
Rev Mens Suisse Odontostomatol, Vol 114: 9/2004 965
L’actualité en médecine dentaire
Controverses médicales au cours du 19e siècle
Les précurseurs de la narcose à l’éther
Marcel Hänggi (traduction de Jean-Jacques Gindrat, source: NZZ)
On considère que le 16 octobre 1846 est le jour qui a vu la naissance de l’anesthésie (NZZ du
5 mai 2004). Ce jour-là, pour la première fois, un patient aurait été opéré à Boston sans douleur
grâce à une narcose à l’éther. L’auteur de l’article qui suit a consacré son mémoire de licence
aux débuts de l’anesthésie en Suisse. Il a été amené à une appréciation quelque peu différente
de ces événements.
«And there shall be no more pain», cette
dédicace émouvante peut être lue, à Bos-
ton, sur le socle du monument célébrant
l’éther. Il rappelle le souvenir du médecin-
dentiste Thomas Green Morton, à l’ini-
tiative duquel, le 16 octobre 1846, pour la
première fois, grâce à une anesthésie à
l’éther sulfurique, un patient fut opéré
sans douleur devant un public de spécia-
listes. Ce jour est considéré comme la date
de naissance de l’anesthésie. Certains
faits toutefois font entrevoir les choses
sous un angle un peu différent. Tout
d’abord, avant l’«Ether Day» déjà, on avait
procédé à plusieurs reprises à des opéra-
tions sans douleur. En avril 1846, l’ «Augs-
burger Allgemeine Zeitung» avait décrit
avec beaucoup de détails des opérations
sans douleur, couronnées de succès. L’his-
toire traditionnelle de la médecine rap-
porte de tels succès, elle les considère
cependant comme peu vraisemblables.
Deuxièmement, selon des récits de té-
moins oculaires, le patient, ce fameux
16 octobre, n’a pas crié comme à l’accou-
tumée, mais il a gémi et déclaré, au réveil
de l’état d’euphorie dû à l’éther, qu’il avait
eu mal. On prit bien soin d’ignorer cette
déclaration. Troisièmement enfi n, c’est en
1800 déjà, que dans un article fort remar-
qué, Humphrey Davy avait proposé
l’anesthésie par inhalation d’un gaz (il
suggérait l’utilisation de gaz hilarant).
Davy devint plus tard président de la
Royal Society – et c’est précisément cette
société qui, à réitérées reprises, refusa de
vérifi er des communications de ses mem-
bres dans lesquelles ceux-ci affi rmaient
avoir découvert une méthode leur per-
mettant d’opérer sans douleur. La société
sœur en France agissait de même.
Le mesmérisme controversé
En 1842 déjà, à Londres, là aussi en pré-
sence d’un public de spécialistes, William
Topham amputait la cuisse d’un patient qu’il
avait préalablement «mesmérisé», c’est-à-
dire mis en état de transe par l’intermédiaire
d’une technique ressemblant à l’hypnose. Si
l’on excepte un discret grognement, le pa-
tient ne fi t entendre aucun son. Cela n’em-
pêcha pas la majorité des spécialistes de
l’assistance de considérer l’intervention
comme un échec: on soupçonnait le patient
de s’être comporté de façon à faire croire
qu’il n’aurait pas eu mal!
Comment interpréter, dans un intervalle
d’à peine quatre ans, des réactions si fort
différentes aux deux opérations? Au cours
de la première moitié du 19e siècle, on
pouvait assister, dans le domaine de la
médecine, à des luttes acharnées pour la
défi nition de ce qu’il y avait lieu de consi-
dérer comme relevant de la science. A la
fi n du 18e siècle, Franz Anton Mesmer
avait suscité l’intérêt avec sa théorie du
«magnétisme animal». Selon celle-ci, de
même que les métaux magnétiques, les
organismes disposeraient d’un certain
«magnétisme». S’il est altéré, il peut être,
à en croire les mesméristes, rétabli par des
interventions manuelles. Les effets de tel-
les manipulations pouvaient être compa-
rés à ceux de l’hypnose, qui apparaîtra
ultérieurement. Après la mort de Mesmer,
la théorie a connu à Londres un grand
nombre d’adeptes. Au début de 1838, le
médecin londonien John Elliotson, entre-
prit un certain nombre de séances de
mesmérisation sur une patiente épilepti-
que. Le milieu spécialisé, et notamment la
revue médicale «The Lancet», qui était
son organe de communication le plus
puissant, se montrèrent fort impression-
nés. Mais, lentement, Elliotson perdit tout
contrôle de sa patiente, jusqu’au moment
où, en présence de spectateurs apparte-
nant à la noblesse, elle se mit, dans son
état d’euphorie, à les railler et à proférer
des paroles obscènes. Elliotson perdit la
faveur dont il jouissait auprès du public et,
en juillet, le «Lancet» se détourna de lui.
Dès lors, la revue adopta une furieuse
attitude antimesmériste.
Les «pneumaticiens», ceux qui dans les
années 1800 faisaient des expériences
avec les gaz – le jeune Davy était l’un
d’entre eux – jouissaient de la même ré-
putation de manque de sérieux. Les gaz
provoquaient un état d’ivresse semblable
à la transe mesmérienne. Cet effet s’op-
posait diamétralement à la tendance des
médecins qui visaient un contrôle tou-
jours plus grand du corps du patient.
Le rôle de la revue «The Lancet»
On peut voir une preuve de l’association
des essais d’opérer sans douleur à la char-
latanerie dans l’exclamation de John C.
Warren, le 16 octobre 1946:
«Messieurs, ceci n’est pas un canular!». La
NZZ du 20 janvier 1847 réagissait de ma-
nière identique lorsqu’elle écrivait: «Il ne
s’agit en aucun cas d’une narcose par
magnétisation». Si la percée s’est produite
aux Etats-Unis, ce n’est certainement pas
dû au hasard. La professionnalisation de
la médecine y avait moins progressé qu’en
Angleterre, en France ou en Allemagne,
pays dans lesquels un universitaire aurait
compromis sa réputation en pratiquant
une telle opération.
L’establishment médical s’était opposé
aux publications de Davy de 1800, qui
préconisaient l’utilisation de l’anesthésie
– maintenant, elle les célébrait comme
une victoire. Il était temps, les annonces
selon lesquelles les mesmériens étaient en
mesure d’opérer avec succès sans douleur
allaient en s’accumulant. Le mesmérisme
gagnait de nouveau du terrain. Certains
historiens de la médecine attirent toute-
fois l’attention sur le fait que le mesmé-
risme était une technique manquant de
fi abilité. Joseph Liston, qui utilisa l’anes-
thésie par inhalation pour la première fois
en décembre 1846, fêta cette dernière
comme une victoire sur le mesmérisme:
«Cette idée géniale des Yankees (…)
dépasse sans conteste le mesmérisme.
Quelle chance!».