Klesis – Revue philosophique – 27 : 2013 – Philosophie expérimentale
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Le second malentendu qu’il convient d’écarter revient à comprendre la
philosophie expérimentale comme proposant simplement de prêter attention
aux données scientifiques et expérimentales et de les intégrer dans la réflexion
philosophique. Si tel était le cas, la philosophie expérimentale ne serait rien de
plus qu’un pétard mouillé : cela fait belle lurette que les philosophes alimentent
leur réflexion par une connaissance approfondie des résultats des sciences
empiriques. Le philosophe français Georges Canguilhem allait même jusqu’à
écrire que “la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est
bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être
étrangère”
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, justifiant ainsi son intérêt pour la médecine. Mais ce n’est pas ce
que prône la philosophie expérimentale : la philosophie expérimentale propose
au philosophe de produire lui-même les résultats empiriques qui lui semblent
pertinents et pourront l’aider à avancer dans son projet philosophique. Il
convient donc, à la suite de Jesse Prinz
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, de distinguer la philosophie
expérimentale proprement dite, qui produit ses propres résultats, de la
philosophie empirique, c’est-à-dire de la philosophie qui fait fond sur les
résultats empiriques d’autres sciences pour avancer. L’article de Jérôme Ravat
que vous pourrez trouver en fin de ce numéro (« Le mal est-il si banal ? Une
critique du situationnisme ») constitue ainsi un exemple paradigmatique de
philosophie empirique (ce qui n’en diminue en rien la valeur). Bien entendu, les
deux méthodes ne sont pas exclusives, et il est rare de trouver un philosophe
expérimentale qui ne soit pas aussi un philosophe empirique.
Ces nécessaires précisions étant faites, je conviens que l’idée de
philosophie expérimentale puisse rester quelque peu abstraite pour ceux qui
n’ont jamais lu un article ou un ouvrage de philosophie expérimentale et n’en
ont ainsi jamais fait l’expérience. C’est pourquoi la suite de cet éditorial sera
consacrée à introduire la philosophie expérimentale par un certain nombre
d’exemples concrets. L’auteur du présent éditorial a déjà à de nombreuses
reprises tenter l’exercice d’introduire son public à la philosophie
expérimentale
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, et craint quelque peu de devoir se répéter. Il espère cependant
avoir introduit assez de matériel original dans ce qui suit pour ne pas lasser
1
G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1965.
2
J. Prinz, « Empirical philosophy and experimental philosophy », in Experimental Philosophy,
New York, Oxford University Press, 2008.
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Voir : F. Cova, Qu’en pensez-vous ? Une introduction à la philosophie expérimentale, Paris,
Germina, 2011 ; F. Cova; J. Dutant, E. Machery, J. Knobe, S. Nichols, E. Nahmias, La
Philosophie Expérimentale, Paris, Vuibert, 2012.