BM – Quand Raymond Aron s’est séparé de lui, il a été très fairplay avec l’argent de la Fondation Ford
qu’il a laissé à Bourdieu pour mener les enquêtes entreprises que lui, Raymond Aron, n’avait aucune envie
de mener lui-même. Bourdieu a fait ces enquêtes. Et il avait toute une équipe avec lui.
RB – Il a toujours eu un sens de l’organisation et beaucoup de talent, quoique littéraire plutôt que scientique.
Surfant sur la vague structuraliste, il a défendu mordicus la thèse que les structures sociales ont un eet
déterminant sur le comportement de l’individu. L’homo sociologicus de Bourdieu est un zombie manipulé
par des habitus, une espèce de virus que, si l’on suit ses analyses, lui inigeraient les structures sociales.
Goulven Le Brech, collaborateur de B. Mazon – Y a-t-il eu des échanges entre vous ?
RB – Peu. Il avait probablement l’impression de vivre dans un monde diérent du mien et réciproquement.
BM – Dans son Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu revient évidemment sur ses origines sociales.
Puis-je me permettre de vous demander les vôtres ?
RB – Mon père a commencé comme magasinier au Printemps, puis il est monté progressivement en grade
et s’est retrouvé nalement responsable d’un large secteur d’achats. Il avait des dons musicaux un peu
exceptionnels et aurait voulu devenir musicien. Il jouait superbement du hautbois, son instrument, mais
tâtait aussi fort bien du violoncelle. Lors de son service militaire, pendant l’occupation de la Rhénanie, il
avait été aecté à un orchestre symphonique. Il était lui-même parisien. Son père et sa mère étaient tous les
deux bretons. Il y avait beaucoup de livres chez mes parents. C’est là que j’ai lu Flaubert, dans la collection
de la Pléiade. S’agissant de la musique, mon père m’a découragé par ses exigences. Je suis très mélomane,
mais pas musicien. Le capital culturel n’est pas passé. Aussi ai-je été surpris que, dans son compte-rendu
de La Sociologie comme science, – une brève autobiographie intellectuelle –, un plumitif m’ait reproché de
méconnaître le dogmedu déterminisme social.
BM – Revenons-en à la Sorbonne, après 1968.
RB – Après l’éclatement de la Sorbonne, je me suis trouvé rattaché à Paris V. Jamais à court d’idées,
Stœtzel voulait y créer un « sociotron », l’équivalent dans son esprit pour les sciences sociales du cyclotron
des physiciens. Il avait fait le calcul qu’en se mariant avec des médecins, on allait avoir de l’argent. Il se faisait
des illusions. Quelques années après, nous eûmes, François Bourricaud et moi, l’impression que la sociologie
de Paris V se dégradait. Les recrutements avaient été nombreux. Comme le département comptait des africanistes,
le général de Gaulle avait poussé à y reclasser de hauts fonctionnaires de retour d’Afrique, bons connaisseurs
de leurs terrains d’origine, mais incultes en sciences sociales. Nous avons donc décidé de proter de la décision
de la Ministre de l’Enseignement supérieur, Alice Saunier-Seïté, de supprimer l’exigence d’exeat. Les philosophes
de Paris IV nous ont alors accueillis à bras ouverts. Maurice Clavelin, certainement l’un de nos meilleurs
historiens des sciences, présidait le département de philosophie. Or il souhaitait en étendre les activités
en y introduisant la sociologie. Le problème, c’était qu’il n’y avait pas au début beaucoup d’étudiants.
Mais progressivement apparurent des étudiants avancés qui visaient un doctorat en philosophie avec mention
sociologie. Puis un DEA de sociologie fut créé, que fréquentèrent de l’ordre de dix, puis de vingt étudiants.
L’une de mes ertés est que sur la centaine d’étudiants que j’aurai eu au total jusqu’à mon départ à la retraite,
pas un seul ne soit resté sur le pavé.
BM – Avez–vous eu Philippe Besnard comme étudiant ?
RB – Non, mais comme collègue, il était au CNRS. J’ai appartenu à son jury de thèse : une thèse sur l’anomie.
Il avait un humour parfois noir. Il a lancé avec succès la sociologie des prénoms. C’était un homme droit
et animé par l’esprit scientique.
BM – Vous avez connu et rencontré beaucoup de monde. Avez-vous un refuge pour écrire ?
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