Les lieux de l`esprit

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Intellectica, 2012/1, 57, pp. 7-19
Les lieux de l’esprit
Introduction au dossier
Pascale GILLOT, Guillaume GARRETA
INTRODUCTION
Ce numéro réunit les contributions de treize chercheurs en philosophie et
sociologie, élaborées à partir de leurs interventions au colloque « Les Lieux de
l'esprit », tenu les 6 et 7 juin 2009 dans le cadre du Collège International de
Philosophie.
Comme le titre l'indique, c'est la question – persistante – d'une localisation
des phénomènes mentaux en général qui structure ce numéro. Il s'agit là d'une
question récurrente autant que problématique, dans la mesure où elle engage
simultanément le constat d'une inscription de l'esprit dans le monde, inscription
« matérielle » au sens large pourrait-on dire, et l'impératif épistémologique
d'une compréhension de la spécificité conceptuelle des événements mentaux,
de l'activité mentale. Ce problème, toutefois, dans sa formulation initiale, ne
se réduit pas au problème classique du corps et de l'esprit : problème métaphysique pourrait-on dire, en ce que, historiquement, il se trouve rapporté à un
« dualisme des substances » souvent associé, de façon expéditive, au nom
même de Descartes.
La question initiale donc, celle du « lieu » ou plus précisément des lieux de
l'esprit, s'étend bien au-delà des débats autour du dualisme classique et de de
ses multiples réfutations historiques. Elle constitue une sorte d'invariant
structurel en philosophie et en sciences sociales, puisqu'elle est reliée à un
questionnement général, dans ces champs disciplinaires distincts des « sciences
dures », concernant les modalités d'effectuation de la pensée en général.
Toutefois, elle ne s'entend pas, il faut le préciser, comme une question à propos
du lieu spécifique du mental, qu'il s'agisse du cerveau, ou bien de la chose
pensante immatérielle, ou bien du monde dit extérieur. Autrement dit, elle
s'attache à un réexamen critique des débats internalisme/externalisme,
dualisme/monisme, mentalisme/réductionnisme ; ou, à tout le moins, elle
s'attache à en débusquer certaines impasses, certains postulats non interrogés1.
En ce sens, elle sonne également comme une interrogation sceptique, le signe
d'une attention à une difficulté conceptuelle ou grammaticale, dans la lignée de
l'enseignement de Wittgenstein : comment l'esprit pourrait-il avoir un lieu
spécifique ?
Institut d'Histoire de la Pensée Classique, CERPHI, UMR 5037, ENS Lyon.
gillot.pascale<at>wanadoo.fr.
Université Paris-1 et Collège International de Philosophie. garreta<at>univ-paris1.fr.
1
Le débat « Internalisme/Externalisme » en sciences cognitives a déjà fait l'objet d'un numéro
thématique de la revue Intellectica, précisément intitulé Internalisme/Externalisme, 2006/1, n°43.
© 2012 Association pour la Recherche Cognitive.
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Pascale GILLOT, Guillaume GARRETA
La perspective adoptée dans ce numéro est fortement marquée par l'héritage
d'une philosophie externaliste, ce qui n'interdit pas, bien au contraire, une
interrogation critique à propos de quelques-unes de ses difficultés théoriques
persistantes. Mais sans doute convient-il ici de préciser cette position
externaliste, au-delà du slogan traditionnel : « L'esprit est dehors ». L'on peut
dans ce but s’appuyer sur une distinction explicitée récemment par Andy Clark
sur la manière d’envisager la contribution du corps aux états et aux contenus
mentaux2. La compréhension de la relation esprit-corps-monde suppose de
choisir entre deux classes de modèles (ou topiques). On peut soutenir d'un côté
qu’il y aurait une contribution spécifique du corps, de notre corps, dans la
détermination des contenus, états et propriétés mentaux. La présence d’esprits
de type humain dépendrait alors directement de la possession d’un corps de
type humain, pour des raisons physiologiques, historiques ou autres. Mais d’un
autre côté on peut envisager que corps et (parties du) monde puissent compter
comme éléments de systèmes plus larges, comprenant corps, cerveaux, états
informationnels d’artefacts de divers types, etc. Les états de ces systèmes plus
larges détermineraient, ou contribueraient à déterminer, leurs propriétés et états
mentaux. Cette dernière position, défendue par Andy Clark lui-même3, est celle
du « fonctionnalisme étendu » et est en plein essor aujourd’hui. Il s'agit en
l'espèce d'un « externalisme actif », qui affirme le rôle causal de
l'environnement, et se présente comme une perspective plus radicale que
« l'externalisme standard » revendiqué dans les années soixante-dix par des
auteurs comme Hilary Putnam ou Tyler Burge4. Ce premier externalisme ne
serait qu'un « externalisme passif » dans la mesure où il ne ferait pas jouer un
rôle causal direct aux facteurs externes, à l'environnement extérieur immédiat.
L'externalisme actif en revanche pose l'existence d'un tel rôle causal
immédiat, avec la notion de « systèmes couplés » liant l'organisme humain et
l'environnement, naturel ou artificiel, comme les artefacts et les dispositifs
informationnels et technologiques: ces systèmes couplés recoupent les
« systèmes plus larges » précédemment évoqués, dont la définition même
récuse le partage classique de l'esprit et du monde extérieur. La théorie du
fonctionnalisme étendu, à l'œuvre dans cet externalisme actif, distribue ainsi la
cognition et l’esprit dans l’environnement et les objets qui servent de support et
de conditions aux pratiques. Cette perspective, celle de « l'esprit étendu »
(extended mind), remet en cause l’opposition trop souvent caricaturale entre les
tenants d’une autonome « sphère mentale » (prétendument) cartésienne et les
défenseurs d’une réduction des phénomènes intentionnels à des déterminations
physiologiques ou comportementales. L’enjeu plus décisif pour notre propos
ici est que le statut même du corps est profondément modifié par ce
fonctionnalisme étendu. Celui-ci entend identifier le corps avec tout ce qui joue
une série de rôles absolument cruciaux dans l’existence humaine intelligente
2
Clark A« Pressing the Flesh: A Tension in the Study of the Embodied, Embedded Mind ? »
Philosophy and Phenomenological Research, 56, 1, 2008, pp. 37-59.
3
Cf. en particulier le célèbre article de 1998, écrit conjointement par Andy Clark et David Chalmers,
intitulé « The Extended Mind », Analysis, 58, 1998, pp. 10-23.
4
Cf. Hilary Putnam, « The Meaning of 'Meaning' », in Mind, Language and Reality. Philosophical
Papers, vol II, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, pp. 215-271, Tyler Burge,
« Individualism and the Mental », Midwest Studies in Philosophy, 4, 1979, pp. 73-122.
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(c’est le lieu de l’action volontaire, l’instance de la confluence sensorimotrice,
le vecteur de l’interaction intelligente avec l’environnement, etc.). Clark
soutient ainsi que « rien ici ne requiert un corps unique persistant dans l’espace
tridimensionnel ordinaire. Au lieu de cela, il pourrait y avoir des formes
authentiques mais dispersées d’incorporation, incorporation dans des réalités
virtuelles ou mixtes, et de multiples incorporations pour une intelligence
unique »5.
Ainsi peut s'entendre plus précisément l'importance de l'usage du pluriel
dans l'intitulé même du numéro: les lieux de l'esprit. La perspective générale
est en effet celle d'une interrogation autour des multiples manifestations du
mental, considérées en relation avec la sphère publique du monde symbolique,
social, technologique, et non pas seulement en référence à une identité
psychophysique de type individuel. L'esprit par conséquent, ce qui pense,
perçoit, mais aussi agit, désire, ressent, n'occupe pas nécessairement, ou par
définition, un lieu privilégié, comme une sphère mentale individuelle, un
cerveau (ou une partie du cerveau), ou même un certain corps du monde, un
corps individuel.
Il ne s'agit donc pas de tenter d'assigner au mental une « demeure » ou un
« habitacle » particulier, pour reprendre la formule spinoziste6. Il s'agit bien
plutôt de comprendre l’inhérence constitutive de l’esprit au monde, c’est-à-dire
non seulement à l’univers physique, mais également à la sphère anthropologique des pratiques sociales, symboliques, technologiques, économiques
ou politiques. S'impose alors une critique de la traditionnelle « philosophie
mentale », pour reprendre l'expression de Vincent Descombes, philosophie
mentale fondée sur le postulat de la séparation de l’esprit et du monde7. Ce
dernier postulat, massif et transversal, trouve peut-être son origine dans la thèse
d’une distinction conceptuelle et réelle du corps et de l’esprit corrélative de la
constitution de la nouvelle science de la nature à l’âge classique. Mais il ne
commande pas seulement ce que l’on pourrait qualifier, rapidement, de
conception mentaliste ou dualiste d’obédience – supposément – cartésienne. Ce
postulat demeure à l'œuvre, souvent subrepticement, dans nombre de théories
contemporaines du mental et de sa relation au corps. Celles-ci, alors même
qu’elles récusent le dualisme des substances, ou l’hypothèse d’une chose
immatérielle au principe des volitions et des représentations, dans une
perspective ouvertement réductionniste et physicaliste, n’en demeurent pas
moins marquées par la définition des états mentaux comme des états internes,
fussent-ils des états cérébraux. De telles théories se trouvent encore traversées
par la caractérisation de la vie psychique dans les termes de l’expérience
privée, comme le suggèrent notamment l’importance accordée au problème des
qualia, ou encore la notion persistante d’une essentielle énigme de la
conscience, à l'oeuvre dans la philosophie contemporaine de l'esprit.
art.cit., p. 59.
Spinoza, Éthique II, Scolie de la Proposition 35, traduction de Bernard Pautrat, Paris, Seuil,
1999,p. 159.
7
Cf. Vincent Descombes, La denrée mentale, en particulier ch. 1, Paris, Éditions de Minuit, 1995,
pp. 19-23.
5
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Quelles peuvent être cependant, précisément, les conditions théoriques de la
critique d’une telle philosophie mentale, si cette critique ne se satisfait pas de
l’exhortation abstraite au dépassement du dualisme et du mentalisme sous
toutes ses formes, classiques et contemporaines ? Autrement dit, si la
perspective adoptée est bien celle d’un externalisme, ce dernier se révèle
nécessairement paradoxal puisqu’il récuse le partage même, ou l’antithèse
traditionnelle, de l’intérieur et de l’extérieur, et ne vise pas une réduction
physicaliste des phénomènes mentaux.
Le premier axe du numéro appréhende la question de la relation espritcorps-monde, au lieu même de son institution, dans la philosophie du XVIIe
siècle. Le propos tend d’abord à une relecture de la conception de l'esprit et de
l’identité psychophysique telle qu'elle se trouve originellement promue dans la
philosophie de Descartes.
L'originalité d'une telle conception s'est trouvée très rapidement recouverte,
ou transformée, dans l'histoire de la philosophie moderne ; à tel point que le
modèle canonique du cogito, doit probablement autant à certaines
interprétations postérieures, qu'à Descartes lui-même, comme le montre
Étienne Balibar dans l'article intitulé « Kant critique du « paralogisme » de
Descartes. Le « je pense » (Ich denke) comme sujet et comme substance ».
Kant lit la conception cartésienne du “Je pense” comme marquée par un
paralogisme et une illusion substantialiste, consistant à attribuer au pur sujet de
la pensée des caractéristiques qui sont celles de la chose, ou de la substance
(res cogitans). Si Descartes est bien le fondateur de la philosophie moderne,
avec la place centrale accordée au cogito, il serait simultanément l'auteur d'une
méprise quant à la véritable nature de la subjectivité, faussement identifiée à la
possibilité d'une « connaissance de soi », dans le cadre d'une « psychologie
rationnelle ». Kant ouvre ainsi la voie à une longue série de lectures du cogito,
toutes articulées, jusqu'à la période contemporaine, à ce même postulat d'un
paralogisme à l'œuvre dans la conception cartésienne de l'esprit-sujet. Étienne
Balibar souligne cependant le caractère incertain d'une telle ligne interprétative, s'agissant de la philosophie même de Descartes, et la nécessité de
distinguer celle-ci d'une autre tradition philosophique à propos de la
« conscience », ouverte notamment par Locke.
Ainsi, en marge des interprétations communément reçues, sans doute faut-il
réinterroger l’originalité et la complexité première de la philosophie
cartésienne. Cette originalité a souvent été méconnue dans l'histoire de la
philosophie, et dans la philosophie contemporaine de l'esprit elle-même, dont
l'anti-cartésianisme de principe recouvre un certain nombre de malentendus
théoriques. C'est ce que s'attachent à montrer plus particulièrement les articles
de Pascale Gillot et de Denis Kambouchner.
Pascale Gillot (« Y a-t-il un « mentalisme » cartésien ?») entend montrer
que la compréhension courante, en particulier dans la philosophy of mind, du
cartésianisme comme lieu d'invention du mentalisme et de l'internalisme est
fondée sur de fausses prémisses. Si la question de la représentation est
effectivement centrale dans la théorie cartésienne de l'esprit, elle engage
pourtant une disjonction des catégories de représentation et de ressemblance,
qui rend difficiles l'assimilation de cette théorie à une doctrine des sense data,
Les lieux de l’esprit. Introduction au dossier
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ainsi que la définition des idées sur le modèle de petits duplicats intérieurs, ou
d'images mentales mimétiques des objets extérieurs. Le représentationalisme
cartésien, s'il existe, va de pair avec la notion originale d'une intériorité vide,
non psychologique, très différente de l'intériorité foisonnante du supposé
« théâtre mental » couramment identifié à l'esprit dans sa définition
cartésienne. Denis Kambouchner (« Descartes et l'indépendance de l'esprit »)
entend souligner quant à lui la spécificité de la thèse cartésienne de la
distinction corps-esprit. L'analyse vise à débouter les interprétations, encore
dominantes dans les sciences cognitives et la philosophie contemporaine de
l'esprit, qui réduisent le cartésianisme et la théorie cartésienne de la relation
corps-esprit à un « dualisme » métaphysique. Contre cette lecture traditionnelle, D. Kambouchner met au jour le rôle du corps dans l'accomplissement des
fonctions mentales selon Descartes. Ce rôle ne vaut pas seulement pour le
registre des sensations et des passions, il concerne également le domaine de la
connaissance scientifique-mathématique, et jusqu'au domaine de l'intellection
pure, la seule exception étant constituée par la pensée que l'âme a d'elle-même.
Ainsi se trouve reconsidérée entièrement la thèse cartésienne de la distinction
entre pensée et étendue, distinction qui ne peut avoir de sens que
« fonctionnel », et d'autre utilité qu'une utilité « intellectuelle et pratique ».
Il est dès lors possible de reconsidérer les lignes de partage qui, dès l’âge
classique, opposent les philosophes à propos de ce « problème de l’union », et
commandent par exemple la polémique engagée par Spinoza, dans l’Éthique,
contre la théorie cartésienne de l’union psychophysique. L'on peut proposer
une autre hypothèse, pour la compréhension de cette opposition SpinozaDescartes, que celle d’une simple lutte entre monisme et dualisme. Ne serait-ce
que dans la mesure où, chez Spinoza lui-même, le refus de la distinction réelle
ou substantielle du corps et de l’esprit est associé à l’axiome d’une distinction
conceptuelle (que l’on pourrait presque qualifier, si l’on ne craignait pas
l’anachronisme, de « grammaticale ») entre pensée et étendue, et fait aussi
appel à une théorie générale de l’individuation. Celle-ci permet de rendre
compte de l’identité de l’esprit et du corps humain, précisément parce que ce
corps est défini comme un corps complexe, simultanément affectant et affecté
par les corps dits extérieurs, et nécessairement inscrit, à ce titre, dans le monde
et plus particulièrement dans le champ des pratiques humaines. Par là se laisse
entrevoir, dès l’âge classique, la possibilité d’un déplacement de la question de
l’unité psychophysique, de la théorie de l’esprit vers une théorie des affects.
Cette théorie des affects apparaît indissociable de l’hypothèse d’une
appartenance constitutive du corps à la sphère sociale et anthropologique, en
tant que corps agissant, corps parlant, corps capable peut-être, pour reprendre
une expression de l’Éthique, d’être, en vertu de sa propre nature, cause « des
édifices, des peintures et des choses de ce genre, qui se font par le seul art des
hommes » 8
Pareil déplacement, il est vrai, a pour condition la critique d’un modèle
interactionniste affirmant la possibilité d’un commandement du corps par
l’esprit (mouvement volontaire) ou d’une action causale du corps sur l’esprit
(sentiments, passions, émotions). La question qui se pose, dès lors, et qui
8
Spinoza, Éthique III, Scolie de la Proposition 2, op. cit., pp. 207-213.
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Pascale GILLOT, Guillaume GARRETA
persiste dans la période contemporaine, en particulier dans toute « philosophie
de l’action » commandée par le refus de la théorie classique de l’interaction
psychophysique, est celle des conditions d’intelligibilité effectives de la thèse,
produite pour l’explication des pratiques humaines, d’une rigoureuse
simultanéité des fonctions mentales et des fonctions corporelles. La
compréhension spinoziste de cette simultanéité du mental et du corporel est
l'enjeu de l'article de Chantal Jaquet (« Corps et Esprit. La logique du tantôt,
tantôt chez Spinoza »). Examinant la théorie de la relation corps-esprit à
l'œuvre dans la philosophie de Spinoza, l'auteur en récuse l'interprétation
« paralléliste » traditionnelle. Spinoza établit en effet l'identité fondamentale
du corps et de l'esprit, en tant qu'ils sont un seul et même individu, ce qui
autorise une conception des affects et de la vie affective en rupture avec toute
perspective dualiste, fût-elle paralléliste. Ainsi convient-il de comprendre la
relation corps-esprit selon les termes, moins statiques, d'une « logique de
l'alternance » distincte de la logique binaire du parallélisme. Cette logique de
l'alternance permet de mieux entendre, non seulement l'unité psychophysique
fondamentale de l'individu humain, mais l'importance de la question de
l'appétit et du désir dans la définition spinoziste de l'essence de l'homme.
Le deuxième axe du numéro prolonge le premier en ce qu’il n’entend pas
tenir pour acquis la distinction et le « partage » souvent effectué entre
philosophie de l’esprit, philosophie de l’action et leurs objets respectifs. Cette
distinction est d’autant moins tenable qu’est mis au centre de l’analyse le corps
agissant, cet « exemple insigne de l’ambigu » – pour reprendre la percutante
formule de William James9 – qui est à la fois partie du monde, partie de
« moi », instance de passivité et vecteur d’action. Se poser la question des lieux
de l’esprit implique d’envisager celle des limites spatiales (cerveau, peau,
artefacts, environnement proche ou lointain, …) et temporelles du « champ
d’action » de l’esprit — comme, peut-être, de l’absence de sens de cette
question, simplement du fait de la résistance que pourraient opposer les
« lieux » éventuels que sont les signes et les institutions à une classification
aussi simpliste. La métaphore spatiale serait-elle alors dénuée de toute
pertinence ? Ne reconduit-elle pas subrepticement une conception de l'esprit
fondée sur le paradigme contenant-contenu, dont il s'agit précisément de se
libérer ? C'est autour de cette question que s'articulent les articles de Vincent
Descombes, de Christiane Chauviré et de Guillaume Garreta.
Les enjeux de l'externalisme en philosophie de l'esprit sont au coeur de
l'étude de Vincent Descombes (« Agir hors de soi, penser hors de soi »). Les
slogans externalistes (« L'esprit est dehors ») n'ont de pertinence que si l'on
enquête à propos du concept d'esprit, ce qui suppose que l'on puisse rendre
compte, d'un point de vue non internaliste, d'un trait spécifique du mental, à
savoir ce que l'on nomme classiquement l'intentionnalité, le fait que « ce soient
justement les choses résidant hors de l'esprit qui nous soient présentes à
l'esprit chaque fois que nous y pensons ». Cet examen singulier du concept
d'intentionnalité et de la « thèse de Brentano » engage un retravail des notions
d'un être-dedans et d'un être-dehors, dirigé contre l'idée d'une dualité
9
William James, Essais d’empirisme radical, Paris, Flammarion, 2007, p. 126.
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infranchissable de l'intérieur et de l'extérieur. Il s'appuie en particulier sur un
texte de William James portant sur la possibilité de connaître, à Boston, des
tigres en Inde. James déploie une critique radicale de la conception traditionnelle de l'intentionnalité, comme visée mentale et auto-transcendance de la
conscience vers l'objet extérieur (les tigres en Inde), qui supposerait que le
penseur (à Boston) puisse penser en quelque sorte en dehors de lui-même. La
tentative jamesienne de naturalisation de l'intentionnalité invite bien plutôt à
penser une intentionnalité « en contexte ». Il s'agit en l'occurrence du contexte
anthropologique constitué par un langage commun, des formes de vie et des
institutions, à l'opposé du modèle classique de la pensée comme pure visée de
l'objet.
La critique de la pertinence philosophique d'une situation spatiale de l'esprit
est l'enjeu explicite de l'article de Christiane Chauviré (« Y a-t-il un sens à
situer spatialement la pensée? Peirce, Wittgenstein et les signes »). Sont
examinées des tentatives de sémiotisation du mental à l'oeuvre chez deux
auteurs également opposés à la tradition dite cartésienne et à une philosophie
de l'intériorité, à savoir Peirce et Wittgenstein, tous deux lecteurs des Principes
de psychologie de William James. Si, pour Peirce puis pour Wittgenstein,
penser, c'est « opérer avec des signes », signes qui peuvent être aussi bien
externes qu'internes, physiques que mentaux, une telle définition implique une
conséquence cruciale, à savoir la dépsychologisation de la pensée. Sous cet
aspect, les deux perspectives peuvent se comprendre comme les expressions
d'un externalisme en philosophie de l'esprit, récusant la notion d'états mentaux
définis comme états internes, et opposé à une localisation exclusivement
cérébrale de l'esprit. Toutefois, une différence peut-être établie entre
l'externalisme de Peirce et celui de Wittgenstein. Le premier paraît défendre un
externalisme positif, sous les traits d'un « synéchisme » qui rejette la thèse
d'une discontinuité entre les sois ou les esprits humains. L'externalisme de
Wittgenstein, en revanche, semble se réduire à un externalisme simplement
méthodologique, dont la fonction serait surtout thérapeutique : il s'agit alors de
révéler l'inadéquation des définitions de l'esprit comme substance métaphysique ou comme entité logée dans le cerveau, définitions procédant d'une
confusion logique entre la grammaire de la pensée et celle d'une activité
corporelle. Tel est le paradoxe de la position externaliste ainsi considérée : elle
aboutit à la dissolution de la question même du lieu de la pensée, entendue
comme le symptôme d'une confusion conceptuelle.
C’est dans cette perspective que Guillaume Garreta (« Lieu et temps de
l'esprit. Dewey et l'analyse adverbiale de la conduite humaine ») éclaire la
question du « lieu de l'esprit » par une étude approfondie du traitement qu'elle a
reçu dans la philosophie pragmatiste. La tradition ouverte par Peirce, Mead,
James et Dewey constitue en effet une référence récurrente dans certains
développements récents des sciences cognitives, telles les théories de « l'esprit
situé » ou de « l'esprit étendu » précédemment mentionnées. G. Garreta
examine plus particulièrement la perspective proposée par John Dewey, dont la
conception non internaliste du sujet et de la conscience, abordés au prisme des
transactions entre organisme et environnement, n'implique pas pour autant (à la
différence d’une tendance que l’on peut déceler dans certaines analyses de
Mead) une sorte d'« hyperexternalisme » pouvant rendre problématique la
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Pascale GILLOT, Guillaume GARRETA
question de l'individuation des situations et des conduites. Dewey, en
substituant un modèle temporel de l'esprit au modèle spatial classique
impliquant contenant et contenu, dégage le caractère non pas simultané, mais
sériel, des relations unissant l’être vivant à l'environnement, susceptibles de
descriptions ou narrations plus ou moins développées. Ainsi se comprennent
l'originalité et la fécondité de la conception adverbiale de l'esprit proposée par
Dewey (qu’il est possible de rapprocher des tentatives plus récentes de G. Ryle
et W. Sellars) : l'esprit n'est pas une chose ni une entité, il n'est donc pas un
nom, mais il est de l’ordre du verbe, dénotant, qualifiant et décrivant des
pratiques plus ou moins intelligentes, des styles de conduite située. Par là se
révèle à nouveau l'inadéquation de la question classique du lieu de l'esprit, dans
la mesure où elle suppose une conception statique et spatiale, plutôt que
dynamique et temporelle, des phénomènes mentaux.
Mais on peut à cet égard se demander dans quelle mesure un programme
(post-)externaliste, sous les diverses formes qui viennent d'être mentionnées,
parvient véritablement à s’affranchir de « l’image » du dedans et du dehors, s’il
est vrai, pour reprendre l’analyse du dernier Wittgenstein, que l’intérieur et
l’extérieur sont liés par une relation de type non pas empirique, mais logique.
Peut-on effectivement comprendre l’esprit, et son rapport au « monde »,
indépendamment de cette partition conceptuelle fondamentale, qui vise à
rendre compte en particulier de l’individuation psychique et du rapport à soi ?
La subjectivité est-elle concevable, si l’on refuse de faire de l’esprit un certain
type de chose, de substance d’un genre particulier ?
La perspective d'une subjectivité non égologique, fondée sur un
remaniement (mais non un effacement) des catégories d'intérieur et d'extérieur,
est dessinée par Sandra Laugier (« L'esprit dans la voix »). Son article examine
la question de l'expérience subjective et du rapport à soi, dans une perspective
non pas épistémique, mais bien plutôt pratique et politique, réinscrivant le sujet
dans le rapport à la communauté, au nous, qui est d'abord une communauté de
langage. Prenant appui sur la relecture par Stanley Cavell de la philosophie de
Wittgenstein, S. Laugier dessine les contours d'une « voix subjective », d'une
subjectivité dans le langage, à la fois expressive d'elle-même et capable de
devenir publique, revendiquant simultanément pour elle-même et pour la
communauté, politique et linguistique, dans la sphère démocratique. Le
concept d'expressivité joue dans cette perspective un rôle central pour la
compréhension d'une subjectivité qui n'est plus définie par la transparence,
mais bien plutôt par l'opacité à soi. Ce même concept d'expressivité permet de
dépasser les alternatives classiques et fourvoyantes du privé et du public, du
caché et de l'observable : celles-ci sont en effet inadéquates pour rendre compte
du rapport, de continuité, entre intérieur et extérieur. A travers cette
réactivation des enjeux d'une philosophie du langage ordinaire se trouve
redéfinie la possibilité de concevoir un sujet qui ne soit pas un moi, de donner
à entendre une intériorité irréductible à une sphère mentale privée et
inaccessible à autrui.
Pierre Cassou-Noguès explore lui aussi la voie d'une subjectivité non
classique (« Où suis-je? De la philosophie des mathématiques à celle de la
fiction »). Il fonde son analyse sur la distinction entre le concept d'esprit (le
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système des contenus mentaux) et celui de sujet (identifié à un pur “Je pense”
irréductible à un être substantiel), pour cerner une double question, celle des
lieux de l'esprit et celle des lieux du sujet. Évoquant d'abord la tradition de la
critique des philosophies de la conscience, ouverte par Jean Cavaillès, l'auteur
souligne que, dans cette tradition, le postulat apparemment anti-cartésien selon
lequel l'esprit serait situé « hors de la tête » laisse entière la question d'une
analyse de la subjectivité comme telle. Or cette question de la subjectivité a été
reprise par Lacan, à partir d'une relecture originale du « Je pense » cartésien.
Le sujet est alors compris comme pur « sujet de l'énonciation » : sujet
irréductible certes au moi imaginaire, mais rapporté finalement à un simple
« point d'évanouissement ». Une tentative, dès lors, pour penser le lieu
spécifique de l'expérience en première personne, peut être repérée à partir de la
cosmologie de Whitehead, avec la conception du corps propre comme organe
et lieu de la subjectivité. Toutefois, cette « description cosmologique » du
corps demeure insuffisante, puisqu'elle ne rend pas raison de l'ambiguïté
constitutive de l'expérience de la saisie de soi-même dans le miroir,
simultanément reconnaissance et méconnaissance. Se trouve alors proposée
une « philosophie de la fiction » qui, en s'appuyant sur des expériences de
pensée, déploie des situations possibles, dans lesquelles le sujet, le “je” de
l'expérience en première personne, peut se donner à voir ou à entendre, dans
son rapport essentiel au langage.
Ce que montrent ces analyses, c’est l’impossibilité pour une philosophie de
l’esprit bien comprise de ne pas être en même temps philosophie de l’action,
ou du moins l’impossibilité de faire l’économie d’une réflexion explicite, fine
et précise sur les conditions pratiques d’émergence et de « perception » du
sens. Des pistes fécondes dans cette direction ont été ouvertes par la sémiotique
générale du dernier Peirce, par les conceptions « adverbiales » de l’esprit
(Dewey, Ryle), par l’anthropologie philosophique des « institutions du sens »
opérée par Descombes, comme par la théorie dynamique des formes
sémantiques (« motifs », « profils », « thèmes ») développée par Cadiot et
Visetti10. Ces approches, quoique très différentes, ont en commun de ne pas
séparer les dimensions praxéologiques, symboliques et cognitives des activités
humaines.
C'est dans cette perspective que s'inscrit pleinement l’article de Louis Quéré
(« Le lieu du raisonnement pratique : « au milieu des choses » »). Contre
l'assimilation classique de la délibération pratique à un certain type de calcul
rationnel, cette étude a pour but de montrer l'inhérence de celle-ci au
déroulement même de l'action singulière en train de s'effectuer, dont elle est en
réalité inséparable. Il s'agit d'abord de critiquer la théorie philosophique
identifiant l'erreur pratique à une simple erreur dans le raisonnement, en
l'occurrence le raisonnement pratique, théorie fondée sur l'analyse du
syllogisme pratique proposée par Élizabeth Anscombe. La critique s'effectue
d'abord en référence à la reformulation du concept même d'enquête dans la
tradition pragmatiste (Dewey), qui confère à l'enquête un pouvoir de
Voir en particulier P. Cadiot et Y.-M. Visetti, Motifs et proverbes : Essai de sémantique proverbiale.
Paris, PUF, 2006.
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Pascale GILLOT, Guillaume GARRETA
modification et de reconstruction du matériel traité, de sorte que l'erreur
pratique, et son dépassement, ne se réduisent pas au registre des croyances et
des représentations. Toutefois, cette critique elle-même se révèle insuffisante,
dans la mesure où elle manque de précision concernant les observations des
« procès réels et situés de délibération pratique ». Ainsi se justifie finalement le
recours au courant de l'ethnométhodologie, dont le programme est de mettre au
jour la logique de la pratique à partir de situations singulières, permettant de
« ramener les concepts aux expériences dont ils sont tirés et dont ils sont des
substituts abstraits ». Est examinée en particulier la tentative, conduite par E.
Livingston, d'application de l'ethnométhodologie à la compréhension du
raisonnement pratique, sous la forme du « midenic reasoning ». Le raisonnement pratique est alors compris comme un raisonnement situé et local,
dépendant non seulement de l'agir corporel de l'acteur engagé dans telle ou
telle situation, « au milieu des choses », mais également et simultanément de la
spécificité de l'action en cours, dont la délibération est partie prenante.
La dimension corporelle, non pas envisagée abstraitement comme le
symétrique de l’esprit, mais ressaisie dans le contexte effectif des pratiques
humaines, est bien entendu cruciale pour une analyse des phénomènes de
l’esprit. Car si la tentative de « spatialisation » de l'esprit se révèle sujette à
caution, il demeure possible de relire une bonne partie de l’entreprise
philosophique depuis l’époque moderne comme polarisée par des tentatives
rivales de dégager une topique de l’esprit, qui inclut généralement le corps
comme élément ou comme frontière. Or un des problèmes essentiels qui se
pose est de savoir s’il faut entendre les relations entre instances ou éléments
présents dans ces topiques comme des relations dynamiques de détermination
physique, causale, ou bien de dépendance logique. Et en privilégiant le point
d’observation qu’est l’éventuel « lieu » corporel, on peut s’interroger sur le
caractère irrémédiablement incarné et situé (embodiment et embeddedness,
comme l’écrivent les penseurs anglophones) des manifestations intentionnelles,
thématisé par des auteurs aussi divers que Dewey ou Merleau-Ponty. Il importe
alors de ne pas s’en tenir à ce que certains voient comme un salutaire rappel et
d’autres comme un dogme, mais bien de spécifier la portée et le type
d’embodiment et d’embeddedness auquel nous avons affaire. Ainsi, très
schématiquement, au moins deux grandes familles d’interprétations de
l’« incorporation » sont possibles. Première possibilité : le corps et les
sentiments somatiques accompagnent inévitablement les processus rationnels
et les manifestations « individuelles » de l’esprit, mais cet accompagnement est
contingent, car il y a bien une autonomie de fait, qui repose sur une
indépendance, voire une transcendance de droit, des procédures et produits
intellectuels. Deuxième possibilité : le corps et les sentiments qui sont
éprouvés en ce « lieu » sont au cœur de tous ces processus, y compris de ceux
qui produisent ou utilisent les résultats les plus abstraits et les plus formels. Et
Les lieux de l’esprit. Introduction au dossier
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on ne saurait les décrire, les expliquer et comprendre les activités rationnelles
sans faire référence aux corps et à leur inscription dans un environnement11.
Ainsi se comprend la nécessité d'une focalisation de l'analyse sur le corps
en acte : analyse qui s'attache moins à dégager une structure et une forme
générales du rapport entre architecture physiologique et phénomènes
intentionnels qu’à décrire et analyser des situations ou des pratiques dans
lesquelles le corps est engagé tant dynamiquement que sémiotiquement. C'est
là précisément le propos de Janette Friedrich (« Le concept d'expression chez
Karl Bühler »), concernant le rapport entre intériorité et extériorité en jeu dans
le phénomène de l'expression des états dits mentaux. Cette enquête à propos du
concept d'expression développé par le psychologue allemand Karl Bühler
(Ausdruckstheorie, 1933), s'entend comme une contribution à l'élaboration
d'une théorie non mentaliste de l'esprit. Appuyant sa propre réflexion sur
l'analyse de la représentation et de l'expressivité théâtrales proposée au XVIIIe
siècle par Johann Jacob Engel, Bühler, avec le concept de « déixis à
l'imaginaire », de présentification de ce qui est absent, privilégie une approche
physique et dynamique de l'expression, qui lie étroitement celle-ci à une
théorie de l'action. La notion de « mouvement corporel d'orientation » qui
caractérise l'expressivité de l'acteur sur la scène de théâtre, en jeu dans la
monstration d'un monde présent-absent, conduit Bühler à rejeter l'identification
classique de l'expression à une simple extériorisation de phénomènes
psychiques « intérieurs ». Bien plutôt, l'expression ainsi comprise rend sensible
ou perceptible la relation que le sujet entretient au monde. En ce sens, le
concept d'expression peut être rapproché du concept d'intentionnalité
environnementale élaboré dans le contexte de l'anthropologie philosophique
allemande à partir des années 1920 (Max Scheler, Helmut Plessner, Alfred
Gehlen). Ce concept permet d’envisager l’expressivité dans les termes (non
mentalistes) d'une activité sensée caractéristique des organismes vivants,
inscrite à même l'environnement.
Il s’agit donc également de comprendre ce qui fait qu’un geste est autre
chose qu’un mouvement, qu’une action est autre chose qu’un comportement,
qu’une attitude est autre chose qu’une simple posture ou position. Se dessine
par là une autre possibilité de recroiser les problèmes classiques de l’analyse de
l’intention et de la volonté (que reste-t-il si je soustrais le fait que mon bras se
lève du fait que je lève le bras ?) tels que les thématisent certains courants de la
philosophie contemporaine de l’action (inspirés de Wittgenstein et
d’Anscombe), avec le souci toutefois d’ancrer le propos dans des « sites »
pratiques précis, qu’ils relèvent d’usages quotidiens du corps ou de champs
spécifiques.
Tel est l'enjeu de l'étude de Barbara Olszewska (« L’esprit dans la danse.
Techniques du corps et chorégraphie des concepts mentaux »). La danse et
plus particulièrement les débats autour de sa notation fournissent ici le
matériau de l’analyse : comment déterminer les symboles et la syntaxe les plus
appropriés pour « écrire » le corps dansant ? Quels peuvent être les modalités
11
Pour une exploration de ces possibilités, qui tranche dans une optique pragmatiste en faveur de la
deuxième option, voir Mark Johnson, The Meaning of the Body, Chicago, University of Chicago Press,
2001, en particulier le chap. 5, “Feeling William James’ “But”: the Aesthetics of Reasoning and Logic”.
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Pascale GILLOT, Guillaume GARRETA
et les critères d’une bonne « interprétation » d’une partition chorégraphique ?
L'objet d'étude est une pièce de danse contemporaine, dont la chorégraphie est
fondée explicitement sur une technique projective, censée conduire de signes
graphiques composant la partition (en l'occurrence des chakras, des « signes
d'énergie » expressifs de points psychiques particuliers dans une certaine
tradition du yoga) à des « états d'esprit » correspondant à ces signes. L'étude se
décline comme une analyse ethnométhodologique de la conversation entre
deux danseuses (dont la chorégraphe), dont le but est de parvenir à un accord
sur les signes de la partition. Or l'analyse de conversation révèle que le modèle
représentationaliste ou projectif de la pensée, revendiqué par la chorégraphe
dans son usage des chakras, échoue en réalité à rendre compte de la nature
effective de l'accord qui s'établit finalement entre les deux protagonistes. Ce
que révèle dès lors un tel échec, c'est l'impossibilité d'un dépassement effectif
de l’usage ordinaire du langage, qui résiste à la codification des supposés «
signes de l'esprit »
C’est donc à cette condition, penser l’esprit au plus près des pratiques
« corporelles », que l’on peut se donner les moyens de déterminer s’il faut
thématiser comme une articulation entre deux ou trois instances (l’esprit, le
corps et le monde, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Putnam12) ce qui se
donne comme l’immanence de pratiques signifiantes engagées, ou si d’autres
modèles sont souhaitables ou envisageables. Pascal Sévérac (« Fernand
Deligny. L'agir au lieu de l'esprit ») explore ainsi quant à lui le modèle d'un
« automatisme spirituel » permettant de concevoir l'esprit dans les termes d'un
agir non finalisé, de l'ordre du traçage à même l'espace, en lieu et place d'une
caractérisation de l'activité mentale sous les catégories de la conscience et de la
volonté. Cette compréhension non mentaliste de l'esprit comme agir, comme
œuvrer infra-linguistique, est suggérée par les travaux que Fernand Deligny a
consacrés, dans la seconde moitié du XXe siècle, aux enfants autistes, à la
« vacance du langage » qui est la leur. Le refus de « semblabiliser » et de
projeter sur le comportement des autistes une capacité de symbolisation permet
pourtant le repérage d'un « terrain commun » dans notre rapport au monde, qui
n'advient que grâce à l'éclipse de la conscience. Ce terrain commun, renvoyant
à une « nature de l'être humain » que viendrait ensuite recouvrir l'esprit, ce
serait cet « agir arachnéen » caractéristique des rituels de repérage et de traçage
des autistes, un agir non téléologique, et définissable comme un mode d'être en
réseau. Dans une veine spinoziste, la compréhension de cet agir machinal, non
conscient et non intentionnel, n'aboutit pas à la mise à l'écart pure et simple du
concept d'esprit, mais à sa redéfinition radicale, dans les termes d'une
« expression pure », d'un agir « sans sujet ni objet ».
On l'aura compris, les questions traitées dans ce numéro mettent en relief,
conjointement, l'intérêt aussi bien que la difficulté inhérents à une démarche
rompant à la fois avec l'internalisme et le réductionnisme en théorie de l’esprit.
Cet intérêt et cette difficulté sont aussi ceux d’une conception non égologique
du mental (en l’absence d’une chose pensante), soucieuse néanmoins de ne pas
Hilary Putnam, The Threefold Cord: Mind, Body, and World, New York, Columbia University Press,
1999.
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Les lieux de l’esprit. Introduction au dossier
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ignorer le phénomène de la subjectivité, la spécificité conceptuelle ou
grammaticale de l'esprit. L’analyse et la tentative de clarification de ces
problèmes, qui étaient au centre du colloque consacré aux « Lieux de l'esprit »,
constituent les principaux défis contemporains d'une philosophie et d'une
sociologie inspirées de la tradition externaliste.
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