M I S E A U P O I N T Apraxie gestuelle : troubles de l’utilisation des objets Disorders in actual object use ● P. Pradat-Diehl*, A. Peskine*, M. Chevignard* P O I N T S P O I N T S S P ROBLÈMES DE TERMINOLOGIE ET DE CLASSIFICATION F O R T S Toutes les apraxies ne sont pas apraxiques (liées à un trouble du geste) : il faut bien sûr différencier d’ab o rd les ap raxies gestuelles, sujet de ce tex t e, des ap raxies non gestuelles. Le terme d’ap raxie est utilisé pour des phénomènes dépendants d’autres mécanismes, distincts des tro u bles purement gestuels. L’ ap raxie constru c t ive ou l’apraxie de l’habillage sont liées à un désordre spatial et non à un trouble du geste. Au sein même des apraxies gestuelles, la cl a s s i fi c ation et la terminologie utilisées sont critiquables car elles ne reposent pas sur un substrat phy s i o p at h o l ogi q u e.Ainsi, les classiques apraxies idéomotrices et idéat o i res n’étaient pas définies par leur mécanisme, mais par le type de geste perturbé. Les troubles de la réalisation des pantomimes, des gestes symboliques et de l’imitat i o n définissaient l’ap raxie idéomotri c e, et les tro u bles de l’utilisation sérielle des objets, l ’ ap raxie idéat o i re. Or, cette terminologie et cette cl a s s i fi c ation n’apportent rien sur la compréhension des troubles praxiques. Lorsqu’un patient ne réussit pas à réaliser un geste de pantomime ou un geste symbolique sur ordre verbal, la q u a l i fi c ation d’ap raxie idéomotrice ne permet pas d’en déduire le mécanisme, ni de savoir si le patient échoue parce qu’il ne sait pas comment fa i re le geste ou s’il ne réussit pas à pro d u i re un geste pourtant connu de lui. D’autre part , l ’ ap raxie idéomotri c e regroupe diff é rents types de gestes dont il n’est pas sûr que les mécanismes sous-jacents soient identiques. L’imitation, qui nécessite une analyse visuelle des postures présentées, n’est pas fo rcément du même ord re que la réalisation de pantomimes, qui fa i t appel à un geste connu et à une consigne ve r b a l e. Quant à l’utilis ation d’un objet réel isolé, elle est, suivant les auteurs, classée en ap raxie idéomotri c e, i d é at o i re, ou n’ap p a raît même pas dans la classifi c ation. Une redéfinition des termes a été proposée, l’apraxie idéatoire correspondant aux tro u bles conceptuels et l’apraxie idéomotrice aux troubles de la production. F O R T ■ La classification et la terminologie des apraxies ne reposaient pas sur la physiopathologie. ■ On peut distinguer 2 niveaux dans la réalisation des gestes pour l’utilisation des objets : un niveau conceptuel et un niveau de production. ■ On peut re d é finir l’ap raxie idéat o i re comme un tro u bl e c o n c eptuel et l’ap raxie idéomotrice comme un trouble de la production. ■ L’évaluation de l’apraxie gestuelle comporte l’utilisation d’objets réels. ■ L’ ap raxie gestuelle entraîne des difficultés en vie quotidienne. ■ Une rééducation permet le réap p rentissage de l’utilisation des objets. Mots-clés : Apraxie – Rééducation – Évaluation handicap. S U M M A RY S U M M A RY Ap raxia was defined as “disord e rs of the execution of learned movement which cannot be accounted for by either we a kness, incoord i n ation or sensory loss”. The study of ap ra x i a was made difficult by inconsistency in terminology and class i fi c ation. A n a lysis of the cog n i t ive mechanisms invo l ved in praxis enables a better understanding of praxis and proposes t h at control of a movement depends on two systems: a conceptual system involving semantic knowledge about objects and tools, actions, action sequences, and a production system. Ap raxia assessment is not standardised and in a clinical p ractice invo l ves actual use of objects. The description and cl a s s i fi c ation of errors remains difficult. Ap raxia induces disability in daily liv i n g, and efficacy of rehab i l i t ation has been shown, at least in training familiar objects use. Keywords: Apraxia – Disability – Rehabilitation. apraxie gestuelle est définie par un “trouble de la réal i s ation des gestes en l’absence (ou ne pouvant pas être expliquée par) d’un tro u ble moteur, un tro u ble sensitif ou des mouvements anormaux” (1). L’ * Service de médecine physique et réadaptation, hôpital Salpêtrière, Paris. 302 L’APPORT DES MODÈLES COGNITIFS La modélisation cog n i t ive de l’orga n i s ation gestuelle permet une m e i l l e u reanalyse des mécanismes de l’ap ra x i e. Rothi et al. (2, 3) ont proposé une modélisation séquentielle des pantomimes (réalisation des gestes en l’absence de l’objet) dans 3 situations différentes : pantomime sur ord re ve r b a l , sur présentation visuelle de l’objet, et en imitation visuelle du geste (figure). Cette modélisation cognitive a l’intérêt de mettre en évidence l’existence de 3 voies initiales séparées rendant ainsi compte des dissociations cliniques possibles entre ces 3 types de ge s t e, et en particulier entre pantomime et imitation. Ces auteurs montrent aussi le rôle c e n t ral du système sémantique des connaissances sur l’objet et La Lettre du Neurologue - vol. VIII - n° 9 - novembre 2004 l’existence d’un lexique de ge s t e, s o rte de répert o i re des ge s t e s connus. À partir de ce modèle, l’étude sur l’imitation a été développée depuis par Goldenberg et par Peigneux (4). Cependant, ce modèle a un intérêt limité pour la compréhension de l’utilisation réelle des objets. L’utilisation des objets a été modélisée par Roy et Square (5). Ces auteurs font l’hypothèse de 2 niveaux distincts impliqués dans la réalisation des gestes. Un niveau conceptuel comprendrait des connaissances sémantiques sur les objets, leur utilisat i o n , les gestes et la séquence d’utilisation. Un niveau de production perm e t t rait la mise en route d’un ou plusieurs programmes moteurs d’action. L’atteinte des diff é rents niveaux pourrait être dissociée comme en témoignent des observations de troubles isolés des connaissances sur l’objet, sur leur utilisation (6), ou à l’inve rse des tro u bles isolés de production particulièrement bien mis en évidence dans des cas d’ap raxie progre s s ive dégénérat ive. L’ atteinte des diff é rents niveaux pourra i t être associée et réaliser une apraxie “globale”. APRAXIE ET LÉSIONS CÉRÉBRALES L’hémisphèrega u che est dominant pour l’organisation des gestes et le cortex pariétal est particulièrement impliqué dans cette fonction pour la connaissance des gestes, leur organisation temporelle et la configuration de la main. Sirigu et al. (7) ont montré la dissociation chez une patiente présentant des lésions pariétales postéri e u re s bilat é rales entre une préhension anormale lorsque l’objet était saisi dans le but d’être utilisé, alors que la trajectoire du geste et la préhension dans le simple but de déplacer l’objet était normale. Les ap raxies sont liées à une lésion hémisphérique ga u che dans le cadre d’une pat h o l ogie focale ou diff u s e. La lésion focale peut ê t re due à un accident va s c u l a i recérébra l , une tumeur ou un tra umatisme crânien, et alors l’ap raxie est souvent associée à une hémiplégie droite et à une aphasie. Les tro u bles gestuels de la main gauche doivent être rapportés à l’ap raxie et non à la maladresse due à l’utilisation de la main non dominante. Les lésions diffuses sont les anoxies cérébra l e s , mais surtout les pat h o l ogies dégénérat ives et en particulier les démences de type Alzheimer et plus rarement des ap raxies dégénérat ives isolées au moins en début d’évolution. L’APRAXIE GESTUELLE ENTRAÎNE UNE GÊNE EN VIE QUOTIDIENNE Selon le principe de la classique dissociation automatico-volont a i re, l’apraxie ne serait mise en évidence qu’en situation de test, et s e rait sans conséquence dans la vie quotidienne. Cette amélioration en situation a des limites, et chez de nombreux patients on peut observer une gêne dans des actes aussi ro u t i n i e rs que manger, fa i re sa toilette, ou allumer une ciga re t t e ; dans des fo rmes moins sévères, la gêne est limitée à l’utilisation d’objets inhabituels. La relation entre la gêne fonctionnelle et l’ap raxie a été montrée maintenant par de nombreux auteurs, remettant ainsi en cause le dogme de la dissociation automat i c o - vo l o n t a i re et l’idée que l’ap raxie n’a pas de conséquence dans la vie quotidienne. La r é a l i s ation de 3 t â ches de vie quotidienne était fo rtement corr é l é e aux tests classiques d’apraxie (pantomime, imitation, utilisation d’un objet) dans l’étude de Goldenberg et Hagman (8). HannahPlady et al. ( 9 ) , de l’équipe de Heilman, ont montré une corr él ation entre la sévérité de l’ap raxie et une échelle d’incapacité en vie quotidienne (toilette, habillage, etc.). ÉVALUATION DES TROUBLES DE L’UTILISATION DES OBJETS En pratique clinique, il n’y a pas de batterie standardisée normalisée permettant simplement l’évaluation et la caractérisation de l’apra x i e. Dans un contexte expérimental, la bat t e rie d’évaluation des praxies (BEP) construite par P. Peigneux (10) à partir du modèle de Rothi permet une évaluation rigoureuse. En pratique clinique, un premier bilan simple a re c o u rs à quelques objets courants : en hospitalisation objets de la toilette (brosse à I Entrée auditive/verbale II Entrée visuelle/objet III Entrée visuelle/geste Analyse auditive Analyse visuelle Analyse visuelle Système de reconnaissance des objets Lexique de gestes d’entrée Lexique phonologique d’entrée Connaissances du corps Lexique de gestes de sortie Lexique phonologique de sortie Stock sémantique (Actions) Analyse visuospatiale Mémoire tampon phonologique “Patterns innervatoires” Système moteur Système moteur Modèle cognitif de l’apraxie (2-4) Modèle de réalisation des gestes de pantomime, sur ord re verbal (I), présentation visuelle de l’objet (II) et imitation (III). Figure. La Lettre du Neurologue - vol. VIII - n° 9 - novembre 2004 303 M I S E A U dents, rasoir, peigne, etc.), en consultation objets de bureau (agrafe u s e, ciseaux, e t c.). Les objets les plus habituels peuvent avo i r été réappris, il faut alors utiliser des objets moins habituels. La pre m i è re étape est de quantifier le nombre d’objets bien ou mal utilisés afin d’affirmer ou non le diagnostic d’apraxie. La difficulté est ensuite de classer les erre u rs. Une description a n a lytique permet d’observer des erre u rs d’ori e n t ation de l’objet (brosse à dents tenue les poils dirigés vers les lèvres et non vers les dents, ciseaux posés sur le papier), des erreurs de préhension ( b rosse à dents saisie près de la tête), des erre u rs d’ori e n t ation du geste (mouvement de l’arrière ve rs l’avant pour se peigner les ch eveux). Le geste est souvent globalement maladroit, non re c o nnaissabl e, ou avec des essais-erreurs qui sont aussi significatifs des t ro u bles praxiques. Les erre u rs pers é v é ratives sont fréquentes. L’ u t i l i s ation d’un objet pour un autre (on donne la brosse à dents et le patient fait le geste de se peigner) est observée en situation de test plus qu’en situation réelle où l’on observe surtout des erre u rs de choix de l’objet (l’action en cours était de se peigner et le patient prend la brosse à dents à la place du peigne). L’analyse des erre u rs est difficile en temps réel et nécessite un enregi s t rement vidéo. Cependant, la nature des erreurs n’est pas suffisante pour décrire le mécanisme de l’apraxie. La composante conceptuelle repose sur l’étude des connaissances sémantiques : appariement par classes d’objets (par exemple objets de la cuisine, de la toilette, etc.), appariement fonctionnel de l’objet et de sa cible (le tourn evis ap p a rié avec la vis et non avec le clou ou le boulon), et sur les connaissances du geste pour utiliser un objet. Le choix de l’objet pour une tâche donnée est aussi utile. L’examen de l’utilisation réelle des objets est complété par la réal i s ation de gestes d’imitation et, si les tro u bles du langage qui sont fréquemment associés le permettent, par des pantomimes d’utilisation sur consigne verbale. T T O O - É É V V I. L’apraxie gestuelle : a. peut entraîner une gêne en vie quotidienne. b. n’entraîne pas de gêne en vie quotidienne du fait de la dissociation automatico-volontaire. c. peut bénéficier d’une rééducation spécifique. d. la rééducation du langage permet à elle seule de rééduquer l’apraxie. e. n’est évaluée qu’à partir de l’imitation de gestes. 304 I N T CONCLUSION L’ ap raxie gestuelle est un symptôme neuro l ogique qui a longtemps été laissé à l’écart du fait d’une term i n o l ogie peu précise et d’une cl a s s i fi c ation peu utilisabl e. Actuellement, les modèles cognitifs associés à l’étude anatomique fonctionnelle nous permettent de mieux évaluer ces symptômes. L’ap raxie gestuelle est associée à une gêne en vie quotidienne et est améliorée par une rééducation spécifique. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Signoret JL, North P. Les apraxies gestuelles. In: Comptes-rendus du Congrès de psych i at rie et de neurologie de langue française, Angers. Pa ri s : Masson, 1979. 2. Rothi LJ, Ochipa C, Heilman KM. A cognitive neuropsychological model of limb praxis. Cognitive Neuropsychology 1991;8:453-8. 3. Rothi LJ, Ochipa C, Heilman KM. A cognitive neuropsych o l ogical model of limb praxis and apraxia. In: Rothi LJ, Heilman KM (ed). Ap raxia: The neuropsych o l ogy of action. 1997:29-49. 4. Peigneux P, Van der Linden M, Andres-Benito P et al. Exploration neuropsych ologique et par imagerie fonctionnelle cérébrale d’une apraxie visuo-imitative. Rev Neurol 2000;156:459-72. 5. Roy E, Sqare P. Common consideration in the study of limb, verbal and oral ap raxia. In: R oy EA (ed). Neuropsychological studies of ap raxia and related disord e rs. Amsterdam: North Holland, 1985:293-320. 6. Bergego C, Pra d at-Diehl P, D e l o cheG et al. Ap raxie idéat o i re et reconnaissance de l’utilisation des objets. Revue de Neuropsychologie 1992;2:193-206. 7. Sirigu A, Cohen L, Duhamel JR et al. A selective impairment of hand posture for object utilization in apraxia. Cortex 1995;31:41-55. 8. Goldenberg G, Hagman S. Therapy of activities of daily living in patients with apraxia. Neuropsychological Rehabilitation 1998;8:123-41. 9. Hanna-Plady B, Heilman K, Foundas A. Ecological implications of ideomotor apraxia. Neurology 2003;60:487-90. 10. Peigneux P, Van der Linden M. Présentation d’une bat t e rie neuropsych o l ogique et cognitive pour l’évaluation de l’apraxie gestuelle. Revue de Neuropsychologie 2000;10:311-62. Des études ex p é rimentales ont permis d’affi rmer l’efficacité de la rééducation de l’ap ra x i e.L’étude la plus rep r é s e n t at ive a été p u bliée par Goldenberg et Hagman (8). Ils montrent l’efficacité d’un entraînement réalisé dans des situations de vie quotidienne U U O et utilisant le guidage (kinesthésie) des gestes et leur imitat i o n . Ces progrès correspondent au réap p re n t i s s age de l’utilisation d’objets, sans qu’il y ait d’effet sur des objets non entraînés. L’ a m é l i o ration persiste quand les patients continuent l’utilisat i o n des gestes acquis dans la vie quotidienne. La rééducation a donc un effet de réapprentissage spécifique de certains gestes mais ne semble pas permettre l’adaptation à des tâches nouvelles. RÉÉDUCATION DE L’APRAXIE GESTUELLE A A P A A L L U U A A T T I I O O N N II. Dans l’apraxie gestuelle : a. on peut différencier un système conceptuel et un système de production. b. le système sémantique n’est pas impliqué. c. le trouble touche préférentiellement les objets inhabituels mais peut toucher les objets familiers en cas de forme grave. d. l’atteinte cérébrale causale peut être indifféremment gauche ou droite. e. la région cérébrale la plus impliquée est le cortex pariétal. La Lettre du Neurologue - vol. VIII - n° 9 - novembre 2004