PLAQUE PACIFIQUE Equateur 0 500 1 000 km MEXICO Acapulco Clipperton PLAQUE COCOS Sens de déplacement des plaques CUBA MER DES ANTILLES HONDURAS NICARAGUA PANAMA COLOMBIE ÉQUATEUR PÉROU Clipperton : un ruban de 4 malheureux kilomètres carrés, mais aussi « une parenthèse en apesanteur du monde, un satellite de la terre ferme », comme le définit Jean-Louis Etienne aussi sur l’horizon quelques maigres bouquets de cocotiers. Son anneau, fait de débris de corail et de sable, large de 50 à 300 mètres, se résume alors à un simple trait blanc surlignant le bleu du Pacifique. Plus qu’aucune autre, l’île est aquatique. Comment imaginer l’aborder autrement que par la mer, comme l’ont fait depuis la nuit des temps tous les organismes qui y vivent, soit à fleur d’eau, soit sous le miroir de l’océan ? Aujourd’hui, le Pacifique justifie son nom. La côte sud-ouest de l’atoll est praticable. Les Zodiac de l’expédition menés par le Catalan Janot Prat et les volontaires formés à la rude école des Glénan n’ont aucun mal à franchir les rouleaux de la barre au lieu-dit Port Jaouen. Un havre de fortune ainsi baptisé en hommage au père Michel Jaouen, fondateur et âme de l’association des Amis de Jeudi-Dimanche (2), qui arme les fameux « Bel-Espoir », en bois, et « Rara Avis » (Oiseau rare), en acier. Depuis la mi-décembre 2004, c’est ce dernier, trois-mâts goélette de 38 mètres DESMIER/7E CONTINENT Faille transformante GOLFE DU MEXIQUE ART PRESSE Dorsale MEXIQUE DESMIER/7E CONTINENT FRESER/7E CONTINENT ÉTATS-UNIS OCEAN PACIFIQUE et 120 tonneaux, qui est affrété par l’ex- haute que l’Etna sicilien, surplombant plorateur Jean-Louis Etienne, « le maire de 3 000 mètres les fonds du Pacifique. du village de Clipperton », comme il se Ce volcan, à 99,9999 % sous-marin, fait présente. Il assure, à partir de la côte partie d’une chaîne de pics que le dieu mexicaine, avec ponctualité, fille de la des Tongiens ne s’est même pas donné débrouillardise conviviale et du profes- la peine de remonter jusqu’à l’air libre. Lorsque le volcan de Clipperton a fait sionnalisme de ses marins bénévoles, la desserte de l’expédition. Pour cette surface – « voilà 5 à 7 millions d’années », rotation, « Zyton », fidèle des fidèles de estime Walter Roest, directeur du déparMichel Jaouen, est seul maître à bord tement des géosciences marines à l’Ifreaprès Dieu. Il est notre « passeur » sur le mer de Brest –, il ne pointait pas à la grand chemin maritime, incontournable même place qu’aujourd’hui. La plaque sas d’accès à l’insularité, mieux, à tectonique du Pacifique l’a entraîné l’« îléité ». Un mot forgé par Abraham Mo- dans sa dérive. Dans le même temps, en les, psychologue de l’espace, et repris s’éloignant de la dorsale qui la régénère, par le géographe Joël Bonnemaison, elle s’enfonce. Le volcan a suivi le mouspécialiste des sociétés du Pacifique, vement. Son sort aérien était scellé. C’est alors que quelques larves de mapour souligner les particularismes de l’île : « Un espace hors de l’espace, un lieu drépores, le corail, semées au hasard des hors du temps, un lieu nu, un lieu absolu. » courants par les récifs du Pacifique cen« Une parenthèse en apesanteur du tral, triangle d’or de la biodiversité mamonde, un satellite de la terre ferme », confirme JeanLouis Etienne. A peine pied à terre, la topographie de l’atoll s’impose au voyageur. Cap mis sur la principale cocoteraie de Clipperton, qui abrite le camp Bougainville, il y a, à main gauche, le récif frangé de rouleaux blancs et l’immensité bleue de l’océan, à main droite, l’étrange et peu ragoûtant lagon aux eaux brunâtres, circonscrit par Jean-Louis Etienne et Ivan Ineich examinent un lézard noir les 12 kilomètres d’un cordon littoral totalement fermé depuis rine, abordent, tout comme les tongs à la cent cinquante ans. Quatre malheureux mer d’aujourd’hui, la terre nouvelle. Elles kilomètres carrés de terrain exondé où se fixent sur la roche volcanique juste nichent à même le sol 20 000 couples de sous la surface, car la petite algue du fous masqués, 5 000 de fous bruns, 700 genre zooxanthelle, qui vit en symbiose de fous à pattes rouges. De magnifiques avec le corail, a besoin de lumière pour oiseaux lorsqu’ils sont en vol, mais qui, sa photosynthèse. Plus le volcan s’enposés, ont une ridicule démarche d’hom- fonce, plus le corail s’accumule, plus le mes-grenouilles tentant d’avancer avec récif de Clipperton prosleurs palmes aux pieds. père, jusqu’à devenir l’atoll mythique sur leUn volcan à 99,99 % sous-marin quel Jean-Louis Curieusement, on a beau savoir qu’à la Etienne a jeté son démoindre tempête la mer saute allègrevolu pour vivre, avec ment par-dessus ce maigre cordon femme et enfants, une blanc, comme en témoignent les innom« robinsonnade » symbrables épaves modernes – bouteilles pathique. de verre et de plastique, tongs multicoDes milliers lores, peignes, longues lignes emmêlées de fous se de la pêche industrielle… –, l’impression reprode fragilité que donne l’atoll vu du large duisent s’estompe. Ici, on est sur des fondations sur solides. Très solides. En fait le minusl’atoll cule et submersible Clipperton constitue le sommet d’un édifice volcanique colossal. Une montagne, presque aussi Sciences]Clipperton Les courants ont aussi charrié, soit à partir des côtes américaines, soit du Pacifique central, les larves de tous les crustacés, tous les mollusques, toutes les éponges, tous les poissons de récif, toutes les algues qui y prospèrent aujourd’hui. Voilà pourquoi la plupart des quarante scientifiques qui auront profité de la logistique bien huilée de l’expédition pour séjourner sur l’île travaillent sur l’écosystème du récif, c’està-dire sur l’île d’au-dessous du miroir de la mer. Raies mantas, requins-marteaux survolent le petit peuple du récif. Ce récif, Roger Swainston, peintre naturaliste australien, y a posé son chevalet par 20 à 30 mètres de fond durant des semaines pour faire le portrait, aussi vrai que nature, de ses hôtes. « Clipperton est un lieu extraordinaire, s’enthousiasmet-il, la biodiversité y est, certes, très appauvrie par rapport à la Grande Barrière de corail australienne, que je connais bien. On y trouve moins de 20 espèces de coraux, dont 3 dominantes, contre 250 là-bas. Mais la biomasse [nombre d’individus de chaque espèce] y est très importante. Pendant que je dessinais les coraux, il y avait un nuage de poissons autour de moi. » VOLCAN ACTIF VOLCAN INACTIF Formation du corail OCÉAN PACIFIQUE Lagon Affaissement du vol volcan Rocher Clipperton Corail mort Le plus difficile pour cet artiste, rare spécimen d’une race en voie de disparition, c’est de restituer la vraie couleur des « natures vivantes » qu’il dessine en plongée, et met en couleur en surface. « Je prends beaucoup de photos sous-marines et je choisis celles dont les couleurs se sont inscrites dans ma mémoire », précise-t-il. C’est exactement ce qu’il a fait, au retour vers Acapulco, avec le grand Unilever veut, par son engagement, sensibiliser son personnel à la notion de développement durable dont il fait le mot d’ordre de sa croissance. Gaz de France entend promouvoir l’usage du gaz « énergie propre ». Air Liquide, Saft participent à l’opération sous forme de prêts de matériel. La participation d’Eco-Emballage est plus modeste. Cinquante seulement le corsaire et pirate anglais John Clipperton n’y a jamais mis les pieds, mais en plus il ne l’a même jamais vue. En fait, ce sont Mathieu Martin de Chassiron et Michel Dubocage qui, ayant emprunté la route dite des « galions de Manille » à bord des frégates françaises la « Princesse » et la « Décou- 66 | 31 mars 2005 | Le Point 1698 Récif de corail Formation du corail touristes, ayant déboursé chacun 4 550 euros, parrainent à leur façon l’expédition. Le coût du voyage et du séjour de la majorité des scientifiques sur l’île est pris en charge par la Fondation Total pour la recherche en milieu marin, partenaire au long cours du Muséum et de l’Institut de recherche pour le développement H. P. L’historien de l’île Ancien marin de la Royale, ingénieur retraité de la métallurgie, Hubert Juet se passionne depuis des années pour l’îlot de Clipperton, au point d’en être devenu le meilleur historien. Dans son livre « Clipperton, l’île de la Passion » (éd. Thélès, 23 €), il y rétablit, entre autres, la vérité sur sa découverte. Non Rocher Clipperton Déplacement du plancher océanique Les mécènes de l’expédition De tout temps, les grandes expéditions naturalistes ont été essentiellement financées par des mécènes. L’expédition Clipperton de Jean-Louis Etienne ne déroge pas à la tradition. Sur un budget total de 1,8 million d’euros, le groupe Unilever et Gaz de France, déjà partenaires de l’opération Banquise en 2001, apportent chacun 600 000 euros. ATOLL verte », appartenant à l’armateur Piécourt de Dunkerque, ont découvert l’atoll le 4 avril 1711. Ce jour-là, le journal de bord porte la mention : « Découverte d’une île que nous avons nommée île de la Passion. » H. P. ART PRESSE voilier du Pacifique pêché par Guy Duyhemboure, le plus expérimenté des marins du « Rara Avis ». Jean-Luc Morvan, le cuisinier, a dû patienter le temps qu’il le dessine. 1,4 million de crabes En revanche, lorsqu’il a immortalisé Gecarcinus planatus, le fameux crabe terrestre de Clipperton, inutile de le photographier pour se rappeler sa couleur jaune orangé si caractéristique. Au camp Bougainville, il suffit de se baisser pour en saisir un exemplaire occupé à grignoter une plume de fou, de la bourre de noix de coco, ou à s’introduire dans la chaussure d’un îlien en train de dormir. C’est également un courant marin ayant léché les îles côtières d’Amérique centrale où existent des espèces voisines qui, un jour, a abandonné sur les rivages de l’atoll quelques larves de ce crabe pourtant hydrophobe. « Gecarcinus se reproduit au fond de son terrier où l’hygrométrie est de 92 à 100 % », précise JeanMarie Bouchard. Membre de 7e Continent, la société de Jean-Louis Etienne, et coordinateur scientifique dans l’île, il y a recensé de façon très scientifique ces créatures vêtues d’orange comme l’inoubliable martien Jacques Villeret de « La soupe aux choux » : « Il y en a entre 1,1 et 1,4 million. » Quoi qu’il en soit, lorsqu’on fait le tour de l’île, dans le sens des aiguilles d’une montre, avec Alain Bidart, grand spécialiste de la physique des turbulences, ornithologue amateur, on ne cesse de rencontrer ces crabes. Ils pullulent au milieu des sommaires nids de fous, où les jeunes de l’année attendent un parent retour de pêche au large pour se nourrir en introduisant leur tête dans le gosier de l’adulte.