Les Oprations terme la Bourse de Paris au XIX sicle

Les Opérations à terme à la Bourse de Paris au XIX siècle
Paul Lagneau-Ymonet* & Angelo Riva **
*CSE – EHESS Paris
**DEAS – Université de Milan
**IDHE – Paris X
Version 070624
Version préliminaire – ne pas citer sans l’autorisation des auteurs
Commentaires, critiques et observations sont les bienvenus.
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1. Introduction
La tension entre liquidité et stabilité des marchés boursiers a fait, tout au long du XIXe
siècle, en Europe, l’objet d’intenses débats. En fait, la bourse est l’institution au sein de
laquelle ont lieu l’échange de titres et la fixation de leurs prix. Si la liquidité des titres se
fonde sur la fréquence des transactions, ces dernières peuvent provoquer de violentes
fluctuations des cours qui affectent le financement de l’économie et les patrimoines des
particuliers. Entre la fin du siècle et la première guerre mondiale, on assiste à une succession
d’interventions réglementaires qui sont autant de tentatives pour concilier liquidité et stabilité
des bourses1. En France, les débats ont plus particulièrement porté sur le statut juridique des
opérations à terme, formes privilégiées de la spéculation et longtemps assimilées aux jeux de
hasard. Cette assimilation stigmatisante fondait le refus par les pouvoirs publics et judiciaires
de les protéger, c’est-à-dire de contraindre les parties contractantes à exécuter leurs
obligations. Il s’agissait alors de distinguer par voies juridiques l’échange de titres de la
« agiotage », comprise comme l’opération dont l’objet n’est pas le titre, mais la transaction
elle-même, dans le but de contenir l’exubérance des marchés.
Dans ce chapitre, nous démontrons comment la reconnaissance légale des opérations à
terme en 1885 a largement contribué à la stabilisation de la Bourse de Paris et, par là même, à
son essor à la Belle Epoque. Cette reconnaissance légale inscrit les opérations à terme dans un
agencement de responsabilités juridiques légalement définies qui embrasse les intermédiaires
boursiers et leurs clients. La loi de 1885 a ainsi participé au passage d’un capitalisme foncier
à un capitalisme monétaire, dont le marché boursier devient l’une des institutions cardinales.
Cette transition correspond à la modification des formes de crédit et de garanties, non plus
ancrées sur l’accumulation passée (i.e. la détention de biens, en particulier fonciers) mais
tournées vers la sécurisation du transfert des droits de propriété future.
Par conséquent, nous nous concentrons sur les aspects institutionnels de cette histoire
boursière pour souligner l’importance primordiale des normes, des agents économiques et de
leurs statuts, dans la construction et le développement des marchés boursiers, perspective peu
empruntée par les récents travaux scientifiques consacrés aux opérations à terme à la Bourse
de Paris, alors même qu’au dix-neuvième siècle, nombre d’ouvrages, principalement de
doctrine juridique, lui ont été dédiés [Buchère ; Crépon ; Déloison ; Bozérian ; Rendu ; Lyon-
Caen]. Parmi les recherches récentes, Alex Viaene () a testé l’efficience du marché à terme
1 L’Italie en 1873 et 1913, la France en 1885, 1890 et 1898, l’Allemagne en 1896, les Pays-Bas en 1903 et le
Royaume-Uni en 1909.
2
parisien. Marc Flandreau et Pierre Sicsic () ont étudié l’impact du marché monétaire sur le
développement des opérations à terme. Claire Lemercier () aborde le problème des marchés à
terme par la restitution des débats au sein de la Chambre de commerce de Paris, sous le
Premier Empire. Enfin Eugene White (2007) a proposé une analyse critique de la
microstructure de la Bourse de Paris, bien moins à même, selon lui, que la bourse de Londres
de contenir les risques inhérents aux opérations à terme. Son approche normative cherche à
évaluer les performances des organisations boursières, sans accorder selon nous suffisamment
d’importance à l’environnement juridique au sein duquel ces organisations sont encastrées.
Nous analysons ici le développement des opérations à terme à la bourse de Paris en
restituant les spécificités de son contexte juridique. Pour nous, les formes institutionnelles ne
doivent pas être évaluées à l’aune d’un critère d’efficience a priori [Simiand, 2006, p. 130-
133]. La règle (usage et norme juridique) doit être étudiée « comme une institution, enjeu de
luttes et référent pour l’action » [Kyrat, Serverin, p. 20] afin d’esquisser des « trajectoires
historiques concrètes » [Stanziani, 2005, p. 82] dont les buts ne peuvent être appréhendés que
par la restitution de leurs historicités spécifiques. C’est pourquoi, le cadre juridique des
opérations à terme sera ici analysé en restituant la dialectique entre la législation relative à ces
marchés, la jurisprudence produite par les contentieux qu’ils nourrissent, et les usages que
font du droit et des configurations organisationnelles des agents mus par leurs « esprits
institutionnalisés » [Commons (1934 : 73-74)]).
Pour rendre compte de cette dialectique et des jeux d’échelle qui permettent de la
saisir, nous avons adopté le plan suivant. La deuxième section de ce chapitre est consacrée à
l’exposé des mécanismes propres aux opérations à terme et de leurs effets sur la stabilité de la
bourse parisienne. Ensuite, les textes législatifs, du droit ancien aux codes napoléoniens, avec
les évolutions de la jurisprudence au cours du XIXe siècle, sont exposés dans la troisième
section. La manière dont les agents économiques font usage du droit et des organisations pour
contenir les risques produits par l’incertitude réglementaire en matière d’opérations à terme
est plus spécifiquement analysée dans la quatrième section. La cinquième est dédiée à la
structure d’opportunité politique qu’ouvre le krach de 1882 et qui aboutit à la loi de 1885.
2. Les opérations à terme et la stabilité de la bourse
Selon la théorie néo-institutionnaliste, dans les activités boursières, l’incertitude quant
à la bonne fin des opérations est une composante fondamentale des coûts de transaction (Riva
3
2007). Cette incertitude est inhérente aux opérations à terme et, à la bourse de Paris, elle est
d’autant plus importante que ces opérations ont constitué tout au long du siècle la grande
majorité des volumes qui s’y négociaient. Dès le début de la Monarchie de Juillet, elles
surpassaient d’au moins cinquante fois les opérations au comptant (Vincens 1834, t. 1, 614).
On appelle opération à terme celle par laquelle un vendeur et un acheteur s’engagent
réciproquement, l’un à livrer les titres objets du contrat, l’autre à les payer à une date
ultérieure, à un prix fixé le jour de la négociation. Dans le cadre des bourses de valeurs, les
dates et les procédures de règlement-livraison, autrement dit la liquidation, sont établies par
les autorités de bourse. Les opérations à terme peuvent se faire les « mains garnies » ou à
découvert. Dans le premier cas, le vendeur dispose lors de la conclusion du contrat des titres
(couramment déposés auprès d’un tiers), tandis que dans le second cas le vendeur n’a pas les
titres au moment de la négociation. De plus, les opérations à terme peuvent se solder soit par
l’échange effectif des titres négociés, soit par le règlement des « différences ». Si les parties
ne souhaitent pas livrer ou recevoir les titres, elles peuvent en effet effectuer une opérations
en sens contraire à la première et, à la liquidation, ne décaisser ou encaisser que la différence
entre le prix d’achat et celui de vente. Dès lors, ces opérations « différentielles », qui
représentent la plupart des opérations à terme conclues à la bourse de Paris, non plus pour
objet l’échange de titres.
Les opérations à découvert font courir aux parties un risque de défaut qui naît du délai,
que les deux parties s’accordent, entre la conclusion du contrat et le dénouement de
l’opération. Entre temps, il peut intervenir une variation inattendue de la richesse nette de
l’une de ces deux parties, qui affecte sa capacité à remplir ses obligations. Plus le dénouement
du contrat est éloigné de la négociation plus l’exposition à ce risque est élevée car la
probabilité de chocs imprévus cumulés s’accroît.
En France, la négociation de valeurs mobilières est soumise au monopole des agents
de change qui sont à la fois des officiers ministériels et des commerçants. Ils sont plus
spécifiquement des commissionnaires à qui la loi interdit de se porter contrepartie de leurs
clients et impose le secret professionnel. Le nombre d’agents de change par place financière
est fixé par les pouvoirs publics. A Paris, 60 agents sont réunis au sein de la Compagnie des
Agents de Change (CAC) dont l’organe corporatif élu, la Chambre Syndicale (CS), est
l’autorité de bourse, sous la tutelle du ministère des Finances. En marge de la bourse de ces
intermédiaires officiels (le Parquet), il s’est développé un marché concurrent (la Coulisse)
4
dont les intermédiaires, illégaux mais tolérés par les pouvoirs publics, empiètent sur le
monopole de la CAC2.
Les opérations de bourse donnent donc naissance à des rapports bilatéraux entre quatre
sujets : les deux donneurs d’ordres et leurs intermédiaires commissionnaires respectifs. Cette
configuration reporte sur le commissionnaire de la partie défaillante le risque de défaut qui,
sinon, aurait pesé sur l’autre partie au contrat. Pourtant, si le nombre des clients qui se
dérobent est suffisant, alors l’actif de l’intermédiaire peut ne pas suffire à désintéresser
entièrement les créanciers qui subissent par conséquent des pertes. De plus, les intermédiaires
boursiers sont soumis à un autre risque, celui de contrepartie. La défaillance de l’un d’entre
eux peut provoquer des pertes chez ceux avec lesquels il a noué des opérations. Les pertes
peuvent être telles qu’elles déclenchent des défaillances en chaîne, faisant ainsi advenir une
crise systémique qui peut provoquer la fermeture de la bourse, comme à Lyon en 1882.
Parmi les obligations que la loi impose aux agents de change, il y a la responsabilité de
la livraison et du paiement de ce qu’ils auront vendu ou acheté pour le compte de leurs clients.
Cette obligation légale impose aux agents de change une responsabilité illimitée tandis que les
coulissiers ne répondent qu’à hauteur du capital de leurs sociétés. Les sociétés des premiers
étant en général mieux capitalisées que celles des seconds, les garanties offertes par les agents
de change sont supérieures à celles des coulissiers. Si la responsabilité légale des agents de
change ne couvre pas les opérations à terme dans la mesure où elles ne sont pas reconnues
juridiquement, l’intérêt particulier de chaque agent de change à préserver sa réputation et
l’intérêt collectif de la CAC à satisfaire les attentes explicites des pouvoirs publics en matière
de protection de l’épargne ont incité les agents à étendre leur garantie à ces opérations. Aucun
agent n’a d’ailleurs jamais excipé leur illégalité pour se soustraire à ses responsabilités.
L’absence de contrainte légale à respecter les obligations contractées lors d’une
opération à terme amplifie considérablement les risques de défaut et de contrepartie qui
menacent les intermédiaires. Indépendamment d’une variation de sa richesse nette, le donneur
d’ordres débiteur peut ne pas honorer ses dettes, ce qui lui permet de spéculer sans risque :
l’absence de protection juridique des opérations à terme transfère ce risque à l’intermédiaire.
Après la loi de 1885, les intermédiaires peuvent menacer d’actions en justice leurs clients qui
refusent de régler leurs dettes : autrement dit, la reconnaissance légale des opérations à terme
réalloue aux donneurs d’ordres le risque propres aux opérations spéculatives. Cette loi a par
conséquent renforcé la stabilité des intermédiaires et, par là même, diminué les pertes
2 Pour une analyse des rapports de cooperation et concurrence entre parquet et coulisse au XIX siècle, cf.
Hautcoeur & Riva, 2007.
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