Extrait PDF

publicité
e but de cette étude est de montrer que le souverain bien est le
concept central de la philosophie kantienne. À contre-courant
de l’interprétation qui s’est imposée dans les études kantiennes
depuis le néo-kantisme, il apparaît à une lecture attentive que ce
concept n’est ni problématique ni superflu, comme on l’a longtemps
prétendu. Au contraire, l’unité de la philosophie théorique et de la
philosophie pratique, de la nature et de la liberté, n’est possible et
envisageable selon Kant que dans la perspective du souverain bien
comme but final de la raison pure. Cette position suppose une
interprétation téléologique de la raison pure qui n’est plus entendue
uniquement comme une structure transcendantale d’intelligibilité
mais aussi et surtout comme une faculté possédant des besoins, des
intérêts, et poursuivant un but. Elle conduit en outre, inévitablement,
à une relecture métaphysique de la philosophie de Kant qui présente le
souverain bien comme le foyer (focus originarius) vers lequel converge
le faisceau des questions métaphysiques ultimes qui mobilisent la
raison pure. Or, ces questions fondamentales de la métaphysique, qui
touchent au sens de l’existence humaine, rejoignent les préoccupations
centrales qui caractérisent la philosophie depuis ses origines. Ainsi,
suivant en cela les indications données par Kant dans la Critique de
la raison pratique, on tentera de définir la tâche de la philosophie
comme le faisaient déjà les Anciens, pour qui elle devait indiquer :
« […] le concept dans lequel il faut enseigner le souverain bien, ainsi
que la conduite à suivre pour l’acquérir ». Dirigée par
Jean-Marc Narbonne
La collection Zêtêsis, terme qui
­signifie en grec étude, recherche ou
enquête, notamment de nature philosophique, a pour but de présenter
des ouvrages qui portent autant sur
l’histoire de la philosophie et de ses
textes que sur les thèmes et les débats
philosophiques les plus actuels. En
tant que collection placée sous le
signe de la zìthsiq, elle accueille
aussi bien les études plus spécialisées,
textes et essais, que les divers instruments de recherche et de diffusion
que se donne la réflexion philosophique. Elle comprend deux séries :
Textes et essais et Instruments.
L
 
Marceline Morais est titulaire d’un doctorat en philosophie de
l’Université de Montréal. Elle enseigne actuellement la philosophie
au cégep de Saint-Laurent.

Zêtêsis
Le souverain bien et la fin dernière
de la philosophie


Le souverain bien et la fin
dernière de la philosophie

marceline morais
Collection ZêtêSis

Le souverain bien
et la fin dernière
de la philosophie
Vers une interprétation
téléologique de la
philosophie kantienne
Marceline morais

« ... depuis le commencement,
tout notre discours
a été une recherche
de la connaissance... »
Platon, Théétète 196 d
Le souverain bien et la fin
dernière de la philosophie
Vers une interprétation téléologique
de la philosophie kantienne
COLLECTION ZÊTÊSIS
Série « Textes et essais »
Marceline Morais
Le souverain bien et la fin
dernière de la philosophie
Vers une interprétation téléologique
de la philosophie kantienne
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts
du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises cultu­
relles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de
publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entre­mise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de
l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture et mise en pages : Hélène Saillant
© Les Presses de l’Université Laval 2010
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 2e trimestre 2010
ISBN 978-2-7637-9006-0
e-ISBN 9782763710068
Les Presses de l’Université Laval
Pavillon Maurice-Pollack, bureau 3103
2305, rue de l’Université
Université Laval, Québec,
Canada G1V 0A6
www.pulaval.com
Table des matières
Liste des abréviations utilisées pour les œuvres
de Kant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
SECTION I
Le souverain bien et le problème
d’une métaphysique renouvelée dans
la Critique de la raison pure
I. La genèse du problème de la métaphysique . . . . . . . 11
Le scepticisme métaphysique dans les Rêves
d’un visionnaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
La Dissertation de 1770 et la sauvegarde de
la métaphysique traditionnelle . . . . . . . . . . . . . . . 19
Le projet d’une métaphysique renouvelée dans
les préfaces de 1781, 1787 et l’introduction
à la Critique de la raison pure . . . . . . . . . . . . . . . . 27
II. Le Canon de la raison pure : un point de vue
pratique sur la métaphysique . . . . . . . . . . . . . . 39
La place du Canon de la raison pure dans
la première Critique. Comment le but final de
la raison pure permet de résoudre les questions
traditionnelles de la métaphysique . . . . . . . . . . . . 39
VIII
La question du rapport à autrui dans la philosophie
L’objectivité pratique et l’extension du pouvoir
de la raison pure au-delà de l’expérience . . . . . . . 47
Le souverain bien, principe de la moralité ?
Au sujet d’une possible discontinuité entre
la doctrine morale du Canon de la raison pure
et celle de la Critique de la raison pratique . . . . . . 50
SECTION II
Le concept du souverain bien
dans la philosophie pratique de Kant
III. Le concept d’une nature morale comme critère
du jugement pratique pur . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Le problème du jugement pur pratique et
la nécessité d’une représentation analogique
du souverain bien comme nature morale . . . . . . . 64
La typique du jugement pratique pur. La loi
naturelle et le bonheur sensible comme types
de l’harmonie systématique du règne moral
des fins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Élucidation du concept de nature à l’intérieur
de la typique et son rôle déterminant pour
la déduction de nos devoirs . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
IV. Le souverain bien, objet total d’une volonté
moralement déterminée. La cohérence de la loi
morale et le primat de la raison pure pratique . 87
La dialectique de la raison pure pratique . . . . . . . 88
L’antinomie de la raison pratique, un problème
de synthèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
La suprématie de la raison pratique et le statut
épistémologique de la croyance . . . . . . . . . . . . . . 109
V. Dieu, la liberté et l’immortalité, postulats de
la raison pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
Table des matièresIX
Le postulat de la liberté et de l’existence de Dieu,
comme conditions de possibilité d’un souverain
bien empirique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126
Le postulat de l’immortalité de l’âme et la nécessité
d’une distinction entre deux sortes de souverain
bien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
VI. Classification des différentes formes du souverain
bien et unité de ce concept . . . . . . . . . . . . . . . . 147
Le souverain bien individuel . . . . . . . . . . . . . . . . 151
La conception élargie du souverain bien comme
monde moral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
SECTION III
La réalisation progressive du souverain bien
dans le monde. Les dimensions politiques
et historiques du souverain bien
VII. La vocation pédagogique de l’histoire et
son horizon cosmopolitique . . . . . . . . . . . . . . . 183
Quelle est la tâche d’une philosophie
de l’histoire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
Le point de vue cosmopolitique . . . . . . . . . . . . . . 186
La nature comme Providence et la possibilité
d’une lecture téléologique de l’histoire . . . . . . . . . 187
L’unité systématique du devenir historique et
l’espoir d’un progrès moral du genre humain . . . 189
Les limites subjectives et critiques d’une
interprétation téléologique de l’histoire . . . . . . . . 191
L’histoire comme projet d’éducation du genre
humain. Trois hypothèses sur le progrès du
genre humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
La Révolution française et le développement
d’une conscience cosmopolitique . . . . . . . . . . . . . 195
X
La question du rapport à autrui dans la philosophie
La problématique du commencement . . . . . . . . . 197
Vers une éducation cosmopolitique . . . . . . . . . . . 199
Les deux facteurs du progrès historique . . . . . . . . 201
Les deux niveaux de la culture et le but dernier
de l’histoire humaine : le dressage et la formation 203
La constitution républicaine et la paix
perpétuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206
Le but de l’histoire est-il politique ou moral ? . . . 209
L’impératif catégorique historique ou le devoir
de l’espèce envers elle-même . . . . . . . . . . . . . . . . 212
VIII. Le souverain bien politique . . . . . . . . . . . . . . . . 217
De l’État mondial à la fédération des États libres . 221
L’argument logique de Kant contre l’État
mondial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Les arguments pragmatiques de Kant contre
l’État mondial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
L’argument moral et l’hypothèse d’un État
mondial conçu comme « communauté éthique » . 235
Le fédéralisme des États libres, un projet utopique ?
La réponse de Kant sous la forme d’une ruse
de la nature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240
Le fédéralisme des États libres : un projet
anachronique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265
Liste des abréviations utilisées
pour les œuvres de Kant
Afin de ne pas répéter inutilement les titres des œuvres de
Kant au complet, j’ai utilisé dans les références en bas de page
et parfois dans le corps du texte des abréviations dont voici la
liste. Certains textes de Kant, cités peu souvent, ne font pas
l’objet d’abréviations.
CF :
CFJ :
CRP :
CRPrat :
DD :
Dissertation
de 1770 :
DV :
FMM :
IHU :
Le conflit des facultés
Critique de la faculté de juger
Critique de la raison pure
Critique de la raison pratique
Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit
Dissertation de 1770 : De la forme et des
principes des mondes sensible et intelligible
Métaphysique des mœurs, Doctrine de la
vertu
Les fondements de la métaphysique des
mœurs
Idée d’une histoire universelle d’un point de
vue cosmopolitique
La religion dans les limites de la simple raison
Œuvres philosophiques, vol. 1, 2, 3
Projet de paix perpétuelle
La religion :
OP :
PPP :
Rêves
d’un visionnaire : Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves
métaphysiques
Remerciements
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la
Fédération canadienne des sciences humaines de concert avec
le Programme d’aide à l’édition savante, dont les fonds pro­
viennent du Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada.
Introduction
Le but de cette étude est de montrer que le souverain bien
est le concept central de la philosophie kantienne. À contrecourant de l’interprétation qui s’est imposée dans les études
kantiennes depuis le néo-kantisme, il apparaît à une lecture
attentive que ce concept n’est ni problématique, ni superflu,
comme on l’a longtemps prétendu. Contrairement aux appa­
rences, il ne constitue pas une réelle menace pour l’autonomie
du vouloir et ne peut être réduit à un simple reliquat, désuet,
de la période dogmatique et pré-critique de l’auteur1. Bien que
d’autres aient déjà souligné l’importance du souverain bien
dans la philosophie kantienne2, aucun n’a jusqu’à présent pro­
duit une étude complète de ce concept ni démontré rigoureu­
1. C’est en effet la position classique au sujet du souverain bien que
partagent nombre de commentateurs éminents tels que V. Delbos ou
M. Gueroult. Voir : L.-W. Beck, A Commentary on Kant’s Critique of Practical
Reason, Chicago University Press, Chicago, 1960 ; V. Delbos, La philosophie
pratique de Kant, PUF, Paris, 1968 (3e éd.) ; M. Gueroult, « Canon de la
raison pure et Critique de la raison pratique », Revue internationale de
­philosophie, Bruxelles, 1954.
2.On pense ici à F. Alquié, La critique kantienne de la métaphysique,
PUF, Paris, 1968 ; F. Marty, « La théorie transcendantale de la méthode dans
la Critique de la raison pure », Revue de métaphysique et de morale, vol. 80,
­no 1, 1975 ; E. Weil, Problèmes kantiens, Seuil, Paris, 1967 ; J. Silber, « The
Metaphysical Importance of the Highest Good as the Canon of Pure Reason
in Kant’ Philosophy », Ethics, vol. 73, 1963 ; Y. Yovel, Kant et la philosophie
de l’histoire, Méridiens Klincksieck, Paris, 1989 ; M. Lequan, La philosophie
morale de Kant, Seuil, Paris, 2001 ; ou même A. Boyer, Hors du temps. Un
essai sur Kant, Vrin, Paris, 2001.
2
Le souverain bien et la fin dernière de la philosophie
sement et systématiquement son importance dans toute
­l’œuvre de Kant3.
Ce que l’on tentera de démontrer dans cet ouvrage c’est
que l’unité de la philosophie théorique et de la philosophie
pratique, de la nature et de la liberté, de la loi morale et du
bonheur n’est possible et envisageable que dans la perspective
d’un but final moral où les différents domaines et usages de la
raison se trouvent réconciliés. Cette position suppose une
interprétation téléologique de la raison pure qui n’est plus enten­
due uniquement comme une structure transcendantale d’intel­
ligibilité, mais aussi et surtout comme une faculté possédant
des besoins, des intérêts et poursuivant un but. Elle conduit en
outre, inévitablement, à une relecture métaphysique de la philo­
sophie de Kant qui présente le souverain bien comme le foyer
(focus originarius) vers lequel converge le faisceau des questions
métaphysiques ultimes qui mobilisent la raison pure.
L’ambition d’une relecture métaphysique de la philo­
sophie de Kant exige, toutefois, que soit définie, d’entrée de
jeu, la signification qu’il convient d’accorder au terme « méta­
physique ». La métaphysique, aux yeux de Kant, désigne, dans
un premier temps, l’enchaînement systématique de toutes les
connaissances provenant de la raison pure4. Elle peut porter sur
la nature, « ce qui est », ou sur les mœurs, « ce qui doit être ». La
métaphysique de la nature pour sa part se divise également en
metaphysica generalis ou philosophie transcendantale quand elle
porte sur les principes a priori de la connaissance de l’être en
général (ontologia) et en metaphysica specialis ou physiologie
transcendante lorsqu’elle désigne la connaissance a priori d’êtres
3.Un livre sur le sujet est bien paru en 2008, mais c’est bien après
la rédaction du présent ouvrage dont il reprend d’ailleurs plusieurs éléments.
Voir : L. Gallois, Le souverain bien chez Kant, Vrin, Paris, 2008.
4.Dans l’Architectonique, Kant définit la métaphysique comme
étant : « le système de la raison pure (la science), toute la connaissance
philosophique (vraie aussi bien qu’apparente) venant de la raison pure dans
un enchaînement systématique [...] ». Réf. : E. Kant, Critique de la raison
pure, A 841, B 869, trad. par Alexandre J.-L. Delamarre et F. Marty, Œuvres
philosophiques, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, Paris, 1980, p. 1391 (Ak. III,
543-544).
Introduction
3
suprasensibles5. Toutefois, pour Kant, seule la metaphysica spe­
cialis pose réellement problème puisqu’elle seule transgresse les
limites de tout savoir a priori légitime : l’expérience possible.
N’ayant aucun fondement dans la nature, la métaphysique du
suprasensible ne sera possible selon Kant qu’à partir de l’usage
pratique de la raison, c’est-à-dire en tant que métaphysique des
mœurs, et ce, grâce au but final de la raison pure : le souverain
bien. Dans ce contexte, le rôle du souverain bien et de l’usage
pratique de la raison consiste à rendre possible cette méta­
physique du suprasensible que Kant considère lui-même
comme étant sa part la plus essentielle. Toutefois, la méta­
physique chez Kant n’est pas seulement une connaissance pra­
tique du suprasensible. Elle est aussi, en tant que disposition
naturelle de l’homme, la réponse à ses aspirations les plus fon­
damentales, celles qui sont relatives au sens total de l’existence.
Si ces aspirations sont en partie théologiques et suprasensibles,
elles n’en ont pas moins aussi une dimension empirique et
historique. Le souverain bien, entendu comme un monde
moral intelligible constitue en effet l’idéal vers lequel conver­
gent, comme autant d’approximations imparfaites, les institu­
tions politiques qui s’en inspirent telles que la République et la
Société des Nations. Précisons, en outre, que la métaphysique,
si elle doit être une science, est d’abord une idée, soit celle de
la totalité systématique des fins de la raison humaine et, dans
ce sens, elle est elle-même un devenir6 qui repose sur le progrès
5.Si les termes de metaphysica specialis et metaphysica generalis ne
sont pas, comme tels, utilisés par Kant, il est assez manifeste qu’il pense la
métaphysique à partir de ces divisions issues du Moyen Âge comme en
témoigne la séparation qu’il fait entre la philosophie transcendantale qui se
présente comme une ontologie et la physiologie qui, dans sa partie transcen­
dante, comprend les deux disciplines traditionnellement dévolues à la meta­
physica specialis : la cosmologie et la théologie. À ce sujet, voir : E. Kant, CRP,
A 845, B 873, OP, vol. 1, p. 1394 (Ak. III, 546).
6. C’est ainsi que Kant envisage, par ailleurs, toute science. La
­science est d’abord, selon lui, une idée, celle d’une totalité systématique qui,
tel un germe, doit se déployer dans le temps. Toute science est pour cette
raison liée à un intérêt fondamental qui en oriente le développement.
« Personne ne tente de constituer une science sans avoir une idée pour fonde­
ment. Mais, dans l’élaboration de cette science, le schème et même la défini­
tion que l’on en donne dès le début de cette science correspond très rarement
4
Le souverain bien et la fin dernière de la philosophie
intellectuel, politique et moral de l’humanité. Ainsi, le concept
kantien de la métaphysique, tel qu’il est présenté dans l’Archi­
tectonique de la Critique de la raison pure, est un germe qui ne
peut atteindre sa pleine réalisation qu’à travers un processus
historique infini au moyen duquel on voit poindre au sein
même de la nature des signes de la liberté7. L’accomplissement
de la métaphysique est donc lié au progrès intellectuel, poli­
tique et moral de l’humanité et le souverain bien politique
comme Völkerbund en constitue indéniablement un moment
essentiel. Ainsi, la métaphysique, que fonde le concept du sou­
verain bien, connaîtra son aboutissement dans une interpréta­
tion téléologique de l’histoire humaine et de son sens. La
métaphysique, et la philosophie tout entière, sont une teleologia
rationis humanae8.
La métaphysique, selon Kant, est ainsi la science qui
demande : comment l’homme peut-il atteindre sa destination ?
Quelle est la finalité du savoir, vers quel but doit tendre notre
action au plan individuel et collectif ? Prise en ce sens, elle
­correspond à cette soif d’absolu et de totalité qui caractérise la
raison humaine, celle-là même qui peut l’entraîner, lorsqu’elle
est mal guidée, vers des sentiers chimériques. Or, le souverain
bien apparaît bel et bien comme la réponse à de telles ­questions.
En effet, qu’il soit conçu individuellement comme l’union de
la vertu et du bonheur dans un sujet, ou collectivement comme
un monde moral futur et même plus concrètement comme une
fédération libre des États, le souverain bien répond toujours
chez Kant à la question du sens dernier de l’existence humaine,
à celle du but final de la science et de l’action. Ainsi, contre les
à son idée ; car celle-ci réside dans la raison comme un germe [...]. » Réf. :
E. Kant, CRP, A 834, B 862, OP, vol. 1, p. 1385 (Ak. III, 539).
7.Au sujet de la philosophie ou de la science comme une idée qui
doit connaître un développement historique, voir : E. Kant, CRP, A 835,
B 863, OP, vol. 1, p. 1386 (Ak. III, 540). Au sujet des signes attestant, au
regard d’un jugement réfléchissant, la présence et le progrès de la liberté dans
l’histoire et dans la nature, voir : E. Kant, Le Conflit des facultés, trad. par
A. Renaut, Œuvres philosophiques, Gallimard, La Pléiade, vol. 3, Paris, 1986,
p. 895-897 (Ak. VII, 84-87).
8.Voir : E. Kant, CRP, A 839, B 867, OP, vol. 1, p. 1389 (Ak. III,
542).
Introduction
5
lectures postmétaphysiques de Kant qui de nos jours abondent,
que l’on pense seulement à celles d’A. Renaut9 ou d’Haber­
mas10, ce livre vise à souligner la dimension téléologique qui
anime le projet philosophique ­kantien et il invoque, à ce titre,
l’importance déterminante qu’y joue le souverain bien. Il ne
fait désormais aucun doute que le procès qu’a intenté Kant à la
métaphysique traditionnelle n’invalide nullement toute forme
de questionnement relatif au but moral, social ou politique que
nous devons poursuivre, à la destination totale de l’humanité
sur la terre – tels que les grands enjeux actuels sur l’environne­
ment nous le rappellent d’ailleurs de manière cruciale – et qu’il
ne congédie nullement toute forme de raisonnement de type
téléologique. Enfin, il est également clair que pour Kant ces
questions fondamentales qui touchent au sens de l’existence
9. C’est sans doute l’intention principale qui traverse un livre
comme Kant aujourd’hui, l’actualité de Kant se démontrant dans sa capacité
à détranscendantaliser et désubstantialiser les idées métaphysiques que sont
l’âme, Dieu et la liberté pour en faire désormais des principes réflexifs et
subjectifs. Or, si d’un point de vue théorique, il ne peut être fait qu’un usage
régulateur de ces idées, il n’en demeure pas moins que, d’un point de vue
pratique, leur réalité s’en trouve indéniablement confirmée. En outre, l’usage
régulateur de ces idées dans la philosophie de l’histoire tout comme en philo­
sophie politique, loin de correspondre à une volonté de supprimer la méta­
physique, signifie plutôt que Kant souhaite introduire celle-ci dans le
domaine empirique afin de réconcilier au sein de l’histoire le suprasensible et
le phénoménal. D’ailleurs, Kant poursuit dans la Critique de la faculté de
juger un objectif similaire en tentant de rapprocher le monde phénoménal de
celui des idées morales suprasensibles au moyen du jugement téléologique et
esthétique. Voir : A. Renaut, Kant aujourd’hui, Flammarion, Paris, 1997.
10. Que ce soit dans Morale et communication ou dans De l’éthique de
la discussion, Habermas tente à la suite de Apel de reformuler la morale kan­
tienne afin de répondre adéquatement aux objections des sceptiques ou rela­
tivistes moraux et à celles des représentants de l’éthique de la vertu comme
McIntyre. Dans ce but, il procède à l’épuration de la morale kantienne dont
il ne conserve que l’impératif catégorique qu’il décompose en deux principes
distincts : le principe D, qui fait de la procédure de l’argumentation morale
le fondement de la validité des normes, et le principe U, qui en représente le
critère. Cette reformulation réduit la morale kantienne à sa plus simple
expression, soit l’impératif catégorique, en lui enlevant son fondement
­transcendantal dans la raison pure pratique. Voir : J. Habermas, Morale et
communication, Cerf, Paris, 1986, et J. Habermas, De l’éthique de la discus­
sion, Cerf, Paris, 1992.
6
Le souverain bien et la fin dernière de la philosophie
humaine rejoignent les préoccupations centrales qui caractéri­
sent la philosophie depuis ses origines. En effet, comme il le
rappelle lui-même dans la Critique de la raison pratique, la
tâche de la philosophie ne consistait-elle pas déjà pour les
Anciens à indiquer : « [...] le concept dans lequel il faut ensei­
gner le souverain bien, ainsi que la conduite à suivre pour
l’acquérir11 » ? L’intérêt que témoigne Kant envers le souverain
bien le rattache ainsi à une tradition philosophique ancienne
qui prend sa source dans l’Antiquité et d’après laquelle la fina­
lité de la philosophie consiste dans l’atteinte du summum
bonum. Kant, philosophe de l’Aufklärung, figure importante de
la Modernité philosophique, est aussi, en un certain sens,
­l’héritier de l’interrogation grecque au sujet de la vie bonne et
de la finalité du savoir humain. Certes, de Platon aux écoles
hellénistiques, en passant par Aristote, le but final de la
connaissance philosophique a pris des formes quelque peu
différentes. Toutefois, ce but a toujours été la destination totale
de l’homme, son bien complet et parfait, unissant en une tota­
lité harmonieuse la vertu, la connaissance et le bonheur.
L’inscription de Kant dans cette tradition a le mérite de réveiller
à nouveau des questions fondamentales qui furent malheureu­
sement oubliées : Pourquoi, somme toute, faisons-nous de la
philosophie ? Quel but poursuit-on inlassablement à travers
cette activité ? Pourquoi la philosophie apparaît-elle, aux yeux
de ceux qui la pratiquent, comme la plus importante de toutes
les activités de l’esprit ? Enfin, la philosophie appartient-elle à
l’essence même de l’homme ?
Il importe cependant de souligner qu’il existe pour Kant
deux concepts de la philosophie. D’après son concept scolasti­
que, la philosophie consiste dans l’unité systématique de nos
connaissances. Selon son concept cosmique, elle est la science
du rapport de toute connaissance aux fins essentielles de la
raison humaine12. Pour lui, c’est là son sens fondamental. Les
11.E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. par L. Ferry et
H. Wismann, Gallimard, La Pléiade, vol. 2, Paris, 1985, p. 740 (Ak. V,
108).
12.E. Kant, CRP, A 838-839, B 866-867, OP, vol. 1, p. 1389 (Ak.
III, 542).
Introduction
7
fins que poursuivent les sciences particulières sont, en effet,
arbitraires. Seules les fins prescrites par la raison pratique en
vue de la réalisation du but final moral sont réellement essen­
tielles. Au sens cosmique, la philosophie aurait donc pour
tâche de subordonner la connaissance en général, la science, au
but moral de l’humanité. Ce faisant, elle chercherait à réaliser
l’accord de la science et de la sagesse, conformément au sens
premier que lui avaient donné les anciens philosophes grecs.
Or, le but final de la raison, vers lequel convergent les fins
morales essentielles, c’est le souverain bien. Dans ce cas, il
­semble qu’en expliquant le rôle et l’importance du concept du
souverain bien dans la philosophie kantienne, on pourra non
seulement comprendre comment s’opère, grâce à lui, le renou­
vellement de la métaphysique jusque dans ses ramifications
historiques et politiques, mais aussi, de surcroît, ce qui forme
la tâche principale de la philosophie.
Section I
Le souverain bien et le problème d’une métaphysique
renouvelée dans la Critique de la raison pure
I
La genèse du problème de la métaphysique
Le terme de souverain bien apparaît en tant que tel pour
la première fois chez Kant dans la première Critique, plus pré­
cisément dans le chapitre II de la Théorie transcendantale de la
méthode, intitulé Canon de la raison pure. Cette seconde partie
de la Critique de la raison pure, dont l’importance fut long­
temps négligée par les commentateurs, confère à l’idéal du
souverain bien un rôle déterminant en ce qui concerne l’enjeu
principal d’une critique de la raison, soit la possibilité d’une
metaphysica specialis dont les objets, Dieu, la liberté et l’immor­
talité, sont considérés depuis longtemps comme les plus
importants et les plus élevés de la connaissance humaine. Le
concept du souverain bien est en effet le seul concept qui
puisse autoriser, à titre de canon de la raison pure, un usage de
la raison qui dépasse les limites de l’expérience1 et de résoudre
ainsi le problème de la métaphysique, problème dont on sait
qu’il mobilise à lui seul la mise en œuvre d’une critique de
la raison pure2. Toutefois, afin de mettre au jour la relation
1. C’est la thèse que propose J. Grondin dans son article : « La con­
clusion de la Critique de la raison pure », Kantstudien, no 81, 1990, p. 140.
2. À ce sujet, bien sûr, les avis sont partagés. On a longtemps inter­
prété l’intention fondamentale de la Critique de la raison pure comme celle
d’une destruction de la métaphysique spéculative au profit d’une science des
limites de la raison humaine. Cette interprétation, qu’a popularisée le néokantisme, a été par la suite fortement contestée par certains commentateurs
12
Le souverain bien et la fin dernière de la philosophie
f­ ondamentale qui unit le concept du souverain bien au pro­
blème de la métaphysique dans la première Critique, il convient
d’abord d’exposer ce problème et d’en faire la genèse. Or,
celui-ci prend sa source dans les difficultés théoriques aux­
quelles Kant s’est trouvé confronté durant la période dite précritique.
Puisque tous les ouvrages pré-critiques ne portent pas
spécifiquement sur la métaphysique, il serait inutile de les exa­
miner ici un par un. Seuls seront retenus ceux qui, par la diver­
gence des positions qu’ils expriment, conduiront Kant à for­
muler le problème de la métaphysique sous sa forme définitive
dans la Critique de la raison pure, soit les Rêves d’un visionnaire
et la Dissertation de 1770. Le ton résolument sceptique des
Rêves d’un visionnaire au sujet de la métaphysique et le retour
des prétentions dogmatiques de celle-ci dans la Dissertation de
1770 apparaissent en effet comme les deux axes principaux à
partir desquels se développe, dans la Critique de la raison pure,
la solution critique du problème3.
Le scepticisme métaphysique
dans les Rêves d’un visionnaire
Le texte de Kant qui apparaît le plus hostile à la méta­
physique est sans aucun doute les Rêves d’un visionnaire. La
rédaction de ce texte fut précédée par la lecture des œuvres du
Suédois Swedenborg, homme de science, qui était également
célèbre, à l’époque, pour ses pouvoirs spirituels hors du com­
mun. Que Kant se soit intéressé à ce voyant peut paraître
français, tels que F. Alquié, E. Weil, F. Marty, et plus récemment par
J. Grondin et L. Freuler.
3.On a coutume de diviser la période pré-critique en un certain
nombre de phases qui peuvent se laisser ramener à trois principales : la pre­
mière, qui est dominée par des problèmes d’ordre méthodologique mais aussi
scientifique, demeure largement influencée par la métaphysique de Leibniz
et de Wolff et par la science de Newton que Kant tente alors de concilier (de
1747 à 1762) ; la seconde amorce, dans la foulée de la lecture de Rousseau et
des empiristes anglais, une remise en question des prétentions usurpées de la
métaphysique Leibnizienne (de 1763 à 1767) ; enfin la dernière, dans
laquelle s’élaborent les premières articulations du problème critique, connaît
le retour de thèses métaphysiques héritées du rationalisme leibnizio-­­wolffienn
(de 1770 à 1781).
Section I • I. La genèse du problème de la métaphysique
13
curieux et il est certain qu’il craignait en rédigeant ce texte
d’être tenu lui-même pour un illuminé ; c’est pourquoi il parut
sans nom d’auteur. L’intention de Kant dans cet ouvrage
consiste sans doute à dénoncer les divagations de Swedenborg.
La prétention de cet homme à connaître par une sorte de
« vision » des êtres spirituels lui semble à bon droit suspecte. On
peut douter cependant que Kant ait écrit ce livre dans le seul
but de discréditer Swedenborg. Pourquoi aurait-il entrepris la
lecture longue et fastidieuse de cet auteur, s’il n’éprouvait déjà
lui-même un intérêt pour le concept d’être spirituel ou d’âme
immortelle, si le suprasensible et l’intelligible n’avaient pas déjà
fait l’objet de ses propres préoccupations ? Amoureux de la
métaphysique4, Kant a toujours ressenti un intérêt puissant
pour ces questions. Or, la métaphysique n’a-t-elle pas des pré­
tentions similaires aux visions de Swedenborg ? Ne prétend-elle
pas, elle aussi, s’élever au-dessus de l’expérience pour atteindre
des vérités suprasensibles ? Dans ce cas, il se pourrait bien
qu’elle soit aussi douteuse que les fables de Swedenborg. La
remise en question des récits fantastiques du Suédois servira
alors de prétexte à la mise en accusation de la métaphysique.
Dans la première partie, dite « dogmatique », Kant joue
lui-même le jeu du métaphysicien chimérique, élaborant une
conception parfaitement cohérente d’un monde possible des
esprits. Cette peinture du monde intelligible emprunte pour­
tant ses déterminations au monde sensible, Kant attribuant
faussement aux esprits des prédicats tels que l’étendue, le lieu,
l’obéissance aux lois newtoniennes de l’attraction et de la répul­
sion, et cetera. Bien que vraisemblable en apparence, cette
construction intellectuelle ne tient pas, car elle attribue aux
êtres suprasensibles des propriétés qui n’appartiennent qu’aux
objets de l’expérience. L’erreur métaphysique consiste ainsi
dans une méprise qui nous fait prendre à tort le suprasensible
pour du sensible. Or, cette confusion ne se dissipe que si l’on
restreint une fois pour toutes la connaissance à l’expérience.
Afin de mieux comprendre cependant en quoi consiste cette
méprise qui affecte le jugement des métaphysiciens, il convient
367).
4.Voir : E. Kant, Rêves d’un visionnaire, OP, vol. 1, p. 585 (Ak. II,
14
Le souverain bien et la fin dernière de la philosophie
de rechercher en quoi l’illusion dont ils sont victimes ressemble
au délire des visionnaires, ce qui revient, en somme, à interro­
ger l’analogie de base qui permet, selon Kant, d’expliquer les
rêves d’un visionnaire par des rêveries métaphysiques.
Kant range aussi bien les métaphysiciens que les vision­
naires de l’espèce de Swedenborg dans la catégorie peu flatteuse
des rêveurs, dans la mesure où l’un et l’autre s’attachent à des
« images forgées de toutes pièces5 » qu’ils prennent néanmoins
pour de véritables objets. Tous les deux cherchent en effet à
atteindre et à déterminer des objets suprasensibles, auxquels ne
correspond pourtant aucune intuition. Ils s’en font ensuite des
représentations imaginaires, qu’ils tiennent pour des connais­
sances véritables. Cependant, comme l’illusion ne relève pas
des mêmes causes, Kant distingue deux catégories de rêveurs :
les rêveurs de la sensation et les rêveurs de la raison. Les méta­
physiciens, qui appartiennent à cette dernière catégorie,
­peuvent, au moyen d’une discipline de la raison, guérir des
excès que produit une spéculation excessive. Malheureusement,
les rêveurs de la sensation ou visionnaires seraient, pour leur
part, incurables, comme en témoigne cette phrase : « Je n’en
veux pas du tout au lecteur si, au lieu de regarder les vision­
naires comme des demi-citoyens de l’autre monde, il les envoie
tout bonnement promener comme candidats à l’hôpital [...]6. »
Pourquoi seuls les visionnaires seraient-ils ainsi condamnés à
l’errance ? Cela s’explique par la forme de leur délire. Leurs
rêveries sont issues d’une incapacité à distinguer les représenta­
tions fournies par l’imagination de celles que fournit l’intuition
de phénomènes sensibles extérieurs. Tout objet produit par
l’imagination se retrouve alors immédiatement posé devant eux
et tenu pour l’égal de n’importe quel objet des sens. Incapables
de distinguer entre la chose imaginée de la chose réelle, ils
semblent bel et bien atteints d’une sorte de folie. Quant au
rêveur de la raison, s’il n’ignore pas la différence qui existe entre
ses représentations mentales et les perceptions de ses sens, il
aurait cependant une forte propension à l’oublier. L’habitude
de la spéculation abstraite et la fréquentation de la métaphysi­
5. Ibid., p. 557 (Ak. II, 343).
6. Ibid., p. 563 (Ak. II, 348).
Section I • I. La genèse du problème de la métaphysique
15
que n’y seraient pas étrangères. Ce qui manque au métaphysi­
cien, c’est une intuition intellectuelle de ses objets, qui vien­
drait suppléer à l’impuissance de l’intuition sensible. L’absence
d’une telle intuition le conduit, malgré lui, à attribuer au
suprasensible des déterminations sensibles. Si l’on y réfléchit
bien, le problème fondamental de la métaphysique se trouve
déjà posé ici en germe. On pourrait même se hasarder à l’appe­
ler le « défi Swedenborg » : sur quoi se fonde la validité des
connaissances métaphysiques s’il n’existe aucune intuition sen­
sible de leurs objets7 ? Comment s’assurer de la validité de
connaissances qui n’ont aucun fondement empirique ? Sur
cette question, le visionnaire détiendrait au fond, comme le
suggère ironiquement Alquié8, ce qui fait défaut au métaphysi­
cien dogmatique : une intuition directe de ses objets. C’est
donc en dénonçant l’hallucination dont sont victimes les
visionnaires que Kant met au jour le problème central de la
métaphysique, lequel consiste, selon lui, dans la confusion de
l’empirique et de l’intelligible et dans l’absence d’une intuition
possible des objets suprasensibles.
Cela revient-il à décréter la fin de la métaphysique ?
Malgré toute la sévérité qu’il manifeste à son égard, Kant ne
désire pas abolir la métaphysique, dont il se déclare amoureux.
Nous savons que la métaphysique ne peut persister sous sa
forme actuelle car le suprasensible ne peut faire l’objet d’aucune
connaissance. Rien ne lui interdit cependant de s’interroger sur
les raisons de cette impossibilité, ce qui revient à demander « si
le problème est bien déterminé à partir de ce que l’on peut
7. Les difficultés soulevées par Kant au sujet de la métaphysique
dans les Rêves d’un visionnaire anticipent celles qu’il exposera dans la fameuse
Lettre à Marcus Herz du 21 février 1772. La seule différence consiste toutefois
dans le fait que la Lettre à Marcus Herz considère le problème de façon plus
large puisque la question ne porte plus seulement sur la possibilité pour la
raison de connaître des objets suprasensibles mais sur le fondement de la
relation par laquelle une représentation a priori peut déterminer la connais­
sance d’un objet en général. C’est la réponse à cette question qui amènera
Kant vers la solution critique du problème de la métaphysique en 1781.
Voir : E. Kant, Lettre à Marcus Herz du 21 février 1772, trad. par
J. Rivelaygue, OP, vol. 1, p. 692-693 (Ak. X, 130-132).
8.F. Alquié, introduction aux Rêves d’un visionnaire d’E. Kant, OP,
vol. 1, p. 445.
16
Le souverain bien et la fin dernière de la philosophie
savoir9 ». Ainsi comprise, la métaphysique deviendrait « une
science des limites de l’entendement humain10 ». La sauvegarde
de la métaphysique reposerait alors sur une condition essen­
tielle : l’abandon de ses prétentions délirantes à une connais­
sance spéculative du suprasensible. Elle impliquerait du même
coup un changement complet de sa visée qui ne chercherait
plus à épier « les propriétés cachées des choses » mais à détermi­
ner les limites de l’entendement humain en regard de la pierre
de touche que constitue l’expérience. Kant nous place dès lors
devant l’alternative suivante : « le rationalisme métaphysique
doit être visionnaire, ou critique11 ». En quel sens cependant la
métaphysique présentée dans les Rêves d’un visionnaire peutelle apparaître « critique » ? Possède-t-elle les mêmes caractéris­
tiques que la philosophie transcendantale annoncée dans la
CRP ?
Dans les Rêves d’un visionnaire, l’épithète « critique »
signifie pour Kant l’imposition d’une borne ou d’une limite :
pour être une science, la métaphysique doit renoncer à connaî­
tre des objets suprasensibles. Elle doit également changer sa
visée et abandonner la connaissance du suprasensible pour celle
des limites qui circonscrivent l’esprit humain. Ainsi, la méta­
physique est dite critique parce qu’elle est limitée. Elle l’est
même doublement puisqu’il s’avère qu’elle est, en outre, une
science des limites. Toutefois, le criticisme invoqué ici par Kant
et la métaphysique qu’il permet de fonder ne correspondent
pas exactement à l’entreprise qui sera la sienne dans la première
CRP. Dans les Rêves d’un visionnaire, les limites imposées à la
raison viennent de l’extérieur et consistent dans quelque chose
qui diffère radicalement d’elle : l’expérience. Science des limi­
tes, la métaphysique n’a nullement pour fonction de révéler les
sources a priori de notre connaissance d’expérience et de fonder
la validité objective des propositions a priori sur la nature. Elle
se présente plutôt comme un exercice de modestie, comme une
sorte de scepticisme dont l’unique but est de restreindre le
9.E. Kant, Rêves d’un visionnaire, OP, vol. 1, p. 586 (Ak. II, 367).
10. Ibid. (Ak. II, 368).
11.Voir : F. Alquié, introduction aux Rêves d’un visionnaire d’E. Kant,
OP, vol. 1, p. 445.
Section I • I. La genèse du problème de la métaphysique
17
champ des connaissances scientifiques possibles. En effet, Kant
est encore persuadé à cette époque que la métaphysique ren­
ferme uniquement des propositions analytiques dont la certi­
tude repose sur les principes d’identité et de contradiction. Son
procédé consiste alors pour une grande part à rendre claires des
propositions complexes en les réduisant à des éléments simples.
La certitude des propositions de la métaphysique s’impose alors
a priori. On ne peut en dire autant des propositions qui ­portent
sur l’expérience, car elles unissent des termes hétérogènes qu’on
ne peut réduire à la loi de l’identité. Il s’ensuit que la métaphy­
sique ne peut avoir pour objet l’expérience. Elle doit plutôt
rechercher les principes fondamentaux de la raison humaine.
Partageant à cette époque le scepticisme de Hume, Kant pense
que les relations empiriques de cause à effet sont tout à fait
contingentes. Ne pouvant être ni démontrées, ni réfutées, elles
n’appartiennent pas aux principes fondamentaux de la raison
humaine. C’est pourquoi la métaphysique qu’envisage Kant
dans les Rêves d’un visionnaire ne peut avoir pour fonction de
révéler quelles sont les conditions de possibilité de l’expérience,
comme le fera plus tard la philosophie transcendantale. Le
concept d’expérience n’y possède aucun fondement a priori et
sert essentiellement de borne aux envolées délirantes de la spé­
culation rationnelle. Ramenée à des projets plus modestes et
exerçant désormais une fonction essentiellement limitative, la
métaphysique peut alors devenir selon Kant : « ce dont elle est
encore à l’heure actuelle passablement éloignée et ce qu’on
attendrait le moins d’elle : la compagne de la sagesse12 ». Ainsi,
Kant pense-t-il déjà en 1766 ce qu’il soutiendra en 1781 dans
l’Architectonique de la raison pure et en 1788 dans la Critique de
la raison pratique, à savoir que la destination la plus haute de la
métaphysique consiste à déterminer en vue de quoi nous
devons agir. La sagesse – puisqu’il s’agit d’elle – consiste alors
dans la connaissance du but final que nous devons accomplir.
Or ce but final n’est nul autre que le souverain bien.
Quel lien la sagesse entretient-elle avec la métaphysique
pour qu’elle puisse apparaître comme sa « compagne » et consti­
tuer sa finalité ? La sagesse recouvre selon Kant les questions
12.E. Kant, Rêves d’un visionnaire, OP, vol. 1, p. 589 (Ak. II, 369).
18
Le souverain bien et la fin dernière de la philosophie
qui se rapportent à l’espoir et aux fins dernières de l’humanité.
Or, la métaphysique semble intimement liée à ces questions. Et
effet, l’élan métaphysique vers le suprasensible, loin d’être le
fruit d’un égarement culturel, est présenté par Kant comme
une tendance naturelle de l’homme. Selon lui, la raison
humaine est ainsi faite qu’elle se pose nécessairement certaines
questions qui l’obligent à dépasser les limites de l’expérience.
Dans les Rêves d’un visionnaire, ces questions sont d’ordre
moral et concernent l’espoir. Celui qui s’efforce de bien agir
durant sa vie espère que son existence se poursuivra après la
mort dans un monde où son mérite sera récompensé. Comme
telles, ces aspirations apparaissent tout à fait légitimes.
Cependant, elles ne peuvent suffire à garantir la réalité objec­
tive des concepts qu’elles visent. Ce n’est pas parce que nous
espérons en une vie après la mort ou parce que nous éprouvons
moralement le besoin d’y croire pour agir que l’immortalité de
l’âme s’en trouve, par là même, démontrée. Si, comme le dit
Kant, les contes qui parlent de notre existence future dans un
monde des esprits pèsent sensiblement sur le plateau de ­l’espoir,
« en revanche, dans celui de la spéculation, ils semblent n’être
faits que de vent13 ». Kant est donc persuadé à l’époque de la
rédaction des Rêves d’un visionnaire que le besoin moral et l’es­
pérance qui en découle ne suffisent pas pour accorder de la
réalité objective aux objets qu’ils visent. Outre le fait qu’on y
retrouve en germe les mêmes considérations de justice morale
qui amèneront Kant à introduire plus tard le concept du sou­
verain bien dans les deux premières Critique, ce passage tiré des
Rêves d’un visionnaire a le mérite de révéler que Kant ne recon­
naît pas encore la suprématie de l’usage pratique et les possibi­
lités qui s’en dégagent : la doctrine des postulats et la notion de
croyance pure pratique. Dans ce contexte, que faut-il alors
penser du concept de « foi morale14 » que Kant fait intervenir à
la fin de cet ouvrage, et qui n’est pas sans rappeler la théorie des
postulats de la raison pratique ? La notion de foi n’est pas
entendue ici de la même manière qu’elle le sera plus tard dans
la première et la seconde Critique. Elle demeure une conviction
13. Ibid., p. 565 (Ak. II, 350).
14. Ibid., p. 592 (Ak. II, 373).
Section I • I. La genèse du problème de la métaphysique
19
subjective, incapable d’attester par elle-même de la réalité de
ses objets. Sortant des limites qui lui sont imparties, elle pour­
rait aller jusqu’à ruiner la valeur morale de notre action. En
conséquence, elle ne peut jouer en morale qu’un rôle acces­
soire. Les objets traditionnels de la croyance, Dieu, l’âme et la
liberté, n’ont en effet nullement besoin d’être connus ou
démontrés pour que l’action morale soit possible. Cette
démonstration nuirait même à la détermination morale de la
volonté, qui n’agirait plus par respect pour la loi morale mais
dans l’espoir d’obtenir une récompense ou d’éviter un châti­
ment. Cela n’implique pas qu’il faille écarter ces croyances de
la vie morale, car si elles ne peuvent fournir à la volonté des
principes, elles demeurent essentielles à la conduite de l’hon­
nête homme15. La foi morale apparaît alors comme quelque
chose de purement subjectif, de l’ordre du sentiment, que la
raison ne peut ni prouver, ni réfuter. Elle prend sa source dans
le cœur de l’homme, lui donnant la force d’accomplir sa tâche
en ce monde. Subjective et accessoire, la foi morale ne repré­
sente pas pour Kant, à cette époque, cette voie royale vers le
suprasensible que réalisera plus tard la notion d’une croyance
pure pratique16.
La Dissertation de 1770 et la
sauvegarde de la métaphysique
traditionnelle
La position de Kant au sujet de la métaphysique dans la
Dissertation de 1770 est tellement différente de celle exposée
dans les Rêves d’un visionnaire qu’elle suscite à bon droit l’éton­
nement. Alors que dans les Rêves d’un visionnaire, Kant
15. À cet égard, l’influence de Rousseau s’avère déterminante. Très
critique envers les philosophes et leurs doctrines, n’affirme-t-il pas dans Émile
ou de l’éducation que nous n’avons besoin pour nous conduire honnêtement
que de consulter « notre lumière intérieure », l’ultime sagesse consistant à
rester dans l’ignorance concernant l’existence de Dieu ou l’immortalité de
l’âme ? Voir : J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, Œuvres complètes, vol. IV,
Gallimard, La Pléiade, Paris, 1969, p. 568-569.
16. C’est du moins ce que prétend Philonenko, lorsqu’il affirme que
dans les Rêves : « Le passage au criticisme se prépare au sein de l’éthique. »
Réf. : A. Philonenko, L’œuvre de Kant, tome 1, Vrin, Paris, 1969, p. 53.
Téléchargement