Le temps : Conséquences philosophiques

publicité
ERIC DEMERS
LE TEMPS : CONSÉQUENCES PHILOSOPHIQUES
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en Philosophie
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)
FACULTE DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2011
Éric Demers, 2011
Résumé
L'objectif de ce mémoire est d'étudier les différentes perspectives, autant
philosophiques que scientifiques, voire même ontologiques, en ce qui à trait à la question
de l'être du temps. Le fil conducteur qui guidera cette étude est l'apport conceptuel qu'ont
développé de grands penseurs tels Aristote, Newton, Leibniz, Kant et Einstein. Les
bouleversements qu'ont entraînés ces conceptions seront présentés suivant l'ordre
chronologique à travers lequel elles sont apparues.
Ce mémoire démontre que malgré plus de deux millénaires de réflexion, la question
de l'être du temps n'est toujours pas résolue. Bien au contraire, les diverses conceptions qui
seront développées laissent entrevoir un profond gouffre entre notre appréhension du temps
et le temps en soi. En effet, toute tentative qui tente d'élucider la nature du temps se bute
contre un obstacle imposant qui se traduit à travers les axiomes sur lesquels la définition
repose. Qu'elles soient philosophiques ou scientifiques, les perspectives qui se hasardent à
faire la lumière sur l'essence du temps se voient inexorablement contraintes d'échafauder
leur définition sur des axiomes, des propositions qu'on nous demande d'admettre sans
toutefois pouvoir les démontrer. Mais est-ce satisfaisant?
11
Avant-propos
Je tiens tout d'abord exprimer toute ma gratitude à mon directeur de mémoire :
Monsieur Thomas De Koninck qui a cru à mon projet, qui m'a écouté, inspiré et soutenu
tout au long de la rédaction de ce mémoire de maîtrise. Ses judicieux commentaires et ses
pistes de réflexion m'ont permis de mener à terme ce projet qui me fascine depuis si
longtemps. J'aimerais également souligner le support de Monsieur Yvan Pelletier et de
Monsieur Warren Murray qui ont apporté des critiques pertinentes pour ainsi contribuer à
développer une réflexion plus profonde et plus précise.
À l'occasion de la rédaction de la première version de mon mémoire, Monsieur
Jean-Y ves Suchet ainsi que Madame Johannes Demers se sont concentrés sur la lecture et
la révision linguistique, une tâche qu'ils ont acquittée avec minutie. Je les en remercie
grandement.
Je tiens enfin à remercier ma conjointe Lison Malo, mes parents; Gilles Demers et
Johannes Demers, ma sœur Jessica Demers ainsi que mes amis qui m'ont supporté tout au
long de la rédaction de mon mémoire.
ill
A mes parents qui m'ont donné la chance
d'embrasser le temps
IV
Table des matières
Résumé
i
Avant-propos
ii
Table des matières
iv
Introduction
Acceptions vulgaires du temps
Le paradoxe
Démarche avenir
1
2
4
6
Aristote
Postulat fondamental de toute physique : l'existence du mouvement
L'être paradoxal du temps
Où donc se situe le temps?
L'actualisation de l'instant dans le temps
La dialectique appliquée aux opinions anciennes
Le mouvement comme donnée de l'expérience
Le temps n'est ni le mouvement, ni sans le mouvement
L'expérience de la durée
L'acte de nombrer
La continuité successive est étendue
Discernement de T antérieur-postérieur
Le temps : nombre du mouvement selon l'antérieur-postérieur
7
7
9
9
10
12
13
14
14
15
16
16
17
Newton et la physique classique
Connaître pour asservir
Première étape : renoncer à l'ontologie
Conséquences philosophiques
Intention de Newton
Définition
Absolu
Égalité des intervalles de temps
Continuité
L'universalité
Vide
Infinité
Innovateur
18
18
19
22
24
25
27
27
28
29
29
30
31
Leibniz : le temps relationnel et idéal
La querelle historique
Principe de la raison suffisante
Définition : Le temps n'est pas absolu, mais relationnel
Le temps comme ordre de succession
Principe des indiscernables
L'ordre de la succession oriente la flèche du temps
Relation d'antériorité
Relation de simultanéité
Le temps entant qu'entité idéale
Postulat de la continuité temporelle
Étendue vs Espace et Durée vs Temps
Un commencement, mais pas de
fin
33
33
34
35
37
38
39
40
41
41
42
43
44
Kant et le temps a priori
Le temps renversé
Contre Newton et Leibniz
Source de la connaissance
Définitions
Exposition métaphysique du temps
Conséquences philosophiques
Les modes du temps
L'idéalité transcendantale du temps
45
46
47
48
49
50
53
55
56
La physique moderne et l'espace-temps
Paradoxe d'Olbers ou paradoxe de la nuit noire
La relativité d'Einstein
Contraction des longueurs et dilatation du temps
Conception substantielle et relationnelle
Gravité et topologie
Euclide
Abandon d'un temps universel
Paradoxe de Langevin ou paradoxe des jumeaux
L'Univers-bloc
La causalité
La flèche du temps
Le temps n'est pas éternel
L'espace-temps en tant que quanta
58
58
60
62
63
64
65
66
67
68
69
70
72
73
Conclusion
La science est essentiellement axiomatique
L'intuition
Différents axiomes, différentes théories et différents temps
76
77
79
80
Bibliographie
83
Introduction
Tic, tac, tic, tac, tic, tac... n'est-ce pas là l'appréhension la plus évidente et la plus
limpide que je puisse concevoir concernant la nature du temps? En réalité, la question du
temps se dérobe du savoir. « Qu 'est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande,
je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. » Où se
situe le temps si ce n'est que dans l'horloge? Nous croyons le saisir à travers les
phénomènes que sont le mouvement, le changement, le devenir, la répétition, la succession,
la mort; dans les faits, les manifestations du temps ne font que confondre sa propre nature
avec les divers déploiements qu'il rend possibles. L'idée que nous avons du temps le
recouvre d'un essaim de propriétés fallacieuses. À l'aurore du vingt et unième siècle,
science et philosophie auscultent la question là où physique et métaphysique
s'enchevêtrent. En sommes-nous arrivés à une réponse?
De l'examen minutieux de la question du temps surgissent deux perspectives bien
distinctes quoique complémentaires. La première est celle qui considère la nature du temps.
De quoi le temps est-il constitué? Est-il une substance, une entité primitive; principe
premier qui s'autosuffirait et ne découlerait d'aucun autre principe antérieur? Au contraire,
serait-ce la conséquence d'un ou plusieurs principes fondamentaux desquels il procéderait :
la causalité ou la relation de cause à effet, par exemple? Peut-être n'est-il que la
manifestation des relations de successions entre les divers événements qui surviennent dans
l'univers?
1
Saint Augustin, Confessions, XI, 14, 17, Paris, Desclée de Brouwer, 1962
La deuxième concerne le moteur du temps. Qu'est-ce qui fait que le temps passe?
S'écoule-t-il réellement de façon autonome ou n'est-ce qu'une impression qu'il laisse dans
notre esprit, faisant de lui une illusion, pur produit de notre subjectivité? Procède-t-il par
bonds successifs? Qu'est-ce qui lui a inculqué son premier élan? A-t-il toujours existé ou at-il eu un commencement? Perdurera-t-il indéfiniment? N'y a-t-il qu'un seul temps?
Énigmatique, troublant; l'être du temps se dérobe du savoir, il frappe l'imaginaire.
Penseurs, scientifiques et théologiens scrutent la question depuis déjà plusieurs millénaires.
Sont-ils parvenus à éclairer ce mystère?
Ardue pour le non-initié, la question du temps s'adresse aux philosophes des
sciences captivés par la physique et l'étude de la nature ou aux physiciens s'intéressant aux
conceptions, aux sens et aux conséquences philosophiques des paramètres qu'ils emploient
dans leur discipline. Malgré l'apport capital qu'a apporté la phénoménologie, le présent
travail se veut être une étude exclusivement épistémologique de la question du temps,
ouvrant ainsi la possibilité d'un travail ultérieur sur les développements qu'ont apporté
Husserl, Heidegger et Gadamer.
Acceptions vulgaires du temps
Abondamment présent dans le langage commun, le temps se dévoile dans une foule
d'acceptions toutes aussi triviales les unes que les autres. Pourtant lorsque vient le temps
d'en parler, nous nous heurtons à un échec déroutant. Chaque tentative qui vise à le définir
est contrainte de présupposer, en amont, l'idée de temporalité. Les définitions qui
prétendent le définir ne sont en fait que des tautologies, des propositions dont le prédicat ne
nous expose rien de plus que le temps est du temps. Or, une définition qui emploie l'idée de
temporalité pour définir le temps n'en est pas une; il est nécessaire de le rapporter à quelque
chose d'autre que lui-même.
Pour y remédier, le génie des penseurs s'est rabattu sur la spatialisation. Nous
savons que du temps s'écoule lorsque nous percevons un certain mouvement, un
changement. Le temps paraît se déployer à travers le mouvement spatial de la trotteuse,
mais en réalité, rapporter le temps à de l'espace, c'est en perdre la nature intrinsèque.
Comment appréhender un être aussi étrange alors que nos sens ne nous renvoient qu'une
perspective spatiale sur le monde?
Sommes-nous prisonniers de l'espace, condamnés à ne nous représenter l'univers
que spatialement? Bien au contraire! Nous avons toutes les libertés envisageables à travers
l'espace. En principe, tous les mouvements sont libres. Il est possible d'aller dans
n'importe quel endroit et d'en revenir. Dans le temps, ce n'est pas envisageable, car il nous
borne dans l'instant présent qui, sans cesse, est emporté dans le cours du temps.
Malgré cela, prétendre que le temps s'écoule, qu'il passe, n'est-ce pas là un abus de
langage? N'est-ce pas lui inculquer des caractéristiques sans pour autant le connaître
réellement? Affirmer que le temps suit son cours, qu'il passe ou s'écoule tel un fluide, est
un raccourci qui consiste à confondre le contenant du contenu. Pourtant, tout est dans le
temps, l'ensemble des choses et des phénomènes est soumis au temporel, et le mouvement
ne saurait être sans le temps. Le présent contient donc tout le réel qui passe, change et
évolue.
Néanmoins, métaphoriser le temps tel un fleuve affluant à perpétuité fait surgir des
interrogations. Est-ce le temps qui coule ou la réalité qui passe dans le temps? Puisque tout
est subordonné au temps, qu'il contient tous les objets de ce monde, dans quoi le temps estil? Si le temps s'écoule, par rapport à quoi s'écoule-t-il? Prétendre que le temps passe, c'est
inventer un lit immobile, intemporel sur lequel il glisse, c'est repousser la question vers un
non-temps dans lequel il serait contenu.
Devant autant de difficultés, serait-ce raisonnable de remettre en question
l'existence de la temporalité? La civilisation moderne aurait-elle perdu l'héritage cartésien
qui l'encourage à constamment remettre tout en question? En effet, nous ne doutons pas de
l'existence du temps. Bien que personne ne l'ait jamais aperçu, ni senti, ni entendu, ni
même touché, il nous semble pourtant que nous puissions en percevoir intuitivement les
effets. Le vieillissement est cette expérience primitive du temps que nous décrivent si bien
les Pensées de Pascal.
Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve
attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis
plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est
donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité
qui m'a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de
toutes parts qui m'enferment comme un atome et comme une ombre qui ne
dure qu'un instant sans retour.
La question du temps, tout en étant passionnante, effraie. Le temps nous
accompagne où que nous soyons, mais jamais il ne reste, il fuit inlassablement. La seule
emprise que nous ayons sur lui se situe dans l'instant qui, sans cesse, se néantise, car
l'instant présent n'advient qu'en cessant d'exister.
Le paradoxe
Le temps se présente à l'intelligence comme un objet mystérieux, occulte et
énigmatique. Il nous renvoie une image illusoire de son être et lorsque le génie humain
tente d'acquérir ou d'approcher sa connaissance, il se bute à des paradoxes et des
contradictions. Est-ce là une raison suffisante pour renoncer à cette question? Loin d'être
l'abyme insurmontable séparant la connaissance et le temps, le paradoxe est le moteur; le
2
Pascal, Pensées, fragment 194, Paris, Éd. GF-Flammarion, Léon Brunschvicg, 1976, p.
104
catalyseur du progrès de notre savoir. C'est grâce à lui que le génie des grands penseurs a
emprunté de nouvelles perspectives. Ce sont donc les paradoxes qui poussent la
connaissance à s'extirper des doctrines confortablement établies pour ainsi éclairer des
voies inédites.
L'esprit humain se complaît dans ses croyances, il s'habitue aux idées qui
l'entourent, il établit des préjugés qu'il élève à titre de principes et finit par aimer ce qu'il
croit. « Notre esprit a une irrésistible tendance à considérer comme plus claire l'idée qui
lui sert le plus souvent. » C'est par le jeu des paradoxes que ce qui a été cru vrai peut
cesser de l'être tout à fait et céder la place à une conception plus adéquate.
Ne pas trop croire aux croyances, telle était la précaution que recommandait
Parménide il y a plus de vingt-cinq siècles. Encore aujourd'hui, les paradoxes sont
précisément ces contraintes capables de rompre le déterminisme cérébral et d'empêcher la
stagnation de l'intellect.
Il ne faut pas penser de mal du paradoxe, passion de la pensée. Le penseur sans
paradoxe est comme l'amant sans passion, une belle médiocrité. Mais le propre
de toute passion portée à son comble est toujours de vouloir sa propre ruine. De
même, la passion suprême de la raison est de vouloir un obstacle bien que
celui-ci cause sa perte d'une façon ou d'une autre.4
Le paradoxe, en science, marque toujours la mort de celle-ci, mais nous verrons
qu'en philosophie, il est porteur d'un savoir nouveau, il éveille l'étonnement et agit en tant
que moteur de la réflexion.
Bergson, La pensée et le mouvant, Éd Anne-Béatrice Muller, 2002, p. 84
Kierkegaard, Soren, Miettes philosophiques, trad. Knud, Ferlov, Paris, Éd. Gallimard,
1990, p. 74
4
Démarche à venir
L'intention de ce travail concerne l'étude des perspectives philosophiques et
scientifiques qu'a revêtu le temps à travers les grands penseurs qui se sont penchés sur son
sujet. Ces aspects ou tentatives de définir le temps ne sont-ils qu'une addition de
paramètres ou une réelle progression vers la connaissance véritable de sa nature? Quel est
le discours le mieux positionné pour répondre à cette énigmatique interrogation : qu'est-ce
que l'être du temps? En sommes-nous arrivés à une réponse?
La démarche qu'entreprend ce mémoire consiste à définir, de façon chronologique,
les plus importantes conceptions du temps à travers les âges. Voguant parmi les discours
philosophiques, tels que ceux d'Aristote et Kant, des discours scientifiques tels que ceux de
Newton et Einstein ou du discours métaphysique de Leibniz, cet essai s'efforce d'éclaircir
l'un des plus grands mystères; la question de la nature du temps.
Aristote
Vingt-quatre siècles nous séparent de la Physique d'Aristote, probablement l'un des
discours les plus complets en ce qui a trait à la question du temps. Encore enseignée
aujourd'hui dans les cours de philosophie ancienne, la Physique d'Aristote est la première
tentative à se pencher de façon rigoureuse et exhaustive sur la science de la nature. « Nous
admirons la Grèce antique parce qu 'elle a donné naissance à la science occidentale. Là,
pour la première fois, a été inventé ce chef-d'œuvre de la pensée humaine, un système
logique, c 'est-à-dire tel que les propositions se déduisent les unes des autres avec une telle
exactitude qu 'aucune démonstration ne provoque de doute. »
Postulat fondamental de toute physique : l'existence du mouvement
Toute théorie se doit inéluctablement d'être établie sur des axiomes que l'on
demande d'admettre sans démonstration. La conception d'Aristote n'y échappe pas et
établit les fondements de sa théorie sur ce qu'il qualifie de postulat fondamental de toute
physique, à savoir : l'existence du mouvement de tout être naturel. L'existence du
mouvement est donc l'axiome fondamental et nécessaire à la physique aristotélicienne,
mais comment penser le mouvement sans le temps? L'intention d'Aristote est donc
d'étudier les principes universels qui régissent la science de la nature.
Ces principes sont développés dans son œuvre de La Physique qui est réactionnaire
aux propos de Parménide qui nie l'existence du mouvement.
5
Einstein, Albert, Comment je vois le monde, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1979, p. 130
8
En effet, la conception parménidienne aborde une perspective sur le monde
totalement détachée des sens, et conçue a priori. Une conception qui conçoit le mouvement
en tant qu'illogique et illusoire. Le monde tel qu'il nous paraît, c'est-à-dire celui dans
lequel nous retrouvons le ciel, le soleil, la lune et quantité d'autres choses, se réduit qu'à
une opinion; une illusion issue de nos sens. En vérité, il n'y a qu'une seule chose en ce
monde et cette chose Une est l'Etre en tant que chose qui est, par opposition à la chose qui
n'est pas; le Non-Être. Aucun lieu de l'espace et aucun moment du temps ne peut être
dépourvu de l'Etre, puisqu'étant la chose qui est, elle ne peut recevoir en aucun lieu ni en
aucun temps le prédicat contraire de n'être pas. Elle est donc ubiquitaire et éternelle. Ni le
changement, ni le mouvement ne peut s'y manifester, puisqu'il n'y a aucun espace vide
vers lequel l'Être pourrait se déplacer, et qui ne le contienne déjà. Tout ce que nous
croyons constater en sens contraire n'est qu'illusion. «Il n'est plus qu'une voie pour le
discours, c 'est que l'être soit; par là sont des preuves nombreuses qu 'il est inengendré et
impérissable, universel, unique, immobile et sans fin. »
Le traité du temps d'Aristote se situe dans le livre IV de la Physique et est
postérieur à l'étude du mouvement. Abordant l'étude du lieu et celle du vide, le livre IV
poursuit son enquête sur la question du temps, le présentant, de prime abord, comme
étroitement lié au mouvement. En effet, il est difficile d'imaginer un mouvement sans le
temps, ni du temps sans le mouvement. C'est donc à travers le livre IV et quelques
précisions du livre VI que ce travail aborde la question du temps sous la perspective
aristotélicienne.
6
Parménide, Pour l'histoire de la science hellène, de Thaïes à Empédocle, trad. Tannery,
Paul, Paris, Éd. Germer-Baillière, 1887
L'être paradoxal du temps
La première contrariété sur laquelle Aristote se bute est la question de savoir si le
temps est; « s'il faut le placer parmi les êtres, ou parmi les non-être7 ». En d'autres termes;
qu'est-ce que c'est que d'être pour le temps? Il semble en effet que le temps ne dévoile
qu'une existence imparfaite et obscure. Il n'a qu'un être précaire, une réalité paradoxale,
car « pour une part il a été et n 'estplus, pour l'autre il va être et n 'estpas encore% ».
Le temps, considéré dans son ensemble, est constitué de passé et d'avenir. Ce sont
là les deux grandes divisions qui sont envisagées, peu importe la portion du temps que nous
contemplons à tout moment. Or comment comprendre l'existence d'une chose divisible
alors que ses parties ne participent pas à l'être? En d'autres termes; « l'existence de toute
chose divisible, en tant que telle, entraîne nécessairement l'existence de toutes ou de
quelques-unes de ses parties; or les parties du temps sont les unes passées, les autres
futures; aucune n 'existe, et le temps est pourtant une chose divisible9 ».
Où donc se situe le temps?
Mais où donc se situe le temps? Si son existence dans le passé n'est plus et celle
dans le futur n'est pas encore, reste à considérer l'instant en tant que maintenant; l'instant
présent. « N'est-ce pas là une division, une partie du temps qui est? » Mais qu'est-ce donc
que le présent? Un atome du temps, un étant coincé entre deux non-être, un être evanescent
et instable recevant toute sa réalité d'un futur aussitôt dissipé dans une ténébreuse
inexistence?
7
Aristote, Physique, Trad. Carteron, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2002, 217b31
Ibid. 211 b 34 -35
9
/_./c/.,218a2-6
8
10
Contrairement au passé et à l'avenir, l'instant est, mais il ne peut être une division et
ainsi considéré à l'instar d'une partie de temps. « L'instant n 'est pas une partie, car la
partie est une mesure du tout et le tout doit être composé de parties; or le temps, semble-til, n'est pas composé d'instants} » L'instant est maintenant, il est la limite située entre le
passé et l'avenir qui, lorsqu'ils sont pris ensemble, constituent le temps. Comment donc
une chose inscrite entre deux parties formant un tout ne peut-elle pas participer à son être?
C'est que l'instant est une limite, il est dépourvu d'étendue, il est un élément infinitésimal;
son existence n'est que virtuelle.
L'actualisation de l'instant dans le temps
Limite commune et infinitésimale; l'instant ne peut être divisible, car s'il l'était, une
partie de l'instant ainsi divisé serait dans le passé alors que l'autre serait dans l'avenir; lui
inculquant ainsi une certaine étendue; une extension. «D'autre part l'instant pris, non pas
au sens large, mais en soi et, originairement, doit être indivisible, on le trouve à titre
d'élément en tout temps. En effet il est une extrémité du passé en deçà de laquelle il n'y a
rien de l'avenir et, inversement, de l'avenir au-delà de laquelle il n'y a rien du passé : c 'est
bien ce que nous avons appelé limite commune.
»
Bien que nul continu ne soit sans parties, l'instant ne peut en être une, car alors, la
succession de ces instants indivisibles introduirait une discontinuité à travers le temps. « Le
temps étant continu, les instants en nombre infini, jamais on ne saisira l'articulation de
deux instants successifs; toujours ils seront séparés par une infinité d'instants; la
substitution est impossible dans la continuité} 2 » Points et instants ne sont que les limites
d'une ligne ou d'un temps, mais jamais ils ne peuvent être considérés comme une partie qui
les compose. Le temps est bel et bien divisible en parties qui sont toujours divisibles; c'est
10
/6/c/.,218a6-8
Ibid., 233 b 32 - 234 a 3
12
Moreau, Joseph, L'espace et le temps selon Aristote, Italie, Éd. Padova, 1965, p. 91
11
11
le caractère de tout continuum, mais cette division ne peut s'arrêter à un indivisible
infinitésimal tel que l'instant, car il y aurait alors contact d'indivisibles à indivisibles.
Additionner une infinité d'éléments d'extension nulle ne peut jamais engendrer une
grandeur. Cela confirme que l'instant ne peut être considéré comme une partie du temps,
quoiqu'il en soit l'actualisation.
L'existence du temps est obscure, car il ne se manifeste qu'à travers l'instant
présent; toujours evanescent. Bien que l'existence de l'instant n'est pas remise en question,
son essence demeure nébuleuse et oscille entre une altérité incessante ou une identité
permanente du temps, sans pour autant en être une partie. « Or, c 'est la différence des
instants (sans laquelle il n'y aurait pas de temps, et sans la perception de laquelle
l'intervalle ne nous paraît pas être du temps) qui, par opposition à l '« instant identique et
unique» (218 b 27) et «indivisible» (b 31), entraîne l'idée de mouvement, à titre de
passage d'un instant à un autre. »
Identique ou constamment différente, l'essence de l'instant est difficile à cerner. Il
se doit de conserver une certaine identité à travers cette incessante actualisation qui
engendre la continuité temporelle. « [...] S'il y avait deux instants différents, l'un ne serait
pas consécutif à l'autre, pour cette raison qu 'un continu n 'est pas composé d'éléments sans
parties : et, s'ils sont mutuellement séparés, il y aura du temps dans l'intervalle; car tout
continu est tel qu 'il y a quelque chose de synonyme entre les limites}* » D'un autre coté, il
doit s'introduire une certaine altérité, un certain changement à travers la succession des
instants, car sinon, il n'y aurait qu'un seul instant, toujours identique à lui-même, et donc,
aucun mouvement.
1
Goldschmidt, Victor, Temps physique et temps tragique chez Aristote, Paris, Vrin, 1982,
p. 26
4
Aristote, Physique, Trad. Carteron, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2002, 234 a 6 - 9
12
La dialectique appliquée aux opinions anciennes
A présent, Aristote juge suffisantes les difficultés posées au sujet de l'existence et
de la nature du temps et consacre un bref examen aux opinions issues de la tradition. « Les
uns, en effet, prétendent que c 'est le mouvement du tout qui est le temps, d'autres que c 'est
la sphère elle-même}5 » Bien que la nature du temps ne lui semble pas plus intelligible à
travers les opinions anciennes, Aristote s'accorde avec ses prédécesseurs sur la méthode à
employer. « On voit donc que tous, chacun à sa façon, prennent pour principes les
contraires; et c 'est avec raison; car les principes ne doivent être formés ni les uns des
autres, ni d'autres choses ; et c'est des principes que tout doit être formé; or, c'est là le
groupe des premiers contraires, ils ne sont pas formés d'aucune autre chose; contraires, ils
ne sont pas formés les uns des autres. »
Aristote rejette la définition qui identifie le temps à la sphère céleste sous prétexte
qu'elle contiendrait tout. La jugeant trop naïve, il s'intéresse à celle qui assimile le temps
au mouvement de l'Univers; la révolution de la première sphère. Cependant, « si le temps
est une révolution, il faut qu 'une partie de révolution soit une révolution, puisqu 'une partie
de temps est un temps; or une partie de révolution n 'est pas une révolution; donc, le temps
n 'est pas une révolution} »
La définition de Platon dans le Timée nous dit que « le temps est l'image mobile de
l'éternité™ ». Or ce serait confondre le temps avec l'unité de temps, car plus loin, Platon
précise qu'à chaque révolution des orbes célestes correspond un temps déterminé. Il ne
s'attarde donc pas à la nature du temps, mais bien à sa mesure, l'associant à des éléments
de temps. D'autre part, cette définition présente une seconde faiblesse; puisque le temps est
15
//>/</., 218 a 3 3 - b l
Ibid., 188 a 26-30
17
Thomas d'Aquin, Physique d'Aristote, Trad. Yvan Pelletier, version électronique, p. 63
18
Platon, Timée, Éd. Gallimard, Trad. Joseph Moreau, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
1950, p. 452
16
13
associé au mouvement périodique de l'Univers, s'il existe une pluralité d'univers, « le
mouvement de l'un quelconque d'entre eux serait le temps au même titre, et ainsi
coexisteraient plusieurs tempsi9 ». En conséquence, le temps ne peut pas être le mouvement
de la première sphère.
Le mouvement comme donnée de l'expérience
De tout cet examen, un élément persiste malgré les nombreuses obscurités que
rencontre l'étude de la nature du temps. S'appuyant sur l'expérience la plus spontanée et la
plus communément admise, Aristote nous dit que « le temps paraît surtout être un
mouvement et un changement20 ». De cette donnée de l'expérience qu'il prend comme point
de départ, il le critique aussitôt en y discernant deux difficultés.
Que le temps soit le mouvement, cela n'est qu'une illusion, car alors que le
mouvement et le changement ne sont seulement que dans la chose mue ou dans la réalité
changeante, le temps lui, se retrouve partout et en toute chose; il est cette réalité commune à
tous les mouvements et changements. Dans cette perspective, le temps est défini comme
substrat universel de tous les mouvements. Il est intéressant de noter ici qu'Aristote laisse
entrevoir la conception d'un temps universel, commun et perçu de la même manière par
tous les êtres sensibles.
Le temps ne peut être le mouvement puisque « tout changement est plus rapide ou
plus lent, le temps non; car la lenteur et la rapidité sont définies par le temps21 ». La
lenteur ou la rapidité d'un mouvement quelconque se définissent en fonction du temps. Un
mouvement est qualifié de lent lorsqu'il se meut peu en beaucoup de temps, alors qu'un
19
Aristote, Physique, Trad. Carteron, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2002, 218 b 3 - 5
/Z)/t/.,2002,218b9-10
21
Ibid, 218 b 13 -14
20
14
mouvement est rapide lorsqu'il se meut beaucoup en peu de temps, « mais le temps n 'est
pas défini par le temps, ni comme quantité, ni comme qualité ». Comment donc le temps
pourrait-il être défini en fonction de lui-même? Aristote en conclut que le temps n'est pas
mouvement et est autre chose que le mouvement des réalités naturelles.
Le temps n'est ni le mouvement, ni sans le mouvement
Pourtant, l'essence du temps paraît étroitement liée au mouvement. En effet,
lorsqu'aucun changement ne s'opère dans notre pensée et qu'aucun mouvement n'est
perçu, il ne semble pas qu'il se soit écoulé du temps. «Si donc l'instant n'était pas
différent, mais identique et unique, il n 'y aurait pas de temps?* » Aristote introduit ici un
nouvel élément, une propriété du temps qui le lie à une perception sensible. « 57/ nous
arrive de ne pas penser qu 'il s'écoule du temps, c 'est quand nous ne déterminons aucun
changement et que l'âme paraît durer dans un état unique et indivisible, puisqu'au
contraire, c 'est en sentant et déterminant que nous disons qu 'il s'estpassé du temps.24 » Le
temps ne peut donc être sans mouvement, ni changement. Cette conclusion à laquelle
aboutit Aristote a donc une signification psychologique puisqu'il considère que le temps ne
peut être conçu sans l'aperception d'un certain mouvement, et ce discernement requiert une
âme pour se le représenter. Est-ce à dire que la nature du temps repose dans notre
perception sensible?
L'expérience de la durée
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, pour Aristote, la seule et unique voie
d'aborder la réalité du temps dans son objectivité s'enracine dans l'expérience de la durée.
22
/_>/c/.,218bl7-18
Ibid., 218 b 27 -29
24
Ibid, 218 b 29 -219 a l
23
15
Étonnamment, le temps psychique, qui relève pourtant d'une pure subjectivité, précède le
temps objectif et fonde l'essence du temps. Le temps, sous cette perspective ne doit pas être
compris comme une condition transcendantale au mouvement, mais plutôt comme
immanent à la représentation, celle où se distingue les moments successifs. En effet, même
si nous sommes immergés dans un environnement obscur et dépourvu de tout stimulus
externe, il semble toutefois se produire un certain mouvement dans l'âme et cela suffit pour
prendre conscience qu'il s'écoule du temps. De ces considérations, Aristote conclut que le
temps est soit le mouvement, soit quelque chose du mouvement, mais puisqu'il a établi
précédemment qu'il n'était pas le mouvement, il doit forcément être quelque chose du
mouvement. Ainsi, l'expérience de l'écoulement du temps apparaît lorsque nous avons la
sensation qu'un mouvement s'opère, et cette sensation se détermine par l'acte de l'âme; une
détermination intelligible de la conscience immédiate du changement.
L'acte de nombrer
Délaissant la question ontologique du temps, .Aristote procède sur le terrain de la
représentation afin de poursuivre son étude. Le temps qui l'intéresse ici est non pas le
temps physique ou cosmologique, mais bien le temps mathématique, celui qui conditionne
la représentation objective, celui déterminé par l'acte de la conscience et qui sera conçu
comme étant la mesure du mouvement.
L'être du temps suppose donc la perception d'une diversité d'instants, car s'il n'y
avait qu'un seul instant de perçu, aucun changement ne pourrait être expérimenté, car rien
•je
ne peut se mouvoir dans l'instant. « Le mouvement dans l'instant n 'est pas possible. » Le
discernement de plusieurs instants distincts ou l'acte de nombrer est la condition
immanente à la perception du temps. Jusqu'à présent, le temps nous apparaissait lié au
2S
Ibid., 234 a 31
16
mouvement selon deux caractères; la continuité et la succession. Dorénavant, il faut
considérer la représentation que s'en fait l'âme pour en chercher son mode d'être. Il s'agit
donc de s'interroger sur le mode de continuité successif qui caractérise le temps. Le temps
s'actualise constamment dans le maintenant présent à l'intérieur de la représentation que
s'en fait l'âme.
La continuité successive est étendue
Ce qui caractérise en propre une continuité successive est son étendue; sa grandeur.
« Or, puisque le mû est mû d'un point de départ à un point d'arrivée et que toute grandeur
est continue, le mouvement obéit à la grandeur; car c 'est par la continuité de la grandeur
que le mouvement est continu; et par le mouvement, le temps; en effet, le temps paraît
toujours s'être écoulé proportionnellement au mouvement?6 » Tout continu ne se définit
objectivement que par sa propriété d'être divisible à l'infini, mais ce qui distingue la
divisibilité à l'infini du temps par rapport à celle d'une ligne est la succession. Cette
succession s'effectue selon une direction, elle suppose donc un ordre et c'est par cet ordre
que nous discernons l'antérieur et le postérieur. Le temps aristotélicien est conséquemment
fléché, il est orienté à travers la succession.
Discernement de l'antérieur-postérieur
La théorie du lieu est nécessaire au discernement de l'antérieur-postérieur, car ce
dernier se retrouve originairement dans le lieu. C'est la direction du mouvement qui
conditionne transcendentalement la distinction de l'avant et de l'après dans la continuelle
succession des instants. Ce n'est qu'à travers une opération mathématique; une
symbolisation géométrique de la succession, qu'il nous est possible de discerner des termes
26
/_>/./.,219al0-14
17
successifs, non pas comme différents, mais bien séparés par un intervalle qui les distinguent
entre eux. Il faut donc déterminer au moins deux termes distincts par leur rang dans une
succession pour en saisir l'ordre selon l'antérieur-postérieur. « Quand, en effet, nous
distinguons par l'intelligence les extrémités et le milieu, et que l'âme déclare qu 'il y a deux
instants, l'antérieur d'une part, le postérieur, d'autre part, alors nous disons que c'est là
un temps?1 » Ce qui constitue l'originalité du temps par rapport aux autres modes de
continus est son caractère successif, toujours en mouvement. Alors que le continu spatial ou
l'antérieur-postérieur selon le lieu est ordonné selon la position, il en est tout autrement
dans le continu temporel, car sans cesse, ses parties sont évanescentes dans la succession
des instants qu'il engendre.
Le temps : nombre du mouvement selon l'antérieur-postérieur
Il est nécessaire de distinguer dans la succession, son sujet; soit le flux qui se traduit
dans l'antérieur-postérieur comme le mouvement même, et l'essence de l'antérieurpostérieur qui est autre chose que le mouvement; soit le facteur de mise en ordre qui permet
justement au mouvement d'être ordonné selon l'antérieur-postérieur.
Quand donc nous sentons l'instant comme unique au lieu de le sentir, ou bien
comme antérieur et postérieur dans le mouvement, ou bien encore comme
identique, mais comme fin de l'antérieur et commencement du postérieur, il
semble qu 'aucun temps ne s'est passé parce qu 'aucun mouvement ne s'est
produit. Quand au contraire nous percevons l'antérieur et le postérieur, alors
nous disons qu 'il y a du temps; voici en effet ce qu 'est le temps : le nombre du
mouvement selon l'antérieur-postérieur.
27
28
Ibid, 219 a 26 -30
/&_.., 219 a 3 0 - b 2
18
Newton et la physique classique
La physique aristotélicienne s'est imposée durant près de deux millénaires, sans
pour autant avoir su résoudre les nombreuses difficultés et paradoxes qui s'y attachaient.
Fortement ancré dans les profondeurs anthropologiques, le temps, tel que le décrivent
Aristote et ses contemporains, s'est toujours vu associé aux caractéristiques sociales,
religieuses et sensibles que s'en fait l'homme. Le temps d'-Aristote n'est pas un temps
cosmologique, indépendant et absolu, mais un temps psychologique, fondé sur les données
immédiates que nous renvoient nos sens.
Connaître pour asservir
Le dessein cartésien, visant à faire de l'homme le maître et possesseur de la nature,
a sonné la fin de la physique aristotélicienne. La science et le savoir se doivent d'être utiles.
C'est en comprenant et en dominant la nature que les êtres humains parviendront à
répondre à leurs besoins. À ce moment, la civilisation moderne a souhaité abstraire le
temps de son attache anthropologique pour ainsi reconstruire un autre type d'artefact, un
pur outil de mesure. En élevant l'homme en maître et possesseur du temps, il atteint ce
degré de contrôle sur la nature qui lui permet de la dominer et d'en soustraire un bénéfice.
Le pouvoir de la raison se situe donc dans la capacité de connaître la nature pour ensuite
l'asservir. Mesurer le temps, c'est mesurer l'une des formes de la domination et de la
manipulation de l'homme sur le monde.
19
Le mérite qui revient à Isaac Newton est d'avoir brillamment su mathématiser le
temps, faisant ainsi de ce paramètre, un puissant outil de prédiction. Néanmoins, le
véritable coup d'envoi de la nouvelle physique est la découverte de la loi de la chute des
corps par Galilée. Il est le premier à utiliser le paramètre « temps » pour décrire le
mouvement et découvre que la vitesse acquise dans le vide est proportionnelle à la durée de
la chute et indépendante de la masse et de la nature du corps. C'est un résultat capital
puisqu'il vient miner la crédibilité de la théorie d'Aristote concernant le mouvement local
qui prévalait depuis deux millénaires. En effet, jusque-là, plus un corps était massif, plus sa
vitesse de chute était élevée.
Faisons d'abord les distinctions qui sont manifestes pour tout le monde :
l'absolument pesant c 'est ce qui est au-dessous de tout le reste, et l'absolument
léger ce qui est à la surface de tout. Quand je dis « absolu », je considère le
genre et sans considérer les corps qui ont l'un et l'autre attribut. Ainsi il est
manifeste que n 'importe quelle quantité de feu se transporte vers le haut, s'il
ne se trouve rien d'autre pour l'empêcher, et que la terre va vers le bas. Et une
quantité supérieure fait de même, mais plus vite.
Première étape : renoncer à l'ontologie
Contrairement à Aristote, Galilée renonce à s'interroger sur la nature du temps. Non
pas que la question soit dépourvue de sens, mais puisque deux mille ans n'ont pas suffi à
résoudre cette énigme, il préfère s'intéresser à la question de savoir comment se représenter
le temps pour en faire un outil, un paramètre permettant de relier entre eux les différents
phénomènes physiques. La science renonce aux questions d'ordre ontologique. Galilée
nous précise que la nature du temps n'est pas susceptible d'un traitement par la physique.
Laissant donc de côté cette préoccupation et s'intéressant aux mouvements des corps,
l'approche de Galilée ouvre la voie à ce qui deviendra la mécanique classique.
29
Aristote, Traité du ciel, Paris, Éd. GF Flammarion, 2004, 311 a 16 - 21
20
Cependant, Husserl nous démontre très bien à travers sa critique que cette méthode
initiée par Galilée est lourde de conséquences, car elle exclut systématiquement toute
« question qui porte sur le sens ou sur l'absence de sens de toute cette existence
humaine? 0 »
La géométrisation de la nature engendre une toute nouvelle science ; la science de la
nature mathématique, une science qui se trouve idéalisée à travers l'art de la mesure. La
géométrisation de la nature « a pour la première fois fait un monde objectif, au sens propre
du terme, de ce qui était espace et temps pour le monde de la vie, c 'est-à-dire une forme
générale indéterminée avec la multiplicité des figures que l'intuition empirique pouvait
imaginer dans cette forme ; c'est-à-dire qu'elle a créé une totalité infinie d'objectivités
idéales déterminables de façon méthodique et absolument univoque pour tout le monde.
»
Ce que permet la mathématique pure ainsi que l'art de la mesure, lorsqu'elles sont
intégrées et appliquées à la nature, est la capacité d'anticiper, voir même de calculer
certains phénomènes naturels dont les mesures nous sont encore inconnues et qui, pour
certains, ne seront jamais accessibles à la mesure directe. Dorénavant objective, la science
de la nature mathématique devient cette scrupuleuse activité de mesure, mais condamnée à
l'inexactitude des grandeurs empiriques, car toujours il sera possible d'améliorer la
précision des instruments qui servent à les mesurer. La science de la nature mathématique
est donc contrainte à ne demeurer qu'une simple approximation par rapport à un pôle
inaccessible de précision.
Relayé à titre d'approximation, la science de la nature mathématique ou galiléenne
n'est donc qu'une hypothèse, qui malgré ses innombrables confirmations, demeurera
encore et toujours une hypothèse, dont les confirmations se succéderont à l'infini.
Husserl, Edmond, La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, Paris, Éd. Gallimard, 1976, p. 10
31
Ibid. p. 37-38
21
C'est l'essence propre de la science de la nature, c'est son mode d'être a priori,
d'être à l'infini hypothèse, et d'être à l'infini confirmation. Il y a dans cette
progression un perfectionnement croissant ; au total, il implique pour la science
de la nature dans son ensemble que cette science se rapproche toujours d'ellemême, de son être « définitivement » vrai, qu'elle donne une « représentation »
toujours meilleure de ce qu'est la « vraie » nature. Mais la vraie nature se
trouve à l'infini - non pas comme une ligne droite va à l'infini, mais plutôt elle
est, en tant que pôle infiniment éloigné.3
Cette opération qu'entreprend Galilée dans la géométrisation de la nature substitue
la nature qui nous est donnée intuitivement, celle perçue par l'expérience réelle ou possible
par une nature mathématique des idéalités, qui n'est qu'une substruction, et élevée à titre de
seul monde réel et objectif. «Le vêtement d'idées:
«Mathématique et science
mathématique de la nature », ou encore le vêtement de symboles, de théories mathématicosymboliques, comprend tout ce qui pour les savants et les hommes cultivés, se substitue au
monde de la vie et le travestit. C'est le vêtement d'idées qui fait que nous prenons pour
l'Être vrai ce qui est Méthode.33 »
Adopter une telle méthode est hasardeux, car le mathématicien, le physicien, a
fortiori le technicien de la méthode délaisse le sens des symboles idéalisés qu'il manipule
dans ses calculs. Il ne distingue plus la théorie apriorique et l'empirie. Il ne distingue plus
l'espace et les formes spatiales traitées par la géométrie, ni le temps et la variable « t » qui
sert à le mesurer. En fait, Husserl nous précise que dans la sphère effective de recherche et
de découverte, de telles distinctions n'évoquent aucun besoin d'éclaircissement pour le
physicien. La nature ou le sens inhérent de la variable « t » par exemple, n'est pas
susceptible d'un traitement scientifique et ne relève pas de la science. S'interroger
scientifiquement sur la nature des variables et symboles employés dans la nouvelle science
mathématisée est absurde, car cela dépasse son cadre formel et relève d'un domaine
extérieur aux mathématiques.
n
I b i d . , ? . 49
* Ibid, p. 60
22
C'est précisément là ce qui s'est perdu à travers une science donnée par la
tradition et devenue te/vq, si du moins l'on suppose que ce fut là l'intérêt
dominant de sa proto-fondation. Toute tentative pour conduire ce savant à de
telles méditations, dès lors qu'elle provient d'un domaine de recherche
extérieur à la mathématique, extérieur aux sciences de la nature, est repoussée
comme « métaphysique ».34
Bien que la méthode et l'intention diffèrent grandement d'Aristote, Galilée
s'accorde néanmoins avec ce dernier en ce qui concerne l'étroite relation qu'entretiennent
le temps et le mouvement.
Quand donc j'observe qu'une pierre tombant d'une certaine hauteur à partir du
repos acquiert successivement de nouvelles augmentations de vitesse, pourquoi
ne croirais-je pas que ces additions ont lieu selon la proportion la plus simple et
la plus évidente ? Or, tout bien considéré, nous ne trouverons aucune addition,
aucune augmentation plus simple que celle qui toujours vient s'ajouter de la
même façon. Ce que nous comprendrons aisément en considérant l'étroite
affinité entre le temps et le mouvement : de même en effet que l'uniformité du
mouvement se définit et se conçoit grâce à l'égalité des temps et des espaces,
de même nous pouvons concevoir que dans un intervalle de temps
semblablement divisé en parties égales des accroissements de vitesses aient
lieu simplement et, du même coup, continuellement accéléré nous nous
représentons un mouvement où en des temps égaux quelconques se produisent
des additions égales de vitesse.35
Conséquences philosophiques
Est-ce à dire que parce que Galilée délaisse les questions relatives à la nature du
temps, qu'il s'intéresse plutôt au petit paramètre « / », que cette fameuse quête initiée deux
millénaires plus tôt soit révolue ? Bien au contraire ! Nous verrons comment Newton
s'approprie la loi de la chute des corps pour en édifier une nouvelle science riche en
34
Ibid, p. 66
Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, Paris, Ed. PUF, 1995, p. 131
23
conséquences philosophiques. L'unification de la physique qu'opère Newton en soumettant
à une même loi les phénomènes célestes et terrestres ébranle deux millénaires de physique
aristotélicienne.
En effet, le cosmos hiérarchisé d'Aristote que l'on retrouve dans son Traité du ciel
est un univers scindé entre un monde sublunaire ainsi qu'un monde supralunaire.
Radicalement différent, le monde sublunaire est soumis à une physique des qualités qui
s'appliquent aux quatre éléments (la terre, l'eau, l'air et le feu) qui interagissent entre eux
par leurs propriétés (le froid pour la terre et l'eau, l'humide pour l'eau et l'air, le chaud
pour l'air et le feu, le sec pour le feu et la terre) et expliquent les changements qui s'y
produisent. À ces quatre éléments vient s'ajouter un cinquième élément ; l'éther, qui lui, est
immuable et explique l'immuabilité du monde supralunaire.
C'est pourquoi les êtres de là-bas par nature n'ont ni lieu, ni temps qui les fasse
vieillir, et il n'y a pas non plus aucun changement pour les êtres qui sont
disposés au-dessus de la translation la plus extérieure et la plus autonome des
vies, qu'ils mènent pour toute sa durée. 6
Il est donc rationnel qu'il se meuve d'un mouvement ininterrompu, car tout ce
qui est mû s'arrête quand il est arrivé dans son lieu propre, mais pour le corps
mû en cercle c'est le même lieu dont il est parti vers lequel il finit par arriver. 7
Les mouvements naturels dans le monde d'ici-bas ; monde sublunaire, tendent donc
vers un repos absolu situé en son centre, mais à l'opposé, le mouvement de la sphère
céleste ; monde supralunaire, est ininterrompu. Ces deux mondes ne sont donc pas soumis
aux mêmes types de mouvements, mais dorénavant, Newton renverse cette perspective et
prétend que les mêmes principes et les mêmes lois s'appliquent autant aux objets terrestres
que célestes.
36
37
Aristote, Traité du ciel, Paris, Éd. GF Flammarion, 2004, 279 a 18 - 22
Ibid., 279 b 1 - 3
24
Ce n'est pas tant la conception temporelle d'Aristote qui posait problème à l'époque
de Newton, mais plutôt l'édifice cosmologique qui s'y rattachait. Les observations au
télescope de Galilée découvrirent une Lune à la surface imparfaite, des satellites orbitant
autour de Jupiter et les régions obscures du ciel révélèrent une infinité d'étoiles, suggérant
ainsi un univers illimité. De plus, cette position privilégiée du mouvement circulaire et
uniforme, bien qu'encore persistante dans les travaux de Nicolas Copernic, se voit détrônée
au profit du mouvement elliptique. Le tournant qu'opère la physique newtonienne par
rapport à la physique aristotélicienne est majeur et riche en conséquences philosophiques.
Intention de Newton
Il ne faut pas voir l'ouvrage de Newton comme une critique ou un affront à la
physique aristotélicienne. Ni métaphysicien ou grand philosophe, Newton est un savant de
métier qui s'intéresse davantage à la « science » plutôt qu'à la philosophie, sans toutefois
pouvoir en faire abstraction, car « il en a besoin pour poser les bases de son investigation
mathématique et empirique?* » L'objectif de Newton était non pas de sonder la nature du
temps et de l'espace, mais plutôt de définir les concepts de temps, d'espace et de
mouvement à l'intérieur d'une matrice, permettant ainsi de résoudre des problèmes
mécaniques. Toutefois, cette façon de considérer l'univers, purement mathématique, ne
prétend pas en donner ses causes physiques.
Je me sers indifféremment des mots d'impulsion, d'attraction ou de propension
quelconque vers un centre : car je considère ces forces mathématiquement et
non physiquement; ainsi, le lecteur doit bien se garder de croire que j'aie voulu
désigner par ces mots une espèce d'action, de cause ou de raison physique, et
lorsque je dis que les centres attirent, lorsque je parle de leurs forces, il ne doit
pas penser que j'aie voulu attribuer aucune force réelle à ces centres que je
considère comme des points mathématiques.39
38
39
Koiré, Alexandre, Du monde clos à l'univers infini, Paris, Éd. Gallimard, 1973, p. 194
Newton, Isaac, Principia, trad. La Marquise du Châtelet, Éd. Dunod, Paris, 2005, p. 7
25
La mécanique newtonienne ne doit pas être considérée comme une perspective
ontologique sur le monde, mais bien comme un ensemble de concepts cohérents à
l'intérieur d'un cadre mathématique et dynamique. « Toute la difficulté de la philosophie
paraît consister à trouver les forces qu'emploie la nature, par les phénomènes du
mouvement que nous connaissons, et à démontrer ensuite par-là,
les autres
phénomènes. »
Synthétisant les acquis de Kepler et de Galilée, Newton s'extirpe de la cinématique
et crée la dynamique ou l'étude des mouvements. Résolument nouvelle, cette conception
dynamique met fin à la définition astronomique purement cinématique du temps telle
qu'elle était définie par le mouvement régulier de la sphère des fixes.
Définition
Il y a deux temps qui sont à discerner dans la conception mécaniste de Newton; le
temps absolu et le temps relatif. S'opposant
vigoureusement à la conception
aristotélicienne, le temps absolu de Newton est une idéalité. Il figure dans les principes de
la dynamique : c'est un temps vrai, mathématique et dépourvu de relation à quoi que ce soit
qui lui soit extérieure. Intrinsèquement mathématique, il coule de façon homogène et
uniforme. Quant à lui, le temps relatif n'est autre chose que les mesures physiques ou
astronomiques telles que mesuré par une horloge ou tout autre instrument. Adoptant une
position plutôt néoplatonicienne, Newton fait de l'espace et du temps des réalités
intelligibles et indépendantes du mouvement.
40
Ibid, p. XX
26
Vivement critiqué par Whitehead, le Scholium de Newton est, selon lui, victime
d'une insuffisance épistémologique puisqu'il est dans l'incapacité «d'esquisser, même
faiblement, les limites de son champ de validité. Il en résulte que les lecteurs, et presque
certainement Newton lui-même, se trompent sur son sens, se rendant ainsi victimes de ce
q u e j 'ai appelé ailleurs : « localisation fallacieuse du concret ».
»
L'espace et le temps, tels qu'ils sont conçus dans le Scholium de Newton, sont
donnés déjà tout faits indépendamment de la matière et des phénomènes qui y sont
subordonnés. « Quand j ' a i écrit mon traité sur notre système, j'avais en vue des principes
susceptibles, aux yeux des hommes réfléchis, de passer pour la foi en une divinité.
»
La volonté de Newton n'est donc pas d'élucider le mystère de la nature de l'espace
ou du temps, mais plutôt d'échafauder un système articulé dont l'origine est de nature
surnaturelle et bien déterminée, en ce sens qu'espace et temps sont donnés dans une pure
extériorité avant même que la matière et les phénomènes y soient perçus. Le Scholium,
nous dit Whitehead, néglige le caractère autoproductif, de Oucnç ou de natura naturans
dans le sens ou la nature s'autogénère. La natura naturans fait donc référence à cette activité
inhérente à la nature qui fait en sorte qu'elle s'engendre elle-même, sans avoir recours à
quoi que ce soit qui lui soit extérieure. Ce processus n'est pas à comprendre comme un
simple flux d'événements, mais bien en tant qu'il implique un caractère de permanence issu
de la multiplicité des objets qui constamment s'actualisent et se renouvèlent. Cette
multiplicité est précisément « un milieu doté d'un élément d'ordre, qui persiste en raison
de relations génétiques entre ses membres.
» La nature agit dans le monde d'une manière
immanente puisqu'elle est elle-même la cause efficiente de l'actualisation des objets et des
phénomènes qui s'y produisent selon Whitehead alors que Newton sépare la multiplicité
des objets de la nature et le cadre absolu issu de la mathématisation de l'espace et du temps.
41
n
43
Whitehead, Alfred North, Procès et réalité, Paris, Éd. Gallimard, 1995, p. 174
Citation tirée de Life ofBenthley, de Jebb, chapitre II, Coll. English Men of Letters
Whitehead, Alfred North, Procès et réalité, Paris, Éd. Gallimard, 1995, p. 170
27
Absolu
L'absolutisme du temps et de l'espace est la condition de leur mathématisation. La
conséquence philosophique de l'absolutisme temporel est qu'il ne dépend de rien qui lui
soit extérieur.
Le temps absolu, vrai et mathématique, en lui-même et de sa propre nature,
coule uniformément sans relation à rien d'extérieur et d'un autre nom est
appelé Durée. Les temps et les espaces n'ont pas d'autres lieux qu'eux-mêmes,
et ils sont les lieux de toutes les choses. Tout est dans le temps, quant à l'ordre
et la succession : tout est dans l'espace, quant à l'ordre de la situation. C'est là
ce qui détermine leur essence, et il serait absurde que les lieux primordiaux se
mussent. Ces lieux sont donc les lieux absolus, et la seule translation de ces
lieux fait les mouvements absolus.44
La définition absolutiste du temps est riche en conséquences philosophiques. La
conception newtonienne inculque au temps les propriétés de flux uniforme et homogène, de
continuité, d'universalité, de vide et d'infinité. Il n'est pas sans dire que ses propriétés ne
sont pas dépourvues de difficultés.
Égalité des intervalles de temps
Affirmer que le temps s'écoule de manière uniforme n'est pas évident. En effet, sur
quel principe indubitable pouvons-nous juger que deux intervalles de temps sont réellement
égaux? Chaque mesure d'un temps est nécessairement rattachée à l'observation d'un
certain mouvement que nous présumons constant, mais rien n'indique qu'il l'est
absolument. Il est possible qu'aucun mouvement ne soit parfaitement égal, rendant la tâche
de mesurer le temps de manière exacte impossible, car tous les mouvements sont
44
Newton, Isaac, Principia, trad. La Marquise du Châtelet, Éd. Dunod, Paris, 2005, p. 7-9
28
susceptibles d'être accélérés et retardés. Néanmoins, le temps absolu se doit de couler
uniformément s'il se veut être le cadre à l'intérieur duquel tous les phénomènes sont
subordonnés.
La problématique du flux temporel homogène apparaît dans la durée inégale des
jours. En effet, grâce aux astronomes et à l'invention de l'horloge à pendule de Huygens, la
durée du jour, c'est-à-dire le temps que prend le Soleil pour revenir au zénith, varie d'une
vingtaine de minutes durant l'année, alors que l'intervalle de temps que prend une étoile
pour revenir au zénith est constant tout au long de l'année. « On distingue en astronomie le
temps absolu du temps relatifpar l'équation du temps. Car les jours naturels sont inégaux,
quoiqu 'on les prenne communément pour une mesure égale du temps; et les astronomes
corrigent cette inégalité, afin de mesurer les mouvements célestes par un temps plus
exact.45 » Dans un sens Aristote avait raison d'avoir associé la notion d'intervalle de temps
régulier au mouvement uniforme de la sphère céleste. Parce que la sphère des étoiles fixes
n'est contenue à l'intérieur d'aucune autre sphère et qu'elle contient tout l'univers, le
mouvement des étoiles fixes est ainsi, la mesure de tous les mouvements.
Continuité
Mathématiser le temps, c'est en faire un continuum, c'est-à-dire un ensemble
homogène d'éléments qui se succèdent de façon continue. En d'autres termes, jamais il n'y
a de scission, de discontinuité entre deux temps. Une infinité d'intervalles s'insèrent
toujours entre deux temps, et ce, peu importe la proximité qui les sépare. La séquence des
éléments qui constitue tout continuum temporel se dévoile de manière à ce que chacun des
éléments adjacents n'ait pas de différences saillantes et ne soit divisible que de façon
arbitraire ou virtuelle pour reprendre le langage employé précédemment dans la physique
45
Newton, Isaac, Principia, trad. La Marquise du Châtelet, Éd. Dunod, Paris, 2005, p. 8
29
aristotélicienne. En effet, Newton et Aristote s'accordent sur l'aspect continu de la
temporalité et sur l'étendue infinitésimale de l'instant.
L'universalité
L'universalité est la seconde conséquence de l'absolutisme temporel. À l'intérieur
d'un temps absolu, un phénomène qui est observé comme instantané pour deux
observateurs le sera également pour tout autre observateur, et ce, quoi que soit la distance
qui les séparent. Une conséquence de la simultanéité est que l'information se transmet
instantanément dans l'univers et donc, que la vitesse à laquelle elle est transmise est infinie.
Par exemple, un observateur muni d'une puissante lunette d'approche et situé de l'autre
côté de notre galaxie observera au même moment que moi, le fracas de mon verre s'étant
dérobé de ma main maladroite. Les phénomènes qui adviennent dans l'univers sont
simultanés à quiconque les observe. Le temps est conséquemment commun et universel
dans toute l'étendue de l'Univers. Il n'y a qu'un Temps de l'Univers, un temps
cosmologique.
Vide
Une troisième conséquence philosophique, qui n'est pas à négliger, vient se greffer
à l'absolutisme du temps; l'apparition de vide temporel. Advenant le cas où les choses et
les événements parsemant l'univers venaient à disparaître, cela n'entraînerait pas
l'annihilation du temps et de l'espace. Le temps et l'espace sont entièrement indépendants
de la matière et des phénomènes qui y surviennent et peuvent donc exister de manière
autonome.
30
Aristote rejette catégoriquement la possibilité d'un vide, qu'il soit temporel ou
spatial. Bien que Démocrite élève le vide à titre de condition du mouvement, Aristote
prétend qu'au contraire, il entraîne l'inverse, à savoir, l'immobilisme absolu. Le repos
devient inévitable dans le vide, car comment le mouvement pourrait-t-il tendre dans une
quelconque direction puisque le vide ne comporte aucune différence? « Comment y aura-til un mouvement naturel, quand il n'y a aucune différence : c'est le vide et l'infini? Car,
dans l'infini, il n'y a plus ni haut ni bas, ni milieu; dans le vide, le haut ne diffère en rien
du bas; car du rien il n'y a aucune différence, de même du non-être; et le vide semble être
un non-être et une privation.46 » Aristote précise qu'il n'y a aucune proportion entre zéro
et un nombre et qu'il en est de même pour le vide et le plein. Mais le mouvement, en tant
qu'il est dans le temps, est toujours une quantité limitée et se doit donc toujours d'être une
proportion par rapport à un autre mouvement. Le vide est donc l'obstacle à l'existence du
mouvement selon Aristote et ne peut pas être.
Le temps aristotélicien, étroitement lié à la matière et aux phénomènes, est la
mesure du mouvement, qu'il soit quantitatif ou qualitatif, mais le temps absolu de Newton
permet qu'il perdure, et ce, même si aucun changement ou mouvement ne survient. Le
temps poursuit inlassablement son rythme indépendamment de ce qui s'y déroule en son
sein.
Infinité
L'absolutisme renferme une conséquence étonnante et encore une fois, opposée à la
cosmologie aristotélicienne ; la perte d'un centre de référence, d'un emplacement et d'un
temps privilégié. En effet, dans un espace et un temps absolus, aucun emplacement et
aucun temps ne sont favorisés, car tous s'équivalent, aucun ne peut être distingué. Dans une
telle perspective, l'orientation de l'espace et du temps perd tout son sens. En effet, aucune
46
Aristote, Physique, Trad. Carteron, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2002, 215 a 6 - 11
31
direction n'est privilégiée dans un espace et un temps absolu. Comment parler de centre de
l'Univers dans un cosmos dépourvu de limite ? Comment parler de commencement du
temps dans un Univers où la durée est infinie ?
Ce que rend possible la métrique absolue du temps et de l'espace de Newton est
néanmoins très puissante ; la description exacte du mouvement des corps. Grâce aux
mathématiques inhérentes à la représentation que se fait Newton du temps et de l'espace, il
est possible de calculer avec précision, grâce aux équations de mouvement, la position
qu'occupe un corps à tout moment. La mathématisation du temps et de l'espace évacue la
flèche du temps, car toujours, il est possible de remonter le temps et de connaître avec
exactitude la localisation d'un corps, et ce, même dans un lointain passé. Les équations de
mouvements ne se sont pas soumises à une orientation temporelle, elles sont parfaitement
réversibles. Selon la physique newtonienne, les phénomènes peuvent aussi bien se dérouler
dans un sens que dans l'autre, mais une telle conséquence va à l'encontre de notre intuition,
car jamais nous n'avons aperçu une pomme remontée dans l'arbre qui la portait.
En faisant de la durée absolue un sensorium Dei, Newton rappelle la
Souveraineté de Dieu ; mais inversement, il contribue à diviniser tellement les
attributs de Dieu qu'il inaugure du coup une nouvelle cosmologie, un univers
infini, infini dans la durée comme dans l'espace, un monde dans lequel la
matière se meut selon des lois éternelles et nécessaires, un monde qui, par
conséquent, n'a plus besoin de Dieu.47
Innovateur
L'innovation du système de Newton par rapport à ses prédécesseurs est la méthode
philosophique qu'il emploie pour élaborer sa théorie. Newton ne suppose rien et n'admet
dans les choses que ce qu'il y voit. Il est important de bien distinguer la philosophie
Gonord, Alban, Le temps, Paris, Éd. GF Flammarion, 2001, p. 158
32
expérimentale de la philosophie conjecturale. La première, apparue avec les travaux de
Galilée, se veut être une méthode qui ne tire des conséquences que des expériences qu'elle
réalise, alors que la deuxième pose des hypothèses qui tâchent d'expliquer les phénomènes
par leurs causes. Ne se souciant guère des causes, Newton tire des conséquences logiques à
partir des expériences qu'il effectue ; il démontre par les phénomènes. C'est là toute
l'originalité qui distingue la philosophie expérimentale de la philosophie conjecturale qui
prédominait depuis plus de deux millénaires.
Néanmoins, des observations révèlent des problématiques et minent la crédibilité de
la physique newtonienne. Parmi ces observations, notons l'incapacité de la physique
mécanique à rendre compte du mouvement de la Lune autour de la Terre et des anomalies
détectées dans les orbites de Jupiter et Saturne. La plupart de ces difficultés ne seront
résolues que plusieurs décennies plus tard par Clairaut en 1749 et Laplace en 1785, mais
malgré ces réussites, le monde tel que vu par Newton nécessitera constamment d'être
réajusté pour employer les termes de Leibniz. Toujours il subsiste des exceptions qui
dérogent aux lois newtoniennes.
33
Leibniz : le temps relationnel et idéal
La querelle historique
La conception relationnelle du temps de Leibniz n'aurait peut-être jamais vu le jour
sans les nombreuses correspondances avec Clarke. Probablement dirigés par Newton luimême, les écrits de Clarke ont contribué à une grande réflexion sur la question du temps.
Deux théories diamétralement opposées en sont sorties; le temps absolu et le temps
relationnel. Mais d'où émane cette querelle?
Alors qu'en 1688, Newton rendait grâce à Leibniz dans ses Principia et qu'en 1693,
Leibniz correspondait encore amicalement avec Newton, ce n'est qu'en 1712-1714 que leur
relation s'envenima. En effet, c'est sur la question de savoir à qui revient le mérite d'avoir
inventé le calcul infinitésimal que la polémique éclata. À partir de ce moment, les deux
philosophes s'acharneront à ridiculiser les conceptions philosophiques de l'autre à travers
diverses interprétations nébuleuses.
Le point crucial sur lequel Leibniz attaque Newton est d'ordre théologique.
M. Newton et ses sectateurs ont encore une fort plaisante opinion de l'ouvrage
de Dieu. Selon eux, Dieu a besoin de remonter de temps en temps sa montre
autrement elle cesseroit d'agir. Cette machine de Dieu est selon eux si
imparfaite qu'il est obligé de la décrasser de temps en temps par un concours
extraordinaire et même de la raccommoder comme un horloger qui sera
d'autant plus mauvais maitre qu'il sera plus souvent obligé d'y retoucher et d'y
corriger. 8
48
Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, Paris, Presses universitaires de France, 1991,
Leibniz à la Princesse de Galles (BR. Carolina, F.39), p. 22
34
L'interprétation de Leibniz est rapidement commentée dans la première réponse de
Clarke : « The notion of the World's being a great Machine, going on without the
interposition of God, as a clock continues to go without the assistance of the clockmaker ;
is the notion of Materialism and Fate, and tends, (under pretense of making God a
Supramundane Intelligence), to exclude Providence and God's Government in reality out
of the World49 »
C'est donc à la suite de cette très longue correspondance entre Clarke et Leibniz que
se sont érigées deux théories temporelles nourries de l'intelligence de l'opposant. Malgré
tout le brillant de Leibniz, il semble qu'aujourd'hui, la conception newtonienne ait gagné la
faveur des scientifiques. Il faut néanmoins accorder à Newton l'énorme utilité que nous
permet la puissance de prédiction du temps mathématique à l'intérieur d'un cadre absolu.
Est-ce à dire que ce qui nous est le plus utile définit ce qui est vrai et réel?
Tant par leur méthode que par leur structure ontologique, les conceptions de
Newton et Leibniz s'opposent fougueusement, mais demeurent toutefois toutes deux
empreintes de théologie. Nous verrons que les oppositions les plus féroces puiseront leur
origine dans la question de la perfection divine. Leibniz n'acceptera pas l'idée que Dieu
puisse créer un monde nécessitant constamment d'être « réajusté », alors que Newton croit
qu'une intervention divine constante est nécessaire au « rouage » de l'univers.
Principe de la raison suffisante
La méthode sur laquelle s'appuie Newton est la philosophie expérimentale. Elle se
veut être une méthode qui prouve par le phénomène. Il s'agit de trouver une explication
49
Ibid., Première réponse de Clarke, chapitre 3
35
rationnelle qui corrobore des observations de phénomènes tels le mouvement des planètes
ou la chute des corps. Leibniz reproche à cette philosophie de ne pas se soucier des causes.
La philosophie conjecturale que favorise Leibniz s'enracine sur le principe de raison
suffisante; « jamais rien n'arrive sans qu'il y ait une cause ou du moins une raison
déterminante, c'est-à-dire qui puisse servir à rendre raison a priori pourquoi cela est
existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre
façon.50»
Le temps chez Leibniz n'est pas absolu, mais relationnel; il dépend de relations
causales qui lui inculquent un ordre, son irréversibilité et enfin il n'est pas une entité réelle,
mais plutôt idéale. C'est donc sur ces trois propriétés; le temps est relationnel, il est un
ordre successif d'états orienté causalement et il est une entité idéale, que s'articulera
l'examen de la conception leibnizienne du temps.
Définition : Le temps n'est pas absolu, mais relationnel
Aucun phénomène, aucune chose n'a une existence absolue, nécessaire et étemelle.
Leur existence n'est que relative, contingente et finie. L'idéalité du temps leibnizien
s'inspire de l'argumentation qu'a développée Aristote, quatre siècles avant notre ère dans
sa Physique.
Et comment une chose pourroit elle exister éternellement, qui à parler
exactement n'existe jamais? Car comment pourroit exister une chose, dont
jamais aucune partie n'existe? Du temps n'existent jamais que des instans, et
l'instant n'est pas même une partie du temps. Quiconque considérera ces
observations comprendra bien que le temps ne sauroit être qu'une chose
idéale.51
50
Leibniz, Essais de Théodicée, Paris, Éd. GF-Flammarion, 1999,1, 44
Leibniz, Correspondance ILeibniz-Clarke, Paris, Presses universitaires de France, 1991,
cinquième écrit, chapitre 49
51
36
Parce que le temps n'a jamais ses parties ensemble, il ne saurait être une réalité
absolue. Mais quel est son mode d'existence? « Si le temps est réel et absolu, cela implique
que l'être du temps est éternel et infini, et, par conséquent, le temps est Dieu. Mais comme
le temps est formé de parties, étant divisible, il s'ensuit que Dieu contient des parties
c'y
temporelles, ce qui est absurde. » Newton refuse l'attribut d'éternité au temps, mais un
temps absolu ne peut qu'être éternel pour Leibniz, c'est donc sur l'absoluité du temps que
Leibniz critique la conception newtonienne.
Le temps semble bel et bien se présenter comme étant divisible, il ne saurait être
absolu. Pour résoudre cette impasse, Leibniz lui octroie un mode d'existence relationnel, il
serait plutôt un ordre de succession.
« Or de dire que Dieu est l'Espace, c'est luy donner des parties, l'Espace est
quelque chose, mais comme le temps : l'un et l'autre est un ordre général des choses.
L'Espace est l'ordre des Coexistences et le Temps est l'ordre des Existances successives :
ce sont des choses véritables, mais idéales comme les Nombres. » Ainsi, il y a des instants
qui se succèdent selon un certain ordre. C'est cet ordre, entre les divers instants, qui
détermine le mode d'existence du temps. Chaque instant étant un état différent des choses
et des phénomènes qui existent et persistent dans le temps.
Nita, Adrian, La métaphysique du temps chez Leibniz et Kant, Paris, Éd. L'Harmattan,
2008, p. 34
Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, Paris, Éd. Presses universitaires de France,
1991, Leibniz a Conti, p. 41
37
Le temps comme ordre de succession
Le temps ne peut donc pas être absolu et n'est pas une substance. Pour être
substance, une entité se doit d'avoir la capacité de persister à travers les changements. « Or
les changements qui surviennent à un ens successivum ne peuvent déterminer une entité
persistant à plusieurs moments du temps, étant donné qu 'aucune des parties de cet être
n 'existe au-delà d'un moment. Par conséquent, de tels êtres ne sont pas des substances. »
Un temps absolu le rendrait parfaitement uniforme. Sans les choses qui évoluent
dans le temps, un point temporel ne diffère absolument en rien d'un autre point temporel.
Pour Leibniz, une telle conception engendre l'impossibilité qu'il y ait une raison pour
laquelle Dieu ait créé le monde ainsi et non pas autrement. Un temps absolu rend toutes ses
parties parfaitement semblables et identiques sans les choses. Comment alors constater
l'écoulement du temps alors qu'aucun changement ne s'opère?
Supposons que l'univers se meuve dans une direction particulière à travers l'espace,
conçu comme cadre absolu. Comment serait-ce possible de déceler ce mouvement alors que
toutes les parties de l'univers se déplacent dans la même direction? Un tel mouvement,
dans l'espace absolu, est absurde puisqu'aucun mouvement relatif entre ses parties ne peut
témoigner de son existence. Le temps, sans changement, est conséquemment inconcevable.
Leibniz, Recherches générales sur l'analyse des notions et des vérités, trad. J.B. Rauzy,
Paris, Éd. Presse universitaires de France, 1998, p. 103-104 et 453-453
38
Principe des indiscernables
En vertu du principe des indiscernables, deux entités indiscernables sont identiques.
Par conséquent, dans une conception absolutiste du temps, deux instants; où ne s'opère
aucun changement, sont indiscernables et donc, ils sont le même instant. Il n'y a donc pas
de temps, puisqu'il n'y a pas de distinction; pas d'écoulement. Pour Leibniz, qui demeure
très près de la conception aristotélicienne, c'est lorsque nous percevons un changement
entre les divers moments temporels que nous avons en vue les événements qui se
développent dans le temps.
L'argument sur lequel s'appuie le plus fort reproche à la conception absolutiste de
Newton repose sur un autre principe dérivé des indiscernables; le principe de raison
suffisante. « Rien n 'arrive sans qu 'il y ait une raison suffisante pourquoy il en soit plustost
ainsi qu 'autrement.55 »
Dans un temps absolu, la création de l'univers est impossible puisqu'aucune raison
suffisante ne peut favoriser un tel instant plutôt qu'un autre. Le temps n'étant pas
dépendant du changement, comment rendre compte d'un acte libre, alors que le monde peut
être créé plus tôt qu'il ne l'a été effectivement? « Pourquoy Dieu n 'a pas tout créé un An
plustot. Supposer que Dieu ait créé le même monde plutôt, est supposer quelque chose de
chimérique. C'est faire du temps une chose absolue indépendante de Dieu, au lieu que le
temps ne doit coexister qu 'aux créatures, et ne se conçoit que par l'ordre et la quantité de
leurs changemens.56 »
>5
Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, Paris, Presses universitaires de France, 1991,
troisième écrit, chapitre 2
56
Ibid., cinquième écrit, chapitre 6 et 55
39
Prétendre que Dieu ait créé l'univers dans un espace ou dans un temps particulier
est absurde. L'absoluité du temps est inconcevable, car comment rendre compte d'un acte
libre à l'intérieur d'un cadre où tous les temps et tous les espaces sont intrinsèquement
uniformes et indiscernables. C'est pourquoi le temps n'est pas absolu, il est relationnel.
L'ordre de la succession oriente la flèche du temps
Le temps est une mise en ordre des phénomènes qui se succèdent, il est une
détermination des phénomènes en ce sens qu'il lie les divers états par lesquels les choses
sensibles évoluent. En tant que relation, le temps circonscrit les phénomènes dans une série
temporelle, ils les situent les uns par rapport aux autres et ainsi engendre la loi de leur
mouvement; la flèche du temps.
La structure intrinsèque du temps est celle d'une relation d'ordre entre des états.
Contre la conception absolutiste du temps, le temps leibnizien n'est pas hors des choses,
mais dépend du changement dans les choses. « Si le temps étoit quelque chose hors des
choses temporelles, car il seroit impossible qu 'il y eût des raisons par quoy les choses
eussent été appliquées plustost à de tels instans qu'à d'autres, leur succession demeurant
la même. Mais cela même prouve que les instans hors des choses ne sont rien, et qu 'ils ne
consistent que dans leur ordre successif51 »
Reprenant le principe aristotélicien qui lie le temps au changement, Leibniz s'en
distingue en précisant que c'est la relation entre les divers états des objets sensibles qui
constitue la nature du temps, alors qu'Aristote définissait le temps comme une quantité.
57
Ibid., troisième écrit, paragraphe 6
40
«Voici en effet ce qu'est le temps: le nombre du mouvement selon l'antérieurfO
postérieur. » Mais comment la flèche du temps s'oriente-t-elle?
Relation d'antériorité
Les états, par lesquels les choses évoluent, ont entre eux une relation d'antériorité.
En effet, pour qu'une chose soit dans un tel état, il y a une raison; une cause, qui se situe
dans un état antérieur. Conséquemment, le temps n'est pas seulement l'ordre, il est la
condition de l'ordre. Il n'est pas la succession d'états, mais plutôt le fondement de la
succession et son principe. « Le temps est l'ordre de l'exister entre les termes singuliers qui
se contredisent.
L'espace, ainsi que le temps, ne sont rien d'autre que l'ordre des
existences possibles, dans l'espace simultanément, dans le temps successivement. » Ainsi,
l'existence d'un état contient sa raison d'être à travers l'état qui Ta précédé.
Leibniz en vient à une théorie causale du temps. Le temps se définit à l'aide de
relations de simultanéité et d'antériorité. Parce que les choses sensibles ont la capacité de
persister dans le temps, elles ne peuvent fonder, à elles seules, un ordre temporel.
Cependant, les états par lesquels les choses transitent sont susceptibles d'établir une
relation avec les autres états qui l'ont précédé et qui ne sont plus.
58
Aristote, Physique, Paris, trad. Carteron, Éd. Les belles lettres, 2002, 219 b 1 - 2
Leibniz, Recherches générales sur l'analyse des notions et des vérités, trad. J.B. Rauzy,
Paris, Éd. Presse universitaires de France, 1998, p. 109
60
Leibniz, Leibnizens Mathematische Schriften, Éd. CI. Gerhardt, Hildesheim, Olms,
1962, vol. VII, 242
59
41
Relation de simultanéité
Commençons par définir ce qu'entend Leibniz par simultanéité. Il est possible que
plusieurs états coexistent dans la mesure où ils ne se contredisent pas. Ces états seront dits
simultanés, car rien ne les oppose. Les faits d'être assis et de lire un livre ne sont pas
incompatibles et seront dits; simultanés. En revanche, hier et ce qui est présent en ce
moment ne peuvent être simultanés puisqu'ils contiennent des états qui s'opposent.
Parmi les états non simultanés, il existe un état qui contient la raison de l'existence
d'un autre. Ces deux états seront alors liés par une succession causale et le premier sera dit
antérieur, le second postérieur. L'état antérieur contient la raison d'existence de l'état lui
succédant, soit le postérieur. Cette succession causale est ce qui oriente la flèche du temps.
« Ce que nous appelons causes est seulement, en rigueur métaphysique, des réquisits
concomitants.,61 »
La flèche du temps ou la succession causale est un ordre temporel. L'ordre est un
genre particulier de relations, mais une relation n'est jamais une entité subsistante en ellemême, donc pas une substance, mais une idéalité.
Le temps en tant qu'entité idéale
L'existence du temps ne peut être réelle puisque sans espace, ni matière, il n'est pas.
Le temps est une détermination des phénomènes. Il n'est pas substance, mais une relation
entre plusieurs choses. Il est inhérent à plus d'une substance. La réalité du temps consiste
dans notre imagination et en fait une réalité idéale, dépourvue d'attribut et d'essence réelle.
Leibniz, Recherches générales sur l'analyse des notions et des vérités, trad. J.B. Rauzy,
Paris, Éd. Presse universitaires de France 1998, p. 462
42
La théorie relationnelle du temps leibnizien implique la subordination ontologique
de l'espace et du temps à leur fondement que sont les choses et leurs états. Le temps est
cette relation qui relie les états des choses et non les choses en elles-mêmes.
Conséquemment, les objets physiques ne peuvent fonder un ordre temporel; ils se doivent
de subir des changements et de traverser différents états.
Il ne faut toutefois pas comprendre la conception leibnizienne du temps comme une
condition de possibilité de la connaissance des phénomènes comme le fera plus tard Kant.
Le temps est un simple rapport entre des substances. Il n'est pas une entité qui précède et
rend possible l'appréhension des phénomènes sensibles.
Postulat de la continuité temporelle
L'appréhension des phénomènes sensibles nous révèle une réalité continue. En
effet, le temps, tout comme le mouvement et l'espace, se laisse saisir comme une grandeur
continue. Sans le postulat de la continuité du temps; un traitement mathématique du temps
est impossible.
Puisqu'entre deux événements, il est toujours possible de concevoir une infinité
d'autres événements potentiels, un intervalle de temps sera toujours constitué d'une infinité
de parties possibles. La continuité du temps et de l'espace n'est pas sans conséquence. En
effet, dans les continus, le tout est antérieur aux parties, alors que dans les entités discrètes,
la partie est antérieure au tout. Le temps est conséquemment un continu, antérieur à ses
parties. Ne considérer qu'une seule partie du temps chez Leibniz est absurde. Le temps
n'est pas qu'un agrégat d'états des choses; il est un continuum.
43
Appréhender le continu est-il réellement possible? Pour Leibniz, notre esprit ne
perçoit pas le continu, car alors il aurait la capacité de saisir une infinité d'états à l'intérieur
d'un certain intervalle. La continuité du temps est idéale et se laisse appréhender dans la
durée. « Une suite de perceptions réveille en nous l'idée de la durée, mais elle ne la fait
point. Nos perceptions n'ont jamais une suite assez constante et régulière pour répondre à
celle du temps qui est un continu uniforme et simple, comme une ligne droite. »
Le temps, en tant qu'idéalité abstraite des réalités sensibles, n'est pas une illusion.
Son existence possède un fondement dans les choses en ce qu'elle dépend de la durée des
entités situées à un niveau plus fondamental. Les objets sensibles sont des agrégats de
substances simples. Chacun possède sa propre étendue dans l'espace et dure à travers le
temps. Il ne faut toutefois pas conclure que chaque chose possède son propre espace et son
propre temps. « Chaque chose a sa propre étendue, sa propre durée, mais elle n 'a point
son propre temps, et elle ne garde point son propre espace. »
É t e n d u e vs Espace et Durée vs T e m p s
Il y a une distinction importante entre l'étendue et l'espace et entre la durée et le
temps. La durée est propre à chaque chose et constitue la série interne de ses états. Il faut
donc comprendre la durée et l'étendue comme étant des attributs des choses, alors que le
temps et l'espace se situent hors des choses et servent à les mesurer. La durée, tout comme
l'étendue, est discrète. La durée d'une chose est constituée d'une infinité d'états
momentanés et discrets. Elle est un agrégat d'états successifs délimité dans un intervalle
circonscrit. Le passage du temps à travers les choses est conséquemment discontinu
puisqu'il s'effectue par bonds successifs, passant d'un état à un autre.
62
Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement, Paris, Éd. Flammarion, II, XIV
Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, Paris, Éd. Presses universitaires de France,
1991, cinquième écrit, chapitre 46
63
44
Ces bonds successifs peuvent-ils se poursuivre éternellement dans la conception
leibnizienne, faisant ainsi de la durée, une réalité éternelle? « On ne sauroit dire que la
DURATION est éternelle, mais que les choses qui durent tousjours, sont éternelles. Tout ce
qui existe du temps et de la duration, périt continuellement. Et comment une chose pourroit
elle exister éternellement, qui à parler exactement n'existe jamais?64 » Alors que Leibniz
admet la possibilité qu'existe des choses éternelles, le temps pour sa part, en tant qu'idéal et
n'existant que précairement, ne saurait être éternel. Serait-ce possible qu'il ne soit borné
que du commencement et qu'il puisse se poursuivre infiniment?
Un commencement, mais pas de fin
Quand l'étendue de la matière n'auroit point de bornes, il ne s'ensuit pas que sa
durée n'en ait pas non plus, pas même en arrière, c'est à dire qu'elle n'ait point
eu de commencement. Si la nature des choses dans le total est de croître
uniformément en perfection, l'univers des créatures doit avoir commencé.
Ainsi il y aura des Raisons pour limiter la durée des choses, quand même il n'y
en auroit point pour en limiter l'étendue. De plus, le commencement du monde
ne déroge point à l'infinité de sa durée. Ainsi il est plus raisonnable d'en poser
un commencement, que d'en admettre des bornes; à fin de conserver dans l'un
et dans l'autre le caractère d'un auteur infini.65
64
65
Ibid., chapitre 49
Ibid., chapitre 74
45
Kant et le temps a priori
La révolution scientifique, qui s'est entamée à partir du XVIIe siècle, est une
méthode innovatrice qui jouit d'un incroyable pouvoir de prédictibilité. Mathématisée, la
science repose désormais sur ses propres fondements et ne nécessite aucune démonstration
transcendantale de ses prémisses. Dorénavant, la physique mécanique, imprégnée de la
mathématique, appréhende la nature sans s'appuyer sur des explications qui lui soit
extérieures, mais n'est-ce pas là une démarche naïve que de s'engager dans un discours et
une méthode aussi fermée?
Kant prétend qu'une réflexion sur la physique mathématique à partir du domaine de
la connaissance transcendantale s'avère nécessaire. La science a dépouillé la nature de son
enchantement. Elle fonctionne pour ainsi dire toute seule, régie par des lois et dépourvue
d'anciennes questions métaphysiques qui l'obscurcissaient. Une telle perspective est
hasardeuse et se doit d'être remise en question, «faute de quoi l'aveuglement de la science
à son propre sens risque de contaminer toutes les capacités humaines à la réflexion
». Ce
que nous renvoient les sens, source de la connaissance scientifique, n'est pas aussi certain
que le prétendent Newton, Galilée et leurs contemporains. Inspirée de Hume, Kant nous
rappelle que tout ce que l'expérience nous enseigne, c'est que la nature semble procéder par
habitude, selon certaines séries d'événements, mais d'affirmer, comme Newton, que
certains de ces événements soient la cause d'autres et qu'il soit possible d'en extraire des
lois universelles est une allégation qui ne pourra jamais être prouvée expérimentalement.
66
Kerszberg, Pierre, Kant et la Nature, Paris, Éd. Les belles lettres, 1999 p. 18
46
Le temps renversé
Ce qu'opère Kant en métaphysique se compare à ce qu'a entrepris Copernic en
astronomie. Alors que l'être humain et la planète Terre perdent leur place privilégiée au
centre de l'Univers, chez Kant, ce sont les conceptions de l'espace et celle du temps qui
sont renversées. Le temps et l'espace ne sont plus inhérents aux objets, mais des
déterminations inhérentes au sujet. Le temps est donné avant les objets, il est a priori.
La théorie de la connaissance kantienne commence avec l'expérience, mais pour
bien appréhender ce que nous révèle la sensibilité, nous nous devons de posséder certaines
connaissances qui ne dérivent pas de l'ordre sensible; ses connaissances antérieures à
l'expérience et relevant davantage de l'intuition rendent possible la formulation de
jugements universels. Le renversement qu'entreprend Kant dans la Critique de la raison
pure est de donner cette science qui détermine la possibilité et l'étendue de toutes ces
connaissances a priori. Parmi ces connaissances, le temps est, avec l'espace, l'une des deux
formes pures de l'intuition sensible par lesquelles la pensée appréhende un objet. Le temps
doit conséquemment être compris comme la condition formelle a priori de tous les
phénomènes en général. «Le temps n'apparaît pas, il est condition de l'apparaître? 1 » Il
n'existe pas en soi, il n'est pas un objet réel, mais est ce par quoi les objets nous sont
donnés, il est inhérent au sujet qui discerne les phénomènes. Il n'est pas une détermination,
mais bien la condition de possibilité des phénomènes.
« Einstein attribue à Kant d'avoir compris que l'intelligibilité du monde serait ellemême dénuée de sens si elle n 'était posée avant le monde.6* » Là réside tout le génie de
Kant; avoir su démontrer que la nature est interrogée d'après nos idées a priori, la rendant
effectivement compréhensible. Cependant, s'engager dans une philosophie qui prétend que
la nature soit compréhensible, c'est accepter l'axiome que le monde est doté d'une
67
Ricoeur, Paul, Temps et récit, tome 3, Paris, Éd. Seuil, 1985, p.68
Kerszberg, Pierre, Kant et la Nature, Paris, Ed. Les Belles lettres, 1999, p.20
47
organisation intelligible. « // faut faire comme si la nature avait une organisation pour
penser la nature selon l'organisation que nous y mettons.69 »
Contre Newton et Leibniz
Le temps d'Heraclite s'écoule tel un fleuve, mais pour Kant ce n'est pas le temps
qui s'écoule, mais plutôt les phénomènes en lui. La rupture qu'opère Kant contre Newton et
Leibniz est toute aussi importante. Contre Newton, le temps n'est plus considéré comme
une chose en soi, une réalité absolue et indépendante de la matière et du sujet pensant.
Contre Leibniz, il n'est ni une propriété, ni ordre de succession des choses en soi. Le temps
kantien est une idéalité transcendantale du sujet qui l'intuitionne. Donné avant les objets
comme condition, Kant en fait une forme a priori qui siège dans la sensibilité du sujet. « Le
temps n'est rien d'autre que la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition que nous
avons de nous-mêmes et de notre état intérieur. » L'opposition entre Kant, Newton et
Leibniz, bien qu'elle se situe entre autres sur la nature de l'espace et du temps, se concentre
davantage sur l'essence de la connaissance.
La philosophie leibnizo-wolffienne a donc indiqué à toutes les recherches sur
la nature et l'origine de nos connaissances un point de vue entièrement faux,
dans la mesure où elle n'a considéré la différence entre la sensibilité et l'ordre
intellectuel que comme logique, alors qu'elle est manifestement
transcendantale et ne concerne pas seulement la forme de la distinction et de la
confusion, mais leur origine et leur contenu.71
69
Ibid., p.72
Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Éd. GF Flammarion, 1997, p. 128
71
Ibid., p. 134
70
48
Source de la connaissance
Il n'y a pas qu'une seule source de connaissance chez Kant, mais bien deux : la
sensibilité et l'entendement. La sensibilité est la capacité de recevoir des représentations,
alors que l'entendement est la capacité de connaître un objet à l'aide de ces représentations.
L'a priori et l'empirique appartiennent à deux ordres de l'être complètement distincts et
complémentaires. L'entendement, à lui seul, est incapable d'intuitionner, et la sensibilité,
ne peut penser. « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont
aveugles. Par conséquent, il est tout aussi nécessaire de rendre sensibles ses concepts que
de se rendre intelligible ses intuitions. L'entendement ne peut rien s'intuitionner et les sens
ne peuvent rien penser. C'est seulement dans la mesure où ils se combinent que peut se
produire de la connaissance.
»
La démarche qu'entreprend Kant dans la Critique de la raison pure concerne les
différences entre la méthode mathématique et la méthode métaphysique. Délaissée depuis
la révolution copernicienne, la métaphysique est une méthode analytique alors que la
mathématique, inhérente aux sciences dites pures, est synthétique. Ce qui distingue ces
deux grandes méthodes est l'ordre par lequel elles appréhendent le monde. Alors que la
mathématique aboutit synthétiquement à ses concepts en posant certaines définitions, la
métaphysique pose d'abord des concepts et découle ensuite des définitions.
Temps et espace sont p a r conséquent deux sources de connaissance où peuvent
être puisées a priori diverses connaissances synthétiques, comme tout
particulièrement la mathématique pure en fournit un éclatant exemple quant à
la connaissance de l'espace et de ses rapports. Défait, ils constituent tous les
deux ensemble les formes pures de toute intuition sensible et rendent pour cela
possibles des propositions synthétiques a priori? 3
12
73
Ibid., p. 144
Ibid., p. 131
49
Pour Kant, la définition du temps n'a pas été donnée, et ce, malgré deux millénaires
de tentatives infructueuses. Pour bien comprendre ce qu'est le temps, pour en élucider sa
nature, il est nécessaire de le poser comme concept a priori.
Je sais bien ce qu'est le temps, mais si quelqu'un m'interroge, je ne le sais plus.
Ici, un grand nombre d'opérations doivent être réalisées : explication d'idées
obscures, comparaisons, subordination et limitation, et j'ose dire que bien
qu'on ait dit beaucoup de choses vraies et pénétrantes sur le temps, la
définition réelle n'en a pourtant jamais été donnée ; car, en ce qui concerne la
définition nominale, elle ne nous aide que peu ou en rien, puisque, même sans
elle, on comprend assez ce mot pour ne pas confondre. Si l'on avait autant de
définitions exactes qu'il s'en trouve dans les livres sous ce nom, avec quelle
certitude ne pourrait-on pas conclure et en déduire des conséquences.74
Définitions
Maintenant que le statut du temps et de l'espace est clairement posé, à savoir qu'ils
sont des concepts a priori qui résident dans l'intuition du sujet pensant, Kant dévoile
quelques définitions liées à sa métaphysique.
L'intuition; faculté dans laquelle réside les concepts de temps et d'espace, est la
modalité par laquelle notre pensée appréhende les objets. C'est-à-dire qu'elle est le mode
par lequel la connaissance se rapporte à un objet de façon immédiate. « De quelque manière
et par quelque moyen qu 'une connaissance puisse se rapporter à des objets, la modalité
selon laquelle elle s'y rapporte, et dont toute pensée vise à se servir comme d'un moyen, est
en tout état de cause l'intuition. » Deux formes d'intuitions sensibles sont à distinguer
chez Kant; l'intuition sensible interne; le temps et l'intuition sensible externe; l'espace. Ces
formes d'intuitions seront dites pures, c'est-à-dire qu'elles ne contiennent aucune sensation,
74
ne
Kant, Emmanuel, Recherche sur l'évidence, Ak., II, 283-284; PL, p.227
r
Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Ed. GF Flammarion, 1997, p.l 17
50
alors qu'à l'opposé, Kant distingue les intuitions empiriques, qui elles, se rapportent aux
objets par l'intermédiaire de la sensibilité.
Quant à la sensibilité ou l'esthétique, pour emprunter la terminologie kantienne, elle
est cette appréhension qui s'oppose à la logique et l'entendement. La sensibilité est cette
faculté par laquelle nous sommes capables de recevoir des représentations par
l'intermédiaire des objets perçus. Kant spécifiera que « l'intuition qui se rapporte à l'objet
à travers une sensation s'appelle empirique, alors que l'objet indéterminé d'une intuition
empirique s'appelle phénomène ».
Bien que la matière ne nous soit dévoilée qu'a posteriori, chez Kant, il est
nécessaire que des formes a priori résident préalablement dans l'esprit qui se la représente.
Les représentations, parmi lesquelles ils ne se rencontrent rien qui relève de la sensibilité,
se trouvent ainsi présentes à priori dans l'esprit et sont dites pures. La science qui embrasse
tous ces principes de la sensibilité a priori «je la nomme esthétique transcendantale ».
Exposition métaphysique du temps
Pour défendre l'idée que le temps est une intuition, Kant élabore une argumentation
fondée sur des concepts fondamentaux à partir desquels ressortira la plus importante
caractéristique du temps kantien : l'idéalité transcendantale du temps.
Le premier argument concerne l'unidimensionnalité du temps. «Il n'a qu'une
dimension; différents temps ne sont pas simultanés, mais successifs. Différents temps ne
16
11
Ibid., p.l 11
Ibid., p.118
51
sont que des parties du même temps?* » Le temps est quelque chose de particulier, mais
jamais l'expérience ne pourrait fournir une démonstration rigoureuse de cette proposition.
L'unidimensionnalité du temps s'élève à titre de règle fondamentale sous laquelle les
expériences sont possibles. Ce concept, nous le verrons plus loin, a une conséquence
importante sur la topologie du temps kantien. En effet, elle rend le temps continu.
Ayant pour objectif de démontrer l'apriorité du temps, Kant défend l'idée qu'il est
impossible d'avoir des perceptions qui soient situées à l'extérieur du temps, et ce, même
dans le cas où nous imaginons un temps vide. « On ne peut, à l'égard des phénomènes en
général, supprimer le temps lui-même, bien que l'on puisse assurément tout à fait bien
soustraire du temps les phénomènes. 9 » Conséquemment, le temps est nécessaire à
l'effectivité de tous les phénomènes. Il est la condition générale de leur possibilité et ne
pourrait être retranché. « Le temps est donc donné a priori? 0 »
Le troisième argument concerne le concept du changement et celui du mouvement.
Emprunté d'Aristote, le changement, tel qu'il est conçu par Kant, n'est possible que dans la
représentation du temps. Le changement est incompréhensible si le temps n'est pas
intuition, car un concept, à lui seul, ne peut rendre compréhensible le changement. « Le
concept du changement, et avec lui le concept du mouvement (comme changement de lieu),
n 'est possible que p a r et dans la représentation du temps; que, si cette représentation
n 'était pas intuition (interne) a priori, aucun concept, quel qu 'il soit, ne pourrait rendre
compréhensible la possibilité d'un changement? 1 »
Le temps ne peut être réel et objectif. Il ne peut exister indépendamment des objets
tels que le prétend Newton, car jamais l'expérience ne nous dévoile l'existence du temps en
78
Ibid., p. 126-127
Ibid., p. 126
*°Ibid., 1997, p. 126
81
Ibid., 1997, p. 127
79
52
tant qu'objet. Il n'est pas une détermination objective des choses, ni inhérent aux objets.
« Le temps n 'est pas quelque chose qui existerait pour soi-même ou qui serait attaché aux
choses comme une détermination objective, et qui p a r conséquent subsisterait quand bien
même l'on ferait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition, car dans
le premier cas, il serait quelque chose qui, sans objet réel, posséderait pourtant de la
réalité? 2 »
Le temps, nous précise Kant, n'est pas un concept empirique, un concept qui se
pourrait abstraire de l'expérience, « car la simultanéité ou la succession ne parviendraient
pas elles-mêmes à la perception si la représentation du temps n 'intervenait a priori comme
fondement?2, »
Ce temps comme fondement se doit d'être infini, car toute grandeur déterminée du
temps n'est possible que par des limitations d'un temps unique.
L'infinité du temps n'a d'autres significations que celle-ci : toute grandeur
temporelle déterminée n'est possible que par des limitations imposées à un
temps unique qui joue le rôle de fondement. Par conséquent, il faut que la
représentation originaire du temps soit donnée comme illimitée. Mais, dès lors
que les parties elles-mêmes et toute grandeur d'un objet ne peuvent être
représentées de manière déterminée que par une limitation, il faut que la
représentation entière ne soit pas donnée par des concepts, mais une intuition
immédiate doit se trouver à leur fondement.84
Si le temps et l'espace n'étaient pas les formes pures de l'intuition, les
connaissances synthétiques a priori seraient impossibles et les sciences de la mathématique
et de la physique ne pourraient exister.
82
Ibid., p. 128
Ibid., p. 126
S4
Ibid.,p.l21
83
53
Temps et espace sont par conséquent deux sources de connaissance où peuvent
être puisées a priori diverses connaissances synthétiques, comme tout
particulièrement la mathématique pure en fournit un éclatant exemple quant à
la connaissance de l'espace et de ses rapports. De fait, ils constituent tous les
deux ensemble les formes pures de toute intuition sensible et rendent pour cela
possible des propositions synthétiques a priori.85
Conséquences philosophiques
Cette exposition métaphysique des propriétés du temps engendre des conséquences
philosophiques sur la nature et la topologie du temps.
L'intuitivité du temps est sans doute la principale innovation soulevée par Kant dans
la conception de l'essence du temps alors que l'idéalité transcendantale en est son caractère
fondamental. Cependant il ne faudrait pas oublier sa propriété principale : sa continuité. En
effet, tout comme le temps aristotélicien, newtonien et leibnizien, le temps kantien est
continu. Kant précise que « la propriété des grandeurs qui fait qu'aucune partie, en elles,
n 'est la plus petite possible (qu 'aucune partie n 'est simple) s'appelle leur continuité ». Le
temps est ainsi constitué de quantas continua, mais comment parler de quantas, alors que le
temps n'est pas constitué de parties indivisibles? Les quantas continua sont à distinguer des
quantas discreta. Il est possible de se représenter la multitude des parties rattachées aux
quantas discreta, car ils sont non seulement limité en nombre, mais également en étendue.
C'est-à-dire que chaque quanta discreta existe indépendamment des autres et qu'il est limité
en étendue. Il en est tout autrement pour les quantas continua, car ils sont non seulement en
nombre indéterminé, mais de plus, ils n'existent pas indépendamment. C'est-à-dire que le
mode d'existence des quantas continua réside dans leur propriété de ne pas être divisible.
Toute tentative visant à le diviser ne peut s'arrêter à un nombre déterminé de parties et
poursuit inlassablement la division au-delà des limites de ce que les instruments de mesure
85
Ibid., p. 130
/_./_/., p.270
86
54
peuvent indiquer. Le temps, comme quanta continua est conséquemment divisible à l'infini
et ne permet pas d'atteindre la plus petite partie du temps. Il n'existe pas d'instant en tant
que partie limitée et indivisible du temps.
La division du temps n'est ni logique ni physique. Tout comme la division du temps
chez Aristote et Newton se poursuit indéfiniment, la division du temps chez Kant est
infinie. Ce qui la distingue est son caractère métaphysique.
La division est ou bien logique, ou bien métaphysique, ou bien physique. Est
logique la division du pur concept. Tout concept a une sphère, la sphère peut
être décomposée. Ainsi du concept d'homme; le concept d'animal, pour sa
part, comprend déjà davantage en lui. Ce sont des décompositions et non des
divisions. La division métaphysique consiste dans la distinction des parties, la
division physique dans sa séparation des parties. L'espace et le temps peuvent
être métaphysiquement, mais non pas physiquement divisés, c'est-à-dire qu'ils
A
r
' 8 7
ne peuvent être sépares.
La deuxième conséquence concerne l'infinité du temps. Parce qu'une intuition
immédiate d'une grandeur infinie comme fondement est nécessaire à la représentation du
temps, le temps kantien est infini. Mais qu'entend-il par infini? Chez Kant, toute création se
doit d'être engendrée de quelque chose. Une création ne peut provenir du néant, car comme
le prétendait Aristote, Kant refuse toute naissance ou disparition de substance. Il n'est pas
nécessaire de poser l'hypothèse du néant ou d'un temps vide pour expliquer le changement.
Parce que le monde n'a pu être créé ex nihilo, il n'a conséquemment pas eu de
commencement et c'est ainsi qu'il n'est pas borné par un moment initial, bien qu'il soit
limité par son présent, c'est-à-dire qu'il a cependant une fin. Le présent se renouvelle
constamment, il se réactualise constamment, mais demeure la limite au-delà de laquelle
l'esprit ne peut voir. Dans ce cas comment s'effectue cette appréhension du présent?
87
Kant, Emmanuel, trad. M. Castillo, Kant, Paris, Éd. Le livre de poche, 1993, p. 176-177
55
Les modes du temps
« L'appréhension pure est la première dimension du temps, à savoir le présent. En
s'appliquant au moment, l'imagination effectue la première constitution du temps pour la
conscience, en élaborant dans la synthèse le présent comme une dimension transcendantale
pure?* » L'imagination est la médiation entre entendement et sensibilité. Elle est la faculté
capable de se représenter un objet dans l'intuition même sans sa présence. L'imagination
transcendantale figure le présent, reconfigure le passé et préfigure le futur, elle effectue la
liaison entre l'entendement et la sensibilité, entre les concepts et l'intuition. C'est de
l'imagination que sont dévoilés les trois rapports temporels, les trois modes du temps, à
savoir : la permanence, la succession et la simultanéité. « Les trois modes du temps sont la
permanence, la succession et la simultanéité. De là vient que trois règles structurant, entre
les phénomènes, tous les rapports temporels d'après lesquels chacun d'eux peut voir
déterminer son existence relativement à l'unité de tout temps précéderont toute expérience
et seules la rendront possible? 9 »
Parce que ce n'est pas le temps qui coule, mais bien les phénomènes qui changent
en lui, ce dernier, dans lequel tout doit être pensé, se doit d'être immobile, constant et
invariable. Tous les phénomènes sont dans le temps et malgré le changement qui les anime,
la substance persiste. Déterminer des phénomènes comme étant successifs ou simultanés
n'est possible que s'il y a une substance qui demeure, une substance permanente. La durée
est impossible s'il ne règne qu'apparitions et disparitions de phénomènes. Pour qu'il y ait
duré, il est nécessaire qu'il y ait permanence et succession. Seul le permanent peut
accueillir en lui le changement. Tous les phénomènes sont soumis au temps, car « c 'est en
lui seul, comme substrat (comme forme permanente de l'intuition interne) qu'aussi bien la
simultanéité que la succession se peuvent représenter
88
».
Philonenko, A., L'œuvre de Kant, Paris, Éd. Vrin, 2003, p. 159
Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Éd. GF Flammarion, 1997, p.250
90
Ibid, p. 253
19
56
L'idéalité transcendantale du temps
Les propriétés du temps formulées par Kant nous font constater qu'il a retenu de
Leibniz l'apriorité, la continuité, l'idéalité et le caractère formel. La nouveauté c'est
Tintuitivité du temps. C'est donc davantage contre la prétention à une réalité absolue du
temps qu'ont été formulées ces propositions. Le temps n'est ni objet, ni attaché aux objets.
Défendant l'idéalité transcendantale du temps, Kant nous rappelle que si l'on fait
abstraction des conditions subjectives de l'intuition sensible, le temps n'est rien. Il n'est pas
un concept empirique abstrait de l'expérience. Il n'est ni substance, ni relation, ni
détermination de la substance, ni relation, ni concept discursif ou universel. Il est
transcendantal et rend possibles la connaissance des objets et leur existence. L'idéalisme
transcendantal de Kant est conséquemment un idéalisme formel puisqu'il n'est pas la
détermination des choses en soi, mais bien la détermination des phénomènes. « L'idéalité
du temps est démontrée par appel à la phénomènalité, car celle-ci occupe la première
place et l'idéalité du temps joue le rôle de conséquence?^ »
Kant accorde cependant une certaine réalité au temps, en ce sens qu'il est la forme
réelle de l'intuition interne. « _7 possède donc une réalité subjective par rapport à
l'expérience intérieure, c'est-à-dire que j ' a i réellement la représentation du temps et de
mes déterminations en lui. Il est donc à considérer sur le mode d'une réalité, non pas
comme objet, mais comme le mode de représentation de moi-même en tant qu 'objet.92 » Il
n'est pas possible de percevoir le temps en soi, il n'a pas d'existence objective. Il n'est pas
quelque chose de réel qui s'attache aux objets en tant que substance réelle, mais il demeure
néanmoins une condition de notre subjectivité. C'est conséquemment sur cette nuance que
Kant défend l'idéalité transcendantale du temps, bien qu'il lui accorde une certaine réalité
sur le plan de la représentation interne; une réalité subjective.
Chenet, Fr.-X., Réceptivité de la sensibilité et subjectivité de la réceptivité, Revue de
Métaphysique et de Morale, 4/1988, p.469
92
Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Éd. GF Flammarion, 1997, p. 130
57
Le temps chez Kant se résume comme suit. En ce qui concerne sa nature, il n'est ni
substance, ni relation, mais bien une intuition; une forme pure de l'intuition sensible.
Lorsqu'on s'interroge sur son origine, il n'est pas un concept empirique ou discursif pour
employer la terminologie de Kant, mais c'est le temps qui rend possible l'expérience en
tant que condition de possibilité. La source du temps est puisée dans la sensibilité du sujet
et non dans une création de l'entendement. Le temps est idéal et transcendantal, il est un a
priori et rend possible la connaissance des objets, non pas en tant que détermination des
objets, mais en tant que détermination des phénomènes.
58
La physique moderne et l'espace-temps
L'interprétation que se fait Kant du temps ne peut remplacer la conception
newtonienne, car chacune aborde l'essence du temps selon une perspective tout à fait
hétérogène. Alors que Kant considère notre façon d'appréhender le monde à l'aide du
temps, Newton en fait un outil à partir duquel il nous est possible d'extraire de
l'information qui peut s'avérer utile. Faire des prédictions en est un bon exemple. Sans
pour autant rejeter indifféremment la physique newtonienne, Kant s'en inspire pour
élaborer quelques hypothèses cosmologiques qui s'élèveront à titre de paradoxes et
viendront remettre en doute la solidité de la physique newtonienne.
Parce que l'espace de Newton, en tant que cadre universel et absolu, est infini, Kant
émet l'hypothèse que cet univers pourrait être rempli d'une multitude d'autres copies de
notre galaxie, la galaxie étant, à l'époque, considérée comme un modèle géant de notre
système solaire et parsemé d'une quantité inouïe de soleils et de terres. Ces galaxies, Kant
les nomme « univers-îles ».
Paradoxe d'Olbers ou paradoxe de la nuit noire
Cette hypothèse fait suite à une remarque élaborée quelques siècles plus tôt par
l'astronome et mathématicien Kepler. S'interrogeant sur l'étendue de l'univers, Kepler a du
mal à comprendre la noirceur du ciel. Si l'univers s'étend infiniment dans toutes les
directions et s'il est rempli d'un nombre infini d'étoiles : « s'il existe d'autres soleils de
même nature que le nôtre, comment se fait-il qu 'à eux tous, ils ne dépassent pas notre
59
Soleil en éclat?93 » En effet, peu importe notre ligne de visée, un tel univers infini et peuplé
d'une infinité d'étoiles fait en sorte que notre regard croisera inévitablement l'éclat d'une
étoile. Le fond du ciel ne devrait donc être composé que d'étoiles plus ou moins éloignées,
le rendant, à tout le moins, aussi lumineux que la surface du Soleil. Jean-Phillippe Loys de
Chéseaux calcule en 1743 qu'un univers infini et parsemé d'une infinité d'autres étoiles
devrait voir son ciel briller 90 000 fois plus que la lumière émise à la surface du Soleil.
« Une lumière stellaire, qui est de même nature que celle du Soleil, nous parviendrait ainsi
de tout point du ciel. »
Puisque le ciel est obscur, Kepler en conclut que l'univers est fini et adhère au
système géocentrique d'Aristote. Mais le paradoxe perdure et sera repris par plusieurs
physiciens et astronomes. Edmund Haley croit résoudre le problème en 1721 en évoquant
la grande distance qui nous sépare des autres étoiles. Leur lumière ne serait pas
suffisamment intense pour exciter nos sens, car nos yeux ne pourraient percevoir en deçà
d'une certaine intensité lumineuse. Cette explication ne tiendra pas, car bien qu'il ne soit
pas possible de distinguer individuellement une étoile très éloignée, la somme des
contributions des innombrables étoiles parsemant l'univers devrait suffire à rendre le ciel
lumineux. Chéseaux croit résoudre en 1744 l'obscurité du ciel en évoquant un milieu
interstellaire absorbant. Aussi faible que soit cette absorption, elle suffirait à étouffer la
lumière des étoiles lointaines. L'hypothèse d'un fluide absorbant ne fait pas l'unanimité et
Kant évoque une topologie hiérarchique de l'univers. L'univers est organisé de telle sorte
que les étoiles sont regroupées en univers-îles, en amas d'univers-îles, en superamas
d'univers-îles... laissant entre eux d'énormes espaces dépourvus d'étoile. Un tel univers
présenterait donc un ciel parsemé de points lumineux, mais essentiellement sombre. Cette
brillante hypothèse ne sera néanmoins pas retenue et il faudra patienter plusieurs décennies
avant qu'un penseur n'aborde le problème sous une perspective tout à fait différente.
93
Kepler, tiré de Lachièze-Rey, Marc, Au-delà de l'Espace et du temps, Paris, Éd. Le
pommier, 2003, p31
4
Olbers, Wilhelm, tiré de Lachièze-Rey, Marc, Au-delà de l'Espace et du temps, Paris Éd.
Le pommier, 2003, p31
60
C'est grâce à Wilhelm Olbers, savant médecin et passionné d'astronomie, si le
paradoxe de la nuit noire est aujourd'hui connu sous le nom de Paradoxe d'Olbers. C'est lui
qui le reprend et le reformule en termes voisins et accessibles. Mais pourquoi s'intéresser
tant à une question qui semble toucher davantage l'espace, alors que nous nous intéressons
à la question du temps? C'est que le paradoxe se résout non pas par une explication
géométrique, mais temporelle. En effet, la topologie de l'univers n'a rien à voir avec la
noirceur du ciel nocturne, c'est l'âge fini de l'univers qui le rend aussi obscur.
Étrangement, cet éclair de génie ne provient pas d'un astronome, mathématicien ou
physicien, mais bien d'un romancier : Edgar Allan Poe. Il est le premier à évoquer la
finitude de la vitesse de la lumière pour expliquer l'obscurité du ciel. La vitesse de la
lumière étant finie, jumelée à un univers temporellement fini fait en sorte que s'il existe une
infinité d'étoiles sur des distances infinies, leur lumière n'a tout simplement pas eu le temps
de parvenir jusqu'à nous. Lord Kelvin reformulera plus rigoureusement l'intuition d'Edgar
Poe en 1900 qui servira d'inspiration à Tune des plus grandes théories scientifiques : la
relativité d'Einstein.
La relativité d'Einstein
Ce sont donc d'importantes difficultés conceptuelles qui motivèrent Einstein à
élaborer la théorie de la relativité. Einstein nous précise «... que cette théorie n'a pas de
fondement spéculatif, mais que sa découverte se fonde entièrement sur la volonté
persévérante d'adapter, le mieux possible, la théorie physique aux faits observés. Voilà
incontestablement un des aspects fondamentaux de la théorie de la relativité : elle
ambitionne d'expliciter plus nettement les relations des concepts généraux avec les faits de
l'expérience.95 » Parce que le propos de ce mémoire ne concerne que les conséquences
philosophiques qu'ont eues les grandes théories sur le temps, nous n'aborderons pas en
détail les principes mathématiques et physiques de la relativité. Nous nous pencherons donc
davantage sur les répercussions qu'elle a eues sur la conception du temps.
95
Einstein, Albert, Comment j e vois le monde, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1979, p. 137
61
À l'intérieur de la physique newtonienne, les vitesses de déplacement des objets
sont cumulatives. C'est-à-dire qu'une balle lancée à 5 m/s à partir d'un train, qui se déplace
dans le même sens à une vitesse de 10 m/s, aura une vitesse de 15 m/s pour un observateur
immobile aux abords de la voie ferrée. Cette addition simpliste des vitesses est connue sous
le nom de relativité galiléenne.
En 1887, une expérience est réalisée par les scientifiques Michelson et Morley. Elle
consiste à mesurer la vitesse de la Terre par rapport à l'éther; milieu interstellaire
hypothétique. Parce que la Terre se déplace à une vitesse non négligeable autour du Soleil,
l'expérience aurait dû démontrer une différence dans la vitesse de la lumière; soit plus
petite dans le sens du déplacement terrestre et plus grande dans le sens inverse.
L'expérience ne fut pas concluante puisqu'aucune différence significative n'a pu être
détectée. Le mouvement relatif de la Terre autour du Soleil est d'environ 30 km/s et la
vitesse de la lumière est d'environ 300 000 km/s96. L'interféromètre de Michelson et
Morley aurait dû détecter une variation d'environ 60 km/s entre la lumière reçue dans le
sens du déplacement terrestre et son inverse. Cependant, les résultats indiquaient que la
lumière présentait toujours la même vitesse. Comment interpréter un tel résultat?
Bien que Lorentz et Poincaré se soient penchés sur l'énigmatique résultat bien avant,
c'est à Einstein que revient le mérite d'avoir su interpréter et élaborer une théorie qui
élucide ce mystère. Cette théorie voit le jour en 1905 sous le nom de relativité restreinte et
repose sur deux postulats :
1- Les lois de la physique demeurent les mêmes, et ce, dans tous les référentiels
inertiels.
2- La vitesse de la lumière dans le vide est constante dans tous les référentiels
inertiels.
96
La vitesse de la lumière a été fixé à 299 792 458 m/s en 1983 par le Bureau international
des poids et mesures.
62
La relativité restreinte s'échafaude sur le principe de relativité et s'applique à
l'observation et la mesure des phénomènes en fonction du référentiel inertiel dans lequel se
situe l'observateur et l'instrument de mesure. Un référentiel est un système de repérage
dans lequel il est possible de situer un événement dans l'espace et le temps. Ce système est
dit inertiel lorsqu'aucune force ne s'exerce sur celui-ci, c'est-à-dire qu'il est soit au repos,
soit en mouvement rectiligne et uniforme. Un référentiel dit non inertiel est un référentiel
sur lequel une force est appliquée, par exemple : la gravité ou un référentiel en accélération.
Ce type de référentiel est l'objet d'étude de la relativité générale.
La physique newtonienne fonctionnait parfaitement jusqu'à la fin du XIXe siècle et les
équations de vitesses cumulatives corroboraient tous les phénomènes terrestres. Cependant,
lorsque les vitesses deviennent significativement élevées, elle ne confirme plus les
observations. Un projectile, tiré à 200 000 km/s à partir d'une fusée qui se déplace ellemême à 200 000 km/s, ne se déplacera pas à 400 000 km/s pour un observateur au repos.
La relativité a posé comme axiome fondamental que la vitesse ultime est celle de la lumière
et elle se situe à 300 000 km/s. Les équations des vitesses cumulatives ne s'appliquent donc
plus à de très grandes vitesses et cèdent la place aux équations de Lorentz.
Contraction des longueurs et dilatation du temps
Mais quelles sont les répercussions de cette théorie sur le temps? À très grande
vitesse, la relativité fait apparaître d'étranges phénomènes : le temps et l'espace
apparaissent plus court ou plus long entre un observateur au repos et un en mouvement. Il y
a contraction des longueurs et dilatation du temps. La durée apparente d'un même
phénomène diffère d'un observateur à l'autre, le temps n'est plus perçu de la même façon,
il perd son universalité et son absoluité. Pire encore, le temps et l'espace ne sont plus
considérés comme distincts, mais se confondent dans la notion d'espace-temps à 4
63
dimensions. La relativité permet l'échange entre les dimensions : ce qui apparaît spatial
dans une certaine situation peut apparaître temporel dans une autre. « Cette nouvelle théorie
rend la distinction entre l'espace et le temps aussi arbitraire que celle entre la verticale et
l'horizontale dans la physique newtonienne. »
Quel est le mode d'existence du temps et de l'espace dans une telle perspective?
Existent-ils d'eux-mêmes préalablement aux objets et phénomènes qui se meuvent en son
sein? C'est ce que croyait et décrivait Newton dans ses Principia : « Le temps absolu, vrai
et mathématique, sans relation à rien d'extérieur, coule uniformément, et s'appelle durée.
L'espace absolu, sans relation aux choses externes, demeure toujours similaire et
immobile?* » Au contraire, si l'espace et le temps sont de nature relationnelle, l'univers est
d'abord constitué d'objets physiques, sans que ceux-ci soient situés dans l'espace et le
temps en tant que cadres. C'est ce que prétendait Leibniz où temps et espace ne précèdent
pas les objets. Espace et temps ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils ne sont pas l'arrièrefond des phénomènes, mais sont relayés à titre de relations de contiguïtés entre les objets.
Conception substantielle et relationnelle
Il y a donc deux conceptions qui s'opposent concernant la nature de l'espace et du
temps; la conception substantielle et la relationnelle. La conception substantielle considère
qu'il y a trois types d'entités dans l'univers : les objets physiques, l'espace et le temps,
alors que la conception relationnelle n'en distingue qu'une seule : les objets physiques en
relation les uns avec les autres. Mais où se situe la relativité?
)7
Lachièze Rey, Marc, Au-delà de l'Espace et du temps, Paris, Éd. Le Pommier, 2003, p.
61
>8
Newton, Isaac, Principia, trad. La Marquise du Châtelet, Paris, Éd. Dunod, 2005, p. 7
64
La théorie de la relativité restreinte, qui exclut la gravité par souci de simplicité,
considère l'espace et le temps davantage sous une perspective substantielle, car elle
présente l'espace-temps comme une matrice constituant l'arrière-fond des événements.
Cependant, la relativité générale, qui inclut la gravité et la géométrie non euclidienne
considère, quant à elle, que les relations spatiales et temporelles ne sont plus considérées
comme existants a priori. La géométrie de l'espace-temps n'est plus plate, rigide et
déterminée au préalable, elle obéit à une équation dynamique qui la fait dépendre du
contenu et des quantités de matières qui s'y trouvent. En ce sens, la relativité générale
s'apparente plutôt à une conception relationnelle, puisque « la géométrie de l'espace-temps
est physique et n'est définissable qu'a posteriori, allant de pair avec la matière et
l'énergie99». L'espace-temps n'est plus considéré comme une entité indépendante des
objets physiques qui s'y trouvent. Il n'est pas une structure immuable ou un cadre absolu, il
est plutôt donné par la distribution de la masse-énergie des corps, c'est-à-dire de la
gravitation engendrée par les objets physiques qui s'y trouvent. Comme Aristote, la notion
de vide n'a pas cours en relativité générale. Il n'est pas possible de considérer un espacetemps vide puisqu'il est lui-même physique, soumis à des lois qui le font dépendre de son
contenu. « Si la géométrie indique à la matière comment se comporter, la matière indique à
l'espace-temps comment se courber.
»
Gravité et topologie
Alors que la physique newtonienne considérait l'espace et le temps comme deux
cadres absolus; plats, rigides et statiques, la relativité générale se représente l'espace et le
temps comme un tout connu sous le nom d'espace-temps, qui lui, est courbe, souple et
dynamique. La révolution dans la théorie de la relativité générale est la conception qu'elle
se fait de la gravité. Déjà, deux millénaires plus tôt, Aristote intégrait la gravité dans la
Klein, Etienne, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris, Éd. Flammarion, 2007,
p. 39
00
Lachièze Rey, Marc, Au-delà de l'Espace et du temps, Paris, Éd. Le Pommier, 2003, p.
121
65
géométrie de son système du monde, mais il ne s'agissait que de sa composante terrestre, à
l'origine de la distinction fondamentale entre l'horizontale et la verticale. Cependant, la
physique aristotélicienne ne permettait aucune prédiction quantitative. La relativité
générale, pour sa part, permet des prédictions quantitatives qui ont, jusqu'à ce jour, toutes
été validées par l'observation.
Parmi les difficultés conceptuelles auxquelles Einstein cherchait à résoudre figure
l'action à distance. Comment comprendre la gravité? Est-elle une force? Comment peutelle se transmettre à travers le « vide »? Ce qui est révolutionnaire dans l'interprétation de
l'espace-temps d'Einstein est sa géométrie. La gravité ne doit pas être comprise comme une
force qui agit sur les objets physiques de l'univers, mais comme une énergie inhérente à la
matière qui déforme l'espace-temps autour d'elle, elle le courbe. La relativité générale est
fondée sur une tout autre géométrie; la géométrie non euclidienne dont l'outil principal est
la courbure et le temps n'y échappe pas.
Euclide
La géométrie de notre intuition, de notre sensation et de nos représentations est
conforme aux postulats énoncés par Euclide, cinq siècles avant notre ère. Cette géométrie
repose sur cinq postulats ou axiomes qui ne peuvent être démontrés et suivent une série de
définitions.
1 - Un segment de droite peut être tracé en reliant deux points distincts.
2-11 est possible d'allonger indéfiniment un segment de droite.
3 - Un cercle peut être tracé à l'aide d'un segment de droite utilisé comme
rayon et l'une de ses extrémités comme centre.
4 - Tous les angles droits sont égaux.
5 - Par un point donné passe une unique parallèle à une droite donnée.101
101
Euclide, tiré de The thirteen books of Euclid's elements, Heath, T. L., Cambridge, Éd.
University Press, 1968, p. 155
66
C'est le cinquième postulat qui fait défaut et déjà, dès l'antiquité, des
mathématiciens soupçonnaient son statut de postulat. S'il était possible de le déduire à
partir des autres postulats, il deviendrait alors un théorème. Malheureusement, aucun
mathématicien n'y est parvenu. Dans ce cas, s'il ne peut être démontré, il peut être nié,
remplacé par un anti postulat qui pourrait mener vers une tout autre géométrie. Pour nier un
tel postulat, il suffit de remplacer les mots « unique parallèle » par « aucune parallèle » ou
« plusieurs parallèles ». Le postulat ainsi modifié engendre deux nouveaux types de
géométrie dites non euclidiennes : la géométrie elliptique et la géométrie hyperbolique.
Dans de telles geometries, la somme des angles d'un triangle n'égale plus 180 et le
théorème de Pythagore n'est plus valide. C'est grâce à la géométrie non euclidienne si la
relativité générale a pu s'élaborer. Une géométrie pourvue d'une courbure spatiotemporelle déterminée par le contenu matériel de l'univers. Dans une telle géométrie, la
gravité
est
expliquée
par
une
simple
déformation
de
l'espace-temps,
une
géométrodynamique pour employer la terminologie du physicien John Archibald Wheeler.
Abandon d'un temps universel
Quelles sont les répercussions d'une telle géométrie sur le temps? La conséquence
la plus étonnante est l'abandon d'un temps universel, commun à quiconque dans l'univers.
Il existe plus qu'un seul temps, mais autant de temps qu'il y a d'horloges pour le mesurer.
« ./Y devient donc impossible de définir un instant présent où se manifesteraient tous les
phénomènes qui se produisent au même moment dans tout l'univers. Le joli mot maintenant
se trouve désormais dépourvu de signification dans l'absolu?02 » Dépendamment de la
quantité de matière ou de l'accélération d'un observateur, l'espace-temps autour de lui sera
proportionnellement courbé, déformé, par rapport à un autre observateur dans un référentiel
différent et soumis à une courbure différente. Le temps, pour chacun d'eux, ne s'écoulera
102
Klein, Etienne, Les tactiques de chronos, Paris, Éd. Champs Flammarion, 2004, p. 117
67
pas au même rythme, bien que chaque observateur ne remarque rien d'anormal. Ce n'est
que lorsqu'ils compareront leurs horloges qu'ils pourront prendre conscience de la
différence.
Paradoxe de Langevin ou paradoxe des jumeaux
Cette étrange propriété de l'espace-temps est à l'origine d'un paradoxe, qui bien
qu'il défie l'imaginaire, a été observé, mesuré et confirmé par l'expérience. Il est connu
sous les noms de paradoxe de Langevin ou paradoxe des jumeaux. En quoi consiste-t-il?
Pour bien comprendre ses implications scientifiques et philosophiques, nous allons
l'exposer sous forme d'histoire.
Prenons des jumeaux; Nathan et Ludovic, tous deux, âgés de 20 ans. Nathan est
pilote d'essai pour une organisation spatiale et se voit attribuer la mission de tester la toute
nouvelle fusée, capable d'atteindre une vitesse très proche de celle de la lumière. Ludovic
est, pour sa part, ingénieur à la même organisation et demeure sur Terre en attendant son
frère qui s'élance pour un très long périple. L'objectif de la mission est d'atteindre une
planète située à 7 années-lumière de distance et d'y revenir. La fusée de Nathan le propulse
à une vitesse de 296 794 km/s; soit quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la vitesse de la
lumière. Aussitôt arrivé à destination, Nathan rebrousse chemin et met le cap sur la Terre.
Quatorze années plus tard, Ludovic attend impatiemment le retour de son frère jumeau,
mais quel n'est pas son étonnement lorsqu'il constate que Nathan n'est âgé que de 22 ans
contre 34 ans pour lui? Devons-nous conclure que les voyages forment la jeunesse? Que
s'est-il passé?
L'expérience quotidienne nous incite à croire que le temps s'écoule de la même
façon pour tous, et ce, peu importe l'endroit où on se situe. Il en est tout autrement pour la
68
relativité puisqu'elle postule que la vitesse à laquelle s'écoule le temps dépend de la vitesse
du référentiel dans lequel on se trouve. Dans ce cas, comment se fait-il que nous ne
remarquions rien d'anormal entre les temps propres aux pilotes de formule 1 et des
spectateurs? La relativité générale nous précise que pour qu'une différence significative
soit mesurée, il est nécessaire de considérer des vitesses extrêmement élevées. C'est
d'ailleurs pour cette raison que la physique newtonienne était en parfait accord avec les
phénomènes terrestres, mais perdait pied lorsqu'on l'appliquait aux mouvements
planétaires. Donc, tant que les vitesses relatives entre deux observateurs demeurent faibles,
leurs horloges indiqueront toutes deux la même heure, mais lorsque les vitesses relatives
sont élevées et que le périple s'échelonne sur une longue durée, un décalage s'insérera entre
les horloges. La relativité fait du temps une grandeur élastique. Les distances apparaissent
plus courtes pour un pilote de fusée voyageant à de très hautes vitesses et conséquemment,
le temps de l'ingénieur semble se dilater par rapport au pilote de fusée. Étonnamment, cette
prédiction de la relativité générale a été confirmée par deux expériences; l'une concernant
la désintégration des muons dans l'atmosphère terrestre et l'autre impliquant deux horloges
atomiques; l'une montée à bord d'un avion supersonique et l'autre demeurée au sol.
L'Univers-bloc
La conséquence majeure de la dilatation du temps et de la contraction des longueurs
en relativité est l'impossibilité qu'il existe un instant présent absolu et universel. Un
événement pourra apparaître simultané pour deux observateurs situés dans un même
référentiel, mais sera décalé pour un observateur se déplaçant à une vitesse non négligeable
par rapport aux deux autres. « Ce bel unanimisme horloger s'effondre d'après la relativité.
Selon elle, il existe autant d'horloges fondamentales qu 'il y a d'objets en mouvements}03 »
Mais que reste-t-il de notre conception du temps après autant de bouleversements?
103
Klein, Etienne, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris, Éd. Flammarion,
2007, p. 92
69
La relativité générale n'a pas fini de nous étonner. Elle soutient l'idée d'un Universbloc, un univers constitué d'un continuum d'espace-temps à quatre dimensions
complètement dépourvu de flux temporel. « Les événements, qu'ils soient passés, présents
ou futurs, ont exactement la même réalité, de la même façon que divers lieux coexistent, en
même temps et avec le même poids ontologique, dans l'espace. Les notions de passé ou de
futur ne sont que des notions relatives, tout ce qui va exister existe déjà et tout ce qui a
existé existe encore}04 » L'interprétation de l'univers-bloc est lourde de conséquences. Le
cours du temps n'existe plus. L'univers ne fait que parcourir un territoire déjà existant.
Tout comme il m'est possible de me déplacer aisément dans l'espace, car tous les lieux
existent déjà, il en est de même pour le temps, puisque tous les événements; passés,
présents et futurs existent déjà. L'idée d'univers-bloc rend obsolète l'intuition que nous
avons du temps; c'est-à-dire un univers où le cours du temps crée le monde à mesure qu'il
passe instant après instant. Le libre arbitre cède la place au déterminisme et relaye au statut
d'illusions, les choix que nous croyons poser. L'univers-bloc renvoie l'image d'un univers
prédéterminé où rien n'advient au hasard, un univers où tout est déjà inscrit.
Il n'est plus possible de parler d'un temps unique en relativité. Le temps n'est plus
distinct de l'espace, ils sont intrinsèquement liés et se confondent. La simultanéité, le cours
du temps ainsi que les durées absolues n'existent plus. Malgré tout, un principe demeure
inviolé : la causalité.
La causalité
La causalité a une répercussion directe sur la topologie de temps. Contrairement à
l'espace qui offre divers types de géométrie ainsi que trois degrés de liberté; c'est-à-dire
trois dimensions, la topologie du temps ne peut qu'être linéaire ou cyclique, circonscrite à
104
Ibid., p. 63
70
l'intérieur d'une seule dimension. Le mythe de l'Étemel Retour qui a longtemps prévalu
dans la pensée mythique a façonné la topologie temporelle à l'image d'une boucle; un
temps qui parcourt sans cesse une voie déjà empruntée. La physique moderne l'a
aujourd'hui abandonné, car il viole le postulat de causalité qui stipule que si un phénomène
engendre un autre phénomène, dans ce cas, l'effet ne peut précéder la cause. En physique,
le principe de causalité contraint le sens d'écoulement du temps de manière à ce qu'il y ait
une chronologie bien définie entre des événements causalement reliés. La causalité stipule
simplement qu'il existe un ordre obligatoire entre divers types de phénomènes.
Au lieu que l'espace-temps soit l'arène au sein de laquelle la causalité vient
s'exprimer, il se construit à partir d'elle. En physique newtonienne, la causalité
implique que le temps est linéaire et non cyclique. En relativité restreinte, elle
interdit qu'une particule puisse se propager plus vite que la lumière dans le
vide et selon la relativité générale, la géométrie de l'espace-temps dicte à la
lumière sa voie de propagation : les trajets qu'elle peut suivre sont les
géodésiques de lumière. Pour que deux événements soient causalement reliés,
il faut qu'une particule ait pu se propager de l'un à l'autre.105
La flèche du temps
Bien que les équations de la relativité générale soient symétriques et rendent
théoriquement possible l'inversion des phénomènes, l'expérience quotidienne nous
confirme qu'il y a bel et bien un sens à l'écoulement du temps. Jamais une tasse échappée
par terre ne se réparera d'elle-même ou une voiture rouillée retrouvera sa carrosserie
d'origine. Il semble qu'il y ait un sens temporel à certains phénomènes qui ne peuvent être
symétriques et réversibles. Le temps nous apparaît paradoxalement immobile, en ce sens
qu'à l'intérieur de l'écoulement temporel, semble persister un principe actif qui demeure et
ne change pas. Pourtant, le temps n'en reste pas là, il ne se contente pas de cette immobilité
et s'écoule inexorablement, engendrant une sensation de fuite du présent, coincé entre un
passé à jamais révolu et un avenir indéterminé. Passé et avenir ne nous apparaissent pas
105
Ibid., p. 49 et 127
71
symétriques. Toujours, il m'est possible de me rappeler du passé, mais il demeure
néanmoins figé à l'instar d'un fossile temporel. Le futur, quant à lui est inconnaissable et
laisse ouvert toute potentialité à venir. Cette constatation fait l'objet d'un paradoxe que l'on
attribue à Arthur Eddington : le paradoxe de la flèche du temps, bien qu'il fut soulevé sous
diverses formes bien avant lui : paradoxe de Gibbs, de Zermolo, de Loschmidt, de
Poincaré... Très souvent, cours du temps et flèche du temps sont confondus. Le cours du
temps, ce qui fait que le temps passe dans un seul sens sans jamais rebrousser chemin,
relève de la causalité. La flèche du temps, pour sa part, présuppose une orientation
prédéterminée dans le cours du temps où l'on voit que certains phénomènes sont
temporellement orientés. Une fois qu'ils ont eu lieu, il devient impossible de retourner à
leur état initial comme c'est le cas pour la combustion d'une bûche ou la décomposition de
végétaux, ce sont des processus irréversibles.
Comment se fait-il qu'aux échelles macroscopiques, plusieurs phénomènes
apparaissent irréversibles alors qu'aux échelles microscopiques; celles qui concernent les
processus fondamentaux, ils semblent être parfaitement symétriques? Ce paradoxe apparaît
aux frontières de la mécanique classique et de la thermodynamique. À l'échelle des atomes,
il n'existe aucune loi qui détermine le sens des équations qui régissent le mouvement d'un
système de particules. Aucune orientation temporelle n'est privilégiée. « Pour nous autres
physiciens convaincus, la distinction entre le passé, le présent et le futur n 'est qu 'une
illusion, même si elle est tenace}06 » La solution de ce paradoxe, bien qu'elle ne soit pas
parfaite et absolue, n'est apparue que vers la fin du XIXe siècle. La solution que Ludwig
Boltzmann propose établit un lien mathématique entre la mécanique des particules et le
second principe de la thermodynamique.
Le second principe de la thermodynamique postule que tout système physique
évolue en général sans revenir à sa configuration initiale et établit donc l'irréversibilité des
106
Einstein, tiré de Prigogine, L, Stengers, L, La nouvelle alliance, Paris, Éd. Gallimard,
1986, p. 366
72
phénomènes physiques. Cette loi macroscopique pose l'existence d'une grandeur appelée
entropie qui représente le degré de désordre au sein d'un système physique donné. Dans
tout événement physique, l'entropie ou le degré de désordre ne peut que croître avec le
temps ou rester constant. Dans le cas où l'entropie demeure constante, un phénomène est
alors réversible, mais dans le cas contraire, il ne peut s'effectuer que dans un seul sens, sans
jamais retourner à son état initial. Si nous laissons un système isolé évoluer, il atteindra un
état d'équilibre que nous pouvons caractériser par le degré maximum de l'entropie du
système. Qu'est ce que cela signifie pour le système? En évoluant, un système perd
nécessairement de sa capacité à évoluer davantage. Lorsque son degré d'entropie aura
atteint son maximum, il deviendra impossible au système de se transformer puisqu'il aura
atteint un état d'équilibre parfait. « La signification physique de l'entropie aussi bien que la
raison de sa croissance restent quelque peu mystérieuses. Pourquoi existe-t-il une telle
fonction de l'état du système, liée à l'orientation des événements dans le temps?10 »
Le temps n'est pas éternel
Est-ce à dire que l'univers, pris dans son ensemble, ne peut que tendre
inexorablement vers un état d'équilibre complet, un degré d'entropie maximal qui se
traduirait par sa propre mort? C'est ce que révèle les toutes dernières observations spatiales
du fond diffus cosmologique; un rayonnement fossile des tout premiers instants de
l'univers. Bien qu'issu d'une époque très chaude, ce rayonnement a été dilué et refroidit par
l'expansion de l'Univers et atteint désormais une température très basse de 2,726 Kelvins108.
En effet, le temps ne fait qu'accroitre la quantité de désordre dans l'univers, et ce, même si
localement il semble se produire une complexification de la matière. Nous en sommes
d'ailleurs un excellent exemple. Lorsqu'il y a création d'ordre dans une région donnée, elle
se doit d'être contrebalancée ailleurs par un accroissement au moins égal de désordre.
)7
Klein, É., Spiro, M., Le temps et sa flèche, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1996, p. 172
Penzias, A.A.; Wilson, R.W. (1965). "A Measurement of Excess Antenna Temperature
at 4080 Mc/s", Astrophysical Journal 142: 419^21
73
L'univers se dirige donc inévitablement vers une mort thermique, un état où tout
changement, toute transformation ne seront plus possibles.
Mais n'est-ce pas une bonne nouvelle? N'avons-nous pas retrouvé le signe de
l'existence du temps? Alors que la relativité générale rend la simultanéité et les durées
absolues impossibles, des cosmologistes prétendent que la flèche du temps pourrait être la
conséquence de l'expansion de l'univers. Cette expansion orienterait les processus et
phénomènes physiques dans un sens irréversible et agirait en tant que moteur du temps. Il
serait ainsi possible de parler de l'âge de l'univers; un temps cosmologique qui partagerait
avec le temps newtonien la propriété d'être universel. Temps et mouvement étaient
intrinsèquement liés chez Aristote. En cosmologie moderne, ce sont le temps et l'expansion
qui ne peuvent être disjoints.
L'espace-temps en tant que quanta
Si la cosmologie moderne associe un âge à l'univers, c'est qu'il a dû commencer.
Mais qu'avait-il avant? Certains répondront que c'est un abus de langage, qu'il n'existe
pas, par définition, de période qui précéderait le temps. Qu'est-ce qui a bien pu se passer
avant le temps est dépourvue de toute signification au même titre que de chercher à se
rendre plus au nord que le pôle Nord. Ce que la physique nous permet néanmoins, c'est de
remonter aux tout premiers instants de l'univers, aux toutes premières fractions de seconde
de son existence, mais il existe une limite, une barrière en deçà de laquelle il n'est plus
possible de remonter; l'ère de Planck. Est-ce à dire qu'il existe une unité minimale à la
temporalité?
74
Cet argument prend acte du fait qu'existent en physique des constantes
fondamentales : la constante de la gravitation G, la vitesse de la lumière c et la
constante de Planck h. Chacune de ces trois constantes s'exprimant selon une
unité bien définie, il est possible de les combiner de façon à obtenir une
grandeur s'exprimant selon une unité de temps. La durée ainsi obtenue, dite de
Planck, est égale à (Gh/c5)1/2. Elle vaut à peu près 10^3 secondes. En deçà de
cette échelle, nos représentations habituelles de l'espace et du temps perdent
toute signification.10
L'instant infinitésimal d'Aristote, dépourvu d'étendue, est, dans la cosmologie
moderne, délimité par une extension minimale et non nulle.
D'une perspective purement mathématique et conceptuelle, il est bien plus aisé pour
les physiciens de considérer que l'espace et le temps soient des entités lisses, c'est-à-dire
des entités continues. Un espace-temps continu permet de le représenter à l'aide de
grandeurs continues : il y aurait donc, partout de l'espace et toujours du temps, sans troués
possibles. Bien que l'histoire de la physique nous témoigne qu'il est déjà arrivé que le
discontinu surgisse là où on s'en attendait le moins, la discontinuité de l'espace et du temps
donne des maux de tête à la mathématisation de la physique. Il est vrai que les échanges
d'énergie entre la matière et le rayonnement s'effectuent en paquets discontinus, mais se
représenter l'espace-temps de façon discontinue fait surgir davantage de difficultés qu'il
n'en résout. L'analogie nous permet d'approximer ce à quoi pourrait ressembler un espace
discret ou discontinu, mais n'y parviens pas pour le temps. L'espace pourrait être
discontinu et pourtant nous apparaître continu aux échelles macroscopiques. Prenons par
exemple un téléviseur. L'image nous apparaît bien réelle à une certaine distance de l'écran,
mais lorsque nous nous en approchons suffisamment, elle devient fragmentée en pixels
rouge, vert et bleu jusqu'au point où il n'est plus possible de distinguer l'image. Bien que
cela pose différents problèmes mathématiques, l'espace pourrait très bien être discret, mais
Klein, Etienne, Les tactiques de chronos, Paris, Éd. Champs Flammarion, 2004, p. 178
75
déguisé sous forme continue à notre échelle. Concernant le temps, la situation se complique
davantage.
Supposons que le temps soit discontinu, « discret » comme le disent les
physiciens, c'est-à-dire constitué d'instants particuliers, séparés les uns des
autres par des durées privées de temps. Comment le cours du temps pourrait-il
sans cesse s'arrêter, pour sans cesse redémarrer, comme pris d'un hoquet? Et
combien de temps dureraient les périodes privées de temps? Il semble
impossible de concevoir qu'il n'y ait du temps que... de temps en temps.110
Cette possibilité d'imaginer un temps discret, non continu n'est possible que dans
une géométrie bien différente de celles que nous avons envisagées jusqu'à présent, mais ne
permet aucune représentation. La discontinuité du temps émerge dans les tentatives d'unir
les deux grandes branches de la physique moderne : physique quantique et relativité
générale. Parmi ces tentatives, notons la théorie des cordes qui stipule qu'ultimement,
matière et énergie ne seraient que des modes de vibrations de cordelettes infinitésimales.
L'univers, l'espace, le temps et ses phénomènes ne sont qu'une symphonie de cordes
vibrantes!
110
Klein, Etienne, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris, Éd. Flammarion,
2007, p. 45
76
Conclusion
Revenons à notre question initiale : qu'est-ce que le Temps? Sommes-nous
parvenus à répondre à la question? Certainement pas de façon indubitable! Avons-nous
réellement progressé vers une définition plus précise? De par la multitude de propriétés,
parfois contradictoires, que s'est vu rattacher le temps à travers les différents penseurs,
nous ne pouvons que constater l'échec du génie humain devant une question qui demeure
irrésolue depuis plus de deux millénaires. Déconcertant certes, mais si enrichissant d'un
point de vue philosophique. En effet, l'étonnement que fait surgir la question du temps
encourage le génie humain à poursuivre cette inlassable quête de connaissances. Des deux
perspectives; scientifique et philosophique, étudiées dans ce travail, laquelle est parvenue à
la définition la plus satisfaisante? La question apparait dorénavant inadéquate, car chacune
aborde l'être du temps sous une perspective tout à fait distincte.
À la question ; « qu'est-ce que le temps? », la démarche scientifique renonce aux
considérations ontologiques, à sa nature intrinsèque et se concentre plutôt sur la
représentation que l'on doit se faire du temps afin d'en faire un outil, un paramètre qui
permet de relier entre eux les différents phénomènes physiques. La démarche
philosophique, quant à elle, s'inspire des propriétés que se voit inculquer le Temps à
l'intérieur des diverses théories scientifiques et y relève les paradoxes qui en émanent. Il ne
faut pas considérer science et philosophie comme opposées ou rivales, mais bien
complémentaires. La philosophie raisonne à partir des développements scientifiques et la
science progresse à travers les paradoxes que fait surgir la philosophie. « Entre les formes
de la représentation et les aspects des choses mêmes naît une complicité où leur séparation
77
5 'effondre, ce qui nous fait gagner en savoir total : c 'est le savoir qui résulte des
« différents points de vue pour éclairer sur toutes ses faces un seul et même objet.
»
La science est essentiellement axiomatique
Ce qui importe dans la démarche scientifique, c'est l'adéquation entre la théorie et
le phénomène. Le principal critère de scientificité, c'est qu'il faut que cela fonctionne. Ce
n'est pas la nature des phénomènes qui importe, mais bien leur description et leur
prédiction, mais comment y parvient-on?
Il semble que l'opération fondamentale en science réside dans la mesure. Pour que
la science puisse progresser, elle doit s'échafauder sur des axiomes, elle se doit de définir
au préalable des concepts particulièrement abstraits parmi lesquels figurent au premier rang
les unités de mesure. La méthodologie qu'empruntent les scientifiques consiste donc à
poser des postulats ad hoc, des prémisses à partir desquels il sera possible de déduire les
connaissances scientifiques.
[...] Mais nous disons aussi que connaître scientifiquement, c'est savoir par
démonstration. J'appelle « démonstration » un syllogisme scientifique, et
j'appelle « scientifique » un syllogisme dont la possession fait que nous avons
un savoir scientifique.112 [...] Il est nécessaire aussi que la science
démonstrative procède de choses vraies, premières, immédiates, plus connues
que la conclusion, antérieures à elles et causes de la conclusion.113
Cette théorie de la relativité présente un excellent exemple du caractère
fondamental du développement moderne de la théorie. Les hypothèses de
départ deviennent de plus en plus abstraites, de plus en plus éloignées de
l'expérience. Mais en revanche, on se rapproche beaucoup de l'idéal
in
Friedman, M., Foundations of Space-Time théories, Relativistic Physics and the
Philosophy of Science, Princeton, 1983, p.23
12
Aristote, Seconds analytiques, Paris, Éd. GF Flammarion, 2005,1, 2, 71 b 17 - 19
113
Ibid., I, 2, 71b 20 -22
78
scientifique par excellence : rassembler, par déduction logique, grâce à un
minimum d'hypothèses ou d'axiomes, un maximum d'expériences. Ainsi
l'épistémologie procédant des axiomes vers les expériences ou vers les
conséquences vérifiables, se révèle de plus en plus ardue et délicate, de plus en
plus, le théoricien est contraint, dans la recherche des théories, de se laisser
dominer par des points de vue formels rigoureusement mathématiques, parce
que l'expérience de l'expérimentateur en physique ne peut plus mener vers les
régions de très haute abstraction.114
Cette méthodologie fait surgir un caractère étonnant : la science ne peut accoucher
de connaissances qui soient extérieures aux axiomes posés. C'est-à-dire que si les
prémisses en tant qu'axiomes sont posées à titre de fondation ultime de la science,
l'ensemble des théorèmes, connaissances scientifiques et tout ce que le modèle peut
prétendre être en mesure de décrire sont ainsi déjà contenus et potentiellement connus
puisqu'elles ne sont que des déductions logiques issues de ces postulats. Dans ce sens, seul
le système d'axiomes d'une théorie scientifique contient l'information nécessaire pour
engendrer une connaissance scientifique.
La méthodologie scientifique est paradoxale en ce sens qu'elle procède par
démonstration, mais repose ultimement sur des axiomes, qui eux, sont indémontrables. La
science n'est réalisable que dans le cadre d'un système formel axiomatisé, c'est-à-dire que
ce système exige que soit dressée une liste d'axiomes considérés comme des vérités
évidentes et n'ayant nul besoin de preuve. La seule contrainte à laquelle est assujetti tout
système axiomatique est la non-contradiction. Dans ce cas, quelles sont les règles
permettant de poser ces axiomes? « Une science est distincte d'une autre quand leurs
principes n'ont pas d'origine commune ou que ceux de l'une ne viennent pas de ceux de
l'autre}" 5 » Poser des axiomes permettant de développer des formules mathématiques qui
fonctionnent, qui corroborent l'observation de phénomènes, demeure ainsi le seul objectif
auquel peut espérer atteindre la recherche scientifique.
114
Einstein, Albert, Comment je vois le monde, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1979,
p.152
115
Aristote, Seconds analytiques, Paris, Éd. GF Flammarion, 2005,1 28, 87 a 40 - 87 b 1
79
Parmi les axiomes implicites de toutes théories scientifiques, notons qu'il se doit
d'exister une réalité indépendante de tout observateur, que cette réalité est ordonnée,
intelligible et accessible par l'activité intellectuelle, que seules les perceptions sensibles du
sujet humain en tant qu'observateur, permettent l'accès à cette réalité... Ces axiomes
peuvent sembler triviaux, mais jamais ils ne pourront être démontrés, mais demeurent
toutefois obligatoires à toute recherche scientifique.
Croire en un monde extérieur indépendant du sujet qui le perçoit constitue la
base de toute science de la nature. Cependant les perceptions des sens n'offrent
que des résultats indirects sur ce monde extérieur ou sur la « réalité physique ».
Alors la seule voie spéculative peut nous aider à comprendre le monde. Nous
devons donc reconnaître que nos conceptions de la réalité physique n'offrent
jamais que des solutions momentanées. Et nous devons donc être toujours prêts
à transformer ces idées, c'est-à-dire le fondement axiomatique de la
physique.116
L'intuition
D'un principe immédiat d'un syllogisme je dis que c'est une thèse quand il
n'est pas possible de le prouver, et qu'il n'est pas nécessaire que celui qui va
apprendre quelque chose le possède. Par contre celui dont il est nécessaire que
celui qui va apprendre quoi que ce soit le possède, je l'appelle axiome; car il
existe des choses de ce genre, et c'est, en effet, principalement aux choses de
ce genre que nous avons coutume de donner ce nom."
La faculté nous permettant d'embrasser les axiomes se doit d'être infaillible et audelà de toute activité logique, car elle seule peut atteindre une vision directe et évidente des
axiomes. Pour Aristote, cette faculté d'ordre supérieure que requiert la science réside dans
l'intuition, faculté permettant la contemplation directe des axiomes. « [...] // est nécessaire
116
Einstein, Albert, Comment je vois le monde, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1979,
p.171
117
'
Aristote, Seconds analytiques, Paris, Ed. GF Flammarion, 2005,1, 2, 72 a 14 - 18
80
non seulement de connaître à l'avance les prémisses premières, toutes ou certaines d'entre
elles, mais aussi de les connaître mieux que les conclusions.
»
La connaissance scientifique est définie comme cette connaissance qui résulte de
l'application de la méthode syllogistique, qui permet de déduire logiquement des
conséquences de certaines prémisses premières. « Toute science démonstrative, en effet,
tourne autour de trois choses : les choses dont on pose qu 'elles sont (elles constituent le
genre dont la science examine les propriétés qui sont par soi), les notions communes qu 'on
appelle axiomes, notions premières à partir desquelles on démontre, et, troisièmement, les
propriétés, dont on admet ce que chacune signifie.
» La connaissance issue de la
méthode scientifique se réduit donc à ce que peut engendrer la liste des axiomes
préalablement établis. La méthode scientifique peut donc être définie comme cette méthode
qui permet d'inventer ce qu'est l'univers à l'aide d'un système d'axiomes formalisé.
Cependant, cette méthode dévoile un gouffre insurmontable pour la raison entre la sphère
du monde sensible et celle du monde intelligible, là où gisent axiomes et théories. Aucun
rapport logique ne permet de faire le pont entre ces deux sphères et c'est en ce sens que la
méthode scientifique se présente sous une forme paradoxale.
Différents axiomes, différentes théories et différents temps
Alors que le temps se présentait comme absolu et universel dans la théorie de
Newton, Einstein le décrit comme relatif, malléable et intrinsèquement lié à la matière et
l'Espace. Pire encore, la mécanique quantique renonce à la continuité temporelle et dévoile
un temps discontinu, discret et indépendant. Comment expliquer autant de divergence entre
ces théories scientifiques? C'est le choix des axiomes sur lesquelles s'érigeront ces théories
inconciliables. La question de savoir ce qu'est la nature du temps sur le plan ontologique
u
*Ibid, 1,2, 72 a 27-29
Ibid,l, 10,76b 11 - 16
U9
81
n'importe plus, seule l'adéquation entre les phénomènes et la théorie importe. Il suffit de
constater que la théorie scientifique fonctionne pour la déclarer valable. La connaissance
scientifique qu'engendre le choix soigneux des axiomes, à l'origine de ces théories,
inculque à l'Homme un puissant pouvoir de prédiction sur les phénomènes de la nature, et
c'est sur ce critère qu'une théorie est jugée adéquate.
Poser le temps comme universel et absolu dans la mécanique newtonienne a permis
d'élaborer les équations du mouvement des corps, permettant ainsi de calculer avec
précision la plupart des phénomènes terrestres. Néanmoins, le monde céleste échappait à la
théorie de Newton et il fallut patienter plusieurs siècles avant d'adopter de nouveaux
axiomes qui engendrèrent de toutes nouvelles propriétés au temps. Dorénavant, la physique
relativiste corrobore avec beaucoup plus d'exactitudes les mouvements célestes et relaye la
mécanique newtonienne au statut d'approximation. Arrive-t-elle à prédire tous les
phénomènes observables de l'Univers? Il semble que non, en effet, la relativité d'Einstein
s'applique parfaitement au domaine macroscopique, mais perd pied aux échelles
microscopiques, là où régnent le monde atomique. C'est donc en bouleversant une fois de
plus les axiomes fondamentaux que la physique quantique remodèle le portrait de ce qu'est
le temps.
Le temps, tel que le décrit la méthode scientifique est une construction de l'intellect.
Qu'est-ce que le temps pour la science revient à se poser la question : comment se doit
d'être le temps pour que cela fonctionne? La structure de la science condamne la
connaissance scientifique à n'être qu'une approche provisoire, sujette à être détrônée par
une nouvelle plus adéquate. Tout énoncé scientifique ne peut jamais être vérifié, il ne peut
qu'être falsifié. Atteindre la « vraie » connaissance en tant qu'épistémé est impossible par
le biais de la démarche scientifique. Le temps, tel que le décrit la science est un temps
inventé, un temps tel qu'il se doit d'être s'il veut expliquer les phénomènes. Il n'est qu'une
copie imparfaite de la réalité qui aspire progresser et ainsi se rapprocher peu à peu d'une
connaissance satisfaisante de cette réalité.
82
Chercher l'épistémé, chercher la nature intrinsèque du temps est une tâche qui
s'avère ardue. Cette recherche n'est possible ni par la science, ni par l'expérience ni par la
croyance. La seule démarche qui peut espérer y parvenir est la démarche philosophique,
c'est-à-dire celle qui émerge de l'étonnement. L'étonnement qui jaillit suite à l'éveil du
génie humain devant la complexité des mystères de l'univers pousse la réflexion à se poser
sans cesse des questions. Dans ce cas; est-ce étonnant de constater qu'aucune réponse
exhaustive concernant la nature du temps n'a su s'imposer définitivement à travers le
temps?
83
Bibliographie
Adde, Alain, Sur la nature du temps, Paris, Ed. PUF, 1998
Aristote, Physique, Livres I-IV, Paris, Éd. Les Belles lettres, trad. Carteron, Henri, 2002
, Physique, Livres V-VIII, Éd. Les Belles lettres, trad. Carteron, Henri, 2002
-, Seconds analytiques, Paris, Éd. GF Flammarion, trad. Pellegrin, Pierre, 2005
, Traité du ciel, Paris, Éd. GF Flammarion, trad. Dalimier, C , Pellegrin, P., 2004
Bachelard, Gaston, La dialectique de la durée, Paris, Éd. PUF, 1972
, L'intuition de l'instant, Éd. Stock, 1992
Blay, Michel, Les principia de Newton, Paris, Éd. PUF, 1995
Bourgeois-Gironde, S., McTaggart : Temps, éternité, immortalité, Éd. L'éclat, 2000
Bergson, Henri, Durée et simultanéité, Paris, Éd. PUF, 1998
, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Éd. PUF, 2007
Brague, Rémi, Du temps chez Platon et Aristote, Paris, Éd. PUF, 1982
Brisson, L., Meyerstein, F.W., Inventer l'univers, Paris, Éd. Les belles lettres, 1991
Chenet, Fr.-X., Réceptivité de la sensibilité et subjectivité de la réceptivité, Revue de
Métaphysique et de Morale, 4/1988
Collobert, Catherine, Aristote, Traité du temps, Paris, Éd. Kimé, 1994
Comtt-Spon ville, André, L'être-temps, Paris, Éd. PUF, 1999
Conche, Marcel, Temps et destin, Paris, Éd. PUF, 1999
Costa de Beauregard, Olivier, Le temps déployé, Éd. Du Rocher, 1988
84
Dastur, Françoise, Heidegger et la question du temps, Paris, Éd. PUF, 2005
Dubois, Jacques Marcel, Le temps et l'instant selon Aristote, Paris, Éd. Desclée de
Brouwer, 1967
Einstein, Albert, Comment je vois le monde, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1979
Eisenstaedt, Jean, Einstein et la relativité générale, Paris, Éd. CNRS, 2003
Friedman, M., Foundations of Space-Time theories, Relativistic Physics and the
Philosophy of Science, Princeton, 1983
Gauthier, Yvon, La logique interne des théories physiques, Montréal, Éd. Bellarmin, 1992
, La philosophie des sciences, Montréal, Éd. Les presses de l'Université de
Montréal, 1995
Goldschmidt, Victor, Temps physique et temps tragique chez Aristote, Paris, Vrin, 1982
Gonord, Alban, Le temps, Paris, Éd. GF Flammarion, 2001
Granger, G.-G., La théorie aristotélicienne de la science, Éd. Aubier, 1976
Grimaldi, Nicolas, Ontologie du temps, Paris, Éd. PUF, 1993
Guyau, M., La genèse de l'idée de temps, Montréal, Éd. L'Harmattan, 1998
Hawking, Stephen, Commencement du temps et fin de la physique ?, Paris, Éd.
Flammarion, trad. Chevalley, Catherine, 1992
Hawking, S., Penrose, R., La nature de l'espace et du temps, Paris, Éd. Gallimard, trad.
Balibar, Françoise, 1997
Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Éd. GF Flammarion, trad. Renault,
Alain, 2001
Kerszberg, Pierre, Kant et la Nature, Paris, Éd. Les belles lettres, 1999
Kierkegaard, Sôren, Miettes philosophiques, Paris, Éd. Gallimard, trad. Knud, Ferlov,
1990
85
Klein, Etienne, Les tactiques de chronos, Paris, Éd. Champs Flammarion, 2004
, Conversation avec le Sphinx, Éd. Albin Michel, 1991
, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris, Éd. Flammarion, 2007
, Petit voyage dans le monde des quanta, Paris, Éd. Champs Flammarion, 2004
Klein, É., Spiro, M., Le temps et sa flèche, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1996
Koiré, Alexandre, Du monde clos à l'univers infini, Paris, Éd. Gallimard, trad. Raissa,
Tarr, 1973
Labrie, Robert, Commentaire du traité du temps d'Aristote, Québec, L'école des gradués
de l'Université Laval, 1952
Lachièze-Rey, Marc, Au-delà de l'espace et du temps, Éd. Le pommier, 2003
-
--, L'espace physique - entre mathématiques et philosophie, Éd. EDP, 2006
Moreau, Joseph, L'espace et le temps selon Aristote, Italie, Éd. Padova, 1965
Philonenko, A., L'œuvre de Kant, Paris, Éd. Vrin, 2003
Platon, Timée, Éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, trad. Joseph Moreau, 1950
Poincaré, Henri, La valeur de la science, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1970
, La science et l'hypothèse, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1968
Prigogine, S., Entre le temps et l'éternité, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1992
Prigogine, I., Stengers, I., La nouvelle alliance, Paris, Éd. Gallimard, 1986
Ricoeur, Paul, Temps et récit, tome 3, Paris, Éd. Seuil, 1985
Robinet, André, Correspondance Leibniz-Clarke, Paris, Éd. PUF, 1957
Ross, David, Aristotle, New York, Éd. Routledge, 2004
Saint Augustin, La création du monde et le temps, Paris, Éd. Gallimard, 1993
, La mémoire et le temps, Éd. Mille et une nuits, 2004
Schnell, Alexander, Le temps, Paris, Éd. Vrin, 2007
86
Schrôdinger, Erwin, Physique quantique et représentation du monde, Éd. Seuil, trad.
Bitbol, Michel, 1992
Vieillard-Baron, Jean-Louis, Bergson la durée et la nature, Paris, Éd. PUF, 2004
Whitehead, Alfred North, Procès et réalité, Paris, Éd. Gallimard, 1995
Téléchargement