Journée maîtres de collège

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Les expériences de pensée : une méthode
commune à la science et à la philosophie ?
Marcel Weber
Département de philosophie
Université de Genève
Plan
1. Les expériences de pensée en science
2. Les expérience de pensée en philosophie
3. Une épistémologie pour la philosophie ?
(La conception de Timothy Williamson)
4. Les expériences de pensée et le
développement des concepts
1. Les expériences de pensée en
science
Exemples classiques (physique) :
- Galilée : la chute libre, la composition des
vitesses, la relativité du mouvement
- Newton : le seau en rotation
- Laplace : le déterminisme et l'omniscience
- Maxwell : le démon de Maxwell
- Einstein : le paradoxe du train, courir
après un rayon lumineux, paradoxe des
jumeaux, etc.
Exemples classiques (biologie) :
- Darwin : la bande des loups
- Hans Driesch : les arguments contre le
mécanisme en biologie
- R.A. Fisher : les organismes à trois sexes
- La théorie contemporaine des cycles
vitaux : le démon darwinien
- Le paradoxe de Levinthal (biochimie)
- Les organismes digitaux
Exemple : Galilée
À prouver : [P] la vitesse de la chute libre
(dans le vide) est indépendante de la masse
des corps
L'argument :
Supposons [non-P] que les corps plus lourds
se déplacent vers le centre de la Terre plus
rapidement que les corps plus légers.
Imaginons qu'un corps plus lourd soit collé à
un corps plus léger
Exemple : Galilée
Question : à quelle vitesse se déplacera le
composé des deux corps ?
1. Le corps plus léger ralentira le corps plus
lourd. Donc le composé se déplacera
moins rapidement que le corps plus lourd
2. Le corps composé sera plus lourd encore,
donc il se déplacera plus rapidement que
le corps plus lourd
Contradiction ! Alors P [par apagogie]
Exemple : le démon de Maxwell
Deux compartiments A et B contenant un gaz
sont connectés par une porte de dimension
moléculaire. Le compartiment A est plus froid
que B. Un démon contrôle l'ouverture et la
fermeture de cette porte. Il laisse passer
toutes les molécules dont l'énergie cinétique
est supérieure à la moyenne d'A à B et toutes
les molécules avec une énergie cinétique
inférieure à la moyenne en l'autre direction.
Exemple : le démon de Maxwell
Résultat : le gaz plus froid se refroidit
tandis que le gaz plus chaud se réchauffe
sans aucune dépense d'énergie.
Une contradiction avec la deuxième loi de
la thermodynamique !
(Résolution : le démon doit acquérir de
l'information portant sur la position et la
vitesse des molécules. En cela faisant, il
doit augmenter l'entropie du système)
Exemple : Darwin et les loups
Dans l'Origine des espèces, Darwin propose
des "cas imaginaires" tel que le cas suivant :
Exemple : Darwin et les loups
"Let us take the case of a wolf, which preys on
various animals, securing some by craft, some by
strength, and some by fleetness; and let us
suppose that the fleetest prey, a deer for
instance, had from any change in the country
increased in numbers, or that other prey had
decreased in numbers, during that season of the
year when the wolf is hardest pressed for food. I
can under such circumstances see no reason to
doubt that the swiftest and slimmest wolves
would have the best chance of surviving, and so
be preserved or selected. […]"
Exemple : Darwin et les loups
"Now, if any slight innate change of habit or
of structure benefited an individual 15 wolf,
it would have the best chance of surviving
and of leaving offspring. Some of its young
would probably inherit the same habits or
structure, and by the repetition of this
process, a new variety might be formed
which would either supplant or coexist with
the parent-form of wolf." (Darwin, On the
Origin of Species, pp. 90–91)
Exemple : Darwin et les loups
Une interprétation influente de ces "cas
imaginaires" :
L'objet des expériences de pensée
darwiniennes n'est pas la preuve de sa
théorie de la sélection naturelle mais la
démonstration de sa capacité d'expliquer
des phénomènes réels. (Donc les loups euxmêmes ne sont pas imaginaires, seule le
processus évolutif proposé par Darwin l'est)
Exemple : Darwin et les loups
Donc Darwin ne propose pas que sa théorie
explique effectivement l'adaptation des
loups, seulement qu'elle peut expliquer ce
fait.
"How possibly" vs. "how actually" explanations
Donc une fonction des expériences de pensée
peut être de fournir des explications
potentielles, qui doivent être vérifiées par
des expériences réelles afin de devenir des
explications réelles
Exemple : Driesch et la preuve du
vitalisme
Driesch a observé que certains organismes
marins sont capables de complètement
régénérer des parties de leur corps qui ont
été excisées.
Du plus, il est possible de séparer les
cellules d'un embryon d'oursin aux stades de
2, 4 et 8 cellules. Toutes ces cellules sont
capables de générer un animal parfaitement
normal.
Exemple : Driesch et la preuve du
vitalisme
Driesch propose la notion d'un "système
équipotentiel harmonique" comme un système
dont toutes les parties ont la même
"signification prospective" ("prospektive
Bedeutung").
Pour qu'une machine (aujourd'hui : un
mécanisme) puisse effectuer cela, la machine
entière devrait être contenue complètement
dans toutes ses parties.
Absurdité !
Donc une machine ne peut pas être à la base des
systèmes équipotentiels harmoniques
Exemple : les organismes digitaux
"A-life" : simulations numériques utilisant
des règles simples (p. ex. des automates
cellulaires) afin de produire des structures
complexes par des processus imitant
l'évolution
AVIDA, TIERRA et d'autres programmes ont
été utilisés par des biologistes de l'évolution
pour d'importants travaux théoriques
Qu'est-ce qu'une expérience de
pensée ?
En science : trois critères
(1)Les expériences de pensée (EP) servent à
l'évaluation non-empirique d'une
hypothèse ou d'une théorie scientifique
(2)Les EP consistent en des considérations
contrefactuelles
(3)Les EP impliquent la faculté
d'imagination / d'intuition
Qu'est-ce qu'une expérience de
pensée ?
En particulier les critères (1) et (3) sont un
peu vagues :
- Qu'est-ce que l'évaluation "nonempirique"? Quid des faits communs
auxquels quelques EP réfèrent ? (p. ex. les
loups de Darwin)
- Qu'est-ce que la faculté d'imagination /
d'intuition ?
Qu'est-ce qu'une expérience de
pensée ?
Le dilemme : Une conception trop large de
l'EP risque de banaliser le concept et de
compter nombre de réflexions théoriques en
sciences comme EP sans qu'il n’y ait un rôle
épistémique commun.
Mais une conception trop étroite ne
reconnaitra pas tous les cas acceptés d'EP
Le rôle épistémique
Quatre positions classiques :
- Le platonisme : les EP exercent des facultés
cognitives qui nous donnent un accès a priori
aux structures du monde (James R. Brown)
- L'empirisme : les EP ne sont que des
instances de raisonnement hypothéticodéductif développant les conséquences
d'une théorie. Les aspects imaginatifs /
intuitifs sont en fait superflus (John Norton).
Le rôle épistémique
Quatre positions classiques :
1. Le platonisme : les EP exercent des facultés
cognitives qui nous donnent un accès a priori
aux structures du monde (James R. Brown)
2. L'empirisme : les EP ne sont que des
instances de raisonnement hypothéticodéductif développant les conséquences
d'une théorie. Les aspects imaginatifs /
intuitifs sont en fait superflus (John Norton).
Le rôle épistémique
Quatre positions classiques :
3. L'expérimentalisme (Roy Sorensen) : pas
de différence fondamentale entre une
expérience réelle et une EP ; l'EP comme
cas limite d'une expérience réelle
[Analogie avec la thèse selon laquelle une
simulation numérique peut aussi être
considérée comme une expérience]
Le rôle épistémique
Quatre positions classiques :
4. Thomas Kuhn : certains cas d'EP en
histoire de la physique (en particulier ceux
d'Einstein) ont servi pour découvrir un
problème fondamental avec les concepts
centraux d'une théorie. Il peut s'agir d'une
ambiguïté au niveau des concepts, mais
aussi d'un problème dans la relation entre la
théorie et le monde
2. Les expériences de pensée en
philosophie
Exemples classiques : métaphysique
Probablement les EP les plus anciennes
- Lucrèce : l'infinitude de l'espace, la nonpertinence de la mort dans notre vie
- Zeno : les paradoxes du mouvement
- Plutarque : le bateau de Thésée
Exemples classiques : philosophie de
l'esprit
Depuis la période moderne
- Locke : le prince, le cordonnier et l'identité
personnelle [versions contemporaines : D.
Parfit]
- Leibniz : le moulin pensant et la conception
mécaniste de l'esprit
- Th. Nagel : qu'est-ce que ça fait d'être une
chauve-souris ?
- H. Frankfurt : la compatibilité du
déterminisme avec la liberté
Exemples classiques : épistémologie
Depuis la période moderne
- Descartes : la rêve, le malin génie et le
fondement du savoir [version moderne : le
cerveau dans la cuve de H. Putnam]
- E. Gettier : la définition du savoir
- Nombre de cas post-Getter, p. ex., les
fausses granges d'Alvin Goldman
Exemples : philosophie du langage
Depuis la période moderne
- Searle : la chambre chinoise [une version
contemporaine du moulin de Leibniz ?]
- Putnam : "Twin Earth" et la référence des
termes d'espèce naturelle
- Wittgenstein / Kripke : suivre une règle
Exemples : éthique
Depuis la période moderne
- De nombreux cas visant à susciter nos
intuitions morales, p. ex., le dilemme du
tramway de Philippa Foot
Exemples : Gettier
Dupont a de bonnes raisons de croire les
propositions suivantes
(a) Durand est celui qui aura le poste, et
Durand a vingt cartes de crédit dans son
portefeuille .
(a) implique :
(b) la personne qui aura le poste a vingt
cartes de crédit dans son portefeuille
Exemples : Gettier
Supposons que Dupond voit l’implication de
(a) à (b) et qu’il accepte (b) sur la base de
(a), qu’il a de bonnes raisons de croire. Dans
ce cas, il semble bien que Dupond soit
justifié à croire que (b) est vrai. Mais
imaginons qu’à l’insu de Dupond, ce soit luimême, et non pas Durand, qui en fait aura le
poste, et qu’à son insu (il l’a oublié) il ait en
fait lui-même, Dupond, vingt cartes de crédit
dans son portefeuille. Donc (a) est faux.
Exemples : Gettier
Selon une intuition commune, dans un tel
cas Dupond ne sait pas que (b) est vrai, bien
que la proposition soit crue par lui, vraie, et
qu’il soit justifié à la croire
Donc : la définition du savoir comme
croyance vraie pourvue par une raison n'est
pas suffisante.
Exemples : post-Gettier
Les fausses granges :
Barney se promène dans la campagne
américaine. Il rencontre ce qu’il croit être
des granges à façade rouge, mais à son insu
ce sont des granges en papier mâché
construites pour les besoins d’un film
hollywoodien. Par hasard il regarde une
grange, et elle se trouve être une vraie
grange, à la différence des autres.
Exemples : post-Gettier
Les fausses granges :
Ici l'intuition nous amène à constater que
Barney ne sait pas que l'objet qu'il regarde
est une grange, bien que sa croyance soit
vraie et elle ait été formée par des
processus fiables.
Donc la définition fiabiliste du savoir n'est
pas suffisante.
Une objection standard
Nos intuitions linguistiques ne sont pas des
guides fiables par rapport à la réalité, la
moralité, l'esprit, les structures du langage,
et le savoir. La philosophie du langage
ordinaire n'est donc pas capable de
résoudre des problèmes philosophiques
substantiels
Une contre-objection
La plupart des expériences de pensée
philosophiques vont au delà des intuitions
linguistiques. En fait, les dites "intuitions"
sont des bons jugements de notre raison
portant sur des questions substantielles.
Une contre-objection
Par exemple, c'est le bon sens épistémique
de notre raison qui nous dit que Barney ne
sait pas que l'objet qu'il regarde est une
grange. Il ne s'agit pas seulement d'une
question de l'attribution correcte du mot
"savoir". C'est une question substantielle. La
plupart des gens comprennent parfaitement
les implications de cette attribution, y
compris les implications normatives.
3. Une épistémologie pour la
philosophie ?
Timothy Williamson a proposé une
épistémologie pour les expériences de
pensée (philosophiques et scientifiques).
Dans une expérience de pensée nous
exerçons notre faculté d'évaluer des
conditionnels contraires aux faits ou des
"contrefactuelles".
3. Une épistémologie pour la
philosophie ?
Dans notre vie quotidienne, cette faculté
n'est normalement pas considérée comme
problématique.
"Si je n'avais pas éteint la cuisinière le lait
aurait débordé".
Notre raison est munie d'un sens modal, en
particulier d’un sens de la possibilité (le
"Möglichkeitssinn" de Robert Musil)
3. Une épistémologie pour la
philosophie ?
Cette faculté de savoir la structure de
mondes possibles est reliée à notre système
perceptif ; elle constitue un emploi "offline"
de ce système.
Si ce système d'évaluation de contrefactuels
donne de bons résultats dans notre vie
quotidienne, pourquoi ne pouvons-nous pas
les appliquer aussi dans les sciences et dans
la philosophie ?
3. Une épistémologie pour la
philosophie ?
Critique de cette conception : Williamson
ne donne pas de justification pour la thèse
selon laquelle des contrefactuels quotidiens
et scientifiques / philosophiques peuvent
être évalués de la même manière.
Une analogie : comparez l'observation des
planètes sans instruments et sans savoir
astronomique au savoir et aux techniques
astronomiques contemporains !
3. Une épistémologie pour la
philosophie ?
De plus, Williamson n'a pas vraiment
élaboré l'idée de l'emploi "offline" de notre
système perceptif. Comment ce système
peut-il simuler des mondes possibles ? Quels
principes ces simulations doivent-elles
réaliser ? Quelle est la justification de ces
principes ?
4. Les expériences de pensée comme
développement de concepts
Une thèse (inspiré par T.S. Kuhn) : les
expériences de pensée en science ainsi qu'en
philosophie servent à développer nos concepts.
Normalement, une enquête commence en
s'appuyant sur des concepts qui sont crus : ils
ont une certaine capacité de discrimination
modeste, mais ils manifestent aussi
d’importantes ambiguïtés. Parfois, nos concepts
sont même incohérents. De plus, leur domaine
d'application n'est pas complètement déterminé.
4. Les expériences de pensée comme
développement de concepts
Les expériences de pensée dans tous les
domaines considérés ici servent à découvrir
des ambiguïtés et des incohérences dans les
systèmes conceptuels concernés. Des
concepts comme "mouvement accéléré" ou
"simultanéité" (Galilée, Einstein), "entropie"
(Maxwell), "sélection naturelle" (Darwin)
etc. sont précisés et ainsi développés et
appliqués à de nouveaux cas.
4. Les expériences de pensée comme
développement de concepts
La philosophie, quant à elle, doit aussi
développer ses concepts. En fait, il s'agit
d'une tâche centrale (peut-être même de LA
tâche centrale). Traditionnellement, les
philosophes tentent de trouver des
définitions pour leurs concepts (le savoir, la
justice, la causalité, etc.). Mais les
concepts les plus intéressants ne sont pas
définissables.
4. Les expériences de pensée comme
développement des concepts
Donc le développement des concepts est
une procédure beaucoup plus élaborée et
compliquée qu'une simple définition.
Les expériences de pensée font souvent
partie de cette procédure.
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