ERIC DEMERS LE TEMPS : CONSÉQUENCES PHILOSOPHIQUES Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en Philosophie pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.) FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2011 Éric Demers, 2011 Résumé L'objectif de ce mémoire est d'étudier les différentes perspectives, autant philosophiques que scientifiques, voire même ontologiques, en ce qui à trait à la question de l'être du temps. Le fil conducteur qui guidera cette étude est l'apport conceptuel qu'ont développé de grands penseurs tels Aristote, Newton, Leibniz, Kant et Einstein. Les bouleversements qu'ont entraînés ces conceptions seront présentés suivant l'ordre chronologique à travers lequel elles sont apparues. Ce mémoire démontre que malgré plus de deux millénaires de réflexion, la question de l'être du temps n'est toujours pas résolue. Bien au contraire, les diverses conceptions qui seront développées laissent entrevoir un profond gouffre entre notre appréhension du temps et le temps en soi. En effet, toute tentative qui tente d'élucider la nature du temps se bute contre un obstacle imposant qui se traduit à travers les axiomes sur lesquels la définition repose. Qu'elles soient philosophiques ou scientifiques, les perspectives qui se hasardent à faire la lumière sur l'essence du temps se voient inexorablement contraintes d'échafauder leur définition sur des axiomes, des propositions qu'on nous demande d'admettre sans toutefois pouvoir les démontrer. Mais est-ce satisfaisant? 11 Avant-propos Je tiens tout d'abord exprimer toute ma gratitude à mon directeur de mémoire : Monsieur Thomas De Koninck qui a cru à mon projet, qui m'a écouté, inspiré et soutenu tout au long de la rédaction de ce mémoire de maîtrise. Ses judicieux commentaires et ses pistes de réflexion m'ont permis de mener à terme ce projet qui me fascine depuis si longtemps. J'aimerais également souligner le support de Monsieur Yvan Pelletier et de Monsieur Warren Murray qui ont apporté des critiques pertinentes pour ainsi contribuer à développer une réflexion plus profonde et plus précise. À l'occasion de la rédaction de la première version de mon mémoire, Monsieur Jean-Y ves Suchet ainsi que Madame Johannes Demers se sont concentrés sur la lecture et la révision linguistique, une tâche qu'ils ont acquittée avec minutie. Je les en remercie grandement. Je tiens enfin à remercier ma conjointe Lison Malo, mes parents; Gilles Demers et Johannes Demers, ma sœur Jessica Demers ainsi que mes amis qui m'ont supporté tout au long de la rédaction de mon mémoire. ill A mes parents qui m'ont donné la chance d'embrasser le temps IV Table des matières Résumé i Avant-propos ii Table des matières iv Introduction Acceptions vulgaires du temps Le paradoxe Démarche avenir 1 2 4 6 Aristote Postulat fondamental de toute physique : l'existence du mouvement L'être paradoxal du temps Où donc se situe le temps? L'actualisation de l'instant dans le temps La dialectique appliquée aux opinions anciennes Le mouvement comme donnée de l'expérience Le temps n'est ni le mouvement, ni sans le mouvement L'expérience de la durée L'acte de nombrer La continuité successive est étendue Discernement de T antérieur-postérieur Le temps : nombre du mouvement selon l'antérieur-postérieur 7 7 9 9 10 12 13 14 14 15 16 16 17 Newton et la physique classique Connaître pour asservir Première étape : renoncer à l'ontologie Conséquences philosophiques Intention de Newton Définition Absolu Égalité des intervalles de temps Continuité L'universalité Vide Infinité Innovateur 18 18 19 22 24 25 27 27 28 29 29 30 31 Leibniz : le temps relationnel et idéal La querelle historique Principe de la raison suffisante Définition : Le temps n'est pas absolu, mais relationnel Le temps comme ordre de succession Principe des indiscernables L'ordre de la succession oriente la flèche du temps Relation d'antériorité Relation de simultanéité Le temps entant qu'entité idéale Postulat de la continuité temporelle Étendue vs Espace et Durée vs Temps Un commencement, mais pas de fin 33 33 34 35 37 38 39 40 41 41 42 43 44 Kant et le temps a priori Le temps renversé Contre Newton et Leibniz Source de la connaissance Définitions Exposition métaphysique du temps Conséquences philosophiques Les modes du temps L'idéalité transcendantale du temps 45 46 47 48 49 50 53 55 56 La physique moderne et l'espace-temps Paradoxe d'Olbers ou paradoxe de la nuit noire La relativité d'Einstein Contraction des longueurs et dilatation du temps Conception substantielle et relationnelle Gravité et topologie Euclide Abandon d'un temps universel Paradoxe de Langevin ou paradoxe des jumeaux L'Univers-bloc La causalité La flèche du temps Le temps n'est pas éternel L'espace-temps en tant que quanta 58 58 60 62 63 64 65 66 67 68 69 70 72 73 Conclusion La science est essentiellement axiomatique L'intuition Différents axiomes, différentes théories et différents temps 76 77 79 80 Bibliographie 83 Introduction Tic, tac, tic, tac, tic, tac... n'est-ce pas là l'appréhension la plus évidente et la plus limpide que je puisse concevoir concernant la nature du temps? En réalité, la question du temps se dérobe du savoir. « Qu 'est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. » Où se situe le temps si ce n'est que dans l'horloge? Nous croyons le saisir à travers les phénomènes que sont le mouvement, le changement, le devenir, la répétition, la succession, la mort; dans les faits, les manifestations du temps ne font que confondre sa propre nature avec les divers déploiements qu'il rend possibles. L'idée que nous avons du temps le recouvre d'un essaim de propriétés fallacieuses. À l'aurore du vingt et unième siècle, science et philosophie auscultent la question là où physique et métaphysique s'enchevêtrent. En sommes-nous arrivés à une réponse? De l'examen minutieux de la question du temps surgissent deux perspectives bien distinctes quoique complémentaires. La première est celle qui considère la nature du temps. De quoi le temps est-il constitué? Est-il une substance, une entité primitive; principe premier qui s'autosuffirait et ne découlerait d'aucun autre principe antérieur? Au contraire, serait-ce la conséquence d'un ou plusieurs principes fondamentaux desquels il procéderait : la causalité ou la relation de cause à effet, par exemple? Peut-être n'est-il que la manifestation des relations de successions entre les divers événements qui surviennent dans l'univers? 1 Saint Augustin, Confessions, XI, 14, 17, Paris, Desclée de Brouwer, 1962 La deuxième concerne le moteur du temps. Qu'est-ce qui fait que le temps passe? S'écoule-t-il réellement de façon autonome ou n'est-ce qu'une impression qu'il laisse dans notre esprit, faisant de lui une illusion, pur produit de notre subjectivité? Procède-t-il par bonds successifs? Qu'est-ce qui lui a inculqué son premier élan? A-t-il toujours existé ou at-il eu un commencement? Perdurera-t-il indéfiniment? N'y a-t-il qu'un seul temps? Énigmatique, troublant; l'être du temps se dérobe du savoir, il frappe l'imaginaire. Penseurs, scientifiques et théologiens scrutent la question depuis déjà plusieurs millénaires. Sont-ils parvenus à éclairer ce mystère? Ardue pour le non-initié, la question du temps s'adresse aux philosophes des sciences captivés par la physique et l'étude de la nature ou aux physiciens s'intéressant aux conceptions, aux sens et aux conséquences philosophiques des paramètres qu'ils emploient dans leur discipline. Malgré l'apport capital qu'a apporté la phénoménologie, le présent travail se veut être une étude exclusivement épistémologique de la question du temps, ouvrant ainsi la possibilité d'un travail ultérieur sur les développements qu'ont apporté Husserl, Heidegger et Gadamer. Acceptions vulgaires du temps Abondamment présent dans le langage commun, le temps se dévoile dans une foule d'acceptions toutes aussi triviales les unes que les autres. Pourtant lorsque vient le temps d'en parler, nous nous heurtons à un échec déroutant. Chaque tentative qui vise à le définir est contrainte de présupposer, en amont, l'idée de temporalité. Les définitions qui prétendent le définir ne sont en fait que des tautologies, des propositions dont le prédicat ne nous expose rien de plus que le temps est du temps. Or, une définition qui emploie l'idée de temporalité pour définir le temps n'en est pas une; il est nécessaire de le rapporter à quelque chose d'autre que lui-même. Pour y remédier, le génie des penseurs s'est rabattu sur la spatialisation. Nous savons que du temps s'écoule lorsque nous percevons un certain mouvement, un changement. Le temps paraît se déployer à travers le mouvement spatial de la trotteuse, mais en réalité, rapporter le temps à de l'espace, c'est en perdre la nature intrinsèque. Comment appréhender un être aussi étrange alors que nos sens ne nous renvoient qu'une perspective spatiale sur le monde? Sommes-nous prisonniers de l'espace, condamnés à ne nous représenter l'univers que spatialement? Bien au contraire! Nous avons toutes les libertés envisageables à travers l'espace. En principe, tous les mouvements sont libres. Il est possible d'aller dans n'importe quel endroit et d'en revenir. Dans le temps, ce n'est pas envisageable, car il nous borne dans l'instant présent qui, sans cesse, est emporté dans le cours du temps. Malgré cela, prétendre que le temps s'écoule, qu'il passe, n'est-ce pas là un abus de langage? N'est-ce pas lui inculquer des caractéristiques sans pour autant le connaître réellement? Affirmer que le temps suit son cours, qu'il passe ou s'écoule tel un fluide, est un raccourci qui consiste à confondre le contenant du contenu. Pourtant, tout est dans le temps, l'ensemble des choses et des phénomènes est soumis au temporel, et le mouvement ne saurait être sans le temps. Le présent contient donc tout le réel qui passe, change et évolue. Néanmoins, métaphoriser le temps tel un fleuve affluant à perpétuité fait surgir des interrogations. Est-ce le temps qui coule ou la réalité qui passe dans le temps? Puisque tout est subordonné au temps, qu'il contient tous les objets de ce monde, dans quoi le temps estil? Si le temps s'écoule, par rapport à quoi s'écoule-t-il? Prétendre que le temps passe, c'est inventer un lit immobile, intemporel sur lequel il glisse, c'est repousser la question vers un non-temps dans lequel il serait contenu. Devant autant de difficultés, serait-ce raisonnable de remettre en question l'existence de la temporalité? La civilisation moderne aurait-elle perdu l'héritage cartésien qui l'encourage à constamment remettre tout en question? En effet, nous ne doutons pas de l'existence du temps. Bien que personne ne l'ait jamais aperçu, ni senti, ni entendu, ni même touché, il nous semble pourtant que nous puissions en percevoir intuitivement les effets. Le vieillissement est cette expérience primitive du temps que nous décrivent si bien les Pensées de Pascal. Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m'enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. La question du temps, tout en étant passionnante, effraie. Le temps nous accompagne où que nous soyons, mais jamais il ne reste, il fuit inlassablement. La seule emprise que nous ayons sur lui se situe dans l'instant qui, sans cesse, se néantise, car l'instant présent n'advient qu'en cessant d'exister. Le paradoxe Le temps se présente à l'intelligence comme un objet mystérieux, occulte et énigmatique. Il nous renvoie une image illusoire de son être et lorsque le génie humain tente d'acquérir ou d'approcher sa connaissance, il se bute à des paradoxes et des contradictions. Est-ce là une raison suffisante pour renoncer à cette question? Loin d'être l'abyme insurmontable séparant la connaissance et le temps, le paradoxe est le moteur; le 2 Pascal, Pensées, fragment 194, Paris, Éd. GF-Flammarion, Léon Brunschvicg, 1976, p. 104 catalyseur du progrès de notre savoir. C'est grâce à lui que le génie des grands penseurs a emprunté de nouvelles perspectives. Ce sont donc les paradoxes qui poussent la connaissance à s'extirper des doctrines confortablement établies pour ainsi éclairer des voies inédites. L'esprit humain se complaît dans ses croyances, il s'habitue aux idées qui l'entourent, il établit des préjugés qu'il élève à titre de principes et finit par aimer ce qu'il croit. « Notre esprit a une irrésistible tendance à considérer comme plus claire l'idée qui lui sert le plus souvent. » C'est par le jeu des paradoxes que ce qui a été cru vrai peut cesser de l'être tout à fait et céder la place à une conception plus adéquate. Ne pas trop croire aux croyances, telle était la précaution que recommandait Parménide il y a plus de vingt-cinq siècles. Encore aujourd'hui, les paradoxes sont précisément ces contraintes capables de rompre le déterminisme cérébral et d'empêcher la stagnation de l'intellect. Il ne faut pas penser de mal du paradoxe, passion de la pensée. Le penseur sans paradoxe est comme l'amant sans passion, une belle médiocrité. Mais le propre de toute passion portée à son comble est toujours de vouloir sa propre ruine. De même, la passion suprême de la raison est de vouloir un obstacle bien que celui-ci cause sa perte d'une façon ou d'une autre.4 Le paradoxe, en science, marque toujours la mort de celle-ci, mais nous verrons qu'en philosophie, il est porteur d'un savoir nouveau, il éveille l'étonnement et agit en tant que moteur de la réflexion. Bergson, La pensée et le mouvant, Éd Anne-Béatrice Muller, 2002, p. 84 Kierkegaard, Soren, Miettes philosophiques, trad. Knud, Ferlov, Paris, Éd. Gallimard, 1990, p. 74 4 Démarche à venir L'intention de ce travail concerne l'étude des perspectives philosophiques et scientifiques qu'a revêtu le temps à travers les grands penseurs qui se sont penchés sur son sujet. Ces aspects ou tentatives de définir le temps ne sont-ils qu'une addition de paramètres ou une réelle progression vers la connaissance véritable de sa nature? Quel est le discours le mieux positionné pour répondre à cette énigmatique interrogation : qu'est-ce que l'être du temps? En sommes-nous arrivés à une réponse? La démarche qu'entreprend ce mémoire consiste à définir, de façon chronologique, les plus importantes conceptions du temps à travers les âges. Voguant parmi les discours philosophiques, tels que ceux d'Aristote et Kant, des discours scientifiques tels que ceux de Newton et Einstein ou du discours métaphysique de Leibniz, cet essai s'efforce d'éclaircir l'un des plus grands mystères; la question de la nature du temps. Aristote Vingt-quatre siècles nous séparent de la Physique d'Aristote, probablement l'un des discours les plus complets en ce qui a trait à la question du temps. Encore enseignée aujourd'hui dans les cours de philosophie ancienne, la Physique d'Aristote est la première tentative à se pencher de façon rigoureuse et exhaustive sur la science de la nature. « Nous admirons la Grèce antique parce qu 'elle a donné naissance à la science occidentale. Là, pour la première fois, a été inventé ce chef-d'œuvre de la pensée humaine, un système logique, c 'est-à-dire tel que les propositions se déduisent les unes des autres avec une telle exactitude qu 'aucune démonstration ne provoque de doute. » Postulat fondamental de toute physique : l'existence du mouvement Toute théorie se doit inéluctablement d'être établie sur des axiomes que l'on demande d'admettre sans démonstration. La conception d'Aristote n'y échappe pas et établit les fondements de sa théorie sur ce qu'il qualifie de postulat fondamental de toute physique, à savoir : l'existence du mouvement de tout être naturel. L'existence du mouvement est donc l'axiome fondamental et nécessaire à la physique aristotélicienne, mais comment penser le mouvement sans le temps? L'intention d'Aristote est donc d'étudier les principes universels qui régissent la science de la nature. Ces principes sont développés dans son œuvre de La Physique qui est réactionnaire aux propos de Parménide qui nie l'existence du mouvement. 5 Einstein, Albert, Comment je vois le monde, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1979, p. 130 8 En effet, la conception parménidienne aborde une perspective sur le monde totalement détachée des sens, et conçue a priori. Une conception qui conçoit le mouvement en tant qu'illogique et illusoire. Le monde tel qu'il nous paraît, c'est-à-dire celui dans lequel nous retrouvons le ciel, le soleil, la lune et quantité d'autres choses, se réduit qu'à une opinion; une illusion issue de nos sens. En vérité, il n'y a qu'une seule chose en ce monde et cette chose Une est l'Etre en tant que chose qui est, par opposition à la chose qui n'est pas; le Non-Être. Aucun lieu de l'espace et aucun moment du temps ne peut être dépourvu de l'Etre, puisqu'étant la chose qui est, elle ne peut recevoir en aucun lieu ni en aucun temps le prédicat contraire de n'être pas. Elle est donc ubiquitaire et éternelle. Ni le changement, ni le mouvement ne peut s'y manifester, puisqu'il n'y a aucun espace vide vers lequel l'Être pourrait se déplacer, et qui ne le contienne déjà. Tout ce que nous croyons constater en sens contraire n'est qu'illusion. «Il n'est plus qu'une voie pour le discours, c 'est que l'être soit; par là sont des preuves nombreuses qu 'il est inengendré et impérissable, universel, unique, immobile et sans fin. » Le traité du temps d'Aristote se situe dans le livre IV de la Physique et est postérieur à l'étude du mouvement. Abordant l'étude du lieu et celle du vide, le livre IV poursuit son enquête sur la question du temps, le présentant, de prime abord, comme étroitement lié au mouvement. En effet, il est difficile d'imaginer un mouvement sans le temps, ni du temps sans le mouvement. C'est donc à travers le livre IV et quelques précisions du livre VI que ce travail aborde la question du temps sous la perspective aristotélicienne. 6 Parménide, Pour l'histoire de la science hellène, de Thaïes à Empédocle, trad. Tannery, Paul, Paris, Éd. Germer-Baillière, 1887 L'être paradoxal du temps La première contrariété sur laquelle Aristote se bute est la question de savoir si le temps est; « s'il faut le placer parmi les êtres, ou parmi les non-être7 ». En d'autres termes; qu'est-ce que c'est que d'être pour le temps? Il semble en effet que le temps ne dévoile qu'une existence imparfaite et obscure. Il n'a qu'un être précaire, une réalité paradoxale, car « pour une part il a été et n 'estplus, pour l'autre il va être et n 'estpas encore% ». Le temps, considéré dans son ensemble, est constitué de passé et d'avenir. Ce sont là les deux grandes divisions qui sont envisagées, peu importe la portion du temps que nous contemplons à tout moment. Or comment comprendre l'existence d'une chose divisible alors que ses parties ne participent pas à l'être? En d'autres termes; « l'existence de toute chose divisible, en tant que telle, entraîne nécessairement l'existence de toutes ou de quelques-unes de ses parties; or les parties du temps sont les unes passées, les autres futures; aucune n 'existe, et le temps est pourtant une chose divisible9 ». Où donc se situe le temps? Mais où donc se situe le temps? Si son existence dans le passé n'est plus et celle dans le futur n'est pas encore, reste à considérer l'instant en tant que maintenant; l'instant présent. « N'est-ce pas là une division, une partie du temps qui est? » Mais qu'est-ce donc que le présent? Un atome du temps, un étant coincé entre deux non-être, un être evanescent et instable recevant toute sa réalité d'un futur aussitôt dissipé dans une ténébreuse inexistence? 7 Aristote, Physique, Trad. Carteron, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2002, 217b31 Ibid. 211 b 34 -35 9 /_./c/.,218a2-6 8 10 Contrairement au passé et à l'avenir, l'instant est, mais il ne peut être une division et ainsi considéré à l'instar d'une partie de temps. « L'instant n 'est pas une partie, car la partie est une mesure du tout et le tout doit être composé de parties; or le temps, semble-til, n'est pas composé d'instants} » L'instant est maintenant, il est la limite située entre le passé et l'avenir qui, lorsqu'ils sont pris ensemble, constituent le temps. Comment donc une chose inscrite entre deux parties formant un tout ne peut-elle pas participer à son être? C'est que l'instant est une limite, il est dépourvu d'étendue, il est un élément infinitésimal; son existence n'est que virtuelle. L'actualisation de l'instant dans le temps Limite commune et infinitésimale; l'instant ne peut être divisible, car s'il l'était, une partie de l'instant ainsi divisé serait dans le passé alors que l'autre serait dans l'avenir; lui inculquant ainsi une certaine étendue; une extension. «D'autre part l'instant pris, non pas au sens large, mais en soi et, originairement, doit être indivisible, on le trouve à titre d'élément en tout temps. En effet il est une extrémité du passé en deçà de laquelle il n'y a rien de l'avenir et, inversement, de l'avenir au-delà de laquelle il n'y a rien du passé : c 'est bien ce que nous avons appelé limite commune. » Bien que nul continu ne soit sans parties, l'instant ne peut en être une, car alors, la succession de ces instants indivisibles introduirait une discontinuité à travers le temps. « Le temps étant continu, les instants en nombre infini, jamais on ne saisira l'articulation de deux instants successifs; toujours ils seront séparés par une infinité d'instants; la substitution est impossible dans la continuité} 2 » Points et instants ne sont que les limites d'une ligne ou d'un temps, mais jamais ils ne peuvent être considérés comme une partie qui les compose. Le temps est bel et bien divisible en parties qui sont toujours divisibles; c'est 10 /6/c/.,218a6-8 Ibid., 233 b 32 - 234 a 3 12 Moreau, Joseph, L'espace et le temps selon Aristote, Italie, Éd. Padova, 1965, p. 91 11 11 le caractère de tout continuum, mais cette division ne peut s'arrêter à un indivisible infinitésimal tel que l'instant, car il y aurait alors contact d'indivisibles à indivisibles. Additionner une infinité d'éléments d'extension nulle ne peut jamais engendrer une grandeur. Cela confirme que l'instant ne peut être considéré comme une partie du temps, quoiqu'il en soit l'actualisation. L'existence du temps est obscure, car il ne se manifeste qu'à travers l'instant présent; toujours evanescent. Bien que l'existence de l'instant n'est pas remise en question, son essence demeure nébuleuse et oscille entre une altérité incessante ou une identité permanente du temps, sans pour autant en être une partie. « Or, c 'est la différence des instants (sans laquelle il n'y aurait pas de temps, et sans la perception de laquelle l'intervalle ne nous paraît pas être du temps) qui, par opposition à l '« instant identique et unique» (218 b 27) et «indivisible» (b 31), entraîne l'idée de mouvement, à titre de passage d'un instant à un autre. » Identique ou constamment différente, l'essence de l'instant est difficile à cerner. Il se doit de conserver une certaine identité à travers cette incessante actualisation qui engendre la continuité temporelle. « [...] S'il y avait deux instants différents, l'un ne serait pas consécutif à l'autre, pour cette raison qu 'un continu n 'est pas composé d'éléments sans parties : et, s'ils sont mutuellement séparés, il y aura du temps dans l'intervalle; car tout continu est tel qu 'il y a quelque chose de synonyme entre les limites}* » D'un autre coté, il doit s'introduire une certaine altérité, un certain changement à travers la succession des instants, car sinon, il n'y aurait qu'un seul instant, toujours identique à lui-même, et donc, aucun mouvement. 1 Goldschmidt, Victor, Temps physique et temps tragique chez Aristote, Paris, Vrin, 1982, p. 26 4 Aristote, Physique, Trad. Carteron, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2002, 234 a 6 - 9 12 La dialectique appliquée aux opinions anciennes A présent, Aristote juge suffisantes les difficultés posées au sujet de l'existence et de la nature du temps et consacre un bref examen aux opinions issues de la tradition. « Les uns, en effet, prétendent que c 'est le mouvement du tout qui est le temps, d'autres que c 'est la sphère elle-même}5 » Bien que la nature du temps ne lui semble pas plus intelligible à travers les opinions anciennes, Aristote s'accorde avec ses prédécesseurs sur la méthode à employer. « On voit donc que tous, chacun à sa façon, prennent pour principes les contraires; et c 'est avec raison; car les principes ne doivent être formés ni les uns des autres, ni d'autres choses ; et c'est des principes que tout doit être formé; or, c'est là le groupe des premiers contraires, ils ne sont pas formés d'aucune autre chose; contraires, ils ne sont pas formés les uns des autres. » Aristote rejette la définition qui identifie le temps à la sphère céleste sous prétexte qu'elle contiendrait tout. La jugeant trop naïve, il s'intéresse à celle qui assimile le temps au mouvement de l'Univers; la révolution de la première sphère. Cependant, « si le temps est une révolution, il faut qu 'une partie de révolution soit une révolution, puisqu 'une partie de temps est un temps; or une partie de révolution n 'est pas une révolution; donc, le temps n 'est pas une révolution} » La définition de Platon dans le Timée nous dit que « le temps est l'image mobile de l'éternité™ ». Or ce serait confondre le temps avec l'unité de temps, car plus loin, Platon précise qu'à chaque révolution des orbes célestes correspond un temps déterminé. Il ne s'attarde donc pas à la nature du temps, mais bien à sa mesure, l'associant à des éléments de temps. D'autre part, cette définition présente une seconde faiblesse; puisque le temps est 15 //>/</., 218 a 3 3 - b l Ibid., 188 a 26-30 17 Thomas d'Aquin, Physique d'Aristote, Trad. Yvan Pelletier, version électronique, p. 63 18 Platon, Timée, Éd. Gallimard, Trad. Joseph Moreau, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 452 16 13 associé au mouvement périodique de l'Univers, s'il existe une pluralité d'univers, « le mouvement de l'un quelconque d'entre eux serait le temps au même titre, et ainsi coexisteraient plusieurs tempsi9 ». En conséquence, le temps ne peut pas être le mouvement de la première sphère. Le mouvement comme donnée de l'expérience De tout cet examen, un élément persiste malgré les nombreuses obscurités que rencontre l'étude de la nature du temps. S'appuyant sur l'expérience la plus spontanée et la plus communément admise, Aristote nous dit que « le temps paraît surtout être un mouvement et un changement20 ». De cette donnée de l'expérience qu'il prend comme point de départ, il le critique aussitôt en y discernant deux difficultés. Que le temps soit le mouvement, cela n'est qu'une illusion, car alors que le mouvement et le changement ne sont seulement que dans la chose mue ou dans la réalité changeante, le temps lui, se retrouve partout et en toute chose; il est cette réalité commune à tous les mouvements et changements. Dans cette perspective, le temps est défini comme substrat universel de tous les mouvements. Il est intéressant de noter ici qu'Aristote laisse entrevoir la conception d'un temps universel, commun et perçu de la même manière par tous les êtres sensibles. Le temps ne peut être le mouvement puisque « tout changement est plus rapide ou plus lent, le temps non; car la lenteur et la rapidité sont définies par le temps21 ». La lenteur ou la rapidité d'un mouvement quelconque se définissent en fonction du temps. Un mouvement est qualifié de lent lorsqu'il se meut peu en beaucoup de temps, alors qu'un 19 Aristote, Physique, Trad. Carteron, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2002, 218 b 3 - 5 /Z)/t/.,2002,218b9-10 21 Ibid, 218 b 13 -14 20 14 mouvement est rapide lorsqu'il se meut beaucoup en peu de temps, « mais le temps n 'est pas défini par le temps, ni comme quantité, ni comme qualité ». Comment donc le temps pourrait-il être défini en fonction de lui-même? Aristote en conclut que le temps n'est pas mouvement et est autre chose que le mouvement des réalités naturelles. Le temps n'est ni le mouvement, ni sans le mouvement Pourtant, l'essence du temps paraît étroitement liée au mouvement. En effet, lorsqu'aucun changement ne s'opère dans notre pensée et qu'aucun mouvement n'est perçu, il ne semble pas qu'il se soit écoulé du temps. «Si donc l'instant n'était pas différent, mais identique et unique, il n 'y aurait pas de temps?* » Aristote introduit ici un nouvel élément, une propriété du temps qui le lie à une perception sensible. « 57/ nous arrive de ne pas penser qu 'il s'écoule du temps, c 'est quand nous ne déterminons aucun changement et que l'âme paraît durer dans un état unique et indivisible, puisqu'au contraire, c 'est en sentant et déterminant que nous disons qu 'il s'estpassé du temps.24 » Le temps ne peut donc être sans mouvement, ni changement. Cette conclusion à laquelle aboutit Aristote a donc une signification psychologique puisqu'il considère que le temps ne peut être conçu sans l'aperception d'un certain mouvement, et ce discernement requiert une âme pour se le représenter. Est-ce à dire que la nature du temps repose dans notre perception sensible? L'expérience de la durée Aussi paradoxal que cela puisse paraître, pour Aristote, la seule et unique voie d'aborder la réalité du temps dans son objectivité s'enracine dans l'expérience de la durée. 22 /_>/c/.,218bl7-18 Ibid., 218 b 27 -29 24 Ibid, 218 b 29 -219 a l 23 15 Étonnamment, le temps psychique, qui relève pourtant d'une pure subjectivité, précède le temps objectif et fonde l'essence du temps. Le temps, sous cette perspective ne doit pas être compris comme une condition transcendantale au mouvement, mais plutôt comme immanent à la représentation, celle où se distingue les moments successifs. En effet, même si nous sommes immergés dans un environnement obscur et dépourvu de tout stimulus externe, il semble toutefois se produire un certain mouvement dans l'âme et cela suffit pour prendre conscience qu'il s'écoule du temps. De ces considérations, Aristote conclut que le temps est soit le mouvement, soit quelque chose du mouvement, mais puisqu'il a établi précédemment qu'il n'était pas le mouvement, il doit forcément être quelque chose du mouvement. Ainsi, l'expérience de l'écoulement du temps apparaît lorsque nous avons la sensation qu'un mouvement s'opère, et cette sensation se détermine par l'acte de l'âme; une détermination intelligible de la conscience immédiate du changement. L'acte de nombrer Délaissant la question ontologique du temps, .Aristote procède sur le terrain de la représentation afin de poursuivre son étude. Le temps qui l'intéresse ici est non pas le temps physique ou cosmologique, mais bien le temps mathématique, celui qui conditionne la représentation objective, celui déterminé par l'acte de la conscience et qui sera conçu comme étant la mesure du mouvement. L'être du temps suppose donc la perception d'une diversité d'instants, car s'il n'y avait qu'un seul instant de perçu, aucun changement ne pourrait être expérimenté, car rien •je ne peut se mouvoir dans l'instant. « Le mouvement dans l'instant n 'est pas possible. » Le discernement de plusieurs instants distincts ou l'acte de nombrer est la condition immanente à la perception du temps. Jusqu'à présent, le temps nous apparaissait lié au 2S Ibid., 234 a 31 16 mouvement selon deux caractères; la continuité et la succession. Dorénavant, il faut considérer la représentation que s'en fait l'âme pour en chercher son mode d'être. Il s'agit donc de s'interroger sur le mode de continuité successif qui caractérise le temps. Le temps s'actualise constamment dans le maintenant présent à l'intérieur de la représentation que s'en fait l'âme. La continuité successive est étendue Ce qui caractérise en propre une continuité successive est son étendue; sa grandeur. « Or, puisque le mû est mû d'un point de départ à un point d'arrivée et que toute grandeur est continue, le mouvement obéit à la grandeur; car c 'est par la continuité de la grandeur que le mouvement est continu; et par le mouvement, le temps; en effet, le temps paraît toujours s'être écoulé proportionnellement au mouvement?6 » Tout continu ne se définit objectivement que par sa propriété d'être divisible à l'infini, mais ce qui distingue la divisibilité à l'infini du temps par rapport à celle d'une ligne est la succession. Cette succession s'effectue selon une direction, elle suppose donc un ordre et c'est par cet ordre que nous discernons l'antérieur et le postérieur. Le temps aristotélicien est conséquemment fléché, il est orienté à travers la succession. Discernement de l'antérieur-postérieur La théorie du lieu est nécessaire au discernement de l'antérieur-postérieur, car ce dernier se retrouve originairement dans le lieu. C'est la direction du mouvement qui conditionne transcendentalement la distinction de l'avant et de l'après dans la continuelle succession des instants. Ce n'est qu'à travers une opération mathématique; une symbolisation géométrique de la succession, qu'il nous est possible de discerner des termes 26 /_>/./.,219al0-14 17 successifs, non pas comme différents, mais bien séparés par un intervalle qui les distinguent entre eux. Il faut donc déterminer au moins deux termes distincts par leur rang dans une succession pour en saisir l'ordre selon l'antérieur-postérieur. « Quand, en effet, nous distinguons par l'intelligence les extrémités et le milieu, et que l'âme déclare qu 'il y a deux instants, l'antérieur d'une part, le postérieur, d'autre part, alors nous disons que c'est là un temps?1 » Ce qui constitue l'originalité du temps par rapport aux autres modes de continus est son caractère successif, toujours en mouvement. Alors que le continu spatial ou l'antérieur-postérieur selon le lieu est ordonné selon la position, il en est tout autrement dans le continu temporel, car sans cesse, ses parties sont évanescentes dans la succession des instants qu'il engendre. Le temps : nombre du mouvement selon l'antérieur-postérieur Il est nécessaire de distinguer dans la succession, son sujet; soit le flux qui se traduit dans l'antérieur-postérieur comme le mouvement même, et l'essence de l'antérieurpostérieur qui est autre chose que le mouvement; soit le facteur de mise en ordre qui permet justement au mouvement d'être ordonné selon l'antérieur-postérieur. Quand donc nous sentons l'instant comme unique au lieu de le sentir, ou bien comme antérieur et postérieur dans le mouvement, ou bien encore comme identique, mais comme fin de l'antérieur et commencement du postérieur, il semble qu 'aucun temps ne s'est passé parce qu 'aucun mouvement ne s'est produit. Quand au contraire nous percevons l'antérieur et le postérieur, alors nous disons qu 'il y a du temps; voici en effet ce qu 'est le temps : le nombre du mouvement selon l'antérieur-postérieur. 27 28 Ibid, 219 a 26 -30 /&_.., 219 a 3 0 - b 2 18 Newton et la physique classique La physique aristotélicienne s'est imposée durant près de deux millénaires, sans pour autant avoir su résoudre les nombreuses difficultés et paradoxes qui s'y attachaient. Fortement ancré dans les profondeurs anthropologiques, le temps, tel que le décrivent Aristote et ses contemporains, s'est toujours vu associé aux caractéristiques sociales, religieuses et sensibles que s'en fait l'homme. Le temps d'-Aristote n'est pas un temps cosmologique, indépendant et absolu, mais un temps psychologique, fondé sur les données immédiates que nous renvoient nos sens. Connaître pour asservir Le dessein cartésien, visant à faire de l'homme le maître et possesseur de la nature, a sonné la fin de la physique aristotélicienne. La science et le savoir se doivent d'être utiles. C'est en comprenant et en dominant la nature que les êtres humains parviendront à répondre à leurs besoins. À ce moment, la civilisation moderne a souhaité abstraire le temps de son attache anthropologique pour ainsi reconstruire un autre type d'artefact, un pur outil de mesure. En élevant l'homme en maître et possesseur du temps, il atteint ce degré de contrôle sur la nature qui lui permet de la dominer et d'en soustraire un bénéfice. Le pouvoir de la raison se situe donc dans la capacité de connaître la nature pour ensuite l'asservir. Mesurer le temps, c'est mesurer l'une des formes de la domination et de la manipulation de l'homme sur le monde. 19 Le mérite qui revient à Isaac Newton est d'avoir brillamment su mathématiser le temps, faisant ainsi de ce paramètre, un puissant outil de prédiction. Néanmoins, le véritable coup d'envoi de la nouvelle physique est la découverte de la loi de la chute des corps par Galilée. Il est le premier à utiliser le paramètre « temps » pour décrire le mouvement et découvre que la vitesse acquise dans le vide est proportionnelle à la durée de la chute et indépendante de la masse et de la nature du corps. C'est un résultat capital puisqu'il vient miner la crédibilité de la théorie d'Aristote concernant le mouvement local qui prévalait depuis deux millénaires. En effet, jusque-là, plus un corps était massif, plus sa vitesse de chute était élevée. Faisons d'abord les distinctions qui sont manifestes pour tout le monde : l'absolument pesant c 'est ce qui est au-dessous de tout le reste, et l'absolument léger ce qui est à la surface de tout. Quand je dis « absolu », je considère le genre et sans considérer les corps qui ont l'un et l'autre attribut. Ainsi il est manifeste que n 'importe quelle quantité de feu se transporte vers le haut, s'il ne se trouve rien d'autre pour l'empêcher, et que la terre va vers le bas. Et une quantité supérieure fait de même, mais plus vite. Première étape : renoncer à l'ontologie Contrairement à Aristote, Galilée renonce à s'interroger sur la nature du temps. Non pas que la question soit dépourvue de sens, mais puisque deux mille ans n'ont pas suffi à résoudre cette énigme, il préfère s'intéresser à la question de savoir comment se représenter le temps pour en faire un outil, un paramètre permettant de relier entre eux les différents phénomènes physiques. La science renonce aux questions d'ordre ontologique. Galilée nous précise que la nature du temps n'est pas susceptible d'un traitement par la physique. Laissant donc de côté cette préoccupation et s'intéressant aux mouvements des corps, l'approche de Galilée ouvre la voie à ce qui deviendra la mécanique classique. 29 Aristote, Traité du ciel, Paris, Éd. GF Flammarion, 2004, 311 a 16 - 21 20 Cependant, Husserl nous démontre très bien à travers sa critique que cette méthode initiée par Galilée est lourde de conséquences, car elle exclut systématiquement toute « question qui porte sur le sens ou sur l'absence de sens de toute cette existence humaine? 0 » La géométrisation de la nature engendre une toute nouvelle science ; la science de la nature mathématique, une science qui se trouve idéalisée à travers l'art de la mesure. La géométrisation de la nature « a pour la première fois fait un monde objectif, au sens propre du terme, de ce qui était espace et temps pour le monde de la vie, c 'est-à-dire une forme générale indéterminée avec la multiplicité des figures que l'intuition empirique pouvait imaginer dans cette forme ; c'est-à-dire qu'elle a créé une totalité infinie d'objectivités idéales déterminables de façon méthodique et absolument univoque pour tout le monde. » Ce que permet la mathématique pure ainsi que l'art de la mesure, lorsqu'elles sont intégrées et appliquées à la nature, est la capacité d'anticiper, voir même de calculer certains phénomènes naturels dont les mesures nous sont encore inconnues et qui, pour certains, ne seront jamais accessibles à la mesure directe. Dorénavant objective, la science de la nature mathématique devient cette scrupuleuse activité de mesure, mais condamnée à l'inexactitude des grandeurs empiriques, car toujours il sera possible d'améliorer la précision des instruments qui servent à les mesurer. La science de la nature mathématique est donc contrainte à ne demeurer qu'une simple approximation par rapport à un pôle inaccessible de précision. Relayé à titre d'approximation, la science de la nature mathématique ou galiléenne n'est donc qu'une hypothèse, qui malgré ses innombrables confirmations, demeurera encore et toujours une hypothèse, dont les confirmations se succéderont à l'infini. Husserl, Edmond, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Éd. Gallimard, 1976, p. 10 31 Ibid. p. 37-38 21 C'est l'essence propre de la science de la nature, c'est son mode d'être a priori, d'être à l'infini hypothèse, et d'être à l'infini confirmation. Il y a dans cette progression un perfectionnement croissant ; au total, il implique pour la science de la nature dans son ensemble que cette science se rapproche toujours d'ellemême, de son être « définitivement » vrai, qu'elle donne une « représentation » toujours meilleure de ce qu'est la « vraie » nature. Mais la vraie nature se trouve à l'infini - non pas comme une ligne droite va à l'infini, mais plutôt elle est, en tant que pôle infiniment éloigné.3 Cette opération qu'entreprend Galilée dans la géométrisation de la nature substitue la nature qui nous est donnée intuitivement, celle perçue par l'expérience réelle ou possible par une nature mathématique des idéalités, qui n'est qu'une substruction, et élevée à titre de seul monde réel et objectif. «Le vêtement d'idées: «Mathématique et science mathématique de la nature », ou encore le vêtement de symboles, de théories mathématicosymboliques, comprend tout ce qui pour les savants et les hommes cultivés, se substitue au monde de la vie et le travestit. C'est le vêtement d'idées qui fait que nous prenons pour l'Être vrai ce qui est Méthode.33 » Adopter une telle méthode est hasardeux, car le mathématicien, le physicien, a fortiori le technicien de la méthode délaisse le sens des symboles idéalisés qu'il manipule dans ses calculs. Il ne distingue plus la théorie apriorique et l'empirie. Il ne distingue plus l'espace et les formes spatiales traitées par la géométrie, ni le temps et la variable « t » qui sert à le mesurer. En fait, Husserl nous précise que dans la sphère effective de recherche et de découverte, de telles distinctions n'évoquent aucun besoin d'éclaircissement pour le physicien. La nature ou le sens inhérent de la variable « t » par exemple, n'est pas susceptible d'un traitement scientifique et ne relève pas de la science. S'interroger scientifiquement sur la nature des variables et symboles employés dans la nouvelle science mathématisée est absurde, car cela dépasse son cadre formel et relève d'un domaine extérieur aux mathématiques. n I b i d . , ? . 49 * Ibid, p. 60 22 C'est précisément là ce qui s'est perdu à travers une science donnée par la tradition et devenue te/vq, si du moins l'on suppose que ce fut là l'intérêt dominant de sa proto-fondation. Toute tentative pour conduire ce savant à de telles méditations, dès lors qu'elle provient d'un domaine de recherche extérieur à la mathématique, extérieur aux sciences de la nature, est repoussée comme « métaphysique ».34 Bien que la méthode et l'intention diffèrent grandement d'Aristote, Galilée s'accorde néanmoins avec ce dernier en ce qui concerne l'étroite relation qu'entretiennent le temps et le mouvement. Quand donc j'observe qu'une pierre tombant d'une certaine hauteur à partir du repos acquiert successivement de nouvelles augmentations de vitesse, pourquoi ne croirais-je pas que ces additions ont lieu selon la proportion la plus simple et la plus évidente ? Or, tout bien considéré, nous ne trouverons aucune addition, aucune augmentation plus simple que celle qui toujours vient s'ajouter de la même façon. Ce que nous comprendrons aisément en considérant l'étroite affinité entre le temps et le mouvement : de même en effet que l'uniformité du mouvement se définit et se conçoit grâce à l'égalité des temps et des espaces, de même nous pouvons concevoir que dans un intervalle de temps semblablement divisé en parties égales des accroissements de vitesses aient lieu simplement et, du même coup, continuellement accéléré nous nous représentons un mouvement où en des temps égaux quelconques se produisent des additions égales de vitesse.35 Conséquences philosophiques Est-ce à dire que parce que Galilée délaisse les questions relatives à la nature du temps, qu'il s'intéresse plutôt au petit paramètre « / », que cette fameuse quête initiée deux millénaires plus tôt soit révolue ? Bien au contraire ! Nous verrons comment Newton s'approprie la loi de la chute des corps pour en édifier une nouvelle science riche en 34 Ibid, p. 66 Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, Paris, Ed. PUF, 1995, p. 131 23 conséquences philosophiques. L'unification de la physique qu'opère Newton en soumettant à une même loi les phénomènes célestes et terrestres ébranle deux millénaires de physique aristotélicienne. En effet, le cosmos hiérarchisé d'Aristote que l'on retrouve dans son Traité du ciel est un univers scindé entre un monde sublunaire ainsi qu'un monde supralunaire. Radicalement différent, le monde sublunaire est soumis à une physique des qualités qui s'appliquent aux quatre éléments (la terre, l'eau, l'air et le feu) qui interagissent entre eux par leurs propriétés (le froid pour la terre et l'eau, l'humide pour l'eau et l'air, le chaud pour l'air et le feu, le sec pour le feu et la terre) et expliquent les changements qui s'y produisent. À ces quatre éléments vient s'ajouter un cinquième élément ; l'éther, qui lui, est immuable et explique l'immuabilité du monde supralunaire. C'est pourquoi les êtres de là-bas par nature n'ont ni lieu, ni temps qui les fasse vieillir, et il n'y a pas non plus aucun changement pour les êtres qui sont disposés au-dessus de la translation la plus extérieure et la plus autonome des vies, qu'ils mènent pour toute sa durée. 6 Il est donc rationnel qu'il se meuve d'un mouvement ininterrompu, car tout ce qui est mû s'arrête quand il est arrivé dans son lieu propre, mais pour le corps mû en cercle c'est le même lieu dont il est parti vers lequel il finit par arriver. 7 Les mouvements naturels dans le monde d'ici-bas ; monde sublunaire, tendent donc vers un repos absolu situé en son centre, mais à l'opposé, le mouvement de la sphère céleste ; monde supralunaire, est ininterrompu. Ces deux mondes ne sont donc pas soumis aux mêmes types de mouvements, mais dorénavant, Newton renverse cette perspective et prétend que les mêmes principes et les mêmes lois s'appliquent autant aux objets terrestres que célestes. 36 37 Aristote, Traité du ciel, Paris, Éd. GF Flammarion, 2004, 279 a 18 - 22 Ibid., 279 b 1 - 3 24 Ce n'est pas tant la conception temporelle d'Aristote qui posait problème à l'époque de Newton, mais plutôt l'édifice cosmologique qui s'y rattachait. Les observations au télescope de Galilée découvrirent une Lune à la surface imparfaite, des satellites orbitant autour de Jupiter et les régions obscures du ciel révélèrent une infinité d'étoiles, suggérant ainsi un univers illimité. De plus, cette position privilégiée du mouvement circulaire et uniforme, bien qu'encore persistante dans les travaux de Nicolas Copernic, se voit détrônée au profit du mouvement elliptique. Le tournant qu'opère la physique newtonienne par rapport à la physique aristotélicienne est majeur et riche en conséquences philosophiques. Intention de Newton Il ne faut pas voir l'ouvrage de Newton comme une critique ou un affront à la physique aristotélicienne. Ni métaphysicien ou grand philosophe, Newton est un savant de métier qui s'intéresse davantage à la « science » plutôt qu'à la philosophie, sans toutefois pouvoir en faire abstraction, car « il en a besoin pour poser les bases de son investigation mathématique et empirique?* » L'objectif de Newton était non pas de sonder la nature du temps et de l'espace, mais plutôt de définir les concepts de temps, d'espace et de mouvement à l'intérieur d'une matrice, permettant ainsi de résoudre des problèmes mécaniques. Toutefois, cette façon de considérer l'univers, purement mathématique, ne prétend pas en donner ses causes physiques. Je me sers indifféremment des mots d'impulsion, d'attraction ou de propension quelconque vers un centre : car je considère ces forces mathématiquement et non physiquement; ainsi, le lecteur doit bien se garder de croire que j'aie voulu désigner par ces mots une espèce d'action, de cause ou de raison physique, et lorsque je dis que les centres attirent, lorsque je parle de leurs forces, il ne doit pas penser que j'aie voulu attribuer aucune force réelle à ces centres que je considère comme des points mathématiques.39 38 39 Koiré, Alexandre, Du monde clos à l'univers infini, Paris, Éd. Gallimard, 1973, p. 194 Newton, Isaac, Principia, trad. La Marquise du Châtelet, Éd. Dunod, Paris, 2005, p. 7 25 La mécanique newtonienne ne doit pas être considérée comme une perspective ontologique sur le monde, mais bien comme un ensemble de concepts cohérents à l'intérieur d'un cadre mathématique et dynamique. « Toute la difficulté de la philosophie paraît consister à trouver les forces qu'emploie la nature, par les phénomènes du mouvement que nous connaissons, et à démontrer ensuite par-là, les autres phénomènes. » Synthétisant les acquis de Kepler et de Galilée, Newton s'extirpe de la cinématique et crée la dynamique ou l'étude des mouvements. Résolument nouvelle, cette conception dynamique met fin à la définition astronomique purement cinématique du temps telle qu'elle était définie par le mouvement régulier de la sphère des fixes. Définition Il y a deux temps qui sont à discerner dans la conception mécaniste de Newton; le temps absolu et le temps relatif. S'opposant vigoureusement à la conception aristotélicienne, le temps absolu de Newton est une idéalité. Il figure dans les principes de la dynamique : c'est un temps vrai, mathématique et dépourvu de relation à quoi que ce soit qui lui soit extérieure. Intrinsèquement mathématique, il coule de façon homogène et uniforme. Quant à lui, le temps relatif n'est autre chose que les mesures physiques ou astronomiques telles que mesuré par une horloge ou tout autre instrument. Adoptant une position plutôt néoplatonicienne, Newton fait de l'espace et du temps des réalités intelligibles et indépendantes du mouvement. 40 Ibid, p. XX 26 Vivement critiqué par Whitehead, le Scholium de Newton est, selon lui, victime d'une insuffisance épistémologique puisqu'il est dans l'incapacité «d'esquisser, même faiblement, les limites de son champ de validité. Il en résulte que les lecteurs, et presque certainement Newton lui-même, se trompent sur son sens, se rendant ainsi victimes de ce q u e j 'ai appelé ailleurs : « localisation fallacieuse du concret ». » L'espace et le temps, tels qu'ils sont conçus dans le Scholium de Newton, sont donnés déjà tout faits indépendamment de la matière et des phénomènes qui y sont subordonnés. « Quand j ' a i écrit mon traité sur notre système, j'avais en vue des principes susceptibles, aux yeux des hommes réfléchis, de passer pour la foi en une divinité. » La volonté de Newton n'est donc pas d'élucider le mystère de la nature de l'espace ou du temps, mais plutôt d'échafauder un système articulé dont l'origine est de nature surnaturelle et bien déterminée, en ce sens qu'espace et temps sont donnés dans une pure extériorité avant même que la matière et les phénomènes y soient perçus. Le Scholium, nous dit Whitehead, néglige le caractère autoproductif, de Oucnç ou de natura naturans dans le sens ou la nature s'autogénère. La natura naturans fait donc référence à cette activité inhérente à la nature qui fait en sorte qu'elle s'engendre elle-même, sans avoir recours à quoi que ce soit qui lui soit extérieure. Ce processus n'est pas à comprendre comme un simple flux d'événements, mais bien en tant qu'il implique un caractère de permanence issu de la multiplicité des objets qui constamment s'actualisent et se renouvèlent. Cette multiplicité est précisément « un milieu doté d'un élément d'ordre, qui persiste en raison de relations génétiques entre ses membres. » La nature agit dans le monde d'une manière immanente puisqu'elle est elle-même la cause efficiente de l'actualisation des objets et des phénomènes qui s'y produisent selon Whitehead alors que Newton sépare la multiplicité des objets de la nature et le cadre absolu issu de la mathématisation de l'espace et du temps. 41 n 43 Whitehead, Alfred North, Procès et réalité, Paris, Éd. Gallimard, 1995, p. 174 Citation tirée de Life ofBenthley, de Jebb, chapitre II, Coll. English Men of Letters Whitehead, Alfred North, Procès et réalité, Paris, Éd. Gallimard, 1995, p. 170 27 Absolu L'absolutisme du temps et de l'espace est la condition de leur mathématisation. La conséquence philosophique de l'absolutisme temporel est qu'il ne dépend de rien qui lui soit extérieur. Le temps absolu, vrai et mathématique, en lui-même et de sa propre nature, coule uniformément sans relation à rien d'extérieur et d'un autre nom est appelé Durée. Les temps et les espaces n'ont pas d'autres lieux qu'eux-mêmes, et ils sont les lieux de toutes les choses. Tout est dans le temps, quant à l'ordre et la succession : tout est dans l'espace, quant à l'ordre de la situation. C'est là ce qui détermine leur essence, et il serait absurde que les lieux primordiaux se mussent. Ces lieux sont donc les lieux absolus, et la seule translation de ces lieux fait les mouvements absolus.44 La définition absolutiste du temps est riche en conséquences philosophiques. La conception newtonienne inculque au temps les propriétés de flux uniforme et homogène, de continuité, d'universalité, de vide et d'infinité. Il n'est pas sans dire que ses propriétés ne sont pas dépourvues de difficultés. Égalité des intervalles de temps Affirmer que le temps s'écoule de manière uniforme n'est pas évident. En effet, sur quel principe indubitable pouvons-nous juger que deux intervalles de temps sont réellement égaux? Chaque mesure d'un temps est nécessairement rattachée à l'observation d'un certain mouvement que nous présumons constant, mais rien n'indique qu'il l'est absolument. Il est possible qu'aucun mouvement ne soit parfaitement égal, rendant la tâche de mesurer le temps de manière exacte impossible, car tous les mouvements sont 44 Newton, Isaac, Principia, trad. La Marquise du Châtelet, Éd. Dunod, Paris, 2005, p. 7-9 28 susceptibles d'être accélérés et retardés. Néanmoins, le temps absolu se doit de couler uniformément s'il se veut être le cadre à l'intérieur duquel tous les phénomènes sont subordonnés. La problématique du flux temporel homogène apparaît dans la durée inégale des jours. En effet, grâce aux astronomes et à l'invention de l'horloge à pendule de Huygens, la durée du jour, c'est-à-dire le temps que prend le Soleil pour revenir au zénith, varie d'une vingtaine de minutes durant l'année, alors que l'intervalle de temps que prend une étoile pour revenir au zénith est constant tout au long de l'année. « On distingue en astronomie le temps absolu du temps relatifpar l'équation du temps. Car les jours naturels sont inégaux, quoiqu 'on les prenne communément pour une mesure égale du temps; et les astronomes corrigent cette inégalité, afin de mesurer les mouvements célestes par un temps plus exact.45 » Dans un sens Aristote avait raison d'avoir associé la notion d'intervalle de temps régulier au mouvement uniforme de la sphère céleste. Parce que la sphère des étoiles fixes n'est contenue à l'intérieur d'aucune autre sphère et qu'elle contient tout l'univers, le mouvement des étoiles fixes est ainsi, la mesure de tous les mouvements. Continuité Mathématiser le temps, c'est en faire un continuum, c'est-à-dire un ensemble homogène d'éléments qui se succèdent de façon continue. En d'autres termes, jamais il n'y a de scission, de discontinuité entre deux temps. Une infinité d'intervalles s'insèrent toujours entre deux temps, et ce, peu importe la proximité qui les sépare. La séquence des éléments qui constitue tout continuum temporel se dévoile de manière à ce que chacun des éléments adjacents n'ait pas de différences saillantes et ne soit divisible que de façon arbitraire ou virtuelle pour reprendre le langage employé précédemment dans la physique 45 Newton, Isaac, Principia, trad. La Marquise du Châtelet, Éd. Dunod, Paris, 2005, p. 8 29 aristotélicienne. En effet, Newton et Aristote s'accordent sur l'aspect continu de la temporalité et sur l'étendue infinitésimale de l'instant. L'universalité L'universalité est la seconde conséquence de l'absolutisme temporel. À l'intérieur d'un temps absolu, un phénomène qui est observé comme instantané pour deux observateurs le sera également pour tout autre observateur, et ce, quoi que soit la distance qui les séparent. Une conséquence de la simultanéité est que l'information se transmet instantanément dans l'univers et donc, que la vitesse à laquelle elle est transmise est infinie. Par exemple, un observateur muni d'une puissante lunette d'approche et situé de l'autre côté de notre galaxie observera au même moment que moi, le fracas de mon verre s'étant dérobé de ma main maladroite. Les phénomènes qui adviennent dans l'univers sont simultanés à quiconque les observe. Le temps est conséquemment commun et universel dans toute l'étendue de l'Univers. Il n'y a qu'un Temps de l'Univers, un temps cosmologique. Vide Une troisième conséquence philosophique, qui n'est pas à négliger, vient se greffer à l'absolutisme du temps; l'apparition de vide temporel. Advenant le cas où les choses et les événements parsemant l'univers venaient à disparaître, cela n'entraînerait pas l'annihilation du temps et de l'espace. Le temps et l'espace sont entièrement indépendants de la matière et des phénomènes qui y surviennent et peuvent donc exister de manière autonome. 30 Aristote rejette catégoriquement la possibilité d'un vide, qu'il soit temporel ou spatial. Bien que Démocrite élève le vide à titre de condition du mouvement, Aristote prétend qu'au contraire, il entraîne l'inverse, à savoir, l'immobilisme absolu. Le repos devient inévitable dans le vide, car comment le mouvement pourrait-t-il tendre dans une quelconque direction puisque le vide ne comporte aucune différence? « Comment y aura-til un mouvement naturel, quand il n'y a aucune différence : c'est le vide et l'infini? Car, dans l'infini, il n'y a plus ni haut ni bas, ni milieu; dans le vide, le haut ne diffère en rien du bas; car du rien il n'y a aucune différence, de même du non-être; et le vide semble être un non-être et une privation.46 » Aristote précise qu'il n'y a aucune proportion entre zéro et un nombre et qu'il en est de même pour le vide et le plein. Mais le mouvement, en tant qu'il est dans le temps, est toujours une quantité limitée et se doit donc toujours d'être une proportion par rapport à un autre mouvement. Le vide est donc l'obstacle à l'existence du mouvement selon Aristote et ne peut pas être. Le temps aristotélicien, étroitement lié à la matière et aux phénomènes, est la mesure du mouvement, qu'il soit quantitatif ou qualitatif, mais le temps absolu de Newton permet qu'il perdure, et ce, même si aucun changement ou mouvement ne survient. Le temps poursuit inlassablement son rythme indépendamment de ce qui s'y déroule en son sein. Infinité L'absolutisme renferme une conséquence étonnante et encore une fois, opposée à la cosmologie aristotélicienne ; la perte d'un centre de référence, d'un emplacement et d'un temps privilégié. En effet, dans un espace et un temps absolus, aucun emplacement et aucun temps ne sont favorisés, car tous s'équivalent, aucun ne peut être distingué. Dans une telle perspective, l'orientation de l'espace et du temps perd tout son sens. En effet, aucune 46 Aristote, Physique, Trad. Carteron, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2002, 215 a 6 - 11 31 direction n'est privilégiée dans un espace et un temps absolu. Comment parler de centre de l'Univers dans un cosmos dépourvu de limite ? Comment parler de commencement du temps dans un Univers où la durée est infinie ? Ce que rend possible la métrique absolue du temps et de l'espace de Newton est néanmoins très puissante ; la description exacte du mouvement des corps. Grâce aux mathématiques inhérentes à la représentation que se fait Newton du temps et de l'espace, il est possible de calculer avec précision, grâce aux équations de mouvement, la position qu'occupe un corps à tout moment. La mathématisation du temps et de l'espace évacue la flèche du temps, car toujours, il est possible de remonter le temps et de connaître avec exactitude la localisation d'un corps, et ce, même dans un lointain passé. Les équations de mouvements ne se sont pas soumises à une orientation temporelle, elles sont parfaitement réversibles. Selon la physique newtonienne, les phénomènes peuvent aussi bien se dérouler dans un sens que dans l'autre, mais une telle conséquence va à l'encontre de notre intuition, car jamais nous n'avons aperçu une pomme remontée dans l'arbre qui la portait. En faisant de la durée absolue un sensorium Dei, Newton rappelle la Souveraineté de Dieu ; mais inversement, il contribue à diviniser tellement les attributs de Dieu qu'il inaugure du coup une nouvelle cosmologie, un univers infini, infini dans la durée comme dans l'espace, un monde dans lequel la matière se meut selon des lois éternelles et nécessaires, un monde qui, par conséquent, n'a plus besoin de Dieu.47 Innovateur L'innovation du système de Newton par rapport à ses prédécesseurs est la méthode philosophique qu'il emploie pour élaborer sa théorie. Newton ne suppose rien et n'admet dans les choses que ce qu'il y voit. Il est important de bien distinguer la philosophie Gonord, Alban, Le temps, Paris, Éd. GF Flammarion, 2001, p. 158 32 expérimentale de la philosophie conjecturale. La première, apparue avec les travaux de Galilée, se veut être une méthode qui ne tire des conséquences que des expériences qu'elle réalise, alors que la deuxième pose des hypothèses qui tâchent d'expliquer les phénomènes par leurs causes. Ne se souciant guère des causes, Newton tire des conséquences logiques à partir des expériences qu'il effectue ; il démontre par les phénomènes. C'est là toute l'originalité qui distingue la philosophie expérimentale de la philosophie conjecturale qui prédominait depuis plus de deux millénaires. Néanmoins, des observations révèlent des problématiques et minent la crédibilité de la physique newtonienne. Parmi ces observations, notons l'incapacité de la physique mécanique à rendre compte du mouvement de la Lune autour de la Terre et des anomalies détectées dans les orbites de Jupiter et Saturne. La plupart de ces difficultés ne seront résolues que plusieurs décennies plus tard par Clairaut en 1749 et Laplace en 1785, mais malgré ces réussites, le monde tel que vu par Newton nécessitera constamment d'être réajusté pour employer les termes de Leibniz. Toujours il subsiste des exceptions qui dérogent aux lois newtoniennes. 33 Leibniz : le temps relationnel et idéal La querelle historique La conception relationnelle du temps de Leibniz n'aurait peut-être jamais vu le jour sans les nombreuses correspondances avec Clarke. Probablement dirigés par Newton luimême, les écrits de Clarke ont contribué à une grande réflexion sur la question du temps. Deux théories diamétralement opposées en sont sorties; le temps absolu et le temps relationnel. Mais d'où émane cette querelle? Alors qu'en 1688, Newton rendait grâce à Leibniz dans ses Principia et qu'en 1693, Leibniz correspondait encore amicalement avec Newton, ce n'est qu'en 1712-1714 que leur relation s'envenima. En effet, c'est sur la question de savoir à qui revient le mérite d'avoir inventé le calcul infinitésimal que la polémique éclata. À partir de ce moment, les deux philosophes s'acharneront à ridiculiser les conceptions philosophiques de l'autre à travers diverses interprétations nébuleuses. Le point crucial sur lequel Leibniz attaque Newton est d'ordre théologique. M. Newton et ses sectateurs ont encore une fort plaisante opinion de l'ouvrage de Dieu. Selon eux, Dieu a besoin de remonter de temps en temps sa montre autrement elle cesseroit d'agir. Cette machine de Dieu est selon eux si imparfaite qu'il est obligé de la décrasser de temps en temps par un concours extraordinaire et même de la raccommoder comme un horloger qui sera d'autant plus mauvais maitre qu'il sera plus souvent obligé d'y retoucher et d'y corriger. 8 48 Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, Paris, Presses universitaires de France, 1991, Leibniz à la Princesse de Galles (BR. Carolina, F.39), p. 22 34 L'interprétation de Leibniz est rapidement commentée dans la première réponse de Clarke : « The notion of the World's being a great Machine, going on without the interposition of God, as a clock continues to go without the assistance of the clockmaker ; is the notion of Materialism and Fate, and tends, (under pretense of making God a Supramundane Intelligence), to exclude Providence and God's Government in reality out of the World49 » C'est donc à la suite de cette très longue correspondance entre Clarke et Leibniz que se sont érigées deux théories temporelles nourries de l'intelligence de l'opposant. Malgré tout le brillant de Leibniz, il semble qu'aujourd'hui, la conception newtonienne ait gagné la faveur des scientifiques. Il faut néanmoins accorder à Newton l'énorme utilité que nous permet la puissance de prédiction du temps mathématique à l'intérieur d'un cadre absolu. Est-ce à dire que ce qui nous est le plus utile définit ce qui est vrai et réel? Tant par leur méthode que par leur structure ontologique, les conceptions de Newton et Leibniz s'opposent fougueusement, mais demeurent toutefois toutes deux empreintes de théologie. Nous verrons que les oppositions les plus féroces puiseront leur origine dans la question de la perfection divine. Leibniz n'acceptera pas l'idée que Dieu puisse créer un monde nécessitant constamment d'être « réajusté », alors que Newton croit qu'une intervention divine constante est nécessaire au « rouage » de l'univers. Principe de la raison suffisante La méthode sur laquelle s'appuie Newton est la philosophie expérimentale. Elle se veut être une méthode qui prouve par le phénomène. Il s'agit de trouver une explication 49 Ibid., Première réponse de Clarke, chapitre 3 35 rationnelle qui corrobore des observations de phénomènes tels le mouvement des planètes ou la chute des corps. Leibniz reproche à cette philosophie de ne pas se soucier des causes. La philosophie conjecturale que favorise Leibniz s'enracine sur le principe de raison suffisante; « jamais rien n'arrive sans qu'il y ait une cause ou du moins une raison déterminante, c'est-à-dire qui puisse servir à rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon.50» Le temps chez Leibniz n'est pas absolu, mais relationnel; il dépend de relations causales qui lui inculquent un ordre, son irréversibilité et enfin il n'est pas une entité réelle, mais plutôt idéale. C'est donc sur ces trois propriétés; le temps est relationnel, il est un ordre successif d'états orienté causalement et il est une entité idéale, que s'articulera l'examen de la conception leibnizienne du temps. Définition : Le temps n'est pas absolu, mais relationnel Aucun phénomène, aucune chose n'a une existence absolue, nécessaire et étemelle. Leur existence n'est que relative, contingente et finie. L'idéalité du temps leibnizien s'inspire de l'argumentation qu'a développée Aristote, quatre siècles avant notre ère dans sa Physique. Et comment une chose pourroit elle exister éternellement, qui à parler exactement n'existe jamais? Car comment pourroit exister une chose, dont jamais aucune partie n'existe? Du temps n'existent jamais que des instans, et l'instant n'est pas même une partie du temps. Quiconque considérera ces observations comprendra bien que le temps ne sauroit être qu'une chose idéale.51 50 Leibniz, Essais de Théodicée, Paris, Éd. GF-Flammarion, 1999,1, 44 Leibniz, Correspondance ILeibniz-Clarke, Paris, Presses universitaires de France, 1991, cinquième écrit, chapitre 49 51 36 Parce que le temps n'a jamais ses parties ensemble, il ne saurait être une réalité absolue. Mais quel est son mode d'existence? « Si le temps est réel et absolu, cela implique que l'être du temps est éternel et infini, et, par conséquent, le temps est Dieu. Mais comme le temps est formé de parties, étant divisible, il s'ensuit que Dieu contient des parties c'y temporelles, ce qui est absurde. » Newton refuse l'attribut d'éternité au temps, mais un temps absolu ne peut qu'être éternel pour Leibniz, c'est donc sur l'absoluité du temps que Leibniz critique la conception newtonienne. Le temps semble bel et bien se présenter comme étant divisible, il ne saurait être absolu. Pour résoudre cette impasse, Leibniz lui octroie un mode d'existence relationnel, il serait plutôt un ordre de succession. « Or de dire que Dieu est l'Espace, c'est luy donner des parties, l'Espace est quelque chose, mais comme le temps : l'un et l'autre est un ordre général des choses. L'Espace est l'ordre des Coexistences et le Temps est l'ordre des Existances successives : ce sont des choses véritables, mais idéales comme les Nombres. » Ainsi, il y a des instants qui se succèdent selon un certain ordre. C'est cet ordre, entre les divers instants, qui détermine le mode d'existence du temps. Chaque instant étant un état différent des choses et des phénomènes qui existent et persistent dans le temps. Nita, Adrian, La métaphysique du temps chez Leibniz et Kant, Paris, Éd. L'Harmattan, 2008, p. 34 Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, Paris, Éd. Presses universitaires de France, 1991, Leibniz a Conti, p. 41 37 Le temps comme ordre de succession Le temps ne peut donc pas être absolu et n'est pas une substance. Pour être substance, une entité se doit d'avoir la capacité de persister à travers les changements. « Or les changements qui surviennent à un ens successivum ne peuvent déterminer une entité persistant à plusieurs moments du temps, étant donné qu 'aucune des parties de cet être n 'existe au-delà d'un moment. Par conséquent, de tels êtres ne sont pas des substances. » Un temps absolu le rendrait parfaitement uniforme. Sans les choses qui évoluent dans le temps, un point temporel ne diffère absolument en rien d'un autre point temporel. Pour Leibniz, une telle conception engendre l'impossibilité qu'il y ait une raison pour laquelle Dieu ait créé le monde ainsi et non pas autrement. Un temps absolu rend toutes ses parties parfaitement semblables et identiques sans les choses. Comment alors constater l'écoulement du temps alors qu'aucun changement ne s'opère? Supposons que l'univers se meuve dans une direction particulière à travers l'espace, conçu comme cadre absolu. Comment serait-ce possible de déceler ce mouvement alors que toutes les parties de l'univers se déplacent dans la même direction? Un tel mouvement, dans l'espace absolu, est absurde puisqu'aucun mouvement relatif entre ses parties ne peut témoigner de son existence. Le temps, sans changement, est conséquemment inconcevable. Leibniz, Recherches générales sur l'analyse des notions et des vérités, trad. J.B. Rauzy, Paris, Éd. Presse universitaires de France, 1998, p. 103-104 et 453-453 38 Principe des indiscernables En vertu du principe des indiscernables, deux entités indiscernables sont identiques. Par conséquent, dans une conception absolutiste du temps, deux instants; où ne s'opère aucun changement, sont indiscernables et donc, ils sont le même instant. Il n'y a donc pas de temps, puisqu'il n'y a pas de distinction; pas d'écoulement. Pour Leibniz, qui demeure très près de la conception aristotélicienne, c'est lorsque nous percevons un changement entre les divers moments temporels que nous avons en vue les événements qui se développent dans le temps. L'argument sur lequel s'appuie le plus fort reproche à la conception absolutiste de Newton repose sur un autre principe dérivé des indiscernables; le principe de raison suffisante. « Rien n 'arrive sans qu 'il y ait une raison suffisante pourquoy il en soit plustost ainsi qu 'autrement.55 » Dans un temps absolu, la création de l'univers est impossible puisqu'aucune raison suffisante ne peut favoriser un tel instant plutôt qu'un autre. Le temps n'étant pas dépendant du changement, comment rendre compte d'un acte libre, alors que le monde peut être créé plus tôt qu'il ne l'a été effectivement? « Pourquoy Dieu n 'a pas tout créé un An plustot. Supposer que Dieu ait créé le même monde plutôt, est supposer quelque chose de chimérique. C'est faire du temps une chose absolue indépendante de Dieu, au lieu que le temps ne doit coexister qu 'aux créatures, et ne se conçoit que par l'ordre et la quantité de leurs changemens.56 » >5 Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, Paris, Presses universitaires de France, 1991, troisième écrit, chapitre 2 56 Ibid., cinquième écrit, chapitre 6 et 55 39 Prétendre que Dieu ait créé l'univers dans un espace ou dans un temps particulier est absurde. L'absoluité du temps est inconcevable, car comment rendre compte d'un acte libre à l'intérieur d'un cadre où tous les temps et tous les espaces sont intrinsèquement uniformes et indiscernables. C'est pourquoi le temps n'est pas absolu, il est relationnel. L'ordre de la succession oriente la flèche du temps Le temps est une mise en ordre des phénomènes qui se succèdent, il est une détermination des phénomènes en ce sens qu'il lie les divers états par lesquels les choses sensibles évoluent. En tant que relation, le temps circonscrit les phénomènes dans une série temporelle, ils les situent les uns par rapport aux autres et ainsi engendre la loi de leur mouvement; la flèche du temps. La structure intrinsèque du temps est celle d'une relation d'ordre entre des états. Contre la conception absolutiste du temps, le temps leibnizien n'est pas hors des choses, mais dépend du changement dans les choses. « Si le temps étoit quelque chose hors des choses temporelles, car il seroit impossible qu 'il y eût des raisons par quoy les choses eussent été appliquées plustost à de tels instans qu'à d'autres, leur succession demeurant la même. Mais cela même prouve que les instans hors des choses ne sont rien, et qu 'ils ne consistent que dans leur ordre successif51 » Reprenant le principe aristotélicien qui lie le temps au changement, Leibniz s'en distingue en précisant que c'est la relation entre les divers états des objets sensibles qui constitue la nature du temps, alors qu'Aristote définissait le temps comme une quantité. 57 Ibid., troisième écrit, paragraphe 6 40 «Voici en effet ce qu'est le temps: le nombre du mouvement selon l'antérieurfO postérieur. » Mais comment la flèche du temps s'oriente-t-elle? Relation d'antériorité Les états, par lesquels les choses évoluent, ont entre eux une relation d'antériorité. En effet, pour qu'une chose soit dans un tel état, il y a une raison; une cause, qui se situe dans un état antérieur. Conséquemment, le temps n'est pas seulement l'ordre, il est la condition de l'ordre. Il n'est pas la succession d'états, mais plutôt le fondement de la succession et son principe. « Le temps est l'ordre de l'exister entre les termes singuliers qui se contredisent. L'espace, ainsi que le temps, ne sont rien d'autre que l'ordre des existences possibles, dans l'espace simultanément, dans le temps successivement. » Ainsi, l'existence d'un état contient sa raison d'être à travers l'état qui Ta précédé. Leibniz en vient à une théorie causale du temps. Le temps se définit à l'aide de relations de simultanéité et d'antériorité. Parce que les choses sensibles ont la capacité de persister dans le temps, elles ne peuvent fonder, à elles seules, un ordre temporel. Cependant, les états par lesquels les choses transitent sont susceptibles d'établir une relation avec les autres états qui l'ont précédé et qui ne sont plus. 58 Aristote, Physique, Paris, trad. Carteron, Éd. Les belles lettres, 2002, 219 b 1 - 2 Leibniz, Recherches générales sur l'analyse des notions et des vérités, trad. J.B. Rauzy, Paris, Éd. Presse universitaires de France, 1998, p. 109 60 Leibniz, Leibnizens Mathematische Schriften, Éd. CI. Gerhardt, Hildesheim, Olms, 1962, vol. VII, 242 59 41 Relation de simultanéité Commençons par définir ce qu'entend Leibniz par simultanéité. Il est possible que plusieurs états coexistent dans la mesure où ils ne se contredisent pas. Ces états seront dits simultanés, car rien ne les oppose. Les faits d'être assis et de lire un livre ne sont pas incompatibles et seront dits; simultanés. En revanche, hier et ce qui est présent en ce moment ne peuvent être simultanés puisqu'ils contiennent des états qui s'opposent. Parmi les états non simultanés, il existe un état qui contient la raison de l'existence d'un autre. Ces deux états seront alors liés par une succession causale et le premier sera dit antérieur, le second postérieur. L'état antérieur contient la raison d'existence de l'état lui succédant, soit le postérieur. Cette succession causale est ce qui oriente la flèche du temps. « Ce que nous appelons causes est seulement, en rigueur métaphysique, des réquisits concomitants.,61 » La flèche du temps ou la succession causale est un ordre temporel. L'ordre est un genre particulier de relations, mais une relation n'est jamais une entité subsistante en ellemême, donc pas une substance, mais une idéalité. Le temps en tant qu'entité idéale L'existence du temps ne peut être réelle puisque sans espace, ni matière, il n'est pas. Le temps est une détermination des phénomènes. Il n'est pas substance, mais une relation entre plusieurs choses. Il est inhérent à plus d'une substance. La réalité du temps consiste dans notre imagination et en fait une réalité idéale, dépourvue d'attribut et d'essence réelle. Leibniz, Recherches générales sur l'analyse des notions et des vérités, trad. J.B. Rauzy, Paris, Éd. Presse universitaires de France 1998, p. 462 42 La théorie relationnelle du temps leibnizien implique la subordination ontologique de l'espace et du temps à leur fondement que sont les choses et leurs états. Le temps est cette relation qui relie les états des choses et non les choses en elles-mêmes. Conséquemment, les objets physiques ne peuvent fonder un ordre temporel; ils se doivent de subir des changements et de traverser différents états. Il ne faut toutefois pas comprendre la conception leibnizienne du temps comme une condition de possibilité de la connaissance des phénomènes comme le fera plus tard Kant. Le temps est un simple rapport entre des substances. Il n'est pas une entité qui précède et rend possible l'appréhension des phénomènes sensibles. Postulat de la continuité temporelle L'appréhension des phénomènes sensibles nous révèle une réalité continue. En effet, le temps, tout comme le mouvement et l'espace, se laisse saisir comme une grandeur continue. Sans le postulat de la continuité du temps; un traitement mathématique du temps est impossible. Puisqu'entre deux événements, il est toujours possible de concevoir une infinité d'autres événements potentiels, un intervalle de temps sera toujours constitué d'une infinité de parties possibles. La continuité du temps et de l'espace n'est pas sans conséquence. En effet, dans les continus, le tout est antérieur aux parties, alors que dans les entités discrètes, la partie est antérieure au tout. Le temps est conséquemment un continu, antérieur à ses parties. Ne considérer qu'une seule partie du temps chez Leibniz est absurde. Le temps n'est pas qu'un agrégat d'états des choses; il est un continuum. 43 Appréhender le continu est-il réellement possible? Pour Leibniz, notre esprit ne perçoit pas le continu, car alors il aurait la capacité de saisir une infinité d'états à l'intérieur d'un certain intervalle. La continuité du temps est idéale et se laisse appréhender dans la durée. « Une suite de perceptions réveille en nous l'idée de la durée, mais elle ne la fait point. Nos perceptions n'ont jamais une suite assez constante et régulière pour répondre à celle du temps qui est un continu uniforme et simple, comme une ligne droite. » Le temps, en tant qu'idéalité abstraite des réalités sensibles, n'est pas une illusion. Son existence possède un fondement dans les choses en ce qu'elle dépend de la durée des entités situées à un niveau plus fondamental. Les objets sensibles sont des agrégats de substances simples. Chacun possède sa propre étendue dans l'espace et dure à travers le temps. Il ne faut toutefois pas conclure que chaque chose possède son propre espace et son propre temps. « Chaque chose a sa propre étendue, sa propre durée, mais elle n 'a point son propre temps, et elle ne garde point son propre espace. » É t e n d u e vs Espace et Durée vs T e m p s Il y a une distinction importante entre l'étendue et l'espace et entre la durée et le temps. La durée est propre à chaque chose et constitue la série interne de ses états. Il faut donc comprendre la durée et l'étendue comme étant des attributs des choses, alors que le temps et l'espace se situent hors des choses et servent à les mesurer. La durée, tout comme l'étendue, est discrète. La durée d'une chose est constituée d'une infinité d'états momentanés et discrets. Elle est un agrégat d'états successifs délimité dans un intervalle circonscrit. Le passage du temps à travers les choses est conséquemment discontinu puisqu'il s'effectue par bonds successifs, passant d'un état à un autre. 62 Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement, Paris, Éd. Flammarion, II, XIV Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, Paris, Éd. Presses universitaires de France, 1991, cinquième écrit, chapitre 46 63 44 Ces bonds successifs peuvent-ils se poursuivre éternellement dans la conception leibnizienne, faisant ainsi de la durée, une réalité éternelle? « On ne sauroit dire que la DURATION est éternelle, mais que les choses qui durent tousjours, sont éternelles. Tout ce qui existe du temps et de la duration, périt continuellement. Et comment une chose pourroit elle exister éternellement, qui à parler exactement n'existe jamais?64 » Alors que Leibniz admet la possibilité qu'existe des choses éternelles, le temps pour sa part, en tant qu'idéal et n'existant que précairement, ne saurait être éternel. Serait-ce possible qu'il ne soit borné que du commencement et qu'il puisse se poursuivre infiniment? Un commencement, mais pas de fin Quand l'étendue de la matière n'auroit point de bornes, il ne s'ensuit pas que sa durée n'en ait pas non plus, pas même en arrière, c'est à dire qu'elle n'ait point eu de commencement. Si la nature des choses dans le total est de croître uniformément en perfection, l'univers des créatures doit avoir commencé. Ainsi il y aura des Raisons pour limiter la durée des choses, quand même il n'y en auroit point pour en limiter l'étendue. De plus, le commencement du monde ne déroge point à l'infinité de sa durée. Ainsi il est plus raisonnable d'en poser un commencement, que d'en admettre des bornes; à fin de conserver dans l'un et dans l'autre le caractère d'un auteur infini.65 64 65 Ibid., chapitre 49 Ibid., chapitre 74 45 Kant et le temps a priori La révolution scientifique, qui s'est entamée à partir du XVIIe siècle, est une méthode innovatrice qui jouit d'un incroyable pouvoir de prédictibilité. Mathématisée, la science repose désormais sur ses propres fondements et ne nécessite aucune démonstration transcendantale de ses prémisses. Dorénavant, la physique mécanique, imprégnée de la mathématique, appréhende la nature sans s'appuyer sur des explications qui lui soit extérieures, mais n'est-ce pas là une démarche naïve que de s'engager dans un discours et une méthode aussi fermée? Kant prétend qu'une réflexion sur la physique mathématique à partir du domaine de la connaissance transcendantale s'avère nécessaire. La science a dépouillé la nature de son enchantement. Elle fonctionne pour ainsi dire toute seule, régie par des lois et dépourvue d'anciennes questions métaphysiques qui l'obscurcissaient. Une telle perspective est hasardeuse et se doit d'être remise en question, «faute de quoi l'aveuglement de la science à son propre sens risque de contaminer toutes les capacités humaines à la réflexion ». Ce que nous renvoient les sens, source de la connaissance scientifique, n'est pas aussi certain que le prétendent Newton, Galilée et leurs contemporains. Inspirée de Hume, Kant nous rappelle que tout ce que l'expérience nous enseigne, c'est que la nature semble procéder par habitude, selon certaines séries d'événements, mais d'affirmer, comme Newton, que certains de ces événements soient la cause d'autres et qu'il soit possible d'en extraire des lois universelles est une allégation qui ne pourra jamais être prouvée expérimentalement. 66 Kerszberg, Pierre, Kant et la Nature, Paris, Éd. Les belles lettres, 1999 p. 18 46 Le temps renversé Ce qu'opère Kant en métaphysique se compare à ce qu'a entrepris Copernic en astronomie. Alors que l'être humain et la planète Terre perdent leur place privilégiée au centre de l'Univers, chez Kant, ce sont les conceptions de l'espace et celle du temps qui sont renversées. Le temps et l'espace ne sont plus inhérents aux objets, mais des déterminations inhérentes au sujet. Le temps est donné avant les objets, il est a priori. La théorie de la connaissance kantienne commence avec l'expérience, mais pour bien appréhender ce que nous révèle la sensibilité, nous nous devons de posséder certaines connaissances qui ne dérivent pas de l'ordre sensible; ses connaissances antérieures à l'expérience et relevant davantage de l'intuition rendent possible la formulation de jugements universels. Le renversement qu'entreprend Kant dans la Critique de la raison pure est de donner cette science qui détermine la possibilité et l'étendue de toutes ces connaissances a priori. Parmi ces connaissances, le temps est, avec l'espace, l'une des deux formes pures de l'intuition sensible par lesquelles la pensée appréhende un objet. Le temps doit conséquemment être compris comme la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. «Le temps n'apparaît pas, il est condition de l'apparaître? 1 » Il n'existe pas en soi, il n'est pas un objet réel, mais est ce par quoi les objets nous sont donnés, il est inhérent au sujet qui discerne les phénomènes. Il n'est pas une détermination, mais bien la condition de possibilité des phénomènes. « Einstein attribue à Kant d'avoir compris que l'intelligibilité du monde serait ellemême dénuée de sens si elle n 'était posée avant le monde.6* » Là réside tout le génie de Kant; avoir su démontrer que la nature est interrogée d'après nos idées a priori, la rendant effectivement compréhensible. Cependant, s'engager dans une philosophie qui prétend que la nature soit compréhensible, c'est accepter l'axiome que le monde est doté d'une 67 Ricoeur, Paul, Temps et récit, tome 3, Paris, Éd. Seuil, 1985, p.68 Kerszberg, Pierre, Kant et la Nature, Paris, Ed. Les Belles lettres, 1999, p.20 47 organisation intelligible. « // faut faire comme si la nature avait une organisation pour penser la nature selon l'organisation que nous y mettons.69 » Contre Newton et Leibniz Le temps d'Heraclite s'écoule tel un fleuve, mais pour Kant ce n'est pas le temps qui s'écoule, mais plutôt les phénomènes en lui. La rupture qu'opère Kant contre Newton et Leibniz est toute aussi importante. Contre Newton, le temps n'est plus considéré comme une chose en soi, une réalité absolue et indépendante de la matière et du sujet pensant. Contre Leibniz, il n'est ni une propriété, ni ordre de succession des choses en soi. Le temps kantien est une idéalité transcendantale du sujet qui l'intuitionne. Donné avant les objets comme condition, Kant en fait une forme a priori qui siège dans la sensibilité du sujet. « Le temps n'est rien d'autre que la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition que nous avons de nous-mêmes et de notre état intérieur. » L'opposition entre Kant, Newton et Leibniz, bien qu'elle se situe entre autres sur la nature de l'espace et du temps, se concentre davantage sur l'essence de la connaissance. La philosophie leibnizo-wolffienne a donc indiqué à toutes les recherches sur la nature et l'origine de nos connaissances un point de vue entièrement faux, dans la mesure où elle n'a considéré la différence entre la sensibilité et l'ordre intellectuel que comme logique, alors qu'elle est manifestement transcendantale et ne concerne pas seulement la forme de la distinction et de la confusion, mais leur origine et leur contenu.71 69 Ibid., p.72 Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Éd. GF Flammarion, 1997, p. 128 71 Ibid., p. 134 70 48 Source de la connaissance Il n'y a pas qu'une seule source de connaissance chez Kant, mais bien deux : la sensibilité et l'entendement. La sensibilité est la capacité de recevoir des représentations, alors que l'entendement est la capacité de connaître un objet à l'aide de ces représentations. L'a priori et l'empirique appartiennent à deux ordres de l'être complètement distincts et complémentaires. L'entendement, à lui seul, est incapable d'intuitionner, et la sensibilité, ne peut penser. « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles. Par conséquent, il est tout aussi nécessaire de rendre sensibles ses concepts que de se rendre intelligible ses intuitions. L'entendement ne peut rien s'intuitionner et les sens ne peuvent rien penser. C'est seulement dans la mesure où ils se combinent que peut se produire de la connaissance. » La démarche qu'entreprend Kant dans la Critique de la raison pure concerne les différences entre la méthode mathématique et la méthode métaphysique. Délaissée depuis la révolution copernicienne, la métaphysique est une méthode analytique alors que la mathématique, inhérente aux sciences dites pures, est synthétique. Ce qui distingue ces deux grandes méthodes est l'ordre par lequel elles appréhendent le monde. Alors que la mathématique aboutit synthétiquement à ses concepts en posant certaines définitions, la métaphysique pose d'abord des concepts et découle ensuite des définitions. Temps et espace sont p a r conséquent deux sources de connaissance où peuvent être puisées a priori diverses connaissances synthétiques, comme tout particulièrement la mathématique pure en fournit un éclatant exemple quant à la connaissance de l'espace et de ses rapports. Défait, ils constituent tous les deux ensemble les formes pures de toute intuition sensible et rendent pour cela possibles des propositions synthétiques a priori? 3 12 73 Ibid., p. 144 Ibid., p. 131 49 Pour Kant, la définition du temps n'a pas été donnée, et ce, malgré deux millénaires de tentatives infructueuses. Pour bien comprendre ce qu'est le temps, pour en élucider sa nature, il est nécessaire de le poser comme concept a priori. Je sais bien ce qu'est le temps, mais si quelqu'un m'interroge, je ne le sais plus. Ici, un grand nombre d'opérations doivent être réalisées : explication d'idées obscures, comparaisons, subordination et limitation, et j'ose dire que bien qu'on ait dit beaucoup de choses vraies et pénétrantes sur le temps, la définition réelle n'en a pourtant jamais été donnée ; car, en ce qui concerne la définition nominale, elle ne nous aide que peu ou en rien, puisque, même sans elle, on comprend assez ce mot pour ne pas confondre. Si l'on avait autant de définitions exactes qu'il s'en trouve dans les livres sous ce nom, avec quelle certitude ne pourrait-on pas conclure et en déduire des conséquences.74 Définitions Maintenant que le statut du temps et de l'espace est clairement posé, à savoir qu'ils sont des concepts a priori qui résident dans l'intuition du sujet pensant, Kant dévoile quelques définitions liées à sa métaphysique. L'intuition; faculté dans laquelle réside les concepts de temps et d'espace, est la modalité par laquelle notre pensée appréhende les objets. C'est-à-dire qu'elle est le mode par lequel la connaissance se rapporte à un objet de façon immédiate. « De quelque manière et par quelque moyen qu 'une connaissance puisse se rapporter à des objets, la modalité selon laquelle elle s'y rapporte, et dont toute pensée vise à se servir comme d'un moyen, est en tout état de cause l'intuition. » Deux formes d'intuitions sensibles sont à distinguer chez Kant; l'intuition sensible interne; le temps et l'intuition sensible externe; l'espace. Ces formes d'intuitions seront dites pures, c'est-à-dire qu'elles ne contiennent aucune sensation, 74 ne Kant, Emmanuel, Recherche sur l'évidence, Ak., II, 283-284; PL, p.227 r Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Ed. GF Flammarion, 1997, p.l 17 50 alors qu'à l'opposé, Kant distingue les intuitions empiriques, qui elles, se rapportent aux objets par l'intermédiaire de la sensibilité. Quant à la sensibilité ou l'esthétique, pour emprunter la terminologie kantienne, elle est cette appréhension qui s'oppose à la logique et l'entendement. La sensibilité est cette faculté par laquelle nous sommes capables de recevoir des représentations par l'intermédiaire des objets perçus. Kant spécifiera que « l'intuition qui se rapporte à l'objet à travers une sensation s'appelle empirique, alors que l'objet indéterminé d'une intuition empirique s'appelle phénomène ». Bien que la matière ne nous soit dévoilée qu'a posteriori, chez Kant, il est nécessaire que des formes a priori résident préalablement dans l'esprit qui se la représente. Les représentations, parmi lesquelles ils ne se rencontrent rien qui relève de la sensibilité, se trouvent ainsi présentes à priori dans l'esprit et sont dites pures. La science qui embrasse tous ces principes de la sensibilité a priori «je la nomme esthétique transcendantale ». Exposition métaphysique du temps Pour défendre l'idée que le temps est une intuition, Kant élabore une argumentation fondée sur des concepts fondamentaux à partir desquels ressortira la plus importante caractéristique du temps kantien : l'idéalité transcendantale du temps. Le premier argument concerne l'unidimensionnalité du temps. «Il n'a qu'une dimension; différents temps ne sont pas simultanés, mais successifs. Différents temps ne 16 11 Ibid., p.l 11 Ibid., p.118 51 sont que des parties du même temps?* » Le temps est quelque chose de particulier, mais jamais l'expérience ne pourrait fournir une démonstration rigoureuse de cette proposition. L'unidimensionnalité du temps s'élève à titre de règle fondamentale sous laquelle les expériences sont possibles. Ce concept, nous le verrons plus loin, a une conséquence importante sur la topologie du temps kantien. En effet, elle rend le temps continu. Ayant pour objectif de démontrer l'apriorité du temps, Kant défend l'idée qu'il est impossible d'avoir des perceptions qui soient situées à l'extérieur du temps, et ce, même dans le cas où nous imaginons un temps vide. « On ne peut, à l'égard des phénomènes en général, supprimer le temps lui-même, bien que l'on puisse assurément tout à fait bien soustraire du temps les phénomènes. 9 » Conséquemment, le temps est nécessaire à l'effectivité de tous les phénomènes. Il est la condition générale de leur possibilité et ne pourrait être retranché. « Le temps est donc donné a priori? 0 » Le troisième argument concerne le concept du changement et celui du mouvement. Emprunté d'Aristote, le changement, tel qu'il est conçu par Kant, n'est possible que dans la représentation du temps. Le changement est incompréhensible si le temps n'est pas intuition, car un concept, à lui seul, ne peut rendre compréhensible le changement. « Le concept du changement, et avec lui le concept du mouvement (comme changement de lieu), n 'est possible que p a r et dans la représentation du temps; que, si cette représentation n 'était pas intuition (interne) a priori, aucun concept, quel qu 'il soit, ne pourrait rendre compréhensible la possibilité d'un changement? 1 » Le temps ne peut être réel et objectif. Il ne peut exister indépendamment des objets tels que le prétend Newton, car jamais l'expérience ne nous dévoile l'existence du temps en 78 Ibid., p. 126-127 Ibid., p. 126 *°Ibid., 1997, p. 126 81 Ibid., 1997, p. 127 79 52 tant qu'objet. Il n'est pas une détermination objective des choses, ni inhérent aux objets. « Le temps n 'est pas quelque chose qui existerait pour soi-même ou qui serait attaché aux choses comme une détermination objective, et qui p a r conséquent subsisterait quand bien même l'on ferait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition, car dans le premier cas, il serait quelque chose qui, sans objet réel, posséderait pourtant de la réalité? 2 » Le temps, nous précise Kant, n'est pas un concept empirique, un concept qui se pourrait abstraire de l'expérience, « car la simultanéité ou la succession ne parviendraient pas elles-mêmes à la perception si la représentation du temps n 'intervenait a priori comme fondement?2, » Ce temps comme fondement se doit d'être infini, car toute grandeur déterminée du temps n'est possible que par des limitations d'un temps unique. L'infinité du temps n'a d'autres significations que celle-ci : toute grandeur temporelle déterminée n'est possible que par des limitations imposées à un temps unique qui joue le rôle de fondement. Par conséquent, il faut que la représentation originaire du temps soit donnée comme illimitée. Mais, dès lors que les parties elles-mêmes et toute grandeur d'un objet ne peuvent être représentées de manière déterminée que par une limitation, il faut que la représentation entière ne soit pas donnée par des concepts, mais une intuition immédiate doit se trouver à leur fondement.84 Si le temps et l'espace n'étaient pas les formes pures de l'intuition, les connaissances synthétiques a priori seraient impossibles et les sciences de la mathématique et de la physique ne pourraient exister. 82 Ibid., p. 128 Ibid., p. 126 S4 Ibid.,p.l21 83 53 Temps et espace sont par conséquent deux sources de connaissance où peuvent être puisées a priori diverses connaissances synthétiques, comme tout particulièrement la mathématique pure en fournit un éclatant exemple quant à la connaissance de l'espace et de ses rapports. De fait, ils constituent tous les deux ensemble les formes pures de toute intuition sensible et rendent pour cela possible des propositions synthétiques a priori.85 Conséquences philosophiques Cette exposition métaphysique des propriétés du temps engendre des conséquences philosophiques sur la nature et la topologie du temps. L'intuitivité du temps est sans doute la principale innovation soulevée par Kant dans la conception de l'essence du temps alors que l'idéalité transcendantale en est son caractère fondamental. Cependant il ne faudrait pas oublier sa propriété principale : sa continuité. En effet, tout comme le temps aristotélicien, newtonien et leibnizien, le temps kantien est continu. Kant précise que « la propriété des grandeurs qui fait qu'aucune partie, en elles, n 'est la plus petite possible (qu 'aucune partie n 'est simple) s'appelle leur continuité ». Le temps est ainsi constitué de quantas continua, mais comment parler de quantas, alors que le temps n'est pas constitué de parties indivisibles? Les quantas continua sont à distinguer des quantas discreta. Il est possible de se représenter la multitude des parties rattachées aux quantas discreta, car ils sont non seulement limité en nombre, mais également en étendue. C'est-à-dire que chaque quanta discreta existe indépendamment des autres et qu'il est limité en étendue. Il en est tout autrement pour les quantas continua, car ils sont non seulement en nombre indéterminé, mais de plus, ils n'existent pas indépendamment. C'est-à-dire que le mode d'existence des quantas continua réside dans leur propriété de ne pas être divisible. Toute tentative visant à le diviser ne peut s'arrêter à un nombre déterminé de parties et poursuit inlassablement la division au-delà des limites de ce que les instruments de mesure 85 Ibid., p. 130 /_./_/., p.270 86 54 peuvent indiquer. Le temps, comme quanta continua est conséquemment divisible à l'infini et ne permet pas d'atteindre la plus petite partie du temps. Il n'existe pas d'instant en tant que partie limitée et indivisible du temps. La division du temps n'est ni logique ni physique. Tout comme la division du temps chez Aristote et Newton se poursuit indéfiniment, la division du temps chez Kant est infinie. Ce qui la distingue est son caractère métaphysique. La division est ou bien logique, ou bien métaphysique, ou bien physique. Est logique la division du pur concept. Tout concept a une sphère, la sphère peut être décomposée. Ainsi du concept d'homme; le concept d'animal, pour sa part, comprend déjà davantage en lui. Ce sont des décompositions et non des divisions. La division métaphysique consiste dans la distinction des parties, la division physique dans sa séparation des parties. L'espace et le temps peuvent être métaphysiquement, mais non pas physiquement divisés, c'est-à-dire qu'ils A r ' 8 7 ne peuvent être sépares. La deuxième conséquence concerne l'infinité du temps. Parce qu'une intuition immédiate d'une grandeur infinie comme fondement est nécessaire à la représentation du temps, le temps kantien est infini. Mais qu'entend-il par infini? Chez Kant, toute création se doit d'être engendrée de quelque chose. Une création ne peut provenir du néant, car comme le prétendait Aristote, Kant refuse toute naissance ou disparition de substance. Il n'est pas nécessaire de poser l'hypothèse du néant ou d'un temps vide pour expliquer le changement. Parce que le monde n'a pu être créé ex nihilo, il n'a conséquemment pas eu de commencement et c'est ainsi qu'il n'est pas borné par un moment initial, bien qu'il soit limité par son présent, c'est-à-dire qu'il a cependant une fin. Le présent se renouvelle constamment, il se réactualise constamment, mais demeure la limite au-delà de laquelle l'esprit ne peut voir. Dans ce cas comment s'effectue cette appréhension du présent? 87 Kant, Emmanuel, trad. M. Castillo, Kant, Paris, Éd. Le livre de poche, 1993, p. 176-177 55 Les modes du temps « L'appréhension pure est la première dimension du temps, à savoir le présent. En s'appliquant au moment, l'imagination effectue la première constitution du temps pour la conscience, en élaborant dans la synthèse le présent comme une dimension transcendantale pure?* » L'imagination est la médiation entre entendement et sensibilité. Elle est la faculté capable de se représenter un objet dans l'intuition même sans sa présence. L'imagination transcendantale figure le présent, reconfigure le passé et préfigure le futur, elle effectue la liaison entre l'entendement et la sensibilité, entre les concepts et l'intuition. C'est de l'imagination que sont dévoilés les trois rapports temporels, les trois modes du temps, à savoir : la permanence, la succession et la simultanéité. « Les trois modes du temps sont la permanence, la succession et la simultanéité. De là vient que trois règles structurant, entre les phénomènes, tous les rapports temporels d'après lesquels chacun d'eux peut voir déterminer son existence relativement à l'unité de tout temps précéderont toute expérience et seules la rendront possible? 9 » Parce que ce n'est pas le temps qui coule, mais bien les phénomènes qui changent en lui, ce dernier, dans lequel tout doit être pensé, se doit d'être immobile, constant et invariable. Tous les phénomènes sont dans le temps et malgré le changement qui les anime, la substance persiste. Déterminer des phénomènes comme étant successifs ou simultanés n'est possible que s'il y a une substance qui demeure, une substance permanente. La durée est impossible s'il ne règne qu'apparitions et disparitions de phénomènes. Pour qu'il y ait duré, il est nécessaire qu'il y ait permanence et succession. Seul le permanent peut accueillir en lui le changement. Tous les phénomènes sont soumis au temps, car « c 'est en lui seul, comme substrat (comme forme permanente de l'intuition interne) qu'aussi bien la simultanéité que la succession se peuvent représenter 88 ». Philonenko, A., L'œuvre de Kant, Paris, Éd. Vrin, 2003, p. 159 Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Éd. GF Flammarion, 1997, p.250 90 Ibid, p. 253 19 56 L'idéalité transcendantale du temps Les propriétés du temps formulées par Kant nous font constater qu'il a retenu de Leibniz l'apriorité, la continuité, l'idéalité et le caractère formel. La nouveauté c'est Tintuitivité du temps. C'est donc davantage contre la prétention à une réalité absolue du temps qu'ont été formulées ces propositions. Le temps n'est ni objet, ni attaché aux objets. Défendant l'idéalité transcendantale du temps, Kant nous rappelle que si l'on fait abstraction des conditions subjectives de l'intuition sensible, le temps n'est rien. Il n'est pas un concept empirique abstrait de l'expérience. Il n'est ni substance, ni relation, ni détermination de la substance, ni relation, ni concept discursif ou universel. Il est transcendantal et rend possibles la connaissance des objets et leur existence. L'idéalisme transcendantal de Kant est conséquemment un idéalisme formel puisqu'il n'est pas la détermination des choses en soi, mais bien la détermination des phénomènes. « L'idéalité du temps est démontrée par appel à la phénomènalité, car celle-ci occupe la première place et l'idéalité du temps joue le rôle de conséquence?^ » Kant accorde cependant une certaine réalité au temps, en ce sens qu'il est la forme réelle de l'intuition interne. « _7 possède donc une réalité subjective par rapport à l'expérience intérieure, c'est-à-dire que j ' a i réellement la représentation du temps et de mes déterminations en lui. Il est donc à considérer sur le mode d'une réalité, non pas comme objet, mais comme le mode de représentation de moi-même en tant qu 'objet.92 » Il n'est pas possible de percevoir le temps en soi, il n'a pas d'existence objective. Il n'est pas quelque chose de réel qui s'attache aux objets en tant que substance réelle, mais il demeure néanmoins une condition de notre subjectivité. C'est conséquemment sur cette nuance que Kant défend l'idéalité transcendantale du temps, bien qu'il lui accorde une certaine réalité sur le plan de la représentation interne; une réalité subjective. Chenet, Fr.-X., Réceptivité de la sensibilité et subjectivité de la réceptivité, Revue de Métaphysique et de Morale, 4/1988, p.469 92 Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Éd. GF Flammarion, 1997, p. 130 57 Le temps chez Kant se résume comme suit. En ce qui concerne sa nature, il n'est ni substance, ni relation, mais bien une intuition; une forme pure de l'intuition sensible. Lorsqu'on s'interroge sur son origine, il n'est pas un concept empirique ou discursif pour employer la terminologie de Kant, mais c'est le temps qui rend possible l'expérience en tant que condition de possibilité. La source du temps est puisée dans la sensibilité du sujet et non dans une création de l'entendement. Le temps est idéal et transcendantal, il est un a priori et rend possible la connaissance des objets, non pas en tant que détermination des objets, mais en tant que détermination des phénomènes. 58 La physique moderne et l'espace-temps L'interprétation que se fait Kant du temps ne peut remplacer la conception newtonienne, car chacune aborde l'essence du temps selon une perspective tout à fait hétérogène. Alors que Kant considère notre façon d'appréhender le monde à l'aide du temps, Newton en fait un outil à partir duquel il nous est possible d'extraire de l'information qui peut s'avérer utile. Faire des prédictions en est un bon exemple. Sans pour autant rejeter indifféremment la physique newtonienne, Kant s'en inspire pour élaborer quelques hypothèses cosmologiques qui s'élèveront à titre de paradoxes et viendront remettre en doute la solidité de la physique newtonienne. Parce que l'espace de Newton, en tant que cadre universel et absolu, est infini, Kant émet l'hypothèse que cet univers pourrait être rempli d'une multitude d'autres copies de notre galaxie, la galaxie étant, à l'époque, considérée comme un modèle géant de notre système solaire et parsemé d'une quantité inouïe de soleils et de terres. Ces galaxies, Kant les nomme « univers-îles ». Paradoxe d'Olbers ou paradoxe de la nuit noire Cette hypothèse fait suite à une remarque élaborée quelques siècles plus tôt par l'astronome et mathématicien Kepler. S'interrogeant sur l'étendue de l'univers, Kepler a du mal à comprendre la noirceur du ciel. Si l'univers s'étend infiniment dans toutes les directions et s'il est rempli d'un nombre infini d'étoiles : « s'il existe d'autres soleils de même nature que le nôtre, comment se fait-il qu 'à eux tous, ils ne dépassent pas notre 59 Soleil en éclat?93 » En effet, peu importe notre ligne de visée, un tel univers infini et peuplé d'une infinité d'étoiles fait en sorte que notre regard croisera inévitablement l'éclat d'une étoile. Le fond du ciel ne devrait donc être composé que d'étoiles plus ou moins éloignées, le rendant, à tout le moins, aussi lumineux que la surface du Soleil. Jean-Phillippe Loys de Chéseaux calcule en 1743 qu'un univers infini et parsemé d'une infinité d'autres étoiles devrait voir son ciel briller 90 000 fois plus que la lumière émise à la surface du Soleil. « Une lumière stellaire, qui est de même nature que celle du Soleil, nous parviendrait ainsi de tout point du ciel. » Puisque le ciel est obscur, Kepler en conclut que l'univers est fini et adhère au système géocentrique d'Aristote. Mais le paradoxe perdure et sera repris par plusieurs physiciens et astronomes. Edmund Haley croit résoudre le problème en 1721 en évoquant la grande distance qui nous sépare des autres étoiles. Leur lumière ne serait pas suffisamment intense pour exciter nos sens, car nos yeux ne pourraient percevoir en deçà d'une certaine intensité lumineuse. Cette explication ne tiendra pas, car bien qu'il ne soit pas possible de distinguer individuellement une étoile très éloignée, la somme des contributions des innombrables étoiles parsemant l'univers devrait suffire à rendre le ciel lumineux. Chéseaux croit résoudre en 1744 l'obscurité du ciel en évoquant un milieu interstellaire absorbant. Aussi faible que soit cette absorption, elle suffirait à étouffer la lumière des étoiles lointaines. L'hypothèse d'un fluide absorbant ne fait pas l'unanimité et Kant évoque une topologie hiérarchique de l'univers. L'univers est organisé de telle sorte que les étoiles sont regroupées en univers-îles, en amas d'univers-îles, en superamas d'univers-îles... laissant entre eux d'énormes espaces dépourvus d'étoile. Un tel univers présenterait donc un ciel parsemé de points lumineux, mais essentiellement sombre. Cette brillante hypothèse ne sera néanmoins pas retenue et il faudra patienter plusieurs décennies avant qu'un penseur n'aborde le problème sous une perspective tout à fait différente. 93 Kepler, tiré de Lachièze-Rey, Marc, Au-delà de l'Espace et du temps, Paris, Éd. Le pommier, 2003, p31 4 Olbers, Wilhelm, tiré de Lachièze-Rey, Marc, Au-delà de l'Espace et du temps, Paris Éd. Le pommier, 2003, p31 60 C'est grâce à Wilhelm Olbers, savant médecin et passionné d'astronomie, si le paradoxe de la nuit noire est aujourd'hui connu sous le nom de Paradoxe d'Olbers. C'est lui qui le reprend et le reformule en termes voisins et accessibles. Mais pourquoi s'intéresser tant à une question qui semble toucher davantage l'espace, alors que nous nous intéressons à la question du temps? C'est que le paradoxe se résout non pas par une explication géométrique, mais temporelle. En effet, la topologie de l'univers n'a rien à voir avec la noirceur du ciel nocturne, c'est l'âge fini de l'univers qui le rend aussi obscur. Étrangement, cet éclair de génie ne provient pas d'un astronome, mathématicien ou physicien, mais bien d'un romancier : Edgar Allan Poe. Il est le premier à évoquer la finitude de la vitesse de la lumière pour expliquer l'obscurité du ciel. La vitesse de la lumière étant finie, jumelée à un univers temporellement fini fait en sorte que s'il existe une infinité d'étoiles sur des distances infinies, leur lumière n'a tout simplement pas eu le temps de parvenir jusqu'à nous. Lord Kelvin reformulera plus rigoureusement l'intuition d'Edgar Poe en 1900 qui servira d'inspiration à Tune des plus grandes théories scientifiques : la relativité d'Einstein. La relativité d'Einstein Ce sont donc d'importantes difficultés conceptuelles qui motivèrent Einstein à élaborer la théorie de la relativité. Einstein nous précise «... que cette théorie n'a pas de fondement spéculatif, mais que sa découverte se fonde entièrement sur la volonté persévérante d'adapter, le mieux possible, la théorie physique aux faits observés. Voilà incontestablement un des aspects fondamentaux de la théorie de la relativité : elle ambitionne d'expliciter plus nettement les relations des concepts généraux avec les faits de l'expérience.95 » Parce que le propos de ce mémoire ne concerne que les conséquences philosophiques qu'ont eues les grandes théories sur le temps, nous n'aborderons pas en détail les principes mathématiques et physiques de la relativité. Nous nous pencherons donc davantage sur les répercussions qu'elle a eues sur la conception du temps. 95 Einstein, Albert, Comment j e vois le monde, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1979, p. 137 61 À l'intérieur de la physique newtonienne, les vitesses de déplacement des objets sont cumulatives. C'est-à-dire qu'une balle lancée à 5 m/s à partir d'un train, qui se déplace dans le même sens à une vitesse de 10 m/s, aura une vitesse de 15 m/s pour un observateur immobile aux abords de la voie ferrée. Cette addition simpliste des vitesses est connue sous le nom de relativité galiléenne. En 1887, une expérience est réalisée par les scientifiques Michelson et Morley. Elle consiste à mesurer la vitesse de la Terre par rapport à l'éther; milieu interstellaire hypothétique. Parce que la Terre se déplace à une vitesse non négligeable autour du Soleil, l'expérience aurait dû démontrer une différence dans la vitesse de la lumière; soit plus petite dans le sens du déplacement terrestre et plus grande dans le sens inverse. L'expérience ne fut pas concluante puisqu'aucune différence significative n'a pu être détectée. Le mouvement relatif de la Terre autour du Soleil est d'environ 30 km/s et la vitesse de la lumière est d'environ 300 000 km/s96. L'interféromètre de Michelson et Morley aurait dû détecter une variation d'environ 60 km/s entre la lumière reçue dans le sens du déplacement terrestre et son inverse. Cependant, les résultats indiquaient que la lumière présentait toujours la même vitesse. Comment interpréter un tel résultat? Bien que Lorentz et Poincaré se soient penchés sur l'énigmatique résultat bien avant, c'est à Einstein que revient le mérite d'avoir su interpréter et élaborer une théorie qui élucide ce mystère. Cette théorie voit le jour en 1905 sous le nom de relativité restreinte et repose sur deux postulats : 1- Les lois de la physique demeurent les mêmes, et ce, dans tous les référentiels inertiels. 2- La vitesse de la lumière dans le vide est constante dans tous les référentiels inertiels. 96 La vitesse de la lumière a été fixé à 299 792 458 m/s en 1983 par le Bureau international des poids et mesures. 62 La relativité restreinte s'échafaude sur le principe de relativité et s'applique à l'observation et la mesure des phénomènes en fonction du référentiel inertiel dans lequel se situe l'observateur et l'instrument de mesure. Un référentiel est un système de repérage dans lequel il est possible de situer un événement dans l'espace et le temps. Ce système est dit inertiel lorsqu'aucune force ne s'exerce sur celui-ci, c'est-à-dire qu'il est soit au repos, soit en mouvement rectiligne et uniforme. Un référentiel dit non inertiel est un référentiel sur lequel une force est appliquée, par exemple : la gravité ou un référentiel en accélération. Ce type de référentiel est l'objet d'étude de la relativité générale. La physique newtonienne fonctionnait parfaitement jusqu'à la fin du XIXe siècle et les équations de vitesses cumulatives corroboraient tous les phénomènes terrestres. Cependant, lorsque les vitesses deviennent significativement élevées, elle ne confirme plus les observations. Un projectile, tiré à 200 000 km/s à partir d'une fusée qui se déplace ellemême à 200 000 km/s, ne se déplacera pas à 400 000 km/s pour un observateur au repos. La relativité a posé comme axiome fondamental que la vitesse ultime est celle de la lumière et elle se situe à 300 000 km/s. Les équations des vitesses cumulatives ne s'appliquent donc plus à de très grandes vitesses et cèdent la place aux équations de Lorentz. Contraction des longueurs et dilatation du temps Mais quelles sont les répercussions de cette théorie sur le temps? À très grande vitesse, la relativité fait apparaître d'étranges phénomènes : le temps et l'espace apparaissent plus court ou plus long entre un observateur au repos et un en mouvement. Il y a contraction des longueurs et dilatation du temps. La durée apparente d'un même phénomène diffère d'un observateur à l'autre, le temps n'est plus perçu de la même façon, il perd son universalité et son absoluité. Pire encore, le temps et l'espace ne sont plus considérés comme distincts, mais se confondent dans la notion d'espace-temps à 4 63 dimensions. La relativité permet l'échange entre les dimensions : ce qui apparaît spatial dans une certaine situation peut apparaître temporel dans une autre. « Cette nouvelle théorie rend la distinction entre l'espace et le temps aussi arbitraire que celle entre la verticale et l'horizontale dans la physique newtonienne. » Quel est le mode d'existence du temps et de l'espace dans une telle perspective? Existent-ils d'eux-mêmes préalablement aux objets et phénomènes qui se meuvent en son sein? C'est ce que croyait et décrivait Newton dans ses Principia : « Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d'extérieur, coule uniformément, et s'appelle durée. L'espace absolu, sans relation aux choses externes, demeure toujours similaire et immobile?* » Au contraire, si l'espace et le temps sont de nature relationnelle, l'univers est d'abord constitué d'objets physiques, sans que ceux-ci soient situés dans l'espace et le temps en tant que cadres. C'est ce que prétendait Leibniz où temps et espace ne précèdent pas les objets. Espace et temps ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils ne sont pas l'arrièrefond des phénomènes, mais sont relayés à titre de relations de contiguïtés entre les objets. Conception substantielle et relationnelle Il y a donc deux conceptions qui s'opposent concernant la nature de l'espace et du temps; la conception substantielle et la relationnelle. La conception substantielle considère qu'il y a trois types d'entités dans l'univers : les objets physiques, l'espace et le temps, alors que la conception relationnelle n'en distingue qu'une seule : les objets physiques en relation les uns avec les autres. Mais où se situe la relativité? )7 Lachièze Rey, Marc, Au-delà de l'Espace et du temps, Paris, Éd. Le Pommier, 2003, p. 61 >8 Newton, Isaac, Principia, trad. La Marquise du Châtelet, Paris, Éd. Dunod, 2005, p. 7 64 La théorie de la relativité restreinte, qui exclut la gravité par souci de simplicité, considère l'espace et le temps davantage sous une perspective substantielle, car elle présente l'espace-temps comme une matrice constituant l'arrière-fond des événements. Cependant, la relativité générale, qui inclut la gravité et la géométrie non euclidienne considère, quant à elle, que les relations spatiales et temporelles ne sont plus considérées comme existants a priori. La géométrie de l'espace-temps n'est plus plate, rigide et déterminée au préalable, elle obéit à une équation dynamique qui la fait dépendre du contenu et des quantités de matières qui s'y trouvent. En ce sens, la relativité générale s'apparente plutôt à une conception relationnelle, puisque « la géométrie de l'espace-temps est physique et n'est définissable qu'a posteriori, allant de pair avec la matière et l'énergie99». L'espace-temps n'est plus considéré comme une entité indépendante des objets physiques qui s'y trouvent. Il n'est pas une structure immuable ou un cadre absolu, il est plutôt donné par la distribution de la masse-énergie des corps, c'est-à-dire de la gravitation engendrée par les objets physiques qui s'y trouvent. Comme Aristote, la notion de vide n'a pas cours en relativité générale. Il n'est pas possible de considérer un espacetemps vide puisqu'il est lui-même physique, soumis à des lois qui le font dépendre de son contenu. « Si la géométrie indique à la matière comment se comporter, la matière indique à l'espace-temps comment se courber. » Gravité et topologie Alors que la physique newtonienne considérait l'espace et le temps comme deux cadres absolus; plats, rigides et statiques, la relativité générale se représente l'espace et le temps comme un tout connu sous le nom d'espace-temps, qui lui, est courbe, souple et dynamique. La révolution dans la théorie de la relativité générale est la conception qu'elle se fait de la gravité. Déjà, deux millénaires plus tôt, Aristote intégrait la gravité dans la Klein, Etienne, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris, Éd. Flammarion, 2007, p. 39 00 Lachièze Rey, Marc, Au-delà de l'Espace et du temps, Paris, Éd. Le Pommier, 2003, p. 121 65 géométrie de son système du monde, mais il ne s'agissait que de sa composante terrestre, à l'origine de la distinction fondamentale entre l'horizontale et la verticale. Cependant, la physique aristotélicienne ne permettait aucune prédiction quantitative. La relativité générale, pour sa part, permet des prédictions quantitatives qui ont, jusqu'à ce jour, toutes été validées par l'observation. Parmi les difficultés conceptuelles auxquelles Einstein cherchait à résoudre figure l'action à distance. Comment comprendre la gravité? Est-elle une force? Comment peutelle se transmettre à travers le « vide »? Ce qui est révolutionnaire dans l'interprétation de l'espace-temps d'Einstein est sa géométrie. La gravité ne doit pas être comprise comme une force qui agit sur les objets physiques de l'univers, mais comme une énergie inhérente à la matière qui déforme l'espace-temps autour d'elle, elle le courbe. La relativité générale est fondée sur une tout autre géométrie; la géométrie non euclidienne dont l'outil principal est la courbure et le temps n'y échappe pas. Euclide La géométrie de notre intuition, de notre sensation et de nos représentations est conforme aux postulats énoncés par Euclide, cinq siècles avant notre ère. Cette géométrie repose sur cinq postulats ou axiomes qui ne peuvent être démontrés et suivent une série de définitions. 1 - Un segment de droite peut être tracé en reliant deux points distincts. 2-11 est possible d'allonger indéfiniment un segment de droite. 3 - Un cercle peut être tracé à l'aide d'un segment de droite utilisé comme rayon et l'une de ses extrémités comme centre. 4 - Tous les angles droits sont égaux. 5 - Par un point donné passe une unique parallèle à une droite donnée.101 101 Euclide, tiré de The thirteen books of Euclid's elements, Heath, T. L., Cambridge, Éd. University Press, 1968, p. 155 66 C'est le cinquième postulat qui fait défaut et déjà, dès l'antiquité, des mathématiciens soupçonnaient son statut de postulat. S'il était possible de le déduire à partir des autres postulats, il deviendrait alors un théorème. Malheureusement, aucun mathématicien n'y est parvenu. Dans ce cas, s'il ne peut être démontré, il peut être nié, remplacé par un anti postulat qui pourrait mener vers une tout autre géométrie. Pour nier un tel postulat, il suffit de remplacer les mots « unique parallèle » par « aucune parallèle » ou « plusieurs parallèles ». Le postulat ainsi modifié engendre deux nouveaux types de géométrie dites non euclidiennes : la géométrie elliptique et la géométrie hyperbolique. Dans de telles geometries, la somme des angles d'un triangle n'égale plus 180 et le théorème de Pythagore n'est plus valide. C'est grâce à la géométrie non euclidienne si la relativité générale a pu s'élaborer. Une géométrie pourvue d'une courbure spatiotemporelle déterminée par le contenu matériel de l'univers. Dans une telle géométrie, la gravité est expliquée par une simple déformation de l'espace-temps, une géométrodynamique pour employer la terminologie du physicien John Archibald Wheeler. Abandon d'un temps universel Quelles sont les répercussions d'une telle géométrie sur le temps? La conséquence la plus étonnante est l'abandon d'un temps universel, commun à quiconque dans l'univers. Il existe plus qu'un seul temps, mais autant de temps qu'il y a d'horloges pour le mesurer. « ./Y devient donc impossible de définir un instant présent où se manifesteraient tous les phénomènes qui se produisent au même moment dans tout l'univers. Le joli mot maintenant se trouve désormais dépourvu de signification dans l'absolu?02 » Dépendamment de la quantité de matière ou de l'accélération d'un observateur, l'espace-temps autour de lui sera proportionnellement courbé, déformé, par rapport à un autre observateur dans un référentiel différent et soumis à une courbure différente. Le temps, pour chacun d'eux, ne s'écoulera 102 Klein, Etienne, Les tactiques de chronos, Paris, Éd. Champs Flammarion, 2004, p. 117 67 pas au même rythme, bien que chaque observateur ne remarque rien d'anormal. Ce n'est que lorsqu'ils compareront leurs horloges qu'ils pourront prendre conscience de la différence. Paradoxe de Langevin ou paradoxe des jumeaux Cette étrange propriété de l'espace-temps est à l'origine d'un paradoxe, qui bien qu'il défie l'imaginaire, a été observé, mesuré et confirmé par l'expérience. Il est connu sous les noms de paradoxe de Langevin ou paradoxe des jumeaux. En quoi consiste-t-il? Pour bien comprendre ses implications scientifiques et philosophiques, nous allons l'exposer sous forme d'histoire. Prenons des jumeaux; Nathan et Ludovic, tous deux, âgés de 20 ans. Nathan est pilote d'essai pour une organisation spatiale et se voit attribuer la mission de tester la toute nouvelle fusée, capable d'atteindre une vitesse très proche de celle de la lumière. Ludovic est, pour sa part, ingénieur à la même organisation et demeure sur Terre en attendant son frère qui s'élance pour un très long périple. L'objectif de la mission est d'atteindre une planète située à 7 années-lumière de distance et d'y revenir. La fusée de Nathan le propulse à une vitesse de 296 794 km/s; soit quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la vitesse de la lumière. Aussitôt arrivé à destination, Nathan rebrousse chemin et met le cap sur la Terre. Quatorze années plus tard, Ludovic attend impatiemment le retour de son frère jumeau, mais quel n'est pas son étonnement lorsqu'il constate que Nathan n'est âgé que de 22 ans contre 34 ans pour lui? Devons-nous conclure que les voyages forment la jeunesse? Que s'est-il passé? L'expérience quotidienne nous incite à croire que le temps s'écoule de la même façon pour tous, et ce, peu importe l'endroit où on se situe. Il en est tout autrement pour la 68 relativité puisqu'elle postule que la vitesse à laquelle s'écoule le temps dépend de la vitesse du référentiel dans lequel on se trouve. Dans ce cas, comment se fait-il que nous ne remarquions rien d'anormal entre les temps propres aux pilotes de formule 1 et des spectateurs? La relativité générale nous précise que pour qu'une différence significative soit mesurée, il est nécessaire de considérer des vitesses extrêmement élevées. C'est d'ailleurs pour cette raison que la physique newtonienne était en parfait accord avec les phénomènes terrestres, mais perdait pied lorsqu'on l'appliquait aux mouvements planétaires. Donc, tant que les vitesses relatives entre deux observateurs demeurent faibles, leurs horloges indiqueront toutes deux la même heure, mais lorsque les vitesses relatives sont élevées et que le périple s'échelonne sur une longue durée, un décalage s'insérera entre les horloges. La relativité fait du temps une grandeur élastique. Les distances apparaissent plus courtes pour un pilote de fusée voyageant à de très hautes vitesses et conséquemment, le temps de l'ingénieur semble se dilater par rapport au pilote de fusée. Étonnamment, cette prédiction de la relativité générale a été confirmée par deux expériences; l'une concernant la désintégration des muons dans l'atmosphère terrestre et l'autre impliquant deux horloges atomiques; l'une montée à bord d'un avion supersonique et l'autre demeurée au sol. L'Univers-bloc La conséquence majeure de la dilatation du temps et de la contraction des longueurs en relativité est l'impossibilité qu'il existe un instant présent absolu et universel. Un événement pourra apparaître simultané pour deux observateurs situés dans un même référentiel, mais sera décalé pour un observateur se déplaçant à une vitesse non négligeable par rapport aux deux autres. « Ce bel unanimisme horloger s'effondre d'après la relativité. Selon elle, il existe autant d'horloges fondamentales qu 'il y a d'objets en mouvements}03 » Mais que reste-t-il de notre conception du temps après autant de bouleversements? 103 Klein, Etienne, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris, Éd. Flammarion, 2007, p. 92 69 La relativité générale n'a pas fini de nous étonner. Elle soutient l'idée d'un Universbloc, un univers constitué d'un continuum d'espace-temps à quatre dimensions complètement dépourvu de flux temporel. « Les événements, qu'ils soient passés, présents ou futurs, ont exactement la même réalité, de la même façon que divers lieux coexistent, en même temps et avec le même poids ontologique, dans l'espace. Les notions de passé ou de futur ne sont que des notions relatives, tout ce qui va exister existe déjà et tout ce qui a existé existe encore}04 » L'interprétation de l'univers-bloc est lourde de conséquences. Le cours du temps n'existe plus. L'univers ne fait que parcourir un territoire déjà existant. Tout comme il m'est possible de me déplacer aisément dans l'espace, car tous les lieux existent déjà, il en est de même pour le temps, puisque tous les événements; passés, présents et futurs existent déjà. L'idée d'univers-bloc rend obsolète l'intuition que nous avons du temps; c'est-à-dire un univers où le cours du temps crée le monde à mesure qu'il passe instant après instant. Le libre arbitre cède la place au déterminisme et relaye au statut d'illusions, les choix que nous croyons poser. L'univers-bloc renvoie l'image d'un univers prédéterminé où rien n'advient au hasard, un univers où tout est déjà inscrit. Il n'est plus possible de parler d'un temps unique en relativité. Le temps n'est plus distinct de l'espace, ils sont intrinsèquement liés et se confondent. La simultanéité, le cours du temps ainsi que les durées absolues n'existent plus. Malgré tout, un principe demeure inviolé : la causalité. La causalité La causalité a une répercussion directe sur la topologie de temps. Contrairement à l'espace qui offre divers types de géométrie ainsi que trois degrés de liberté; c'est-à-dire trois dimensions, la topologie du temps ne peut qu'être linéaire ou cyclique, circonscrite à 104 Ibid., p. 63 70 l'intérieur d'une seule dimension. Le mythe de l'Étemel Retour qui a longtemps prévalu dans la pensée mythique a façonné la topologie temporelle à l'image d'une boucle; un temps qui parcourt sans cesse une voie déjà empruntée. La physique moderne l'a aujourd'hui abandonné, car il viole le postulat de causalité qui stipule que si un phénomène engendre un autre phénomène, dans ce cas, l'effet ne peut précéder la cause. En physique, le principe de causalité contraint le sens d'écoulement du temps de manière à ce qu'il y ait une chronologie bien définie entre des événements causalement reliés. La causalité stipule simplement qu'il existe un ordre obligatoire entre divers types de phénomènes. Au lieu que l'espace-temps soit l'arène au sein de laquelle la causalité vient s'exprimer, il se construit à partir d'elle. En physique newtonienne, la causalité implique que le temps est linéaire et non cyclique. En relativité restreinte, elle interdit qu'une particule puisse se propager plus vite que la lumière dans le vide et selon la relativité générale, la géométrie de l'espace-temps dicte à la lumière sa voie de propagation : les trajets qu'elle peut suivre sont les géodésiques de lumière. Pour que deux événements soient causalement reliés, il faut qu'une particule ait pu se propager de l'un à l'autre.105 La flèche du temps Bien que les équations de la relativité générale soient symétriques et rendent théoriquement possible l'inversion des phénomènes, l'expérience quotidienne nous confirme qu'il y a bel et bien un sens à l'écoulement du temps. Jamais une tasse échappée par terre ne se réparera d'elle-même ou une voiture rouillée retrouvera sa carrosserie d'origine. Il semble qu'il y ait un sens temporel à certains phénomènes qui ne peuvent être symétriques et réversibles. Le temps nous apparaît paradoxalement immobile, en ce sens qu'à l'intérieur de l'écoulement temporel, semble persister un principe actif qui demeure et ne change pas. Pourtant, le temps n'en reste pas là, il ne se contente pas de cette immobilité et s'écoule inexorablement, engendrant une sensation de fuite du présent, coincé entre un passé à jamais révolu et un avenir indéterminé. Passé et avenir ne nous apparaissent pas 105 Ibid., p. 49 et 127 71 symétriques. Toujours, il m'est possible de me rappeler du passé, mais il demeure néanmoins figé à l'instar d'un fossile temporel. Le futur, quant à lui est inconnaissable et laisse ouvert toute potentialité à venir. Cette constatation fait l'objet d'un paradoxe que l'on attribue à Arthur Eddington : le paradoxe de la flèche du temps, bien qu'il fut soulevé sous diverses formes bien avant lui : paradoxe de Gibbs, de Zermolo, de Loschmidt, de Poincaré... Très souvent, cours du temps et flèche du temps sont confondus. Le cours du temps, ce qui fait que le temps passe dans un seul sens sans jamais rebrousser chemin, relève de la causalité. La flèche du temps, pour sa part, présuppose une orientation prédéterminée dans le cours du temps où l'on voit que certains phénomènes sont temporellement orientés. Une fois qu'ils ont eu lieu, il devient impossible de retourner à leur état initial comme c'est le cas pour la combustion d'une bûche ou la décomposition de végétaux, ce sont des processus irréversibles. Comment se fait-il qu'aux échelles macroscopiques, plusieurs phénomènes apparaissent irréversibles alors qu'aux échelles microscopiques; celles qui concernent les processus fondamentaux, ils semblent être parfaitement symétriques? Ce paradoxe apparaît aux frontières de la mécanique classique et de la thermodynamique. À l'échelle des atomes, il n'existe aucune loi qui détermine le sens des équations qui régissent le mouvement d'un système de particules. Aucune orientation temporelle n'est privilégiée. « Pour nous autres physiciens convaincus, la distinction entre le passé, le présent et le futur n 'est qu 'une illusion, même si elle est tenace}06 » La solution de ce paradoxe, bien qu'elle ne soit pas parfaite et absolue, n'est apparue que vers la fin du XIXe siècle. La solution que Ludwig Boltzmann propose établit un lien mathématique entre la mécanique des particules et le second principe de la thermodynamique. Le second principe de la thermodynamique postule que tout système physique évolue en général sans revenir à sa configuration initiale et établit donc l'irréversibilité des 106 Einstein, tiré de Prigogine, L, Stengers, L, La nouvelle alliance, Paris, Éd. Gallimard, 1986, p. 366 72 phénomènes physiques. Cette loi macroscopique pose l'existence d'une grandeur appelée entropie qui représente le degré de désordre au sein d'un système physique donné. Dans tout événement physique, l'entropie ou le degré de désordre ne peut que croître avec le temps ou rester constant. Dans le cas où l'entropie demeure constante, un phénomène est alors réversible, mais dans le cas contraire, il ne peut s'effectuer que dans un seul sens, sans jamais retourner à son état initial. Si nous laissons un système isolé évoluer, il atteindra un état d'équilibre que nous pouvons caractériser par le degré maximum de l'entropie du système. Qu'est ce que cela signifie pour le système? En évoluant, un système perd nécessairement de sa capacité à évoluer davantage. Lorsque son degré d'entropie aura atteint son maximum, il deviendra impossible au système de se transformer puisqu'il aura atteint un état d'équilibre parfait. « La signification physique de l'entropie aussi bien que la raison de sa croissance restent quelque peu mystérieuses. Pourquoi existe-t-il une telle fonction de l'état du système, liée à l'orientation des événements dans le temps?10 » Le temps n'est pas éternel Est-ce à dire que l'univers, pris dans son ensemble, ne peut que tendre inexorablement vers un état d'équilibre complet, un degré d'entropie maximal qui se traduirait par sa propre mort? C'est ce que révèle les toutes dernières observations spatiales du fond diffus cosmologique; un rayonnement fossile des tout premiers instants de l'univers. Bien qu'issu d'une époque très chaude, ce rayonnement a été dilué et refroidit par l'expansion de l'Univers et atteint désormais une température très basse de 2,726 Kelvins108. En effet, le temps ne fait qu'accroitre la quantité de désordre dans l'univers, et ce, même si localement il semble se produire une complexification de la matière. Nous en sommes d'ailleurs un excellent exemple. Lorsqu'il y a création d'ordre dans une région donnée, elle se doit d'être contrebalancée ailleurs par un accroissement au moins égal de désordre. )7 Klein, É., Spiro, M., Le temps et sa flèche, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1996, p. 172 Penzias, A.A.; Wilson, R.W. (1965). "A Measurement of Excess Antenna Temperature at 4080 Mc/s", Astrophysical Journal 142: 419^21 73 L'univers se dirige donc inévitablement vers une mort thermique, un état où tout changement, toute transformation ne seront plus possibles. Mais n'est-ce pas une bonne nouvelle? N'avons-nous pas retrouvé le signe de l'existence du temps? Alors que la relativité générale rend la simultanéité et les durées absolues impossibles, des cosmologistes prétendent que la flèche du temps pourrait être la conséquence de l'expansion de l'univers. Cette expansion orienterait les processus et phénomènes physiques dans un sens irréversible et agirait en tant que moteur du temps. Il serait ainsi possible de parler de l'âge de l'univers; un temps cosmologique qui partagerait avec le temps newtonien la propriété d'être universel. Temps et mouvement étaient intrinsèquement liés chez Aristote. En cosmologie moderne, ce sont le temps et l'expansion qui ne peuvent être disjoints. L'espace-temps en tant que quanta Si la cosmologie moderne associe un âge à l'univers, c'est qu'il a dû commencer. Mais qu'avait-il avant? Certains répondront que c'est un abus de langage, qu'il n'existe pas, par définition, de période qui précéderait le temps. Qu'est-ce qui a bien pu se passer avant le temps est dépourvue de toute signification au même titre que de chercher à se rendre plus au nord que le pôle Nord. Ce que la physique nous permet néanmoins, c'est de remonter aux tout premiers instants de l'univers, aux toutes premières fractions de seconde de son existence, mais il existe une limite, une barrière en deçà de laquelle il n'est plus possible de remonter; l'ère de Planck. Est-ce à dire qu'il existe une unité minimale à la temporalité? 74 Cet argument prend acte du fait qu'existent en physique des constantes fondamentales : la constante de la gravitation G, la vitesse de la lumière c et la constante de Planck h. Chacune de ces trois constantes s'exprimant selon une unité bien définie, il est possible de les combiner de façon à obtenir une grandeur s'exprimant selon une unité de temps. La durée ainsi obtenue, dite de Planck, est égale à (Gh/c5)1/2. Elle vaut à peu près 10^3 secondes. En deçà de cette échelle, nos représentations habituelles de l'espace et du temps perdent toute signification.10 L'instant infinitésimal d'Aristote, dépourvu d'étendue, est, dans la cosmologie moderne, délimité par une extension minimale et non nulle. D'une perspective purement mathématique et conceptuelle, il est bien plus aisé pour les physiciens de considérer que l'espace et le temps soient des entités lisses, c'est-à-dire des entités continues. Un espace-temps continu permet de le représenter à l'aide de grandeurs continues : il y aurait donc, partout de l'espace et toujours du temps, sans troués possibles. Bien que l'histoire de la physique nous témoigne qu'il est déjà arrivé que le discontinu surgisse là où on s'en attendait le moins, la discontinuité de l'espace et du temps donne des maux de tête à la mathématisation de la physique. Il est vrai que les échanges d'énergie entre la matière et le rayonnement s'effectuent en paquets discontinus, mais se représenter l'espace-temps de façon discontinue fait surgir davantage de difficultés qu'il n'en résout. L'analogie nous permet d'approximer ce à quoi pourrait ressembler un espace discret ou discontinu, mais n'y parviens pas pour le temps. L'espace pourrait être discontinu et pourtant nous apparaître continu aux échelles macroscopiques. Prenons par exemple un téléviseur. L'image nous apparaît bien réelle à une certaine distance de l'écran, mais lorsque nous nous en approchons suffisamment, elle devient fragmentée en pixels rouge, vert et bleu jusqu'au point où il n'est plus possible de distinguer l'image. Bien que cela pose différents problèmes mathématiques, l'espace pourrait très bien être discret, mais Klein, Etienne, Les tactiques de chronos, Paris, Éd. Champs Flammarion, 2004, p. 178 75 déguisé sous forme continue à notre échelle. Concernant le temps, la situation se complique davantage. Supposons que le temps soit discontinu, « discret » comme le disent les physiciens, c'est-à-dire constitué d'instants particuliers, séparés les uns des autres par des durées privées de temps. Comment le cours du temps pourrait-il sans cesse s'arrêter, pour sans cesse redémarrer, comme pris d'un hoquet? Et combien de temps dureraient les périodes privées de temps? Il semble impossible de concevoir qu'il n'y ait du temps que... de temps en temps.110 Cette possibilité d'imaginer un temps discret, non continu n'est possible que dans une géométrie bien différente de celles que nous avons envisagées jusqu'à présent, mais ne permet aucune représentation. La discontinuité du temps émerge dans les tentatives d'unir les deux grandes branches de la physique moderne : physique quantique et relativité générale. Parmi ces tentatives, notons la théorie des cordes qui stipule qu'ultimement, matière et énergie ne seraient que des modes de vibrations de cordelettes infinitésimales. L'univers, l'espace, le temps et ses phénomènes ne sont qu'une symphonie de cordes vibrantes! 110 Klein, Etienne, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris, Éd. Flammarion, 2007, p. 45 76 Conclusion Revenons à notre question initiale : qu'est-ce que le Temps? Sommes-nous parvenus à répondre à la question? Certainement pas de façon indubitable! Avons-nous réellement progressé vers une définition plus précise? De par la multitude de propriétés, parfois contradictoires, que s'est vu rattacher le temps à travers les différents penseurs, nous ne pouvons que constater l'échec du génie humain devant une question qui demeure irrésolue depuis plus de deux millénaires. Déconcertant certes, mais si enrichissant d'un point de vue philosophique. En effet, l'étonnement que fait surgir la question du temps encourage le génie humain à poursuivre cette inlassable quête de connaissances. Des deux perspectives; scientifique et philosophique, étudiées dans ce travail, laquelle est parvenue à la définition la plus satisfaisante? La question apparait dorénavant inadéquate, car chacune aborde l'être du temps sous une perspective tout à fait distincte. À la question ; « qu'est-ce que le temps? », la démarche scientifique renonce aux considérations ontologiques, à sa nature intrinsèque et se concentre plutôt sur la représentation que l'on doit se faire du temps afin d'en faire un outil, un paramètre qui permet de relier entre eux les différents phénomènes physiques. La démarche philosophique, quant à elle, s'inspire des propriétés que se voit inculquer le Temps à l'intérieur des diverses théories scientifiques et y relève les paradoxes qui en émanent. Il ne faut pas considérer science et philosophie comme opposées ou rivales, mais bien complémentaires. La philosophie raisonne à partir des développements scientifiques et la science progresse à travers les paradoxes que fait surgir la philosophie. « Entre les formes de la représentation et les aspects des choses mêmes naît une complicité où leur séparation 77 5 'effondre, ce qui nous fait gagner en savoir total : c 'est le savoir qui résulte des « différents points de vue pour éclairer sur toutes ses faces un seul et même objet. » La science est essentiellement axiomatique Ce qui importe dans la démarche scientifique, c'est l'adéquation entre la théorie et le phénomène. Le principal critère de scientificité, c'est qu'il faut que cela fonctionne. Ce n'est pas la nature des phénomènes qui importe, mais bien leur description et leur prédiction, mais comment y parvient-on? Il semble que l'opération fondamentale en science réside dans la mesure. Pour que la science puisse progresser, elle doit s'échafauder sur des axiomes, elle se doit de définir au préalable des concepts particulièrement abstraits parmi lesquels figurent au premier rang les unités de mesure. La méthodologie qu'empruntent les scientifiques consiste donc à poser des postulats ad hoc, des prémisses à partir desquels il sera possible de déduire les connaissances scientifiques. [...] Mais nous disons aussi que connaître scientifiquement, c'est savoir par démonstration. J'appelle « démonstration » un syllogisme scientifique, et j'appelle « scientifique » un syllogisme dont la possession fait que nous avons un savoir scientifique.112 [...] Il est nécessaire aussi que la science démonstrative procède de choses vraies, premières, immédiates, plus connues que la conclusion, antérieures à elles et causes de la conclusion.113 Cette théorie de la relativité présente un excellent exemple du caractère fondamental du développement moderne de la théorie. Les hypothèses de départ deviennent de plus en plus abstraites, de plus en plus éloignées de l'expérience. Mais en revanche, on se rapproche beaucoup de l'idéal in Friedman, M., Foundations of Space-Time théories, Relativistic Physics and the Philosophy of Science, Princeton, 1983, p.23 12 Aristote, Seconds analytiques, Paris, Éd. GF Flammarion, 2005,1, 2, 71 b 17 - 19 113 Ibid., I, 2, 71b 20 -22 78 scientifique par excellence : rassembler, par déduction logique, grâce à un minimum d'hypothèses ou d'axiomes, un maximum d'expériences. Ainsi l'épistémologie procédant des axiomes vers les expériences ou vers les conséquences vérifiables, se révèle de plus en plus ardue et délicate, de plus en plus, le théoricien est contraint, dans la recherche des théories, de se laisser dominer par des points de vue formels rigoureusement mathématiques, parce que l'expérience de l'expérimentateur en physique ne peut plus mener vers les régions de très haute abstraction.114 Cette méthodologie fait surgir un caractère étonnant : la science ne peut accoucher de connaissances qui soient extérieures aux axiomes posés. C'est-à-dire que si les prémisses en tant qu'axiomes sont posées à titre de fondation ultime de la science, l'ensemble des théorèmes, connaissances scientifiques et tout ce que le modèle peut prétendre être en mesure de décrire sont ainsi déjà contenus et potentiellement connus puisqu'elles ne sont que des déductions logiques issues de ces postulats. Dans ce sens, seul le système d'axiomes d'une théorie scientifique contient l'information nécessaire pour engendrer une connaissance scientifique. La méthodologie scientifique est paradoxale en ce sens qu'elle procède par démonstration, mais repose ultimement sur des axiomes, qui eux, sont indémontrables. La science n'est réalisable que dans le cadre d'un système formel axiomatisé, c'est-à-dire que ce système exige que soit dressée une liste d'axiomes considérés comme des vérités évidentes et n'ayant nul besoin de preuve. La seule contrainte à laquelle est assujetti tout système axiomatique est la non-contradiction. Dans ce cas, quelles sont les règles permettant de poser ces axiomes? « Une science est distincte d'une autre quand leurs principes n'ont pas d'origine commune ou que ceux de l'une ne viennent pas de ceux de l'autre}" 5 » Poser des axiomes permettant de développer des formules mathématiques qui fonctionnent, qui corroborent l'observation de phénomènes, demeure ainsi le seul objectif auquel peut espérer atteindre la recherche scientifique. 114 Einstein, Albert, Comment je vois le monde, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1979, p.152 115 Aristote, Seconds analytiques, Paris, Éd. GF Flammarion, 2005,1 28, 87 a 40 - 87 b 1 79 Parmi les axiomes implicites de toutes théories scientifiques, notons qu'il se doit d'exister une réalité indépendante de tout observateur, que cette réalité est ordonnée, intelligible et accessible par l'activité intellectuelle, que seules les perceptions sensibles du sujet humain en tant qu'observateur, permettent l'accès à cette réalité... Ces axiomes peuvent sembler triviaux, mais jamais ils ne pourront être démontrés, mais demeurent toutefois obligatoires à toute recherche scientifique. Croire en un monde extérieur indépendant du sujet qui le perçoit constitue la base de toute science de la nature. Cependant les perceptions des sens n'offrent que des résultats indirects sur ce monde extérieur ou sur la « réalité physique ». Alors la seule voie spéculative peut nous aider à comprendre le monde. Nous devons donc reconnaître que nos conceptions de la réalité physique n'offrent jamais que des solutions momentanées. Et nous devons donc être toujours prêts à transformer ces idées, c'est-à-dire le fondement axiomatique de la physique.116 L'intuition D'un principe immédiat d'un syllogisme je dis que c'est une thèse quand il n'est pas possible de le prouver, et qu'il n'est pas nécessaire que celui qui va apprendre quelque chose le possède. Par contre celui dont il est nécessaire que celui qui va apprendre quoi que ce soit le possède, je l'appelle axiome; car il existe des choses de ce genre, et c'est, en effet, principalement aux choses de ce genre que nous avons coutume de donner ce nom." La faculté nous permettant d'embrasser les axiomes se doit d'être infaillible et audelà de toute activité logique, car elle seule peut atteindre une vision directe et évidente des axiomes. Pour Aristote, cette faculté d'ordre supérieure que requiert la science réside dans l'intuition, faculté permettant la contemplation directe des axiomes. « [...] // est nécessaire 116 Einstein, Albert, Comment je vois le monde, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1979, p.171 117 ' Aristote, Seconds analytiques, Paris, Ed. GF Flammarion, 2005,1, 2, 72 a 14 - 18 80 non seulement de connaître à l'avance les prémisses premières, toutes ou certaines d'entre elles, mais aussi de les connaître mieux que les conclusions. » La connaissance scientifique est définie comme cette connaissance qui résulte de l'application de la méthode syllogistique, qui permet de déduire logiquement des conséquences de certaines prémisses premières. « Toute science démonstrative, en effet, tourne autour de trois choses : les choses dont on pose qu 'elles sont (elles constituent le genre dont la science examine les propriétés qui sont par soi), les notions communes qu 'on appelle axiomes, notions premières à partir desquelles on démontre, et, troisièmement, les propriétés, dont on admet ce que chacune signifie. » La connaissance issue de la méthode scientifique se réduit donc à ce que peut engendrer la liste des axiomes préalablement établis. La méthode scientifique peut donc être définie comme cette méthode qui permet d'inventer ce qu'est l'univers à l'aide d'un système d'axiomes formalisé. Cependant, cette méthode dévoile un gouffre insurmontable pour la raison entre la sphère du monde sensible et celle du monde intelligible, là où gisent axiomes et théories. Aucun rapport logique ne permet de faire le pont entre ces deux sphères et c'est en ce sens que la méthode scientifique se présente sous une forme paradoxale. Différents axiomes, différentes théories et différents temps Alors que le temps se présentait comme absolu et universel dans la théorie de Newton, Einstein le décrit comme relatif, malléable et intrinsèquement lié à la matière et l'Espace. Pire encore, la mécanique quantique renonce à la continuité temporelle et dévoile un temps discontinu, discret et indépendant. Comment expliquer autant de divergence entre ces théories scientifiques? C'est le choix des axiomes sur lesquelles s'érigeront ces théories inconciliables. La question de savoir ce qu'est la nature du temps sur le plan ontologique u *Ibid, 1,2, 72 a 27-29 Ibid,l, 10,76b 11 - 16 U9 81 n'importe plus, seule l'adéquation entre les phénomènes et la théorie importe. Il suffit de constater que la théorie scientifique fonctionne pour la déclarer valable. La connaissance scientifique qu'engendre le choix soigneux des axiomes, à l'origine de ces théories, inculque à l'Homme un puissant pouvoir de prédiction sur les phénomènes de la nature, et c'est sur ce critère qu'une théorie est jugée adéquate. Poser le temps comme universel et absolu dans la mécanique newtonienne a permis d'élaborer les équations du mouvement des corps, permettant ainsi de calculer avec précision la plupart des phénomènes terrestres. Néanmoins, le monde céleste échappait à la théorie de Newton et il fallut patienter plusieurs siècles avant d'adopter de nouveaux axiomes qui engendrèrent de toutes nouvelles propriétés au temps. Dorénavant, la physique relativiste corrobore avec beaucoup plus d'exactitudes les mouvements célestes et relaye la mécanique newtonienne au statut d'approximation. Arrive-t-elle à prédire tous les phénomènes observables de l'Univers? Il semble que non, en effet, la relativité d'Einstein s'applique parfaitement au domaine macroscopique, mais perd pied aux échelles microscopiques, là où régnent le monde atomique. C'est donc en bouleversant une fois de plus les axiomes fondamentaux que la physique quantique remodèle le portrait de ce qu'est le temps. Le temps, tel que le décrit la méthode scientifique est une construction de l'intellect. Qu'est-ce que le temps pour la science revient à se poser la question : comment se doit d'être le temps pour que cela fonctionne? La structure de la science condamne la connaissance scientifique à n'être qu'une approche provisoire, sujette à être détrônée par une nouvelle plus adéquate. Tout énoncé scientifique ne peut jamais être vérifié, il ne peut qu'être falsifié. Atteindre la « vraie » connaissance en tant qu'épistémé est impossible par le biais de la démarche scientifique. Le temps, tel que le décrit la science est un temps inventé, un temps tel qu'il se doit d'être s'il veut expliquer les phénomènes. Il n'est qu'une copie imparfaite de la réalité qui aspire progresser et ainsi se rapprocher peu à peu d'une connaissance satisfaisante de cette réalité. 82 Chercher l'épistémé, chercher la nature intrinsèque du temps est une tâche qui s'avère ardue. Cette recherche n'est possible ni par la science, ni par l'expérience ni par la croyance. La seule démarche qui peut espérer y parvenir est la démarche philosophique, c'est-à-dire celle qui émerge de l'étonnement. L'étonnement qui jaillit suite à l'éveil du génie humain devant la complexité des mystères de l'univers pousse la réflexion à se poser sans cesse des questions. Dans ce cas; est-ce étonnant de constater qu'aucune réponse exhaustive concernant la nature du temps n'a su s'imposer définitivement à travers le temps? 83 Bibliographie Adde, Alain, Sur la nature du temps, Paris, Ed. PUF, 1998 Aristote, Physique, Livres I-IV, Paris, Éd. Les Belles lettres, trad. Carteron, Henri, 2002 , Physique, Livres V-VIII, Éd. Les Belles lettres, trad. Carteron, Henri, 2002 -, Seconds analytiques, Paris, Éd. GF Flammarion, trad. Pellegrin, Pierre, 2005 , Traité du ciel, Paris, Éd. GF Flammarion, trad. Dalimier, C , Pellegrin, P., 2004 Bachelard, Gaston, La dialectique de la durée, Paris, Éd. PUF, 1972 , L'intuition de l'instant, Éd. Stock, 1992 Blay, Michel, Les principia de Newton, Paris, Éd. PUF, 1995 Bourgeois-Gironde, S., McTaggart : Temps, éternité, immortalité, Éd. 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