Santons et santonniers de Provence. Naissance et développement

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SANTONS ET SANTONNIERS
DE PROVENCE.
NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT
D'UNE DEVOTION
ET D'UN ARTISANAT
DEPUIS LE XVIIe SIECLE':Le santon est aujourd'hui une des créations les plus originales de la
Provence. A la fois sujet de crèche et bibelot, représentation de la naissance
du Christ et symbole d'une identité régionale, il a fait naître une activité
artisanale dynamique et tend à devenir un enjeu pour quelques localités
soucieuses de se doter d'une image de marque attractive. Son étude pose
cependant à l'historien un très intéressant problème de sources, tant les santons
semblent se situer aux limites des possibilités dont il dispose pour entrevoir
des aspects du passé, leur principale caractéristique étant l'absence de tout
fonds d'archives propres et la médiocrité des traces écrites que ne compensent
pas pour autant les traces matérielles conservées. La crèche et le santon
constituent des objets modestes, nullement indispensables à la vie quotidienne
ni à la liturgie, qui n'ont jamais été encouragés ni prohibés par les autorités
religieuses ou séculières et n'apparaissent que très fugitivement dans les archives, sinon à l'occasion d'inventaires très détaillés. Le santon a de surcroît
dépendu jusqu'au milieu du XX· siècle d'une forme d'économie souterraine,
puisque sa fabrication relevait d'une activité de complément ou n'était qu'un
aspect d'une production plus large d'objets de moulage. Le métier de santonnier n'a été admis par l'état civil et le registre des métiers que dans la décennie
1940-1950 et tous les santonniers d'autrefois figurent dans les actes d'état civil
------rTLe 23 décembre
1989 Régis Bertrand a soutenu à l'U niversité
un jury composé de MM. Bernard Cousin, président, Michel Vovelle,
Joutard et Jean-Claude Bouvier, une thèse de Y cycle sur ce sujet. La
de la soutenance dans son prochain numéro Elle est heureuse de
soutenance de l'auteur.
Provence Historique - Fascicule 160 - 1990
de Provence, devant
rapporteur, Philippe
revue rendra compte
publier l'exposé de
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REGIS BERTRAND
légalemem accessibles sous leur profession principale ou du moins officielle:
leur identification a donc pris quelques formes d'une histoire de la semiclandestinité.
Le premier problème à résoudre était de déterminer des sources nouvelles
Susl:cptibles en particulier d'éclairer la protohistoire du santon, soit les XVJ]"
et XVIII" siècles. C'est en marge d'une enquête plus vaste sur les attitudes
des Provençaux à l'égard de leurs morts qu'om assez paradoxalement progressé
ces recherches que leur infime rentabilité eût rendues sinon presque vaincs:
ainsi du dépouillement de quelques milliers de pages de visites pastorales du
XVIII" siècle pour découvrir une demi-douzaine de crèches mais recenser
aussi les quelques autels et les confréries dédiés à la Nativité du Christ ou à
l'Enfant Jésus. C'est en tentant de mieux définir le vocabulaire de la mort
en Provence que « santon» s'est révélé voisiner dans les dictionnaires bilingues
avec « sépulture » . Des sondages ont été pareillement effectués dans la presse
marseillaise du XIX' siècle au sujet de la Foire aux santons, en complémenr
systématique de ceux menés pour l'étude des rituels de la Toussaint ct du
jour des morts. L'on a enfin conduit un sondage à travers les inventaires après
décès et les inventaÎres révolutionnaÎres. Les visites pastorales et les inventaires
permettaient de prendre la mesure de la diffusion encore modeste de la crèche
dans la Basse Provence et le Comtat d'Ancien Régime. Le dépouillement de
tous les dictionnaires provençaux couplé avec un sondage dans la presse
marseillaise pour chacune des décennies du XIX'" siècle mettait en évidence
le caractère évolutif du santon, de ses matériaux et de ses fonctions au cours
de l'époque contemporaine.
Le santon avait fait l'objet depuis un siècle d'une abondante bibliographie
spécifique, dont le recensement des seuls ouvrages atteignait la soixantaine
de titres, et si l'on ajoutait les articles et les ouvrages généraux sur la Noël
en Provence deux cents titres environ, que j'ai groupés sous l'étiquette générale
de « bibliographie créchiste ». Ces écrits, ordinairement rédigés hors de toute
préoccupation universitaire, laissaient perplexe l'historien par leur évident
manque de rigueur car ils s'avèrent souvent moins soucieux d'érudition que
d'évocation et constituent le commentaire désonnaÎs indispensable d'une représentation anachronique de la société provençale.
J'avais cru d'abord pouvoir isoler les quelques titres qui, à cause de la
personnalité de leur auteur, paraissaient susceptibles de fournil' des informations ayant un semblant de crédibilité. J'ai opté pour une démarche différente,
qui a consisté à considérer J'ensemble de la « bibliographique créchiste » parue
à cc jour commc une variété très particulière d'ethnotextes, soit un vaste
discours multiforme sur l'identité régionale perçue à travers le santon qui
emprunte ses informations où il peut, en fonction de ses finalités et ses
besoins. Il convenait donc d'envisager la littérature «créchiste» non commc
le champ de blé biblique où il serait illusoire de séparer le bon grain de l'ivraie,
mais plutôt comme une forêt tropicale où telle graine parasitaire, sitôt germée,
monte à l'assaut des arbres déjà en place et a tôt fait de s'entremêler à eux.
La bibliographie préexistante s'avérait donc une source à condition de la lire
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selon un ordre strictement chronologiqu e afin de cueillir dans leur fraîcheur
native ses affirmations, quitte à suivre de livre en livre leur altération jusqu'à
l'inversion ou au cont resens. Elle n'a cessé depuis un siècle de co nsigner par
écrit la tradition orale des santonniers et ces renseignements sans équivalent
ont pu être recoupés par des documents de première main. Alors que nombre
d'auteurs sc fourvoyaient dans le légendaire qui attribue J'origine de la crèche
à François cl ' Assise, d'ailleu rs réfuté par les historiens franciscains depuis
presque un siècle, les doyens de la foire aux santons, interrogés par Elzéard
Rougier en 1896, lui avait pertinemment indiqué que le santon dérivait du
santibelli, statuette de dévotion à l'usage des laïcs, ce que l'enquête lexicographique confirme, et lui avaient fourni les noms, il est vrai parfois légèrement
déformés, des premiers santonniers et en particulier de Lagnel, qui semble
bien l'inventeur de la crèche provençale d'argile. La bibliographie créchiste
était enfin constituée pour l'essentiel par un commentaire intarissable des
santons qui formait lui-même une source sur les attitudes collectives à so n
égard et les fonctions sym boliques de ces statu ettes.
Il eû t été paradoxal de s'en tenir à ces sources écrites pour l'étude d'un
objet de fab ri cation artisanale. Les santons et les crèches posent néanmoins à
l'historie n des problèmes délicats d'identification des ateliers et de datation.
Les santons sont des objets particulièrement fragiles, voire des biens semidurables. Leurs moules ont plus souvent survécu que les épreuves qui en
furent tirées. Seule une infime partie de la production d'autrefois est entrée
dans les musées, encore est-eUe moins révélatrice d'une réalité ancienne que
des représentations que s'e n firent les conservateurs d'antan, lesquels ont
ordinairement retenu les santons ou les crèches qu'ils jugeaient es thétiquement
beaux ou croyaient conformes à la tradition . La confrontation des sources
écrites et du stock résiduel détenu par les musées ou quelques collections
particulières auxquelles j'ai pu avoir accès révèle des distorsions et des lacunes _
considérables. Ainsi la « crèche à voûte a été le type par excellence de crèche
marseillaise pendant les deux premiers tiers du XIXe siècle: un seul exemplaire, en état médiocre, a pu être retrouvé. La littérature créchiste n'a cessé
de dénoncer le santon de plâtre et son grand frère le santibelli : en conséquence
peu de conservateurs se sont inquiétés d'en posséder. Les crèches aux sujets
de mie de pain ou de pâte de verre que conservent les musées provençaux
ne sont pratiquement pas documentées; elles ont été ordinairement datées à
partir d'indices stylistiques extrêmement sommai res et discutables; j'ai donc
révoqué en doute l'ensemble de ces datations toujours très hautes, d'autant
qu'elles avaient so us-tendu une théorie évolutive substituant un matériau à
un autre qui ne semble guère relever d'une histoire sérieuse. Je n'ai donc
retenu qu'un faible nombre de santons et de crèches parvenus jusqu'à no us
qui étaient identifiés et datés de façon suffisamment fiable pour permettre
leur étude. Un autre problème a en revanche été mieux résolu. Certaines
techniques qui o nt permis l'élaboration des figurines anciennes se sont désormais raréfiées ou même SOnt ignorées des santonniers actuels. J'ai pu suivre
grâce à l'aide du Musée du Vieux-Marseille une démarche qui relève d'une
fonne d'archéologie expérimentale et a consisté en la reconstitution en labora)10
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REGIS BERTRAND
(oire de ces techniques par André EY~,~r, restaurateur des crèches du musée.
La crèche connaît clans la Provence et les Etats pontificaux une histoire
obscure et assez modeste avant l'apparition du santon ou plutôt la transformation du santon en sujet de crèche. Il n'y a apparemment aucune preuve sérieuse
de son existence à l'époque médiévale et les deux plus anciennes mentions
d'archives retrouvées remontent au début du XVI" siècle (Marseille, 1503,
Avignon, 1519). La crèche naît en fait clans la Provence et le Comtat de
1'« invasion mystique» tridentine au confluent de deux influences, l'apport
italien d'abord qui fournît vraisemblablement son principe même et la technique de la figurine de cire moulée, apparemment introduite dès le XVII '
siècle au Carmel d'Avignon - où elle est toujours pratiquée - par ses
fondatrices génoises; mais aussi l'influence de la spiritualité de l'Ecole française, qui apporte de Paris et de Bourgogne sa dévotion à la Nativité de
l'Enfance du Christ. La crèche s'avère en son principe dans la Basse-Provence
urbaine du XVII' siècle l'aspect original des pratiques pieuses de l'association
de la «Famille du Saint Enfant Jésus» créée par Marguerite du SaÎntSacrement au Carmel de Beaune, implantée et propagée à Marseille et Aix
par les oratoriens. La Provence est effectivement au XVII" siècle un des
principaux centres de rayonnement de la dévotion à l'Enfant Jésus, du moins
si l'on en juge par les publications. Mais cette dévotion déborde largement
la Nativité et reste très marquée par la christologie bérullienne de l'anéantissement du Verbe incarné dans l'état d'enfance. Elle ne connaît qu'un modeste
succès populaire que traduit le faible nombre de confréries et d'autels qu'elle
fait naître. L'Oratoire semble avoir néanmoins légué à la crèche provençale
son cycle caractéristique de quarante jours (de Noël à la Purification, 2 février)
qui, à la différence du cycle des douze jours observé généralement ailleurs
par les ethnologues, permettra la réalisation de décors élaborés, puis l'organisation des crèches spectacles et l'essor de la pastorale; il lui a également légué
les « Litanies du Saint Enfant Jésus », prière spécifique dite devant les crèches
d'église et même domestiques jusqu'à la fin du XIX'· siècle, apparemment
propagée par les recueils de cantiques et de Noëls.
Le santon est à la fin du XVIIIe siècle une statuette en plâtre ou en bois
représentant un personnage sacré comme son nom l'indique et destinée aux
enfants qui jouent à la capelo, la «chapelle» ou «jeu de l'autel» (parodie
enfantine des cérémonies de l'Eglise). Seuls quelques moules en ont subsisté,
ainsi que quelques exemplaires protégés parce qu'ils avaient été intégrés à des
reliquaires. Ce santon au sens originel du terme semble bien une réduction
du santibelli, cette petite statue sacrée à usage domestique dont les« figuristes»
marseillais du XIX" siècle mettront au point une formule de terre cuite
originale. A la veille de la révolution, la capelo tend cependant à se muer en
crèche pendant la Noël à Marseille. Au sortir de la révolution) Jean-Louis
Lagnel (t 764- t 822), Marseillais modeste ct encore mal connu) semble bien
accélérer cette mutation en mettant au point le santon d'argile destiné à la
crèche et surtout en multipliant les types profanes. La crèche provençale est
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dès lors prétexte pour une société à contempler son propre reflet miniaturisé,
à la fois réaliste et idéalisé puis nostalgique et elle devient peu à peu la mise
en scène d'une Provence ancienne, arcadicnne, prétendument intemporelle.
La foire de la Noël sur le Cours, où l'on vend des santons au sens
nouveau du terme ainsi que des santibellis sacrés ou profanes, qui en sont
encore mal distingués, connaît une rapide expansion à Marseille dans les
premières décennies du XIXe siècle grâce aux figuristes qui forment un groupe
très réduit et soudé de professionnels du moulage dont le santibelli de terre
cuite paraît l'activité principale et qui alimentent des revendeurs. En marge
de ces ateliers apparaissent quelques figuristes-santonniers plus modestes,
dont la « littérature créchiste » a transmis les noms. La fabrication des santons
reste en effet, hors des ateliers de figuristes, un métier d'appoint. Pendant
tout le XIX' siècle, la fabrication du santon est essentiellement marseillaise,
Aix et Aubagne étant des centres «santonniers» qui n'ont apparemment
guère connu les figuristes et Avignon ayant des figuristes qui ne sont pas
santonniers. A Toulon, Cotignac ou Pélissanne, des fabricants d'origine marseillaise ou aubagnaise ont eu néanmoins à la fin du siècle une production
importante grâce au large marché potentiel que constituaient les régions
environnantes, lentement gagnées au santon de crèche.
Dès le Second Empire, le santon est perçu localement comme une particularité de la Noël marseillaise. Il échappe à la crise du dernier tiers du XIX'
siècle qui fait disparaître les figuristes et met fin de la production du santibelli
de terre cuite. Le santon est en effet découvert par les folkloristes de la fin
du XIX" siècle et les premières publications «créchistes» se doublent d'une
action militante pour le « préserver ». La promotion du santon et de l'artisanat
santonnier s'accompagne néanmoins chez les auteurs «créchistes» - en
particulier félibréens - d'une volonté normalisatrice: ils le définissent non
par ses fonctions mais par son principal matériau, l'argile pétrie par des
santonniers autodidactes, représentants ingénus et inspirés du peuple provençal; ils l'opposent au santibelli, qui depuis la fermeture des ateliers de
figuristes est réputé statue grossière de plâtre qui serait colportée dans les
rues par des immigrés italiens. Les sources anciennes deviennent dès lors
inintelligibles ou sont révoquées en doute, sitôt qu'elles mentionnent le santon,
de plâtre. La production de ce dernier est passée sous silence, voire dénoncée
comme exogène, d'autant que ses producteurs sont en général diplômés de
l'école des Beaux-Arts et correspondent médiocrement aux santonniers tels
que les littérateurs locaux les imaginent ou plutôt les souhaitent.
Le santon connaît en fait au XX· siècle des transformations considérables
grâce à deux santonniers qui sont à l'origine du santon contemporain. La terre
cuite s'impose à l'initiative de Thérèse Neveu d'Aubagne pour permettre
l'expédition des figurines. Ses grands santons s'emparent du marché de la
statuette décorative à connotation régionale et de la crèche d'église, avant
d'être supplantés par un avatar du mannequin habillé des crèches d'église.
Pendant l'Entre-deux-guerres en effet, l'abbé César Sumien met au point une
formule de «santons d'art» qui combine la figure de cire que le Carmel
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REGIS BERTRAND
d'Avignon seul continuait de fabriquer et la figure de crèche napolitaine. Ces
« santons habillés» connaissent après la seconde guerre mondiale, grâce à
Simone Jouglas, un succès rapide.
Le santon est progressivement devenu au cours du xx" siècle l' un des
principaux symboles de la Provence. Rite domestique, aisément accessible à
chacun sans initiation préalable sinon la lectu re des ouvrages « créchistes », à
la fois sujet de crèche et bibelot, il s'est trouvé investi du poids des représentions qu'une population résidente ou de passage se plaît à nourrir à la fois
d'un passé très idéalisé et de la permanence identÎtaÎre d'une région à forte
image de marque dont les transformations continuent d'être considérables.
Aussi la « géographie santonnière» du XX' siècle finissant ne correspond-elle
que partiellement à celle du siècle précédent. Le triangle santonnier Marseille/
Aix/Aubagne contÎnue de rassembler l'essentiel des ateliers, les plus importants
et les plus connus. Il est fortement concurrencé par le dynamisme et les
ambitions d'un «croissant périphérique» qui englobe le pays d'Arles, les
Baux et la Provence mistralienne; il remonte très haut dans les deux rives
de la vallée du Rhône, jusqu'à Valence et aux Cévennes, inclut le Luberon,
le Comtat et le Sud de la Haute-Provence et s'effiloche dans le Var intérieur
et la Côte d'Azur. Il semble partiellement constitué par la diaspora des
santonniers marseillais au cours des dernières décennies.
L'étude du santon bouscule donc quelques idées reçues et évidences trop
faciles: le santon paraît ainsi un exemple parmi bien d'autres de la fécondité
des mondes urbains de l'époque contemporaine en matière de rituels et de
créations ethnologiques, puisque la crèche provençale s'épanouit en ce XIX"
siècle trop vite accusé d'avoir fait mourir les traditions. Il témoigne également
de la plasticité et des capacités d'adaptation d'un XIX'· siècle catholique
longtemps réduit à des attitudes frileuses ou crispées. La crèche d'église est
certes portée par cette phase de néo-baroquisation du catholicisme concordataire qui multiplie au XIX· siècle les statues dans les églises mais elle résiste
à la vague d'iconoclasme du XX, siècle; la crèche révèle de surcroît comme
la pastorale son aptitude à mêler étroitement le sacré et le profane, à s'imposer
aux clercs tout en triomphant dans un monde sécularisé. La littérature « créchiste» et le petit mouvement pictural santoniste, qui s'inspira au début du
siècle du santon, contribuent à poser de façon originale le problème des
rapports entre l'écrit, l'oral, l'image et la figurine. Par delà ce dernier constat
le santon démontre aussi la complexité des échanges descendants mais aussi
ascendants entre nivaux culturels et remet en cause la notion simpliste d' « art
populaire » .
Régis BERTRAND
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