Les Opérations à terme à la Bourse de Paris au XIX siècle Paul Lagneau-Ymonet* & Angelo Riva ** *CSE – EHESS Paris **DEAS – Université de Milan **IDHE – Paris X Version 070624 Version préliminaire – ne pas citer sans l’autorisation des auteurs Commentaires, critiques et observations sont les bienvenus. [email protected] ; [email protected] 1 1. Introduction La tension entre liquidité et stabilité des marchés boursiers a fait, tout au long du XIXe siècle, en Europe, l’objet d’intenses débats. En fait, la bourse est l’institution au sein de laquelle ont lieu l’échange de titres et la fixation de leurs prix. Si la liquidité des titres se fonde sur la fréquence des transactions, ces dernières peuvent provoquer de violentes fluctuations des cours qui affectent le financement de l’économie et les patrimoines des particuliers. Entre la fin du siècle et la première guerre mondiale, on assiste à une succession d’interventions réglementaires qui sont autant de tentatives pour concilier liquidité et stabilité des bourses1. En France, les débats ont plus particulièrement porté sur le statut juridique des opérations à terme, formes privilégiées de la spéculation et longtemps assimilées aux jeux de hasard. Cette assimilation stigmatisante fondait le refus par les pouvoirs publics et judiciaires de les protéger, c’est-à-dire de contraindre les parties contractantes à exécuter leurs obligations. Il s’agissait alors de distinguer par voies juridiques l’échange de titres de la « agiotage », comprise comme l’opération dont l’objet n’est pas le titre, mais la transaction elle-même, dans le but de contenir l’exubérance des marchés. Dans ce chapitre, nous démontrons comment la reconnaissance légale des opérations à terme en 1885 a largement contribué à la stabilisation de la Bourse de Paris et, par là même, à son essor à la Belle Epoque. Cette reconnaissance légale inscrit les opérations à terme dans un agencement de responsabilités juridiques légalement définies qui embrasse les intermédiaires boursiers et leurs clients. La loi de 1885 a ainsi participé au passage d’un capitalisme foncier à un capitalisme monétaire, dont le marché boursier devient l’une des institutions cardinales. Cette transition correspond à la modification des formes de crédit et de garanties, non plus ancrées sur l’accumulation passée (i.e. la détention de biens, en particulier fonciers) mais tournées vers la sécurisation du transfert des droits de propriété future. Par conséquent, nous nous concentrons sur les aspects institutionnels de cette histoire boursière pour souligner l’importance primordiale des normes, des agents économiques et de leurs statuts, dans la construction et le développement des marchés boursiers, perspective peu empruntée par les récents travaux scientifiques consacrés aux opérations à terme à la Bourse de Paris, alors même qu’au dix-neuvième siècle, nombre d’ouvrages, principalement de doctrine juridique, lui ont été dédiés [Buchère ; Crépon ; Déloison ; Bozérian ; Rendu ; LyonCaen]. Parmi les recherches récentes, Alex Viaene () a testé l’efficience du marché à terme 1 L’Italie en 1873 et 1913, la France en 1885, 1890 et 1898, l’Allemagne en 1896, les Pays-Bas en 1903 et le Royaume-Uni en 1909. 2 parisien. Marc Flandreau et Pierre Sicsic () ont étudié l’impact du marché monétaire sur le développement des opérations à terme. Claire Lemercier () aborde le problème des marchés à terme par la restitution des débats au sein de la Chambre de commerce de Paris, sous le Premier Empire. Enfin Eugene White (2007) a proposé une analyse critique de la microstructure de la Bourse de Paris, bien moins à même, selon lui, que la bourse de Londres de contenir les risques inhérents aux opérations à terme. Son approche normative cherche à évaluer les performances des organisations boursières, sans accorder selon nous suffisamment d’importance à l’environnement juridique au sein duquel ces organisations sont encastrées. Nous analysons ici le développement des opérations à terme à la bourse de Paris en restituant les spécificités de son contexte juridique. Pour nous, les formes institutionnelles ne doivent pas être évaluées à l’aune d’un critère d’efficience a priori [Simiand, 2006, p. 130133]. La règle (usage et norme juridique) doit être étudiée « comme une institution, enjeu de luttes et référent pour l’action » [Kyrat, Serverin, p. 20] afin d’esquisser des « trajectoires historiques concrètes » [Stanziani, 2005, p. 82] dont les buts ne peuvent être appréhendés que par la restitution de leurs historicités spécifiques. C’est pourquoi, le cadre juridique des opérations à terme sera ici analysé en restituant la dialectique entre la législation relative à ces marchés, la jurisprudence produite par les contentieux qu’ils nourrissent, et les usages que font du droit et des configurations organisationnelles des agents mus par leurs « esprits institutionnalisés » [Commons (1934 : 73-74)]). Pour rendre compte de cette dialectique et des jeux d’échelle qui permettent de la saisir, nous avons adopté le plan suivant. La deuxième section de ce chapitre est consacrée à l’exposé des mécanismes propres aux opérations à terme et de leurs effets sur la stabilité de la bourse parisienne. Ensuite, les textes législatifs, du droit ancien aux codes napoléoniens, avec les évolutions de la jurisprudence au cours du XIXe siècle, sont exposés dans la troisième section. La manière dont les agents économiques font usage du droit et des organisations pour contenir les risques produits par l’incertitude réglementaire en matière d’opérations à terme est plus spécifiquement analysée dans la quatrième section. La cinquième est dédiée à la structure d’opportunité politique qu’ouvre le krach de 1882 et qui aboutit à la loi de 1885. 2. Les opérations à terme et la stabilité de la bourse Selon la théorie néo-institutionnaliste, dans les activités boursières, l’incertitude quant à la bonne fin des opérations est une composante fondamentale des coûts de transaction (Riva 3 2007). Cette incertitude est inhérente aux opérations à terme et, à la bourse de Paris, elle est d’autant plus importante que ces opérations ont constitué tout au long du siècle la grande majorité des volumes qui s’y négociaient. Dès le début de la Monarchie de Juillet, elles surpassaient d’au moins cinquante fois les opérations au comptant (Vincens 1834, t. 1, 614). On appelle opération à terme celle par laquelle un vendeur et un acheteur s’engagent réciproquement, l’un à livrer les titres objets du contrat, l’autre à les payer à une date ultérieure, à un prix fixé le jour de la négociation. Dans le cadre des bourses de valeurs, les dates et les procédures de règlement-livraison, autrement dit la liquidation, sont établies par les autorités de bourse. Les opérations à terme peuvent se faire les « mains garnies » ou à découvert. Dans le premier cas, le vendeur dispose lors de la conclusion du contrat des titres (couramment déposés auprès d’un tiers), tandis que dans le second cas le vendeur n’a pas les titres au moment de la négociation. De plus, les opérations à terme peuvent se solder soit par l’échange effectif des titres négociés, soit par le règlement des « différences ». Si les parties ne souhaitent pas livrer ou recevoir les titres, elles peuvent en effet effectuer une opérations en sens contraire à la première et, à la liquidation, ne décaisser ou encaisser que la différence entre le prix d’achat et celui de vente. Dès lors, ces opérations « différentielles », qui représentent la plupart des opérations à terme conclues à la bourse de Paris, non plus pour objet l’échange de titres. Les opérations à découvert font courir aux parties un risque de défaut qui naît du délai, que les deux parties s’accordent, entre la conclusion du contrat et le dénouement de l’opération. Entre temps, il peut intervenir une variation inattendue de la richesse nette de l’une de ces deux parties, qui affecte sa capacité à remplir ses obligations. Plus le dénouement du contrat est éloigné de la négociation plus l’exposition à ce risque est élevée car la probabilité de chocs imprévus cumulés s’accroît. En France, la négociation de valeurs mobilières est soumise au monopole des agents de change qui sont à la fois des officiers ministériels et des commerçants. Ils sont plus spécifiquement des commissionnaires à qui la loi interdit de se porter contrepartie de leurs clients et impose le secret professionnel. Le nombre d’agents de change par place financière est fixé par les pouvoirs publics. A Paris, 60 agents sont réunis au sein de la Compagnie des Agents de Change (CAC) dont l’organe corporatif élu, la Chambre Syndicale (CS), est l’autorité de bourse, sous la tutelle du ministère des Finances. En marge de la bourse de ces intermédiaires officiels (le Parquet), il s’est développé un marché concurrent (la Coulisse) 4 dont les intermédiaires, illégaux mais tolérés par les pouvoirs publics, empiètent sur le monopole de la CAC2. Les opérations de bourse donnent donc naissance à des rapports bilatéraux entre quatre sujets : les deux donneurs d’ordres et leurs intermédiaires commissionnaires respectifs. Cette configuration reporte sur le commissionnaire de la partie défaillante le risque de défaut qui, sinon, aurait pesé sur l’autre partie au contrat. Pourtant, si le nombre des clients qui se dérobent est suffisant, alors l’actif de l’intermédiaire peut ne pas suffire à désintéresser entièrement les créanciers qui subissent par conséquent des pertes. De plus, les intermédiaires boursiers sont soumis à un autre risque, celui de contrepartie. La défaillance de l’un d’entre eux peut provoquer des pertes chez ceux avec lesquels il a noué des opérations. Les pertes peuvent être telles qu’elles déclenchent des défaillances en chaîne, faisant ainsi advenir une crise systémique qui peut provoquer la fermeture de la bourse, comme à Lyon en 1882. Parmi les obligations que la loi impose aux agents de change, il y a la responsabilité de la livraison et du paiement de ce qu’ils auront vendu ou acheté pour le compte de leurs clients. Cette obligation légale impose aux agents de change une responsabilité illimitée tandis que les coulissiers ne répondent qu’à hauteur du capital de leurs sociétés. Les sociétés des premiers étant en général mieux capitalisées que celles des seconds, les garanties offertes par les agents de change sont supérieures à celles des coulissiers. Si la responsabilité légale des agents de change ne couvre pas les opérations à terme dans la mesure où elles ne sont pas reconnues juridiquement, l’intérêt particulier de chaque agent de change à préserver sa réputation et l’intérêt collectif de la CAC à satisfaire les attentes explicites des pouvoirs publics en matière de protection de l’épargne ont incité les agents à étendre leur garantie à ces opérations. Aucun agent n’a d’ailleurs jamais excipé leur illégalité pour se soustraire à ses responsabilités. L’absence de contrainte légale à respecter les obligations contractées lors d’une opération à terme amplifie considérablement les risques de défaut et de contrepartie qui menacent les intermédiaires. Indépendamment d’une variation de sa richesse nette, le donneur d’ordres débiteur peut ne pas honorer ses dettes, ce qui lui permet de spéculer sans risque : l’absence de protection juridique des opérations à terme transfère ce risque à l’intermédiaire. Après la loi de 1885, les intermédiaires peuvent menacer d’actions en justice leurs clients qui refusent de régler leurs dettes : autrement dit, la reconnaissance légale des opérations à terme réalloue aux donneurs d’ordres le risque propres aux opérations spéculatives. Cette loi a par conséquent renforcé la stabilité des intermédiaires et, par là même, diminué les pertes 2 Pour une analyse des rapports de cooperation et concurrence entre parquet et coulisse au XIX siècle, cf. Hautcoeur & Riva, 2007. 5 potentielles du public occasionnées par les défaillances d’intermédiaires. La bourse de Paris bénéficie donc après 1885 d’une amélioration de la qualité du marché, qui se traduit par une augmentation significative du nombre d’émetteurs, dans tous les compartiments de la cote officielle (Moreau-Néret XXXX, Hautcoeur 1994, Riva 1999) et qui facilite l’émergence de la Bourse de Paris [Arbulu 1998, Vaslin 1999, Viaene Rezaee]. Figure 1 Nombre de défaillances d’agents de change au XIX siècle. 7 6 70 défaillances par an 1882 60 défaillances cumulées 5 50 4 40 1885 30 2 20 1 10 0 0 18 15 18 20 18 25 18 30 18 35 18 40 18 45 18 50 18 55 18 60 18 65 18 70 18 75 18 80 18 85 18 90 18 95 19 00 19 05 19 10 3 Source : Procès verbaux des Assemblées Générales de la CAC de Paris, 1815-1913 ; Procès Verbaux de la Chambre Syndicale de la CAC de Paris, 1815–1913. Nous définissons la défaillance comme la faillite d’un agent ou bien un revers tellement grave qu’il contraint l’agent à démissionner. La baisse des coûts de transaction impliquée par la réduction de l’incertitude aurait due se traduire par une augmentation des volumes négociés. La loi a permis un développement régulier des transactions qui recouvrent avant-guerre des montants similaires à ceux du pic de 1881, mais son impact n’a pas été immédiat3. 3 La moyenne des montants des titres reçus et livrés aux liquidations centrales est de 2,7 milliards de frs entre 1872 et 1880, tandis que celle entre 1886 – 1892 est de 2,4 milliards. 6 Figure 2 Montant des titres reçus et livrés aux liquidations centrales de la CAC (en milliards de fr) 7 Boom 1881 6 5 4 3 2 1885 Loi sur les marchés à terme 1 1912 1910 1908 1906 1904 1902 1900 1898 1896 1894 1892 1890 1888 1886 1884 1882 1880 1878 1876 1874 1872 0 Source : Comptes rendus de la Commission de comptabilité de la CAC, sub anno. Cette série originelle, qui ne capture - en excluant toutes les opérations de compensation - que le montant des titres effectivement livrés lors des liquidations centrales, est sûrement une bonne approximation de l’évolution du montant total des opérations à terme conclues par les agents de change de Paris. Divers phénomènes expliquent cet apparent paradoxe. D’abord, il y a la crise économique et financière qui suit le krach4. Deuxièmement, les coulissiers ont été les principaux bénéficiaires de la loi de 1885 (cf. Section 4.2) et de l’arrêt, rendu la même année par la cour de Cassation, qui restreint le monopole des agents de change aux titres admis à la cote officielle et légalise ainsi les opérations des coulissiers sur les titres non cotés. Ces deux interventions ont dirigé des volumes à terme croissants vers la coulisse qui conquiert ainsi d’importantes parts de marché (Hautcoeur et Riva, 2007). Troisièmement, le scandale du Panama et les crises bancaires des années 1889–1891 « plombent » le marché. Ensuite, en 1893, la création de l’impôt sur les opérations de bourse et, plus particulièrement, son mécanisme de perception légalisent de facto les négociations à la coulisse et sur le marché interbancaire des titres admis à la cote officielle. En 1898, dans le cadre de la réorganisation de la place de Paris, la réforme du mécanisme de perception de l’impôt de bourse permet aux agents de change de réaffirmer leur monopole et de reconquérir ainsi les parts de marché perdus en 18935. Enfin et surtout, si les volumes négociés à terme n’ont pas été immédiatement sensibles à la loi de 1885, c’est que la jurisprudence façonnée par les actions 4 Le PIB réel de la France ne recouvre son niveau de 1882 qu’en 1888 [Levy-Leboyer & Bourguignon, 1990] La loi permet à tous les intermédiaires de collecter l’impôt de bourse quel que soit le marché de cotation Charousset (1899). Après 1898, seuls les agents de change sont autorisés à collecter l’impôt sur les valeurs admises à la cote officielle. 5 7 de la CAC et son organisation de la bourse depuis le début du siècle, offrait déjà aux opérations à terme un certain degré de protection qui avait rendu possible, notamment depuis le second Empire, l’essor des transactions6. 3. Les textes d’avant 1885 et les débats de la Restauration au Second Empire La mise en perspective historique du cadre juridique des opérations à terme, en France, tout au long du dix-neuvième siècle montre que, si les textes n’ont pas été modifiés de la codification napoléonienne à 1885, la jurisprudence a accompagné, selon « un processus lent, complexe et incertain » [Hilaire, 1986 : 119] le développement de ces opérations que des interprétations prohibitionnistes des textes ont longtemps interdites en les assimilant à des paris. Comme les ordres de bourse sont presque toujours exécutés par des intermédiaires tenus au secret professionnel et qui répondent de leurs clients à leurs confrères, les procès sont intentés par l’intermédiaire contre son client débiteur qui refuse de payer ce qu’il doit au premier. Les conditions d’après lesquelles les tribunaux protégeaient les opérations à terme ont varié selon les époques, les appréciations particulières des magistrats, le type d’opérations à terme et les juridictions7. Nulla quaestio pour les opérations effectuées avec le dépôt, à la passation de l’ordre, des titres ou des espèces dans les mains de l’intermédiaire qui exécute l’opération. Ces opérations sont protégées par les tribunaux, mais cette contrainte leur ôte tout intérêt par rapport aux opérations au comptant. En ce qui concerne les opérations à découvert, surtout celles qui se soldent par des différences, les tribunaux ont fréquemment changé de positions, selon qu’ils considèrent ou non ces opérations comme des paris, d’après des circonstances de faits qui, elles aussi, ont varié au cours du siècle. La juridiction devant laquelle le procès se tient a en effet une incidence importante sur son issue. Puisque le Code de Commerce place les courtiers, notamment les agents de change 6 Cf. Hautcoeur et Riva 2007 pour une évaluation des volumes négociés à la bourse de Paris au XIX siècle. Comme le constate la Chambre de commerce de Paris, dans un rapport de 1877, « quoiqu’il en soit de ces diverses tendances, il est constant que des jugements en sens opposé sont rendus par divers tribunaux, dans des espèces analogues ; que les arrêts n’ont pas davantage une fixité d’interprétation qui permette de considérer la jurisprudence comme absolument établie, cette incertitude laisse les négociants inquiets sur le sort réservé aux contrats qu’ils ont faits ». Exception de jeu. – Application de l’article 1965 du code civil aux marchés à terme, rapport adressé par la Chambre de commerce de Paris au ministre de l’agriculture et du commerce, 25 novembre 1877, Avis émis sur les principales questions soumises à son examen pendant les années 1877-1878, Paris, Imprimerie E. Martinet, 1879, p. 417, archives CCP, 3 Mi 2. 7 8 parisiens, sous la juridiction commerciale, ces derniers peuvent s’adresser aux tribunaux de commerce. Cependant, la juridiction dépend aussi de la qualité du client. Un commerçant est justiciable devant le tribunal de commerce tandis qu’un particulier l’est devant le tribunal civil. Cependant, les juges consulaires peuvent se reconnaître compétents si le particulier accomplit régulièrement des actes de commerce tels que des opérations de bourse. [Vincens, 1834, t. 1, p. 111-144 ; Lambert, 1902, p. 17-18]. La jurisprudence des tribunaux de commerce est restée à peu près constante : en fait, la juridiction consulaire, notamment celle de Paris, a considéré les opérations à terme comme légales, sérieuses et valables, presque tout au long du siècle, mais l’appel d’un jugement du tribunal de commerce est porté devant les cours civiles de deuxième instance dont la jurisprudence a, elle, fortement évolué selon la périodisation sommaire proposé dans le Tab. 1. Tableau 1 Périodisation sommaire des orientations jurisprudentielles des Cours de deuxième instance 1801 – 1804 Illégalité des marchés à terme à découvert 1805 – 1823 Légalité de toutes les opérations à terme 1823 – 1832 Illégalité des marchés à terme à découvert 1832 – 1848 Légalité des achats à terme et illégalité des ventes à découvert 1848 – 1885 Légalité des marchés à terme « sérieux » et illégalité des « fictifs » La législation sur les opérations à terme apparaît dès la création de la bourse de Paris. Le système de Law a été accompagné de tels désordres, tant financiers que sociaux, que le pouvoir royal a voulu faire cesser les opérations à terme qui ne se soldent que par des différences [Hoffman, Postel-Vinay, Rosenthal, 2000, p. 69-95]. Pour cela, l’arrêt du 24 septembre 1724, qui crée la Bourse, interdit toutes celles faites à terme. En vain. Au point que le gouvernement intervient de nouveau en 1785-17868. Le premier arrêt de 1785 interdit les opérations à terme sans livraison ou dépôt réel des titres constaté par un document enregistré à la conclusion du contrat. Deux mois ont passé et le gouvernement légifère suite aux nombreux contentieux nés du précédent arrêt [Vincens, 1834, t. 1, p. 617]. Le nouveau texte distingue les opérations à terme « réelles » des « fictives », c'est-à-dire celles où les parties s’échangent « ce qu’on n’a pas, ce qu’on ne peut pas livrer, ce qui même n’existe pas » (préambule de l’arrêt du 2/10/1786). En 1786, le gouvernement confirme la nullité des marchés à terme différentiels, tout en reconnaissant les opérations à découvert à deux mois au plus de terme, se conformant ainsi aux usages des principales places étrangères [Vincens, 8 Arrêts du conseil royal des 24/09/1724, 7/08/1785, 2/10/1785, et 22/09/1786. 9 1834, t. 1, p. 618 ; Deloison, 1890, p. 532]. Le droit intermédiaire reprend l’ancien dans cette acception prohibitionniste, sans aucune innovation significative9. La conception des codes napoléoniens s’inscrit dans le contexte post-révolutionnaire particulièrement critique où des considérations économiques, morales et la raison d’Etat (les conditions de son financement et le maintien de l’ordre public) se mêlent pour stigmatiser la spéculation. Les tribunaux refusent à cette époque leur protection aux affaires à découvert. L’arrêt du 23 floréal an IX, rendu par la Cour de cassation, reprend en fait la position de son procureur général, Merlin. En s’appuyant sur les arrêts de 1785 et de 1786, le jurisconsulte estime qu’il n’y a que « trois manières légitimes de vendre les effets publics : ou la livraison actuelle des objets vendus – ou le dépôt actuel de ces mêmes effets, - ou dépôt des pièces constatant que l’on est propriétaire et le tout, au moment où le marché se contracte » [cité par Deloison (1890), pp. 531-532]. La lecture des travaux préparatoires du code civil révèle combien le désordre économique et financier de la période révolutionnaire et du Directoire a conforté les positions les plus hostiles à la spéculation qui ruine les patrimoines, démoralise les personnes et désagrège le corps social10. Pour autant, les rapports et discussions préparatoires, au Conseil d’Etat, au Tribunat et devant le Corps législatif, ainsi que les observations des commissaires du tribunal d’appel de Paris ne font pas mention des marchés à terme. De même, le texte définitif, promulgué en 1804, se superpose aux textes précédents sans stipuler de règles spécifiques pour ces opérations. D’une part, le code reconnaît, dans ses principes, la légalité de la vente « dès qu’on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n’ait pas encore été livrée ni le prix payé » (art. 1583). D’autre part, il n’accorde pas d’action en justice pour le paiement d’un pari : c’est l’exception de jeu (art. 1965). Cet article s’inscrit dans le titre du code sur les « contrats aléatoires ». Si l’incertain peut faire l’objet d’un contrat, le Code refuse 9 Loi du 8/5/1791, art. 2 ; Loi du 28 vendémiaire an IV (20/10/1795), Arrêté du 27 prairial an X (16/06/1802). Pour le contrevenant, la sanction, peu appliquée, est pénale : deux années de détention, l’exposition en public, avec écriteau sur la poitrine portant le mot « agioteur » et la confiscation de tous les biens au profit de la république [Loi du 13 fructidor an III (30/08/1795), art. 2 et 3]. Pourtant selon certains courants de la doctrine, il aurait été possible, sous le régime de l’arrêt du 27 prairial X, de négocier à découvert (Vincens [1834, t. 1, p. 339]). 10 Cf. Exposé des motifs fait par M. Portalis, Corps Législatif, 14 ventose an XII (5 mars 1804), p. 165-182 ; Rapport au Tribunat par M. Siméon, 17 ventose an XII (8 mars 1804), p. 182-193 ; Discours par M. Duveyrier, orateur du Tribunat, Corps Législatif, 19 ventose an XII (10 mars 1804), p. 193-208, dans Baron Locré, La législation civile, commerciale et criminelle de la France, ou commentaire et complément des codes français, Paris, Treuttel et Würtz, libraires, 1828, tome 15, p. 165-208. Les désastres financiers de ces périodes resteront inscrits dans la mémoire collective qui associera encore longtemps l’instabilité politique au chaos financier [Hoffman et alii (2000), p. 290]. 10 de reconnaître l’incertitude comme cause « sérieuse » d’une convention, dès lors assimilée au jeu ou pari, même s’il s’agit d’une « spéculation de commerce »11. Pourtant, la crise économique et financière de 1805 (au moins, une dizaine de défaillances à la Bourse, dont 5 agents faillis et destitués [AN, F12, cart. 973]) précipite un revirement de jurisprudence de la part des cours civils. Les magistrats estiment qu’aucune loi en vigueur n’interdit explicitement ces opérations et trouvent dans le code les éléments pour protéger les contrats à terme, mais ils en soumettent la validité à des conditions appréciées au cas par cas comme autant de preuves du caractère réel et sérieux du contrat : terme d’une durée inférieure ou égale à deux mois, clause d’escompte12 et exécution forcée préalable en bourse de l’opération contestée13. La crise « avait accru l’atmosphère de méfiance vis-à-vis du commerce » et les juges avaient bien l’intention de mettre les commerçants face à leurs responsabilités. Cela renforce la position des intermédiaires, au point de susciter les protestations de la Chambre de Commerce de Paris (CCP) qui met en exergue les responsabilités des agents de change dans la désorganisation de la bourse de Paris. Concomitamment, la rédaction du code de commerce est relancée par le gouvernement dans le but affiché de moraliser l’activité commerciale [exposé des motifs du code de commerce présenté au Corps législatif par le conseiller d’Etat Regnaud, séance du 1er septembre 1807 et rapport fait par le tribun Jard-Panvillier, 11 septembre 1807, dans Regnaud 1807 ; Hilaire 1986, p. 90]. La méfiance à l’encontre du commerce pousse le législateur à changer radicalement la conception de la bourse figée dans le premier projet de code. Selon ce projet initial, les commerçants auraient eu la haute main sur les autorités de bourse, tandis que « les agens intermédiaires n’[auraient du] y exercer aucune influence » (Discours préliminaire au Projet de code de commerce présenté par la commission nommée par le gouvernement le 13 germinal an IX, Paris, Imprimerie de la République, 1801). Le code de 1807 ôte en 11 Les contrats d’assurance et les prêts de grosse aventure sont consacrés parce qu’ils « sont dignes du plus grand intérêt. C’est par eux que le commerce, agrandi et fortifié, est parvenu à lutter avec avantage contre les éléments déchaînés » [Rapport au Tribunat par M. Siméon, séance du 17 ventose an XII (8 mars 1804), dans Baron Locré, La législation civile, commerciale et criminelle de la France, ou commentaire et complément des codes français, Paris, Treuttel et Würtz, libraires, 1828, tome 15, p. 185]. En revanche, les opérations différentielles, dont les termes (le nombre de titres, leur prix et l’échéance du contrat) sont fixés, trouvent dans l’incertaine fluctuation des cours futurs leur objet. 12 La clause d’escompte prévoie la possibilité pour l’acheteur de se faire livrer à sa volonté – avant l’échéance – les titres contre le paiement du prix convenu. Stricto sensu, il n’y a donc pas d’escompte dans l’acception bancaire du terme. 13 Par ailleurs, les agents de change ont le droit, selon les usages et les règlements de la Compagnie, de revendre en Bourse les titres de l’acheteur défaillant ou de racheter les titres du vendeur défaillant aux risques et périls du donneur d’ordre. En cas de différences à la charge de l’agent de change dues à des mouvements des prix, si la couverture – quand existe – n’est pas suffisante à les couvrir, l’intermédiaire entame des poursuites contre le client débiteur. 11 revanche aux commerçants ces prérogatives qui sont désormais définitivement attribuées désormais à la CAC et notamment à son organe de direction, la CS. Quant aux opérations à terme, le code ne lève pas les ambiguïtés héritées des régimes précédents. Il prescrit aux agents de change des obligations qui peuvent être interprétées dans un sens restrictif qui les rendraient incompatibles avec la réalisation d’opérations à terme (Code du commerce, art. 85, 3ème alinéa et art. 86)14. En outre, dans son article 90, il renvoie, pour tout ce qui est relatif à la négociation et transmission de propriété des effets publics, à un règlement d’administration publique qui, selon le conseiller d’Etat Regnaud, devrait faire « cesser toutes les incertitudes des tribunaux sur cette matière » [exposé des motifs du code de commerce présenté au Corps législatif, séance du 1er septembre 1807, dans Regnaud 1807]. L’année suivante, la bourse de Paris est secouée par l’affaire Reynier (il avait acheté pour plus de 1 305 000 francs de rente, soit environ 2 % de la rente inscrite) qui aboutit au départ de 19 agents de change (11 destitués, 1 suicidé et 7 démissionnaires) [PVCS année 1809, AN F12, cart. 973 ; Berger, 1898]. L’affaire Reynier a pesé sur l’appréhension des opérations de bourse dans le code pénal [Rapport du secrétaire général Fauchat au ministre de l’intérieur, 1/04/1810 dans AN F12, cart. 973]. Ainsi les articles 421 et 422 du code pénal (1810) assimilent la vente à découvert d’effets publics à un pari passible, selon l’art. 419, d’une peine de prison et d’une forte amende. Jusqu’à la loi de 1885, ce cadre législatif fixe les principaux termes de référence des débats à venir. La légalisation des opérations à terme est plusieurs fois débattue devant les assemblées et au sein de commissions ad hoc, sans avoir pourtant jamais été mise au vote. Les pouvoirs publics se sont limités à tolérer ces pratiques. La tolérance ne vaut pourtant pas acceptation et l’ambiguïté des textes permet au gouvernement de conserver des marges de manœuvre pour réprimer les « abus » et tenter ainsi de stabiliser la bourse, sans la priver de ses instruments privilégiés15. Il s’agit de rendre prudent l’intermédiaire, en faisant peser sur lui la menace de subir des pertes et de faire défaut : l’intermédiaire serait incité à contenir « l’ardeur souvent irréfléchie » de ses clients et l’exception de jeu serait l’épée de Damoclès pour sanctionner les écarts de l’intermédiaire [AEP, AG, 15/12/1852]. Ce contrôle de la 14 L’agent ne peut recevoir ni payer pour le compte de ses commettants et il ne peut se rendre garant auprès de son client du confrere du confrere avec lequel il négocie. Cependant deux fameux commentateurs contemporains concluent à la compatibilité des textes en vigueur avec les opérations à terme telles qu’elles sont alors pratiquées à la bourse de Paris (i.e., 2 mois de terme et faculté d’escompte pour l’acheteur) [Locré, 1807, p. 339 et 357- ; Vincens, 1834, t. 1, 617-618]. 15 Dans son exposé des motifs devant le Corps Législatif, Portalis affirme que « l’autorité, qui ne saurait étouffer les passions, ne doit point renoncer aux moyens de surveiller ceux qui s’y livrent » [Fenet, t. 14 (1968 : 539540)]. « Contenir et régler les passions », voilà la tache, pour le tribun Siméon [Fenet, t. 14 (1968 : 549)]. 12 bourse fondé sur la tolérance d’opérations illégale a reporté la promulgation du règlement d’administration publique relatif à la négociation et au transfert des valeurs mobilières jusqu’en 1890, empêchant ainsi l’intégration des usages boursiers dans le droit commercial. En 1823, a lieu un revirement complet de la jurisprudence des tribunaux civils : les tribunaux retirent aux opérations à découvert toute protection, alors que les agents de change se prêtent à d’intenses spéculations qui provoquent 5 retentissantes faillites. La nouvelle jurisprudence se fixe lors de l’arrêt concernant l’affaire Perdonnet, agent de change, contre Forbin-Janson, son client, rendu par la Cour d’appel de Paris en audience solennelle (1ère et 2ème chambre réunies), le 9 août16. La position sociale du débiteur et l’ampleur des sommes disputées contribuent à au retentissement de l’affaire. Bien qu’elle ait explicitement reconnu la mauvaise foi de Forbin-Janson, la cour lui donne gain de cause. Le 11 août 1824, la Cassation rejette le pourvoi de l’agent de change. Ni le parère de 1824 signé par les principaux banquiers de la place à l’initiative de la CAC, ni le plaidoyer à la Chambre du banquier-député Casimir Perier n’infléchissent les juges17. Les magistrats, arguant du silence du code de Commerce à propos des opérations à terme, ont déclaré en vigueur les arrêts de 1724, de 1785 et de 1786, dont les interdictions – dans l’interprétation des juges - auraient été reprises par la loi du 28 vendémiaire an IV sur la police de la Bourse et par l’arrêté de prairial an X. Ils se fondent sur ces bases pour affirmer une présomption légale absolue de jeu, c'est-à-dire excluant toute preuve contraire, et s’appliquant à toutes les opérations à découvert. En conséquence, l’exception de jeu est opposable aux intermédiaires qui acceptent des ordres à terme sans dépôt préalable des titres ou de l’argent. Cette jurisprudence s’appuie aussi sur les obligations, considérées alors comme incompatibles avec les opérations à terme, que le Code de Commerce impose aux agents de change. Sous la monarchie de juillet, la jurisprudence commence de s’assouplir. Les juges maintiennent l’interdiction des marchés différentiels tout en se montrant mieux disposés à l’égard des opérations à découvert. La cour de Paris, en 1832, et la Cassation, en 1836, 16 En réalité le revirement est amorcé par l’affaire Augé, Sandrié-Vincourt et Mussart, agents de change, contre Coutte, leur client commun. L’arrêt de la Cour Royale de Paris, du 18 février 1823, réforme les jugements du Tribunal de commerce de la Seine des 13 mars et 1er août 1822, et déclare les agents de change non recevables dans leurs démarches pou recouvrir leurs créances. 17 A l’automne 1824, les principales maisons de banque de Paris signent, à l’initiative des agents de change, un parère [Hirsch, 1991, p. 104-105] qui expose le fonctionnement des marchés à terme et rappelle les services qu’ils rendent aux crédits public et privé. Casimir Perier déclare deux années plus tard :« Abroger les dispositions qui prohibent les marchés à terme […], telles sont les réformes indiquées […] par une coutume indestructible, qui a fondé et organisé un système dont toutes les parties se tiennent et sont liées l’une à l’autre par un ciment, que la main du législateur n’a jamais pu briser : l’intérêt immédiat de la portion la plus active de la société » AP, Mavidal et Laurent, Débats parlementaires, 2ème série, volume 46, 27 février 1826. 13 considèrent qu’aucune disposition de la loi n’interdit les achats d’effets publics à découvert18. Les tribunaux introduisent, en se fondant sur l’art. 422 du Code Pénal, une distinction entre la vente et l’achat à découvert : la première, sous le coup d’une présomption absolue de jeu, demeure illicite quand le second est valide. Cependant, les tribunaux se reconnaissent le droit d’établir, d’après les circonstances de fait, si l’opération à découvert a été pour l’acheteur un jeu, autrement dit s’il n’a voulu que gagner sur les différences des cours. Dans ce cas, l’exception de jeu reste opposable. C’est à l’agent de change d’établir le caractère sérieux de l’opération, par l’exhibition de preuves positives19 et la démonstration de sa bonne foi dans l’appréciation de la moralité et de la solvabilité de son client. Pour apprécier la bonne foi de l’agent dans l’ouverture de crédit au client, les tribunaux examinent principalement sa fortune apparente et sa « position sociale », étant dans l’impossibilité de déterminer sa fortune réelle20. En 1841, l’une des années « les plus néfastes de l’histoire de la CAC » [AEP, AG, 13/12/1841], les défaillances de 4 agents de change entament pourtant le crédit de la CAC auprès du pouvoir judiciaire. L’assouplissement de la jurisprudence civile est interrompu, l’année suivante, par la condamnation correctionnelle de l’agent Bagieu, pour paris faits sur les variations de cours d’effets publics (art. 419, 421 et 422 du code pénal). Après la révolution de 1848, les Cours d’appel assouplissent encore la jurisprudence dont la nouvelle orientation est fixée par la cour de Cassation le 9 mai 1857, dans le sillage des travaux de la commission instituée par le ministre des finances un an auparavant pour examiner un projet de règlement d’administration publique soumis par la CAC. Les tribunaux considèrent désormais comme caducs les anciens textes et interprètent plus libéralement les obligations que l’arrêté du 27 prairial an X et le Code de commerce imposent aux agents de change. Elles ne doivent être observées qu’autant qu’elles ne sont pas en contradiction avec la nature de l’opération conclue. La distinction entre vente et achat à terme disparaît. Les 18 Le vendeur est obligé de déposer les effets auprès de l’intermédiaire avant la négociation tandis que l’acheteur n’a pas à en déposer le prix. La Cour Royale de Paris adopte ce point de vue dans l’arrêt du 29 mars 1832 (Loubers, agent de change, c. Verrier, son client). La Cassation le confirme dans l’arrêt du 29 mars 1836. 19 Les livres comptables, les engagements (i.e. les documents que les agents de change s’échangent après la séance de bourse pour vérifier les opérations à terme signées pendant la séance sur leur carnet et les ordres signés par le client), la correspondance, les bordereaux, l’envoi régulier et prompte des avis d’exécution et des comptes de liquidation, dont la signature par le client doit être requise, la présence de la clause de l’escompte dans le contrat, le dépôt de couverture versée par les clients auprès des agents (souvent considérée par la jurisprudence antérieure comme la mise qui précède le jeu) et les sommations extrajudiciaires par lesquelles l’agent de change démontre que le défaut de livraison des titres n’est imputable qu’au client. 20 La fortune apparente du client ne doit pas être rapportée aux sommes réclamées par l’intermédiaire après avoir revendu les titres qui n’ont pas été payés mais au montant de l’opération en capital. La prise en compte de la position sociale du client correspond à l’appréciation par les juges de son Stand comme « qualité d’honneur ou de privation d’honneur social » [Weber, 2003, p. 123]. 14 marchés à découvert sont valables s’ils sont « sérieux ». En revanche, s’ils sont tenus pour « fictifs », ils sont passibles de l’exception de jeu. Les tribunaux considèrent comme « sérieuses » les opérations qui « tendent à la délivrance réelle des titres », « quand même, en certains cas, le marché se résoudrait en une différence » (arrêts de la Cassation, 19/01/1860 et 28/08/1868). Restent « fictifs » les marchés qui ne sont jamais suivis de livraison et se résolvent par le simple paiement d’une différence. Autrement dit, il s’agit d’apprécier l’intention des parties au moment de la conclusion du contrat. Pour cela, la Cassation ne donne pas de règles fixes et les Cours d’appel apprécient souverainement. Si le donneur d’ordre n’a pas eu l’intention de livrer ou retirer les titres, alors l’agent de change qui réclame des différences est débouté en vertu de l’art. 1965. Cependant, à partir des années 1860, l’exception de jeu n’est pas admissible si l’agent de change ignore l’intention de jouer de son client. L’appréciation de la bonne foi de l’intermédiaire est laissée aux juges qui se fondent sur les circonstances de fait. Elles correspondent aux conditions extrinsèques, et parfois postérieures, aux opérations. Le critère principal mobilisé par les juges est la fortune apparente du donneur d’ordre rapportée à l’importance de ses opérations. La possibilité de les exécuter par la livraison ou le payement des titres (et non des différences) constitue la preuve de leur sérieux. Par ailleurs, les juges couplent souvent ce critère à la profession du donneur d’ordre et à son habitude à liquider les opérations de bourse par le simple payement de différences. Dans les années 1870, la jurisprudence connaît une nouvelle inflexion : de plus en plus de tribunaux se concentrent sur l’intention qui préside au contrat, délaissant le critère de fortune. En revanche, des juges continuent à retenir une présomption légale de jeu à l’encontre des opérations à terme, notamment celles sur effets publics. D’autres, enfin, considèrent l’exception de jeu comme étant d’ordre public et la suppléent d’office ou bien l’acceptent en appel, même si elle n’a pas été soulevée en première instance. Les évolutions de la jurisprudence au cours du XIX siècle, scandé par des crises politiques qui les ont facilitées, ont partiellement comblé l’écart entre les ambiguïtés des textes et les usages des intermédiaires de bourse. Dans cette progressive transformation du droit boursier, la CAC a joué un rôle primordial. 15 4. La CAC de Paris et le développement des opérations à terme au XIX siècle. Les opérations à terme ont largement été pratiquées tout au long du siècle à la Bourse de Paris, malgré l’absence de reconnaissance légale. La CAC a du développer deux stratégies adaptives qui se renforcent l’une l’autre, pour faire face aux risques inhérents à ces opérations. D’abord, en façonnant la microstructure du marché boursier, la CS a non seulement contenu ces risques mais aussi bâtit des arguments pour démontrer le caractère « sérieux » des marchés à terme auprès des tribunaux et pour les fournir à ceux qui, dans les assemblées comme dans les commissions, défendent ces opérations et peuvent infléchir la jurisprudence. Ensuite, d’une part, la CS met en place un véritable dispositif de gestion centralisée du contentieux des agents pour mieux faire accepter par les tribunaux ses arguments et, d’autre part, elle mobilise ses relais pour tenter d’influencer les pouvoirs publics comme judiciaires. Autrement dit, la CAC souhaite faire reconnaître par la jurisprudence ses usages et règlements pour qu’elle se substitue aux lois existantes, dans l’attente de leurs modifications : « Il est d’un grand intérêt pour la compagnie, Messieurs, de voir se former une jurisprudence sage et éclairée sur tout ce qui concerne notre profession, afin de remplacer ainsi, autant que possible les règlements qui nous avaient été promis par l’art. 90 du code de commerce » [AEP, AG, 16/12/1833]. 4.1 La microstructure. En 1823, concomitamment au revers judiciaire dans l’affaire Perdonnet-ForbinJanson, la CAC a été sévèrement rappelée à l’ordre par le ministre des Finances : il a révoqué le syndic et la CS pour défaut de surveillance des agents, dont 6 avaient cumulé les infractions jusqu’à faire faillite. La nouvelle CS, composée d’agents que le ministre impose à la CAC parce qu’ils ont sa confiance, se doit de restaurer l’ordre et de prendre des mesures pour faire face aux « nouveaux dangers » induits par le revirement jurisprudentiel de 182321. La stabilisation et la sécurité du marché sont les meilleurs arguments pour maintenir, tel qu’il est, 21 Les visites que le nouveau Syndic Delaville Leroux a rendues aux ministres, aux procureurs et aux présidents des tribunaux de la capitale pour leur transmettre les vœux traditionnels de la CAC en janvier 1824 l’ont convaincu « de l’indispensable nécessité de porter la plus grande régularité dans les transactions […] et de mettre chaque agent de change dans une situation telle que les malheurs21 qui étaient arrivés dans notre Compagnie et qui avaient donné tant de moyen d’attaque contre elle, ne pussent se renouveler » [AEP, AG, 22/12/1824]. 16 le monopole des agents, objet d’attaques nombreuses et virulentes. Pour cela, d’une part, la CS met en place et s’efforce d’imposer le respect de règles qui encadrent les négociations à terme et le processus de liquidation. D’autre part, la CS met en œuvre des dispositifs qui réduisent ex ante les risques de défaut et de contrepartie des intermédiaires et, ex post, les pertes du public en cas de défaillance22. Les usages et les règles qui encadrent les négociations à terme23 sont promus par la CS qui se cale soit sur les décisions des tribunaux soit sur les attentes des juges. Elle en impose le respect aux agents, par ses fonctions arbitrales et disciplinaires24. En tant qu’arbitre, la CS donne satisfaction aux clients si les opérations contestées ne suivent pas exactement les formalités prévues, car c’est aussi le moyen d’éviter des procès qui pourraient mal tourner. En tant que chambre de discipline, la CS veille au bon déroulement des opérations et s’efforce de sanctionner les manquements aux règles. Les liquidations des opérations à terme font l’objet d’une attention particulière : leur ponctuelle régularité est, selon la CS, le meilleur argument pour prouver le caractère sérieux des opérations à terme, bien que le règlement par différences soit au principe de leur fonctionnement25. L’institutionnalisation du système de règlement–livraison centralisé de la CAC est apparu comme la réponse, rendue possible par le récent retournement de jurisprudence, à la crise financière de 1805. Cette crise a poussé les agents de change à adopter, l’année suivante, une procédure de liquidation bilatérale et décentralisée, la « liquidation générale »26. Les désordres provoqués en 1808 par la faible formalisation du processus et le peu de contrôle que la CS avait alors sur les agents, poussent la Banque de France à menacer la CAC de fermer les comptes courants que les agents utilisent pour leurs liquidations. Face à cette menace, la CAC a réformé la procédure qui devient la « liquidation centrale ». Elle se déroule selon un calendrier fixe et se fonde sur une double processus de compensation qui se solde systématiquement par des différences : d’abord, les ordres d’un 22 « Le marché à terme n’est réellement dangereux pour l’agent de change médiateur que lorsqu’il est contracté inconsidérément sans aucune espèce de garantie tandis que lorsqu’il est fait dans la mesure des moyens des contractants et sous les conditions de sécurité que la prudence prescrit d’exiger, ce marché est aussi sûr et aussi légal que le marché au comptant » [AEP, AG, 6/10/1834]. 23 Clause d’escompte, durée de deux mois au maximum, dépôt d’une couverture, transmission prompte des avis d’opéré aux clients, signature des comptes de liquidation par les clients, réception d’ordres par écrit, immédiate et fidèle enregistrement des opérations sur les livres comptables, remplir fidèlement les formalités de mise en demeure et suivre les règlements de la CAC pour les rachats/ventes officiels en bourse. 24 Le pouvoir de chambre de discipline est attribué à la CS par l’ordonnance de 16 mai 1816. Cependant, il devient effectif seulement en 1822-1823. 25 Etant donnés les volumes des opérations à terme, tout autre système de liquidation impliquerait des coûts insupportables, à la fois pour les intermédiaires et leurs clients. 26 Un agent débiteur réglait au confrère créancier ce qu’il lui devait par un bon sur la Banque de France. Cet effet pouvait ensuite circuler entre agents par endossements successifs. Les échanges de titres se faisaient par transports de charge à charge. 17 même client sont compensés à l’intérieur de la charge et, puis, entre les diverses charges qu’il peut employer ; ensuite, tous les agents de change réunis procèdent entre eux, deux à deux, à la compensation des soldes résiduels. Cependant, l’organisation de la liquidation centrale permet aux clients qui le souhaitent de toujours recevoir ou livrer les titres négociés. Cette possibilité a été mise en exergue par les agents pour convaincre les magistrats du caractère « réel et sérieux » de leurs opérations. En 1834, deux ans après que la liquidation centrale a été défendue à la chambre par le député et ancien agent de change Baillot pour contrer une proposition de loi qui aurait matériellement empêché les opérations à découvert27, la Banque de France, autorisée depuis peu à prêter contre le nantissement d’effets publics français, accepte de combiner ces opérations avec les liquidations centrales de la CAC. C’est dire combien la place les considère comme un dispositif fiable et légitime. Au début des années 1840, la CAC obtient l’appui politique nécessaire pour mettre en place des innovations institutionnelles considérables en matière de marchés à terme A la suite de la condamnation pénale de l’agent Bagieu (1842), la CAC proteste vigoureusement : elle publie un mémoire en défense des marchés à terme et de son organisation [REF CAC43] et obtient des banquiers de la place la parution d’un nouveau parère. Le ministre des finances, après avoir soutenu les agents de change et défendu les opérations à terme à la tribune, crée une commission extraparlementaire où siège le Syndic de la CAC. En 1843, forte de l’appui que lui procurent les travaux de la commission, la CAC instaure la double liquidation mensuelle sur les actions de chemins de fer caractérisées par une forte volatilité [Caron (1997) ; Arbulu (1998)]. Il s’agit pour les agents de diminuer le risque associé aux opérations sur ces valeurs, par la réduction de la durée des contrats. En 1844, elle fait paraître pour la première fois les prix à terme sur la cote officielle28. En 1845, elle refond l’organisation et le calendrier des liquidations centrales: c’est le passage d’une liquidation bilatérale à une véritable liquidation multilatérale : si auparavant un agent de change se présentait aux liquidations centrales après avoir établi sa position vis-à-vis de chacun de ses confrères, maintenant il s’y présente après avoir établi sa position vis-à-vis de l’ensemble des autres agents. A partir de cette époque, la place dispose d’un mécanisme de 27 Fin 1832, le député Harlé fils dépose une proposition tendant à ne rendre possible que les marchés à terme couverts, par l’institution d’une caisse qui recevrait les titres et espèces des clients des agents de change. Baillot, l’une des grandes figures politiques de l’époque, lui répond en faisant alors le panégyrique de la CAC, de ses membres et de leurs usages (E. Badon-Pascal, Des marchés à terme. Etudes légales au point de vue légal et financier, Paris, Marchal, Billard et Cie, 1877, p. 248). Voir aussi AEP, « Proposition de M. Harlé fils à la Chambre des députés, relative aux marchés à terme », in Mémoire de la chambre syndicale des agents de change présenté à M. le Ministre secrétaire d’Etat des Finances et tendant d’obtenir un règlement sur la négociation des effets publics, Paris, imprimerie de J.-B. Gros, 1843, chapitre VIII. 28 Auparavant, la CAC diffusait une cote officieuse des prix à terme. 18 liquidation efficace et fiable, au point que d’autres bourses européennes envisagent de l’imiter. Par ailleurs, la CAC limite les risques liés aux opérations à terme par la mise en place de mécanismes coupe-circuits comme la suspension des négociations à terme sur des titres particulièrement volatiles et les demandes de plus en plus fréquentes adressées aux agents de change considérablement exposés à terme d’un dépôt de garantie en espèces ou titres auprès de la CS. Les dispositions des pouvoirs publics et des juges à l’égard des agents de change et des opérations à terme pâtissent à chaque fois que l’un d’eux fait défaut. Pour ne pas éveiller l’ire de ses censeurs et satisfaire leurs attentes, la CAC cherche à mettre en œuvre des dispositifs pour assurer ex ante la stabilité des agents de change, ou bien à réduire ex post, les pertes du public. Ces dispositifs sont mobilisées par la CAC pour affirmer le caractère « réel » des opérations différentielles, en faisant continuellement la démonstration que les agents sont « sérieux », c'est-à-dire solvables et qu’ils ne se laisseraient pas entraîner dans des opérations dont ils ne pourraient pas répondre personnellement ou par le biais de la corporation dont ils font partie. Ces dispositifs ont évolué selon les inflexions de la jurisprudence et l’autorité de la CS sur les agents : choix de la clientèle selon des critères de fortune et de position sociale et sélection des affaires par leur proportionnalité à la fortune estimée des clients ; création d’un registre commun des mauvais débiteurs et affichage en bourse de leurs noms29 ; durcissement des critères de recrutement des nouveaux agents, avec l’introduction en 1824 d’un critère de fortune ; standardisation des actes de société pour l’exploitation d’une charge d’agent de change30, uniformisation de la comptabilité des agents et sa vérification périodique par la CS. A mesure que le siècle avance, le fonds commun de la CAC devient la pièce maîtresse en matière de gestion du risque de contrepartie. Le fonds commun a été institué par la CAC pour rembourser les sommes avancées par les agents de change à trois de leurs confrères défaillants, lors de la crise de 1818. En 1822, les agents votent sa pérennisation sous la forme d’un fonds alimenté par un prélèvement corporatif calculé sur le chiffre d’affaires de chacun d’entre eux. La fonction du fonds commun en matière de gestion des risques est double. D’une part, il fournit à la CS les moyens de faire aux agents en difficulté des avances discrètes qui leur évitent d’entamer leurs crédits sur la place et auprès de leurs confrères, ainsi que de flétrir la réputation de la CAC. D’autre part, le fonds commun peut couvrir les pertes 29 En 1862, la Banque de France demande à la CS, ravi de s’exécuter, de lui envoyer régulièrement la liste nominative des mauvais payeurs [AEP, AG, 15/12/1862]. 30 Les sociétés pour l’exploitation d’un office d’agent de change, constituées en dehors des formes juridiques codifiées, ont été tolérées jusqu’en 1862, année de leur légalisation. Pour autant, la CS a très tôt veillé à leurs statuts. Il s’agissait pour elle éviter ainsi que les associés ne puissent se dérober à leurs engagements en profitant du vide juridique. 19 du public, en cas de défaillance d’un agent. La CAC utilise le fonds commun à cette fin, pour la première fois en 1830. Cet usage devient de plus en plus courant, même s’il soulève de virulentes protestations de la part de certains agents de change : ils craignent, d’une part, que ces interventions ponctuelles répétées ne soient transformées par le Gouvernement en solidarité collective légale (ce qui finira par advenir en 1898) et, d’autre part, qu’elles n’encouragent l’aléa moral. A l’occasion des révolutions de 1830 et 1848, le fonds commun est pourtant l’instrument qui permet à la CAC de se faire apprécier des nouveaux régimes qui lui sont gré d’avoir mis à la disposition du sauvetage de la bourse son patrimoine corporatif. Elle récolte ensuite les fruits de ses « sacrifices » sous la forme de bienveillance ministérielle et de modification de la jurisprudence. 4.2 Lobbiyng Pour convaincre les tribunaux du caractère sérieux des opérations à terme conclues par des agents de change selon le règlement de la Bourse de Paris, la CAC opère à deux niveaux. D’une part, elle met en place un système de gestion centralisée du contentieux des agents de change et, d’autre part, elle développe une action de lobbying auprès des magistrats et de relais politiques pour faire valoir ses intérêts en insistant sur sa contribution au fonctionnement ordonné de la bourse. La pièce maîtresse de la gestion centralisée du contentieux est l’autorisation d’ester en justice que les agents de change doivent systématiquement demander à la CS avant d’entamer la moindre démarche. Cette mesure, d’après la CS « l’une des plus salutaires » de ses règlements [AEP, AG, 21/12/1857], a été arrêtée en 1820 à cause du nombre élevé de procès qui impliquaient alors des agents de change. Selon la CS, ces contentieux étaient le plus souvent provoqués par « l’imprudence » de certains de ses membres. Les écarts imprudents et illégaux, révélés aux audiences, soulevaient l’indignation générale et mettaient la CS en porteà-faux vis-à-vis de la tutelle ministérielle. Comme la discipline corporative était encore limitée à cette époque, la CS a eu d’abord du mal à faire respecter son arrêté, ce qui, selon le syndic, a largement contribué au revirement jurisprudentiel de 182331. 31 « Si cet arrêté eut été […] exécuté strictement, peut-être n’aurions nous à gémir aujourd’hui sur les changements relatifs aux marchés à terme » [AEP, AG, 22/12/1828]. Le premier procès perdu, en matière d’affaires à terme, impliquait les agents de change Augé, Mussart et Sandrié-Vincourt. En août 1823, six mois après ce revers, ces deux derniers, faillis et destitués, après la découverte par la CS de leurs pratiques complètement illégales, avaient fuit à l’étranger. 20 S’il ne s’agissait d’abord que d’éviter les scandales, après 1823, la CS se donne pour objectif de faire la jurisprudence, « en empêchant l’intérêt privé [des agents] de compromettre les intérêts généraux de la compagnie » [AEP, AG, 21/12/1857]. Par ses contacts permanents avec ses conseils juridiques et par sa position super partes, la CS considère être mieux à même que les agents d’évaluer leurs chances de succès dans les procès : depuis le revers de 1823, « la chambre syndicale a toujours veillé avec le plus grand soin à ce que [la magistrature] n’ait à se prononcer que sur des causes où le bon droit des agents de change était de la dernière évidence » [AEP, AG, 21/12/1863]. Si la CS estime que moins les tribunaux s’occupent des opérations des agents de change, plus ceux-ci pourront obtenir les faveurs de l’opinion publique et la protection du ministère des finances, elle engage ceux de ses membres dont les droits sont régulièrement établis à intenter des procès, sans transiger. En revanche, les transactions amiables sont imposées aux agents dont les différends avec leurs clients portent sur des opérations irrégulières, et ce même au prix d’importants sacrifices financiers pour les agents ainsi contraints. Pour mener à bien cette supervision du contentieux des agents, la CS s’entoure de conseils juridiques choisis parmi les sommités du barreau. Elles la conseillent avant les procès, plaident pour les agents auprès des tribunaux et rédigent les projets de loi et de règlement que la CAC soumet aux pouvoirs publics32. De plus, la CS a entamé une politique d’archivage systématique des pièces relatives aux procès concernant les opérations à terme. Cette démarche permet de disposer rapidement des documents nécessaires, d’une part, aux conseils juridiques pour défendre les agents et pour rédiger les textes juridiques sur le sujet, et d’autre part, aux agents pour y puiser les arguments qui pourraient éteindre les contestations des clients récalcitrants et prévenir ainsi les contentieux. Non seulement la CS sélectionne les affaires qui sont soumises à l’appréciation des juges en se donnant les moyens de bien préparer ses procès, mais elle tente, autant que faire se peut, de les faire juger par des tribunaux parisiens, qui lui sont en général plus favorables que les juridictions de province33. A Paris, les magistrats sont plus au fait des opérations de bourse et les agents de change peuvent plus facilement entamer auprès d’eux des actions de lobbying. Les membres de la CS visitent fréquemment les magistrats pour leur expliquer les opérations à terme et, notamment, le mécanisme des liquidations centrales qui amène souvent les juges à 32 Lorsqu’il s’agit de procès mettant en jeu les intérêts généraux de la compagnie, ces conseils sont rémunérés sur la caisse commune, sinon les frais restent à la charge des agents. 33 A partir de1833, des procès ont lieu en province, après la modification des critères de compétence territoriale retenus par les juges. La CS redouble d’effort pour ramener devant des juges parisiens les affaires qui concernent les agents de Paris. 21 considérer les opérations à terme comme différentielles. Ce travail d’influence est facilitée par deux facteurs : d’une part, après la Révolution de Juillet, nombre des conseils juridiques de la CAC se retrouvent « à la tête de la magistrature française » [AEP, AG, 22/4/1834] ; d’autre part, à mesure que la CAC se notabilise, de plus en plus d’agents de change appartiennent à des familles qui comptent parmi leurs membres des magistrats ou des personnages influents34. Par ailleurs, le caractère électif des juges consulaires permet à la CAC d’infléchir la jurisprudence du Tribunal de commerce par l’inscription des agents sur les listes de notables commerçants et par celle de la CS sur la liste des arbitres35. La gestion par la CS du contentieux de la CAC ainsi que de la microstructure du parquet permet d’étayer l’hypothèse selon laquelle les agents de change bénéficient en matière d’opérations à terme d’une jurisprudence plus favorable que les coulissiers, sans aucune organisation syndicale avant 1884. Cette hypothèse semble confirmée par l’analyse de 150 décisions de tribunaux civils de première instance et d’appel répertoriées par BadonPascal pour la période 1857 – 1877 [Badon-Pascal (1877), p. 181 et suiv.]36. Sur les 150 décisions, 65 concernent des agents de change. Ils obtiennent gain de cause contre leurs clients débiteurs à 30 reprises, soit dans près d’un procès sur deux. En revanche, parmi les 85 décisions qui concernent des opérateurs autres que les agents de change37, 66 décisions admettent l’exception de jeu tandis que 19 la rejettent. Autrement dit, sur les 101 décisions admettant l’exception de jeu, un tiers concerne des agents de change qui donc perdent deux fois moins que les autres intermédiaires. De même, les membres de la CAC bénéficient de 30 sur les 49 décisions rejetant l’exception de jeu38. 34 Sous le Second Empire, l’enracinement de la CAC au sein des institutions cardinales de la place financière de Paris est acquis. Parallèlement, pour la plupart des agents de change, cette période correspond à leur embourgeoisement diversifié [Verley 2007]. Ces deux phénomènes intriqués contribuent à l’accumulation par la CAC de ces propriétés collectives, attachées à un groupe, et indissociables des propriétés particulières des individus qui le composent. Comme la CAC assoit son rang au sein de la place, le groupe des agents de change dispose de resources matérielles sociales et symboliques qu’il mobilise pour faire prévaloir ses intérêts auprès des pouvoirs judiciaire et politiques. 35 Cependant, le droit des agents de change à se faire inscrire sur ces listes ainsi que la fonction d’arbitre de la CS font l’objet de décisions contradictoires. C’est pourquoi le lobbying de la CAC consiste ici d’abord à faire reconnaître ces prérogatives auprès des pouvoirs publics pour ensuite obtenir du Président du Tribunal de commerce qu’il inscrive les agents et la CS sur les listes consulaires. 36 L’avocat Badon-Pascal, membre de la Société d’Economie Politique, n’apparaît pas dans les archives comme un conseil de la CAC. On peut donc faire l’hypothèse que sa sélection de la jurisprudence n’a pour objectif de faire ressortir la fiabilité du parquet. 37 La source n’indique que les noms des parties comparues devant les tribunaux. Par la filiation des charges [Compagnie des Agents de Paris (1961)], nous avons pu repérer les agents de change. Nous n’avons pas d’informations sur les autres, mais étant donnée la structure du marché financier français il est possible de formuler l’hypothèse qu’il s’agisse de coulissiers ou bien de banquiers. 38 Dans la mesure où les décisions de justice semblent bien pénaliser les coulissiers davantage que les agents e change, les premiers bénéficient davantage que les seconds de la légalisation des opérations à terme Les coulissiers, surtout lorsqu’ils négocient à terme des valeurs cotées au Parquet, sont par ailleurs soumis à un 22 La crise de 1866 illustre parfaitement l’efficacité cumulée des actions de la CS. 7 agents de change sont alors en extrême difficulté, mais le syndic fait savoir « que ceux des agents de change qui ont été forcés de vendre seraient en pleine prospérité, si des clients sans foi leur payaient seulement 25 % sur leurs différences » (AEP, AG, 26/12/1866). Le ministre des Finances de l’époque, Fould, que la CAC n’hésitera pas à présenter comme son « protecteur »39, institue une nouvelle commission, présidée par le gouverneur de la Banque de France, dont le rapport insiste sur les fonctions de liquidité et de stabilisation que les opérations à terme légalisée rempliraient. Pour la CAC, « ce rapport seconde si bien nos vues et nos désirs qu’il n’eut pas été meilleur pour nous s’il avait été élaboré par les plus éclairés de nos conseils »40. Sur le front juridique, alors que la CAC débat pour savoir s’il faut couvrir les pertes du public, les demandes de déclaration de faillite auprès du Tribunal de Commerce, les dénonciations au Procureur Impérial et les assignations en police correctionnelle pleuvent. Finalement autorisée par la CAC à mobiliser le fonds commun, la CS a besoin d’un délai pour mettre en œuvre cette décision. Pendant ce temps, le Procureur Impérial a pesé de tout son poids pour bloquer les poursuites alors que « le président et les juges du tribunal de commerce ont mis à repousser les demandes en déclarations de faillite, une complaisance et un zèle qui ont été jusqu’à faire incriminer leur impartialité » [AEP, AG, 26/12/1866]. Grâce à ces appuis, la CAC obtient 4 mois durant la suspension des actions en justice. Ce qui lui permet d’étouffer toutes les plaintes et de faire cesser les récriminations de tous les clients. En 1882, la secousse est cependant trop violente pour que des mesures dilatoires puissent suffire à résoudre la situation. 5. Les débats de la 3ème République et la loi de 1885 La baisse des cours en janvier 1882 n’est pas la plus violente du siècle. En revanche, l’importance des volumes négociés à terme est si considérable que le montant des différences à régler à la liquidation est sans précédent. Une foule de néophytes a été attirée en bourse par la hausse continue des mois précédents, tandis que les professionnels de la finance intensifiaient leurs opérations sur les marchés primaire et secondaire. Dès l’automne 1881 second risque juridique : l’exception de coulisse. En fait, les clients des coulissiers négociant des « effets publics et effets susceptibles d’être cotés » peuvent fonder leur demande de nullité des opérations sur le défaut de qualité de l’intermédiaire en vertu de l’art. 76 du Code de commerce qui fixe l’étendu du monopole des agents de change. En effet, son périmètre demeure flou jusqu’en 1885, au point que les opérations à terme, notamment les différentielles, pouvaient être interprétées par les tribunaux comme en dehors du monopole des agents de change [Sabatier, 1860]. En 1879, pour la première fois, un client soulève l’exception de coulisse contre son intermédiaire. Auparavant, selon Buchère, les clients de mauvaise foi préféraient soulever l’exception de jeu, tactique juridique plus sûre pour échapper aux pertes liées à des affaires à terme [Buchère 1892, p. 103 et suiv.]. 39 AG 30/12/1867 40 AEP, AG, 30/12/1867. 23 certains d’entre eux considéraient déjà que la place n’était plus « liquidable ». Pourtant le krach prend à revers la plupart des investisseurs, après la liquidation de quinzaine de janvier 1882. A la liquidation de la fin du mois, les agents de change doivent combler 140 millions de pertes. Nombre de clients font défaut. D’autres encore refusent d’honorer leurs dettes : étant donnés les montants en jeux, la jurisprudence sur les opérations à terme ne constitue pas une menace suffisante pour les contraindre. 14 agents de change ne disposent pas des liquidités nécessaires pour se substituer à leurs clients défaillants. La CAC met immédiatement à la disposition de ces confrères 60 millions pour assurer la bonne fin des opérations et passer la liquidation de janvier. Cette somme ne suffit pourtant pas et la CAC obtient immédiatement du système bancaire un prêt de 80 millions de francs. La corporation a pu se prévaloir auprès des banquiers de la place de son crédit collectif, fondé sur le fonds commun et sur son organisation louée à la chambre par le ministre Say41. Le crédit de la CAC a permis d’éviter l’écroulement du marché. Le cadre juridique des opérations à terme a aggravé la baisse des cours. Anticipant qu’ils auraient à payer les baissiers, sans pouvoir encaisser ce que leur devraient les haussiers, les agents de change ont refusé de reporter les seconds en les obligeant à liquider leurs positions et ils n’ont pas accepté de nouveaux ordres à la hausse42. L’anticipation des agents de change s’est avérée fondée, les tribunaux, notamment ceux de province, seront enclins à davantage de sévérité pour punir l’engouement déréglé pour les opérations de bourse [AEP, AG, 17/10/1882]. D’ailleurs, la CAC ne parviendra à obtenir qu’un accord très insatisfaisant pour ses membres avec le syndic de la faillite de l’Union Générale : même le Tribunal de commerce considèrera comme illicites les opérations exécutées par les agents de change pour le compte de cette banque dont les 150 millions de capital avaient pu apparaître à ceux-la comme la marque du sérieux. Le krach boursier de 1882 crée une « structure d’opportunité politique » (Tarrow 1996 : 81-99) que la CAC, la CCP et des députés proches de la Société d’Economie Politique convaincus des conséquences néfastes du maintien de l’illégalité des opérations à terme sur la stabilité de la bourse, saisissent pour obtenir des pouvoirs politiques, interpellés par une 41 Léon Say, déclaration à la Chambre, séance du 3 février 1882, reproduite dans « Le krach de 1882 et la Compagnie des agents de change de Paris », notice de la Chambre syndicale, rédigée aux alentours de 1895, archives d’Euronext Paris, 3200JZ11, dossier 231, « Compagnie des agents de change – Emprunts de la Compagnie – Emprunt de 1882 (krach de l’union Générale). 42 Annales de la Chambre des Députés, documents parlementaires, « Annexe 1196. - Rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner : 1e le projet de loi relatif à la législation des valeurs mobilières et les propositions sur les marchés à terme ; 2e les propositions relatives aux sociétés et au privilège des agents de change (premier rapport concernant les marchés à terme), par M. Alfred Naquet, député », 20 juillet 1882. 24 opinion publique scandalisée par l’impunité des spéculateurs, la légalisation des marchés à terme. Le 6 février, le député et professeur de médicine Naquet propose de rendre inapplicable aux marchés à terme l’article 1965 du code civil, et de supprimer les articles 421 et 422 du code pénal. Le député radical, en rupture de banc avec les intransigeants, loue « les intermédiaires honnêtes » et il dénonce les prétentions moralisatrices qui sont au principe de l’assimilation au jeu des opérations à terme43. Le même jour, la Société d’Economie politique, réunie sous la présidence du député Passy, qui la co-anime avec Say et le gendre de Michel Chevalier, Paul Leroy-Baulieu, a elle aussi proposé d’exhumer les propositions de loi, laissées sans suite quelques années auparavant, du député Andrieux44. Peu après, le député Janvier de La Motte, propose, lui aussi, la reconnaissance des marchés à terme, par le biais d’une modification de l’article 1965 favorable aux agents de change dans leur concurrence avec les coulissiers.45 43 Annales de la Chambre des Députés, documents parlementaires, « Annexe 384. Proposition de loi tendant à rendre inapplicable aux marchés à terme ou à découvert l’article 1965 du code civil, relatif à l’exception de jeu, présentée par M. Alfred Naquet, député », 6 février 1882. 44 E. Badon-Pascal, La crise de la bourse, causes – remèdes, Paris, imprimerie Balitout, Questroy et Ce, 1882, p. 7, ACCP, ACCP, III – 4.11 (12) Marchés à termes, marchés à livrer 1869-1916, dossier « Législation commerciale, 1878-1884 Marchés à terme ». « Annexe 540. Proposition de loi tendant à l’abrogation des articles 421 et 422 du code pénal et à la reconnaissance des obligations contractées à la bourse par l’intermédiaire des agents de change, présentée par M. Andrieux, député », Projets de lois, propositions et rapports, Chambre des députés, séance du 20 novembre 1876, p. 158-159 ; « annexe 981. Rapport sommaire fait au nom de la 7e commission d’initiative parlementaire, chargée d’examiner la proposition de loi de M. Andrieux, tendant à l’abrogation des articles 421 et 422 du code pénal et à la reconnaissance des obligations contractées à la bourse par l’intermédiaire des agents de change, présentée par M. Andrieux, député », Projets de lois, propositions et rapports, Chambre des députés, séance du 19 juin 1877, p. 612-613. « Annexe 420. Proposition de loi tendant à la reconnaissance légale des marchés à terme et à l’abrogation des articles 421 et 422 du code pénal par l’intermédiaire des agents de change, présentée par M. Andrieux, député », Projets de lois, propositions et rapports, Chambre des députés, séance du 21 février 1878, p. 161. 45 Le 7 février, le député lyonnais Lagrange, un ancien ouvrier typographe rallié à l’opportunisme, dénonce l’illégalité des marchés à terme, l’immoralité des gains spéculatifs et réclame « la neutralité du gouvernement dans la crise à laquelle nous assistons ». Il propose la pénalisation accrue de toutes les opérations qui n’auront pas été faites les mains garnies et par l’intermédiaire d’un agent de changeAnnales de la Chambre des Députés, documents parlementaires, « Annexe 391. Proposition de loi ayant pour objet de régulariser la vente et l’achat d’effets publics par l’intermédiaire des agents de change, présentée par M. Lagrange, député », 7 février 1882. D’autres propositions de loi ont été déposées. Elles portent sur la structure du marché boursier, sans traiter directement des marchés à terme. Annales de la Chambre des Députés, documents parlementaires, « Annexe 404. Proposition de loi ayant pour objet de supprimer l’impôt sur les quittances et de lui substituer une taxe de 5 centimes par 100 francs sur toutes les opérations de bourse », présentée par MM. Ballue, Labuze, Boysset, Maurel, députés », 13 février 1882 ; Annales de la Chambre des Députés, documents parlementaires, « Annexe 453. Proposition de loi ayant pour objet de déterminer les conditions auxquelles les valeurs mobilières seront négociées en France, présentée par M. Sourigues, député », 23 février 1882 ; Annales de la Chambre des Députés, documents parlementaires, « Annexe 462. Proposition de loi ayant pour objet tendant à l’abolition du privilège des agents de change, présentée par M. Ménard-Dorian, député », 23 février 1882. Annales de la Chambre des Députés, documents parlementaires, « Annexe 417. Proposition de loi relative à la modification de l’article 1965 du code civil et portant reconnaissance des marchés à terme sur marchandises de toutes sortes, titres de rentes, actions et obligations industrielles et commerciales », présentée par M. Janvier de La Motte, député », 23 février 1882. 25 Le 8 février, la CCP adopte, à l’unanimité, le rapport présenté par son président, Gustave Roy, qui souscrit à la proposition Naquet. Le rapport, qui fait l’objet d’une large publicité46, réaffirme l’utilité économique des marchés à terme. La CCP insiste sur les effets pervers d’une jurisprudence incertaine : pour la sécurité du marché boursier, il est nécessaire de pouvoir compter sur la solidité des intermédiaires, qui ne doivent donc plus être à la merci de l’exception de jeu47. Le 14 février, le garde des sceaux Humbert institue une commission pour « examiner les modifications à introduire dans la législation relative aux sociétés et à la négociation des valeurs mobilières »48. La CCP se plaint publiquement de ne pas en être tandis que la CAC est bien représentée dans la commission49. Parmi ses 17 membres, il y a le syndic Moreau, l’agent de change Lecomte et leur ancien confrère Girod qui dirige alors le Comptoir d’escompte50. Le jurisconsulte et sénateur Bozérian qui préside la commission devient conseil appointé de la CAC à cette occasion51. Non seulement elle se paye un jurisconsulte influent, mais elle s’assure d’avoir bonne presse en versant une forte somme à un syndicat de journaux radicaux, dont Le Voltaire qui publie les tribunes d’Alfred Naquet [AEP, CS, 13/6/1882, 15/6/1882 et 12/2/1883]. Le 5 juin 1882, le gouvernement transmet à la chambre son projet de loi, fondé sur les travaux de la commission extraparlementaire dont le rapport, rédigé par le professeur de droit Lyon-Caen devient l’exposé des motifs52. Ses membres sont tous favorables à la légalisation 46 ACCP, III – 4.11 (12) Marchés à termes, marchés à livrer 1869-1916, dossier « Législation commerciale, 1878-1884 Marchés à terme ». La lettre du syndic Moreau qui félicite le président Roy est datée du 9/02/1882. 47 « Législation qui régit les marchés à terme. – Rapport de Gustave Roy, président, au ministre du commerce », 8 février 1882, Avis émis sur les principales questions soumises à son examen pendant les années 1881-1882, Paris, Imprimeries réunies Motteroz, 1883, p. 237, ACCP 3 Mi 2. 48 Arrêt du garde des sceaux, ministre de la justice et des cultes, 14 février 1882. 49 Lettre de G. Roy, président de la CCP, au ministre du commerce, 27 février 1882, ACCP, III – 4.11 (12), dossier « Législation commerciale. Marchés à terme. Code Civil (art. 1965), 1878-1884 ; Le contentieux financier. Organe des actionnaires et des obligataires, troisième année, numéro 10, 7 mars 1882 : lettre du ministre du commerce à G. Roy, président de la CCP, 4 mars 1882, ACCP, III – 4.11 (12), dossier « Législation commerciale. Marchés à terme. Code Civil (art. 1965), 1878-1884. 50 Les autres membres de la commission sont Charles Ferry, député ; Clamageran, conseiller d’Etat ; Monod, conseiller à la cour de cassation ; Loew, procureur de la République près le tribunal de la Seine ; Gay, directeur du mouvement général des fonds ; Pallain, directeur de l’inspection des finances ; Girard, directeur du commerce intérieur ; Gonse, chef de la division des affaires civiles au ministère de la justice ; Lyon-Caen, professeur à la faculté de droit de Paris ; Arnault, professeur à la faculté de Toulouse ; Vavasseur, avocat à la cour d’appel de Paris ; Baudelot, ancien président du tribunal de commerce de Paris ; Alphonse Mallet, régent de la Banque de France et Durieu, directeur du Crédit industriel et commercial. 51 AEP, MCS, 13/05/1882, p. 351. La CAC décide de lui verser 5000 francs en fin d’année, les honoraires les plus importants qu’elle décide de verser à ses conseils judiciaires, après ceux de Me Bétoland (AEP, MCS, 11/12/1882, p. 42). En 1883, J. Bozérian ne reçoit plus que 500 francs (AEP, MCS, 28/12/1883, p. 174) ; 2000 francs l’année suivante, alors qu’il a aussi été le rapporteur au Sénat du projet de loi sur les sociétés par actions (AEP, MCS, XXX, p. 274) et 1500 en 1885 (AEP, MCS, 14/12/1885, p. 386). 52 Annales de la Chambre des Députés, documents parlementaires, « Annexe 911. Projet de loi portant modification de la législation relative à la négociation des valeurs mobilières, présenté au nom de M. Jules Grévy, Président de la République française, par M. Humbert, garde des sceaux, ministre de la justice et des cultes, par M. Léon Say, ministre des Finances et par M. Tirard, ministre du commerce », 5 juin 1882. Le 26 26 des marchés à terme tels qu’ils se font au parquet. En revanche, les avis sont « très partagés » sur la question de savoir si la loi doit se prononcer ou non sur l’admissibilité de l’exception de jeu pour des opérations à terme conclues en marges des usages boursiers existants. Une réponse négative, repoussée, signifie laisser aux magistrats le soin de statuer ; la réponse absolument contraire est, elle aussi, rejetée : les membres s’y opposent, pour préserver un moyen de sanctionner indirectement les intermédiaires qui entraîneraient les « petits spéculateurs » dans des opérations hasardeuses. La commission propose donc une rédaction qui permettrait aux juges d’admettre l’exception de jeu, à la condition de prouver que les parties ont convenu, lors de la conclusion du marché, de ne rien livrer. Il s’agit en fait de faire abandonner aux tribunaux la prise en considération de la fortune des parties pour apprécier le sérieux de leurs opérations53, selon les acquis de la jurisprudence la plus favorable des tribunaux. Les propositions de loi, ainsi que le projet du gouvernement sont renvoyés à une même commission parlementaire qui remet son rapport le 20 juillet54. Le rapporteur Naquet fonde la légitimité de son discours non seulement sur la doctrine juridique comparée, mais aussi sur la description informée des pratiques professionnelles, notamment la liquidation centrale et le report, et sur le recours à l’économie politique, notamment celle de Proudhon55. juillet 1882, les membres de la commission se séparent « après avoir voté plus de cent résolutions et confié à M. Arnault, professeur à la faculté de droit de Toulouse, le soin de rédiger le rapport qui sera présenté à M. le Garde des Sceaux au nom de la commission, dans le courant du mois de novembre prochain » (AN, BB 30, 1495, « Rapport succinct sur l’état des travaux de la commission extra-parlementaire créée par le Garde des Sceaux, le 14 février 1882, pour étudier les réformes de la législation sur les sociétés et sur les négociations des valeurs mobilières », sans date.). 53 « De ce que la personne qui se livre à des opérations en disproportion avec sa fortune fait un acte blâmable au point de vue d’une morale rigoureuse, on ne peut, sans dénaturer le sens naturel et légal des mots, conclure que ces opérations ne sont que des paris ou des jeux », Annales de la Chambre des Députés, documents parlementaires, « Annexe 911. Projet de loi portant modification de la législation relative à la négociation des valeurs mobilières, présenté au nom de M. Jules Grévy, Président de la République française, par M. Humbert, garde des sceaux, ministre de la justice et des cultes, par M. Léon Say, ministre des Finances et par M. Tirard, ministre du commerce », 5 juin 1882. 54 Annales de la Chambre des Députés. Débats parlementaires, « Renvoi du projet de loi sur les valeurs mobilières à une commission déjà nommée », 6 juin 1882 ; Annales de la Chambre des Députés, documents parlementaires, « Annexe 1196. - Rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner : 1e le projet de loi relatif à la législation des valeurs mobilières et les propositions sur les marchés à terme ; 2e les propositions relatives aux sociétés et au privilège des agents de change (premier rapport concernant les marchés à terme), par M. Alfred Naquet, député », 20 juillet 1882. 55 Le député emprunte au théoricien, le concept de spéculation, quatrième principe de la production des richesses, fondée sur l’identification de la prévision raisonnée (par le calcul et la comptabilité) de l’activité économique à l’opération boursière proprement dite. L’insistance portée sur la prévision, plus tôt reconnue comme constitutive de la pratique régulière et sérieuse des affaires sert Naquet dans sa légitimation de la spéculation boursière qui – comme il le souligne - remplit trois fonctions : le financement de l’innovation, la fonction de liquidité et la répartition des risques. En 1864, déjà, une pétition adressée au Sénat pour obtenir la légalisation complète des marchés à terme, se réclamait de « la science économique moderne, la vraie scienza nuova » (Marchés à terme. Pétition adressée par M. Bobœuf pour rendre obligatoires les marchés à terme, Paris, typographie Charles de Mourgues, 1864). La pétition fut rejetée mais, à partir de cette époque, le discours économique des praticiens et l’économie politique comme discipline académique commencent à porter pour 27 Le député insiste sur le fait que les opérations à terme, justement parce qu’elles exigent « des éléments sérieux, d’appréciations » et « un calcul profond, savamment raisonné » sont l’affaire de professionnels auxquelles ne devraient pas se mêler « les ignorants du métier ». Pourtant, Naquet et la commission s’opposent fermement au nom du caveat emptor, des « vertus » responsabilisantes de la liberté et de l’égalité formelle entre tous les citoyens à un amendement qui interdirait aux intermédiaires, sauf pour les rentes françaises, de réaliser des ventes à découvert pour le compte de particuliers non professionnels, « les petits capitalistes ». Dans sa synthèse, la commission propose un texte de loi qui légalise toutes les opérations à terme, sans avoir repris les distinctions formulées par la commission extraparlementaire. Passée l’urgence imposée par la pression de l’opinion publique, le processus législatif s’enlise. En 1883, après plusieurs interpellations, la CCP presse le ministre du commerce pour qu’il le relance56. La deuxième délibération de la chambre a lieu à l’automne. Le député havrais Peulevey, ancien procureur général de la ville, a remplacé, comme rapporteur, Naquet, devenu sénateur pour faire passer « sa » loi pour le rétablissement du divorce. Une année s’écoule avant que le projet de loi ne soit transmis au sénat. La commission sénatoriale chargée d’examiner le projet de loi comprend notamment le multipositionnel Bozérian et Naquet qui en est encore le rapporteur57. Malgré Naquet, le sénat, plus conservateur que la Chambre, adopte une modification du premier article du projet de loi, suivant en cela la majorité de sa commission, dans une perspective restrictive qui reprend les principes exprimés par la commission extraparlementaire : reconnaître les marchés à terme, même si, à l’échéance, ils se soldent par le payement de différences, à moins qu’une convention rédigée au moment de la transaction ne stipule que les parties s’engagent à ne pas exiger la livraison, à ne pas l’imposer et à résoudre l’opération par le simple payement d’une différence. Pour asseoir la légitimité des opérations à terme [Courtois fils 1864 ; L. Levan-Lemesle, « La promotion de l’économie politique 1815-1881 », Revue d’histoire économique et sociale, décembre 1877 ; P. Steiner, Sociologie de la connaissance économique. Essai sur les rationalisations de la connaissance économique, Paris, PUF, 1998.] Parce qu’il affirme, en théorie, la spécificité de la sphère économique et de ses « lois », le discours économique, celui des praticiens comme celui des savants, promeut le « désenclavement » du droit boursier, émancipé de la morale.. 56 « Législation applicable aux marchés à terme », extrait de la lettre adressée par la CCP au ministre du Commerce le 11 mars 1883, Avis émis sur les principales questions soumises à son examen pendant l’année 1883, Paris, Société anonyme des imprimeries réunies, 1884, p. 137-138, ACCP, 3 Mi 3 « Législation applicable aux marchés à terme », extrait de la lettre adressée par la CCP au ministre du Commerce le 2 juin 1883, Avis émis sur les principales questions soumises à son examen pendant l’année 1883, Paris, Société anonyme des imprimeries réunies, 1884, p. 139, ACCP, 3 Mi 3. ACCP, III-4.11 (12), dossier « Législation commerciale. Marchés à terme. Code Civil (art. 1965), 1878-1884 57 Les autres membres sont Béral (secrétaire), Mazeau, Xavier Blanc, Clamageran, Dietz-Monnin et Munier (AS, Feuilleton 24, 25 et 33, 1884). Sur la multipositionnalité, L. Boltanski, « L’espace positionnel. Les professeurs des Écoles du Pouvoir et le Pouvoir », Revue française de sociologie, 14 (1), 1973. 28 cette sorte d’opérations, la commission a voulu conserver aux magistrats la possibilité d’apprécier leur sérieux. Approuvé au Sénat, le projet revient à la Chambre. Peulevey soutient, sans opposition, le rapport de la nouvelle commission parlementaire qui souligne que les opérations de compensation, essentielles aux liquidations centrales de la CAC, sont légalisées par le texte. L’urgence déclarée, les députés adoptent sans discussion la loi, publiée au J.O. le 8 avril 1885. La loi de 1885 laisse deux questions pendantes : d’une part, un débat s’ouvre pour savoir si cette loi doit être considérée comme d’ordre public et donc rétroactive ; d’autre part, la formulation finale de la loi laisse des espaces à l’application de l’exception de jeu. La masse des procès intentés après le krach attribue à la première une importance capitale. Les tribunaux ne sont pas unanimes, mais la jurisprudence majoritaire, opposée à la rétroactivité, est fixée par l’arrêt de la Cassation du 18 avril 1887 [Buchère, p. 355 ; Deloison, p. 551]. En ce qui concerne les espaces laissés à l’application de l’exception de jeu, la question est moins cruciale, mais ce n’est qu’en juin 1898 que la Cassation clôt le débat. Dès lors, l’exception de jeu n’est plus acceptée par les juges même si, au début de l’opération, les parties ont souscrit un acte les affranchissant de l’obligation de livrer ou de lever les titres, pourvu que l’opération se manifeste sous l’apparence d’un marché à terme. 6. Conclusion Ce chapitre a démontré le rôle de la règle dans la construction et le fonctionnement des marchés boursiers, à partir de l’exemple du cadre juridique des opérations à terme telles qu’elles étaient effectuées à la Bourse de Paris au XIX siècle. Pour saisir les règles, il n’a pas seulement fallu s’intéresser aux textes législatifs mais aussi et surtout rendre compte de l’articulation entre droit, jurisprudence et pratiques, autrement dit restituer le droit en action pour dégager une trajectoire historique spécifique. C’est pourquoi nous nous sommes concentrés sur le rôle des agents économiques, et plus particulièrement sur celui de la CAC, dans la construction du droit relatif aux opérations à terme. La légalisation de ces opérations est en effet indissociable des actions menées par la CAC qui avait un intérêt direct à leur développement ordonné. Ses innovations institutionnelles et ses actions de lobbying, auprès des magistrats comme des politiques, ont non seulement rendu possible l’accroissement des transactions en l’absence de reconnaissance légale, mais elles ont aussi très largement contribué à la légitimation des opérations à terme. 29 Cet œuvre séculaire a donné aux agents économiques de la place financière de Paris les moyens de saisir l’opportunité politique créée par le krach de 1882 et obtenir ainsi la légalisation de ces opérations. Cette légalisation a permis l’inscription des règles et usages boursiers parisiens dans le droit commercial français. La loi de 1885 reconnaît les opérations à terme pour forclore l’incertitude juridique qui pesait sur elles et dont les effets néfastes sur la bourse s’étaient manifestés avec éclat en 1882. Après la promulgation de cette loi, les opérations à terme s’inscrivent dans un agencement de responsabilités juridiques légalement sanctionnées qui embrasse les deux parties et leurs intermédiaires. Cette loi marque ainsi le passage d’un système de contrôle des marchés financiers fondé sur la menace et la sanction des intermédiaires en cas de spéculations excessives des clients à un système de stabilisation de ces marchés par la protection légale de leurs intermédiaires. La protection accordée aux opérations à terme et par là même aux intermédiaires boursiers a assuré la stabilité de la Bourse de Paris. Cette stabilisation a amélioré la qualité du marché parisien, contribuant ainsi à son essor à la Belle Epoque. La Bourse de Paris est alors devenue l’une des institutions cardinales du capitalisme monétaire tel qu’il s’est épanoui, en France à partir de la seconde moitié du XIX siècle. 30