Cet élixir que nul n’avait versé à mon enfance, voici que mon adolescence en est
enivrée d’un seul coup, et le lendemain, je cours à la Bibliothèque Sainte-Geneviève,
(oui, car 3 frs 50 en ce temps-là, c’était beaucoup pour une bourse d’écolier) et je
demande Mireille. On m’apporte le livre. Il était, il est encore sans doute relié en bleu.
Sous la lumière grise qui tombe des hautes verrières, dans cette salle, où l’on ne
respire qu’odeur de cuir, de poussière et d’imprimerie, je m’enivre de parfums rustiques,
de lumière, de chansons, je deviens Vincent pour aimer Mireille et, fils de Provence, je
découvre à Paris, place du Panthéon, la Provence que nul, chez moi, n’avait pris la peine
de m’expliquer et la langue provençale dont je connaissais à peine quelques mots. De
l’avoir ainsi trouvée par moi-même, de l’avoir savourée, comme une sorte de fruit
défendu, je l’ai plus sauvagement adorée et dégustée, cette Provence et le poème où elle
s’est incarnée.
Maintenant que nos écoliers sont, oh! pas encore tous, mais de plus en plus
nombreux, mieux informés et lorsque nous aurons obtenu que Mistral figure dans leurs
programmes, je crois qu’aucun d’entre eux n’aura plus cette passion plus vive d’avoir
été spontanée, cette sensation de découvrir, tout à coup, la source cachée au milieu de la
forêt austère des études, cet attrait d’être son propre initiateur.
Initiation qui ne s’en tient pas à une lecture. Car la lecture achevée et cent fois
reprise, l’année suivante aux vacances de Pâques, me voici, pèlerin, sur la route de
Maillane. Entré à la rue d’Ulm, depuis novembre, fier de ma petite indépendance
d’étudiant, mieux encore de normalien, je garde à la fin de ce premier congé une journée
privilégiée pour ce pèlerinage rêvé depuis une année: gare de Graveson déjà fleurie de
petites roses, grands pins tragiques tordus par le mistral, et, méprisant la petite diligence,
pour avoir mieux l’air d’un pèlerin, me voici cheminant à pied, sous les platanes où
poussent déjà toutes les délicates feuilles du printemps.
En passant à Graveson, je salue, sur la route, le Petit Saint-Jean que chanta Théodore
Aubanel et de là chemin de Maillane, la croix à l’entrée du village, les premières
maisons, la place, le Café dóu Soulèu, la visite à l’église où le poète a été baptisé et puis
le battement de cœur, en approchant de sa maison, la grille ouverte avec timidité, les
chiens qui aboient, la servante qui se hâte et tout à coup, sur le seuil de la porte, le poète
qui apparaît.
Ce qui fut dit en ce premier entretien, je n’en ai pas gardé le souvenir; quand j’ai mis
en vers les émotions de cette journée, j’ai remplacé cette entrevue, désespérant de la
chanter, par une ligne de points.
J’avais envoyé à Maillane, quelques semaines auparavant, des vers que j’avais faits
en l’honneur de Mireille sur le rythme même du poème et que je n’ai recueilli dans
aucun de mes livres, car ils ne sont pas bien fameux.
Néanmoins, Mistral voulut bien s’en souvenir et s’en dire touché. Que me dit-il de
plus? Rien, sans doute, de bien significatif, que des paroles de bienveillance et de
politesse pour un jeune Provençal qui venait à lui, après tant d’autres.
Toutefois, je crus sentir qu’il était intéressé par le fait que j’étais un échappé de la rue
d’Ulm.