Pascale GILLOT, Guillaume GARRETA
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La perspective adoptée dans ce numéro est fortement marquée par l'héritage
d'une philosophie externaliste, ce qui n'interdit pas, bien au contraire, une
interrogation critique à propos de quelques-unes de ses difficultés théoriques
persistantes. Mais sans doute convient-il ici de préciser cette position
externaliste, au-delà du slogan traditionnel : « L'esprit est dehors ». L'on peut
dans ce but s’appuyer sur une distinction explicitée récemment par Andy Clark
sur la manière d’envisager la contribution du corps aux états et aux contenus
mentaux
2
. La compréhension de la relation esprit-corps-monde suppose de
choisir entre deux classes de modèles (ou topiques). On peut soutenir d'un côté
qu’il y aurait une contribution spécifique du corps, de notre corps, dans la
détermination des contenus, états et propriétés mentaux. La présence d’esprits
de type humain dépendrait alors directement de la possession d’un corps de
type humain, pour des raisons physiologiques, historiques ou autres. Mais d’un
autre côté on peut envisager que corps et (parties du) monde puissent compter
comme éléments de systèmes plus larges, comprenant corps, cerveaux, états
informationnels d’artefacts de divers types, etc. Les états de ces systèmes plus
larges détermineraient, ou contribueraient à déterminer, leurs propriétés et états
mentaux. Cette dernière position, défendue par Andy Clark lui-même
3
, est celle
du « fonctionnalisme étendu » et est en plein essor aujourd’hui. Il s'agit en
l'espèce d'un « externalisme actif », qui affirme le rôle causal de
l'environnement, et se présente comme une perspective plus radicale que
« l'externalisme standard » revendiqué dans les années soixante-dix par des
auteurs comme Hilary Putnam ou Tyler Burge
4
. Ce premier externalisme ne
serait qu'un « externalisme passif » dans la mesure où il ne ferait pas jouer un
rôle causal direct aux facteurs externes, à l'environnement extérieur immédiat.
L'externalisme actif en revanche pose l'existence d'un tel rôle causal
immédiat, avec la notion de « systèmes couplés » liant l'organisme humain et
l'environnement, naturel ou artificiel, comme les artefacts et les dispositifs
informationnels et technologiques: ces systèmes couplés recoupent les
« systèmes plus larges » précédemment évoqués, dont la définition même
récuse le partage classique de l'esprit et du monde extérieur. La théorie du
fonctionnalisme étendu, à l'œuvre dans cet externalisme actif, distribue ainsi la
cognition et l’esprit dans l’environnement et les objets qui servent de support et
de conditions aux pratiques. Cette perspective, celle de « l'esprit étendu »
(extended mind), remet en cause l’opposition trop souvent caricaturale entre les
tenants d’une autonome « sphère mentale » (prétendument) cartésienne et les
défenseurs d’une réduction des phénomènes intentionnels à des déterminations
physiologiques ou comportementales. L’enjeu plus décisif pour notre propos
ici est que le statut même du corps est profondément modifié par ce
fonctionnalisme étendu. Celui-ci entend identifier le corps avec tout ce qui joue
une série de rôles absolument cruciaux dans l’existence humaine intelligente
2
Clark A« Pressing the Flesh: A Tension in the Study of the Embodied, Embedded Mind ? »
Philosophy and Phenomenological Research, 56, 1, 2008, pp. 37-59.
3
Cf. en particulier le célèbre article de 1998, écrit conjointement par Andy Clark et David Chalmers,
intitulé « The Extended Mind », Analysis, 58, 1998, pp. 10-23.
4
Cf. Hilary Putnam, « The Meaning of 'Meaning' », in Mind, Language and Reality. Philosophical
Papers, vol II, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, pp. 215-271, Tyler Burge,
« Individualism and the Mental », Midwest Studies in Philosophy, 4, 1979, pp. 73-122.