Ainsi que le démontre R. Steiner, une relation entre deux
grandeurs suppose leur appartenance à un même espace : «Si l’on fait abstraction de toute
relation imposée par leur nature interne, il ne reste plus que ceci : il existe un rapport des
qualités particulières entre elles tel que je puis passer de l’une à l’autre. (…) Qui se demande
quel intermédiaire peut être trouvé d’un objet à un autre si l’objet lui-même reste indifférent,
répondra nécessairement : c’est l’espace. (…) Que A et B ne forment pas chacun un monde
pour soi, c’est ce que dit l’observation dans l’espace. Tel est le sens du côte à côte6 Cette
demande est satisfaite par l’hypothèse du schématisme tensif pour autant qu’elle déclare
d’emblée que l’intensité et l’extensité, du seul fait de hanter le même espace, ont rapport l’une
5 Dans le second volume de La philosophie des formes symboliques, Cassirer fait état des «interjections
primaires de la conscience [lesquelles] n'ont encore aucune fonction de signification ou de présentation : (...)»,
op. cit., p. 104. Le terme allemand de «Empfindungslaut», «son de la sensibilité», est immédiatement plus par-
lant que celui d’interjection.
6 R. Steiner, Le concept gœthéen d’espace, in Gœthe, Traité des couleurs, Paris, Triades, 2000, pp. 47-48.
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