savoir et conflit dans la relation professionnel-usager

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Colloque de l’EPE 13 . juin 2013 . Enjeux de savoirs et de pouvoirs dans le travail social
SAVOIR ET CONFLIT
DANS LA RELATION PROFESSIONNEL-USAGER
L’expérience nous enseigne à quel point, dans la relation professionnel-usager, le savoir peut devenir objet de revendication et enjeu de lutte
pour la reconnaissance. Perrine Bouhelier moignera de son expérience pour affirmer qu’il n’existe pas un savoir mais des savoirs et
envisager ainsi la relation, non plus comme un lieu de conflit mais au contraire comme un lieu d’affirmation mutuelle.
Guirec Labbé proposera une lecture des enjeux du savoir dans la relation de face à face à travers la pensée d’Emmanuel Levinas, pour ouvrir
sur une réflexion éthique qui donne toute sa place au sujet.
Perrine Bouhelier,
chargée du secteur Education à la Confédération Syndicales des Familles
Guirec Labbé,
responsable de formation EPE13, formateur en philosophie
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Colloque de l’EPE 13 . juin 2013 . Enjeux de savoirs et de pouvoirs dans le travail social
Perrine Bouhelier
Chargée du secteur Education à la confédération syndicale des familles
« Comment le pouvoir d’agir sur sa vie, sur le quartier, ou les relations aux
administrations/professionnels passe par la maitrise de ses savoirs et de leur
reconnaissance. »
Je me présente : Perrine Bouhelier, chargée du secteur éducation à la CSF.
Composée de 500 sections locales, La Confédération Syndicale des Familles
est principalement implantée dans les quartiers populaires. Outre des actions
de défense des locataires et des consommateurs, d’accès aux loisirs et à la
culture, La CSF développe des actions avec les familles pour leur permettre
de mieux appréhender leur rôle de parents et de les valoriser dans leur
fonction de premiers éducateurs.
Les groupes de parents permettent d’établir au sein d’un réseau de personnes
différentes, des échanges qui favorisent l’acquisition de connaissances
nouvelles et diversifiées. Ces échanges les amèneront à réfléchir sur leur
situation, à identifier les causes et les répercussions de certaines difficultés
puis commencer à rechercher ensemble des alternatives possibles. De ces
paroles autorisées et écoutées, ainsi que de la réflexion commune, doivent
émerger des propositions novatrices, voire des projets ambitieux et
fédérateurs.
A La CSF, nous avons donc d’une part, un rôle de soutien, de défense et
d’accompagnement des familles dans leur démarche, dans leurs initiatives et
projet.
D’autre part, nous assurons un relais auprès des institutions pour défendre et
représenter leurs intérêts.
1. Savoirs multiples
ou diversité des savoirs
Je me réfèrerai à Héloïse NEZ
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qui a procédé à la
catégorisation de différents savoirs dans le champ
de l’urbanisme (notamment la concertation des
habitants). Pour autant, nous verrons que cette
typologie apporte un regard éclairant sur notre
problématique de la relation entre pouvoirs et
savoirs.
« Si les savoirs d’usage sont des savoirs non
spécialisés fondés sur une pratique du territoire, les savoirs professionnels
sont des savoirs plus systématisés, basés sur une expertise technique, tandis
que les savoirs militants se réfèrent à l’inscription dans des réseaux d’acteurs
et à la maîtrise de savoirs et de savoir-faire politiques(…)
Les savoirs d’usage sont mobilisés par des individus, qui s’appuient sur leur
expérience personnelle et l’expriment à travers le témoignage, ou par des
collectifs qui le formalisent davantage. Nous distinguons ainsi les savoirs
d’usage individuels et les savoirs d’usage collectifs, qui peuvent être
davantage conceptualisés et structurés car mis en débat collectivement. C’est
le cas des diagnostics partagés d’un quartier (ou du projet « Portraits de
Familles » ci-après)
Les « savoirs professionnels » sont mobilisés par des individus qui
réinvestissent dans les dispositifs participatifs des compétences techniques
issues de leur pratique professionnelle (…).
Les individus peuvent également mobiliser des savoirs militants
(typiquement, bien connaître les rouages de la machine politique et
administrative, et savoir animer une réunion ou prendre la parole en public)
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Agnès Deboulet et Héloïse Nez (dir.), Savoirs citoyens et démocratie urbaine, Rennes,
Presses
Universitaires de Rennes, 2013
Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer (dir.), Amélie Flamand et Héloïse Nez (coll.), La
démocratie participative inachevée : genèse, adaptations et diffusions, Paris, Adels/Yves
Michel, 238 p. 2010
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(…) qu’ils ont acquis au sein d’un collectif (association, parti politique,
groupe informel, etc.) et qu’ils reconvertissent dans les dispositifs
participatifs, ou qu’ils acquièrent en participant.
Les citoyens organisés au sein de groupes préalablement constitués ou réunis
par des instances de participation peuvent construire des savoirs de manière
collective, dont la plus grande qualification vient non seulement de la mise
en commun des savoirs individuels, mais aussi du partage d’expériences et de
l’appel à des experts extérieurs. On peut ainsi mieux caractériser l’expertise
associative en la définissant comme une combinaison de savoirs d’usage,
professionnels et militants, mutualisés et mis en débat collectivement »
A cette typologie, nous pouvons ajouter les savoirs populaires, savoirs du
peuple, les universités populaires, savoirs universels, savoir-faire et savoirs
être.
Concernant le savoir d’usage, il sera d’autant plus légitimé qu’il sera attendu,
qu’il résulte d’une demande de la part de l’interlocuteur (dans cadre d’une
concertation, d’un diagnostic territorial, d’une étude des besoins préalable à
la mise en œuvre d’un projet ou d’un service…).
Mais cette légitimité repose aussi sur la manière dont le message sera
exprimé : s’il fédère de l’empathie (par le fait que ce qui est dit a été
réellement vécu par la personne) ou bien si la parole a fait l’objet d’une prise
de recul, si elle a éconstruite et diatisée comme cela a été fait dans le
projet Portraits de Familles.
Attention cependant à la valeur que l’on donne à des paroles brutes qui
peuvent être utilisées à des fins politiciennes où les parents peuvent se
trouver instrumentalisés.
2. La reconnaissance des savoirs et des compétences gitime la parole
des usagers
Pour cela je vais vous parler de l’action nationale « Portraits de Famille »
menée sur 3 ans qui a donné lieu à un festival d’éducation populaire en juin
2011 à Paris. Il a rassemblé 300 personnes. 14 projets artistiques ont été
présentés par des groupes de parents avec leurs enfants, de métropole et
d’outre-mer, accompagnés à chaque fois d’un artiste et d’un coordinateur.
La nature des projets varie d’un groupe à l’autre (théâtre, BD, mise en scène
de recherches généalogie, poèmes, photos, fresque, film, jardin aromatique,
sculpture, …)
Pendant des mois, les familles se sont rencontrées pour y travailler. La
préparation et la manière dont ont été construits ces projets, la recherche de
financement et les échanges avec l’artiste ont é aussi importants que les
œuvres exposées pendant ces deux jours. Les parents ont appris les uns des
autres, ont échangé des savoirs ont acquis des compétences nouvelles, forgé
leur esprit critique dans le respect, le partage et l’entraide.
« Portraits de Familles », c’est une histoire de familles parents et enfants
ont pu peindre, jouer, créer ensemble et en éprouver du plaisir (moteur de
réussite), avoir un autre regard et le croiser avec d’autres. Les familles ont
ainsi démenti les images et les clichés négatifs que leur renvoie la société ou
qu’elles portent elles-mêmes. Ce changement de regards porté sur leur propre
famille les a amenées à faire évoluer leurs habitudes, à prendre place dans leur
quartier et acquérir ainsi un pouvoir d’agir dans et sur la société.
« Portraits de Familles », au travers de la démarche artistique, portait un
double objectif concernant celui de service de levier d’expression et celui de
médiateur.
Quand les familles se sont exprimées, elles ont fait part de leurs visions et de
leurs analyses à travers leurs productions en prenant du recul pour se mettre
en image.
Accessoirement, avoir accès à des pratiques culturelles, avoir accès à l’art est
d’autant plus important et nécessaire pour se ressourcer que la vie au
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quotidien est difficile. Ce droit à la culture, ce droit aux pratiques artistiques
n’est pas réservé à une élite.
Les artistes se sont pris au jeu : tout en accompagnant les groupes dans la
réalisation de leurs œuvres, ils y ont été aussi acteurs. Nous avons réussi cet
exercice difficile d’associer des acteurs détenteurs de compétences, différentes
et complémentaires pour porter plus loin la parole des parents. Nous avons
réussi notre pari en faisant confiance à la capacité des familles à s’engager
dans un tel projet grâce à leurs connaissances, leurs savoirs et leur écoute
respective…
La réalisation de cette action a donné une ampleur aux initiatives locales. Les
partenaires (mairie, établissements scolaires, conseil général, réseaux de
travailleurs sociaux, associations du quartier ou associations du réseau de La
CSF) se sont associés aux groupes de parents (et souvent enfants /ados)
pour donner une suite à leur projet : représentations de leur pièce de théâtre,
avis de parents sur un service mis en place par le département, venir en appui
à des conférences débat, exposition,…
C’est bien grâce à un accompagnement de leur œuvre dans un espace public
que les parents et enfants ont pu passer leur propres représentations, pour
construire collectivement un nouveau message plus représentatif, plus
modéré et plus construit.
Néanmoins, si faire savoir donne un pouvoir d’agir, ce n’est pas le seul
facteur.
3. Le pouvoir est aussi conditionné par l’accès aux savoirs
L’accès aux droits sous-entend au préalable l’accès à la connaissance de ses
droits. Divulguer les savoirs sur les droits de chacun pour viser l’autonomie
et la responsabilité est le propre de nombre d’associations et de travailleurs
sociaux.
Mais la recherche, malgré la nature différente des savoirs, implique une
posture de non jugement, un langage partagé, une éthique professionnelle
(salariée ou névole). Le rappel de la loi permet parfois de se distancier et
d’éviter un rapport conflictuel. Encore faut-il respecter le cadre de la loi et ne
pas abuser de son statut.
Prenons l’exemple d’un représentant de l’Etat ou d’une autorité quelconque
(école, police, travailleurs sociaux, médecin…) qui détient un pouvoir, un
savoir mais qui donne malgré tout une information fausse (par excès de
zèle ?). Un agent d’accueil de la préfecture s’adresse à une maman qui a
obligation de participer à une formation mais qui allaite, le fonctionnaire lui
assurant qu’elle ne peut pas y aller avec son bé… Abus de la position de
sachant : le pouvoir lié à leur savoir borde sur les savoirs non maitrisés et
entraine un sentiment d’infériorité. Il lui rétorque « débrouillez vous, utilisez
un tire-lait », elle, obligée de se justifier : « j’ai essayé, il n’en veut pas »….
Sans personne pour l’accompagner, la personne en questions aurait pu
devenir agressive pour tenter de garder la face et maintenir ses droits face à
une situation injuste ou ne pas trouver de solution. La personne qui
l’accompagnait a pu temporiser la relation et rechercher une solution
(amener le bébé au moment du repas). Il s’est avéré que cette femme aurait
pu venir avec son bébé en formation, l’allaiter. La formatrice lui ayant
témoigné que cela s’était déjà fait.
Or, la connaissance de ses droits aide à faire face à des situations
conflictuelles
Autre exemple, les UPE/CSF sont les Union de parents d’élèves de la CSF.
Leur fonctionnement montre comment, collectivement, il est possible
d’accéder à de nouvelles compétences et des savoirs.
« L’éducation que nous voulons, en tant que parents premiers éducateurs de
nos enfants,
c’est la possibilité d’assurer, avec leurs enfants, ce lien essentiel
entre la vie à l’école, la vie familiale et la vie dans le quartier, lien que l’enfant
ne saurait à lui seul, porter ou assumer, sous prétexte que ses parents
connaissent mal l’institution scolaire, son cadre, son fonctionnement et d’une
manière générale, ses codes de communication.
Ce que nous souhaitons et
revendiquons, afin d’améliorer les relations entre les familles et l’institution
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scolaire, c’est la prise en compte des richesses et des acquis culturels de
chacun. Réciproquement, la vie scolaire ne saurait être ignorée à la maison….
L’essentiel de ce qui se dit et se fait à l’école ou à la maison ne réside pas
seulement dans les apprentissages fondamentaux ou les méthodes et formes
d’éducation au sens strict du terme mais tout autant dans la qualité des
relations interpersonnelles nouées entre enfants, entre adultes et enfants,
entre les différentes populations qui, le temps d’une journée de vie en
collectivité, entrent en relation. »
Extrait de « l’éducation que nous voulons »
Les UPE ont pour vocation de faire vivre ces valeurs notamment par la
diffusion des informations concernant le fonctionnement de l’école en
direction de tous les parents. Par ailleurs, un parent convoqué à plusieurs
reprises pour le comportement « inadapté » de son enfant se sentira la cible
de l’école et non un partenaire, à moins qu’il ne fasse partie d’un groupe de
parents élus qui se retrouve régulièrement pour parler de la vie de l’école et
des relations avec les enseignants. Il aura alors sans doute plus de facilité à
faire face à ces convocations d’autant plus si la posture de l’enseignant repose
sur une recherche de renseignements pour comprendre l’attitude de l’enfant
et non sur un jugement.
En ce sens, la question de l’absentéisme des élèves, et des parents aux temps
de rencontre renvoie nécessairement à la sacralisation de l’école, à la
méconnaissance de l’institution, à la peur, à l’angoisse de la critique ou de la
remise en cause, l’évaluation toujours négative (cf. le Mouvement Contre la
Constante Macabre)… Pour aller plus loin, je citerai Sophie Lamotte dont
la critique peut paraitre sévère mais elle arbore un point de vue sociologique
dont l’analyse s’avère juste et les exceptions ne sont pas rares.
« Le travail autour de la « parentalité », qui a glissé des institutions du
secteur social vers les établissements scolaires, est une manière de désigner
celles de ces familles avec lesquelles il faut travailler sans avoir à leur
reconnaître de place au sein du collectif, et encore moins de raison politique.
Bref, une manière de qualifier et de rendre palpable une sous-citoyenneté
politique inscrite dans les statuts. Garantir la bonne tenue de son enfant
lorsqu’il est à l’école mais ne pas trop chercher à en savoir, tel est le rôle
assigné à ces adultes dont l’autorité et l’ascendance réelles et effectives sur
leur enfant ou adolescent ne sont même pas considérées comme existantes.
Ce regard porté sur les familles « soupçonnées » est perçu et compris par
elles. La réaction, le plus souvent informelle, est à la mesure des
conséquences que ce type de rapports sociaux nère pour les enfants. Sortie
d’un rendez-vous pris au collège avec le principal et le professeur principal de
son fils, une femme raconte :
« Avec l’autre [frère en SEGPA Sections d’enseignement général et
professionnel adapté], je comprends qu’ils leur parlent d’un métier. Mais à
lui, en sixième. Je n’avais pas compris, avec les deux aînés, ce qui se passait en
sixième. Comment c’était. Mais , ce n’est pas possible. Ils sont venus leur
parler de plomberie. Au mois de septembre. À lui... Il a toujours été très bon,
il se tient bien, il écoute, il aime ça. Mais depuis la rentrée au collège, c’est
plus pareil. Moi, je ne veux pas qu’il fasse un BEP. Pas lui. Je l’ai dit au
professeur principal et au principal du collège, qu’ils arrêtent ça. Qu’on ne
peut pas parler de travail à des enfants en sixième. Qu’ils leur laissent du
temps. Ils m’ont dit que c’était rien, que c’était pour commencer à donner
des idées. Mais c’est quoi ces idées qu’ils veulent leur donner. Pour qui ils
nous prennent. Ils croient qu’on est bons qu’à ça ! Qu’on va se laisser
faire ! »
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Nous ne savons pas si cette mère a trouvé secours auprès du corps
enseignant, de parents d’élèves, d’une association de quartier ou seule mais on
voit bien qu’il se passe quelque chose entre l’étiquette que l’on fait porter à
un enfant et la volonté d’une mère de s’approprier la logique et les savoirs
qui guident l’orientation de son enfant. Orientation sur laquelle elle veut,
légitimement, détenir un pouvoir de décision.
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Sophie Lamotte « Mauvais parents, mauvais citoyens... », L'Homme et la société
2/2006 (n° 160-161), p. 55-79. URL : www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-
2006-2-page-55.htm
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