12 / Catherine Mayeur-Jaouen
à l’observation anthropologique des sociétés contemporaines. Depuis la Sîra du
Prophète ou les hadiths jusqu’aux fatwas du cheikh Al-Bûtî, en passant par des
écrits hagiographiques, des proverbes, des manuels soufis ou des chroniques
ottomanes, des sources très variées sont mobilisées pour étudier la culture du
corps en islam.
On rencontrera aussi le corps sur lequel on ne tient pas de discours, mais
autour duquel on construit essentiellement une pratique, faite de réalités
vécues qui ne correspondent pas toujours à une théorie élaborée et pleinement
consciente d’elle-même, sans citation explicite d’écrits qui les codifient ou les
légitiment. Ces pratiques ne sont pas pour autant privées de sens religieux ou
sacral. Tout ce qui relève de la culture populaire n’implique pas l’absence de
référence à une culture écrite ou normative, même lorsqu’il s’agit d’une pratique
transgressive. Un tatouage, un banquet, la préparation d’un plat, un vêtement,
un regard, un geste : tout a un sens et ressortit à une anthropologie religieuse
du corps. Celle que décrit Anne-Sophie Vivier – à partir d’un travail de terrain
dans un petit village iranien chiite en 2002 – ressemble presque trait pour trait
à celle que Richard Kurin (1984 : 196-220) a tirée, vingt-cinq ans plus tôt, de
l’observation du milieu rural sunnite pakistanais… et dont il remarquait déjà la
coïncidence avec des textes médiévaux comme celui de Hujwirî3. L’anthropologie
sacrée mise en œuvre, si elle recourt à des références islamiques, ressortit plus
généralement à la vision du corps dans les cultures prémodernes. Rien, sinon des
références idéologiques issues de préoccupations contemporaines ou la croyance
naïve dans une orthodoxie sur laquelle l’accord ne s’est jamais fait, n’autorise à
séparer absolument une magie instrumentale d’une religion éthique, le rituel
et la croyance, le culte des saints et le soufisme, la religion populaire d’un islam
officiel qui serait normatif4. L’âme charnelle (la nafs) à combattre, perçue comme
féminine, se situe sans doute – si l’on en croit les censeurs – du côté des pratiques
locales, de la coutume, de la Jâhiliyya, des femmes; mais en même temps, elle
est nécessaire au triomphe de l’islam. La diversité typologique des saints, tour
à tour combattants, lettrés, réformateurs, possédés (majdhûb-s) scandaleux ou
ascètes puritains montre la nécessité plurale des charismes.
Cette tension dialectique entre norme et pratique ne signifie pas pour autant
que la culture populaire n’existe pas. C’est au contraire justement dans son
rapport au corps que s’exprime, en islam comme dans le christianisme, une
religiosité populaire spécifique, plus immédiate et souvent plus crue. C’est la
religion des rites de passage, c’est la religion où interviennent les femmes – par
exemple avec les tatouages des femmes yéménites, une pratique formellement
interdite en islam mais universellement pratiquée dans les sociétés traditionnel-
les, et que présente ici Hanne Schönig. C’est là que s’expriment rites agraires et
3. Le travail de terrain à l’appui de cet article date de 1976-78.
4. Toutes choses excellemment répétées, sur des modes différents et à partir d’expériences variées par les
chercheurs qui travaillent sur la sainteté musulmane, cf. notamment les introductions des livres de Vincent
Cornell, 1998 et Pnina Werbner et Helen Basu, 1998.