Alain Delplanque
Les verbes de jugement en dagara (Burkina Faso)
In: Journal des africanistes. 1987, tome 57 fascicule 1-2. pp. 133-147.
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Delplanque Alain. Les verbes de jugement en dagara (Burkina Faso). In: Journal des africanistes. 1987, tome 57 fascicule 1-2.
pp. 133-147.
doi : 10.3406/jafr.1987.2167
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1987_num_57_1_2167
Résumé
L'auteur appelle « verbes de jugement » l'ensemble des verbes dagara pouvant être suivis d'une
subordonnée complétive Q. Au plan morpho-syntaxique on distingue quatre types formels (selon la
présence / absence d'un connecteur ; et selon le mode de Q). Au plan pragmatique, ces quatre types
correspondent à quatre types d'énonciation : expositif, exercitif, comportatif et catégorique (cette
structure renvoie aux quatre protagonistes de renonciation : moi, toi, lui et la norme). Mais à l'intérieur
de chaque type, il y a lieu de distinguer des sous-classes (parole/non-parole ; subjectif /objectif ;
interlocuteur primordial/non primordial ou adjuvant/opposant, etc.). Au plan sémantique, on étudie les
implications de chaque verbe, les variations de sens en contexte, et le rapport entre champ notionnel et
richesse lexicale. Au plan sémioti- que, on repère certaines opérations dicto-modales (tables de vérité
de la connexion P-Q) et certaines valeurs predicatives (verbes à relation locative ou à relation causale).
En conclusion, l'auteur — linguiste non-ethnologue — s'interroge sur l'unité du Langage humain et sur
le statut respectif de la linguistique et de l'ethnolinguistique. En particulier, il souligne l'avantage qu'il y a
à mener l'enquête dans la langue même (définitions de mots et tests de paraphrases). Par ailleurs,
l'auteur estime que les règles qui sous-tendent la communication font partie de la culture. Il propose en
conséquence de rechercher les mécanismes cognitifs qui engendrent les cultures et les concepts
opératoires qui permettraient d'appréhender des corrélations de traits ethnolinguistiques.
Abstract
Verbs of « judgement » are defined as verbs which can be followed by an object-clause. The morpho-
syntactic component establishes four types (with/without a linking particle ; subordinate with indicative,
aoristic or optative mode). The pragmatic component shows that those four types correspond to four
types of speech acts : expositive, exercitive, behabitive and categorical (such a structure refers to the
four actors of communication : me, you, him and the norm). But each type contains sub-classes :
speecnVnon-speech verbs ; subjective/objective judgement ; interlocutor primordial/non primordial or
adjuvant/opponent). In the semantic component, each verb shows specific inferences and changes of
meaning in definite contexts ; a relationship is also established between semantic fields and available
vocabulary. In the semiotic component, the author considers dicto-modal operations (with truth-tables
for the various logical connexions P- Q) and several predicative values (verbs implying a locative/causal
relation). Eventually, the author a linguist, not an anthropologist focusses the unity of Human
Language and debates on the mutual status of linguistics and ethnolinguistics. He particularly shows
how important it is to question informants in their own language (spontaneous definitions and
paraphrase-tests). Also, he stresses the fact that the rules underlying communication are a part of «
Culture ». And he makes it a point to search for cognitive mechanisms which genrate human cultures,
and for the useful concepts that would help account for correlations between ethnolinguistic features.
ALAIN
DELPLANQUE
Les
verbes
de
jugement
en
dagara
L'exposé
qui
va
suivre
est
une
adaptation
d'un
chapitre
de
ma
thèse
d'État,
La
langue
dagara
:
essai
de
sémiologie
linguistique
(1986).
Pour
le
lin
guiste
comme
pour
l'ethnolinguiste,
l'analyse
du
sens
doit
être
contrôlée
par
des
procédures
définies,
si
l'on
veut
éviter
la
distorsion
des
faits.
A
cette
fin,
il
convient
de
circonscrire
le
champ
de
notre
étude,
de
se
donner
une méthode
de
collecte
et
de
définir
rigoureusement
des
critères
de
classement
des
faits,
avant
de
procéder
à
l'analyse
notionnelle
proprement
dite.
De
plus,
si
l'on
aspire
à
l'exhaustivité,
il
importe
de
se
donner
un
cadre
théorique
permettant
d'appréhender
chaque
phénomène
sur
divers
plans,
ou
selon
plusieurs
points
de
vue.
Enfin,
la
comparaison
des
faits
dagara
avec
la
langue
française
m'amèn
era
à
m'interroger
sur
l'unité
du
langage
et
sur
le
statut
respectif
de
la
li
nguistique
et
de
l'ethnolinguistique.
MÉTHODOLOGIE
L'étude
morpho-syntaxique
du
dagara
permet
de
définir
formellement
une
classe d'énoncés
complexes
qu'on
peut
appeler
«
phrases
à
complétives
»,
N
V
O
et
dont
le
scheme
est
77
^
conn
g-
c'est-à-dire
proposition
principale
+
connecteur
+
subordonnée
Q,
celle-ci
assumant
la
fonction
objet dans
la
prin
cipale.
Seuls
certains
verbes
peuvent
être
suivis
d'une
complétive.
Parmi
ces
verbes,
les
modalités
de
la
connexion
P-Q
permettent
d'établir quatre
sous-classes
:
1)
V
+
ke
+
Q
au
mode
indicatif
marqué
par
les
particules
verbales
/
-na
/
bé-
/
Exemple
:
/
?v
îedé
-na
la
bié
na
wá-na
/
lui
/
parle
affirm.
/
que
/
déf.
/
enfant
/
va
venir
affirm.
/
II
dit
que
l'enfant
va
venir
134
LES
VERBES
DE
JUGEMENT
EN
DAGARA
2)
V
+
+
Q
au
mode
optatif
marqué
par
les
particules
verbales
/
0
/
tá-
/
Exemple
:
/
îu
bóbd-a
?a
bié
wa-0
/
lui
/
veut
aff.
/
que
/
déf.
/
enfant
/
venir
opt.
Il
veut
que
l'enfant
vienne.
3)
V
+
0
+
Q
de
forme
relative,
c'est-à-dire
relateur
/
a
/
et
mode
aoriste
marqué
par
les
particules
verbales
/
0
/
bé-
/
Exemple
:
/
v
yedé-ni
?a
bié
v
wa
a
/
lui
/
gronde
aff.
/
déf.
/
enfant
/
lui
venir
aor.
Il
reproche
à
l'enfant
d'être
venu.
4)
V
+
О
+
Q
de
forme
annexée,
c'est-à-dire
sans
aucun
connecteur,
et
au
mode
aoriste.
Exemple
:
/
?v
jién
-n
?a
bié
?u
wa-0
/
lui
/
voir
aff.
/
l'enfant
/
lui
/
venir
aor.
Il
a
vu
l'enfant
venir.
J'ai
regroupé
l'ensemble
des
verbes
compatibles avec
une
complétive
sous
l'étiquette
«
verbes
de
jugement
»
parce
que
ce
terme
permet
d'embrass
er
diverses
notions
telle
que
:
le
verdict,
l'approbation,
la
pensée,
l'entende
ment,
la
raison,
l'affirmation,
etc.
l
II
faut
cependant
préciser
que
le
champ
notionnel
qui
est
ainsi
couvert
en
dagara
ne
se
confond
pas
avec
celui
des
ver
bes
«
psychologiques
»
(perception,
affection,
intellect)
puisque
un
verbe
comme
/
konne
/
crier,
suivi
d'une
complétive,
n'est
pas
un
verbe
psychologique,
alors
que
/
mvoli
/
bouder,
est
un
verbe
psychologique
mais
ne
peut
être
suivi
d'une
complétive.
De
même
les
verbes
de
jugement
ainsi
définis
ne
correspondent
pas
forcément
à
ce
qu'on
appelle
les
verbes
«
performatifs
»
(Austin
1970)
puisque
d'une
part,
les
verbes
+
complétive
ne
sont
pas
forcément
des
verbes
de
parole
(cf.
rêver,
vouloir,
se
tromper)
et
d'autre
part,
certains
verbes
de
parole
ne
peuvent
être
suivis
d'une
complétive
(acquiescer,
nommer,
se
taire,
etc.).
En
ce
qui
concerne
la
collecte
de
l'information,
j'ai
combiné
deux
métho
des
complémentaires
:
Analyse
des
définitions
fournies
par
les
informateurs
en
dagara (Delplan-
que
1983).
Ce
travail
de
patience
est
rendu
indispensable
par
l'inefficacité
de
la
traduction
française.
Ainsi
le
verbe
français
«
répondre
»
est
traduit,
selon
le
contexte,
par
/
sag
/
+
complétive
(accepter), ou
par
/sag
/
intransitif
(répondre
à
un
salut).
Quand
les
définitions
ne
suffisaient
pas,
j'ai
complété
l'enquête
par
cer
tains
tests
de
paraphrase
qui
permettent
de
définir
les
inferences
logiques
de
chaque
verbe.
Par
exemple,
«
gronder
»
implique
qu'un
acte
indésirable
a
déjà
été
commis,
alors
que
«
interdire
»
implique
qu'un
acte indésirable
n'a
pas
encore
été
commis.
1.
Voir
la
définition
de
«
jugement
»
dans
le
Robert.
ALAIN
DELPLANQUE
135
AU
PLAN
PRAGMATIQUE
La
composante
pragmatique
permet
de
décrire
les relations
intersujets
impliquées
dans
les
expressions
Vb
+
complétive.
Morris
1946
y
inclut
:
les
relations
entre
les
signes
et
les
utilisateurs
de
la
langue,
l'origine
des
signes,
leur
utilisation
et
leurs
effets
à
l'intérieur
du
comportement.
Il
s'agit
ici
de
se
poser
les
questions
suivantes
:
qui,
de
l'énonciateur
ou
du
destinataire,
a
l'initiative
première
?
Dans
quelles
circonstances
le
jugement
est-il
émis
?
Quelles
sont
les
connotations
de
chaque
verbe
de
jugement
?
etc.
Pour Dubois
1973,
la
pragmatique
étudie
les
motivations
psychologiques
des
locuteurs
(leur
degré
respectif
de
responsabilité),
la
réaction
des
interlocuteurs
(le
degré
variable
de
tension
établie),
et
les
types
socialisés
de
discours
(actes
de
parole).
Il
va
sans
dire
qu'une
telle
réflexion
pragmatique
présuppose
une
con
ception
claire
de
la
«
personne
»
grammaticale.
A
ce
propos,
il
faut
poser,
à
un
niveau
abstrait,
quatre
valeurs
personnelles
qui
sous-tendent
ce
qu'on
appelle
traditionnellement
les
six
personnes
grammaticales
:
valeur
E
(énonciateur)
valeur
Я
(tiers)
valeur
A
(auditeur)
valeur
V
(quiconque)
Les
personnes
grammaticales
représentent
forcément
l'une
de ces
valeurs,
ou
la
combinaison
de
deux
valeurs.
Par
exemple,
«
Nous
»
impliquera
soit
«
moi
et
toi
»
(inclusif),
soit
«
moi
et
lui
»
(exclusif),
etc.
Notons
aussi
qu'il
n'y
a
pas
forcément
coïncidence
entre
locuteur
et
énonciateur
;
par
exemple
la
phrase française,
«
L'avion
aurait
été
abattu
par
l'artillerie
tchadienne
»
implique,
outre
le
journaliste
qui
parle,
la
référence
à
une
source
plus
ou
moins
sûre
dont
le
locuteur
se
réclame.
De
même
le
destinataire
ne
correspond
pas
forcément
à
l'auditeur,
par
exemple,
dans
«
Je
te
dis
que
Pierre
me
demande
de
tes
nouvelles
».
Cela
étant,
le
classement
morphosyntaxique
(établi
ci-dessus)
des
verbes
à
complétive
permet
de
définir
quatre
types
de
jugement
en
dagara,
ou
si
l'on
veut
quatre
espaces
discursifs
possibles
que
l'on
peut
représenter
par
le
schéma
p.
146
:
A
Les
types
de
jugement
1.
L'espace
interlocutif
a)
Les
verbes
E
(expositifs)
sont
définis
formellement
par
+
indicat
if,
et
pragmatiquement
par
la
subjectivité
:
le
jugement
est
orienté
vers
l'info
rmation
détenue
par
l'énonciateur.
Type
/
yel
/
dire.
b)
Les
verbes
A
(exercitifs)
sont
définis
formellement
par
+
optat
if,
et
pragmatiquement
par
une
tension
entre
des
interlocuteurs
ou
la
visée
d'une
destination.
En
termes
simples,
l'énonciateur
exerce
ici
sa
volonté.
Type
/
?кщ
/
ordonner.
2.
L'espace
délocutif
a) Les
verbes
H
(comportatifs)
sont
définis
formellement
par
la
subor
donnée
relative,
et
pragmatiquement
par
la
réaction
de
l'énonciateur
face
à
un
fait
accompli
;
c'est
l'événement
qui
prime
ici.
Type
:
/
konne
/
regretter.
b)
Les
verbes
V
(catégoriques)
sont
définis
formellement
par
l'appos
ition
+
mode
aoriste,
et
pragmatiquement
par
une
absence
de
«
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