aussi sur l’horizon quelques maigres
bouquets de cocotiers. Son anneau, fait
de bris de corail et de sable, large de
50 à 300 mètres, se résume alors à un
simple trait blanc surlignant le bleu du
Pacifique. Plus quaucune autre, l’île est
aquatique. Comment imaginer l’aborder
autrement que par la mer, comme l’ont
fait depuis la nuit des temps tous les
organismes qui y vivent, soit à fleur
d’eau, soit sous le miroir de locéan ?
Aujourd’hui, le Pacifique justifie son
nom. La côte sud-ouest de latoll est pra-
ticable. Les Zodiac de lexdition me-
nés par le Catalan Janot Prat et les vo-
lontaires formés à la rude école des
Glénan n’ont aucun mal à franchir les
rouleaux de la barre au lieu-dit Port
Jaouen. Un havre de fortune ainsi bap-
tisé en hommage au re Michel Jaouen,
fondateur et âme de l’association des
Amis de Jeudi-Dimanche (2), qui arme
les fameux « Bel-Espoir », en bois, et
« Rara Avis » (Oiseau rare), en acier.
Depuis la mi-décembre 2004, c’est ce
dernier, trois-mâts goélette de 38 mètres
et 120 tonneaux, qui est affrété par l’ex-
plorateur Jean-Louis Etienne, « le maire
du village de Clipperton », comme il se
présente. Il assure, à partir de la côte
mexicaine, avec ponctualité, fille de la
débrouillardise conviviale et du profes-
sionnalisme de ses marins bénévoles,
la desserte de l’exdition. Pour cette
rotation, « Zyton », fidèle des fidèles de
Michel Jaouen, est seul maître à bord
après Dieu. Il est notre « passeur » sur le
grand chemin maritime, incontournable
sas d’accès à l’insularité, mieux, à
l« îléi ». Un mot forgé par Abraham Mo-
les, psychologue de l’espace, et repris
par le géographe Joël Bonnemaison,
spécialiste des sociétés du Pacifique,
pour souligner les particularismes de
lîle : « Un espace hors de l’espace, un lieu
hors du temps, un lieu nu, un lieu absolu. »
« Une parenthèse en apesanteur du
monde, un satellite de la
terre ferme », confirme Jean-
Louis Etienne.
A peine pied à terre, la to-
pographie de l’atoll s’im-
pose au voyageur. Cap mis
sur la principale cocoteraie
de Clipperton, qui abrite le
camp Bougainville, il y a, à
main gauche, le cif frangé
de rouleaux blancs et l’im-
mensi bleue de locéan, à
main droite, l’étrange et peu
ragoûtant lagon aux eaux
brunâtres, circonscrit par
les 12 kilomètres d’un cor-
don littoral totalement fermé depuis
cent cinquante ans. Quatre malheureux
kilomètres carrés de terrain exondé
nichent à même le sol 20 000 couples de
fous masqués, 5 000 de fous bruns, 700
de fous à pattes rouges. De magnifiques
oiseaux lorsquils sont en vol, mais qui,
pos, ont une ridicule démarche dhom-
mes-grenouilles tentant d’avancer avec
leurs palmes aux pieds.
Un volcan à 99,99 % sous-marin
Curieusement, on a beau savoir quà la
moindre tempête la mer saute allègre-
ment par-dessus ce maigre cordon
blanc, comme en témoignent les innom-
brables épaves modernes – bouteilles
de verre et de plastique, tongs multico-
lores, peignes, longues lignes emmêlées
de la che industrielle–, l’impression
de fragili que donne l’atoll vu du large
sestompe. Ici, on est sur des fondations
solides. Très solides. En fait le minus-
cule et submersible Clipperton consti-
tue le sommet d’un édifice volcanique
colossal. Une montagne, presque aussi
haute que l’Etna sicilien, surplombant
de 3 000 mètres les fonds du Pacifique.
Ce volcan, à 99,9999 % sous-marin, fait
partie d’une chaîne de pics que le dieu
des Tongiens ne s’est me pas donné
la peine de remonter jusqu’à lair libre.
Lorsque le volcan de Clipperton a fait
surface « voilà 5 à 7 millions d’anes »,
estime Walter Roest, directeur du par-
tement des osciences marines à l’Ifre-
mer de Brest –, il ne pointait pas à la
même place qu’aujourd’hui. La plaque
tectonique du Pacifique l’a entraîné
dans sa dérive. Dans le même temps, en
séloignant de la dorsale qui la régénère,
elle s’enfonce. Le volcan a suivi le mou-
vement. Son sort aérien était scellé.
Cest alors que quelques larves de ma-
drépores, le corail, semées au hasard des
courants par les récifs du Pacifique cen-
tral, triangle dor de la biodiversi ma-
rine, abordent, tout comme les tongs à la
mer daujourd’hui, la terre nouvelle. Elles
se fixent sur la roche volcanique juste
sous la surface, car la petite algue du
genre zooxanthelle, qui vit en symbiose
avec le corail, a besoin de lumière pour
sa photosyntse. Plus le volcan s’en-
fonce, plus le corail s’accumule, plus le
récif de Clipperton pros-
re, jusquà devenir
latoll mythique sur le-
quel Jean-Louis
Etienne a je son dé-
volu pour vivre, avec
femme et enfants, une
« robinsonnade » sym-
pathique.
Jean-Louis Etienne et Ivan Ineich examinent un lézard noir
DESMIER/7E CONTINENT
Des milliers
de fous se
repro-
duisent
sur
l’atoll
DESMIER/7E CONTINENT
MER DES
ANTILLES
GOLFE
DU MEXIQUE
OCEAN
PACIFIQUE
Equateur
MEXICO
PANAMA
NICARAGUA
HONDURAS
MEXIQUE
ÉTATS-UNIS
ÉQUATEUR
PÉROU
COLOMBIE
CUBA
ART PRESSE
0 500 1 000 km
Clipperton
PLAQUE
PACIFIQUE
Dorsale
Faille
transformante
Sens de
placement
des plaques
PLAQUE
COCOS
Acapulco
FRESER/7E CONTINENT
Clipperton :
un ruban de
4 malheureux
kilomètres carrés,
mais aussi « une
parenthèse en
apesanteur du
monde, un
satellite de la
terre ferme »,
comme le définit
Jean-Louis Etienne
mes-grenouilles tentant d’avancer avec
Un volcan à 99,99 % sous-marin
Curieusement, on a beau savoir quà la
moindre tempête la mer saute algre-
ment par-dessus ce maigre cordon
blanc, comme en témoignent les innom-
brables épaves modernes – bouteilles
de verre et de plastique, tongs multico-
lores, peignes, longues lignes emmêlées
de la pêche industrielle… –, l’impression
de fragili que donne l’atoll vu du large
sestompe. Ici, on est sur des fondations
solides. Très solides. En fait le minus-
cule et submersible Clipperton consti-
tue le sommet d’un édifice volcanique
colossal. Une montagne, presque aussi
récif de Clipperton pros-
re, jusquà devenir
latoll mythique sur le-
quel Jean-Louis
Etienne a jeté son dé-
femme et enfants, une
« robinsonnade » sym-
pathique.
Des milliers
de fous se
repro-
duisent
sur
l’atoll
DESMIER/7E CONTINENT
66 | 31 mars 2005 | Le Point 1698
Sciences
]Clipperton
Les courants ont aussi charrié, soit à
partir des côtes américaines, soit du Pa-
cifique central, les larves de tous les
crustas, tous les mollusques, toutes
les éponges, tous les poissons de récif,
toutes les algues qui y prospèrent
aujourd’hui. Voilà pourquoi la plupart
des quarante scientifiques qui auront
profité de la logistique bien huilée de
l’expédition pour journer sur l’île tra-
vaillent sur l’écosysme du cif, c’est-
à-dire sur lîle dau-dessous du miroir de
la mer. Raies mantas, requins-marteaux
survolent le petit peuple du récif.
Ce récif, Roger Swainston, peintre na-
turaliste australien, y a po son chevalet
par 20 à 30 tres de fond durant des
semaines pour faire le portrait, aussi vrai
que nature, de ses tes. « Clipperton est
un lieu extraordinaire, s’enthousiasme-
t-il, la biodiversité y est, certes, très appau-
vrie par rapport à la Grande Barrière de
corail australienne, que je connais bien.
On y trouve moins de 20 esces de co-
raux, dont 3 dominantes, contre 250 là-bas.
Mais la biomasse [nombre dindividus de
chaque esce] y est très importante. Pen-
dant que je dessinais les coraux, il y avait
un nuage de poissons autour de moi. »
Le plus difficile pour cet artiste, rare
spécimen d’une race en voie de dispa-
rition, c’est de restituer la vraie couleur
des « natures vivantes » quil dessine en
plone, et met en couleur en surface.
« Je prends beaucoup de photos sous-ma-
rines et je choisis celles dont les couleurs
se sont inscrites dans ma mémoire », pré-
cise-t-il. C’est exactement ce quil a fait,
au retour vers Acapulco, avec le grand
voilier du Pacifique pêché par Guy
Duyhemboure, le plus exrimen des
marins du « Rara Avis ». Jean-Luc Mor-
van, le cuisinier, a dû patienter le temps
qu’il le dessine.
1,4 million de crabes
En revanche, lorsqu’il a immortalisé Ge-
carcinus planatus, le fameux crabe ter-
restre de Clipperton, inutile de le photo-
graphier pour se rappeler sa couleur
jaune orangé si caractéristique. Au camp
Bougainville, il suffit de se baisser pour
en saisir un exemplaire occupé à grigno-
ter une plume de fou, de la bourre de
noix de coco, ou à s’introduire dans la
chaussure dun îlien en train de dormir.
C’est également un courant marin ayant
ché les îles côtières d’Amérique cen-
trale où existent des espèces voisines
qui, un jour, a abandonné sur les rivages
de l’atoll quelques larves de ce crabe
pourtant hydrophobe. « Gecarcinus se
reproduit au fond de son terrier l’hygro-
métrie est de 92 à 100 % », pcise Jean-
Marie Bouchard. Membre de 7e Conti-
nent, la société de Jean-Louis Etienne, et
coordinateur scientifique dans lîle, il y
a recen de façon très scientifique ces
créatures tues d’orange comme l’inou-
bliable martien Jacques Villeret de « La
soupe aux choux » : « Il y en a entre 1,1 et
1,4 million. »
Quoi qu’il en soit, lorsqu’on fait le
tour de l’île, dans le sens des aiguilles
d’une montre, avec Alain Bidart, grand
scialiste de la physique des turbulen-
ces, ornithologue amateur, on ne cesse
de rencontrer ces crabes. Ils pullulent
au milieu des sommaires nids de fous,
les jeunes de l’année attendent un
parent retour de che au large pour se
nourrir en introduisant leur te dans le
gosier de l’adulte.
De tout temps, les grandes
expéditions naturalistes ont
été essentiellement finan-
cées par des mécènes.
Lexpédition Clipperton de
Jean-Louis Etienne ne déroge
pas à la tradition. Sur un
budget total de 1,8 million
d’euros, le groupe Unilever
et Gaz de France, déjà parte-
naires de lopération
Banquise en 2001, apportent
chacun 600 000 euros.
Unilever veut, par son enga-
gement, sensibiliser son per-
sonnel à la notion de déve-
loppement durable dont il
fait le mot d’ordre de sa
croissance. Gaz de France en-
tend promouvoir lusage du
gaz « énergie propre ». Air
Liquide, Saft participent à
l’opération sous forme de
prêts de matériel. La partici-
pation d’Eco-Emballage est
plus modeste. Cinquante
touristes, ayant déboursé
chacun 4 550 euros, parrai-
nent à leur façon lexpédi-
tion.
Le coût du voyage et du
séjour de la majorité des
scientifiques sur l’île est pris
en charge par la Fondation
Total pour la recherche en
milieu marin, partenaire au
long cours du Muséum et de
l’Institut de recherche pour
le développement
H. P.
Les mécènes de lexpédition
ART PRESSE
Rocher
Clipperton
Formation
du corail
Affaissement
du volcan
Déplacement
du plancher
océanique
Récif de corail
Lagon
OCÉAN
PACIFIQUE
VOLCAN ACTIF VOLCAN INACTIF ATOLL
Formation
du corail
Corail
mort
Rocher
Clipperton
v
o
l
Ancien marin de la Royale,
ingénieur retraité de la mé-
tallurgie, Hubert Juet se pas-
sionne depuis des années
pour l’îlot de Clipperton, au
point d’en être devenu le
meilleur historien. Dans son
livre « Clipperton, l’île de la
Passion » (éd. Thélès, 23 ), il
y rétablit, entre autres, la vé-
rité sur sa découverte. Non
seulement le corsaire et pi-
rate anglais John Clipperton
n’y a jamais mis les pieds,
mais en plus il ne la même
jamais vue. En fait, ce sont
Mathieu Martin de Chassiron
et Michel Dubocage qui,
ayant emprunté la route dite
des « galions de Manille » à
bord des frégates françaises
la « Princesse » et la « Décou-
verte », appar-
tenant à l’ar-
mateur
Piécourt de
Dunkerque,
ont découvert l’atoll le
4 avril 1711. Ce jour-là, le
journal de bord porte la men-
tion : « Découverte d’une île
que nous avons nommée île
de la Passion. » H. P.
Lhistorien de l’île
coordinateur scientifique dans l’île, il y
a recensé de façon très scientifique ces
créatures tues dorange comme l’inou-
bliable martien Jacques Villeret de « La
soupe aux choux » :
1,4 million. »
tour de l’île, dans le sens des aiguilles
d’une montre, avec Alain Bidart, grand
spécialiste de la physique des turbulen-
ces, ornithologue amateur, on ne cesse
ont découvert l’atoll le
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