Gerald A. Cohen (1941-2009) Un voyage intellectuel aux frontières

1
Journées de l'Association Charles Gide
« Justice et économie : doctrines anciennes et nouvelles théories »
Colloque 16 & 17 juin 2011
Toulouse
Gerald A. Cohen (1941-2009)
Un voyage intellectuel aux frontières de la radicalité
Fabien Tarrit
OMI (EA 2065)
Université de Reims Champagne-Ardenne
Résumé : Le philosophe Gerald A. Cohen, qui fut titulaire d’une Chaire en Théorie sociale et politique à
lUniversité dOxford entre 1984 et 2008, est décédé le 5 août 2009. Sa pensée, qui se veut radicale et
se présente explicitement comme étant au service de l’émancipation de l’humanité, s’est d’abord
articulée autour de la pensée de Marx. Elle émergea soudainement sur la scène intellectuelle en 1978
avec la parution de Karl Marx’s Theory of History: A Defence. La double originalité de cet ouvrage
consiste d’une part à défendre le matérialisme historique sur des fondements méthodologiques
traditionnellement considérés comme contradictoires avec ce qu’a écrit Marx (philosophie analytique,
explication fonctionnelle), et d’autre part à avoir impulsé une école de pensée, le marxisme analytique,
dont les travaux ont également porté sur l’économie, la sociologie, l’histoire… Par la suite, après une
longue série de débats sur ce thème, et sans renoncer à sa recherche de radicalité intellectuelle, Cohen
tendit à se détacher de la théorie de Marx, à la fois pour des raisons théoriques relevant de la
cohérence logique, et pour des raisons empiriques tenant à la correspondance entre la théorie et les
faits. Il se rapprochera alors progressivement des travaux de philosophie politique s’étant développés
autour de la Théorie de la justice de John Rawls. Ce mouvement ne fut pas immédiat, puisquil sest
d’abord approprié le concept libertarien de propriété de soi pour chercher à l’associer à une approche
marxiste. Son intention était alors, en s’appuyant sur les travaux de John Locke, d’utiliser un argument
libertarien au service de la théorie critique. Il abandonna ce concept avant d’intégrer pleinement le
débat normatif autour des problématiques de justice sociale. S’appuyant sur la philosophie kantienne,
il reprochait à l’analyse de John Rawls l’insuffisance d’autonomie accordée aux choix individuels, se
rapprochant ainsi d’une théorie des choix individuels. Tel fut le voyage intellectuel de Jerry Cohen, qui
consistait à puiser chez les grands auteurs (Marx, Locke, Kant) les outils intellectuels de la radicalité.
Mots-clé : Matérialisme historique, philosophie analytique, propriété de soi, philosophie politique
Abstract: The philosopher Gerald A. Cohen, who once was a Chichele Professor at Oxford University,
between 1984 and 2008, died on the 5th of August last year. His thought, known as a radical one and
explicitly intended as serving the liberation of humanity, first got articulated around Marx’s thought/
It suddenly appeared on the intellectual theatre in 1978 with the publication of Karl Marx’s Theory of
History: A Defence. This book can be seen as doubly original. On the one hand it defends historical
materialism on the basis of methodological foundations (analytical philosophy, logical positivism,
functional explanation) that are usually known as contradictory with Marx’s method. On the other
hand, it initiated a school of thought, Analytical Marxism, which debate also took on economics,
sociology, history… Later, after a long-lasting debate, still in search of intellectual radicalism, he
gradually departed from Marx’s theory, both for theoretical reasons in terms of logical consistency,
and for empirical reasons in terms of correspondence between theory and empirical facts. He then
gradually turned on theoretical discussions in political philosophy that flourished around John Rawls’
Theory of Justice. This was not an immediate shift, since beforehand he appropriated the libertarian
concept of self-ownership in order to associate it to a Marxist approach. In doing so, he intended, on
the basis of John Locke’s theory, to use a libertarian argument as a tool for critical theory. Cohen then
gave up this concept before entering the normative debate around issues on social justice. Based on the
Kantian philosophy, his critique to Rawls was that that latter’s theory allowed too few autonomy to
individual choices. For that reason, Cohen got closer to a theory of individual choice. Such was Jerry
Cohen’s intellectual journey, which always consisted on drawing the intellectual of radicalism from
great authors (Marx, Locke, Kant).
Keywords: Historical materialism, analytical philosophy, self-ownership, political philosophy
Classification JEL : B49, B52
2
Gerald A. Cohen, philosophe anglais d’origine canadienne, est décédé le 5 août 2009
à l’âge de 68 ans. Son œuvre intellectuelle, structurée autour du marxisme, du
libertarisme de gauche et du libéralisme rawlsien, a fait de lui un auteur majeur dans
la pensée contemporaine. Il est né au Canada en 1941, dans un environnement
populaire. Sa mère est issue de la petite-bourgeoisie ukrainienne et en 1930 – elle
avait 18 ans –, sa famille fuit le régime stalinien pour émigrer au Canada. Elle intégra
alors la classe ouvrière et fut, jusqu’en 1958, un membre actif du Parti communiste
du Québec (PCQ). Son père était né au Canada, « d’une origine prolétarienne
irréprochable… il n’avait pas reçu d’éducation secondaire » (Cohen, 1999, p. 53) ; il
appartenait à l’Ordre du peuple Juif uni (United Jewish Peoples Order), qui se
présentait comme prosoviétique, antisioniste et antireligieux, et gérait l’école Morris
Winchewsky à Montréal, dans laquelle le jeune Cohen reçut son éducation primaire.
En 1952, après que cet établissement fut victime de la répression de la police
québécoise (Anti-Subversive Squad of the Province of Quebec Provincial Police), il
intégra une école publique protestante, puis entra en 1958 à l’université McGill1 à
Montréal. De 1961 à 1963, il étudia la philosophie à l’Université d’Oxford en
Angleterre. De 1963 à 1984, il enseigna à University College à Londres, avant
d’obtenir une chaire à Oxford2, une première pour un auteur assimilé marxiste, en
Théorie sociale et politique. Il la quitta en 2008 pour intégrer l’Université de Londres
comme Professeur de Jurisprudence, à la place de Ronald Dworkin. Son activité
intellectuelle se prêtait également à des activités politiques, et il eut des engagements
inégaux auprès du PCQ, marqués par des désillusions (en particulier le discours de
Khrouchtchev en 1956) qui ont sensiblement orienté son engagement. Il a également
fréquenté, au cours des années 1960 et 1970, le Parti communiste de Grande-
Bretagne puis le Parti travailliste anglais. Son œuvre comporte de nombreux éléments
biographiques, ce qu’il justifie en insistant sur l’influence de son éducation sur sa
pensée, tout en remarquant que « le fait que [s]on éducation [l]’a conduit à croire
quelque chose n’est pas une raison de le croire » (Idem, p. 36). Il fut ainsi, dès son
plus jeune âge, conduit à s’intéresser à l’œuvre de Marx, et c’est en janvier 1966, au
retour d’un séjour d’enseignement à l’université McGill, qu’il commença à étudier
1 Cohen se souvient : alors qu’il était lycéen, « intégrer McGill constituait un espoir et une attente
largement partagés » (1999, p. 79).
2 Il fut naturalisé anglais à cette occasion.
3
spécifiquement la conception marxienne de l’histoire. Ainsi ses travaux académiques
se sont d’abord articulés autour de la pensée de Marx et des valeurs qu’il lui attribue,
et c’est ainsi qu’il s’est consacré principalement au matérialisme historique (1978,
1988), avant de se rapprocher de la philosophie politique (1995, 1999)
En 1975, je me décidai, lorsque j’aurai achevé un livre que j’écrivais alors sur le
matérialisme historique, à me consacrer à la philosophie politique en général.
(1995, pp. 4-5 ; toutes les citations de textes en anglais sont traduites par nous)
Ils forment un programme de recherche évolutif engagé avec Karl Marx’s Theory of
History: A Defence, et la spécificité du parcours de Cohen lui confère une singularité
au sein du corpus marxiste. Cet ouvrage, jugé comme « le travail de philosophie
marxiste le plus important jamais écrit en langue anglaise » (Callinicos, 2002, p. 8),
a fait de lui « le chef de file des philosophes marxistes travaillant dans le monde
anglophone » (Lock, 1988, p. 515). Pourtant, cette autorité n’en a que faiblement
franchi les frontières, et son œuvre est relativement méconnue en Europe
continentale3. Cohen peut être considéré comme un auteur radical4, au sens où son
parcours intellectuel s’articule autour de la recherche de justifications intellectuelles
au socialisme, et où il conçoit la philosophie comme un moyen de transformer le
monde5. Son parcours intellectuel a pour point de départ l’œuvre de Marx, pour des
raisons qui tiennent notamment à son éducation, et il s’achève avec Rawls, avec pour
fil directeur son objectif initial lié à l’élaboration d’outils intellectuels d’émancipation
sociale. Le présent article vise à inscrire ses travaux dans le cadre de cette dynamique
et il met l’accent sur son rapport particulier à l’œuvre de Marx, ce qui en fait sa
singularité. Il a d’abord proposé une défense inédite du matérialisme historique, sur
le mode de la philosophie analytique (I), il l’a par la suite affaiblie sur le même mode
(II), avant d’orienter ses priorités intellectuelles vers la philosophie politique
normative (III).
3 Deux de ses livres ont été récemment traduits en français (Pourquoi pas le socialisme ?, L’Herne,
2010, et Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ?, Hermann, 2010), et deux de ses articles le
sont également (« La liberté et l’égalité sont elles compatibles ? », Actuel Marx, 1990, et « Sauver la
justice du constructivisme et l’égalité de la restriction à la structure de base », Raisons publiques,
2010). Par ailleurs, Karl Marx’s Theory of History: A Defence a été traduit en espagnol (1984), en
italien (1986), en norvégien (1986), en turc (1998). If You’re an Egalitarian How Come You’re So Rich
a également été traduit en espagnol et en allemand (2001)… Une thèse portant sur son œuvre a été
soutenue en France (Tarrit, 2006b).
4 « Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine c’est l’homme lui-
même » (Marx, 1844, p .25).
5 « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de
le transformer » (Marx, « Onzième thèse sur Feuerbach », in Engels, 1886, p. 53).
4
I. Une défense du matérialisme historique sur un
mode inédit
Comme son titre l’indique, Karl Marx’s Theory of History: A Defence a pour objet de
défendre le matérialisme historique, en tant que composante indépendante de
l’œuvre de Marx6, ce qu’il confirma plus tard en remarquant qu’« à cette période, le
matérialisme historique était la seule partie du marxisme à laquelle [il] croyai[t] »
(1995, p. 1). Le livre est paru en 1978, dans un contexte théorique et politique
particulier, marqué par une double crise du marxisme. Il traversait une crise
politique, en raison des événements politiques, marqués notamment par les
hésitations des intellectuels radicaux à l’égard des pratiques de la direction de l’Union
soviétique, qui se concrétisaient par un abandon répandu des catégories centrales du
marxisme (notamment la dictature du prolétariat). Il traversait également, et peut-
être par ricochet, une crise théorique. Il ne faisait pas débat dans le monde
anglophone (principalement Etats-Unis et Grande-Bretagne), non sans lien avec la
faiblesse du mouvement ouvrier dans ces pays7. Sa défense repose sur des
fondements analytiques (I.1) et s’appuie sur un recours à l’explication fonctionnelle
(I.2). Elle a initié le marxisme analytique (I.3).
I.1. Une défense analytique
Il conditionne sa défense à « deux contraintes : d’une part, ce qu’a écrit Marx
et, d’autre part, ces normes de clarté et de rigueur qui distinguent la philosophie
analytique du vingtième siècle » (1978, p. ix). L’originalité de cette approche ne
réside pas dans l’étude de l’œuvre de Marx, ni dans le recours à la philosophie
analytique, mais dans la conjonction de ces deux éléments ; ainsi la principale
nouveauté ne porte pas tant sur le contenu que Cohen attribue à la théorie que la
méthode d’exposition avec laquelle il la présente : une présentation analytique des
concepts marxiens (I.1.1.) et leur articulation par des thèses explicatives (I.1.2).
6 Il précisait par ailleurs que « les thèses de la théorie de la valeur travail ne sont pas présupposées ou
impliquées par les affirmations contenues dans ce livre » (1978, p. 353, souligné par Cohen).
7 Jon Elster (1981, p. 745) constate « un fait curieux… l’absence d’un marxisme anglais », ce qui peut
être généralisé au monde anglophone.
5
I.1.1. Des concepts fragmentés
Il définit précisément les concepts, puis dégage les liens causaux qui les unissent,
d’une manière qui correspond aux méthodes anglo-saxonnes de la philosophie et de
la science, à savoir la philosophie analytique et, dans une moindre mesure, le
positivisme logique8. Dans ce qui apparaît comme une référence à Althusser, Cohen
estime qu’« il est peut-être regrettable que le positivisme logique, avec son
insistance sur la précision dans l’activité intellectuelle, n’ait jamais atteint Paris »
(1978, p. x). D’après Rudolph Carnap (1966), membre du premier Cercle de Vienne, le
but assigné à la science par le positivisme logique est de reconstruire tous les
concepts servant à décrire le monde à partir de liens logiques simples. Pour Erik Olin
Wright, un marxiste analytique également, l’objectif du marxisme analytique est de
définir une série de concepts abstraits… puis de spécifier la façon par laquelle
ces concepts peuvent être combinés pour générer des catégories plus concrètes
de formes sociales. (1994, p. 112)
Cela correspond aux rôles respectifs de la philosophie analytique et du positivisme
logique : le philosophe analytique décompose des ensembles complexes en leurs
parties élémentaires, le positiviste scientifique tente de les rassembler9. Si l’on doit
distinguer le positivisme logique du cercle de Vienne et le néo-positivisme autour de
Popper, Lakatos, Kuhn, Feyerabend… Cohen paraît plus proche du positiviste
logique. Il rejette par exemple le réfutationnisme poppérien au sens où il estime
qu’une répétition à grande échelle permet d’élaborer des lois scientifiques.
Cohen a procédé de la sorte avec le matérialisme historique, tels qu’il apparaît dans la
Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique (Marx, 1859, pp. 4-5),
qu’il considère comme le passage le plus représentatif et le plus synthétique de la
théorie de l’histoire de Marx10. Il les regroupe en trois ensembles de concepts qu’il va
s’appliquer à articuler par des connexions logiques : les forces productives, les
rapports de production et la superstructure.
8 Le travail de Cohen a d’ailleurs été caractérisé de « formulation positiviste de la théorie marxienne
de l’histoire » (Bidet, 1990, p. 54). Voir aussi Noble, 1984.
John Roemer revendique le souhait d’« appliquer le dernier cri des méthodes de la philosophie
analytique et de la science sociale ‘positiviste’ » (1986, pp. 1-2), et le marxisme analytique a été
critiqué pour être positiviste et empiriste (Weldes 1989), et son accent sur le formalisme « affaiblit le
marxisme au nom de la rigueur » (Anderson, Thompson 1988, p. 228).
9 Marx était plutôt hostile au positivisme : « [J]'étudie aussi Comte en ce moment… c'est lamentable
comparé à Hegel. Et toute cette merde de positivisme est parue en 1832 ! » (1864, p.46).
10 Ce passage est sans nul doute la présentation la plus synthétique, mais la théorie apparaît également
dans L’idéologie allemande (Marx, 1845), dans Misère de la philosophie (Marx, 1847)…
1 / 30 100%

Gerald A. Cohen (1941-2009) Un voyage intellectuel aux frontières

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !