La fabrique du droit français - Société française de publication de

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Professeur Antoine LECA
LA FABRIQUE DU
DROIT FRANÇAIS :
Naissance, précellence
et décadence d’un système juridique
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LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉ
PRESSES UNIVERSITAIRES D'AIX-MARSEILLE - 2007
3, AVENUE ROBERT SCHUMAN - 13628 AIX-EN-PROVENCE CEDEX
Antoine LECA
Professeur à la Faculté de Droit
et de Science Politique d'Aix-Marseille
([email protected])
LA FABRIQUE DU DROIT
FRANÇAIS
Naissance, précellence et décadence
d’un système juridique
LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉ
12, rue Nazareth
13100 Aix-en-Provence
PRESSES UNIVERSITAIRES D'AIX-MARSEILLE
Faculté de Droit et de Science Politique
3, avenue Robert Schuman
13628 Aix-en-Provence Cédex 1
DU MÊME AUTEUR
-
Lecture critique d'Alexis de Tocqueville, Collection d'Histoire des Idées
Politiques, P.U.A.M., Aix, 1988 (Premier prix de Thèse d'Histoire de la
Faculté de Droit et de Science Politique, Prix Peiresc de l'Académie
d'Aix-en-Provence)
-
Les principes de la Révolution dans les droits civil et criminel, in : "Les
principes de 1789", ouvrage collectif, Collection d'Histoire des Idées
Politiques, P.U.A.M., Aix 1989 (traductions italiennes : Arnaldo
Lombardi, Syracuse-Milan, 1990 et EURED, Milan, 1991).
-
L'esprit du droit corse à travers le plus ancien code insulaire, La Marge,
Ajaccio, 1990 (ouvrage couronné par l'Assemblée de Corse).
-
La "Franco-Gallia" de François Hotman, édition critique (introduction,
notes et index) du manuscrit de 1574 - Collection d'Histoire des Idées
Politiques, P.U.A.M., Aix 1991
-
L'Europe entre deux tempéraments politiques, idéal d'unité et particularismes régionaux, ouvrage collectif co-dirigé et préfacé (avec M.
Ganzin), Collection d'Histoire des Idées Politiques, P.U.A.M., Aix 1994.
-
Institutions publiques françaises (avant 1789), Librairie de l'UniversitéP.U.A.M., Aix, 2° édition 1996.
-
Histoire des Idées Politiques (des origines au XX° siècle), Ellipses,
collection Université/Droit, Paris, 1997.
-
La république européenne, vol. 1: L'unité perdue (476-1806), Librairie
de l'Université-P.U.A.M., Aix, 2000.
-
La genèse du droit, Librairie de l'Université - P.U.A.M., Aix, 3°édition,
2002.
-
Introduction historique au droit, (avec B. Durand et C. Chêne) éd.
Montchrestien, collection Pages d'Amphi, Paris, 2004.
-
Droit de la médecine libérale, Librairie de l'Université, Aix, 2005.
-
Le droit médical en Nouvelle-Calédonie, ouvrage collectif, C.D.P.N.C.,
Collection Université, Nouméa, 2005.
-
Droit pharmaceutique, P.U.A.M., Aix, 3° éd., 2006.
OUVRAGES PARUS
DANS LA MÊME COLLECTION
Christian ATTIAS
- Précis élémentaire de contentieux contractuel – 3ème éd. 2006
Jean DEBEAURAIN,
- Théorie et pratique des institutions juridictionnelles – 5ème éd. 2006
Alexis BUGADA
- Politiques de santé dans l’entreprise.
- Le chef d’entreprise face à l’obligation de sécurité, 2006
Raphaël DRAÏ
- Grands problèmes politiques contemporains, 2000
- Science administrative. Éthique et gouvernance, 2002
Richard GHEVONTIAN,
- Droit des relations internationales - 3° éd. 2000
Antoine LECA,
- Institutions publiques françaises (avant 1789) 2° éd. 1996 (épuisé)
- La république européenne, (vol. 1)
Introduction à l’histoire des institutions publiques et des droits
communs d’Europe – I – L’unité perdue (476-1806), 2000
- Droit de la médecine libérale - 2005.
Jean-Yves NAUDET,
- Économie politique – Grands problèmes économiques
- Les acteurs de lavie économique, 5ème éd. 2004
Gilles TAORMINA
- Introduction à l’étude du droit, 2005
- Théorie et pratique du Droit de la consommation, 2004
A mon ami, le Professeur François Burdeau
(1939-2006).
« La vie signifie ce qu’elle a toujours signifié. Elle
reste ce qu’elle a toujours été. Le fil n’est pas coupé ».
"Non, jamais il n’y eut, jamais il n’y aura un homme
possédant la connaissance…de toutes les choses dont je parle à
présent. Même si par hasard il se trouvait qu’il dît l’exacte
vérité, lui-même ne saurait en prendre conscience : car tout
n’est qu’opinion"
Xénophane de Colophon (VI° siècle av. J.-C.)
AVANT-PROPOS
L’intitulé de ce livre est susceptible « d’interpeller » le
lecteur et appelle certainement deux précisions.
1 - Pourquoi une nouvelle histoire du droit français ? - Il
est d’abord permis de s’interroger sur l’utilité d’un nouvel
ouvrage en histoire du droit, alors que les livres existant
aujourd’hui en la matière n’ont jamais été aussi nombreux.
La raison est simple : l’auteur a voulu présenter quelque
chose de différent. Et de neuf. Tant il est vrai que, pour
reprendre une formule bien connue, celui "qui suit un autre, il ne
sait rien, il ne trouve rien, voire il ne cherche rien" (1).
Le but de cette oeuvre n’est pas de décrire l'évolution
passée du droit et, en particulier l’histoire des institutions de
l’époque franque à la Révolution, même si, après discussion
avec l’éditeur, il a dû opérer une longue mise au point
descriptive destinée aux étudiants de premier année de droit,
dans le cadre d’un enseignement désormais semestriel. Il va sans
dire que ce refus n’implique pour l’auteur aucune critique à
l’égard des historiens l’ayant précédé, qui ont livrés des écrits
remarquables et d’une documentation sans faille. Au demeurant,
on ne cherchera pas à dissimuler une seule seconde qu’on leur a
fait ici des emprunts larges et fréquents. Enfin, antérieurement à
la réforme de 1997, l’auteur a lui-même publié un manuel qui
s’inscrit dans cette tradition universitaire (2) tout à fait respectable.
Mais autre est l’objectif de ce volume : il n’est pas non
plus de chercher à comprendre les racines du "droit positif" en
prenant appui sur une vision rétrospective (3).
Le postulat de départ est ici que l’actuel point d’arrivée
importe assez peu, car celui-ci ne mérite pas un tel honneur.
Notre droit en effet ne reflète plus les lignes pures de ce que
(1) Montaigne, "Essais", LI, 26.
(2) A. Leca, "Institutions publiques françaises (avant 1789)", PUAM, 2°éd., Aix,
1996.
(3) Voir dans ce sens : A. Leca, "La genèse du droit", PUAM, 1°éd., Aix, 1998
(3°éd., Aix 2002).
12
La fabrique du droit français
devrait être le Droit : sinon des règles absolument fixes, comme
une étoile dans le ciel ( ), du moins des normes stables, générales
et permanentes encadrant de manière raisonnable et cohérente la
vie en société. Il faut s’y résoudre : Satanas transfigurat se in
angelum lucis, Satan lui-même se déguise en ange de lumière.
Notre société a déprécié la règle juridique. Il faut certes faire la
part du mouvement incessant propre à notre temps, qui induit
des changements permanents, encore amplifiés par le système
politique démocratique. Mais il y a plus que cela : le droit est
devenu chez nous un simple procédé d’administration, voire un
outil politique, utilisé dans l’immédiat, destiné à résoudre un
certain nombre de questions pratiques de manière ponctuelle et
strictement provisoire, pour ne pas dire dans l’improvisation la
plus totale. D’où la piètre qualité technique des textes et leur
prolifération anarchique.
En premier lieu, jamais nos lois n’ont été aussi mal écrites,
lorsqu’elles ne sont pas tout bonnement illisibles (5). En effet le
législateur multiplie les bévues. Ainsi, le 17 décembre 1991, le
Parlement a abrogé par erreur les dispositions relatives aux
compétences des tribunaux de commerce, privant le fonctionnement de ceux-ci de toute base légale jusqu'à la loi du 15 mai
2001 qui la leur a rétabli rétroactivement. Nombreux d’ailleurs
sont les textes qui génèrent la confusion : ainsi la loi du 3
janvier 2003 a-t-elle suspendu des textes législatifs en vigueur,
ressuscitant des dispositions abrogées et renvoyé à une législation future, appelée à être pré-élaborée par les partenaires
4
(4) C’est la belle métaphore à laquelle recourt la décrétale Super specula (1219) du
Pape Honorius III : …velut splendor fulgeant firmamenti…qui, velut stellae, in
perpetuas aeternitates mansuri... (…"comme brillant de la splendeur d'un firmament…comme une étoile pour des éternités sans fin" (Décrétales de Grégoire IX,
livre.V, tit.5, chap.V).
(5) On en donnera pour exemple, pris au hasard, la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002,
rendue partiellement applicable à la Nouvelle-Calédonie par l’ordonnance nº 2003166 du 27 février 2003. En son article 10 I, celle-ci transpose en ces termes le contenu
des nouveaux articles L. 1110-1 à L. 1110-11 du code de la santé publique métropolitain : "Les dispositions suivantes du chapitre préliminaire du titre Ier du livre Ier
de la présente partie sont applicables en Nouvelle-Calédonie :
- la première phrase de l’article L. 1110-1 ;
- les articles L. 1110-2 et L. 1110-3 ;
- l’article L. 1110-4, à l’exception de la dernière phrase de l’alinéa 4 ;
- les premier, troisième et quatrième alinéas de l’article L. 1110-5, à l’exception des
mots : ni des dispositions du titre II du livre Ier de la présente partie du présent
code…etc…."
Avant-propos
13
sociaux (6). Lors du "toilettage" du code de la propriété intellectuelle, inspiré par une intention louable, l’article L611-7 a perdu
une ligne concernant l’attribuabilité des inventions hors mission,
plongeant les spécialistes dans l’incertitude (7). Les mots euxmêmes sont parfois utilisés à rebours des conceptions juridiques
les plus élémentaires, tantôt par ignorance, tantôt par volonté
délibérée de travestir la réalité. On croyait savoir que l'euthanasie désignait la mort donnée à autrui avec son consentement et dans le but d'abréger ses souffrances, mais la loi ne
parle-t-elle pas aujourd'hui "d'euthanasier" les animaux dangereux (8)? On s'imaginait que la notion de thérapie renvoyait à
l'idée de soins, mais dans deux avis du 5 mai 1997, le Comité
consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie
(CCNE) a pu valablement se prononcer en faveur de "la constitution de collections d'organes d'embryons à des fins "thérapeutiques" (en fait : scientifiques) et l'IVG d'un foetus atteint de
malformation est actuellement qualifiée de "thérapeutique"
(alors qu'il faudrait dire : eugénique, terme politiquement
incorrect depuis le sinistre engouement que les nazis ont
éprouvé jadis pour ce procédé). On savait les mineurs et les
majeurs sous tutelle "incapables" et ce mot a un sens privatif très
précis, aujourd’hui le CCNE explique qu’ils peuvent cependant
être "compétents" (9) et le législateur invite à recueillir leur
consentement dans un certain nombre de cas, ce qui donne à
penser que les "incapables" sont …partiellement capables. Pour
rester dans le domaine du droit de la santé, il est pénible pour un
professeur de droit médical d’expliquer à ses étudiants, notamment à de futurs médecins, que, quoiqu’il fasse un professionnel de santé peut se voir reprocher son attitude (10) et que les
(6) L. n° 2003-6 du 3 janvier 2003 portant relance de la négociation collective en
matière de licenciements économiques (cf N. Molfessis, "La loi suspendue", D. 2003,
n°3).
(7) C. Blaizot-Hazard, "Droit de la recherche scientifique", P.U.F., Thémis, 2003,
p. 131.
(8) Loi n° 99-5 du 6 janvier 1999 (JO 6 janvier 1999).
(9) Avis n° 58 du 12 juin 1998 du CCNE "Consentement éclairé et information des
personnes qui se prêtent à des actes de soin ou de recherche".
(10) Dans certains cas, le professionnel de santé est autorisé à révéler des faits
normalement couverts par le secret médical, mais il n’en a pas l’obligation, son
attitude étant librement décidée en conscience. Ce qui signifie que, quelle que soit la
décision prise à cet égard, un médecin ne devrait plus être théoriquement en situation
d’avoir commis une faute. Mais ce n’est pas le cas en ce qui concerne les
14
La fabrique du droit français
mêmes faits pourront être jugés diversement par deux tribunaux
différents (11) ou par la même instance dans deux dossiers
distincts étonnamment proches (12) du fait de "l’appréciation
souveraine des juges du fond" et au motif que "nul ne peut se
prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée" (13) ? On se
consolera peut-être en songeant que, d’une certaine manière, le
"droit positif" n’existe pas. En effet, avant que d’être, le droit en
vigueur en un temps T s'enfuit déjà. C’est aujourd’hui une ligne
d’horizon qui se dérobe chaque fois qu’on se rapproche d’elle
pour la saisir. Car la fréquence et l’ampleur avec laquelle les
normes juridiques changent aujourd’hui ne permettent plus à
une intelligence humaine de les appréhender.
En second lieu en effet, la production de règles est telle
qu’on a pu parler de "diarrhée" normative. A peine les nouveaux
textes sont-ils édictés que déjà ils sont en train de changer. Entre
mai et décembre 2006, le droit de la recherche biomédicale a été
modifié à dix-huit reprises (14). Lors de la codification du code
civil de 1804, les juristes gouvernementaux avaient introduit une
maltraitances (voir par ex. Cass. crim., 8 octobre 1997, Bull. criminel 1997 n° 329
p. 1079 ). La raison est simple : aucune règle de droit ne permet de trancher le conflit
qui existe entre l’exigence de secret et l’obligation d’assistance à personne en péril
(ou celle d’informer les autorités de police). Quoiqu’il fasse un professionnel de santé
ayant constaté ce qui peut être une maltraitance s’expose toujours au danger d’une
poursuite. De même un médecin qui se serait abstenu de soigner un malade rejetant
clairement son concours, conformément à la loi du 4 mars 2002 sur le refus de soins,
court inéluctablement le risque de voir une procédure engagée contre lui pour
manquement à l’obligation de secours, déontologiquement et pénalement sanctionnée.
(11) Force est de constater que des médecins peuvent être condamnés pour des fautes
que l’on pourrait considérer comme minimes (CA Reims, 28 mars 2001, Juris-Data n°
2001-151104), tandis que d’autres, dont le comportement s’est avéré manifestement
inapproprié, font l’objet de la clémence des magistrats (Cass. crim., 18 juin 2003, n°
02-85-1999, Juris-Data n° 2003-019617) .
(12) Le 9 novembre 2004, la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé
qu’une sage-femme salariée d’une clinique, qui agissait sans excéder les limites de la
mission qui lui était impartie par l’établissement de santé, n’engageait pas sa
responsabilité à l’égard du patient (n° 01-17168), mais le même jour, la même
chambre, constatant un concours de fautes multiples, a condamné in solidum une
équipe médicale, au sein de laquelle on comptait une sage-femme salariée d’une
clinique s’étant comportée sans excéder les limites de la mission qui lui était assignée
(n° 01-16739).
(13) Cass. 1° civ., 9 octobre 2001, n° 0014564, D. 2001.3470, relativement à un
médecin condamné pour un comportement remontant à 1975 qui était alors licite.
(14) Trois arrêtés du 19 mai, trois arrêtés du 24 mai, un arrêté du 24 août et deux
arrêtés du 4 septembre, un arrêté du 11, un arrêté du 15 du même mois, deux arrêtés
du 23 octobre, trois du 13 novembre 2006, un du 23 novembre et un du 15 décembre
(RGDM, Chr. Droit pharmaceutique, n°20, 21 et 22).
Avant-propos
15
numérotation continue des articles de 1 à 2281. En 2000, leurs
successeurs, confrontés au droit de la santé publique, imaginèrent d'anticiper sur l'inflation existant en la matière, en
adoptant d’emblée une numérotation à quatre chiffres et un
exposant (ex. art. L1142-1). Las, dès 2003, le système volait en
éclat pour passer à deux exposants (ex. art. L1421-3-1), qui
créent un obstacle supplémentaire à la consultation de l'ouvrage.
Même un spécialiste, surveillant un pan disciplinaire bien précis,
peut aujourd'hui s'y perdre. Un exemple frappant, déjà ancien,
est celui d'une loi interprétative à effet rétroactif, ignorée par la
Cour de Cassation elle-même ! (15). Heureusement, il y a l'outil
informatique. Mais, hélas, lui-même peut faillir. Ainsi au début
de l'année 2001, le dernier alinéa d'un article du Code civil,
vieux de 63 ans, a été "oublié" sur le site legifrance.gouv.fr (16).
Pourtant il n’existe rien de plus complet que ce site gouvernemental qui contient soixante-et-un codes, renouvelés chaque
jour.
Dans ces conditions, l’important n’est pas de savoir où
l’on est momentanément, mais où l’on va inexorablement.
L’objectif de ce volume est de tenter d’y répondre en établissant
les liens nécessaires entre le présent et le passé (17), livrer un
aperçu d’ensemble des métamorphoses du droit français pour
comprendre le sens de l’évolution générale, ouvrir des pistes
prospectives et susciter le débat.
En effet, l’histoire du droit doit sortir du calme des
cimetières pour apporter sa contribution à la vie tumultueuse,
présente et future de la société.
La thèse que sous-tend ce livre est que le droit français est
une notion non pas juridique mais politique (18). Fruit d’une
gestation longue et incertaine, à l’instar du royaume capétien et
de la Nation française, qui en est sorti, ses débuts ont été
modestes. Puis il a fini par acquérir une remarquable cohérence
(15) F. Terré, "Le rôle actuel de la maxime 'nul n'est censé ignorer la loi'", "Études de
droit contemporain", XXX, 1966, p. 95.
(16) H. Groutel, "Perdu sur le Web", dans "Responsabilité civile et assurances",
éditions du Juris-classeur, janvier 2001, p. 3. Il s'agit du dernier alinéa de l'article
1384, introduit par la loi du 5 avril 1937, exigeant la preuve d'une faute pour mettre
en jeu la responsabilité d'un instituteur.
(17) P. Ourliac, "L’objet de l’histoire des institutions", dans "Etudes de droit et
d’histoire", t.2, Paris, Picard, 1980, p. 129..
(18) L’observation pourrait être étendue à tous les autres droits étatiques (NDLA).
16
La fabrique du droit français
au confluent des XVIII° et XIX° siècles et se hisser à un très
haut niveau, sans doute le plus élevé jamais atteint depuis le
droit romain, grâce à des régimes autoritaires qui ont su
s’entourer de juristes de qualité ayant eu pour eux le temps et les
moyens. En d’autres termes, ce droit est né d’une idée avant de
devenir, heureusement servi par les circonstances, une réalité (19)
et une réalité de première importance. Mais ce système juridique
aujourd’hui se délite. L’élément essentiel n’est pas la
démocratisation des institutions, quoique la prolifération des lois
soit liée à la croissance des Parlements élus au suffrage
universel et bien que l’instabilité politique qui s’y greffe parfois
explique bien des contradictions, comme la piètre formation de
nombreux élus éclaire souvent les défauts de la législation. La
cause fondamentale parait se situer dans l’inadéquation de notre
ordonnancement juridique à une réalité et à un avenir qui
échappe de plus en plus à toute autodétermination nationale et
étatique dans laquelle les Français cherchent encore à l’enfermer. Ceci explique que la France n’exporte plus ses modèles
juridiques et que désormais elle les importe. En cachette,
comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse.
2 - Peut-on parler d’une décadence du droit français ?- A
la différence de la plupart de nos voisins continentaux, les
Français, comme les Russes et bon nombre de nations balkaniques, sont restés un peuple très imprégné de nationalisme. Ce
sont eux d’ailleurs qui ont inventé et la notion et le mot luimême (comme d’ailleurs celui de chauvinisme). De plus, chez
nous, à la différence de l’Allemagne ou de l’Italie, cette attitude
étroite n'a pas subi le discrédit de la seconde guerre mondiale et
le nationalisme en est même sorti renforcé, du fait d’un
phénomène de compensation, qui s'explique par le caractère
humiliant de la défaite de 1940, le rôle modeste joué par notre
pays dans le déroulement ultérieur du conflit et les cuisantes
péripéties de la décolonisation, principalement en Indochine et
en Algérie. Que cette attitude persiste quarante ans après la
disparition de de Gaulle, qui a très bien personnifié cette
posture, ne fait aucun doute. Sans même évoquer l’importance
(19) J. Declareuil, "Quelques remarques sur la théorie de l’institution… ", Mélanges
M. Hauriou, Paris, Sirey, 1929, p. 182 : "toute institution est une idée réalisée".
Avant-propos
17
chez nous de forts courants souverainistes et antieuropéens, à
droite et à gauche de l’échiquier politique, il suffit de considérer
le gigantesque effort financier que consent obstinément la
France, pourtant avare de ses deniers, afin de maintenir dans son
giron les confettis de son Empire colonial dans les Antilles, dans
l’Océan indien et au cœur du Pacifique-sud, mais aussi pour
entretenir la flamme vacillante de la francophonie à travers un
réseau ample et coûteux de lycées français aux coins du monde.
Dans notre pays, l’attachement au droit français se nourrit aux
mêmes sources idéologiques. On pourrait en donner comme
exemple un étonnant rapport du Conseil d’État préconisant "la
promotion des modèles juridiques français...face au dynamisme
d’un droit d’origine américaine". Dans ces conditions, la thèse
d’un déclin de notre système juridique paraîtra certainement
inacceptable et choquante aux tenants de que B.-H. Lévy a
dénommé "l’idéologie française", dans un livre célèbre, déjà
ancien (20), qui a d’ailleurs causé un vif scandale en son temps.
Au demeurant, il aurait été plus conforme au style feutré de
l’Université d’évoquer pudiquement "les difficultés d’adaptation" du droit français aux exigences du XXI° siècle, voire "la
crise" dans laquelle il serait entré, sans suggérer que celle-ci
pourrait bien être mortelle.
Mais l’auteur de ces lignes abandonnera cette prudente
mesure aux diplomates. Le rôle d’un professeur de droit est de
stimuler les esprits, pas de les assoupir. Ceci étant son propos
n’est nullement d’ordre militant. L’hypothèse qu’il défend
s’appuie, non sur ses préférences personnelles, mais sur son
interprétation des données juridiques : à force d’enfler comme la
grenouille de la fable au fil du "gavage" normatif et d’intégrer
des apports divers, parfois contradictoires entre eux, souvent
d’origine étrangère, pour s’adapter aux besoins de l’époque, le
droit français est présentement en train de se dissoudre. Cette
dissolution est-elle vraiment irrémédiable où est-ce une crise
grave qui pourra être surmontée demain? Ce sont des questions
auxquelles il est impossible de répondre avec une absolue
certitude. Mais il ne fait aucun doute que, sans une modification
du cadre d’ensemble, caractérisé par une surproduction
normative, la prolifération des textes inutiles, contradictoires et
(20)"L'Idéologie française", Grasset, Paris, 1981.
18
La fabrique du droit français
abscons, une pénétration croissante des règles communautaires
et européennes dans notre ordre juridique interne (plus
nombreuses que les mesures d’initiative nationale depuis le
début des années 1990), ainsi que par un assujettissement
grandissant à une mondialisation incitant à l’alignement sur les
solutions juridiques les plus libérales, le droit en France aura
perdu ses grands traits distinctifs traditionnels : la cohérence et
la clarté "latine", héritées de Rome, des ordonnances royales et
des codes napoléoniens, son caractère "modéré" (21) et, malgré
l’indépendance vis-à-vis de l’Eglise, le poids sur l’individu
d’une tutelle sociale qui s’est toujours voulue bienveillante, dont
la teneur a varié, mais dont la légitimité n’a jamais été vraiment
démentie.
Cela ne sera pas nécessairement un recul. En effet, tout
ordre juridique n’en disparaîtra pas pour autant. On verra
simplement émerger à la place d’un droit national fortement
typé, un jus commune à différents pays européens, voire
occidentaux. Celui-ci aura un autre profil, tant technique que
culturel, avec respectivement l’irrésistible ascension du droit
prétorien et l’hypertrophie de l’individualisme. Il restera chez
nous des variations locales, tout comme aujourd’hui, pour des
raisons d’ordre historique, le droit privé de l’Ecosse se distingue
encore au sein du Royaume-Uni et celui de la Louisiane se
différencie obstinément à l’intérieur de l’Union américaine.
Mais ces particularités en quelque sorte régionales joueront un
rôle secondaire. Comment d’ailleurs s’en étonner dans la mesure
où ce rapprochement s’opère déjà dans les mœurs et la manière
d’être ?
La vie continuera lorsque cette évolution sera achevée. Il
n’y aura rien là de bien dramatique, d’autant qu’à l’échelle
universelle le pluralisme juridique dont on connaît le rôle
stimulant, continuera à s’exercer. Seulement, une page se sera
tournée pour nous. Elle se tourne d’ailleurs déjà sous nos yeux.
Et il appartiendra à la génération qui nous succédera de dire ou
non si le meilleur est avenir (22).
(21) Voir sur cette notion : infra §. 273.
(22) La formule est empruntée à l’ouvrage optimiste et tonifiant du Doyen Jacques
Mestre "Le meilleur est avenir", PUAM, Aix, 2006.
PARTIE PRÉLIMINAIRE :
TROIS GENITEURS ET UN COUFFIN
OU LA PRÉHISTOIRE DU DROIT FRANÇAIS
(des origines à l’an mil)
Le droit français n’est pas né à partir de rien, sans
géniteurs connus. Ceux-ci sont au nombre de trois : Rome,
l’Eglise chrétienne et les Germains.
3 - La période gauloise n’intéresse pas la question Malgré l'étonnante identification qu'ont opéré les Français à
l'égard des Gaulois (23), en dépit de la célébrité de Vercingétorix
(et d’Astérix), l’époque celtique (500-52 A.E.) a peu compté
dans l’histoire de notre droit. Au demeurant, objectivement,
cette période reculée n'intéresse même pas l'histoire de la nation
française. En effet, à aucun moment, les populations celtiques
installées dans cette partie de l'Europe ne furent centrées sur
l'Hexagone et celles qui s'y fixèrent n'eurent aucune spécificité,
aucune unité par rapport à celles qui étaient établies dans
d'autres régions du monde celtique. Le nom même de ces
peuples leur a été donné par des étrangers : Galates pour les
Grecs, Galli (les coqs) pour les Romains. L'Hexagone, avant la
conquête de César, n'avait pas de nom pour se désigner et c'est
le conquérant qui imposa celui de Gallia, la Gaule, comme
d'ailleurs celui de Germania, le pays voisin (germanus = voisin).
Les habitants de ce qui devint un jour futur la France n'avaient
aucune conscience collective d'ensemble. Que même la dernière
lutte héroïque d'un Vercingétorix ne nous soit connue que par le
récit du vainqueur est un fait significatif. Dans ces conditions, il
ne faut pas s'étonner de la rapidité avec laquelle le pays fut
conquis. Comme le disait l'Empereur Claude, né à Lugdunum
(23) Les Français auraient pu se trouver d'autres ancêtres. Sans même parler des
Troyens (leurs aïeuls présumés selon de nombreux auteurs médiévaux), ils auraient pu
se choisir les Francs. Après tout, les Espagnols regardent ainsi les Wisigoths. Ou bien
les Romains, comme les Roumains qui insistent beaucoup sur cette filiation (sans
même parler des Italiens). À compter du XVI° siècle, à la suite d'un processus complexe (et essentiellement politique), les Français ont préférés se considérer comme les
descendants des anciens Gaulois.
20
La fabrique du droit français
(Lyon), "aucune guerre n'a duré si peu que la guerre des Gaules,
aucune n'a été suivie d'une paix aussi continue, ni aussi fidèle".
De même, il ne fait pas être surpris de l'acculturation rapide des
Gaulois après la conquête romaine. Quoique l'immigration
latine, par l'installation de colons et de soldats romains, fut très
limitée, la langue celtique recula assez vite. Elle s'éteignit
complètement aux V°-VI° siècles. Le phénomène fut certainement plus rapide pour le système juridique des Gaulois, dont
nous connaissons fort peu de choses. Par le fait même de la
conquête, selon le droit de la guerre tel que le connut l'antiquité,
les populations celtes de l'Hexagone perdirent la jouissance de
leurs droits coutumiers. Au V° siècle, lorsque les Germains
envahirent le pays, le droit gaulois avait depuis longtemps
disparu (24). Aussi bien, s'il serait certainement injuste de
prétendre que l'époque celtique n'a absolument rien légué à notre
patrimoine (25), l'historien du droit peut la laisser de côté.
4 - Les trois acteurs essentiels ayant concourus à
l'élaboration ultérieure d'un droit et d'une identité français - Si
notre identité culturelle et notre droit ne doivent pas grand chose
à un énigmatique substrat indigène et à l'occupation celtique, ils
sont largement redevables à trois apports fondamentaux, dont
les influences, initialement distinctes, ont commencé à s'amalgamer progressivement dès avant les grandes invasions du V°
siècle. Il s'agit de la contribution de Rome, de l'apport constitué
par le Christianisme et l'Église catholique, puis enfin de l'empreinte germanique. Par souci de clarté, on peut les examiner de
manière distincte, à condition de ne pas oublier qu'en pratique
ces influences se sont entrecroisées sans cesse. Ainsi, en 380,
l'Empereur romain Théodose I° rendit l'édit de Thessalonique
qui fit du Christianisme la seule religion officielle de l'Empire
et, à y regarder de près il n'est pas toujours aisé, nous le verrons,
de distinguer les caractères romains et les traits germains.
(24) Tout au plus peut-on supputer la survivance de certaines institutions fortement
ancrées dans les moeurs. Tel est vraisemblablement le cas du régime de communauté
entre époux. Ce système matrimonial, inconnu des Romains, est peut-être à l'origine
de la communauté du très ancien droit français.
(25) Pour ne donner qu'un exemple, la survivance des mesures celtiques tout au long
de l'Ancien Régime est incontestable : la leuga gauloise (d'où le français a tiré la
lieue) a éclipsé le mille romain et l'arepennis (= arpent) a été encore plus vivace.
CHAPITRE 1
L'APPORT ROMAIN
5 - La profondeur de l'empreinte romaine - La marque
laissée sur l'Hexagone par un demi-millénaire de présence
romaine a été considérable.
Elle est aisément quantifiable en matière linguistique.
Ainsi, à la différence de ce qui s'est passé en Angleterre et en
Allemagne occidentale avec les langues germaniques, ou en
Afrique du nord avec l'arabe, dans les siècles ultérieurs aucune
langue n'est jamais parvenu à supplanter le latin. Simplement, le
recul de l'écrit et le primat de l'oralité ont induit tout autour de la
Méditerranée un morcellement dialectal, qui a donné naissance
aux langues dites romanes, toutes filles du latin et soeurs entre
elles : le français, l'espagnol, l'italien, le portugais et le roumain
pour ne citer que les plus importantes.
Il est plus difficile de faire la part de la marque imprimée à
la manière d'être et aux façons de penser. Mais il est certain que
la grande césure linguistique qui traverse l'Europe et sépare les
langues romanes des langues germaniques renvoie à des
différences profondes. Ainsi, à l'exclusion de la Roumanie, l'aire
linguistique des langues romanes se situe toute entière dans la
mouvance territoriale du catholicisme romain. Et, à l'exception
de sa lisière occidentale, où l'influence romaine a été la plus
forte (Flandre, Allemagne du sud-ouest, Autriche), le monde
anglo-germanique est tout entier d'obédience protestante. On
pourrait également tenter d'autres parallèles et d'autres éléments
d'opposition. Ainsi, les États unitaires et centralisés sont une
tradition de l'Europe latine, que le monde anglo-germanique a
peu pratiqué. A l'inverse le self-government et le fédéralisme ont
été inconnus du monde méditerranéen jusqu'à une période très
récente. Les pays de tradition latine ont toujours conféré la
prééminence à la loi écrite et celle-ci y a presque toujours
prédominé sur la coutume. Mais il s'agit là de constructions
hypothétiques. Pour l'heure, on peut s'en tenir à une observation
concrète et incontestable : tout l’Empire a été soumis à un droit
unifié et celui-ci a été d’une importance décisive dans la
gestation ultérieure du droit français. Sa consistance mérite donc
22
La fabrique du droit français
d'être un peu détaillée. On le fera successivement au plan des
institutions publiques, puis de l'ordre juridique privé.
SECTION 1
L'HÉRITAGE ROMAIN DANS L'ORDRE POLITIQUE
ET ADMINISTRATIF
Rome a introduit chez nous l'idée de res publica, par
laquelle les Romains désignaient ce que nous appelons
aujourd'hui l'État (§ 1), mais aussi une certaine forme
d’organisation administrative, l’État unitaire centralisé (§ 2).
§ 1. L'héritage politique : le concept d'État, une invention
romaine
6 - La définition de l'État - Le concept d'État désigne une
puissance de commandement et d'organisation distincte de la
personne des individus mortels qui s'en trouvent momentanément investis. Cette notion, qui nous parait théoriquement
évidente, était inconnue des Gaulois, comme elle le sera plus
tard des envahisseurs germains après le V° siècle. C'est le droit
romain qui l'a introduite dans notre pays et, après la longue
parenthèse "barbare", qui a permis de la rétablir avec la redécouverte du droit romain à partir du XII° siècle.
Il peut bien sûr exister plusieurs types d'États. Rome nous
a d'ailleurs légué une riche expérience institutionnelle : la
royauté (des origines, en 753 A.E., jusqu'en 509 A.E.), la
république (509-27 A.E.) puis l'Empire, qui a lui-même revêtu
deux formes assez nettement caractérisées: le Haut-Empire ou
Principat (27 A.E.-284 E.C.), qui fut une monocratie de droit
populaire, et le Bas-Empire ou Dominat (284-476 E.C.), qui se
rapprochait plutôt d'une monarchie absolue de droit divin.
Chacun de ces régimes a exercé une vive influence sur la
postérité. Tel est le cas du Dominat sur l'ancienne monarchie
française, de la république sur les institutions révolutionnaires
jusqu'au Consulat (1799-1804), ou du Principat sur l'Empire
napoléonien (1804-1815).
Le point essentiel est, qu'au delà de cette diversité politique, certains caractères de la puissance publique romaine ont
traversés les siècles et méritent de ce fait une attention
particulière, notamment lorsqu'ils sont parvenus jusqu'à nous. Il
faut mentionner à ce titre l'idée selon laquelle le peuple était à
Partie préliminaire – Chapitre 1
23
l'origine de la souveraineté (n°7), et celle qui reconnaissait à
l'État la charge et la représentation de l'intérêt général (n°8).
L'une et l'autre éclairaient les pouvoirs exorbitants qui étaient
reconnus à la puissance publique (n°9), avec cette réserve que
les organes de l'État restaient toutefois soumis au droit (n°10).
7 - Les caractères de l'État : le fondement populaire de la
souveraineté - La puissance publique dans la tradition romaine
revêtait un caractère original, encore que celui-ci soit vraisemblablement un emprunt à la Grèce et qu'il se soit atténué au
cours des siècles. C'est l'idée que la res publica est la res populi
(la chose du peuple) et que la souveraineté étatique procède du
consentement du populus romanus. Il peut bien sûr exister des
formes d'État très diverses, la monarchie, l'aristocratie ou la
démocratie, il n'empêche que, dans cette conception, il n'y a
toujours qu'une seule volonté initiale, celle du peuple, lequel
s'est donné un jour la forme de gouvernement de son choix. En
d’autres termes, même sous l’Empire il n’y a jamais eu à Rome
la moindre trace de l’idée de droit héréditaire et patrimonial
attaché au pouvoir. Cette conception se retrouve jusque dans la
compilation de Justinien au VI° siècle E. C., qui a codifié le
droit romain parvenu à son état ultime. Mais à supposer qu'elle
ait eu au début quelque effectivité, sous l'Empire romain, qui
était devenu une monarchie absolue, il est incontestable que la
portée d'une telle affirmation était devenue à peu près nulle.
Avant d'inscrire cette observation au passif des Romains, il
faudrait sans doute se demander si la souveraineté du peuple est
vraiment plus effective dans notre démocratie contemporaine
que dans l'Antiquité.
L'idée que l'origine des lois réside dans la volonté du
peuple découle évidemment de la proclamation de la souveraineté du peuple. Elle est à l'origine d'une définition de la loi que
n'aurait pas désavoué la république française: Lex est quod
populus jubet (la loi est ce que veut le peuple). Elle est également à l'origine de son corollaire : tout ce que veut le peuple a
force de loi. Dans le droit romain, aux derniers siècles de la
république, il suffisait que paraisse le jussum populi (la volonté
du peuple), pour que cède toute barrière juridique. Le peuple
pouvait donc voter n'importe quelle loi, fut-ce en violation des
règles qu'il s'était lui-même donné, par une loi antérieure
24
La fabrique du droit français
explicitement présentée comme inabrogeable. Le peuple pouvait
également rejeter un jugement criminel rendu en son nom par un
magistrat agissant dans le cadre de ses compétences légales.
Cette conception survit largement dans notre droit public positif.
Tout d'abord, jusqu'en 1958 le Parlement pouvait légiférer en
toute liberté, fut-ce en violation de ses lois antérieures et même
de la constitution. La création d'un conseil constitutionnel par la
constitution du 4 octobre 1958 a mis un terme à cette possibilité
pratique, mais selon une jurisprudence constante du dit conseil,
les lois référendaires, c'est à dire les lois directement adoptées
par le peuple français, échappent à tout contrôle et peuvent donc
violer impunément la constitution.
8 - Les caractères de l'État : la charge et la représentation
de l'intérêt général - L'État a la charge de l'intérêt général et il
est seul à représenter celui-ci. C'est d'ailleurs ce mythe de
l'utilité commune, cet article de Foi, vrai "mystère de la Chose
publique", qui justifie les pouvoirs exorbitants qui sont ceux de
l'État.
9 - Les caractères de l'État : les pouvoirs exorbitants du
droit commun et la puissance suprême - Face aux particuliers,
assujettis au droit privé, le droit romain a conçu avec la res
publica une personne morale exorbitante du droit commun.
De manière générale, celle-ci est soumise à un droit
spécial, le droit public, qui lui confère d'abord et surtout des
privilèges. Le premier de ceux-ci est le pouvoir d'action unilatérale, qui caractérise en Occident tous les systèmes de droit
contemporains, imprégnés par le droit romain, et qui ne se
retrouve pas ailleurs (en Angleterre, aux États-Unis et en
Scandinavie), où, par voie de conséquence, l'administration est
en principe assimilée à une personne privée.
De manière particulière, la puissance publique détient
seule l'imperium, la puissance absolue de commandement. C'est
ce qu'on appelait la plenitudo potestas dans le latin du Moyen
Âge et, en français, depuis Bodin au XVI° siècle, la souveraineté. Il n'y a pas d'État sans souveraineté et la souveraineté
est le propre de l'État. Ces deux données de droit positif, tant de
droit interne que de droit international, sont deux principes
romains.
Partie préliminaire – Chapitre 1
25
La filiation entre l'imperium et la souveraineté apparaît
même dans les symboles que connaissaient les Romains et dont
certains subsistent toujours aujourd'hui. L'imperium était symbolisé par un faisceau de licteurs entourant une double hache
ceinturée de verges. Cette représentation figurée sera reprise par
la Révolution française, mais elle n'a plus guère été employée
depuis que l'Italie fasciste en a fait l'emblème de son régime. En
revanche d'autres marques de la souveraineté ont traversé les
siècles : l'aigle, qui a été repris par Napoléon I° et que l'on
retrouve dans les armoiries de différents pays (États-Unis,
Allemagne, Autriche, Espagne), le siège curule, récupéré par les
Papes, la couronne d'or, devenue l'apanage exclusif des monarchies, ou la couleur pourpre, qui est celle du pouvoir, comme en
témoignent les tapis rouges qui accueillent les chefs d'États.
10 - Les caractères de l'État : La soumission des pouvoirs
publics au droit - La chose publique n'appartenant pas aux
gouvernants, ceux-ci ne peuvent pas en disposer librement. Ils
sont soumis au droit. Ce principe recevait deux domaines
d'applications en droit romain, que l'on retrouve largement dans
notre droit positif.
Tout d'abord en ce qui concerne le gouvernement et
l'administration. Les agents publics, ceux qu'on appelait les
magistrats sous la Rome républicaine (509-27 A. E.), ne
pouvaient pas legem dicere (légiférer). Ils devaient respecter les
lois existantes. Tout au plus pouvaient-ils proposer une nouvelle
loi aux assemblées du peuple. Exactement comme aujourd'hui.
Le gouvernement, qui doit respecter les lois en vigueur, a la
possibilité de déposer un projet de loi devant le Parlement, pour
modifier l'ordre normatif. Il faut toutefois savoir qu'en pratique,
cette barrière était aussi perméable que de nos jours en raison de
la prééminence des magistrats, tout à fait comparable à celle de
notre pouvoir exécutif. Sous l'Empire (27 A. E. - 476 E.C.),
l'Empereur conquit peu à peu le pouvoir législatif, dont il
s'assura la maîtrise exclusive à partir du III° siècle. Toutefois, il
demeurait toujours lié par le droit en vigueur, aussi longtemps
qu'il ne l'avait pas modifié. Au Bas-Empire (284-476 E.C.) deux
tendances cherchèrent à imposer leur point de vue. Pour les
juristes impériaux, qui s'appuyaient sur la Lex Regia, la loi de
dévolution de la souveraineté, votée à l'investiture de chaque
26
La fabrique du droit français
Empereur, il ne faisait aucun doute qu'en droit strict le principe
était : Quod principi placuit legis habet vigorem (ce que veut le
Prince a force de loi) (26). D'où la conséquence : Princeps
legibus solutus (le Prince est délié des lois) (27). Selon eux,
l'Empereur était lex animata, loi vivante (28). Incontestablement
cette conception (dite de la solutio legibus) a infléchi le droit de
l'époque (29). Mais, dans le même temps, l'influence du
Christianisme a contribué à tempérer l'arbitraire impérial. Dans
les années 420, elle s'exprima dans le droit par l'affirmation
d'une obligation morale liant l'Empereur à ses lois et par le
rappel de l'origine légale du pouvoir impérial (30).
Le second domaine d'application de cette soumission aux
lois concernait la répression des crimes (crimina). A l'époque
républicaine, quoique les Romains n'aient jamais songés à
rédiger un code pénal systématique, les différents crimes
faisaient l'objet d'une énumération limitative et relevaient d'instances dans lesquelles poursuite et répression étaient le
monopole de l'État, comme dans notre droit pénal contemporain.
Les magistrats investis de la répression criminelle, consuls et
prêteurs, s'ils disposaient d'un droit de contrainte (coercitio)
illimité à l'égard des étrangers, qu'ils jugeaient au terme d'une
instruction accélérée (quaestio), étaient tenus par les lois pénales
positives, dès lors que l'inculpé était un citoyen romain. Si
l'adage fameux Nullum crimen, nulla poena sine lege (Nul
crime, nulle peine sans loi) était inconnu de la Rome antique, la
réalité qu'il recouvre n'en était donc pas absente à l'époque
républicaine. En effet, les crimes, alors en petit nombre,
comportaient chacun une sanction précise et il n'était pas
possible de frapper d'une peine un fait qui n'avait pas été
légalement interdit. Mais les contemporains n'ont pas insistés
(26) Digeste (D) , I, 4, 1.
(27) D, 1, 3, 31.
(28) Nov, 105, 2, 4.
(29) Ainsi, au plan pénal, toutes les peines pouvaient désormais être remises par
l'Empereur. L'indulgentia du prince effaçait à la fois la sanction et, de manière
rétroactive, les diverses conséquences de la condamnation.
(30) C'est ce qui apparaît très nettement dans une constitution impériale de 429,
célèbre sous le nom de Lex digna : "C'est une chose digne de la majesté d'un prince
qui domine sur les autres que de déclarer qu'il est prince lié aux lois (legibus
alligatus). Aussi notre autorité dépend de l'autorité du droit. Et à la vérité, c'est une
chose plus excellente que la dignité de l'Empire même d'assujettir la Principauté aux
lois" (Code Justinien (C.) , I, 14, fr. 4)
Partie préliminaire – Chapitre 1
27
sur cet aspect de la sûreté publique. Sans nul doute ce principe
de légalité criminelle avant la lettre ne leur paraissait pas
constituer une limite à la répression pénale, dans la mesure où la
liste des infractions pouvait toujours être augmentée -comme de
nos jours- parfois de manière rétroactive (31), ce qui n'est plus
possible aujourd'hui en principe.
En revanche, les Romains de l'Antiquité, comme plus tard
les Anglais, ont été beaucoup plus sensibles aux garanties
procédurales offertes dans le cadre du procès. En effet, en
matière criminelle, le magistrat était lié par certaines formes :
avant de rendre sa décision, il devait obligatoirement conduire
une instruction publique (anquisitio) susceptible d’être sous le
contrôlée par les assemblées du peuple, voire les tribuns de la
plèbe (ce qui devait être rare et exceptionnel). En cas de
condamnation, le consul ou le prèteur n'avait le choix qu'entre la
peine de mort ou une amende. En toutes hypothèses, les
condamnations étaient susceptibles d'un appel suspensif devant
l'assemblée du peuple (provocatio ad populum). Celle-ci ne
constituait pas un nouvel ordre de juridiction : les comices
populaires ne rejugeaient pas l'affaire, ils se bornaient à
confirmer la sentence ou à la casser.
Attachés à ce système, tenu pour "la parfaite et complète
manifestation de la liberté civique romaine" (Th. Mommsen), les
Romains ne se sont pas inquiétés de voir parfois éluder les prescriptions pénales, dans des conditions qu'une proclamation
stricte de la légalité des infractions et des peines n'aurait pas
permis (32). Si, à partir de la seconde moitié du II° siècle A. E.,
un mouvement graduel étendit le système de la quaestio à un
nombre croissant d'infractions, entraînant progressivement le
déclin, puis, au dernier siècle de la République, la disparition du
vieux régime de l'anquisitio et de la provocatio ad populum, ce
31
( ) A Rome, on appliquait sans hésiter aux infractions commises depuis la
promulgation d'une loi toutes les modifications législatives de la forme d'action,
comme le dit clairement Cicéron pour les lois de Sylla sur le faux en matière de
monnaie et de testament. En ce qui concerne les infractions elles-mêmes, il faut
distinguer deux types de lois susceptibles de réprimer des actes commis
antérieurement à leur adoption: s'agissant de crimes religieux, la rétroactivité ne se
heurtait à aucune obstacle, comme en témoignent deux cas d'espèce dont l'authenticité
n'est pas douteuse, pour les autres infractions, elle était "anormale" (Mommsen) alors
même qu'on pourrait en citer quelques cas.
(32) Tel est le cas notamment de la rétroactivité de certaines lois spéciales et de
l'extension de la portée des différentes lois par voie d'analogie.
28
La fabrique du droit français
qu'on peut appeler avant la lettre et de manière approximative le
principe de légalité fut respecté, dans la mesure où chaque
extension se fit par une loi nouvelle d'application ponctuelle,
assortie de peines clairement spécifiées, prononcées par des
jurys criminels, qui n'avaient d'autre choix que d'appliquer la
sanction légale ou relaxer le prévenu.
§ 2. L'héritage administratif : l’État unitaire centralisé,
une innovation romaine
Ce qui caractérise le système administratif romain, c'est la
concentration du pouvoir décisionnel en un point unique du
territoire. Compte-tenu de l'immensité des territoires à administrer, le pouvoir central déléguait une fraction de ses compétences à une série d'autorités, nommées par lui et responsables
devant lui, dans des ressorts géographiques chaque fois de
moins en moins étendus.
Après l'an 395, date de la séparation définitive de l'Empire
romain en deux parties pratiquement indépendantes, l'ouest
latinophone avec Rome pour capitale, et l'est, de langue et de
culture grecques avec Constantinople pour capitale, la Gaule se
trouva comprise dans l'Empire romain d'Occident.
11 - Les vecteurs de la centralisation : les structures de
l'administration générale - De même que l'Empire d'Orient,
l'Empire d'Occident était subdivisé en deux très grandes
circonscriptions, appelées préfectures. A la tête de chacune
d'elles se trouvait une sorte de vice-empereur, le Préfet du
prétoire (Praefectus praetoris). La préfecture des Gaules englobait, avec la Gaule proprement dite, la Bretagne (c'est à dire
la Grande-Bretagne actuelle), la péninsule ibérique tout entière,
et la Mauritanie (Maroc). Sa capitale, initialement fixée à
Trêves, se déplaça à Arles au début du V° siècle.
De même que les autres préfectures, la préfecture des
Gaules était distribuée en diocèses administrés par des vicaires
représentant le préfet, à l'exception toutefois du diocèse dans
lequel se trouvait le chef-lieu de préfecture, qui était administré
directement par le préfet. Depuis la délocalisation de la capitale
sur Arles, la Gaule proprement dite ne formait plus qu'un
diocèse, gouverné par le préfet.
Partie préliminaire – Chapitre 1
29
Les diocèses étaient divisés en provinces, administrées par
un gouverneur (praeses ou rector provinciae). Au V° siècle, le
diocèse des Gaules comprenait de la sorte 17 provinces.
Enfin, chaque province comptait un nombre variable de
districts (civitates) comprenant une ville et son arrière-pays. Au
V° siècle, on en comptait en Gaule 125. Chaque district était
administré par des magistrats élus, au nombre de deux ou de
quatre, suivant les lieux, auxquels s'ajoutait un Sénat de ville qui
désignait d'ailleurs les dits magistrats pour une durée d'un an. Ce
Sénat (ou Curie) comportait un nombre variable de membres
(appelés curiales ou décurions) dont la dignité était héréditaire.
Les attributions de tous ces organes ne doivent pas dissimuler le
poids de la centralisation impériale : en fait, les tâches des
magistrats se bornaient aux jeux publics et aux jugements des
petits procès, celle du Sénat au recouvrement l'impôt réparti par
ses soins, ce dont les Curiales étaient responsables sur leurs
fonds propres.
12 - Les vecteurs de la centralisation : l'administration de
la justice - Si l'administration de la justice avait été séparée des
fonctions administratives et politiques à l'époque de la république, il n'en était plus de même dans la romanité tardive. Les
fonctionnaires du Bas-Empire étaient juges des procès entre
particuliers.
Si l'on met de coté les justices municipales, qui n'avaient
qu'une compétence limitée, le tribunal de droit commun était
celui du gouverneur de province. Sa compétence s'étendait à
toutes les affaires civiles et criminelles. Pour s'acquitter de cette
tâche, le gouverneur faisait des tournées d'inspection dans sa
circonscription, et tenait des assises dans les principales villes.
Ses sentences étaient susceptibles d'appel devant le préfet
du prétoire et de ce dernier, sous certaines conditions, à
l'Empereur.
13 - Les vecteurs de la centralisation : l'administration
financière - L'administration d'État avait la charge exclusive
d'un grand nombre d'impôts impériaux, tant directs qu'indirects.
Au titre des impôts directs, le plus important était la
capitatio. Au Bas-Empire, c'était un impôt de répartition : un
édit impérial fixait, pour une période de quinze années, le
produit annuel de la capitation. C'était l'indictio qui déterminait
30
La fabrique du droit français
ainsi la somme à fournir par chaque préfecture. A son tour, le
Préfet répartissait la somme entre les provinces de son ressort.
Puis, le gouverneur procédait de même à l'égard des districts.
L'assiette de l'impôt variait suivant les lieux : tantôt elle frappait
les revenus fonciers, suivant le nombre de jugum ou capita
(sing. caput), c'est à dire le nombre d'unités imposables et l'on
parlait alors de capitatio terrena, tantôt elle frappait les hommes
libres en fonction du produit de leur travail et l'on parlait alors
de capitatio plebeia.
Au titre des impôts indirects, l'un mérite l'attention, le
portorium, qui était une sorte de droit de douane perçu aux
frontières et dans les ports.
En dépit de la puissance des organes de l'administration
générale, le commandement militaire et l'administration des
domaines du fisc impérial échappaient à leur autorité.
14 - Les vecteurs de la centralisation : l'administration
militaire - Le commandement des forces armées stationnées
dans les Gaules était confié à un Magister militum per Gallias et
à ses subordonnés. Cette distinction entre le pouvoir civil et le
pouvoir militaire était le meilleur aspect présidant à l'organisation de l'armée. Le pire était certainement le mauvais recrutement des troupes : le service militaire obligatoire avait disparu
depuis longtemps et l'armée de métier comprenait de plus en
plus de recrues forcées (33) et de barbares.
SECTION 2
L'HÉRITAGE ROMAIN
DANS L'ORDRE JURIDIQUE PRIVÉ
15 - L'importance de l'apport de Rome à l'ordre juridique
privé - Le droit romain n'est pas un système juridique parmi
d'autres. Transformé et admirablement systématisé par plusieurs
siècles d'efforts doctrinaux, il s'est voulu l'expression même de
la justice, définie comme une volonté constante et perpétuelle
d'attribuer à chacun son dû: Justicia est constans et perpetua
(33) Les fils de vétérans devaient obligatoirement faire le métier des armes. Par
ailleurs, pour avoir des effectifs suffisants, les autorités imposaient aux patrones, aux
propriétaires fonciers, de fournir à l'armée des hommes dont la prestation était pour
eux une sorte d'impôt en nature.
Partie préliminaire – Chapitre 1
31
voluntas jus suum cuique tribuens (34). En d'autres termes, c'est
un ensemble de règles qui ont été conçues pour dépasser la
simple réglementation technique, dictée par les contingences de
temps et de lieu, et fournir un cadre universel et intemporel,
susceptible de servir à tous les hommes à tous les temps. Le plus
extraordinaire est que cet idéal audacieux s'est partiellement
réalisé. En effet, le droit privé romain n'a pas disparu avec la
chute de Rome en l'an 476. Sans même parler de l'Orient (où
l'Empire a subsisté jusqu'en 1453), il est demeuré en vigueur en
Occident de longues décennies après cette date. Ainsi, aux VI°
et au VII siècles, les rois barbares ont, nous le verrons,
promulgués une foule de textes, reprenant ses règles, dont ils
garantirent l'application à leurs sujets "romains". A compter de
la découverte par l'Occident dans la seconde moitié du XII°
siècle de la codification de Justinien, entreprise dans la pars
orientalis au VI° siècle, le droit romain a accompli un étonnant
retour en force, qui s'intensifia encore au XVI° siècle. Ses
qualités techniques inégalées n'ont eu aucune difficulté pour
s'imposer dans un très grand nombre de domaines. En France
méridionale, ce qu'on appelait "le droit écrit" par excellence est
demeuré en vigueur jusqu'en 1789. Lors de la proclamation de
l'Empire allemand en 1871, le droit romain est devenu le droit
supplétif du nouvel État, jusqu'à sa chute en 1918. Même
aujourd'hui, quoique entièrement occulté par les droits internes,
le droit romain est resté le fond de notre système juridique.
Ainsi, dans notre pays, le régime de la propriété privée et celui
des principaux contrats sont presque entièrement issus des règles
romaines. Bien sûr, tout n'a pas survécu. Le temps a opéré un
rude travail d'émondage et il a coupé bien des branches mortes,
notamment en ce qui concerne le droit des personnes. En effet,
sans même mentionner l'institution de l'esclavage, le droit
romain était trop inégalitaire pour continuer à inspirer notre
système actuel qui repose sur des bases philosophiques diamétralement opposées. Pourtant, même en ce domaine, la filiation
entre les deux systèmes juridiques est bien visible. Ainsi en estil du mariage.
(34) Cette définition, dûe à Ulpien (m.228) figure en tête des Institutes (533) que
l'empereur Justinien avait fait rédiger pour servir de manuel aux étudiants en droit.
32
La fabrique du droit français
16 - L'exemple du mariage - Dans leur physionomie
générale, les règles françaises actuellement en vigueur sont
demeurées très proches des règles romaines. On aurait pu
fournir bien d'autres exemples. Celui du mariage est particulièrement intéressant, car les règles romaines ont incontestablement une allure plus "moderne", mieux adaptée à notre
mentalité actuelle que notre droit positif, demeuré plus rigide et
bureaucratique. Ainsi à Rome, au moins à l'époque classique (II°
s. A.E. / II° s. E.C.), la conclusion du mariage était un acte
purement privé qui ne nécessitait pas l'intervention des pouvoirs
publics. Il fallait le conubium (la capacité juridique), la pubertas
(l'âge requis) et le consensu (le consentement) qui est très
longtemps demeuré le consentement du chef de famille,
engageant ses enfants. C'est l'Église qui a en effet, mis en avant
l'exigence révolutionnaire du consentement des conjoints.
Évidemment, jusqu'à la christianisation, cette union pouvait
toujours être remise en cause par les conjoints ou l'un de ceux-ci
souhaitant retrouver sa liberté. Il s'agit là respectivement du
divorce (divortium) et de la répudiation (repudium) qui n'a pas
survécu en droit français. Si l'on écarte l'hypothèse d'une rupture
du lien matrimonial, la vie des époux était gouvernée par des
règles qui dénotent un individualisme très vif. Dans le mariage
dit sine manu, qui était la règle à l'époque classique, la femme,
qui conservait son nom de famille, n'était pas soumise à son
mari, comme dans notre droit français jusqu'au milieu du XX°
siècle. Elle disposait librement de ses biens propres
(parapherna) et pouvait s'obliger librement. La liberté de
moeurs de la femme romaine à cette époque est d'ailleurs sans
équivalent dans notre partie du monde jusqu'au XX° siècle. Il
fallut pour y mettre un terme l'époque barbare, encore que la
misogynie des Pères de l'Église n'ait pas joué un rôle indifférent.
CHAPITRE 2
L'ÉLÉMENT CHRÉTIEN
Son apport est à la fois idéologique et juridique.
SECTION 1
L'ASPECT IDÉOLOGIQUE
DE LA RÉVÉLATION CHRÉTIENNE
Sur le plan idéologique, le message évangélique a revêtu
une importance incomparable, qui a fortement contribué à
façonner le monde occidental. Mais cette importance n'est que
partiellement originale. Il apparaît en effet opportun de
distinguer ce que le Christianisme a lui-même hérité de ce qu'il a
spécifiquement apporté.
17 - L'héritage reçu par le Christianisme - Le
Christianisme est né comme une simple dissidence à l’intérieur
de la vieille religion juive, qui a fortement contribué à le
modeler. Mais c’est au contact de l’Empire romain qu’il a
grandi : il est devenu catholique à Rome. Là il a découvert la
philosophie alors dominante, le Stoïcisme, qui lui a légué un
certain nombre de traits modelant sa physionomie.
Le Christianisme a donc repris au Judaïsme et au
Stoïcisme un certain nombre de principes, tantôt de manière
pure et simple, tantôt en les infléchissant.
Tout d'abord le Christianisme a opéré des emprunts sans y
apporter de modifications capitales.
Il est redevable au Judaïsme de tout un pan de sa
théologie. C'est vrai de son monothéïsme, qui démarque celui du
Judaïsme, lequel n'était pas unique dans l'Orient ancien, comme
l'atteste l'Egypte, avec le culte d'Aton. Il en est de même de
l'idée de transcendance divine: alors que le paganisme était un
naturalisme, le Judaïsme (puis le Christianisme) situent Dieu en
dehors de la nature visible et au dessus d'elle. A une mythologie,
ils substituent une métaphysique. Le Christianisme reprend et
avalise l'idée juive d'une nature bonne à l'origine, puis
corrompue par le péché, ainsi que celle de la chute
34
La fabrique du droit français
originelle (35), qui mit fin à l'innocence première, ce qui
correspond en outre à des thèmes stoïciens.
Le second héritage reçu par le Christianisme vient du
Stoïcisme. On retrouve son personnalisme, repris et amplifié, en
ce sens que la Révélation évangélique affirme l'autonomie de la
vie spirituelle de chaque être humain et proclame le caractère
strictement individuel du salut éternel. D'où l'idée que chaque
homme, image de Dieu, trouve en lui sa fin, possède une valeur
absolue et qu'aucun ne peut, sous quelque prétexte que ce soit,
être réduit au rôle de simple instrument de la communauté
politique. On voit reparaître en lui l'idée stoïcienne de la
primauté de la loi naturelle, universelle, gravée dans le coeur de
l'homme, sur les lois positives, particulières à chaque peuple. Et
par voie de conséquence, on retrouve enfin la liberté et l'égalité
naturelle: elles survivent à l'état de nature, perdu à la suite du
péché, et elles continuent de s'imposer, comme des valeurs
supérieures à tout ordre social conforme à la justice.
En outre le Christianisme a infléchi de façon substantielle
un certain nombre de notions qu'il a puisé dans ce double
héritage, juif et païen. C'est le cas de l'affirmation du caractère
sacré de la personne humaine, faite "à la divine image", par delà
ses particularités de race, de classe ou de nation et celle de
l'égalité des hommes, tous fils de Dieu et frères en Jésus Christ.
Certes, sous une forme profane, cette double affirmation était
déjà présente chez les Stoïciens. Mais le Stoïcisme s'adressait à
une élite, tandis que le Christianisme s'imposa dans les masses.
De même le Judaïsme avait déjà accordé un caractère sacré à
l'homme, créé à l'image de Dieu, et affirmé l'égalité des hommes
face à leur Créateur. Mais dans la Bible, il faut attendre les
Evangiles pour voir des femmes qui ne soient pas vouées au
statut inférieur auquel les relègue la vieille loi juive et même
l’Islam (36). Par ailleurs, le Judaïsme était la religion nationale
d'un peuple élu, qui se voulait retranché de la corruption des
autres peuples, alors que la Révélation chrétienne s'adresse
(35) A ce sujet, le Christianisme s'écarte toutefois du Judaïsme dans la mesure où,
selon lui, la passion du Christ a racheté tous les hommes.
(36) En effet le Coran sacralise l'inégalité des sexes, notamment dans la sourate des
femmes, qui rappelle que les hommes ont autorité sur elles "en vertu de la préférence
que Dieu leur a accordé". Les conséquences de cette infériorité de droit divin touchent
d'ailleurs tous les domaines du droit: le statut de la personne bien-sûr, le mariage, les
successions, mais aussi la procédure.
Partie préliminaire – Chapitre 2
35
indistinctement à tous les nations. Elle ne véhicule même pas
l’exclusivisme ethnique qui est parfois perceptible dans l’Islam
arabe, avec un certain nombre de hadiths (dires et exemples
attribués au Prophète Mahomet) à l’authenticité controversée
dans le reste du monde musulman. On pourrait mentionner à ce
titre la prééminence reconnue aux Arabes, "les premiers des
peuples" et parmi ceux-ci celle des "Kuraïshites", membres de la
tribu du Prophète, qu’il faut aimer "car qui les aime est chéri de
Dieu".
Il ne faut pourtant pas se tromper sur le sens qu'il faut
accorder à l'égalité chrétienne; en principe elle se définit comme
l'égalité des âmes devant Dieu et, en aucune façon, une égalité
sociale, ou même une promesse d'émancipation ici-bas pour les
femmes, les pauvres, voire les esclaves. L'égalité concerne le
royaume de Dieu, cette cité céleste, comparable à la cité
invisible des Stoïciens, qui ignorait aussi les barrières sociales,
comme les frontières. Il n'est pas question que les cités terrestres
soient tenues à une réforme égalitaire. C'est tellement vrai que
l'Eglise antique a parfaitement admis l'institution de l'esclavage.
En dépit de cette importante limitation, on ne saurait pour autant
contester que le Christianisme ait introduit l'idée d'égalité dans
la culture intellectuelle et collective et favorisé des
"glissements" ultérieurs, dès le I°siècle de notre ère et surtout au
Moyen Âge, comme le prouvent le nombre et la variété des
hérésies égalitaires, qui se développèrent dans le sillage des
ordres mendiants, fondés dans les années 1210.
18 - L'apport spécifique du Christianisme- L'apport spécifique du Christianisme est double.
C'est d'abord le dualisme de Dieu et de César (37), de deux
autorités, l'une spirituelle, l'Eglise, l'autre temporelle, l'État, qui
rompt avec le monisme païen, qui faisait de l'État-Cité une
Eglise, voire du Roi, un dieu vivant, mais aussi le monisme juif
(que l'on retrouve dans l'Islam) qui ne concevait pas la
séparation du politique et du religieux. Aujourd'hui encore, en
Israël, comme dans tous les pays arabes musulmans, la religion
et l'État restent indissolublement unis.
(37) "Rendez les choses de César à César et les choses de Dieu à Dieu" (St Luc, 20,
25).
36
La fabrique du droit français
C'est ensuite une théorie subtile concernant l'origine de
l'autorité, Comme le Judaïsme avant lui (et comme l'Islam après
lui), le Christianisme pose d'abord le principe de l'origine divine
du pouvoir, qui est "un instrument de Dieu pour nous conduire
au Bien" et qui requiert l'obéissance des hommes. C'est le sens
de la maxime de saint Paul : Omni potestas a Deo (tout pouvoir
vient de Dieu). Mais, depuis saint Augustin au V°siècle et
surtout saint Thomas d'Aquin au XIII°, l'Eglise a toujours
tempéré cette idée par la reconnaissance d'une médiation
humaine: la nécessité du pouvoir vient de Dieu, mais ce sont les
hommes qui se choisissent leurs lois et leurs chefs. Tel est le
sens de l'adage: Omni potestas a Deo sed per populum (tout
pouvoir vient de Dieu mais par le peuple). Cette théorie se
présente ainsi de manière dualiste: son premier aspect est favorable à l'absolutisme de droit divin, que l'on rencontrera souvent
dans la théologie politique chrétienne, d'Eusèbe de Césarée à
Bossuet, le second tend au droit populaire et même à la démocratie. La démocratie qui, jusqu'à aujourd'hui, n'est apparue
spontanément que dans les pays de tradition chrétienne. Dans les
rares États d'Afrique, d'Asie et d'Océanie, où elle a pu s'enraciner, elle a d'abord été importée par des peuples chrétiens ou
marqués par la civilisation chrétienne, ce qui n'est certainement
pas un hasard. Car il y a des cultures religieuses qui sont compatibles avec la démocratie, comme d'autres y sont incompatibles.
SECTION 2
L'APPORT JURIDIQUE DE L'EMPIRE CHRÉTIEN
19 - Les conséquences politiques de la rencontre des
éléments romain et chrétien - Malgré le loyalisme strict des
premiers Chrétiens, qui, appliquant à la lettre la séparation du
spirituel et du temporel, acceptaient le pouvoir politique de l'État
païen "car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu et celles
qui existent sont constituées par Dieu" (St Paul), l'Eglise
primitive se heurta très tôt à l'hostilité de l'État. Cette animosité
tient au fait que l'Empire et les élites païennes reprochaient aux
Chrétiens leur intolérance et leur refus de servir activement
l'État. En effet, ceux-ci ne voulaient pas adorer les autres
divinités, ne participaient pas au culte impérial et refusaient les
charges municipales, les fonctions de juge et le métier des armes
(qui impliquaient tous un serment de fidélité aux dieux de Rome
Partie préliminaire – Chapitre 2
37
et à l'empereur). Certes c'était aussi le cas des Juifs. Mais le
Judaïsme était la religion d'un peuple distinct qui ne remettait
pas en cause les fondements de l'Empire, car il n'aspirait pas à se
répandre, alors que le Christianisme s'adressait à tous, y compris
aux citoyens romains. Il représentait donc une menace spécifique. C'est la raison pour laquelle le premier fut toléré et le
second, proscrit.
Les persécutions, initialement dépourvues de base juridique précise, commencèrent sous Néron. A sa mort, le régime
revint à la tolérance, mais, de 68 à 305, les Chrétiens affrontèrent encore neuf périodes de persécutions, entrecoupées d'ères
d'accalmie. Au plus tard en 249, le Christianisme devint une
infraction. En 257, ses prêtres furent obligés à sacrifier aux
dieux païens sous peine de mort. Mais ces textes ne furent pas
toujours appliqués. La répression la plus sanglante intervint sous
le règne de Dioclétien et de Galère, qui promulguèrent quatre
édits en 303-304. Le Christianisme fut à nouveau interdit, les
églises furent détruites, leurs biens confisqués, les membres du
clergé arrêtés et plusieurs milliers de croyants mis à mort. A
aucun moment toutefois, l'Eglise ne remit en cause le principe
d'obéissance à l'État dans le domaine profane et le Christianisme
ne cessa de progresser, notamment parmi les couches les plus
défavorisées des grandes villes. Il rencontra davantage de
difficultés au sein de la haute société et dans le monde rural, très
attachés à leurs traditions. Le mouvement en vint tout de même
à gagner les élites intellectuelles, relayant l'influence spirituelle
du Stoïcisme. Le premier empereur à se convertir -on ne saura
jamais si c'était par calcul ou par adhésion sincère- fut
Constantin I° (38) en 312, qui reconnut à chacun la liberté de
pratiquer le culte de son choix, par l'édit de Milan de 313. Dès
lors le souverain s'entoura de conseillers chrétiens, tels Eusèbe
de Césarée, et prit à son compte la christianisation de l'Empire.
L'influence spirituelle des prédications fut désormais appuyée
par l'autorité temporelle de l'État, suivant un processus qui
aboutit à l'édit de Thessalonique de 380 qui fit du Christianisme
la seule religion de l'Empire: celui-ci devenait officiellement
chrétien (39).
(38) (v. 280-306-337)
(39) Rome avait été précédée dans cette voie par l'Arménie (295) et l'Éthiopie (328).
38
La fabrique du droit français
§ 1. Les conséquences de la christianisation de l'Empire
20 - L'institution d'une religion d'État - L'édit de 380
imposa le Christianisme à tous. Il devint universel (en grec :
katholicos). D'où la dénomination nouvelle d'Eglise catholique.
Les autres religions furent en principe interdites et les
déviations hérétiques (condamnées par l'Eglise) sanctionnées.
En 382, les vestales, les anciens ministres du culte païen et les
derniers signes publics des anciennes divinités furent supprimés.
En 391, l'État punit pénalement ceux qui pratiquaient encore les
religions traditionnelles. L'année suivante, l'édit de Constantinople assimila le paganisme au crime de lèse-majesté. A partir
de 415, toute carrière administrative fut théoriquement interdite
aux païens. Ces mesures accélérèrent l'évangélisation, qui
pourtant n'était pas absolument complète lors de la chute de
l'Empire, notamment dans les campagnes.
L'Eglise "romaine" se vit reconnaître différents privilèges,
fiscaux et judiciaires, notamment la reconnaissance officielle
(dès 333) des tribunaux que les évêques avaient mis en place
pour trancher les litiges entre croyants. Ce tribunal (episcopalis
audientia) rendait des sentences arbitrales (dont le principe avait
été préalablement approuvé par les parties) et ses peines, d'ordre
spirituel, supposaient que les plaideurs en acceptent ensuite
l'exécution. Il devint une institution dont la compétence fut
établie par l'État, qui prit à son compte l'exécution de ses
sentences. Il fut supprimé à la fin du IV° siècle.
Mais en contrepartie, il se produisit un recul incontestable
de la distinction entre le domaine de Dieu et celui de César.
21 - L'affaiblissement de la distinction entre le pouvoir
temporel et le pouvoir spirituel - A partir du moment ou l'empereur et a fortiori l'Empire se convertirent au Christianisme, la
répartition des pouvoirs entre l'Eglise et l'État devint plus délicate.
Dès la première moitié du IV°siècle, deux tendances
contradictoires se dégagèrent, l'une favorable à l'indépendance
de l'Eglise face à l'État, l'autre exaltant la puissance de l'Empire
chrétien, au détriment de l'Eglise.
Pour certains, animés par la crainte d'une immixtion des
laïcs dans l'Eglise, il fallait réaffirmer l'indépendance de celle-ci,
Partie préliminaire – Chapitre 2
39
car "les choses d'Eglise sont aux hommes d'Eglise" (Hosius de
Cordoue).
Pour d'autres, l'Eglise devait s'en remettre à l'empereur
chrétien, car "c'est du Seigneur de l'univers et à travers lui que
l'empereur reçoit et revêt l'image de sa suprême royauté"
(Eusèbe de Césarée). Il est donc le représentant de Dieu sur
terre.
A partir de l'extrême fin du IV°siècle et surtout du V°, ces
deux attitudes finirent par déboucher sur deux doctrines bien
différentes, qui s’épanouirent au Moyen Âge.
Par un "glissement" remarquable, les tenants de l'indépendance de l'Eglise en vinrent à placer celle-ci au-dessus de l'État,
puis finalement à soumettre le pouvoir temporel au contrôle
spirituel de l'Eglise (de plus en plus largement entendu), abolissant ainsi toute véritable séparation des pouvoirs au profit de
l'autorité spirituelle. Leur doctrine est celle de la théocratie
(terme auquel les puristes préfèrent celui de sacerdotalisme).
Elle triompha dans l'Occident médiéval.
Les partisans de la toute-puissance de l'Empereur chrétien
aboutirent à une confusion diamétralement opposée, puisqu'elle
en vint à reléguer l'Eglise au rang de ministère des affaires
spirituelles de l'État et à hisser le chef de celui-ci au niveau de
chef religieux suprême. C'est le césaro-papisme, qui s'imposa
dans la partie orientale de l'Empire romain et parmi les peuples
christianisés par les Byzantins. Dans cette partie de la chrétienté
(de langue grecque), qui se sépara de Rome au XI°siècle, pour
embrasser le Christianisme "orthodoxe", il s'établit ainsi une
solide tradition de soumission de l'Eglise à l'État, qui s'épanouira
un jour en Russie, dont le souverain devint finalement le chef
suprême de l'Eglise (de 1722 à 1917).
La christianisation de l'Empire eut aussi pour conséquence
la romanisation de l'Eglise catholique.
§ 2. Les conséquences de la romanisation de l'Église
Pour s'en tenir au domaine juridique, qui nous intéresse
ici, l'Eglise se dota d'une organisation (n°22) et de règles de
fonctionnement (n°23) tirées du droit romain.
22 - L'emprunt des structures impériales dans l'organisation de l'Eglise : l'organisation centralisée du catholicisme
40
La fabrique du droit français
romain - L'Église a progressivement emprunté à l'Empire
romain son organisation définitive, "monarchique" et centralisée.
A sa tête, à compter de la fin du IV° siècle, l'évêque de
Rome a savamment utilisé le prestige attaché à la filiation apostolique et à son ressort géographique, du fait du rayonnement
profane qui était celui de la capitale impériale, pour imposer son
autorité à l'Église. Sa prétention à la primauté sur les autres
évêques, exprimée par Calliste dès les années 220, fut reconnue
au IV° siècle par le concile de Nicée de 325. Mais les chrétiens
d'Orient, de langue grecque, répugnaient à se soumettre à un
évêque latin et ils s'efforcèrent de limiter la primauté romaine au
domaine moral, ce qui ne cessa pas de créer des conflits, jusqu'à
la consommation du schisme en 1054. Désormais la Chrétienté
dite "orthodoxe" rompit toute relation avec l'Église catholique
romaine.
Un peu comme l'Empereur dans l'ordre juridique laïque, le
Pape s'était vu reconnaître, au cours du IV° siècle, un pouvoir
juridictionnel en matière religieuse, puis un pouvoir exécutif et
même un pouvoir législatif, qui s'exerçait dans la vie interne de
l'Église par des décrétales. La première règle daterait de 385 et
aurait été prise par Sirice qui est d'ailleurs le premier évêque
romain a avoir porté le titre de Pape. Dans la première moitié du
V° siècle, le pontificat organisa à son profit l'ensemble de la
hiérarchie ecclésiastique. En principe, le Pape était élu par le
peuple, comme les autres évêques, en pratique le pouvoir
effectif de désignation appartenait aux dignitaires impériaux et
ecclésiastiques résidant à Rome (40).
Au dessous du Pape, les évêques constituaient le rouage
fondamental de la hiérarchie ecclésiastique.
L'Église commença par établir un évêque par district, puis,
elle préféra en installer un dans chaque diocèse. Il s'agissait là
d'une circonscription administrative de l'État. L'Église l'adopta
et l'a conservée jusqu'à nos jours, quinze siècles après la chute
de l'Empire romain d'Occident.
L'évêque était désigné clero et populo, c'est à dire élu par
le peuple des chrétiens. En fait l'intervention de celui-ci se
(40) Ce n'est que depuis le XI° s. qu'il appartient à un collège de cardinaux élus par le
pape (V. infra § 134).
Partie préliminaire – Chapitre 2
41
bornait à des acclamations, confirmant le choix préalable du
clergé, opéré dans l'aristocratie. Au point qu'on peut même
parler de "familles épiscopales" qui monopolisèrent un siège
pendant plusieurs générations. La plus fameuse est celle de
l'historien Grégoire de Tours, lequel était très fier de rappeler
que parmi les dix-huit évêques à l'avoir précédé dans son siège
tourangeau, treize appartenaient à sa famille. Son cas est
probablement courant.
Enfin, l'élu était confirmé par son supérieur hiérarchique,
l'évêque métropolitain (41). Ce n'est qu'au XIII-XIV° siècles que
se généralisèrent les nominations par provision pontificale, qui
parachevèrent cette structure centralisée.
Les attributions des évêques étaient immenses. L'épiscopat
conférait en effet la plénitude du sacerdoce. En principe donc,
l'évêque était souverain dans son diocèse et il le demeura
effectivement jusqu'à ce que la centralisation romaine ne
détruise cette fédération de diocèses qu'était l'Église primitive.
En pratique les tâches des évêques étaient de deux types :
l'administration des sacrements (le baptême et l'eucharistie) et
un pouvoir juridictionnel sur tous les clercs et laïques de la
circonscription dans laquelle ils étaient établis. La seule sanction
applicable était d'ordre spirituel: l'excommunication, c'est à dire
l'exclusion de la communauté des fidèles. Mais comme celle-ci
s'identifiait à la communauté tout court, ses conséquences
matérielles étaient redoutables.
L'importance de ces fonctions explique l'habitude, déjà
bien établie sous l'Empire, d'élire comme évêques des hommes
d'âge mûr et d'une compétence administrative et politique
éprouvée. Si certains parvenaient à la dignité ecclésiastique
après avoir été lecteur et prêtre, comme Nivard de Reims ou
Héraclius d'Angoulême, il semble que leur cas soit si peu
répandu que lorsqu'ils se produisaient les hagiographes prenaient la peine de le commenter. La plupart avaient remplis des
(41) L'Eglise établit très tôt des instances intermédiaires entre les sièges épiscopaux et
le Saint-Siège (romain): les plus anciennes ont été les patriarcats (Alexandrie,
Antioche, Constantinople, Jérusalem et Rome), les plus éphémères, les vicariats
(Arles et Thessalonique), les plus systématiques, les métropoles, regroupant plusieurs
diocèses dans une province ecclésiastique, placée sous l'autorité de l'un des évêques,
appelé métropolitain.
42
La fabrique du droit français
tâches politiques et administratives à caractère profane, ce qui
n'était pas sans créer quelques problèmes (42).
Le clergé inférieur était de deux types : le régulier et le
séculier.
Le clergé régulier était constitué de moines, dits encore
"réguliers", car ils vivaient conformément à une Règle particulière, par exemple la Règle de saint Benoit de Nursie, fondateur
de l'Ordre des Bénédictins au VI° siècle.
A côté d'eux, d'autres clercs vivaient au milieu des fidèles,
on disait alors "dans le siècle". Les séculiers se composaient des
prêtres et de diacres, pour s'en tenir aux ordres "majeurs" (43).
Les prêtres furent établis dans toutes les villes, puis, dans toutes
les communautés, même rurales. Ce n'est que plus tard qu'ils
reçurent le nom de curés, car ils avaient, disait-on, la cura
animorum, le soin des âmes.
En même temps qu'elle fondait une organisation complexe
et hiérarchisée, qui fournira bientôt un modèle aux États laïques,
l'Église adopta un système juridique: ce fut le droit romain,
auquel elle apporta de très substantielles modifications.
23 - L'utilisation du droit romain dans les règles de
fonctionnement de l'Église : l'émergence du droit canoniquePour remplir sa mission, qui est pour elle le salut des âmes,
l'Église dut se doter graduellement d'un droit spécifique.
Historiquement, on pourrait le définir comme une synthèse entre
le droit romain, les règles juridiques de l'Ancien Testament et
les préceptes éthiques des Pères de l'Église. Ce droit, apparu peu
à peu à partir de l'an 49 (44), était souvent coutumier, mais il
s'exprimait également par des actes écrits, notamment les
résolutions votées par les Conciles, et appelées Canons. Il s'agit
là d'un mot d'origine grecque qui signifie règle : c'est à partir de
lui qu'on a forgé l'expression droit canon ou plus couramment
encore droit canonique. Ce terme s'est maintenu malgré le
(42) Certains étaient mariés. Lorsque leurs femmes étaient toujours en vie, elles
devenaient episcopa (femme de l'évêque), continuaient à vivre près d’eux, sans biensûr avoir des relations sexuelles.
(43) Les ordres mineurs s'entendaient, par ordre hiérarchique décroissant, des sousdiacres, des acolytes, des lecteurs, des exorcistes et des portiers.
44
( ) Cette année-là, le concile de Jérusalem posa un certain nombre de règles
fondamentales et notamment que les chrétiens n'avaient plus à se soumettre aux rites
du Judaïsme (par exemple la circoncision).
Partie préliminaire – Chapitre 2
43
développement croissant , à partir du IV° siècle, d'une autre
source du droit, les décisions unilatérales des Papes, qui, après
avoir connu des dénominations fluctuantes, furent finalement
appelées Décrétales (decretalis). A l'origine, c'était des réponses
données par la papauté à des questions particulières, mais elles
finirent par poser des règles de portée générale et apparaître
comme de véritables lois, au plus tard au début du V°siècle. En
principe, le droit canonique était un droit interne, prévu pour
s'appliquer aux clercs. Mais les premiers chrétiens prirent
l'habitude de soumettre leurs litiges à l'arbitrage de leur évêque.
L'Empereur Constantin, qui fut le premier souverain romain à se
convertir au Christianisme, érigea son tribunal (l'audientia
episcopalis) en juridiction officielle. L'appel contre ses sentences était sans doute possible, mais on en connaît mal les
modalités. Plus tard, dans le royaume franc, un édit de Clotaire
II de 614, confirma sa compétence et l'élargit à tous les péchés
publics. Il en résulta l'apparition d'un droit pénal canonique
applicable aux croyants. De nouvelles incriminations apparurent, qui passèrent un jour futur dans le droit profane. Il
s'agissait tantôt de protéger la foi, comme dans la répression du
blasphème, défini comme un outrage public à la divinité, tantôt
d'interdire des péchés, par exemple le prêt à intérêt jugé
immoral, ou l'adultère considéré comme une violation grave de
l'obligation de fidélité. Pour la première fois dans l'histoire, on
plaça sur le même plan l'adultère de la femme et celui de
l'homme. Par ailleurs et c'est encore plus important historiquement, la juridiction de l'évêque étant compétente pour connaître
des sacrements, elle attira à elle le mariage et, par extension,
tout le droit de la famille, favorisant ainsi l'émergence d'un
véritable droit privé canonique. Son rôle a été capital dans
certains domaines. Ainsi le droit du mariage a-t-il été
métamorphosé par la consécration de deux règles : le libre
consentement des époux à l'union et l'indissolubilité absolue du
lien matrimonial noué devant Dieu. Progressivement, le
développement de ces règles exigea une codification. Les
premières compilations, appelées "collections canoniques",
apparurent. La plus ancienne est celle dite d'Antioche, dont la
première version circulait en Orient au milieu du IV°siècle.
CHAPITRE 3
LA CONTRIBUTION GERMANIQUE
24 - L'importance de l'élément germanique - L'arrivée des
Germains dans l'Empire a profondément infléchi le cours de
l'histoire européenne. Négativement, elle a provoqué l'effondrement de l'État romain et le recul général de la civilisation.
Positivement, les Germains ont introduit chez nous le sens de
l'indépendance, de la liberté et de la dignité individuelles. Pour
bien mesurer cet impact, il parait utile de distinguer deux époques : d'une part celle qui précède les grandes migrations du V°
siècle, d'autre part celle qui s'ouvre lorsque les nouveaux
arrivants commencèrent à se mêler aux populations vaincues,
jusqu'à ce qu'ils s'y fondent, au plus tard au X° siècle.
SECTION 1
L'ARRIERE-PLAN DE LA GERMANIE PAÏENNE
(jusqu'aux invasions du V° siècle)
25 - Généralités - Le nom de "Germains" fut répandu par
les Romains qui l'utilisèrent pour indiquer que ces peuples
étaient "voisins" (germani) des Gaulois. Au début de l'ère historique, ils paraissent avoir été distribués en trois grands groupes
linguistiques : les Germains du nord, en Scandinavie, les
Germains orientaux, comme les Ostrogoths, les Vandales et les
Burgondes, dans l'actuelle Pologne, et les Germains
occidentaux, tels les Wisigoths, les Saxons, les Bataves, les
Alamans, les Lombards et, bien sûr, les Francs, établis en
Allemagne, en tout une bonne cinquantaine de peuplades. C'est
dire qu'à côté de la romanité, on rechercherait en vain un
germanité homogène. Ou, si l'on préfère, il n'existait pas de
caractères communs à tous les Germains, qui fussent étrangers
aux autres peuples. En dépit de cette diversité, les Germains
partageaient des traits voisins. Leurs dialectes étaient très
proches les uns des autres et relevaient tous de la même langue,
appelée en latin theodiscus ou theotisca lingua (qui donnera
dans sa forme germanique l'allemand moderne : Deutsch).
Ce sont évidemment les Francs qui intéressent le plus
notre histoire juridique. Comme les Alamans, ils ne sont pas un
Partie préliminaire – Chapitre 3
45
peuple à proprement parler, mais une ligue. A l'origine, leur
nom leur fut donné parce qu'ils étaient restés libres de la
domination romaine, frank en langue germanique signifiant
libre. Ils domineront notre propos, car ce sont eux qui ont le plus
pesé sur les destinées de la France, qui perpétue d’ailleurs leur
nom, à cause de leurs rois (45).
Notre propos sera axé sur deux points, d'une part l'état de
la société germanique, d'autre part celui de son système
juridique.
SOUS-SECTION 1
L'ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ GERMANIQUE AVANT LES INVASIONS
On peut brièvement l'envisager au plan économique et
social, puis au niveau politique et idéologique.
26 - L'ancienne société germanique au plan économique
et social - Sa cellule de base était la tribu. Chacune comptait 3 à
8000 individus. Les tribus étaient distribuées en Gaus, auxquels
Tacite donnait le nom de pagi. Le pagus était une circonscription à base géographique, qui correspondait à un cadre
naturel, tel qu'une vallée ou une chaîne montagneuse. Il semble
en avoir été de même de la centaine, qui, si l’on suit César,
parait avoir été une subdivision du pagus. A la base enfin, les
Germains étaient regroupés en familles de type patriarcal: les
sippe. Chacune réunissait tous les descendants issus d'un même
ancêtre par voie patrilinéaire (c'est-à-dire par les hommes).
Ces peuples étaient des nomades en voie de sédentarisation. Leur agriculture était itinérante. D'ailleurs leurs
méthodes d'exploitation étaient si primitives que les clairières
qu'ils cultivaient étaient épuisées après avoir donné quatre ou
cinq récoltes d'avoine ou de seigle. Ils pratiquaient également
l'élevage. Le prestige d'un homme libre se mesurait d'ailleurs au
nombre de têtes de bétail possédées (46). En revanche, les
45
( ) Ceux-ci s’appelaient Rex Francorum (Roi des Francs) et le titre fut porté
jusqu’au cœur du Moyen Age. Mais à cette époque le terme Francia a fini par
dénommer le royaume franc. D’où la dénomination plus tardive Rex Franciae,
apparue sous le règne de Louis VI le Gros (1108-1137).
(46) Nos langues contemporaines témoignent toujours de ce rôle fondamental joué par
le bétail comme indicateur de richesse : le bas-latin captale signifiait la propriété en
général et le bétail en particulier. Il a donné les vocables de "capital" et de "cheptel".
Le terme germanique fihi (vieh en allemand) signifiait de la même manière à la fois la
richesse et le bétail.
46
La fabrique du droit français
anciens Germains ignoraient l'industrie, hormis celle des forges,
dont ils tiraient des épées d'un acier soudé d'une qualité certaine,
puisque leurs aciers trempés restèrent inégalés jusqu'au XIX°
siècle. Ils ne pratiquaient pas le commerce en numéraires, mais
seulement le troc. Au demeurant, l'écriture leur était inconnue.
Les runes, qui ont surtout servi à la magie et à la religion,
n'apparurent qu'à la fin du II° siècle E. C.
27 - L'ancienne société germanique au plan culturel et
politique - Les concepts d'État et de chose publique étaient
inconnus dans l'antique Germanie. Ses habitants ne connaissaient que la soumission personnelle et volontaire envers un
chef qui avait su s'imposer parmi les autres guerriers, en raison
de ses aptitudes intellectuelles et physiques. C'est l'institution du
compagnonnage (Gefolgschaft), qui a été décrit par Tacite, sous
le nom de comitatus. La société barbare était distribuée en trois
groupes : les nobles, qui se réclamaient volontiers d'une ascendance divine, les hommes libres et les autres... essentiellement
les femmes, les enfants, les affranchis et les esclaves. La
religion était polythéiste et le culte, souvent cruel.
28 - L'organisation politique - En général, chaque tribu
avait son roi, choisi par l'assemblée des guerriers dans une
famille de la noblesse, mais, dès le I° siècle de notre ère, il ne
jouait plus qu'un rôle secondaire. Suivant les peuples, son rôle
s'était limité à la religion ou à la guerre. Nulle part, il ne
légiférait. En ce qui concerne le gouvernement, le roi était en
effet entouré de compagnons de haute extraction qui participaient à la prise de décisions et il devait de surcroît composer
avec les hommes libres, dès que ceux-ci étaient en âge de porter
les armes. Ils formaient d'ailleurs une assemblée tribale : la
Thing ou le Ding. Celle-ci désignait le chef du pagus, auquel
Tacite donne le nom de princeps, qui parait avoir eu des
fonctions militaires. A la différence du Centenier (le Thunghinus
franc), dont la tâche était judiciaire.
Chez les anciens Francs, le Roi était essentiellement un
chef de guerre, il n'était pas un législateur (47), la noblesse était
(47) L'anecdote célèbre du vase de Soissons montre clairement que Clovis lui-même
(qui ne nous a laissé aucune loi) n'avait pas de pouvoir législatif, il devait se soumettre
aux coutumes, comme chacun des Francs.
Partie préliminaire – Chapitre 3
47
faible et elle disparut d'ailleurs à l'époque des invasions, si bien
qu'à cette époque, tous les hommes libres étaient considérés
comme des égaux.
29 - Les institutions privées - La structure familiale de
base était la maisonnée, qui était assez comparable à la domus
des Romains, quoique le pouvoir du père y ait été plus réduit : il
n'avait pas le droit de vie et de mort sur les membres de sa
famille, sauf à l'égard des nouveaux-nés et dans des cas
exceptionnels, par exemple en cas de flagrant délit d'adultère de
la part de l'épouse. Inversement, les prérogatives des membres
de la maisonnée n'étaient pas toujours négligeables. Certes, le
consentement de l'épouse n'était pas requis pour le mariage qui,
jusqu'à l'époque carolingienne, pouvait procéder d'un achat. On
peut noter que lorsque ceci disparut, le "prix de la mariée"
(pretium uxoris) se transforma en une dot versée par l'époux
(dos ex marito), qui étonnait beaucoup les Romains accoutumés
à voir la dot constituée par la famille de la fille.
Certes, la femme mariée était généralement placée sous le
mundium, la protection tutélaire de son époux, toutefois l'épouse
n'était pas une chose : elle gardait sa personnalité juridique et
elle était ainsi propriétaire de sa dot. Cela se révélait appréciable, car elle pouvait toujours être répudiée par son mari,
notamment en cas d'adultère.
Si les enfants, quel que soit leur âge, étaient placés sous le
mundium de leur père, il leur était cependant reconnu une
certaine capacité juridique et ils pouvaient toujours s'émanciper
de la tutelle paternelle, en portant les armes ou en fondant leur
propre maisonnée.
En matière de droit du patrimoine, il convient de souligner
que les Francs ignoraient la propriété privée du sol et des
maisons. Ils gardèrent pendant très longtemps des vestiges de
communisme agraire : à l'époque qui nous occupe, il s'agissait
d'une part de biens communs mis à la disposition de tous,
comme les forêts, les landes et les pâturages, et d'autre part de
droits d'usage collectifs sur des terres privées, par exemple un
droit de libre pâture. A côté de ceci, les Francs connaissaient la
propriété privée des meubles. Aussi bien ceux-ci étaient-ils
souvent brûlés ou enterrés avec le propriétaire défunt.
48
La fabrique du droit français
La sanction du droit était confiée aux intéressés euxmêmes, qui avaient le droit de se venger de tout préjudice subi
sur la personne du coupable ou sa famille. Il s'agit de la
vendetta, connue sous le nom de faida chez les peuples
germaniques. Mais les Francs en atténuèrent assez tôt la rigueur
en admettant son remplacement éventuel par un wehrgeld (prix
du sang), une composition pécuniaire, dont les coutumes
fixaient le taux, selon les délits et les personnes concernées.
SOUS-SECTION 2
LES GRANDES MIGRATIONS
ET L'ÉTABLISSEMENT DES GERMAINS EN GAULE (IV°-V° SIÈCLES)
30 - Caractères généraux - Dans notre pays, la pénétration
germanique a été progressive, souvent brutale, mais parfois
aussi pacifique. D'un point de vue général, les "Barbares" étaient
nombreux sur les terres de l'Empire, dès avant la chute de celuici. Leurs premières incursions massives remontent aux années
257. Dès 288, l'Empereur permit à des immigrés alamans et
burgondes de se fixer en Champagne, que des troubles avait
dépeuplée et la même chose survint dans de nombreuses régions
de l'Empire d'Orient.
Rome utilisa à cet effet l'institution de l'hospitalité (hospitalitas), qui concernait jusque là l'hébergement des soldats. Elle
fut dénaturée pour assigner un territoire à un peuple, à l'intérieur
duquel une partie des domaines impériaux et même des
propriétés privées lui était donnée en pleine propriété. Il
s'agissait de sédentariser et de pacifier les Barbares, qui devenaient théoriquement les hôtes et les alliés (foederati) du peuple
romain.
On aurait pu penser que les immigrés s'assimileraient au
milieu des autres peuples. En fait, ce fut plutôt l'inverse qui se
produisit, car ils éliminèrent la romanité des régions qu'ils
occupèrent en masse. Dans ces conditions, on comprend mieux
l'âpreté des heurts entre populations romanisées et barbares. On
est mal renseigné du côté de ceux-ci, car ils ne disposaient pas
d'une littérature écrite, mais l'on sait parfaitement que
l'antigermanisme était un sentiment fort répandu dans l'Empire
et notre pays n'y fit certainement pas exception. Il vit
l'établissement des Wisigoths et des Burgondes, puis des Francs.
Partie préliminaire – Chapitre 3
49
31 - L'établissement des Wisigoths et des Burgondes- Il
eut lieu à la fin du IV° siècle, c'est à dire à l'époque où les Huns
pénétraient en Germanie, chassant devant eux des populations
en quête de sécurité. Cette raison n'est pas étrangère aux
modalités relativement pacifiques de l'installation en Gaule des
deux peuplades.
Alors qu'ailleurs en Europe, des peuples comme les
Vandales, les Lombards ou les Anglo-Saxons s'imposèrent par
la conquête et pratiquèrent la dépossession unilatérale et forcée
des propriétaires romains, les Wisigoths et les Burgondes
s'infiltrèrent dans l'Empire et conclurent des traités avec celui-ci.
Les Wisigoths franchirent le Danube en 376. Après avoir
erré au hasard dans l'Empire, durant plusieurs décennies, ils
s'installèrent, au début du V° siècle, dans le sud-ouest de la
Gaule. En 418, ils conclurent à cette fin un traité avec Rome, qui
permit à leur chef, Théodoric I°, de créer un royaume distinct en
Aquitaine, à partir de Toulouse. Ils y obtinrent les 2/3 des terres
en pleine propriété, tandis que les gallo-romains n'en
conservèrent que le tiers.
Entre temps, en 406-407, les Vandales, les Suèves et les
Alains passèrent le Rhin et traversèrent la Gaule. Mais ils ne s'y
fixèrent pas et gagnèrent l'Espagne et, pour une partie d'entre
eux, l'Afrique du nord.
A peu près à la même époque, les Burgondes s'installèrent
en Champagne, où ils participèrent aux côtés des Wisigoths et
des Gallo-Romains à la défense de la région contre les hordes
d'Attila. Une fois celles-ci repoussées, vers 443, les Burgondes
furent installés en Savoie, au terme d'un traité, analogue à celui
qui avait été précédemment conclu avec les Wisigoths.
Quelques années plus tard, ils se fixèrent dans les vallées de la
Saône et du Rhône. Comme les Wisigoths, ils ne s'installèrent
pas dans notre pays à la suite d'une conquête armée. Ils n'étaient
pas des ennemis, mais des alliés du peuple romain. Leurs pièces
de monnaie comportaient d'ailleurs l'effigie de l'empereur.
Aussi importante soit-elle, l'importance de leur établissement ne doit pas être exagérée. En effet, ses effets furent
relativement limités pour trois raisons.
En premier lieu, ces Barbares étaient peu nombreux. Le
nombre des Burgondes établis en Bourgogne oscille entre
10 000 et 25 000 selon les estimations. On sait que les
50
La fabrique du droit français
Ostrogoths purent s'enfermer plusieurs mois durant à l'intérieur
des remparts de Pavie. Leur nombre pouvait-il alors dépasser
des effectifs modestes ? C'est peu probable. On a avancé à leur
propos le chiffre de 20 000 âmes. Les Vandales qui traversèrent
toute l'Europe, étaient au maximum 80 000 lorsqu'ils franchirent
le détroit de Gibraltar, pour s'établir en Afrique du Nord. Certes,
le nombre des Wisigoths était probablement plus élevé (peutêtre jusqu’à 100 000 personnes). Mais c'est peu pour un pays
comme la Gaule qui comptait peut-être huit millions d'habitants
(sans la Narbonnaise) et l'on sera sans doute au dessus de la
vérité si on estime l'apport germanique à 5% de la population de
ce qui sera un jour notre pays.
En second lieu, ni les Burgondes ni les Wisigoths ne
touchèrent aux structures romaines de la Gaule : ils n'avaient
aucune hostilité à l'égard de celles-ci, même s'ils étaient
réticents à s'assimiler. Le loyalisme des Burgondes ne fut jamais
démenti. Celui des Wisigoths ne fut remis en cause qu'une fois,
lorsqu'ils se rendirent indépendants sous le règne d'Euric (466484).
Enfin et surtout, la dernière grande migration germanique
qu'ait connu notre pays à cette époque, qui se fit sous le signe de
la conquête, balaya, non seulement les derniers vestiges de la
domination romaine en Gaule, mais encore les royautés burgondes et wisigothiques qui lui avaient succédées. Il s'agit
évidemment de l'entrée des Francs, dont la portée fut incomparablement plus importante.
32 - L'établissement des Francs - Les Francs, qui s'établirent d'abord en Belgique, restèrent longtemps en bons termes
avec les Romains, auprès desquels ils commencèrent à
s’acculturer avant l’époque des grandes migrations. C'est de
manière pacifique et progressive qu'ils s'étendirent dans la
seconde moitié du V° siècle, dans le nord de la Gaule, puis les
régions de la Seine et de la Loire. Leur premier roi à avoir foulé
le sol de notre pays, Childéric, fut promu général romain et c'est
en qualité de fédérés que les membres de sa tribu s'y installèrent.
Ce n'est qu'en 486 que son fils, Clovis, entra en conflit avec
Syagrius, qui était le dernier symbole vivant de cinq siècles de
domination romaine en Gaule. Il ne s'agissait pas d'une invasion
délibérée, mais d'une lutte d'influence entre deux chefs d'armées,
Partie préliminaire – Chapitre 3
51
dont l'enjeu était la domination du pays situé au nord de la
Seine. Elle trouva son terme à la bataille de Soissons, qui vit la
victoire de Clovis. Puis, en 496, celui-ci écrasa à Tolbiac les
Alamans qui cherchaient à leur tour à s'infiltrer en Gaule. Il était
désormais maître de tout le territoire situé jusqu'à la Loire. En
507, Clovis conquit l'Aquitaine, repoussa les Wisigoths en
Espagne et, en 534, ses fils annexèrent le royaume burgonde et
enlevèrent même la Provence aux Ostrogoths. En l'espace de
deux générations, le royaume franc avait à peu près absorbé
l'ancienne Gaule et était devenu la plus grande puissance
d'Occident.
Il ne faut pas y voir l’esquisse de la France à venir : cet
espace territorial demeurait foncièrement hétérogène et les gens
du sud, Aquitains ou Provençaux, étaient et resteront jusqu’au
XIII° siècle au moins des peuples conquis et opprimés. Les
Francs, comme leurs prédécesseurs, étaient peu nombreux.
Cependant leur domination s'ancra solidement. Les descendants
de Clovis régnèrent en Gaule jusqu'au VIII° siècle et la
monarchie qu'ils instaurèrent dura, dans ses grandes lignes,
jusqu'au X° siècle. A peu près jusqu'à cette époque, les rois qui
se succédèrent furent donc des étrangers, différents de la masse
de leurs sujets gallo-romains, tant par le sang, que par la langue.
La royauté franque aurait pu gouverner la Gaule comme les rois
vandales ont tenu l'Afrique, sans s'assimiler aux autochtones et
en les traitant toujours en vaincus. Ce ne fut pas le cas. Les
Francs de Clovis s'ouvrirent très tôt aux traditions de leur pays
d'accueil. Clovis, le premier, rompit définitivement avec le
paganisme de ses ancêtres : il épousa une princesse chrétienne
d'origine burgonde, Clotilde, puis se convertit à son tour à l'issue
de la bataille de Tolbiac, avec 3.000 de ses guerriers. Désormais,
les Francs saliens, les seuls parmi les Barbares à s'être convertis
au Christianisme romain, reçurent le soutien de l'Église. La
royauté franque adopta également divers caractères à l'Empire
romain : son chef prit les titres de Dominus et d'Augustus. Il se
présenta à ses sujets comme le successeur des Césars et
revendiqua nombre de prérogatives romaines, comme le droit de
lever des impôts ou de punir les crimes de lèse-majesté. Dès
l'époque de Clovis, des Gallo-romains entrèrent dans l'armée et,
sous le règne de ses fils et petits-fils, ils eurent même obligation
de le faire.
52
La fabrique du droit français
SECTION 2
L'HÉRITAGE FRANC (V°-X° SIÈCLE)
Il ne faut pas chercher à suggérer de fausses symétries : sa
marque n’est pas comparable à l’importance de l’empreinte
romaine et même chrétienne. Toutefois l’évocation de cette
période est capitale pour comprendre dans quelles conditions et
avec quelle physionomie première émergeront, à compter du X°
siècle, des règles de droit nouvelles de part et d’autre de la
Meuse et du Rhin. En effet, malgré l’assimilation contemporaine
qui a été faite entre les Francs et les Français, il faut garder à
l’esprit que Clovis, Charlemagne (48) et les Francs n'étaient ni
Français, ni Allemands, car cette distinction n’existait pas
encore. D’ailleurs, à tout prendre, leur langue (le Francique)
serait plus proche du Néerlandais actuel.
Bien que cette distinction, empruntée au droit romain, soit
étrangère au droit franc, on examinera successivement l’organisation publique et privée, après avoir précisé quelles étaient les
sources juridiques des institutions franques.
Paragraphe préliminaire Les sources juridiques des institutions franques :
un droit d’application essentiellement ethnique
A cette époque, il existait de plus en plus deux domaines
juridiques régis par des sources différentes : le domaine laïque,
en principe réglementé par le pouvoir royal, et le domaine
"sacré" qui tendait à passer dans la compétence exclusive du
droit canonique.
Les sources profanes étaient principalement les coutumes
rédigées propres à chaque groupe ethnique et, d’une moindre
mesure, les ordonnances -en petit nombre- prises par les princes
francs applicables à tous leurs sujets.
33 - Les coutumes rédigées propres à chaque groupe :
l’ethnisation du droit - Alors qu'à l’époque romaine (comme
chez nous aujourd'hui), le droit privé, cristallisé au niveau
étatique, était d'application territoriale, à l'époque franque, pour
l’essentiel, il était d’origine coutumière et variait suivant
(48) Il est intéressant d’observer que pour le Franc Angilbert (m.814), comme pour le
Saxon Widukind (m.1004) Charlemagne était le "chef", le "maître de toute l'Europe".
Partie préliminaire – Chapitre 3
53
l’appartenance ethno-culturelle des personnes. C'est le système
dit de la personnalité des lois, auquel la romanité tardive avait
en quelque sorte ouvert la voie, en laissant aux peuples barbares
qui s'installèrent sur son sol leurs droits traditionnels, et c'est le
régime que l'on retrouve encore de nos jours dans certains pays
très composites, comme le Liban.
A titre marginal, notre droit contemporain a lui-même
laissé subsister des "îlots juridiques" de personnalité. Tel est le
cas Outre-Mer, par exemple en Nouvelle-Calédonie, où ce sont
des coutumes autochtones (et non le Code civil) qui s'appliquent
aux indigènes dans certains domaines. Même en métropole, les
immigrés conservent la partie de leur statut personnel qui n'est
pas jugée incompatible avec l'ordre public; d'où la
reconnaissance, au profit des Musulmans, de certains effets du
mariage polygamique.
Chaque peuple (gens) était régi par un droit propre, celui
des "Romains", des Wisigoths, des Burgondes, des Francs
Saliens (= Francs du nord), auxquels appartenait la lignée de
Clovis, et des Francs Ripuaires (= Francs rhénans), auxquels se
rattachait celle de Charles Martel, le grand-père de
Charlemagne. La transcription des coutumes se fit par vagues
successives du V° au IX° siècle.
Si l'on met de côté l'ancienne loi des Bretons d'Armorique,
qui aurait été promulgué en 445 par les autorités romaines à
l'attention de soldats barbares (Calédoniens, Hibernes et autres)
installés dans la péninsule armorique, la plus ancienne,
promulguée en 476, est la première version de la "loi" wisigothique, le code d'Euric. Puis viennent les "lois" burgonde et
salique qui remontent à l'extrême fin du V° siècle. Le bréviaire
d'Alaric adopté dans le royaume wisigothique leur est
légèrement postérieur (506). La "loi" ripuaire daterait environ de
635. L'Édit de Rothari, qui concerne les Lombards, fut rendu en
643. La loi des Alamans et celle des Bavarois auraient été
respectivement rédigées vers 725 et 743. Les "lois" les plus
récentes furent transcrites pour la première fois sous
Charlemagne, c'est le cas de la loi des Thuringiens, des Saxons
et peut-être de celle des Frisons.
Un certain nombre d'idées générales dominent cette diversité. Toutes les coutumes transcrites à cette époque reflètent plus
ou moins des influences romaines. Sans même parler de l'idée
54
La fabrique du droit français
d'une transcription et du nom de leges (lois) qui leur fut donné,
ces textes sont tous rédigés en latin. Selon que les peuples auxquels ils s'appliquaient avaient subi plus ou moins profondément
l'influence romaine, le caractère, le contenu de leurs lois
variaient. Là où la romanisation avait été forte, le roi avait
acquis, à l'imitation de l'Empereur, une compétence législative
générale. La lex était donc son oeuvre en totalité, ou tout au
moins pour la plus grande part. Tel était le cas chez les
Wisigoths d’Espagne ou chez les Ostrogoths d'Italie. Leurs
"lois" se présentent comme des recueils de constitutions royales.
En revanche, chez les Francs, tout comme chez les AngloSaxons ou les Lombards d'Italie, les idées romaines avaient fort
peu pénétrées sur ce point. C'est ainsi que la lex salica (49) et, à
un moindre degré, la lex ripuaria se contentent apparemment de
constater des coutumes. Pour le reste, ces textes peuvent se
diviser en deux grandes catégories : les "lois" applicables aux
populations germaniques et celles qui s'adressent aux
"Romains".
34 - Les "lois" relatives aux populations germaniques C'est ce qu'on appelait les leges barbarorum. S'agissant de la
Gaule franque, à laquelle on va se tenir, on pourrait en citer
plusieurs (comme la "loi Gombette" des Burgondes, ou le Liber
Judiciorum des Wisigoths), mais la plus importante est celle des
Francs saliens.
La célèbre lex salica a été transcrite huit fois, entre le V°
et le IX° siècle. Le texte le plus ancien compte 65 titres, mais
certaines éditions en comprennent jusqu'à 107. La dernière
rédaction, dite Lex salica emendata fut réalisée à l'époque de
Charlemagne et comportait 72 titres. Cette loi est, pour une
bonne partie, un tarif de compositions pécuniaires : elle indique
avec minutie, pour toutes espèces de délits, la somme que le
coupable devait payer à sa victime ou à la famille de celle-ci.
Elle contenait également quelques règles de droit privé. Si on
voulait à tout prix la comparer à un texte romain, il faudrait le
faire avec l'archaïque loi des XII Tables (en 451 A.E.), dont
(49) Le préambule de la première rédaction de la Loi salique qui nous est parvenu
dispose que "cherchant une justice selon les coutumes. . . quatre hommes élus parmi
plusieurs par les chefs de ce peuple, ont... décrété ce qui suit". La Loi a donc
apparemment une origine populaire. Mai, bien-sûr, il ne faut pas accorder une créance
absolue à ce préambule.
Partie préliminaire – Chapitre 3
55
l'économie générale est identique. Malgré son importance historique, elle ne s'appliqua jamais qu'aux Francs saliens qui représentaient peut-être 2 % de la population de l'ancienne Gaule.
Au-delà de leur diversité et des progrès réalisés au fil des
décennies, les différentes lois germaniques restent très proches
les unes des autres si l'on considère les pénalités, la solidarité
familiale et le régime des preuves en justice. Le régime des
pénalités tout d'abord suggère deux observations.
En premier lieu, les lois germaniques, comme tous les
droits primitifs, nous apparaissent surtout sous forme de longues
(et ennuyeuses) listes d'interdits assortis de sanctions. La plupart
étaient des délits privés, dont la répression supposait
l'intervention des particuliers. Les délits publics, mettant en
cause les droits du roi, étaient peu nombreux, encore que leur
liste se soit allongée à l'époque carolingienne.
En second lieu, depuis la disparition de la faida (50), les
pénalités privées donnaient lieu en principe au paiement d'un
wehrgeld (prix du sang), c'est-à-dire une composition pécuniaire: le coupable était condamné à payer à la victime ou à son
représentant une somme déterminée par la loi, dont une partie
lui était destinée (le faidus) et l'autre (le fredus), attribuée au roi.
Leurs tarifs variaient suivant la nature du délit et la personne de
la victime.
Ainsi, si d'après la loi salique le meurtre d'un Franc salien
était tarifé à 200 sous d'or, celui d'un Gallo-romain de naissance
libre n'en valait que 100 et la somme tombait à 50 pour un
affranchi, libéré suivant le droit romain. La loi wisigothique
fixait les barèmes suivants : meurtre d'un homme de 20 à 25
ans : 300 sous ; de 50 à 65 ans : 200 sous ; celui d'un jeune
homme de 15 à 20 ans : 150 sous, et, au dessous de 15 ans, le
tarif décroissait de 10 sous par année ; les filles jusqu'à 15 ans
valaient moitié prix du tarif des garçons ; mais la femme de 15 à
40 ans : 250 sous. Les peines pécuniaires variaient également
suivant la qualité sociale : pour un évêque ou pour un comte, le
tarif était triple. Enfin elles dépendaient du groupe ethnique :
dans la loi salique, le wehrgeld du Franc était double de celui du
Gallo-Romain, mais il n'en était pas ainsi chez les Wisigoths et
(50) Elle s'est opérée à une époque incertaine. Certains rois mérovingiens ont tenté
d'interdire la vengeance (par exemple Childebert II en 596) mais c'est Charlemagne
qui a réaffirmé la prohibition (779) et l'a rendu effective ... pour peu de temps.
56
La fabrique du droit français
les Burgondes, sans doute parce que la densité proportionnelle
des Barbares était plus faible chez eux que chez les Francs.
Les tarifs du vol témoignaient de variations analogues.
Dans la loi salique, le vol d'un porcelet encore à la mamelle
valait trois sous, s'il était déjà sevré la peine était d'un sou, le vol
d'un porcelet au milieu d'un troupeau coûtait 15 sous.
Quoique la dimension pécuniaire prédominait, les peines
publiques n'étaient pas obligatoirement payables en argent.
Même si elles étaient moins nombreuses, les "lois" prévoyaient
aussi des peines corporelles, telles que la mort, la mutilation, ou
le bannissement chez les Francs.
L'institution de la solidarité familiale était très forte dans
toutes les lois germaniques. En droit criminel, elle s'était manifesté successivement par l'exercice d'une vengeance collective
pour tous les préjudices causés à l'un des membres du groupe, à
l'époque de la faida, puis, après l'interdiction de celle-ci, par
l'obligation collective de payer pour un délit commis par un
membre du groupe, en cas d'insolvabilité de son auteur. En ce
cas, l'individu affirmait son impossibilité de payer par une
déclaration appelée chrenecruda. Sa famille assurait alors le
paiement de sa dette. Elle pouvait éventuellement s'en dégager
par une déclaration qui plaçait l'individu hors de sa famille,
c'était la forisfamiliatio. A partir de 596, en droit salien, ces
dispositions tombèrent en désuétude car la charge des délits fut
désormais personnelle.
Le système des preuves enfin nous apparaît toujours
profondément archaïque et formaliste. Les droits germaniques
ignoraient largement la preuve par témoins. Le système le plus
courant était celui de l'ordalie bilatérale. C'était un duel organisé
entre les parties en litige, au terme duquel celui qui remportait le
combat était regardé comme le vainqueur du procès, car on
n'imaginait pas que Dieu ait pu faire perdre la partie à celui qui
était dans son droit.
35 - Le droit applicable aux populations gallo-romaines Comme les autres peuples, les Gallo-Romains continuèrent à
suivre leur droit traditionnel. Mais la maîtrise de celui-ci était
devenue trop difficile pour des praticiens de moins en moins
instruits. D'autant qu'ils ne disposaient d'aucune compilation
d'ensemble du niveau de l'oeuvre de Justinien, que l'Occident ne
Partie préliminaire – Chapitre 3
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découvrit qu'à partir du XI° siècle et la France à partir du XII°.
Les juristes utilisèrent le Code Théodosien (promulgué en 438),
mais comme celui-ci était vieux et incomplet, ils recoururent à
des compilations très sommaires mais plus récentes.
Deux de ces textes furent composés sous forme de lois.
Suivant l'historiographie traditionnelle, ils auraient été
promulgués par des rois barbares à l'intention de leurs sujets
gallo-romains.
La loi romaine des Burgondes aurait été établie sur l'ordre
du roi Gondebaud, qui régna de 474 à 516. On l'appelle également "livre de Papinien" ou, plus simplement encore, le
Papien, du nom de la personne à laquelle on a longtemps
attribué (à tort) la rédaction de l'oeuvre. Il semblerait aujourd'hui
que ce recueil ait été purement privé.
La loi romaine des Wisigoths, dite souvent "Bréviaire
d'Alaric", parce qu'elle fut rédigée sur l'ordre du roi Alaric II en
506, était d'un niveau supérieur et continua à être appliqué chez
nous après la bataille de Vouillé en 507, au cours de laquelle le
roi wisigoth fut battu et tué par Clovis. Elle finit même par être
utilisé par l'ensemble des populations gallo-romaines sous forme
de résumés de plus en plus brefs (épitomés). En 768 encore,
Pépin le Bref reconnut le droit de l'utiliser.
36 - Le système de la personnalité des lois - Sous ce
régime, la loi était déterminée, pour chaque personne, d'après
une qualité qui lui était attachée : son appartenance ethnique ou
tribale, qui pouvait parfois être présumée par le lieu de
naissance.
En d'autres termes, la personnalité des lois n'était pas
absolue. D'autant que pour les institutions politiques et
administratives, la loi était d'application territoriale. Il est de
plausible de surcroît que les solutions du droit romain aient
prévalu pour tous, dans certains domaines sur lesquels les textes
barbares étaient silencieux (notamment le droit des contrats).
Enfin on suppute l’existence de coutumes territoriales (51) dont
la teneur nous est entièrement inconnue.
Dans tout procès, il y avait lieu de rechercher
l'appartenance ethnique des parties afin de désigner la loi qui
(51) Une formule angevine de 515 fait référence à une énigmatique "coutume de la cité
d’Angers".
58
La fabrique du droit français
devait leur être appliqué. Cela se faisait par la professio legis,
une déclaration orale par laquelle le justiciable affirmait
solennellement quelle était la loi de ses ancêtres. En effet, les
enfants suivaient toujours la loi de leur père, du moins s'ils
étaient légitimes. Car évidemment, il existait des cas particuliers.
C'est ainsi que l'enfant illégitime, dont le père était
inconnu, vivait sous la loi de sa mère, l'affranchi avait la nationalité à laquelle se rattachait le mode d'affranchissement choisi
par son maître. Par exemple, le maître romain qui libérait son
esclave suivant la loi salique faisait de lui un Franc salien.
L'épouse avait la nationalité de son époux, mais, après 822, les
veuves recouvrèrent celle dont elles disposaient antérieurement
à leur mariage. Les Juifs étaient soumis au droit romain. Un
régime spécial était enfin reconnu à l'Église. En tant que corps,
elle était régie par le droit romain, dont l'évolution, sous la
pression des nécessités ecclésiastiques, allait engendrer le droit
canonique. En revanche, pris individuellement, chaque clerc
était personnellement soumis à la loi déterminée par son
ascendance.
En certaines hypothèses, lorsqu'un procès s'élevait entre
deux personnes de nationalité différente, il y avait un conflit de
lois. A l'origine, on appliquait alors la loi franque, en signe de
supériorité des conquérants. Puis, au VIII° siècle, on en vint à
appliquer à ces procès la loi du défendeur, mais cette règle
souffrait des exceptions.
Ce système de la personnalité des lois déclina dès le VI°
siècle, mais survécut dans notre pays jusqu'à la fin de l'époque
qui nous occupe, c'est à dire le X° siècle. Puis il fut victime du
mélange croissant entre les populations gallo-romaines et
germaniques.
Il y a deux manières d’apprécier cette évolution. Pour les
uns, partisans du pluralisme juridique, le système de la
personnalité des lois n'a pas empêché la fusion de se produire,
alors que les techniques plus assimilatrices qu'auraient utilisé les
Romains pour intégrer les Barbares se seraient soldées par un
échec. Pour les autres, défenseurs d’un droit unitaire et unifié, le
pluralisme juridique du royaume franc a retardé l'évolution
puisqu’il a maintenu pendant un demi-millénaire la spécificité
Partie préliminaire – Chapitre 3
59
de 350 000 Germains vivant au milieu de huit millions de GalloRomains et nécessairement appelés à s’y confondre.
D’autant que les ordonnances royales s’adressaient déjà,
indifféremment, à tous les sujets.
37 - Les ordonnances des princes francs - Quels que
soient leur type, elles s'appliquaient en principe à tous les sujets
du royaume, sans distinction d'appartenance ethnique. A
l'époque mérovingienne, on donnait encore à ces actes, très peu
nombreux, des noms empruntés au langage de la chancellerie
impériale romaine, comme édits, constitutions ou décrets. Puis,
à l'époque carolingienne, le terme de capitulaire, apparu en 779,
s'imposa de façon exclusive. Dans le même temps, ces textes se
multiplièrent. On en a recensé 275 pour la période 751-884
Ils concernaient volontiers l'organisation politique. Beaucoup, appelés capitulaires ecclésiastiques, concernaient l'Église.
Il s'agissait de dispositions promulguées sous l'autorité du Prince
qui, généralement, reprenait à son compte des décisions
adoptées par les conciles. Enfin certains complétaient ou modifiaient les lois personnelles des peuples. Par souci de commodité, des recueils de capitulaires, furent composés à la manière
des codes romains. Les principaux furent celui de l'abbé de
Fontenelle en 827 et celui de Benoît le Diacre vers 847-852. Le
premier recueil recense 29 capitulaires de Charlemagne et de
Louis le Pieux. Le second est plus important, mais il compte de
nombreux faux.
Le volume de cette législation témoigne de la reconquête
par le roi de la capacité législative. Mais celle-ci doit être
nuancée. Tout d'abord, les capitulaires n'exprimaient pas un
pouvoir unilatéral. Ils étaient rendus "par le consentement du
peuple et l'ordonnance du roi. Par ailleurs et surtout, ils ne
représentent qu'une (brève) parenthèse dans l'histoire du droit
public. Dès la seconde moitié du IX° siècle la vieille conception
germanique du prince administrateur de la loi revint en force. Le
dernier capitulaire édicté en Francia occidentalis date de 884 et,
avec un certain décalage, ce phénomène s'observe partout en
Europe continentale
38 - Les sources ecclésiastiques - Les canons conciliaires
et les décrétales pontificales firent l'objet de plusieurs
codifications.
60
La fabrique du droit français
La plus ancienne est la collectio dyonisiana, réalisée dans
la première moitié du VI° siècle, par le moine Denys le Petit.
C'est ce moine d'Asie Mineure auquel on doit d'avoir substitué à
la numérotation des années partant de la fondation de Rome
(753 A. E.), une nouvelle numérotation fondée sur la naissance
présumée du Christ. Celle-ci se généralisa au VIII° siècle. Sa
compilation était constituée de 40 décrétales, 50 canons que l'on
appelait apostoliques, bien qu'ils n'eussent pas été rédigés par les
apôtres, environ 340 canons provenant des conciles oecuméniques et locaux. En 774, le Pape Hadrien I° compléta l'ensemble et le recueil prit désormais le nom de Codex Hadrianus.
Il se répandit bientôt dans toutes les Églises de l'Empire franc.
La plus étonnante de ces collections est celle des "Fausses
Décrétales", qui remonte au milieu du IX° siècle et fut connue
chez nous au X°. Elle portait le nom d'Isidorus Mercator et le
but visé par son auteur (inconnu) était de soutenir un certain
nombre de réformes : protéger les personnes et les biens d'Église
contre les entreprises d'une féodalité naissante, limiter le
pouvoir des métropolitains sur les évêques et mettre l'accent sur
l'autorité pontificale. Dans cette perspective, elle mêlait aux
textes authentiques un certain nombre de faux.
§ 1. L’organisation politique et administrative
38 - Les cadres chronologiques de la période - C'est
l'étude des institutions de la Francia occidentalis (la Gaule
franque) et de la Francia orientalis (la Germanie) du V° au X°
siècle. Mais afin d’être plus concis, on se centrera sur le
royaume occidental en reprenant les dates habituellement
fournies par les historiens, (476 à 987) qui sont évidemment des
dates purement conventionnelles.
La première ne concerne même pas un événement interne
à l’Hexagone. Le pouvoir impérial ne s'exerçait plus vraiment en
Gaule (au plus tard depuis 461). La date de 476 renvoie
seulement à la déposition de Romulus Augustule, le dernier
Empereur romain d'Occident, par le chef hunnique Odoacre.
Elle passa totalement inaperçue. En effet, il y avait déjà bien
longtemps à cette époque que Rome n'était plus la capitale de
l'Empire et que le titre impérial avait perdu toute signification
concrète en Occident, car il dépendait désormais presque
entièrement du bon vouloir des rois barbares, dont l'autorité se
Partie préliminaire – Chapitre 3
61
trouvait renforcée par les titres romains que leur conféraient les
Empereurs d'Orient. Aux yeux des populations, le passage de la
domination romaine à la royauté barbare dut être totalement
imperceptible. Nous en avons un exemple très éclairant. Au
milieu du V° siècle, à la cour du roi des Burgondes, un grand
propriétaire gallo-romain taquinait ainsi un saint homme qui, il y
a bien longtemps, avait prédit la chute de l'Empire romain : "Eh
bien, disait l'aristocrate, l'Empire tient toujours, n'est-ce pas ?"
Son statut n'ayant pas changé, le roi burgonde se parant d'un
titre romain, ce haut personnage ne s'était pas aperçu du
changement opéré.
La seconde date se réfère à l'avènement à la royauté
d'Hugues Capet en 987. Mais ce n'était pas la première fois
qu'un roi appartenant à cette famille montait sur le trône, le
premier précédent remontant à 888. Par ailleurs, Hugues Capet,
qui était moitié-franc, moitié saxon, n’était pas plus français que
ses prédécesseurs. Enfin son élection ne changea rien à
l'institution et à la politique royales. Ce n'est que beaucoup plus
tard que l'on attribua de l'importance à cet événement. Lorsqu'on
s'aperçut d'une part que les Carolingiens avaient été définitivement privés de leurs droits dynastiques à cette date, d'autre
part quand il s'avéra que la dynastie capétienne s'établissait
durablement à la tête de la France.
Il n'est certainement pas inutile de retracer brièvement le
contexte historique de cette période.
39 - Le contexte historique de l'époque franque - Durant le
demi-millénaire de l'époque franque, la couronne passa successivement à deux familles.
La première fut les Mérovingiens, du nom de Mérovée qui
-s’il a vraiment existé- aurait régné sur les Francs Saliens vers le
milieu du V° siècle. C'est son fils Childéric (?-482) qui installa
son peuple en Gaule et son petit-fils, Clovis (482 ?-511), qui
régna le premier sur notre pays. Sous son règne et celui de ses
fils (qui, les premiers, portèrent le titre nouveau de Rex
Francorum, les Mérovingiens étendirent leur influence sur toute
l'ancienne Gaule. Mais, dès la fin du VI° siècle, des querelles
familiales commencèrent à affaiblir la dynastie. Puis, après le
règne de Dagobert I°, mort en 639, sans laisser de fils en âge de
gouverner, le processus s'accéléra sous la pression de deux
62
La fabrique du droit français
phénomènes. Au plan local, c'est l'émergence progressive de
puissances régionales, qui s'enracinèrent fortement, vidant de sa
substance l'idée d'une unité du royaume franc : sur les 263 ans
de royauté mérovingienne, le Regnum Francorum n'a eu que
rarement un seul roi à sa tête : sous Clothaire I° de 558 à 561,
sous Dagobert I° de 613 à 639, sous Clothaire III de 657 à 673,
sous Childéric II en 673-675 et apparemment après 687, soit 72
ans en tout. Dans le même temps, l'Austrasie a eu son propre roi
pendant 138 ans, la Neustrie 119 ans, la Bourgogne 49. Au
niveau central, c'est la montée du pouvoir des maires du Palais
et l'avènement de rois connus sous le sobriquet de "rois
fainéants".
La seconde dynastie fut celle des Carolingiens, du nom de
son représentant le plus illustre, Charlemagne. Sa famille
s'illustra d'abord en 732, lorsque Charles Martel, Maire du Palais
austrasien, battit les Sarrasins d'Abd-al-Rahman, lors de la
bataille décisive de Poitiers, capitale pour l'histoire de l'Europe,
puisqu'elle arrêta l'expansion arabe. En 751, Pépin le Bref, le
propre fils de Charles Martel, également Maire du Palais,
renversa Childéric III, le dernier roi mérovingien, et monta sur
le trône à sa place. La même année, il se fit sacrer roi par
l'archevêque de Reims, puis en 754 par le pape Étienne II,
introduisant ce cérémonial d’origine biblique dans l'histoire de
nos institutions. C'est surtout avec son fils, Charles, plus connu
sous son surnom de Charlemagne, que la dynastie parvint à son
apogée avec, en 800, la restauration de l'Empire en Occident. A
la différence de celui de son prédécesseur antique, l'Empire
carolingien n'engloba jamais l'Italie du sud, l'Espagne, la
Grande-Bretagne, l'Afrique du nord, la côte adriatique et
l'Orient. Mais il intégra dans sa mouvance toute la Germanie,
jusqu'à l'estuaire de l'Elbe, ainsi que les pays danubiens. On a
vite fait de le qualifier d'éphémère. Il est vrai que, dès Louis le
Pieux, le premier successeur de Charlemagne, l'autorité publique
commença à se désagréger. Les Grands, ecclésiastiques et
laïques, imposèrent un véritable partage du pouvoir. Au cours
du IX°siècle, de nouvelles invasions, avec les Arabes au sud, les
Vikings au nord et les Magyars à l'est précipitèrent l'effondrement de la puissance publique, rééditant le drame qui avait
été celui de l'État romain.
Partie préliminaire – Chapitre 3
63
Toutefois, cette seconde vague d'invasions n'aboutit
finalement qu'à l'installation de nouvelles entités territoriales à
la périphérie de l'Empire. Les Vikings constituèrent des principautés dispersées, notamment en Normandie (911). Les
Magyars se fixèrent en Hongrie (v. 896 ?). Les Arabes fondèrent
des émirats en Espagne méridionale et en Sicile. Seuls parmi
tous ces envahisseurs, ils ne se convertirent pas et assujettirent
les chrétiens au statut inférieur de dhimmi.
Dès 843, l'Empire se disloqua (52) et la Francia
occidentalis, la future France, eut dès lors, un destin séparé,
malgré quelques brèves périodes de réunification. Il n'empêche
que la construction de Charlemagne a duré un demi-siècle,
beaucoup plus que l'empire napoléonien qui n'a vécu qu'une
décennie. On n'objecte jamais à Napoléon cette brièveté et on lui
impute au contraire le mérite d'avoir jeté les "masses de granit"
qui ont servi de fondation à la France contemporaine. Il en a été
de même pour Charlemagne si l'on considère la longévité des
structures et des innovations de son règne : que ce soit l'administration généralisée des comtés, celle des missi dominici, ces
préfets carolingiens, l'écriture caroline qui va durer avec ses
variantes jusqu'à nos jours, la réforme monétaire qui laissera des
traces jusqu'au XX° siècle (53) ou le système des tribunaux
constitués d'échevins. En effet, tous ces traits marqueront les
royautés "nationales" qui se constituèrent sur les ruines de
l'Empire à partir de la déposition de Charles le Gros en
novembre 887 : les royaumes de France, de Germanie, de
Navarre, d'Italie et de Provence.
Par delà les différences dues au contexte historique, d'étroites ressemblances lient ces deux dynasties. Certes, la
conception de la royauté n'était pas exactement la même sous les
Mérovingiens et les Carolingiens, mais l'institution royale était
similaire. C'est ce que nous allons voir en abordant l'organisation politique.
(52) Malgré la partition, un certain nombre de princes carolingiens portèrent le titre
impérial. Le dernier roi à le porter en Francie occidentale fut Charles le Gros, déposé
en 887. Le dernier souverain à le porter fut Bérenger I°d'Italie (915-924).
(53) Il s'agit de la division du sou en 12 deniers. Offa (757-796), roi des Angles,
introduisit dans son royaume ce système duodécimal, qui restera en vigueur jusqu'en
1971, date de l'abolition de la division de la livre anglaise en 12 shillings et de celle du
shilling en 12 pennies.
64
La fabrique du droit français
Sous-paragraphe 1 : L'organisation politique
Après avoir dessiné les contours généraux de l'organisation politique (A), on s'attachera à préciser deux points
particulièrement importants : les règles de dévolution de la
couronne (B) et l'étendue du pouvoir royal (C).
A. L'esprit des institutions politiques
Le royaume franc s'inspira de principes romano-germaniques, traduisant un syncrétisme précoce. La tendance actuelle
privilégie fortement l'héritage romain. Mais cette observation ne
doit pas dissimuler la nature fondamentalement germanique de
la royauté mérovingienne.
41 - La nature fondamentalement germanique de la
conception de la monarchie sous les Mérovingiens - Certes le
royaume franc avait le latin pour langue officielle, ses
institutions puisèrent largement dans le droit et le vocabulaire
romains et avec l'altération de la conception romaine du pouvoir
au Bas-Empire, on peut se demander si nombre de traits
"barbares" ne procèdent pas en réalité de la romanité tardive.
Mais les caractères dominants de la royauté mérovingienne demeurèrent germaniques. On peut les envisager en
les regroupant autour de deux axes: les traits germaniques
spécifiques à la première dynastie franque et les caractéristiques
barbares communes aux deux races, qui se sont succédées à la
tête du royaume franc.
Au titre des aspects originaux, il faut signaler trois caractères germaniques, propres à la monarchie de la première
dynastie franque.
La royauté mérovingienne était fondée sur le droit de
conquête et revêtait un vif accent militaire. En effet, la fonction
royale consistait d'abord dans la conduite de la guerre
(Heerkonigtum), qui était naturellement primordiale au sein d'un
peuple où, traditionnellement, cette activité était tout à la fois un
moyen d'expansion, un procédé de survie et un style de vie.
Ainsi, lorsque Childéric donna en mariage sa fille Rigonthe au
roi des Wisigoths Reccarède, il lui constitua pour l’honorer...une
suite de 4000 guerriers.
Partie préliminaire – Chapitre 3
65
Par ailleurs, la royauté franque sous la première race était,
sinon laïque, du moins étrangère au spiritualisme chrétien.
Enfin, elle était attachée à l'idée germanique de "race
royale", comme en témoigne l'hérédité absolue du pouvoir. Aux
usages germaniques, il faut également rattacher le port des
cheveux longs: dépouillé de sa longue chevelure, un
Mérovingien perdait tous ses droits dynastiques, tel Clodoald
peu après 524 et Childéric III en 751, qui se retirèrent l'un et
l'autre dans un monastère.
Au titre des traits communs aux deux dynasties franques,
quatre points méritent d'être examinés.
Il convient en premier lieu de mentionner l'idée germanique (que le Christianisme réorientera sous les Carolingiens),
selon laquelle le roi était porteur du salut pour son peuple. Il
était le garant indispensable de l'harmonie cosmique et de la
paix. On ne pouvait pas s'en passer.
En second lieu, le concept romain de respublica s'était
évanoui. Il n'était plus pour les Mérovingiens qu'une abstraction
théorique dépourvue de sens. Toute la riche substance que
contenait ce terme s'était réduite à son expression la plus
concrète et la plus primitive : le regnum n'était plus qu'un
patrimoine comportant un titre, des terres, des peuples dont on
exigeait des tributs et le service militaire. En clair, le royaume
était désormais propriété du roi : il n'existait aucune distinction
entre le titulaire du pouvoir et le pouvoir lui-même. Malgré la
résurrection de l'idée d'État sous les Carolingiens, ceux-ci ne
parvinrent jamais à s'abstraire tout à fait de cette conception
patrimoniale du pouvoir.
Il parait opportun de citer en troisième lieu le caractère
personnel de la souveraineté. Le pouvoir royal ne reposait plus
sur une base territoriale, comme à Rome, il liait des individus à
un autre, le Prince. Ce dernier ne s'intitulait pas Roi de tel pays,
mais Roi des Francs (Rex Francorum), ce qui est très significatif. Sous la première race, chaque sujet libre devait d'ailleurs
jurer un serment unilatéral de fidélité à son roi, c'était le
leudesamio. Ce serment fut encore demandé par Charlemagne...
et même Hugues Capet.
Au titre des traits communs aux dynasties mérovingienne
et carolingienne, il faut enfin faire état du caractère patronal de
66
La fabrique du droit français
l'institution royale : le roi était le maître, ses sujets, ses leudes,
ses hommes (leute en Allemand moderne).
42 - La rencontre des traditions germanique et romanochrétienne dans la conception de la royauté sous les Carolingiens- La conception de la royauté sous la seconde dynastie
franque reposait sur divers caractères empruntés à la tradition
romaine ou chrétienne.
C'était tout d'abord le retour à la conception romaine de la
souveraineté, s'exerçant sur tous les individus vivant sur un
même territoire. Cela ne se fit pas sans à-coups. C'est ainsi que
le serment d'allégeance, tombé en désuétude sous les derniers
Mérovingiens, fut exhumé par Charlemagne dans les années
780.
La dynastie carolingienne retrouva également (de façon
éphémère) les concepts d'État, de chose publique et de bien
public. Comme l'Empereur de Rome, le souverain carolingien
exerçait les regalia, c'est à dire les droits régaliens.
Ils comportaient le droit de commandement, l'exercice
suprême de la justice, le pouvoir de créer et de faire payer
l'impôt, le monopole de la frappe des monnaies et de sa mise en
circulation, le privilège de participer à la désignation des
évêques. Toutefois, la monarchie carolingienne ne parvint
jamais à éliminer complètement les vieilles traditions barbares.
C'était une royauté théocratique, du moins chez les
Carolingiens occidentaux : le souverain n'était plus un Prince élu
par les hommes, mais le représentant de Dieu, comme le
révélaient son titre de Dei gratia rex Francorum (systématique à
partir de Charlemagne), le sacre qui, à partir de Pépin le Bref, en
751, fut repris par tous nos rois jusqu'en 1824, et le serment
d'intronisation, que Charles le Chauve fut le premier à prêter en
869. En contrepartie, les Carolingiens donnèrent un caractère
obligatoire aux prescriptions religieuses, comme le paiement de
la dîme par Pépin et surtout Charlemagne. Cette contrepartie
s'avéra plus durable que le renforcement du pouvoir d'État. En
effet, la dépendance du souverain à l'égard des Grands reprit le
dessus à partir du règne de Louis I° le Pieux, pâle successeur de
Charlemagne.
Enfin, la monarchie carolingienne n'était pas une royauté
ethnique. A compter de la restauration impériale de 800 et des
Partie préliminaire – Chapitre 3
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conquêtes de Charlemagne, l'Empereur était devenu le souverain
de peuples multiples (plurimae nationes). Ainsi, ses successeurs
s'intitulèrent-ils à plusieurs reprises rex Francorum et
Gothorum. Mais cette idée s'estompa à partir de la fin du IX° s.
En effet, ces éléments de renouveau ne résistèrent pas à
l'éclatement de l'Empire de Charlemagne et au processus de
féodalisation qui s'ensuivit. Mais, avant d'en venir à cette période, il convient d'entrer véritablement dans l'analyse de l'institution royale, en abordant le problème de la transmission de la
couronne, celui des prérogatives et des moyens reconnus au roi.
B. La transmission du pouvoir royal
43 - La nature héréditaire de la succession royale chez les
Mérovingiens - A cette époque, le roi succédait à son père à la
tête du royaume, comme n'importe quel héritier à la mort du
chef de famille. En d'autres termes les mêmes règles régissaient
les hérédités privés et la succession au trône et celle-ci se faisait
suivant un mécanisme de droit privé.
C'est ainsi que, lorsqu'il y avait plusieurs enfants mâles,
légitimes ou naturels, le royaume était divisé en autant de parts.
Aussi bien, en 511, le royaume de Clovis fut-il démembré entre
ses quatre fils, Thierry, Clodomir, Childebert et Clothaire.
Même si plusieurs indices révèlent la nostalgie d'un "royaume
entier et intact" et s'il y eut aussi des périodes de réunification
(de 558 à 561 sous Clotaire I°, l'un des copartageants de 511,
qui survécut à ses trois frères) et de 613 à 639 sous les règnes de
Clothaire et de son fils Dagobert), l'égalité successorale prévalant entre les fils ne fut jamais remise en cause. Tout au plus
le processus de démembrement à l'infini, génération après génération, fut-il entravé par le fait que lorsqu'un roi mourrait, sa part
retournait à ses frères survivants. Cette règle est intéressante car
on ne la rencontre pas pour les héritages des particuliers.
Aussi bien la couronne n'avait-elle pas le caractère électif
que certains commentateurs ont voulu lui donner. L'élévation du
roi sur un bouclier porté par ses hommes et les acclamations de
son peuple n'étaient guère qu'une mesure de publicité et non la
trace d'une élection populaire, à la différence des règles en
vigueur dans le royaume wisigoth d'Espagne ou dans celui des
Lombards d'Italie.
68
La fabrique du droit français
44 - La part de l'hérédité et de l'élection dans la
succession royale chez les Carolingiens - Du VIII° au X° siècle,
le régime successoral évolua assez nettement.
A l'origine, la nouvelle dynastie, installée grâce à l'usurpation de 751, était trop mal assurée pour invoquer à son profit
le principe de l'hérédité. Elle s'efforça de le rétablir sous couvert
d'élection et de sacre anticipés. Le système fut mis sur pied avec
Pépin le Bref. C'est ainsi que Charlemagne fut élu, puis sacré du
vivant même de son père. Il en fut de même de son fils Louis I°
le Pieux. L'un et l'autre bénéficièrent de deux éléments de fait
qui leur permirent de succéder seuls à leur père : celui-ci était un
souverain puissant et ni Charlemagne en 771, ni Louis en 814
n'eurent de frères pour leur disputer le trône (54). Lothaire, le fils
aîné de Louis I° le Pieux n'eut pas cette double chance. Son père
avait davantage l'étoffe d'un saint que celle d'un monarque et ses
deux frères puînés aspiraient au pouvoir. Aussi, malgré
l'ordinatio imperii de 817, qui (pour la première fois dans notre
histoire monarchique) disposait qu'au décès du souverain, son
fils aîné, Lothaire, exercerait seul la dignité impériale, les cadets
de celui-ci contestèrent ses droits et se dressèrent même contre
leur père (822). Jusqu'à la mort de ce dernier (840), l'Empire fut
déchiré par la guerre à laquelle mit fin une convention
fondamentale pour l'avenir de l'Europe, le traité de Verdun (843)
qui cantonna chacun des trois prétendants (Lothaire, Louis le
Germanique et Charles le Chauve) dans une zone territoriale:
c'était apparemment le triomphe de l'hérédité dans sa forme la
plus primitive, exempte du contrepoids de la primogéniture.
En fait, le partage avait été rendu possible par l'appui
donné par les Grands. Il est très significatif de noter qu'en
février 842, lorsque Charles le Chauve et Louis le Germanique
s'allièrent pour exclure tout arrangement séparé avec Lothaire,
chaque roi proclama à ses hommes que s'il venait à violer ses
engagements, ils seraient déliés de leur soumission envers lui et
ceux-ci jurèrent qu'ils refuseraient toute obéissance à leur roi s'il
(54) A l'origine, il était prévu que chacun partagerait son pouvoir, conformément à la
tradition mérovingienne. En 754, Pépin le Bref fit sacrer Charlemagne et son frère
Carloman, qui se partagèrent le royaume en 768. Mais Carloman mourut en 771 et le
territoire fut réunifié. En 806, Charlemagne promulgua la Divisio imperii qui devait
partager l'Empire entre ses trois fils légitimes, (Louis Pépin et Charles), mais seul
Louis I° le Pieux était toujours en vie à son décès, en 814.
Partie préliminaire – Chapitre 3
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violait ses engagements. Le fondement du pouvoir royal
évoluait donc vers une sorte de contrat.
Dans ces conditions, on comprend mieux que l'hérédité ne
parvint pas à s'enraciner. Si les quatre premiers (et éphémères)
successeurs de Charles le Chauve, parvinrent au pouvoir sans
élection anticipée, ils le durent, non à leur naissance, mais à
l'appui des Grands et la preuve en fut administrée avec le dernier
de ceux-ci, Charles le Gros, qui fut appelé par eux au trône de
Francie occidentale en 883 et fut déposé de son vivant, par la
diète de Tribur en novembre 887. Le 29 février 888, le principe
électif fut consacré de manière encore plus spectaculaire : en
effet, les Grands élirent pour roi Eudes, un prince qui ne
descendait pas de Charlemagne, ce qui créa des difficultés entre
légitimistes, partisans de la dynastie carolingienne, et robertiens,
du nom de Robert le Fort, le père d'Eudes. Les comtes refusèrent
souvent de reconnaître les "usurpateurs" qui n'appartenaient pas
à la descendance de Pépin le Bref. Ainsi, pendant le règne du
robertien Raoul (923-936), les comtés catalans s’abstinrent de
dater les actes officiels du règne du roi en titre. Ce n'est qu'en
987, avec l'élection d'Hugues Capet (55), arrière petit-fils de
Robert le Fort, que les Carolingiens furent définitivement
écartés du trône. Un nouveau lignage royal leur succéda, celui
des Capétiens, dont le dernier prince régnant (issu d'une branche
cadette) fut Louis-Philippe I°, renversé par la révolution de
février 1848.
C. L'étendue du pouvoir royal
45 - L'étendue des prérogatives royales sous les dynasties
franques - A l'époque barbare, le Roi était un maître absolu,
comme en témoigne l'étendue de ses prérogatives. Certaines de
ses attributions se rattachent aux traditions germaniques, d'autres
aux traditions romaines.
L'étude des premières est celle du mundium et du bannus,
qui désignent le pouvoir de commander, la distinction entre l'un
et l'autre n'étant pas parfaitement claire. Le mundium signifiait
l'autorité qui s'exerce par la bouche (mund), c'est à dire la
puissance personnelle. Le roi l'exerçait sur ses hommes, exac(55) Il reçut le surnom de Capet en raison des nombreuses chapes d'abbé laïc dont il se
revêtait.
70
La fabrique du droit français
tement comme le père sur ses enfants ou le mari sur sa femme.
Le bannus était le pouvoir de donner des ordres et celui
d'interdire. C'était quelque chose de semblable à l'imperium
romain, à ceci près que c'était un pouvoir qui n'était ni
circonscrit par des limites légales, ni finalisé par l'intérêt public.
En vertu des traditions romaines, les rois francs empruntèrent à l'Empire détruit sa titulature et diverses institutions,
comme le droit de légiférer, celui de lever l'impôt et la
protection conférée par l'incrimination de lèse-majesté.
Mais, ces données juridiques ne suffisent pas à restituer la
réalité de l'époque. Celle-ci allait parfois au-delà: ainsi, en
violation des règles canoniques, certains rois désignèrent directement des évêques. A l'inverse, d'autres souverains n'exercèrent
pas la plénitude de leur puissance, car il existait des limites
politiques à leur pouvoir.
46 - Les limites au pouvoir monarchique - Elles tenaient
essentiellement à l'influence de l'Église et des Grands.
La première cherchait à mettre un frein à l'arbitraire en
rappelant que tout pouvoir comportait des devoirs, ce qui eut
peu d'écho sous les Mérovingiens, mais davantage sous leurs
successeurs.
A compter du règne de Louis le Pieux, l'Eglise développa
l'idée jusqu'à s'efforcer de contrôler activement l'exercice de la
fonction royale, n'hésitant pas à prononcer des sanctions
(spirituelles) contre l'Empereur, comme le montre la Pénitence
d'Attigny, en 822 (56).
Les Grands utilisèrent volontiers ces doctrines ecclésiastiques tendant à limiter le pouvoir royal afin d'accroître le leur.
Dans le royaume franc, au cours du IX° siècle, l'aristocratie
imposa l'idée que ce serment n'était pas un acte unilatéral, mais
(56) En 817, Bernard (roi) d'Italie s'était soulevé vainement contre l'empereur. Après sa
défaite, en 818, il fut jugé et condamné à mort. Louis le Pieux le gracia, en se
contentant de lui faire arracher les yeux. Mais le condamné ne résista pas à ce
traitement et mourut trois jours plus tard, à l'issue d'une atroce agonie. En 822, les
évêques répliquèrent en imposant à l'empereur, en raison de sa cruauté, un acte de
pénitence publique à Attigny. Une décennie plus tard, après une nouvelle crise, une
assemblée de Grands (dont de nombreux évêques), tenue à Compiègne en 833, déposa
l'empereur. Les ecclésiastiques qui y participèrent présentèrent leur rôle dans le cadre
de la pénitence: le pouvoir de l'Empereur lui avait été ôté à titre de sanction, car il
s'était à leurs yeux révélé incapable d'exercer le ministère que l'Eglise lui avait confié
en le sacrant..
Partie préliminaire – Chapitre 3
71
un contrat, selon une idée qui s'épanouit au siècle suivant et tout
au long de l'âge féodal.
47 - Les organes du gouvernement royal - Le roi franc
avait à ses côtés ce qu'on appelait son "palais" (palatium). Ce
n'était pas un établissement permanent, mais l'ensemble des
fidèles qui vivaient auprès de lui et le suivaient dans ses
déplacements, ainsi que ses officiers, dont les plus importants
étaient choisis parmi eux.
Les fidèles étaient appelés domestici, car ils vivaient dans
la domus du roi. Ils étaient dits aussi nutriti (nourris), parce que
le prince pourvoyait à leur subsistance.
A l'époque mérovingienne, on pouvait distinguer parmi
eux deux catégories de personnes, d'une part les "antrustions",
qui étaient des guerriers et constituaient la garde personnelle du
monarque, d'autre part les convives du roi (convivae Regis) qui
mangeaient à la table du prince et assistaient celui-ci en qualité
de conseillers.
A l'époque carolingienne, tous les fidèles qui servaient
directement le roi furent qualifiés de vassaux (vassi dominici ou
vassi regales). Tantôt ceux-ci vivaient à ses côtés (vassi
domestici), tantôt ils avaient été établis par le souverain dans ses
domaines (vassi casati).
Les officiers royaux étaient eux-mêmes de deux catégories.
Les agents les plus subalternes étaient préposés aux
écritures. On leur donnait le nom générique de chanceliers
(cancellarii), parfois de notaires (notarii).
Sans entrer dans le détail de la nomenclature, les autres
officiers remplissaient certains services domestiques, tout en
assurant une fonction dans le gouvernement du royaume. Il
s'agit là d'une conséquence extrême de la patrimonialisation du
pouvoir; non seulement le royaume est le bien du roi, mais
encore, il utilise ses serviteurs personnels pour le gérer.
Sous les rois mérovingiens, le plus important de ces
officiers était le chef de la domesticité royale, le Maire du Palais
(major palatii ou major domus). A l'origine, cet agent surveillait
le personnel palatial, comme un majordome. Le terme français
vient d'ailleurs de là. Par la suite, son rôle s'accrut progressivement et il devint de facto un véritable premier ministre. Au
72
La fabrique du droit français
VII° siècle, le maire du palais obtint le gouvernement du
royaume en cas de minorité du roi et une forte indépendance à
l'égard du prince. En effet, la charge devint héréditaire dans la
famille de Pépin d'Héristal, dont Pépin le Bref était le petit-fils.
Lorsqu'il destitua le dernier monarque mérovingien en 751,
Pépin réconcilia le droit et les faits, car la mairie du Palais était
devenue le véritable centre d'impulsion politique du royaume.
Connaissant trop bien la puissance de cette institution, le
premier Carolingien l'abolit.
A côté du palais royal, il faudrait également citer des
assemblées, d'une part les traditionnelles assemblées de guerriers qu'on appelait Champs de Mars sous la première race et
Champs de Mai sous la seconde, d'autre part des assemblées
plus restreintes, les plaids, qui étaient des réunions générales de
Grands qui se tenaient périodiquement dans le Palais du Roi.
48 - Les assemblées de guerriers et les plaids à l'époque
mérovingienne - Les premières, comme leur nom l'indique,
rassemblaient tous les guerriers, une fois l'an, le 1° mars, pour
une vaste revue militaire qui permettait au prince de connaître
l'état d'esprit de ses hommes. C'était les Champs de Mars. Cette
assemblée ne participait plus à la conduite des affaires.
Le roi avait pour cela les plaids, dont les membres, des
notables ecclésiastiques et laïques, étaient convoqués individuellement par le souverain. Ils ne jouaient qu'un rôle consultatif. En
effet, le plaid donnait un avis que le roi n'était pas tenu de
suivre. Toutefois, lorsque les princes étaient faibles, les Grands
ne craignaient pas de lui résister. Si l'on considère les actes à
portée législative promulgués par les Mérovingiens, on peut
utilement remarquer que les plus anciens, dans la première
moitié du VI° siècle, se présentent comme l'oeuvre du roi, alors
que les suivants, font état de l'intervention des grands à leur
élaboration.
49 - Les assemblées de guerriers et les plaids à l'époque
carolingienne - L'usage du Champs de Mars tomba en désuétude
dès le VI° siècle, mais au VIII°, les Carolingiens s'efforcèrent de
ressusciter l'institution. Dès l'époque de Pépin le Bref, ces
vieilles assemblées de guerriers se tinrent désormais au mois de
mai. D'où leur nouvelle appellation de "Champs de Mai". En
effet, l'armée comptait de plus en plus de cavaliers qui dépen-
Partie préliminaire – Chapitre 3
73
daient de la pâture de printemps pour la subsistance de leurs
chevaux. Cette tentative fut cependant de courte durée et, dès le
IX° siècle, on ne rencontre plus de telles assemblées.
En revanche les plaids continuèrent à se tenir périodiquement, en principe à l'automne et au printemps. Mais leur rôle
évolua. Sous Charlemagne, il était effacé mais, avec son fils,
Louis I° le Pieux, il s'accrut. En 830, les Grands imposèrent
ainsi au souverain de déclarer que, désormais, il ne déciderait
plus rien d'important sans leur consentement. Sous Charles le
Chauve, son successeur, les plaids arrachèrent en fait au roi une
partie de son pouvoir législatif: de nombreux capitulaires
continrent par la suite deux parties qui en témoignent : le cahier
de revendications des Grands et l'ordonnance proprement dite
qui était en réalité la réponse du roi aux notables, par laquelle il
leur donnait souvent satisfaction. En contrepartie, les Grands
fournirent au prince leur appui dans l'administration du
royaume.
Sous-paragraphe 2 : L'organisation administrative
Son étude est celle des structures de l'administration et du
personnel administratif.
50 - Les structures de l'administration générale - On
remarque à l'époque franque la disparition des anciennes
structures administratives romaines, à l'exclusion toutefois des
districts (civitates).
Comme on l'a déjà vu, à la veille des invasions, la Gaule
faisait partie d'une des deux préfectures du prétoire que comptait
l'Empire romain d'Occident. Chacune était divisée en diocèses,
deux pour notre pays, eux-mêmes distribués en provinces, 17
pour toute la Gaule, divisées en districts, dont le nombre a
oscillé entre 112 et 125. Tous ces cadres et les fonctionnaires
qui étaient placés à leur tête furent balayés par les invasions.
Tous sauf les districts formés d'une ville importante et de son
pays environnant. Bien souvent le chef-lieu urbain de celui-ci
finit par prendre le vieux nom pré-romain de l'ancien district, en
raison du retour du centre de gravité de l'élément urbain à
l'élément rural : c'est ainsi que Lutèce, capitale du peuple
celtique des Parisii et du district du Parisis, devint Paris,
Caesarodunum, chef-lieu de celui des Turones, Tours,
74
La fabrique du droit français
Caesaromagus, chef-lieu de celui des Bellovaci, Beauvais. On
peut penser que c'est son ancienneté qui a permis à cette
structure administrative de survivre à l'ordre romain et que la
chute de l'Empire a rendu la plus grande partie de la Gaule au
monde primitif des civilisations rurales traditionnelles, ancrées
dans la préhistoire.
Dès son origine, le royaume franc adopta pour division
administrative l'antique distribution en districts, rebaptisées
tantôt pagi, mot qui a donné en français le terme de "pays",
tantôt, à une époque plus récente, comitatus, car le fonctionnaire
placé à leur tête était le comes, ce qui a engendré les vocables de
county en langue anglaise et "comté" dans la nôtre.
A l'époque carolingienne, le système administratif se précisa. Le nombre des pagi fut porté à 700 en raison de l'extension
territoriale et 500 comtes furent nommés à leur tête. Par ailleurs,
ces pays furent eux-mêmes divisés en circonscriptions plus
petites, qui furent qualifiées tantôt de centaines (centenae),
tantôt de vigueries (vicariae). Ensuite, sous Charlemagne, fut
constitué un corps d'inspecteurs chargés de surveiller les
fonctionnaires locaux : les missi dominici, littéralement les
envoyés du Seigneur. L'Empire fut divisé en plusieurs
circonscriptions d'inspection (missatica) et chacune d'elles fut
régulièrement visitée par deux inspecteurs, généralement un
évêque et un comte, choisis parmi les représentants les plus
dignes de confiance des deux corps. Ceux-ci tenaient des assises
itinérantes qui rendaient la justice au lieu et place des tribunaux
ordinaires. Mais, dès le règne de Louis I° le Pieux, l'institution
tomba en décadence et le pouvoir des fonctionnaires locaux se
renforça, ce qui allait déclencher le processus de féodalisation,
qui allait faire de ceux-ci de véritables seigneurs sur leurs terres.
Ceci nous invite déjà à aborder l'étude du personnel
administratif à l'époque franque.
51 - L'organisation hiérarchisée du personnel administratif- A l'intérieur de chaque pagus, le comte était chargé de la
justice et de l'administration ordinaire. Ses moyens étaient
considérables car, en qualité de délégataire du roi, il exerçait
dans son ressort territorial le mundium et le bannus. Comme une
telle charge était fort lourde pour un seul homme, il était assisté
d'auxiliaires qu'il nommait et révoquait à son gré. A l'époque
Partie préliminaire – Chapitre 3
75
carolingienne, on donna à ces fonctionnaires comtaux le nom
qu'avaient déjà pris les agents du Roi : on les appela des vassi.
Le comte n'avait en principe aucun autre supérieur que le
Roi. Cependant, dans certaines régions, il s'interposait entre eux
un intermédiaire, appelé le duc. Tel était le cas au VIII° siècle en
Aquitaine, puis aux IX° et X° siècles, en Bretagne, en Gascogne
et en Normandie.
En fait, cette administration était plus oppressive que
tutélaire et ses agents commettaient toutes sortes d'abus au
détriment de leurs administrés. Les souverains de l'époque cherchèrent à réagir en organisant une administration extraordinaire.
On a déjà rencontré l'une de ses deux composantes, celle
des missi dont un capitulaire de 802 précisa le rôle et les pouvoirs. Dans le monde franc, l'institution tomba assez rapidement
en décadence.
En revanche, la seconde institution prit rapidement une
grande extension. Il s'agissait des chartes d'immunité qui accordaient à des notables locaux, surtout des dignitaires ecclésiastiques, de voir placer leurs domaines en dehors de la puissance
des fonctionnaires royaux. En effet, toutes ces chartes contenaient une clause qui interdisait à tout agent public d'entrer sur
les terres de l'immuniste pour quelque cause que ce fut. En
d'autres termes, elle faisait de ces territoires des enclaves
indépendantes au milieu des pagi. L'autorité qui, ailleurs,
revenait au Comte, était conférée au propriétaire immuniste.
Celui-ci administrait son territoire et y rendait la justice, au lieu
et place du tribunal de droit commun. Certes les droits de
l'immuniste ne pouvaient faire obstacle à ceux du souverain,
mais celui-ci était loin. Cette technique administrative éclaire la
faiblesse de l'État, même si l'on admet qu'elle était ingénieuse
puisque les immunistes devaient alors assurer par leurs propres
agents la perception des revenus publics pour le compte du
Trésor royal, en gardant pour eux la rémunération de cette tâche
de gestion.
§ 2. L’ordre juridique privé et l’organisation judiciaire
Sous-paragraphe 1 : L’ordre juridique privé
Certaines institutions apparues à l'époque franque ont des
équivalents dans nos droits contemporains.
76
La fabrique du droit français
Le plus souvent, il s'agit d'un rapprochement circonstanciel, qui ne doit rien à l'époque barbare et à son influence
éventuelle. Tel est le cas de la personnalité des lois, dont la
disparition a laissé subsister un petit nombre d'"îlots juridiques"
ou de l'idée que les châtiments corporels sont indignes d'un
homme libre, qui irrigue toujours notre droit pénal, même si
celui-ci en a tiré des conséquences très différentes (avec l'incarcération inconnue de la période franque).
En revanche, dans certains domaines, les traditions germaniques sont incontestablement à l'origine de traits durables dans
notre civilisation juridique. Le plus évident est l'attachement à la
famille par le sang, qui a fortement imprégné (et imprègne
encore) notre droit privé.
Sous-paragraphe 2 : L'organisation judiciaire
Son examen est celui des différents tribunaux et de la
procédure suivie devant ceux-ci.
52 - Le pivot de l’organisation judiciaire : le mallus - Le
tribunal de droit commun était, dans le ressort de chaque
centaine, le mall, en latin mallus. C'était une assemblée du
peuple qui siégeait à ciel ouvert, conformément aux anciennes
traditions des peuples germaniques. A l'époque mérovingienne,
le mallus devait être présidé par le centenier (centenarius, dit
encore thunginus) qui était, semble-t-il, élu par les hommes
libres de la circonscription. Mais ce magistrat disparut dans la
seconde moitié du VI° siècle. Désormais, la charge de convoquer et de présider le mallus passa au comte ou son délégué
permanent dans la centaine, le viguier (vicarius). Le tribunal
était composé d'hommes libres, les rachimbourgs (dits aussi
boni viri ou viri sapientes), qui étaient choisis par le comte.
Compte tenu de la variété des droits applicables, celui-ci
choisissait des hommes d'ethnies différentes, ainsi vit-on
souvent se côtoyer, comme à Toulouse, des jurés goths, romains
et même saliens. Le mallus était compétent pour juger tous les
habitants de la circonscription, tant barbares que gallo-romains,
sous réserve d'un recours devant le tribunal du Palais: en effet,
en cas de déni de justice patent, le plaignant pouvait s'adresser
au roi. Un édit de Clotaire II de 614 prescrit d'ailleurs qu'en ce
cas le souverain (ou en l'absence de ce dernier l'évêque)
Partie préliminaire – Chapitre 3
77
châtierait le coupable. Comme les sessions du mallus étaient
fréquentes, les rachimbourgs se trouvaient souvent dérangés
dans leurs occupations, ce qui amena une réforme importante
sous les Carolingiens. A cette période, les réunions du mallus
furent limitées à trois sessions l'an. Comme il fallait bien assurer
la justice dans l'intervalle des réunions de la cour, Charlemagne
institua vers 780 des juges de profession, dans chaque centaine :
les scabini, d'où est venu en français le mot échevin. Un
changement fut également opéré pour la présidence. Pour les
grandes affaires, les meurtres, incendies, rapts et vols au pénal,
les questions d'état et de propriété au civil, la présence obligatoire du Comte fut exigée. Pour les litiges de moindre
importance, celle du viguier suffisait.
53 - Le tribunal du palais - En toutes hypothèses, le
mallus relevait du Tribunal du Palais, dans la mesure où tout
plaideur ayant à reprocher aux rachimbourgs ou aux témoins,
non point une erreur de droit, mais des manquements graves
pouvait les poursuivre devant lui. La compétence de cette
instance, pas plus que celle des Assises des missi dominici,
n'était pas déterminée par des règles fixes : il appartenait au Roi
ou à son représentant en mission d'accueillir toute affaire digne
d'être élevée à lui. En règle générale, certaines étaient reçues dès
la première instance, tantôt en raison de la nature du litige,
tantôt en considération de la qualité des personnes concernées.
Dans le premier groupe, il faut citer les cas de trahison, de
désertion, de lèse-majesté et les litiges relatifs au domaine du
Roi. Dans le second groupe d'affaires, on englobait les litiges
auxquels les clercs ou les comtes étaient parties.
54 - La procédure judiciaire privée - La procédure privée,
relative aux délits privés, était celle dans laquelle deux parties
s'affrontaient sur un pied d'égalité. Elle s'appliquait, non
seulement aux affaires civiles, mais encore à toutes les affaires
criminelles ne mettant pas en cause l'institution royale.
C'était une procédure accusatoire. Elle nécessitait l'intervention d'un accusateur. Sans lui, le juge ne pouvait pas se saisir
d'office.
C'était également une procédure formaliste. Chacune des
parties devait accomplir certains rites et prononcer certaines
paroles prévues par le cérémonial, à peine de perdre son procès.
78
La fabrique du droit français
La procédure débutait par une citation opérée par le
demandeur au domicile du défendeur. Si celui-ci n'y répondait
pas dans un délai fixé par la loi salique à sept nuits, il était
condamné à une amende de quinze sous d'or. Après quoi, le
demandeur pouvait procéder à une seconde tentative. Après trois
citations infructueuses, le requérant pouvait faire citer son
adversaire devant le Roi qui, pour peine de sa contumace,
pouvait le mettre hors-la-loi, entraînant ainsi la confiscation de
ses biens.
C'était enfin une procédure primitive. En effet, alors qu'à
Rome, la justice était appliquée avant tout par des spécialistes,
sous les Francs, les tribunaux se trouvaient entre les mains d'une
aristocratie, souvent inculte.
Les modes de preuve étaient très divers. Il s'agissait,
comme aujourd'hui, de l'aveu ou du témoignage.
Ce pouvait être aussi un serment purgatoire, prêté avec un
nombre rituel de cojureurs (cojuratores). Ces cojureurs n'étaient
pas des témoins (testes), ils n'attestaient pas de la véracité des
faits, mais se portaient garants de la moralité de l'accusé.
L’outil probatoire le plus usuel était certainement l'ordalie,
appelée aussi le jugement de Dieu (judicia Dei), auquel on
demandait d'intervenir par un signe. Tantôt, c'était dans le cadre
d'une ordalie unilatérale. La plus courante, prévue dans la Loi
salique, était l'épreuve de l'eau bouillante (aqua fervens). Une
pierre était mise par le juge au fond d'une cuve pleine d'eau
bouillante. Le défendeur devait la retirer avec la main. Un
pansement était fait immédiatement, fermé par le sceau du juge.
Au bout de quelques jours, on examinait la plaie. Si elle était en
voie de guérison, c'était signe que le défendeur avait le bon droit
pour lui. Si la plaie avait mauvaise apparence, c'était la preuve
qu'il avait tort. Plus pénible encore était l'épreuve du fer rouge
(ferrum candes). Le défendeur devait prendre un fer rouge à la
main et faire neuf pas. Il y avait lieu aussi à l'examen de la plaie
au bout de quelques jours. Tantôt l'on organisait des ordalies
bilatérales. Il s'agissait soit de duels judiciaires, dans lesquels la
partie vaincue était considérée comme ayant tort, soit de
l'épreuve de la croix (judicium crucis), introduite sous
Charlemagne : l'accusé et les plaideurs se mettaient les bras en
croix et le premier qui les laissait tomber ou s'effondrait était
présumé coupable. Ces pratiques ont marqué profondément
Partie préliminaire – Chapitre 3
79
l'inconscient collectif. D'ailleurs, dans la langue courante, on dit
encore : "mettre sa main au feu" et "baisser les bras". Ces mécanismes nous paraissent aujourd'hui parfaitement absurdes. Mais
ils ne l'étaient pas pour les hommes de l'époque, dont la foi
naïve ne leur permettait pas de concevoir une abstention divine.
D'autant que ces règles obéissaient à une certaine rationalité:
ainsi, pour les ordalies unilatérales, les juges déterminaient la
nature de la preuve (plus ou moins difficile) suivant l'idée qu'ils
avaient de la culpabilité de la personne.
Il résulte de ce système qu'il n'y avait pas d'appel. Dans un
régime de preuve où prédomine le jugement de Dieu, la
puissance de l'au-delà est censée avoir tranché le débat, qui ne
saurait être remis en question. Par la suite, l'Église condamna les
ordalies, notamment au IX° siècle.
Les peines applicables dans le cadre de cette procédure
étaient, on l'a vu, exclusivement pécuniaires. Une partie allait à
la victime, l'autre au roi. Dans le cadre de la procédure publique,
l'amende était entièrement versée au souverain.
55 - La procédure judiciaire publique - Dans le cadre de la
procédure applicable aux délits publics, il n'y avait plus deux
parties formées l'une contre l'autre : il n'y avait qu'un défendeur,
qui était cité par l'autorité publique à l'aide d'une bannitio, un
ban, par lequel le roi ou le Comte sommait le défendeur de
comparaître devant son tribunal dans un certain délai. Cette
comparution était assurée par diverses garanties, dont pouvait
user l'autorité publique, qui pouvait prendre des gages sur les
biens de l'inculpé ou caution parmi ses voisins, dits alors
fidéijussores, c'est à dire des répondants. Les modes de preuve
étaient similaires. En revanche, les pénalités pouvaient être des
amendes ou des peines corporelles, notamment la mort.
Avec eux s'achève ce panorama des institutions franques.
A partir du X° siècle, celles-ci perdirent la précision de leurs
contours. Plus généralement, les traits romains et germaniques
de ces institutions perdirent de leur netteté : la fusion entre ceuxci était achevée. Une nouvelle société commençait à s'élaborer.
Un nouveau système juridique également. Il n'était plus ni galloromain, ni franc. Peut-il pourtant être qualifié de français ?
PREMIÈRE PARTIE
LA LENTE GESTATION DU DROIT
FRANÇAIS A L’EPOQUE
SEIGNEURIALE ET FÉODALE (XIXII°siècles)
Le trait le plus remarquable des institutions, qui se sont
établies à compter de l’An Mil, est qu’elles sont dépourvues de
tout caractère national. En effet d'un bout à l'autre de l'Occident
elles ont revêtues des formes très voisines, que séparent
toutefois certaines différences aux plans régional et local. En
d’autres termes, il serait vain de chercher à individualiser à cette
époque un droit français un tant soit peu substantiel. La notion
était inconnue et l’expression, également. Ce n’est que d’un
point de vue rétrospectif qu’on peut parler pour cette période
d’une gestation, dont sortirait un jour prochain un ordre
juridique à la physionomie insoupçonnée.
56 - Les cadres conceptuels: les distinctions théoriques
entre féodalité et vassalité, entre organisation féodo-vassalique
et institution seigneuriale- Vers le X° siècle, sur les décombres
de l’organisation politique carolingienne émergea un nouveau
système. C’est le régime féodal ou seigneurial. Ces notions
posent des problèmes ardus, car elles ont souvent été historiquement confondues.
Telles les deux faces d'une pièce de monnaie, féodalité et
vassalité renvoient aux deux aspects d'une même réalité. En
effet la soumission d'un vassal envers son seigneur (le vasselage) s'y accompagnait de la supériorité de celui-ci et assez
généralement de la remise d'un fief (l'inféodation). Nulle part
cette corrélation n'a été aussi claire qu'en Normandie. Mais il
n'existe aucun lien théorique entre ces deux notions. Ainsi, en
Espagne (si l'on exclut la Catalogne) les rois conservèrent leur
autorité sur leurs vassaux, en évitant de leur abandonner des
fiefs, préférant leur verser de l'argent, si bien que l'Espagne a
connu le vasselage sans être jamais féodalisée à proprement
parler. En Provence (terre d'Empire), jusqu'au milieu du
Première Partie
81
XII°siècle, coexistèrent des vassaux sans fiefs et certains
personnages qui n'étaient pas des vassaux mais n'en possédaient
pas moins des tenures se présentant comme des fiefs.
Organisation féodo-vassalique et institution seigneuriale
ont également été souvent confondus. Certes l'une et l'autre
supposent des relations hiérarchiques (respectivement entre
seigneurs et vassaux d'une part, seigneurs et paysans d'autre
part). Pourtant, dans son acception initiale, l'institution féodale
renvoie à un système de rapports personnels, fondé sur le
consentement mutuel, et l'institution seigneuriale fait référence à
l'organisation territoriale des seigneuries, qui repose sur la
coutume. Par ailleurs le pouvoir "seigneurial" d'un seigneur sur
ses paysans n'a rien à voir avec le pouvoir "féodal" d'un seigneur
sur ses vassaux.
Dès lors comment dénommer avec exactitude cette
période nouvelle? Si on écarte le vocable de vassalité, dont la
réalité existait déjà à l'époque franque, il reste deux appellations
possibles: seigneuriale (en raison de la situation déterminante
qu'occupe désormais la seigneurie dans les structures d'encadrement des populations) ou féodale (compte tenu de la place
essentielle que finit par occuper le fief dans la relation entre le
vassal et son seigneur). Bien qu'aucune solution ne soit pas
entièrement satisfaisante, on choisira de parler ici d'époque
seigneuriale et féodale.
57 - Les cadres chronologiques - La période qui vit se
développer l'organisation féodo-vassalique et l'institution
seigneuriale débute avec l'effondrement de l'autorité publique
que les Carolingiens avait su reconstituer et l’histoire du système féodo-vassalique s'achève avec la renaissance de l'État.
Mais il est difficile de dater ces deux réalités, qui correspondent
chacune à des mutations de longue durée.
Dans ces conditions, si l'on veut fournir des repères clairs,
il faut s'entendre sur des choix qui contiennent inévitablement
une part d'arbitraire.
En amont, l’an mil ou l'établissement définitif de la
dynastie capétienne, en 987, est généralement admis comme
point de départ. Dans le Regnum Francorum cette date
commode renvoie d'ailleurs à une période qui marque le point le
plus bas de la décadence de la royauté en face des Grands. Les
82
La fabrique du droit français
actes qui nous sont parvenus de la chancellerie de Hugues Capet
en disent long : ils ne comptent plus qu'un seul notaire et aucun
diplôme ne fut adressé dans le sud du Royaume, pratiquement
soustrait à l'autorité de la couronne, jusqu'au XII° siècle.
L'entourage princier du roi se borne désormais à des seigneurs et
châtelains de la région parisienne.
En aval, en revanche, la détermination d'une césure
indicative d'une "renaissance" du pouvoir royal, fait l'objet de
bien des dissensions.
En règle générale, après que la spirale descendante ait
trouvé ses limites au XI° siècle, on assiste dans la plus grande
partie de l'Europe au début d'une dynamique de regroupement et
de renforcement des gouvernements centraux. Son cadre géographique varia. Là où la mutation s'opéra au plan "régional",
notamment en Allemagne et en Italie, les États territoriaux
devinrent de plus en plus indépendants et la réalisation d'un État
national s'avéra impossible. Là où la modernisation s'effectua à
un niveau plus élevé, comme en Angleterre, où une monarchie
puissante s'imposa très tôt (surtout avec la conquête de 1066),
elle dégagea les voies à son émergence.
Dans le cas de la France, la difficulté tient au fait que
l'évolution a été très progressive. Le rassemblement des terres
dites après-coup "françaises" débute timidement sous le règne
de Philippe I° (57). Sous celui de Louis VI le Gros (58), le
souverain prit le titre de Rex Franciae, Roi de France, de
préférence à celui de Rex Francorum, le concept de couronne
émergea et celui d'imperium resurgit. Mais c’est sous Philippe
Auguste (59), que commença vraiment le lent processus
historique qui conduisit à la reconstitution de la souveraineté
monarchique. A son avènement, en 1180, la plus grande puissance de l'Hexagone était l'État anglo-normand. A cette époque,
le domaine royal capétien, centré sur l'Île-de-France, couvrait
tout juste la superficie de quelques départements actuels et
n'avait aucun débouché maritime. Le roi apparaissait en fait
comme un grand seigneur parmi d'autres. C'est lui néanmoins
qui entama la politique d'annexion des grands fiefs. En 1208,
son domaine s'étendait au Berry et à l'Auvergne, la soumission
(57) (1060-1108)
(58) (1108-1137)
(59) (1180-1223),
Première Partie
83
de l'Ouest et de la majeure partie de l'Aquitaine était opérée et la
Couronne contrôlait désormais tout le littoral septentrional de
l'Artois à la Saintonge. Elle avait enlevé leur prépondérance aux
Anglo-normands. Par ailleurs, l'autorité monarchique était
considérablement raffermie (60) : le roi était bel et bien redevenu
le premier dans son royaume et, sous saint Louis (61), il fit même
figure de premier roi chrétien. En dépit de tous ces éléments, il
faut néanmoins observer qu'à la fin du règne de PhilippeAuguste, en 1223, les cadres institutionnels du royaume étaient
toujours féodaux et que le roi, dont toutes les guerres furent
menées contre des vassaux rebelles et jusqu'à la complète
restauration du droit féodal, n'était jamais, en droit et en fait, que
le premier seigneur du Royaume. D'où l'idée que c'est le règne
de Philippe IV le Bel (62), qui marqua le tournant capital. Avec
lui la royauté changea de nature et se dépouilla de son
revêtement féodal : le roi de France se dota des moyens idéologiques et matériels de passer au dessus de tous ses barons pour
exercer son emprise sur ses sujets, retrouvant "une certaine
plénitude des fonctions régaliennes", et soumit la féodalité,
comme d'ailleurs l'Église. On pourrait en fournir plusieurs
exemples. Ainsi, en 1300, Philippe le Bel préféra une aide
financière à la levée d'une armée, c'est à dire qu'il s'adressa à
tous ses sujets au lieu d'en appeler à ses seuls vassaux. En
d'autres termes, le lien d'homme à homme sur quoi se fondait la
structure féodale commença à s'effacer derrière le ressort
territorial dans lequel s'exerçait la puissance publique. Désormais, le roi était davantage que le suzerain "fieffeux" de tout le
royaume, il n'était plus seulement au dessus de la pyramide
féodale, mais à côté d'elle : ses prérogatives relevaient d'une
essence supérieure à celle des seigneurs et s'inscrivaient au-delà
des droits nés du contrat féodal-vassalique. Enfin, la France était
devenue dans l’intervalle le plus grand royaume d'Occident.
C'est donc la montée sur le trône de Philippe le Bel dont on
usera pour délimiter la fin de la période seigneuriale et féodale.
(60) L'affaire de l'annulation du mariage du roi et d'Ingeburge du Danemark le prouve
amplement : pendant vingt ans (1193-1213), Philippe Auguste, soutenu par le clergé
français, refusa d'obtempérer aux admonitions des papes, qui lui demandèrent de
reprendre auprès de lui son épouse légitime.
(61) (1226-1270)
(62) (1285-1314)
SOUS-PARTIE 1
LES ORIGINES HISTORIQUES
DES INSTITUTIONS SEIGNEURIALES
ET FÉODALES
Ces institutions, qui se sont établies d'un bout à l'autre de
l'Occident, procèdent de causes communes, qui n’excluent pas
certaine spécificités locales..
58 - L'existence de certaines causes particulières d’une
région à l’autre - Souvent les seigneuries sont apparues de
manière très diverse d'un endroit à l'autre. Suivant les lieux,
l'usurpation de la puissance publique s'est opérée par un grand
propriétaire, un agent administratif de haut rang ou un guerrier,
qui sans aucun mandat public s'est construit une place fortifiée.
D'une contrée à l'autre, la transformation a été rendue possible
par l'évolution d'un grand domaine rural, celle qui a affecté la
détention de fonctions publiques, la construction spontanée d'un
château ou la nécessité de défendre une terre d'Eglise. De même,
les liens de fidélité se sont nouées ici et là de façon variable. Il
ne parait pas absolument indispensable de détailler toutes ces
modalités propres à telle ou telle région. Mieux vaut s'en tenir à
des lignes générales, en s'efforçant de ne trop sacrifier le "réel
de la vie sociale", car le nouveau système procède
principalement de causes générales.
59 - La prévalence de certaines causes générales dans
l’espace de l’ancien Empire carolingien - Le nouveau régime
n'est pas issu de l'apparition d’institutions nouvelles, mais de
l’évolution qui a affecté les institutions existantes. La tradition
a-étatique des Germains lui a offert un terreau propice (chap. 1),
et la désagrégation du pouvoir central carolingien, qui a entraîné
l'indépendance croissante de ses agents, en a été le catalyseur
(chap. 2).
CHAPITRE 1
LA TRADITION GERMANIQUE
La prépondérance des liens de dépendance personnelle et
la patrimonialité du pouvoir politique, caractéristiques de la
tradition germanique, ont certainement ouvert la voie à la
féodalité (d’autant qu'elle a bénéficié d'une évolution parallèle
du monde romain, avec le patronat du Bas-Empire).
SECTION 1
LA PRÉPONDÉRANCE DES LIENS
DE DÉPENDANCE PERSONNELLE
60 - La "commendatio" franque - La vieille tradition
germanique du Gefolgschaft (compagnonnage) s'est perpétuée
tout au long de l'époque franque, à travers la commendatio, qui
désignait dans les coutumes franques la soumission d'un certain
nombre d'hommes à un chef plus puissant auquel ils se
recommandaient. Le procédé consistait pour le commendatus
(ou vassus) à s’en remettre à son senior dont il reconnaissait la
prééminence. En contrepartie -car la commendatio à la
différence du leudesamio en comportait une- le senior prenait le
recommandé sous sa protection. Cette technique fut utilisée
primitivement par les personnes de rang inférieur. Mais peu à
peu le procédé se généralisa à tous les échelons de la société,
gagnant les "Romains" libres, mais aussi l'aristocratie germanique. Ces nouveaux commandés donnèrent à leur engagement
un sens différent.
Pour les "Romains", la commendatio ne pouvait pas avoir
le caractère inégalitaire qu'elle comportait chez les Francs. Ils en
firent un accord librement consenti avec un égal, dont l'élément
essentiel était la foi, obligeant chacun à une fidélité réciproque.
Pour l'aristocratie germanique, l'engagement pouvait
parfaitement consacrer une subordination, mais pas ses aspects
les plus infâmants : il n’était certainement pas héréditaire pour
épargner au commendé la choquante condition d'une contrainte
héritée avec le sang.
86
La fabrique du droit français
61 - L'évolution de la "commendatio" franque vers le
seniorat et la vassalité - Dans l'Empire carolingien, il était
entendu que le commendé de haut rang s'engageait en principe
pour la vie, mais il devait servir son maître dans la mesure qui
convenait à un homme libre, ce qui imposait des limitations. Or,
ces limitations étaient assez peu précises et même le capitulaire
de Mersen de 847, qui s'efforça de généraliser le système à tous
les hommes libres, nous éclaire peu de ce chef. Au bout du
compte, le processus engendra les vassi, c'est à dire la vassalité
de l'époque féodale.
En revanche, il n'est pas douteux que l'engagement des
dépendants de rang inférieur n’avait pas besoin d’être renouvelé
de génération en génération. Il débouchera sur la "commendise"
féodale qui ne concernait plus que les hommes "in poesté".
SECTION 2
LA CONCEPTION PATRIMONIALE DU POUVOIR
Cette caractéristique de la société franque s'est exprimée à
l'époque carolingienne avec le système bénéficial (n°62),
introduit par les Mérovingiens, et le système des immunités
(n°63), que connaissait déjà le Bas-Empire.
62 - Le système des bénéfices - A l'origine, sous les
Mérovingiens, le beneficium n'était qu'un bienfait unilatéral
consenti par le roi, généralement des terres données en pleine
propriété à ses fidèles.
Sous les premiers Carolingiens, il se transforma en une
concession viagère, consentie aux serviteurs du roi, au premier
rang desquels les vassi dominici, investis d'un honor, une charge
publique. Honor et Beneficium étaient donc deux choses
juridiquement distinctes : la fonction et le traitement accompagnant celle-ci. Mais, à la fin du IX° siècle, la confusion entre
les charges publiques et les bénéfices se généralisa, d'autant que
les uns et les autres devinrent héréditaires. Honor et Beneficium
furent tenus pour synonymes et la confusion s'établit entre la
fonction et son propre traitement. Le système des fiefs,
caractéristique de l'ordre féodal, s'appuya sur ce précédent et en
pratique, bien souvent on dut passer insensiblement de l'un à
l'autre.
Première Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 1
87
63 - Le système des immunités - Au Bas-Empire et à
l'époque mérovingienne, la caractéristique essentielle de
l'immunitas était l'exemption d'impôt. A partir de Charlemagne,
l'essentiel du privilège devint la clause interdisant l'accès du
domaine "immune" aux agents royaux. Sa conséquence concrète
fut d'accroître la potestas un peu vague que le propriétaire
exerçait sur les habitants du territoire concerné. Il en vint de la
sorte à exercer des pouvoirs de police et à juger des délits privés
ainsi que des litiges peu importants qui s'élevaient parmi ces
gens. En d'autres termes, dès avant la féodalisation, la plupart
des grands ecclésiastiques et nombre de puissants laïques
avaient reçu la délégation d'une fraction au moins des pouvoirs
judiciaires de l'État, ainsi que le droit de lever à leur profit
certains revenus publics. Dès lors, l'évolution fut souvent
imperceptible: lorsqu'à la fin du IX°siècle et au début du X° de
grands monastères obtinrent la reconnaissance juridique de
certains droits régaliens (notamment la justice criminelle), nul
ne dut y voir un changement radical.
La tradition germanique n'explique pas à elle seule le
passage à la féodalité. Il suffit pour s'en convaincre de noter que
le système est né dans le centre et le nord de la France et pas
outre-Rhin, où il ne s'implanta que par imitation, d'une manière
tardive. C'est dire qu'il faut compter avec un second facteur.
CHAPITRE 2
LA DÉSAGRÉGATION DE L'ÉTAT
ET L'INDÉPENDANCE POLITIQUE
CROISSANTE DU PERSONNEL
ADMINISTRATIF
64 - L'importance essentielle de ce facteur - On ne peut
pas expliquer la "mutation féodale" seulement par la généralisation des liens vassaliques et la croissance des prérogatives
des grands propriétaires fonciers.
Quoique la vassalité ait médiatisé le pouvoir du roi (aux
IX°-XI°siècles), c'est elle aussi qui a lui permis de reconquérir le
terrain perdu en permettant au prince de se poser en seigneur des
seigneurs (aux XII°-XIII°siècles) D'ailleurs, la dépendance
vassalique n'a sans doute jamais été aussi stricte qu'à cette
seconde époque. En d'autres termes, la vassalité s'est avérée un
instrument polyvalent qui a eu des effets variables, selon la
faiblesse ou la force de l'autorité monarchique. Livrée à ellemême, sans la déliquescence de l'autorité centrale et l'indépendance croissante de ses agents locaux, elle n'aurait sans doute
jamais débouché sur la féodalité.
Même si la seigneurie hérita largement des caractéristiques des anciens domaines de l'époque franque (63), l'organisation de ceux-ci présente un certain nombre de spécificités (64)
qui seraient incompréhensibles si l'on ne rattachait pas la
féodalisation à ce déterminant fondamental qu'a été la conquête
de leur indépendance par les agents territoriaux carolingiens.
L'élément essentiel a été incontestablement l'indépendance
politique croissante du personnel administratif. Ce phénomène
débute à partir de la fin de l'époque carolingienne, dans les
années 870.
(63) Tel est le cas de la distinction entre la réserve et le domaine concédé. De même,
nombre de services et de redevances en nature exigés par les seigneurs trouvent des
précédents dans les villae, par exemple l'organisation des banalités de moulins, de
fours ou de pressoirs.
(64) Le cens n'est pas seulement une redevance domaniale : il représente aussi, au
moins partiellement, l'ancien impôt foncier que le roi ne percevait plus. Par ailleurs
les dîmes inféodées n'avaient rien à voir avec le régime domanial.
Première Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 2
89
65 - L'affirmation de l'hérédité des fonctions publiques (2°
moitié du IX° siècle) - Les premiers signes de l'indépendance
croissante du personnel administratif local se rencontrent vers le
milieu du IX°siècle, lorsque les comtes obtinrent des garanties
contre la révocabilité de leurs fonctions. Mais l'illustration la
plus marquante survint en 877. Jusqu'à cette époque, le
souverain avait conservé la possibilité de nommer et révoquer
les honores, c'est à dire les charges publiques et naturellement
les bénéfices, qui leur étaient attachés. En 875, à la faveur de la
mort de Louis II le Germanique, le roi Charles le Chauve
s'efforça de reprendre la dignité impériale en marchant sur
l'Italie. A la veille de son départ pour Rome, en 877, il promulgua le capitulaire de Quierzy-sur-Oise destiné, avec l'accord
des Grands, à régler la situation de son royaume en son absence.
Le texte prévoyait notamment qu'en cas de décès d'un comte,
son fils lui succéderait provisoirement. Or, après son triomphe à
Rome, Charles mourut de maladie dans un village des Alpes.
Son fils, Louis le Bègue, ne put conserver l'ombre même de sa
puissance et les dispositions provisoires du capitulaire de 877
devinrent définitives. En 880 cette nouvelle situation fut légalisée : en effet les comtes furent expressément autorisés à
désigner leur fils (ou un autre parent) pour leur succéder. Avec
l'hérédité des comtés, c'est le gouvernement de ceux-ci qui
échappait désormais au pouvoir impérial.
66 - L'apparition des principautés territoriales dans le
ressort des anciens comtés (2° moitié du IX° s. /1° moitié du X°
s.) - La première grande étape du morcellement territorial
survint à la fin du IX° siècle et au début du X°, avec la
constitution de vastes principautés, réunissant plusieurs pagi,
volontiers situées à la périphérie du royaume. En Flandre avec
Baudoin le Chauve (comte en 879-918), en pays bourguignon
avec Richard le Justicier (comte d'Autun, puis duc de
Bourgogne en 887-921), dans le Midi avec Guillaume le Pieux
(comte d'Auvergne en 886, puis duc autoproclamé d'Aquitaine
en 898-918), des princes territoriaux de souche carolingienne
affirmèrent ainsi leur autonomie et revendiquèrent, non point le
titre royal, mais la qualité de princeps. En Bretagne, à partir de
851, en Provence à partir de 879, avec le comte Boson, qui se fit
proclamer roi de Provence "pour le bien de l'Église et du peuple
90
La fabrique du droit français
privés du secours d'un souverain et sous l'inspiration de Dieu" et
en Normandie par le traité de Saint-Clair-sur-Epte de 911, entre
le roi Charles le Simple et le chef scandinave Rollon, des
princes territoriaux étrangers au lignage pippinide affirmèrent
également leur autorité. Dans le demi-siècle qui suivit Quierzysur-Oise, toutes les provinces de la périphérie du royaume
devinrent indépendantes.
Avec un certain décalage, le mouvement affecta ensuite
les comtés de l'Intérieur, à commencer par l'Anjou vers 920,
dont la destinée s'avéra si importante, puisque la dynastie des
comtes d'Anjou est à l'origine de la famille des Plantagenêts qui,
par suite d'un mariage, est devenue la famille royale
d'Angleterre, de 1154 à 1399 (65). Ces entités, de dimensions très
variables, comprenaient généralement un seul pagus. En d'autres
termes, cette vieille circonscription administrative carolingienne
survécut à cette première étape du processus de dislocation de
l'autorité publique.
67 - L'émergence des seigneuries (fin X° - début XI°) - A
la fin du X° siècle et au début du XI°, le pagus commença à se
disloquer avec la seconde étape du processus de morcellement,
qui se caractérisa par l'éclosion quasi-générale des seigneuries.
L'émergence spontanée, au sein des principautés, de châteaux
qui apparurent en raison de l'insécurité générale et engendrèrent
les seigneuries, paracheva l'évolution amorcée au IX° siècle :
l'émiettement de l'autorité publique avait atteint son point
ultime. D'autant que l'apparition de la seigneurie châtelaine
impliquait souvent la rupture de toute subordination hiérarchique, fondant, au profit de son détenteur, une totale liberté
d'action. Dès les années 1000-1020, apparurent les premières
dynasties de châtelains. Dans les années 1020-1040, l'exercice
de la justice qui relevait encore de la fonction comtale
"descendit" au niveau des seigneuries, pour être donnée en fief.
(65) Aussi bien, jusqu'au XIII° s, les rois d'Angleterre ne se sentaient pas Anglais.
L'interrogation de Richard I° Coeur de Lion (1157-1189-1199) : "Me prenez-vous
pour un Anglais ?" est d'ailleurs fameuse. La langue usuelle de la famille royale,
l'anglo-normand, n'avait, malgré son nom, aucune parenté avec les dialectes
britanniques. C'était un idiome français. D'ailleurs, l'historien Ranulf Higden (v. 12991364) appelle cette langue, enseignée à tous les écoliers insulaires, le gallicum
idioma. La langue anglaise, parlée par le peuple, ne sera admise dans les procès que
sous Édouard III (1362) et dans les actes royaux sous Henri VII, plus d'un siècle plus
tard.
Première Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 2
91
Le processus fut plus ou moins rapide. Ce fut alors l'apogée du
système. Un temps somme toute assez bref, puisque, dès le XII°
siècle, la tendance à l'émiettement des seigneuries s'inversa et
l'emprise des principautés territoriales se renforça sur les
châtellenies, grâce à un développement du rapport de supériorité
de seigneur à vassal. A ces institutions inédites, correspondent
de nouvelles sources du droit.
SOUS-PARTIE 2
LES SOURCES DU DROIT A L'ÉPOQUE
SEIGNEURIALE ET FÉODALE :
UN DROIT D’APPLICATION
PRINCIPALEMENT RÉGIONALE
ET LOCALE
68 - Si les deux sources du droit profane à l'époque
franque (les coutumes ethniques et les capitulaires royaux)
perdirent leur autorité au X° siècle, le vide ainsi créée profita à
de nouvelles coutumes, d'assise non plus ethnique mais
territoriale, puis, dans une moindre mesure, à partir du XII°
siècle, aux ordonnances royales et seigneuriales (chap. 1). Mais,
dans l'intervalle, le droit canonique tira partie du phénomène,
ainsi que du morcellement et de l'affaiblissement de l'autorité
civile, pour étendre sa sphère de régulation (chap. 2).
Le trait fondamental n’en est pas moins le rôle essentiel
des coutumes territoriales et la "régionalisation" du droit. Cette
diversité était ressentie par les contemporains, comme aussi
naturelle que la diversité linguistique. D’ailleurs, les souverains
de l'époque ne cherchèrent pas à y porter atteinte. L'un d'eux,
Étienne de Hongrie, disait même qu’un royaume était faible et
fragile s'il ne s'y trouvait qu'une seule langue et une seule
coutume. En effet, dans l'esprit du roi, cela signifierait qu'il
serait très petit.
CHAPITRE 1
LES SOURCES DU DROIT PROFANE
69 - Généralités - Les lois barbares furent victimes de la
fusion mutuelle des différentes ethnies et les capitulaires
tombèrent en désuétude avec l'autorité royale. Mais il n’en
résulta pas l’avènement d’un droit unifié dans le futur royaume
de France (dit alors Francia occidentalis). Une loi de 1251
utilise bien l’expression de consuetudo gallicana pour l’opposer
au droit romain, mais, comme on va le voir, ce n’est qu’une
formule de style qui recouvre un groupe de coutumes
hétérogènes. Aucune source d’époque ne parle jamais de jus
gallicanus. Tout au plus trouve-t-on parfois celle de jus
francorum, pour désigner, le droit des fiefs more francico (dans
les coutumes dites des Francs). L’expression se retrouve souvent
en Italie pour l’opposer au jus langobardorum, le droit des fiefs
des coutumes lombardes. Même dans le domaine limité du fief,
elle n’a jamais permis de distinguer un droit français d’un droit
italien. Les règles que l’on va examiner relèvent d’un droit
commun, transnational, sujet à des variations locales, d’ordre
régional, voire micro-régional. C’est le "droit commun des
fiefs" (66), "une espèce de jus commune feudorum" (67).
Jusqu'au XII° siècle, les rapports juridiques se réglèrent à
peu près exclusivement sur des précédents qui finirent par
devenir de véritables coutumes au sein d'un groupe social donné
dans un espace géoculturel restreint : en théorie il fallait une
série d'actes publics et paisibles, c'est à dire une pratique
continue dont toute violence était exclue. Mais en fait tout acte,
une fois accompli ou, mieux, trois ou quatre fois répété, avait
toutes les chances de se muer en précédent, même s'il avait été, à
l'origine, exceptionnel, voire abusif (68). D'où la notion de
(66) E. Bournazel, J.-P. Poly (dir.), "Les féodalités", P.U.F., 1998, p.246.
(67) ibid., p.243.
(68) Il était d'usage, en Catalogne, lorsqu'une terre était aliénée, de stipuler, en une
formule singulièrement cynique, qu'elle était cédée avec tous les avantages dont son
possesseur avait eu la jouissance, "gracieusement ou par violence" ?
94
La fabrique du droit français
"mauvaises coutumes" que le roi se reconnut un jour futur le
droit écarter au nom de l'équité (69).
Dans l'esprit du temps, le droit coutumier occupait donc
une place primordiale. C'est tellement vrai qu'on plaçait
d'ailleurs la coutume au sommet de la hiérarchie des normes.
SECTION 1
LES COUTUMES TERRITORIALES
70 - L'émergence des coutumes territoriales - Malgré
certaines mentions éparses antérieures au XI° siècle, c'est
principalement à partir des années 1210-1220 que l'on prit
conscience de l'existence d'un nouveau droit coutumier, d'application territoriale et articulé sur une principauté ou un petit
terroir. C’est la "régionalisation" du droit. Dans le nord de
l'Hexagone, où se situe le royaume de France, la plus ancienne
mention de la Coutume de Paris se rencontre en 1212, celle de
Touraine, Maine et Anjou en 1213, celle de Champagne en
1224, celle de Poitou en 1227, de Flandre en 1235.
L'aire de ces nouvelles coutumes épousa naturellement les
frontières politiques de l'époque.
Ainsi, en Normandie, il n'y eut qu'une seule coutume,
apparue au début du XI° siècle, dont le ressort coïncide très
exactement avec les frontières du duché à ce moment. Il en fut
de même en Angleterre : celle-ci a réalisé son unité politique dès
la conquête normande, ce qui a permis une unité coutumière
avec le common law, qui a survécu à décroissance de l'autorité
royale à partir de 1215.
Inversement, dans le bassin parisien, les coutumes, très
nombreuses, sont le reflet du morcellement politique extrême du
royaume à l'époque. Ces limites coutumières se perpétuèrent
jusqu'à la Révolution, bien après que la carte politique qui avait
présidé à leur élaboration ait été effacée par la centralisation
monarchique.
71 - La question de la preuve des nouvelles coutumes L'oralité du droit coutumier posa très vite un problème de
(69) Ce n’est qu’en 1081 que, pour la première fois, le roi Henri I° supprima une
coutume injuste qui avait cours à Orléans. En 1298, saint Louis, sans renoncer à cette
prérogative qu'il utilisa maintes fois, permis à sa cour de Parlement d'écarter, sans lui
en référer, une coutume jugée par elle déraisonnable.
Première Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
95
preuve. En principe, le fondement des coutumes résidant dans
l'ancienneté, on prouvait le contenu de celles-ci en faisant état
de précédents aussi anciens que possibles. D'où l'appel aux
personnes les plus âgées par le jeu d'une enquête.
Le Midi pratiquait l'enquête par témoins singuliers. Le
juge entendait les témoins séparément et on appliquait la règle
de droit commun suivant laquelle deux témoignages
concordants étaient nécessaires.
Le Nord connaissait l'inquisitio per turbam, (l'enquête par
tourbe), réglementée pour la première fois par une ordonnance
de 1270. Le juge n'interrogeait pas des individus, mais une foule
(turba) qui était censée représenter le peuple. Plus tard, au XIV°
siècle, on appliqua à cette enquête un texte du Digeste, d'après
lequel il fallait au moins dix personnes pour former une turba.
Parmi celle-ci, l'un des tourbiers, élu par les autres, venait, après
délibération, répondre aux questions du juge, au nom de tous. Il
déclarait en particulier si la tourbe tenait la coutume pour
existante ou non existante, étant précisé que les tourbiers
devaient être "concordants en un même dire", c'est-à-dire unanimes.
Toutefois, les coutumes n'acquirent vraiment de la
précision qu'avec les premières transcriptions et les plus anciens
coutumiers.
72 - Les premières codifications des coutumes territoriales
et les premiers coutumiers - Les coutumiers sont, comme leur
nom ne l’indique pas, des recueils privés. Le plus vieil ouvrage
est indéniablement le "Très Ancien Coutumier de Normandie",
une oeuvre anonyme et brève, dont on connaît deux éditions,
l'une en latin, l'autre en franco-normand. Le livre remonte, dans
sa partie la plus ancienne, à 1200 environ, à une époque où le
duché de Normandie était encore indépendant et ne subissait
guère l'influence du royaume de France. Il faisait alors partie des
vastes possessions de la dynastie anglo-normande des
Plantagenêts, qui était à cette époque le royaume le plus puissant
et le mieux structuré d'Extrême-Occident. Un tel contexte
éclaire évidemment la précocité de la codification du droit
normand : l'étendue du pays a très tôt sensibilisé les juristes aux
diversités des droits coutumiers et à l'originalité de ceux-ci.
96
La fabrique du droit français
Le second code normand, qui date des années 1250 est une
oeuvre beaucoup plus ample, qui existe dans une version latine
et une version française. L'oeuvre est connue sous les noms de
"Grand Coutumier", Summa de Legibus ou encore "Somme
Maucaël", du nom du clerc qui en serait l'auteur. L'ouvrage, de
tout premier ordre, eut un grand succès. On en connaît même
une version en vers! Du XIV° au XVI° siècle, les tribunaux
normands y cherchèrent l'expression autorisée des coutumes du
duché.
Dans le domaine royal des Capétiens, des textes comparables apparurent après un certain décalage. Leur élaboration
s'explique par deux facteurs : l'extension des possessions
capétiennes, à partir de Philippe II Auguste (1180-1223), qui
s'effectua précisément au détriment des Plantagenêts, et le
développement de l'enseignement du droit, qui débuta dans les
années 1230 à Montpellier, Toulouse et Orléans (70). Les plus
anciens coutumiers français concernent la région orléanoparisienne et remontent à la seconde moitié du XIII° siècle:
Le plus ancien est peut-être le "Conseil à un ami", écrit en
français entre 1254 et 1258 par Pierre de Fontaines, bailli de
Vermandois, qui fait déjà de larges emprunts au droit romain.
Le "Livre de Jostice et de Plet", rédigé entre 1255 et 1260,
par un auteur inconnu, s'inspire aussi largement du droit écrit.
Les "Établissements de saint Louis", écrit au début des
années 1270 par un auteur également ignoré, s'efforcent de
concilier le droit écrit avec deux compilations coutumières
antérieures. Il s'agit d'une coutume de Touraine-Anjou datée de
1246 et des Usages d'Orléanois, vers 1250.
Les "Coutumes de Beauvaisis" sont l'oeuvre de Philippe
de Beaumanoir. Rédigées en 1283, elles dépassent la simple
compilation du droit de la région de Beauvais, pour apparaître
comme le premier véritable ouvrage de réflexion sur le droit.
Dans le Midi, qui n'était pas encore uni au royaume de
France et relevait de plusieurs souverains (le duc d'Aquitaine,
(70) C'est également à cette époque que commence l'enregistrement des arrêts rendus
par la Cour du roi en ses sessions judiciaires : les premiers registres datent de 1254.
Ils sont donc très postérieurs aux résumés des arrêts de l'Échiquier Ducal de Rouen
qui remontent à la fin du XII° siècle. Une ordonnance de 1258 rendit cette pratique
obligatoire. Ces registres furent appelés Olim en raison du premier mot du premier
arrêt.
Première Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
97
les comtes de Provence, de Barcelone et de Toulouse), quoique
le fond du droit soit resté romain, des inflexions coutumières
apparurent très tôt : les "Usages de Barcelone et d'Urgell" sont
attestés au XI° siècle, les coutumes du sud-ouest (demeurées
orales) au XII°, la rédaction primitive de la coutume de Montpellier remonterait aux années 1190, celle de Toulouse à 1286.
Vers 1250, un fait essentiel domine ces diversités, le "choc
romain", dû à la renaissance du droit écrit et à la diffusion de la
compilation justinienne à compter du début du XII° siècle. Alors
qu'un pays unifié comme l'Angleterre (où Henri III prohiba le
droit romain) réagit de manière unitaire, dans l’Hexagone divisé,
le phénomène aboutit à individualiser des pays de coutumes
(patria consuetudinaria), au nord, et des pays de droit écrit,
dans le Midi (71). En dépit de la mauvaise volonté de la royauté
et de l'opposition de la noblesse (72), dès 1251, Blanche de
Castille dut reconnaître qu'une partie du royaume de France était
régie par le droit romain, tandis que le reste obéissait à ce que le
texte de l'établissement appelait la "coutume française"
(consuetudo gallicana), dont la couronne réglementa l'application et qu'elle s'efforça de protéger. C'est ainsi qu'en 1278, elle
interdit que le droit romain soit invoqué à leur encontre.
A l'époque féodale, le droit coutumier avait un rôle
d'autant plus essentiel que les premières manifestations du
pouvoir législatif n'apparurent vraiment qu'au XII° siècle (73).
SECTION 2
LES ORDONNANCES ROYALES ET SEIGNEURIALES
73 - La renaissance du droit de légiférer- Le pouvoir
législatif royal tomba en désuétude dès le début du IX° siècle. Il
réapparut dans le sillage de la renaissance du droit romain.
Celle-ci survint en Italie au XI°siècle. Classiquement, on
la faisait remonter à 1076, date de la sentence de Marturi, où,
(71) Le juriste auvergnat Masuer écrivait au XV° siècle : Patrias juris scripti id est
linguae occitanae, les pays de droit écrit, c'est à dire de langue d'oc.
(72) Une protestation de seigneurs français de 1245 est très révélatrice de cette
hostilité à l'égard du droit romain et de ceux qui contribuaient à le répandre : "Nous
tous, grands du royaume, qui réfléchissons avec attention que le royaume a été acquis,
non par le droit escrit ou par l'arrogance des clercs, mais par les sueurs des
guerriers..."
(73) Il faut tempérer cette observation par le maintien d'un certain pouvoir normatif
avec le ban seigneurial.
98
La fabrique du droit français
pour la première fois, après des siècles d'oubli, un auteur se
référait au Digeste. En réalité, sa redécouverte remonte peut-être
plus haut, vers les années 1030. En tous cas, c'est en 1037 que
l'empereur Conrad II promulgua la première loi impériale,
encore isolée dans le temps.
Le droit royal de légiférer se développa très tôt dans les
royaumes et principautés centralisés, nés d'une conquête,
comme l'Angleterre et la Sicile, prises (en 1066 et 1130) par les
Normands, et où ceux-ci, après avoir fait table rase, purent, plus
librement que d'autres ailleurs appliquer les règles romaines
qu'ils venaient de redécouvrir.
Dans l'Hexagone, le mouvement fut plus lent et progressif.
Dès la fin du XI° siècle, en Normandie et en Bretagne, les
princes régionaux prirent l'habitude de promulguer des
ordonnances, après avoir réunis auprès d'eux une cour de
vassaux. Chacun de ceux-ci pouvait y souscrire et s'engageait en
ce cas à la faire exécuter sur ses terres. Mais le texte n'était pas
d'application générale car il était rare que tous les vassaux
approuvent l'acte qui, de toute manière, n'engageait pas leurs
propres vassaux. Parmi les textes les plus anciens, on peut
mentionner les Consuetudines et justicie de Normandie, vers le
milieu du XI° siècle, et l'assise dite du comte Geoffroy de
Bretagne , célèbre pour y avoir introduit le droit d'aînesse, en
1085.
74 - Le retour à une législation d'application territoriale Dans l'ensemble, ce n'est que dans les dernières années du XII°
siècle que les hauts seigneurs, ayant plus d'autorité sur leurs
barons, imposèrent l'idée que ceux-ci devaient faire appliquer
l'ordonnance à laquelle ils avaient souscrits dans les fiefs de
leurs vassaux et aider le seigneur à la faire adopter à ceux qui ne
l'avaient pas acceptée. C'est en procédant de la sorte que les rois
de France arrivèrent à prendre des ordonnances applicables à
tout le royaume, qui prirent des dénominations assez variées,
notamment établissements et assises.
Les plus anciennes remontent au milieu du XII° siècle, ce
sont les textes de 1144 sur le bannissement des juifs relaps, de
1147 sur l'organisation du royaume durant l'absence du roi parti
à la croisade et de 1155 sur la paix générale de dix ans. Au XIII°
siècle, elles furent plus nombreuses et abordèrent parfois des
Première Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
99
questions de droit privé. Leur modeste série débute en 1197
avec le privilège de désignation d'un baillistre par testament en
présence d'enfants mineurs accordé aux habitants de Bourges...et
s'achève avec l'ordonnance de 1278 sur le retrait lignager en
Normandie. C’est trop peu pour parler d’une étatisation du droit.
Faute de pouvoir irriguer l’ensemble des relations
juridiques, le droit canonique lui-même ne parvint pas à unifier
la diversité des coutumes locales.
CHAPITRE 2
LES SOURCES DU DROIT CANONIQUE
75 - Les nouvelles collections canoniques - La multiplication des canons conciliaires et, après la réforme grégorienne
des constitutions pontificales, appelées décrétales (74) ou, plus
improprement, "bulles" (75), par référence au mode de scellement
(opéré avec une bulle de plomb), amenèrent la rédaction de
nouvelles collections.
Une quarantaine de celles-ci ont été dénombrées. Malgré
leurs mérites, elles furent éclipsées par le "Décret de Gratien",
dont la compilation, vers 1150, fournit un fondement solide au
droit de l'Église, analogue à celui que le Digeste avait donné au
droit romain. Le recueil, qui doit beaucoup à celui-ci, réunit un
nombre de textes sans précédent (près de quatre mille) classés
par thèmes. Il est très favorable aux droits du Pape dans l'Eglise
et aux droits du pouvoir religieux sur les autorités profanes.
Après la publication du "Décret", des copistes prirent
l'habitude de lui annexer les actes les plus récents des papes et
des conciles. Ces textes étaient disséminés en dehors du Décret
(extra Decretum vagantes), d'où leur nom d'"Extravagantes". A
partir de 1190, des canonistes en firent, à titre privé, des
compilations et certains papes ordonnèrent la réunion de leurs
textes, pour les envoyer aux universités. Ces efforts débouchèrent sur la promulgation des "Décrétales de Grégoire IX", en
1234, qui rassemblèrent toutes les compilations antérieures,
ainsi que les décrétales du dit pape.
76 - Le recours croissant au droit romain - Dans un
premier temps, l'Église se méfia du droit romain pour des
raisons à la fois spirituelles et temporelles : d'une part elle
appréhendait que l'étude du droit -comme celle de la médecinene détourne les clercs de la théologie et d'autre part, comme la
monarchie française l’a éprouvé à certains moments, elle
(74) Le terme désigne les constitutions postérieures au Décret de Gratien.
(75) En effet, on appelle ainsi tous les actes scellés d'une bulle : les constitutions, mais
aussi les simples collations de bénéfice et les actes d'administration scellés de la
même manière.
Première Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 2
101
craignait que l'application du jus scriptum ne serve l'hégémonie
de l'Empereur.
Cette attitude n'empêcha pas l'Église de s'intéresser au
droit écrit dès le XII° siècle et de chercher à le récupérer. Il ne
faut donc pas s'étonner que Gratien ait inséré dans son Décret
beaucoup de textes romains, dont un certain nombre concernant
la procédure et spécialement l'appel. Il en résulta la réception du
droit processuel romain dans le droit canonique. En fin de
compte, les tribunaux d'Église, au premier rang desquels les
officialités, devinrent finalement le véhicule privilégié du droit
écrit. C'est tellement vrai que, dans un second temps, l'influence
de l'Église entraîna l'introduction de ces règles dans la procédure
des cours laïques. Ainsi le Parlement de Paris adopta-t-il la
procédure dite "romano-canonique". Ceci nous amène à évoquer
le contenu des institutions de l’époque.
SOUS-PARTIE 3
LE CONTENU DES INSTITUTIONS
SEIGNEURIALES ET FÉODALES
77 - Une évolution institutionnelle controversée- Il est
devenu classique de présenter les institutions de cette époque,
féodales notamment, comme une régression après la tentative
carolingienne de restauration de l'État. Or, il ne s'agit là que d'un
jugement de valeur idéologique. En effet, dans les circonstances
concrètes de l'époque, il faut d'abord souligner les avantages de
la mutation féodale : elle fut une adaptation réussie à la situation
réelle de l'Occident. Devant les menaces des Normands, des
Arabes et bientôt des Hongrois, seules les forces régionales
pouvaient effectivement réagir et réagirent effectivement.
Aucun roi, fut-il Charlemagne, n'aurait pu avoir l'ubiquité
nécessaire pour parer aux dangers, partout et toujours. La
"féodalité", qui est parvenue à intégrer les individus dans sa
mouvance de façon beaucoup plus complète qu'aucun État
depuis Rome, a sauvé l'Occident à une époque où l'Empire
unitaire, qui subsistait à Constantinople, prouvait son impuissance face aux Barbares, jusqu'à succomber finalement sous les
coups des Turcs musulmans en 1453.
Même si elle est née dans le désordre, l'époque
seigneuriale et féodale n'a point été vouée à l'anarchie et aucun
historien ne se hasarde plus à la présenter ainsi. C'est tout au
contraire une organisation complexe, centrée sur la seigneurie,
qui a sa propre cohérence (chap. 1) et qui a donné naissance à un
ordre féodal, dont l'importance et sa valeur ont été telles que la
royauté et l'Église en subirent la contamination (chap. 2) et que
le mouvement d'émancipation des villes, quoique dirigé contre
lui, s'inspira étroitement de ses structures (chap. 3). C'est ce que
nous allons examiner.
CHAPITRE 1
L'ORGANISATION LOCALE
DE LA SEIGNEURIE
78 - La seigneurie, comme cellule de base de la société
occidentale des XI°-XII° siècle - L'organisation seigneuriale s'est
établie d'un bout à l'autre de l'Occident avec partout de très
fortes similitudes.
En d'autres termes, l'organisation seigneuriale n'a aucun
trait spécifiquement français. D’ailleurs, des différences d’intensité ont existé dans le "pré carré", que les Capétiens réunirent au
fil des siècles et au hasard des circonstances En pays d’oc, par
exemple, la fidélité entre égaux (inter pares), la fidélité fondée
sur le paratge l'a emporté sur la vassalité d'un bout à l'autre de
l'époque dite féodale. En Languedoc, l'hommage, longtemps
considéré comme "la dépendance des esclaves", et l'investissement de fief, ne se sont généralisés qu'au XIII° siècle avec la
conquête armée de Simon de Montfort. En Provence, il a fallu
trente ans de lutte pour que les comtes de la maison de
Barcelone imposent leur autorité sur des seigneurs contraints de
devenir leurs vassaux. Si l’on préfère, la féodalité ou ce qui en
tient lieu dans le sud-est de l'Hexagone s'apparente beaucoup
plus aux institutions en vigueur dans différentes parties de la
péninsule italique, qu'à celles de la France proprement dite, au
nord de la Loire. De même, les ressemblances entre les
structures respectives de la Normandie, de l'Angleterre et de la
Guyenne, alors placées sous la domination anglo-normande des
Plantagenêts (76), sont plus fortes que les similitudes avec les
(76) Le duc de Normandie, Guillaume le Bâtard, conquit l'Angleterre en 1066 (d'où
son surnom de "Conquérant") et se fit sacrer roi à Westminster. Certes, à sa mort
(1087), les deux pays eurent chacun leur prince : son fils aîné reçut la Normandie, son
cadet, l'Angleterre. Mais, moins d'un siècle plus tard, les deux territoires furent
réunifiés par le duc Henri Plantagenêt qui se fit reconnaître roi d'Angleterre (1154),
après avoir annexé la Guyenne, grâce à son mariage avec Aliénor d'Aquitaine (1152).
Son génie organisateur transforma ces possessions en un État divers mais cohérent,
plus centralisé que le royaume capétien. D'où les similitudes organisationnelles qu'on
rencontre de la frontière pyrénéenne à celle de la Tweed. A sa mort (1189), son fils
Richard Coeur de Lion reçut tout l'héritage, jusqu'à son décès en 1199. Son frère,
jusque-là écarté du pouvoir, Jean sans Terre, lui succéda, mais ne put conserver le
104
La fabrique du droit français
structures en vigueur dans les possessions capétiennes. Rien
n'est plus normal car la France, dans les limites qui seront un
jour les siennes, n'existait pas encore. Seuls existaient le
domaine royal, à peine plus étendu que l'actuelle région d'Ile-deFrance (77), et l'espace de suzeraineté du Roi, dont les limites
orientales n'atteignaient même pas la Meuse au nord et le Rhône
au sud. Dans l'Hexagone, la principauté la plus puissante, dans
la seconde moitié du XII° siècle, n'était pas ce royaume
capétien, mais le duché de Normandie.
On ne peut donc présenter les institutions capétiennes
naissantes comme les institutions de la France et encore moins
comme un droit français. En conséquence, il apparaît opportun
de partir d'un cadre général, occidental, pour souligner, au cas
par cas, les particularités existant dans le domaine royal et dans
telle ou telle grande principauté extérieure, qui se fondra un jour
dans l'ensemble français, mais qui aurait très bien pu ne pas le
faire, voire même absorber à son profit l'Ile-de-France. D'un
bout à l'autre de l'Europe, de l'Irlande aux confins de la Pologne
et même de la Palestine, où les Croisés créèrent au XII° siècle
un royaume chrétien (78), la seigneurie était toujours un territoire
dont le propriétaire était, à bien des égards, le véritable
souverain, du fait de ses prérogatives. Il convient d'en étudier
l'organisation générale (sec. 1) avant d'examiner ensuite
l'organisation particulière de la justice (sec. 2).
SECTION 1
L'ORGANISATION GÉNÉRALE DE LA SEIGNEURIE
Les liens féodo-vassaliques (nés de l'acte de foi et d'hommage) couvraient la société d'un réseau de rapports tissés à partir
de chaque seigneur (n°79), qui finirent par dessiner à compter
du XII°siècle, une hiérarchie complexe (n°80).
domaine continental qui, Guyenne exceptée, passa entre les mains de Philippe
Auguste.
(77) Ce n'est qu'en 1185 avec le rattachement d'Amiens et du Vermandois que le
domaine capétien toucha pour la première fois la mer.
(78) L'introduction de la féodalité en Palestine se fit à l'occasion de la première
Croisade (1096-99) et de la naissance du royaume de Jérusalem, qui subsista deux
siècles (1099-1291). Son importance juridique est considérable : en effet, le régime
féodal y fut transplanté en bloc et y atteignit immédiatement une définition et une
cohérence inconnue en Europe, où il s'était établi progressivement et sans aucun plan
d'ensemble.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
105
79 - Le groupe féodal - Normalement, des X°-XI° siècles,
époque de la généralisation des châteaux-forts, jusqu'à la fin du
XII°, lorsque les constructions nouvelles se raréfièrent, le
moindre seigneur qui eut plusieurs vassaux dans sa dépendance
avait sa place forte, son château. D'où son nom de châtelain,
synonyme de baron (79).
Or il était rare qu'un seigneur -ou baron - n'eut qu'un seul
vassal : normalement, il groupait sous sa puissance plusieurs
vassaux qui étaient juridiquement égaux entre eux. Mais en fait,
il existait des différences immenses entre les vassaux domestiques, qui vivaient près de leur seigneur, dans une dépendance
matérielle totale, et les vassaux chasés, à la tête d'un fief dont
l'importance pouvait lui conférer une très large autonomie.
D'autant que la logique originelle du lien d'homme à homme fut
parfois bafouée par la prolifération des hommages (80), qui
n'étaient pas régis par les conditions strictes qui avaient été
autrefois appliquées aux recommandations accompagnées de
bénéfices (81). C'est ainsi que des hommes en vinrent à se donner
à plusieurs seigneurs. Le premier exemple que l'on connaisse en
France remonte à 895. Mais ce qui était rare et exceptionnel à
l’orée du X° siècle devint usuel et fréquent aux XII° et XIII°
siècles, l'hommage se mua alors en une simple formalité
préalable à la concession d'un fief. On glissa du don de soi au
service tarifé et chacun eut intérêt à prêter le plus grand nombre
possible d'hommages.
L’échec des tentatives de redonner au lien vassalique un
caractère exclusif aboutirent à conforter l'autonomie du vassal,
le laissant "libre en pratique de choisir parmi ses seigneurs, en
(79) Primitivement, le terme baro signifiait l'homme. Beaumanoir s'en sert encore en
1283 pour désigner le mari, chef de la communauté conjugale. Ce n'est que dans un
second temps que le mot "baron" désigna tout seigneur qui possédait un château, au
point que ces deux termes devinrent synonymes. Enfin au XIII° s. le titre fut réservé
aux seigneurs possédant au moins deux châteaux et la baronnie devint un fief titré
juste au dessous de la vicomté. Sa caractéristique par rapport aux seigneuries
inférieures était la haute justice.
(80) Le vassal d'un seigneur pouvait avouer un fief ou le concéder à un autre vassal du
même seigneur. Par ailleurs, un baron pouvait, pour un fief, se trouver vassal d'un
plus faible que lui, voire de celui qui était déjà son vassal pour un autre fief.
(81) Depuis 806 (et encore 817), les hommes de chaque souverain ne pouvaient
recevoir de bénéfices que dans le territoire de leur maître. Le capitulaire de Mersen de
847 interdit à un vassal de changer de maîtres et à ceux-ci de débaucher l'homme
d'autrui.
106
La fabrique du droit français
fonction de son seul intérêt, celui qui ayant sa préférence et, à la
limite, de se conduire en fait comme s'il n'était le vassal de
personne.
Grâce aux services vassaliques, le seigneur disposait
d'organes de gouvernement, d'administration et de justice, ainsi
que d'une armée. Ce groupe féodal élémentaire n'était pas
spontanément désireux de s'intégrer dans une plus vaste hiérarchie. Mais c'est ce qui lui advint lorsqu'à compter du XII°siècle
les autorités princières (puis le roi) parvinrent à étendre à
l'échelle de leur principauté (et à celle du royaume) ces
"emboitements" de personnes et de fiefs .
80 - La hiérarchie féodale - A l'aboutissement (tardif) du
système, chaque seigneur, hormis le roi et les alleutiers, faisait
partie d'un autre groupe, comme vassal d'un seigneur plus
puissant appelé suzerain (du latin superanus: supérieur). Le
premier groupe se rattachait ainsi à un second, le second à un
troisième et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on arrivât au roi,
suzerain fieffeux de tout le royaume. Au fur et à mesure que
s'élevait cette pyramide, nombre de seigneurs portaient des titres
de dignité hérités de l'époque carolingienne : vicomte, comte,
marquis ou duc, dont la hiérarchie s'établit peu à peu. Dans le
royaume, à l'apogée du système (XI°-XII° siècles), on
dénombrait quatre duchés, dix comtés... et peut-être 10 000 fiefs
ordinaires.
A la base, les seigneurs n'avaient plus nécessairement de
rapports directs avec l'autorité royale : en effet, en France au
moins (82), il n'existait aucun lien entre un seigneur et ses
arrières-vassaux, c'est à dire les vassaux de ses vassaux. Chacun
de ceux-ci n'était tenu qu'envers celui auquel il avait prêté
hommage. D'où la maxime : Vassalus mei non est meus vassalus
(le vassal de mon vassal n'est pas mon vassal).
D'un point de vue socio-politique, les pouvoirs des
seigneurs procédaient de leur prépondérance de fait dans une
zone territoriale donnée. D'une région à l'autre, les coutumes
territoriales ont fixés des rapports sociaux très variables, mais
par delà cette diversité, il est possible de dégager un corps de
règles générales communément admises. On peut les regrouper
autour de deux axes distincts : les rapports seigneuriaux qui
(82) Mais cette règle n'existait pas en Normandie (ni donc en Angleterre).
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
107
concernent les relations entre le seigneur local et les habitants de
sa seigneurie (sous-section 1) et les rapports contractuels, qui
unissent le dit seigneur à certaines personnes qui se sont
délibérément associées à lui (sous-section 2).
SOUS-SECTION 1
LES FONDEMENTS UNILATÉRAUX :
LES DROITS SEIGNEURIAUX
81 - Les deux types de droits seigneuriaux - C'est ce que
l'on appelait au XI° siècle, les consuetudines (= coutumes), ce
qui en dit long sur l'altération des droits de la puissance
publique. En effet, cette évolution sémantique signifie que les
pouvoirs d'essence régalienne ne se fondaient plus sur une
délégation expresse de la souveraineté, mais sur l'habitude et le
témoignage de la mémoire collective. En d'autres termes, on
avait perdu l'idée de la délégation publique à l'origine des droits
seigneuriaux pour ne plus fonder ceux-ci que sur la coutume.
Ces droits seigneuriaux s'avéraient théoriquement
dualistes. En effet, on trouvait parmi eux des droits de nature
publique, procédant d'une délégation de souveraineté, et des
droits de nature domaniale, puisant leur origine dans la
propriété, qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer en pratique,
ce qu’on va tenter de faire par souci de clarté.
§ 1. Les droits seigneuriaux de nature domaniale
82 - La distinction du domaine retenu et du domaine
concédé - Il s'agit des droits qui découlaient de l'exploitation de
la terre. La seigneurie de l'époque connaissait une distinction
fondamentale entre le domaine retenu, c'est à dire la réserve, et
le domaine concédé.
La réserve englobait le château, un jardin clos de mur, les
eaux, les bois, les pâturages et des terres arables disséminées sur
le terroir de la seigneurie. Celles-ci étaient exploitées grâce aux
prérogatives domaniales des seigneurs. Il en résultait qu'en
pratique les seigneurs proportionnaient l'étendue de leur réserve
arable aux possibilités de travail gratuit qu'il trouvait auprès de
leurs hommes. Les serfs, qui étaient unis au domaine et
suivaient son sort, étaient astreints à différentes obligations do-
108
La fabrique du droit français
maniales, parmi lesquelles les corvées (83) et la taille servile (84)
méritent d'être mentionnées.
Le domaine concédé, de loin le plus important, comprenait
les fiefs et les censives, dont l'étude relève des fondements
contractuels de l'organisation de la seigneurie.
§ 2. Les droits seigneuriaux de nature publique
83 - Généralités - Le fondement des pouvoirs d'État détenus par les seigneurs résidait dans l'accaparement des anciennes
prérogatives publiques des comtes, qui les avaient eux-mêmes
usurpés, au détriment des derniers rois francs. L'étendue de cette
usurpation a varié suivant les régions : ainsi, en Normandie, les
ducs maintinrent à leur profit les droits régaliens qui avaient été
ceux des rois carolingiens. On s'en tiendra ici au cas de figure le
plus général.
Quant au contenu de ladite puissance, trois prérogatives
distinctes (85) doivent être distinguées : le droit de commandement, c'est à dire le ban proprement dit (n°84), la justice
(n°85), qui parait en découler (86), et la garde (n°86).
84 - Le droit de ban - Le pouvoir de commandement
permettait au seigneur de promulguer des actes normatifs dans
le cadre de la seigneurie (les statuts), de prendre des mesures
(83) Il ne faut pas confondre ces obligations domaniales, profitant au seigneur, avec
les corvées publiques, qui concernaient, depuis l'époque franque, l'entretien des
choses affectées à la commodité publique.
(84) Celle-ci doit être distinguée de la taille levée sur les hommes libres, au motif que
celle-ci était d'origine publique et fortement réglementée. Elle disparut au XV° s.
lorsque l'impôt redevint un monopole royal. En revanche, jusqu'à la fin de l'Ancien
Régime, tout seigneur qui avait des serfs conserva le droit de leur imposer la taille
servile.
(85) La justice et la garde n'étaient pas obligatoirement impliquées l'une par l'autre :
on pouvait avoir la première sans la seconde ou l'inverse. En certains pays frontières,
comme les marches séparantes de deux comtés ou duchés, la garde et la justice
appartenaient à deux seigneurs qui ne relevaient pas du même supérieur.
(86) En réalité, c'est là une apparence trompeuse. En effet, la présentation adoptée ici
est anachronique : suivant un langage déjà usité à l'époque franque, la prérogative
essentielle était la judicaria potestas, la justice, qui commandait toutes les autres, en
ce qu'elle englobait, non seulement le pouvoir de juger, mais encore celui d'ordonner,
d'interdire (par voie d'établissements, souvent publiés au cours d'une session de
justice) et même de lever les impôts, pour le bien commun. C'est ainsi en usant de
leurs droits de justice que les seigneurs ont pu développer les banalités. Aussi bien, la
France, où l'accaparement des justices avait été poussés le plus loin, fut la patrie
d'élection de celles-ci.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
109
individuelles et de faire respecter ses décisions. Parmi différentes prérogatives spéciales qui s'y rattachent, deux méritent
une mention particulière : les banalités et le ban de l'impôt.
*
Le terme de banalités désigne les droits à caractère économique qu’on a fait alors procédé du ban, ce qui explique leur
nom. Il s'agit de droits de péage, de transit, d'entrepôt sur les
marchandises, ainsi que de monopoles divers -mouture du grain,
pressage du raisin, forges, poinçonnage des poids et mesures,
animaux de reproduction, autorisations économiques - qui mêlaient de manière inextricable le souci du bien commun (87) à
l'appât du gain (88). L'autorisation donnée par le seigneur de
vendanger le raisin et de vendre le vin obéissait ainsi au désir
d'éviter les récoltes prématurées, mais aussi au souci de favoriser les produits de sa réserve, qui étaient mis en vente avant
ceux de ses paysans.
*
Juridiquement, le pouvoir financier découlait aussi du ban.
Si l'on exclut les bénéfices tirés du droit, marginal (89), de battre
monnaie (90), les ressources fiscales des seigneurs entraient dans
deux catégories : les impôts et les profits des biens vacants.
Les impôts étaient soit des tailles, qui prenaient la forme
d'impôts directs, soit des taxes, c'est à dire des impôts indirects.
La dénomination de taille est empruntée à l'usage courant.
Elle désigne en fait toutes sortes d'obligations de payer dont
l'exécution était certifiée par une taille, c'est à dire une encoche
faite sur un bâton. La taille qui nous occupe ici procède du
détournement de l'ancien impôt d'État, tel que le connaissait le
(87) Selon Beaumanoir, le seigneur peut, en cas de disette, obliger le récoltant à
vendre tout ce qui excède sa consommation familiale (n°1511).
(88) Le seigneur déterminait ainsi la date à laquelle les agriculteurs étaient autorisés à
faire leurs récoltes ou leurs vendanges : c'était le "ban de moisson" ou le "ban de
vendange". Il fixait aussi le moment auquel ils pouvaient vendre leur vin (le "banvin")
ou d'autres denrées. Il le faisait après avoir écoulé sa propre production.
(89) Au début du XIV° siècle, 32 seigneurs avaient usurpé la moneta, l'ancien droit
régalien de battre monnaie ou avaient obtenu la concession royale leur permettant
d'émettre celle-ci.
(90) Le seigneur qui la frappait bénéficiait de l'écart existant entre la valeur marchande du métal qu'elle contenait et sa valeur nominale : c'est le droit de monnéage ou
de seigneuriage. Il tirait également profit de la fixation du taux de change avec les
autres monnaies, dont il pouvait interdire la circulation, excepté la monnaie royale.
110
La fabrique du droit français
droit romain (91). Elle était dûe par tous les roturiers libres et les
serfs, habitant dans la seigneurie. C'était une contribution levée,
soit en nature, soit en argent, à titre périodique ou exceptionnel,
en contrepartie de la protection offerte par le seigneur.
Les impôts indirects, qui procédaient des anciens tonlieux
de l'époque franque, étaient des taxes levées sur l'ouverture des
boutiques, la circulation ou la consommation des marchandises,
principalement imposées aux commerçants.
Les profits des biens vacants, c'est à dire les biens sans
maître, allaient aux seigneurs. Ceci concernait les terres désertes
à la périphérie de la seigneurie, les épaves et les successions en
déshérence.
Dans l'esprit du temps, on rangeait fréquemment parmi les
prérogatives fiscales les justitiae, les droits de justice, qui étaient
pour les seigneurs une importante source de revenus (92).
85 - Le droit de justice - Depuis qu'aux X°-XI° siècles, les
comtes avaient concédés aux châtelains l'exercice de la justice,
les seigneurs administraient celle-ci à travers un tribunal qui
avait succédé au mallus de l'époque franque.
Les prérogatives de cette cour seigneuriale variaient
suivant la nature de la concession : on distingue ainsi une haute
et une basse-justice.
Celle-ci concernait les causes mineures, c'est à dire tous
les litiges civils, à l'exclusion de ceux concernant l'état des
personnes et la propriété, et les infractions pénales punies
d'amende. Cette concession, réduite, permettait tout de même au
seigneur de percevoir les frais de justice, ainsi que les amendes
plafonnées à un certain montant.
La concession pouvait aussi s'étendre aux causes dites
"majeures", c'est à dire la haute-justice, dite également justicia
(91) Ceci étant il ne faut pas confondre la taille payée par tous les habitants d'une
seigneurie, de nature publique et étatique, avec la "taille servile", versée par les serfs à
leur seigneur foncier, d'origine purement domaniale. Leur seul point commun tient à
leur nom. Il en est de même de la confusion faite entre le cens, le nom romain de
l'ancien impôt public, et le cens domanial et contractuel dû par le roturier libre qui
s'était vu concéder une censive.
(92) Le haut justicier avait notamment le droit de percevoir les amendes et de
confisquer les biens du coupable ayant été condamné à mort. C'est ce qu'exprima plus
tard l'adage : "qui confisque le corps, il confisque les biens".
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
111
sanguinis. Le seigneur qui en bénéficiait était dit "haut
justicier" : il avait la plénitude du droit de juger, ce qui englobait
au civil les questions de propriété et d'état (celles où il s'agissait
de savoir si une personne était de condition libre ou de condition
servile), et au pénal, les infractions graves punies de peines
corporelles. Elles correspondaient à quatre grands cas : l'homicide, le rapt, l'incendie et le vol. Chacun comportait le plus
souvent une peine corporelle : les trois premiers étaient généralement punis de mort, le vol, quant à lui était assez communément sanctionné par une mutilation, voire par la peine capitale
en cas de récidive.
En toutes hypothèses, comme la jurisdictio était devenue
un objet de propriété, le seigneur pouvait la transmettre à ses
héritiers, l'aliéner ou la démembrer en la concédant en partie à
ses vassaux.
86 - Le droit de garde - Les hommes situés dans le détroit
(= district) d'un seigneur bénéficiaient de sa protection: à tous il
devait garantir la sûreté, le "sauvement" comme on disait alors.
Dans ce but, le seigneur disposait d'un vaste pouvoir militaire,
qui comportait deux aspects bien distincts.
En premier lieu, comme tout homme, depuis la résurgence
de la "faide" (93) au X° siècle, le seigneur avait la faculté de
recourir à la force et aux armes pour défendre son droit. A cette
différence près, qu'il engageait son vasselage, en plus de son
lignage (jusqu'au degré où le mariage était permis sans dispense)
et que cette faculté se conserva plus longtemps que la vengeance
privée reconnue à tout homme. En effet, alors que celle-ci
disparut dans le courant du XIII° siècle, avec la solidarité familiale qui en était l'instrument, la faculté ouverte aux seigneurs
subsista encore de longs siècles, malgré bien des tentatives faites
pour l'extirper.
En second lieu, le châtelain disposait d'un pouvoir
militaire, dont la consistance variait suivant les personnes sur
lesquelles il s'exerçait :
- au regard des chevaliers, les prérogatives du seigneur
étaient limitativement et soigneusement fixées. Elles avaient un
(93) Théoriquement, le système des compositions pécuniaires avait fini par exclure la
faide. En pratique, il est douteux qu'elle ait vraiment disparue. Les textes poursuivant
le vengeur, permettent d'ailleurs d'abonder dans ce sens.
112
La fabrique du droit français
caractère contractuel, qui procédait des relations féodovassaliques.
- au regard des roturiers, le pouvoir du seigneur, beaucoup
plus vague, n'était qu'une application particulière du pouvoir
unilatéral de contrainte qu'il exerçait sur les hommes soumis à sa
puissance.
*
Le service militaire des vassaux était une obligation
découlant du contrat de fief. Suivant les coutumes locales (94) et
le type d’inféodation (95), ce service était plus ou moins rigoureux. Quelques traits généraux transparaissent cependant :
presque partout les vassaux avaient deux obligations principales,
le service de garde, le service d'ost et chevauchée.
Le service de garde avait un caractère strictement défensif.
Il obligeait le vassal à prendre son poste dans un lieu déterminé
du château. Originellement, il devait être aussi illimité, que le
don de soi. Puis, à partir du XII° siècle, il fut fixé à six mois
dans l'année, puis trois mois, pour tomber finalement à quarante,
voire quinze jours.
Les services d'ost et de chevauchée impliquaient des
expéditions guerrières à caractère offensif.
La chevauchée se faisait dans l'intérêt du seigneur qui la
demandait et elle s'exerçait dans la seigneurie ou dans son
voisinage immédiat. En général, elle était limitée à une semaine,
mais le seigneur fieffeux pouvait la réclamer aussi souvent qu'il
le souhaitait.
L'ost, qui ne pouvait être exigé que par les hauts seigneurs,
tels que les rois, ducs ou comtes, était une expédition de plus
longue distance et durée. Le procédé permettait aux hauts
seigneurs de convoquer leurs vassaux directs, qui devaient venir
personnellement à leur semonce, puis ceux-ci l'exigeaient de
leurs propres vassaux (96) dans l'intérêt du suzerain dont ils
(94) Au XIII° s., vraisemblablement en souvenir des incursions normandes, des
vassaux du Comte de Flandre devaient encore fournir à celui-ci des barques de guerre
au titre du service militaire.
(95) On distinguait ainsi les fiefs de haubert (imposant aux vassaux de se déplacer
seul avec leur équipement) et les fiefs de châtelains (supposant que les vassaux
emmènent leurs propres vassaux)
(96) Pas tous ses vassaux, mais une partie de ceux-ci : vers la fin du XI° s., le seigneur
de Bayeux disposait d'une centaine de vassaux, mais, au titre de l'ost, il n'était astreint
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
113
relevaient. Primitivement, le service d'ost n'avait aucune limite.
Ce n'est qu'à la fin du XI° siècle en Normandie, au XII° dans le
domaine capétien, qu'on le borna à quarante jours l'an. Passé le
quarantième jour, le haut seigneur pouvait toujours prolonger
l'ost, mais les vassaux n'étaient plus obligés de le suivre. C'est
ainsi qu'avec ses hommes, en 1226, le comte de Champagne
abandonna brutalement l'armée royale, conduite par Louis VIII.
Si les vassaux acceptaient une prolongation, le haut seigneur
devait alors prendre en charge leurs dépenses d'équipement et de
ravitaillement, ainsi que leur verser une indemnité. Il est
douteux que ces atténuations aient permis de sauver l'institution
qui se heurtait à la mauvaise volonté, au retard et à l'indiscipline
des barons. En France comme en Angleterre, le roi ne pouvait
compter que sur l'aide de quelques feudataires, ceux qui
n'étaient pas trop éloignés du champ des opérations, et chacun
de ceux-ci n'amenait avec lui qu'un petit nombre de vassaux, luimême ayant dû laborieusement négocier à cette fin. Même en
temps de guerre, Philippe Auguste parvenait rarement à réunir
pour son ost plus de 350 ou 400 chevaliers.
*
Le service militaire des sujets roturiers du seigneur avait
des modalités assez différentes, qui variaient selon les régions.
En règle générale, ses limites étaient beaucoup plus
imprécises que celles prévalant pour les chevaliers. Le plus
souvent, ils pouvaient être convoqués qu'ad defensionem terrae,
pour la défense de la terre, mais non ad depredationem, pour
ravager la terre d'autrui. A la différence des chevaliers, ils
servaient à pied (armés d'arcs et d'épées).
Finalement, au XIII° siècle ce service militaire en nature
tomba en désuétude.
Les carences de l'aide vassalique et les limites affectant le
service des roturiers eurent pour conséquence la pécuniarisation
du service. De la sorte, on aboutit à faire payer un impôt à tous
les hommes libres, pour verser des soldes à des mercenaires, qui
étaient soldats de métier.
*
à n'en fournir que 20 à son seigneur, le duc de Normandie, et 10 à son suzerain, le roi
de France.
114
La fabrique du droit français
Outre ces pesanteurs sociales, les pouvoirs militaires des
seigneurs étaient affectés de limitations d'origine ecclésiastique
et royale, destinées à éradiquer les guerres privées et favoriser la
paix.
Au titre des limitations imposées par l'Église, il faut citer
la "paix de Dieu" (apparue en Aquitaine dès la fin du X° siècle)
et la "trêve de Dieu" (établie dans le second tiers du XI°), dont
les règles furent réunies et codifiées aux conciles de Narbonne
(1054) et de Clermont (1095).
La "paix de Dieu" avait pour but de soustraire aux guerres,
de manière permanente, certaines personnes, réputées nonbelligérantes, et certains lieux, proclamés inviolables. Les personnes protégées étaient les clercs, les moines, les pèlerins, les
laboureurs au travail, les marchands, les femmes et les enfants.
Les lieux interdits aux belligérants et les biens soustraits à leurs
atteintes étaient les établissements ecclésiastiques et les
cimetières. En raison de leur importance économique la "Paix de
Dieu" fut étendue ensuite aux animaux domestiques, aux
récoltes, aux instruments agricoles et aux moulins.
La "trêve de Dieu" obligeait les belligérants à suspendre
les hostilités pendant certaines périodes. En raison de leur importance religieuse, la guerre devait s'arrêter chaque semaine
depuis le vendredi soir jusqu'au lundi matin, puis (depuis le
début du XIII° siècle) entre le mercredi soir et le lundi matin (en
souvenir du jeudi et du vendredi saint, marquant l'arrestation et
l'exécution du Christ). Les hostilités devaient également cesser
chaque année au temps de l'Avent, de Noël, de Carême et de
Pâques.
L'une et l'autre de ces deux institutions imposées par
l'Église étaient assorties de sanctions. Au commencement, les
fidèles devaient prêter un serment et la violation de celui-ci
entraînait l'excommunication. Puis, à l'extrême fin du X° siècle,
les évêques constituèrent des ligues de la paix qui déférèrent
devant des tribunaux spécifiques tous les contrevenants, qui
pouvaient être excommuniés ou poursuivis par l'armée de la
paix.
D'abord respectées et efficaces, d'autant que les princes
territoriaux en profitèrent pour mieux encadrer leurs vassaux,
dont les turbulences étaient source de désordre, ces règles
tombèrent en désuétude au début du XIII° siècle. Elles furent
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
115
victimes d'un excès d'interdictions et de l'hostilité des grands
féodaux qui ne voulaient pas se soumettre à l'Église à travers
elles. En tout état de causes, un fait est très significatif : la
grande bataille de Bouvines (27 juillet 1214) qui mit aux prises
les plus puissants princes d'Occident, eut lieu …un dimanche.
La même impuissance sanctionna l'interdiction par l'Église
de certaines armes jugées trop meurtrières. L'arbalète, qui se
généralisa à partir des dernières décennies du XI° siècle, fut
interdite dans les guerres entre chrétiens par le second concile
oecuménique du Latran, en 1139, qui alla jusqu'à étendre la
prohibition à l'arc. Mais ces dispositions restèrent lettre morte.
Entre mille exemples, on pourrait rappeler le plus connu de tous,
celui du roi d'Angleterre Richard Coeur de Lion, qui fut
mortellement blessé par un trait d'arbalète en 1199.
Au titre des limitations d'origine profane, il faut
mentionner les bannissements des faidits qui se multiplient dans
les ordonnances seigneuriales à partir du XII° siècle et surtout
les limitations aux guerres privées introduites par le pouvoir
royal à partir du règne de Philippe Auguste, au début du XIII°
siècle.
L'institution (dans le seul domaine capétien) de la
"quarantaine-le-roi" interdit d'attaquer les parents d'un adversaire pendant un délai de quarante jours après la déclaration des
hostilités. Au XIII° siècle, la coutume introduisit même une
restriction nouvelle : les parents des belligérants ne furent plus
automatiquement entraînés dans la guerre, dont ils purent
s'exonérer par une déclaration de neutralité.
L'institution de la "sauvegarde royale" donna à une
personne, un groupe ou un établissement la possibilité d'être
placée sous la protection spéciale du roi, qui délivrait une lettre.
L'attaquer revenait à attaquer le souverain.
La royauté recourut enfin à la technique de "l'asseurement
royal", qui était une garantie offerte par le roi à un pacte de non
agression conclu entre un seigneur et une communauté.
116
La fabrique du droit français
SOUS-SECTION 2
LES FONDEMENTS CONTRACTUELS
87 - L'incidence de l'inféodation et de l'accensement sur le
régime de la propriété - Les fondements contractuels des droits
des seigneurs résident dans les conventions conclues entre ceuxci et des tenanciers : pour autant que l'on puisse toujours
distinguer clairement les deux, il s'agit d'une part des contrats
féodaux stricto sensu, c'est à dire des conventions d'inféodation
conclues avec des chevaliers, à des fins politiques, et d'autre part
des contrats d'accensement, conclus avec des roturiers à des fins
économiques.
*
Avant d'envisager la teneur des uns et des autres, il
importe de signaler leur incidence sur le régime de la propriété :
la généralisation du système de concessions de terres a amené
un démembrement de ce droit réel. Dès lors, la propriété
exclusive et perpétuelle sur le sol a fini par disparaître, au profit
d'une propriété directe (dominium directum), caractérisant le
droit du concédant, et d'une propriété utile (dominium utile),
désignant le droit du concessionnaire. C'est ce qu'on appelle la
théorie du double domaine (97).
Si la féodalité politique a été anéantie à la fin du Moyen
Age, ces aspects strictement civils se sont perpétués jusqu'à la
Révolution qui, en transformant le "domaine utile" des tenanciers en propriété pleine et perpétuelle, est revenue à la
conception pré-féodale de la propriété, emportant pour son
titulaire, l'usus, le fructus et l'abusus, comme en droit romain.
*
Quoique tous deux contractuels et constitutifs d'une
tenure, l'inféodation et l'accensement méritent d'être soigneusement distingués :
- l'étude du premier est celle des droits féodaux, propres à
la concession d'une tenure noble, le fief (§. 1)
- l'examen du second est celui des droits censuels, caractérisant la concession d'une tenure roturière, la censive (§. 2).
(97) Seul, l'alleu, survivance de la propriété pleine et entière, y fit exception, mais son
importance était restreinte.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
117
§ 1. Les droits féodaux-vassaliques
Après en avoir précisé la genèse (A), on examinera
successivement le contenu de ces droits (B), leur mode particulier de transmission (C) et leur sanction (D).
A. La genèse des droits féodaux-vassaliques
Les droits féodaux-vassaliques procèdent d'alliances
privées qui engageaient à une fidélité réciproque deux chevaliers
et introduirent un premier élément d'ordre dans la société
troublée de l'époque. Suivant les lieux, suivant le niveau auquel
on se trouvait dans l'échelle sociale ces liens revêtirent des traits
variables.
Cette fidélité n'était pas dénaturée par des concessions de
biens. Lorsque celles-ci se généralisèrent, le lien personnel jadis
essentiel (n°88), perdit progressivement de son importance au
profit de l'élément matériel, représenté par l'inféodation (n°89).
Le lien vassalique s'affermit, la dépendance fut plus stricte entre
le seigneur (féodal) et son vassal (son féal), ce qui implique que
l'on précise la notion centrale de fief (n°90), qui a joué un rôle
décisif dans cette évolution.
88 - La prééminence initiale du don de soi dans l'entrée en
vassalité - Originellement, l'élément primordial était incontestablement le don de soi et l'union des cœurs Dans la lettre
célèbre qu'il écrit vers 1020 au duc d'Aquitaine, Fulbert de
Chartres insiste sur la fidélité mutuelle que se doivent les parties
au contrat. La concession d'une terre n'intervient qu'ensuite,
comme une grâce. L'importance de ce lien personnel explique
pourquoi, aux premiers âges féodaux, le pire des crimes était de
tuer son maître. On ne peut guère comparer un tel acte qu'au
parricide, étant précisé que les hommes de l'époque, lorsqu'ils
cherchaient à définir la révérence d'un fils envers ses parents, la
comparaient fort significativement à celle d'un vassal pour son
maître.
89 - Le renforcement ultérieur de l'élément matériel: le
primat final de la concession de fief dans l'entrée en vassalité Le lien de fidélité se transforma lorsqu'il s'accompagna systématiquement de la concession d'un fief et, plus encore, lorsque
celui-ci devint patrimonial et héréditaire. Dans ces conditions,
118
La fabrique du droit français
l'hommage devint peu à peu la cause même de la concession. On
disait d'ailleurs que l'hommage était dû en raison de tel fief et
l'héritier n'acceptait le vasselage que comme une formalité
indispensable à la conservation du bien concédé à son père.
Cette mutation se renforça au XII° siècle, lorsque l'argent
redevint le nerf du pouvoir et triompha complètement au XIII°.
Ce renversement de perspective dénatura l'essence de l'acte : on
passa du don de soi au "service tarifé".
90 - La notion de fief - D'un point de vue sémantique, la
notion de fief, qui apparut en Francie peu avant 900 et supplanta
celle de "bénéfice" à partir du XI° siècle, désignait d'abord une
concession à charge de service noble. Mais le mot a fini par
signifier également l'objet de la concession, c'est à dire un bien
durable productif de revenu -généralement une terre, plus
rarement un rente- concédé à charge de foi, d'hommage et de
services nobles (c'est à dire de service non patrimoniaux, ni
pécuniaires) par un seigneur à un vassal. On disait de celui qui
tenait une terre en fief qu'il avait un fief. Ce double sens est le
signe d'une réussite de l'institution. Il s'est passé pour le terme
de fief au Moyen Age ce qui s'est passé plus tard pour le mot de
propriété, qui est à la fois un droit et l'objet de ce droit.
La concession d'un fief conférait des droits au seigneur
(féodal), comme à ses vassaux (feudataires). Elle avait un caractère synallagmatique, même si les droits et obligations des uns et
des autres n'avaient pas la même valeur (98), ni surtout le même
contenu.
B. Le contenu des droits féodaux-vassaliques
91 - Les droits des seigneurs fieffeux - Il s'agit du service
militaire et de conseil, ainsi que d'un certain nombre de droits
financiers casuels, apparus par la suite.
*
Primitivement, on ne connaissait que le service militaire,
le devoir judiciaire de conseil, qui subsistèrent jusqu'au XVI°
siècle, et les droits de justice.
(98) Comme l'écrivait Fulbert de Chartres au duc d'Aquitaine, en 1020, le senior
n'avait que promis, alors que le vassal avait juré. Parjure, il était donc passible des
châtiments infligés par la "loi divine".
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
119
Le service militaire qui apparut initialement sous le nom
d'"aide", avant que ce terme ne revête un sens strictement
financier, était un service d'assistance offensive ou défensive.
Le service de conseil, dit encore service de cour, se
concrétisait dans l'assistance portée au seigneur dans ses tâches
politiques, administratives et juridictionnelles.
Les droits féodaux de justice méritent de ne pas être
confondus avec les autres droits de justice des seigneurs qui
n'avaient aucun rapport avec l'inféodation. Les historiens du
droit contemporains distinguent avec peine -et encore leurs
distinctions sont assez arbitraires- trois sortes de justices
exercées par les seigneurs : ce qu'ils appellent la justice
seigneuriale ou justicière, la justice foncière et la justice féodale
qui, seule, procède du contrat de fief :
- La justice féodale en effet est la seule à dériver
directement de l'hommage, du lien d'homme à homme: c'est
celle qui pèse (contractuellement) sur les vassaux.
- La "justice seigneuriale" ou "justicière" (sic), dite aussi
"territoriale", n'est autre que la justice de droit public dérivant de
celle qui était exercée par les fonctionnaires carolingiens : c'est
la justice qui s'exerce (unilatéralement) sur tous les habitants
"levants et couchants" de la seigneurie, du moins dans le
royaume de France et que nous avons déjà eu l'occasion de
rencontrer.
- La "justice foncière ou domaniale" est celle qui dériverait de la concession d'une terre en fief ou en censive ou
seulement, ce qui est plus logique, de la concession d'une tenure
roturière. En effet, si elle procède du fief, elle est féodale et
entre dans la première catégorie. Cette justice ne peut donc
correspondre qu'à ce qu'on pourrait dénommer la justice
censuelle. Il parait souhaitable de s'en tenir à cette dénomination
qui a pour elle l'avantage de la clarté.
*
Les droits financiers étaient essentiellement les droits de
mutation, appelés "reliefs". A l'origine, leur montant était arbitraire, puis après quelques tâtonnements, on les fixa partout au
revenu de la première année. Si le vassal ne voulait pas payer
cette somme, le seigneur gardait le fief entre ses mains, pendant
un an et un jour, en en conservant ses fruits.
120
La fabrique du droit français
92 - Les droits des vassaux fieffés - Il s'agit de droits fixes
et de droits éventuels. Par delà une certaine variété, liée à la
nature de l'inféodation ou, si l'on préfère, à l'étendue des droits
qui avaient été concédés on peut souligner que tout vassal avait
droit à la protection de son seigneur et à la "propriété utile" ou,
comme on disait à l'époque, au "domaine utile" du fief qui lui
avait y été attribué à titre perpétuel. Cette notion de "domaine
utile" englobait l'intégralité de l'usus et du fructus, c'est à dire le
droit complet de se servir du bien et d'en tirer des fruits, ainsi
qu'une fraction de l'abusus, à savoir le droit limité d'en disposer.
Ce droit de disposition restreint offrait au vassal le droit
d'aliéner le bien entre vifs, moyennant quelques restrictions, et
celui de l'aliéner à cause de mort, sous réserve de certaines
limitations. C'est ce que nous allons voir en abordant la question
de l'hérédité des fiefs.
C. La transmission des droits féodaux-vassaliques
93 - Les règles régissant l'hérédité du fief - A partir du
moment où l'hérédité des fiefs a été admise (99) dans l'intérêt des
vassaux et de leurs familles, dénaturant la philosophie initiale de
l'acte de foi et d'hommage, des règles de dévolution exceptionnelles ont été adoptées pour ne pas léser complètement le
seigneur : l'aînesse (100) et la fixation d'un revenu minimum
constitutif du fief (101), afin de ne pas morceler les tenures
concédées et affaiblir trop gravement leur potentiel militaire.
Même après qu'elle se soit imposée, l’aînesse ou primogéniture eut rarement le caractère absolu qu'on est tenté de lui
(99) Il semble que le droit d'aînesse ait été établi dans la vicomté de Narbonne dès le
X° siècle. Les comtes de Toulouse l'imitèrent vers la fin du XI°. Toutefois c'est son
introduction dans tous les fiefs normands par une ordonnance de Henri I° d'Angleterre
(m. 1135), qui est à l'origine de son développement dans l'ouest de la France
coutumière. Dans l’Hexagone, le premier acte législatif en la matière remonte à une
assise bretonne de 1185. L'aînesse se diffusa ensuite dans l'ensemble des pays de
coutumes, où elle n'atteignit jamais la même rigueur que dans l'ouest.
(100) Le droit d'aînesse ou de primogéniture, inconnu à l'époque franque, n'apparut
qu'au X°-XI° siècles.
(101) Les possesseurs de fiefs ne gardèrent la qualité de chevaliers que si le revenu de
leur (s) fief (s) atteignait un certain niveau, leur permettant d'accomplir leur service
militaire : 60 £ d'abord, puis 200 au XIII° s. Au dessous de ce minimum, ils n'étaient
plus qualifiés de chevaliers, mais de sergent, de damoiseau ou d'écuyer, termes qui
désignaient le noble placé au dernier degré de son ordre. Toutefois, leur tenure n'était
pas dénommée fief de sergent, de damoiseau ou d'écuyer. Ils ne devaient pas de
service militaire spécial, seulement des prestations partielles.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
121
attribuer. Ainsi, dans le Midi de la France, comme en Italie, il se
heurta vainement à la tradition romaine du partage égal entre les
descendants et ne parvint pas à s'installer vraiment. Les Libri
Feudorum lombards disposent ainsi que le fief est transmis ad
omnes (filios) aequaliter, à tous (les fils) également, ce qui fut
interprété comme signifiant soit qu'il était divisé entre eux, soit
que tous les fils devenaient co-seigneurs. C'est ce second
système qui prévalut en France méridionale : tous les frères
succédaient aux fiefs avec des droits égaux : ils en étaient coseigneurs. Il n'y avait pas entre eux de partage, tout au plus un
exercice alternatif des services vassaliques. En outre l'aînesse ne
concernait en principe que les biens nobles, à l'exclusion des
tenures roturières.
Sauf dans les rares fiefs régis par le principe de masculinité, qui perpétuèrent peut-être un état ancien du droit, l'héritage
du vassal pouvait échoir à sa fille, qui faisait alors porter
l'hommage et remplir les services féodaux par son mari.
L'éventuelle sanction de l'irrespect des obligations du
seigneur posa infiniment plus de difficultés.
D. La sanction des droits féodaux-vassaliques
94 - La sanction des droits du seigneur : la commise- La
sanction des droits du seigneur lésé par son vassal ne souleva
jamais aucune contestation de principe : en effet, la commise (le
retrait unilatéral du fief) fut communément acceptée. C'est ainsi
qu'en 1202, Philippe Auguste somma le roi Jean sans Terre de
comparaître devant sa cour, en sa qualité de duc d'Aquitaine. Ce
dernier fut condamné par défaut à la commise de ses fiefs
continentaux. C'est le premier exemple connu en France d'une
telle sentence à l'encontre d'un Grand.
95 - La sanction des droits du vassal : le désaveu Primitivement, sous l'influence des conceptions germaniques,
relatives à l'indépendance et à la dignité individuelles, on admit
assez largement que le vassal puisse unilatéralement résister à
un seigneur indigne et que celui-ci puisse faire l'objet d'un
désaveu, ses droits passant à son propre seigneur, suzerain du
vassal ayant subi le préjudice.
Le Sachsenspiegel (= Miroir de Saxe), un coutumier
germanique du milieu du XIII° siècle dispose ainsi que
122
La fabrique du droit français
"l'homme peut résister à son roi et à son juge, quand celui-ci agit
contre le droit et même aider à lui faire la guerre". Dans un autre
passage, il érige même cette possibilité en une véritable
obligation : "Le vassal doit résister à son roi ou à son juge quand
celui-ci commet une injustice et prêter main-forte contre lui,
même quand ce dernier est son parent ou son suzerain. Et par là
il ne viole pas son devoir de fidélité". Or, cette procédure n'était
guère satisfaisante. D'abord, elle était largement inopérante vis à
vis du roi au-dessus duquel on ne trouvait aucun autre seigneur
auquel transférer sa foi. Ensuite elle pouvait donner lieu à des
abus. D'où l'idée de confier ces litiges à la cour du seigneur, qui
réunissait tous ses vassaux. Les "Établissements de saint Louis"
interdisent au roi et à son conseil de trancher un tel différend
sans les Pairs (102) et ils admettent que le vassal lésé, auquel le
souverain ne voudrait pas accorder justice, puisse lui faire la
guerre, en appelant auprès de lui ses propres hommes. Le jugement que l'on peut porter sur ce système mérite d'être nuancé.
Certes, il ne fonctionna jamais de manière tout à fait satisfaisante. On a d'ailleurs écrit que le grand vice de la féodalité fut
précisément son inaptitude à construire un système judiciaire
efficace : en fait l'individu, victime de ce qu'il estimait ou
affectait d'estimer une atteinte à ses droits, décidait de rompre et
l'issue du conflit dépendait de la balance des forces. Cependant,
il faut souligner les mérites historiques des solutions qu'on tenta
d'appliquer à ces litiges. L'idée, ancienne, que le vassal lésé
puisse recourir à la résistance est remarquable. Certes le droit à
la résistance à l'encontre du Pouvoir était apparu avant la
féodalité. Mais celle-ci fut la première à le faire vivre. Et les
annales de l'époque montrent que cette faculté "révolutionnaire"
a été très largement utilisée par les seigneurs révoltés. La
conception, plus récente, selon laquelle le vassal lésé pouvait
(102) La présence des Pairs signifie que le règlement de l'affaire doit échapper à la
seule justice du Roi. On peut aussi en déduire que le litige relève d'une Cour des
Pairs, distincte de la Cour royale. Malheureusement la rareté des cas d'espèce ne
permet pas de prouver cette seconde interprétation. S'agissant des vassaux directs du
Roi, on ne dispose en effet que de deux différends ayant débouchés sur une solution
juridictionnelle. Dans le cas du Comte Robert d'Artois en 1315, le jugement rendu
contre lui fut présenté comme celui des Pairs "et de la cour garnie". Mais dans le cas
du Duc de Bretagne en 1378, la procédure se déroula devant le Roi et son Parlement,
dans lequel les Pairs de France furent convoqués. Il n'est sans doute pas inutile de
préciser que les dits Pairs protestèrent que le jugement ait été rendu, non par eux, mais
par le Roi en son Parlement.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
123
s'adresser à une instance juridictionnelle distincte du seigneur,
lequel ne pouvait pas être juge dans sa propre cause, préfigure la
thèse suivant laquelle la solution des litiges entre gouvernants et
gouvernés, ou administrateurs et administrés, ne peut être
purement et simplement abandonnée aux titulaires du pouvoir,
mais dévolue à des tribunaux indépendants du gouvernement, ou
de l'administration active.
Comme les droits féodaux dans l'ordre politique, les droits
censuels ont laissé des traces dans notre droit privé.
§ 2. Les droits censuels
96 - La notion de censive - C’est la tenure-type des pays
de coutumes. Dans la censive, appelée également "roture" ou
"vilenage" aux XII°-XIII° siècles, c'est l'aspect économique qui
apparut le premier. En effet, la terre était concédée à fin de
culture et à charge du paiement d'une redevance, généralement
un cens (103) -d'où l'appellation générique de censive- Le dit cens
était payé en argent ou en nature (voire partiellement en argent
et en nature). Il n'entraînait aucune servitude personnelle. En
effet, à la différence de l'inféodation, l'accensement n'a jamais
créée ou supposé aucun lien personnel. Le censitaire avait
toujours la faculté de "déguerpir".
Pour le reste, la censive évolua, comme le fief, vers la
patrimonialité et l'aliénabilité.
Dès le XII° siècle, elle devint héréditaire et, du fait de
l'absence de lien personnel, aucun agrément seigneurial ne fut
jamais requis. Tout au plus l'héritier fut-il tenu de verser un droit
de mutation (104), qui n'était même pas systématique.
L'aliénabilité fut également admise moyennant l'intervention du seigneur et le paiement d'un droit de mutation. En cas de
cession onéreuse, il s'agissait des lods et ventes.
(103) Ce cens contractuel (dit "droit cens", "chef cens", "menu cens") mérite de ne pas
être confondu avec le cens provenant du détournement de l'ancien impôt romain, qui
était dû par tous les habitants roturiers d'une seigneurie, alors même qu'ils n'eussent
bénéficié d'aucun accensement.
(104) Il portait les noms de "relief" et de "rachat" en pays de coutumes, d'"acapte"
dans le Midi (également utilisé pour désigner la tenure elle-même). Son montant était
très inférieur au droit de succession des fiefs, puisqu'il était généralement égal au
montant annuel du cens.
124
La fabrique du droit français
97 - Les droits des seigneurs censiers - Pour les censives,
les droits des seigneurs censiers consistaient dans le droit au
versement du cens et à l'accomplissement de diverses redevances en nature.
Les seigneurs disposaient de surcroît d'un droit de justice
mineur, la justice censuelle, qui permettait de trancher des
contestations relatives à la terre, au bornage et aux redevances
foncières. Ce droit de justice restreint s'ajoutait éventuellement à
leurs droits de justice publique.
98 - Les droits des tenanciers censitaires - Le tenancier
libre avait certaines obligations et d'indéniables avantages.
Outre ses obligations seigneuriales, découlant de son
rattachement à la districtio d'un seigneur, et la dîme, qui n'a rien
à voir avec les rapports féodaux et seigneuriaux, le censitaire
avait l'obligation de cultiver, de s'acquitter du cens, de ses
redevances coutumières et, éventuellement, de payer les droits
de mutation. La sanction de ces obligations résidait dans la
commise censuelle. Sa situation était très différente de celle de
ses ancêtres du VIII° siècle. D'un côté, elle était plus pesante
dans la mesure où ceux-ci ignoraient la taille, les banalités (et la
dîme). De l'autre, elle était plus légère car, les réserves ayant été
réduites par le développement des tenures, les corvées dûes sur
celles-ci s'étaient allégées. Malgré le développement des droits
seigneuriaux, le paysan disposait donc à la fois de plus de temps
et plus de terre. Par ailleurs, il avait désormais des droits très
précis.
En contrepartie de l'accensement, le paysan censitaire
disposait de la plupart des avantages que l'on peut tirer de la
terre : l'usus, le fructus et même un certain abusus, puisqu'il
pouvait aliéner le bien et même, selon le Grand Coutumier de
France, démolir sa maison dans la mesure où la concession
opérée ne portait que sur la terre. Toutefois, les tenanciers ne
pouvaient pas aliéner séparément une partie du sol concédé et
démembrer juridiquement leur tenure. En effet, en principe un
tel "abrègement" supposait le consentement du seigneur. L'irrespect de cette règle était sanctionné par la justice de ce dernier.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
125
SECTION 2
L'ORGANISATION PARTICULIÈRE DE LA JUSTICE
Son étude est celle de l'administration de la justice, du
personnel judiciaire et de la procédure.
§ 1. L'administration de la justice
99 - La compétence de la cour du seigneur - La cour du
seigneur siégeait le plus souvent en plein air, sous un grand
arbre. Elle connaissait des litiges relevant de sa compétence, au
moins la basse justice. Le seigneur la présidait ou confiait cette
tâche à un officier nommé par lui (sénéchal, prévôt ou maire). Il
était assisté dans ces fonctions par des conseillers qui avaient
parfois voix délibérative. Le choix de ceux-ci variait suivant que
le défendeur (au civil) ou l'accusé (au pénal) était noble ou
roturier.
Le jugement des nobles relevait des pairs, en l'occurrence
d'autres chevaliers nobles, vassaux du même seigneur. Leur
participation à ce tribunal découlait d'ailleurs d'une obligation
vassalique, le service de cour. Leur rôle était primordial car le
seigneur était tenu de prononcer une sentence conforme à leur
délibération. Dans les cas où celui-ci était partie au litige,
notamment lorsque sa cour était saisie contre lui par un de ses
vassaux, il ne prenait pas part au jugement.
En principe toute contestation entre un seigneur et son
vassal ne pouvait être jugée en première instance que par la cour
du seigneur. Normalement le roi ne pouvait en connaître qu'à
titre d'appel, jamais omisso medio, immédiatement en sautant les
degrés intermédiaires. Toutefois il était possible de s'adresser au
roi dans un cas, au moins dans le Midi, celui de la "simple
querelle", qu'utilisèrent en 1202 les vassaux poitevins de Jean
sans Terre, duc de Guyenne et roi d'Angleterre, qui s'adressèrent
à Philippe Auguste, leur suzerain (105). Ce n'était pas un appel, au
(105) Les barons poitevins s'étaient révoltés contre leur seigneur pour des raisons
assez obscures : on parle généralement de l'enlèvement par le roi d'Angleterre d'une
jeune fille promise à un de ses vassaux. Craignant une félonie, ils refusèrent de se
présenter devant Jean sans Terre qui les cita à comparaître, puis envahit leurs terres.
Cette voie de fait décida les seigneurs poitevins à porter leur cause devant Philippe
Auguste. Celui-ci se reconnut compétent et exigea de son vassal qu'il fasse justice à
ses gens. Après deux sommations et deux défauts, Philippe Auguste cita Jean sans
126
La fabrique du droit français
sens où nous l'entendons, mais plutôt une plainte, puisque cette
voie ne nécessitait aucune sentence préalable. Elle était adressée
directement à l'autorité suprême et supposait un grief
(gravamen), né de la négligence du juge.
A moins d'un privilège spécial, le jugement des roturiers
libres ne relevait jamais d'un collège de pairs analogue, quelque
soit le système de jugement consacré par la coutume des lieux.
En gros, deux systèmes coexistaient :
Le premier consistait à déférer le justiciable à un collège
de jugeurs, dits également "hommes jugeants". Dans le nord-est
de la France, le système carolingien des échevins avait été
parfois maintenu : ils étaient alors nommés (à vie) par le seigneur. Ailleurs, cette fonction était dévolue à la cour des
vassaux.
Le second système, le plus répandu, était tout simplement
le jugement par un officier du seigneur (prévôt ou maire). Celuici prenait l'avis de prud'hommes, choisi cas par cas, sans être
cependant lié par eux.
Le jugement des serfs relevait du seigneur foncier (106).
100 - Les voies de recours - La décision rendue par la cour
du seigneur était en principe définitive. Tout d'abord, chaque
cour était théoriquement souveraine. Par ailleurs, comme à
l'époque franque, la prédominance du jugement de Dieu excluait
l'idée d'appel. Il n'y avait qu'une situation où l'on pouvait saisir
une autre juridiction: lorsqu'il y avait un déni de justice évident,
lorsque le seigneur s'était scandaleusement mal acquitté de ses
devoirs de justice. Il y avait alors une véritable prise à partie du
juge. Tel était le cas dans les deux actions judiciaires admises à
cette époque: le recours pour défaute de droit et le recours de
faux-jugement.
Si le seigneur refusait de rendre justice à son vassal ou à
son sujet, s'il y avait défaute de droit, le justiciable pouvait
s'adresser au seigneur supérieur dans la hiérarchie, en remontant
au besoin jusqu'au roi.
Terre devant sa cour et prononça, malgré l'absence de celui-ci, la commise de ses fiefs
aquitains.
(106) Si le seigneur justicier et le seigneur foncier étaient deux personnes distinctes, le
serf relevait tout de même du second.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
127
Si le justiciable alléguait l'évidente partialité du seigneur,
il pouvait "fausser" le jugement et provoquer un duel judiciaire.
A la différence de l'appel hiérarchique de droit romain, ces
deux actions consistaient à "appeler" du juge lui-même (et non
de la sentence rendue) et elles supposaient sa mauvaise foi : le
refus de juger ou le faux-jugement. D'où leur portée pratique
assez restreinte. Cette situation changea lorsque la renaissance
de l'appellatio, intervenue sous l'influence du droit canonique,
réintroduisit l'idée d'appel dans le droit profane.
§ 2. Le personnel de justice
101 - Les différents officiers de justice - Les seigneurs
administraient la justice à l'aide d'officiers qui portaient des
noms divers. Dans le domaine royal capétien, où ils sont attestés
dès 1046, on les appelait des prévôts (praepositi), dans le duché
de Normandie, il était question de vicomtes, dans le comté de
Toulouse et en Catalogne, de viguiers, dans le comté de
Provence, de bayles. Bien qu'il eussent des noms variables, ces
officiers avaient des caractères communs dans tous ces pays,
que ce soit au point de vue de leur statut, ou, plus encore, du
chef de leurs attributions.
102 - Le statut des officiers - Sous l'angle de leur statut, la
diversité se ramenait à trois grands types.
Le premier (et le plus ancien) était celui de l'office patrimonial, de l'officier qui possédait un office inféodé. Le système
existait notamment en Normandie.
Le second type, apparu au XI° siècle dans les prévôtés
d'Ile-de-France et les comtés anglais, était celui de l'office
affermé, qui traduisait un renforcement de l'emprise du seigneur:
dans l'inféodation, celui-ci cessait d'être maître de l'affectation
de l'office, régie par les lois de l'hérédité, dans l'affermage, il
l'aliénait aux enchères pour une période déterminée (dix ans en
général), lui permettant de le recouvrer à l'expiration de celle-ci.
Le dernier système, apparu au XII° siècle en Angleterre,
est celui de l'office gagé, de loin le plus efficace. Son titulaire
était nommé et révoqué par le seigneur, qui lui versait périodiquement des gages en argent, constituant un véritable traitement.
128
La fabrique du droit français
103 - Les prérogatives des officiers - Sous l'angle de leurs
attributions, ces officiers représentaient le seigneur et réunissaient par là même de vastes attributions, non seulement
judiciaires, mais aussi administratives, militaires et fiscales.
§ 3. La procédure
104 - Les caractères généraux de la procédure - Ils
connurent une évolution remarquable au XIII° siècle.
Avant cette époque, la procédure était orale, formaliste et
accusatoire. Les parties devaient comparaître en personne ("Nul
ne plaide par procureur"), prononcer certaines paroles ou
accomplir certains gestes consacrés par la coutume, à peine de
perdre leur procès. Le juge n'avait pas la faculté de se saisir luimême : il ne pouvait connaître que des litiges déférés par une
partie.
A partir du XIII° siècle, des emprunts au droit canonique
ouvrirent la voie à d'incontestables progrès dans la technique
procédurale : l'admission de la représentation, le recours plus
large à l'écrit et l'accroissement des pouvoirs du juge en sont les
manifestations les plus importantes. La représentation judiciaire,
qui se pratiquait déjà devant les officialités, fut admise devant
les cours royales par une ordonnance de 1274 de Philippe III le
Hardi. L'accroissement des pouvoirs du juge dans la procédure
criminelle, qui avait affecté les juridictions d'Église, à partir de
1199, aboutit à l'établissement d'un système inquisitoire. Traditionnellement, on considérait que l'ouverture de toute procédure
criminelle impliquait qu'il y eut plainte d'un particulier. Les
premiers tribunaux séculiers à admettre le droit du juge de se
saisir furent les juridictions d'Empire, après que Frédéric II l'ait
autorisé pour les fautes les plus graves.
Malgré ces progrès, la procédure comportait encore
beaucoup d'archaïsmes. Ainsi, la détention provisoire de l'accusé
était encore l'exception (107). En effet, celui-ci était ordinairement "ajourné à comparaître" et on exigeait seulement qu'il
fournisse une caution, personnelle ou réelle.
Les cautions personnelles (ou plèges) étaient des parents,
des amis, des voisins qui avaient accepté de garantir la comparution ultérieure de l'inculpé et s'étaient engagé à le
(107) L'ordonnance de 1498 en fit la règle
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 1
129
représenter "corps pour corps, avoir pour avoir". Ce système ne
se concevait que dans une société fermée, où tout le monde se
connaissait, où la solidarité de la rue et celle du métier
complétaient ou remplaçaient la solidarité familiale.
La caution réelle consistait le plus souvent, vu la rareté du
numéraire, en la remise d'un objet précieux ou d'un outil
indispensable au travail de l'accusé.
Le régime des preuves, même rénové, ne connut qu'une
modernisation partielle.
105 - Le renversement de la charge de la preuve - La
modification la plus importante ayant affecté le système
probatoire est le renversement de la charge de la preuve. Alors
qu'à l'époque franque, celle-ci incombait au défendeur, on la fit
peser désormais sur le demandeur, solution retenue par nos
droits contemporains. Les différentes preuves admises en justice
évoluèrent de façon moins radicale.
106 - La preuve par bataille - Si les ordalies unilatérales
disparurent au tout début du XIII° siècle, il n'en fut pas de même
des ordalies bilatérales : en effet, le jugement de Dieu survécut,
sous la forme du duel judiciaire. A une période où l'appareil de
justice était réduit à sa plus simple expression, les procédés
d'investigation étaient limités : le duel était une solution
commode pour déterminer le coupable. D'autant que la mentalité
de l'époque se montrait plus accessible aux manifestations de
merveilleux qu'à des démonstrations rationnelles. Avec les
progrès de la civilisation et du droit, la "preuve par bataille"
cessa d'être universellement admise. En France le duel fut
restreint aux cas de haute justice, si celui qui le sollicitait était
de franche condition et ne le demandait pas à l'encontre de son
seigneur. Elle fut interdite dans le domaine capétien par saint
Louis, mais fut rétablie par l'ordonnance de Philippe le Bel de
1306, pour les crimes de sang. Elle disparut vers la fin du moyen
âge, malgré une occurrence fameuse en 1549.
107 - Les autres preuves - Celles-ci, inconnues à l'époque
franque, étaient la preuve testimoniale, la preuve scripturale et
l'aveu obtenu par la torture.
La preuve par témoignage supposait au moins deux
témoins oculaires. Le demandeur pouvait empêcher leur
130
La fabrique du droit français
comparution en provoquant le défendeur en duel, et, même
après l'audition du premier témoin, il pouvait encore défier le
second en bataille.
La preuve par écrit était la moins répandue, à une époque
où l'analphabétisme prédominait jusque dans les couches les
plus élevées de la société. Elle n'était admise par elle même que
si les écritures étaient validées par le sceau authentique d'une
personne connue (comme un seigneur justicier).
Enfin, malgré les réticences de certains canonistes, à une
date qu'il est difficile de préciser, l'aveu par la torture fut
introduit, sous l'influence du droit romain, qui l'appliquait aux
esclaves, et des tribunaux d'Inquisition, qui généralisèrent son
emploi contre les hérétiques (108). A la faveur de la "croisade des
Albigeois" et de la répression de l'hérésie cathare, l'institution
fut consacrée dans le Midi de la France au milieu du
XIII°siècle (109). Elle se répandit surtout au XIV° siècle.
(108) Innocent IV (1243-54) dans la Bulle Ad extirpanda l'autorisa pour les cas
d'hérésie et sous réserve du respect de la vie.
(109) C'est la charte octroyée en 1246 à Aigues-Mortes et l'ordonnance de 1254 pour
le Languedoc qui contiennent les plus anciennes allusions à la torture judiciaire en
France.
CHAPITRE 2
LA CONTAMINATION DU RÉGIME FÉODAL
Elle n'a épargné ni la royauté, ni l'Église. Mais, à tout
prendre, la première a encore plus souffert, car en France jamais
les pouvoirs du roi n'ont été aussi faibles.
SECTION 1
LA FÉODALISATION DE LA ROYAUTÉ
108 - Décadence du pouvoir monarchique et persistance
du mythe royal - A cette époque, la royauté d'origine purement
germanique demeurait l'idéal de l'organisation politique, même
si elle était de moins en moins liée à la race et s'enracinait de
plus en plus dans un territoire (110). Les clercs, dépositaires de la
tradition historique, et le menu peuple, par instinct, lui restaient
profondément attachés. Les féodaux eux-mêmes ne pouvaient
concevoir l'organisation politique sans un roi en son sommet.
S'ils n'hésitèrent pas à s'approprier le nom de princeps (prince),
pour qualifier leur prééminence et signifier que leur pouvoir,
d'essence monarchique, était détenu de manière patrimoniale et
héréditaire, ils ne revendiquèrent jamais le titre royal. D'ailleurs
dès qu'ils furent les maîtres de la Palestine en 1099, ils
choisirent d'élire un roi pour le placer à leur tête. La persistance
d'un tel attachement contraste vivement avec l'abaissement de la
fonction royale. Le moment venu, cette persistance idéologique
permettra le relèvement de l'institution.
109 - Les modestes débuts du royaume capétien - A son
point de départ, la couronne capétienne était plus faible que
plusieurs royautés voisines, la Castille et surtout les monarchies
anglo-normande et sicilio-normande, fondées l'une et l'autre sur
la conquête et dotées d'une savante organisation administrative
et financière. La royauté française était même plus faible que la
(110) Si l'on met de côté la péninsule italique, l'idée de royauté enracinée dans un
territoire n'apparaît vraiment qu'au début du XIII° s. En 1214, Jean sans Terre, qui
s'intitulait jusqu'alors roi des Anglais, prend le titre de roi d'Angleterre. Dès 1204 en
France, la formule Rex Franciae apparaît parfois au lieu de Rex Francorum dans les
actes royaux. Avant la fin du règne de Philippe-Auguste, la chancellerie renonce -au
moins en français- au titre de roi des Francs pour utiliser celui de roi de France.
132
La fabrique du droit français
monarchie allemande, qui, en dépit d'une multiplication analogue des duchés, marquisats, comtés, baronnies et simples
seigneuries, avait mieux conservé ses possessions territoriales et
ses prérogatives régaliennes. Mais, au XIII° siècle, la situation
se retourna au profit des rois de France. La royauté anglaise se
trouva aux prises avec une aristocratie puissante et tenace.
Depuis Othon I° à la fin du X° siècle, la monarchie allemande
s'épuisa à poursuivre la réalisation de l'Empire universel qui
l'amena à lutter contre la papauté.
A ses débuts, la royauté capétienne eut à défendre la
nature même de sa couronne face aux prétentions doctrinales de
l'Empereur germanique. Les Carolingiens de l'ouest qui régnèrent sur la Francia occidentalis à partir de 843 n'avaient jamais
cessé d'appartenir à l'Empire. Les Capétiens eux, se voulurent
hors de l'Empire des Othons. La France ne se reconnut jamais
sujette de celui-ci. La papauté, soucieuse d'empêcher toute
hégémonie impériale, reconnut d'ailleurs l'indépendance temporelle du roi de France au début du XIII° siècle (111).
C'est sous le règne de saint Louis (112)que, malgré la
défiance à l'égard du droit écrit, trop lié à l'hégémonisme impérial, les légistes commencèrent à revendiquer pour le Capétien
une souveraineté inspirée de la charge historique de la res
publica (113). Seul, jusque là, l'Empereur avait alors invoqué
cette prestigieuse tradition romaine. Désormais le roi de France
se proclama, au temporel, absolument indépendant de toute
autre autorité sur la terre (114). A partir du XIII° siècle, le pouvoir
(111) Innocent III, dans la célèbre décrétale Per Venerabilem, admit à titre incident
que "le roi de France ne reconnaissait pas de supérieur au temporel". C'est vainement
que la glose ordinaire sur les Décrétales de Grégoire IX annota cette incidence de
manière à lui ôter sa portée : "C'est exact en fait, mais en droit il est soumis à
l'empereur romain".
(112) (1214-1226-1270)
(113) On rencontre antérieurement un certain nombre d'indices isolés. Le premier
remonte au sacre de Philippe I° (1059) qui s'était prévalu d'une auctoritas lors de sa
prestation de serment. Vers 1165, le canoniste Etienne de Tournai reconnaissait au roi
le droit de légiférer à l'instar de l'Empereur. On peut mentionner ensuite le surnom
d'"Auguste" donné (dès avant 1204) à Philippe II par Rigord, son biographe officiel.
Le terme d'imperium, appliqué au pouvoir royal, apparaît d'ailleurs à cette époque.
(114) D'où les adages : "Li rois ne doit tenir de nuil" et "Le roi ne tient de nului, fors
de Dieu et de lui". Ces deux formules ont encore un double sens, en ce qu'elles
marquent à l'intérieur du royaume la supériorité du roi sur les grands et, à l'extérieur,
son indépendance. La maxime la plus connue, "Le roi est empereur en son royaume"
est plus claire. Comme sa formulation l'indique, elle a été forgée contre les prétentions
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
133
royal se sentit même suffisamment fort pour affirmer son droit à
faire de nouveau, par sa propre autorité, des ducs, des comtes et
des barons.
SOUS-SECTION 1
LA TRANSMISSION DE LA COURONNE
Tout au long de l'époque qui nous occupe, s’il est aisé
d'observer qu'en fait les Capétiens se succédèrent de père en fils
aîné, il est plus difficile de dire quel était exactement l'état du
droit.
110 - La combinaison initiale de l'élection et de l'héréditéD'un point de vue théorique, il est incontestable qu'à l'origine la
couronne se transmettait par l'élection. Toutefois, la mentalité de
l'époque était incapable de dissocier les idées de pouvoir et de
naissance illustre. Après tout, Hugues Capet fut choisi dans une
famille qui avait déjà donné au royaume franc deux rois (Eudes
en 888 puis Robert en 922) et son compétiteur carolingien,
Charles de Lorraine, n'avait pas des droits successoraux
absolument incontestables, dans la mesure où il n'était pas le
fils, mais seulement l'oncle du roi défunt. En tous cas, de 988 à
1179, le principe électif avait encore assez de vigueur pour que
tous les souverains aient pris soin de faire élire et sacrer leur
successeur de leur vivant
Que serait-il advenu sans cette précaution? Même s'il n'est
pas certain que les Grands auraient eu l'audace d'élire un prince
d'un autre lignage, il est probable qu'en présence de plusieurs
fils, les droits de l'aîné auraient pus être contestés par le (s) cadet
(s) qui aurai (en)t pu revendiquer le titre de roi, voire un partage
successoral. Toujours est-il qu'avec cette pratique prudente, lors
du décès du roi, son successeur (son fils unique ou l'aîné de ses
fils) pouvait se prévaloir du serment d'allégeance que les grands
du royaume lui avaient prêté. Répété à six reprises, ce procédé
permit aux Capétiens de renforcer le principe successif et la
notion de primogéniture, jusqu'à abandonner complètement et
définitivement la pratique de l'élection et du sacre anticipés. Il
va sans dire qu'en agissant de la sorte ils n'eurent pas en vue le
bien public, mais l'intérêt particulier de leur famille. Néanmoins
impériales, même si sa portée a ensuite été élargie, pour servir contre le pape au XIV°
s., puis pour renforcer l'emprise royale à l'intérieur du royaume au XV°.
134
La fabrique du droit français
la monarchie "héréditaire" a eu ce génie à cette époque d'avoir
su lier l'intérêt privé d'une dynastie à l'intérêt public de l'État. En
effet la dévolution successorale a rendu un grand service à celuici, en lui épargnant les désordres inhérents aux élections royales,
dont la Pologne fut un jour la plus éclatante illustration.
S'agissant des règles de transmission de la couronne de France,
toute la difficulté consiste à déterminer à partir de quand
l'élection des fils de roi a créé une coutume successorale, qui a
vidé le rituel électif de toute substance.
111 - L'établissement progressif du phénomène dynastique- Au fil des changements de roi, le principe successoral
s'est renforcé peu à peu, jusqu'à rendre inutile, dans la seconde
moitié du XII° siècle, le recours au simulacre de l’élection et du
sacre anticipés.
A cette époque, les écrits contemporains de la naissance
du prince Philippe, en 1165, indiquent clairement que celui-ci
était destiné à la royauté et qu'un consensus était établi en ce
sens et nul ne conteste plus qu'à cette époque la couronne se
transmette de père en fils. Il suffit pour s'en convaincre de
signaler que Philippe II Auguste partit pour la croisade, au
risque d'y perdre la vie, laissant derrière lui pour héritier un
enfant de moins de trois ans, qui n'était ni sacré, ni même élu. Il
est évident que personne ne discutait plus les droits du futur
Louis VIII. Après six précédents successifs (115), la coutume de
la dévolution successorale en ligne directe était assez enracinée
pour lui permettre de monter sur le trône en 1223 sans avoir été
expressément élu du vivant de son père, il est vrai que Louis,
étant le seul fils légitime de Philippe Auguste, n'avait pas de
compétiteur sérieux. L'idée d'une "lignée royale" était désormais
fortement ancrée.
Ce triomphe précoce de la succession par primogéniture
mérite d'être souligné, dans la mesure où il était encore
exceptionnel dans l'Occident de l'époque.
(115) Robert II le Pieux en 988, Henri I° en 1027 (après la mort d'Hugues son frère
aîné), et Philippe I° en 1059, alors âgé de 7 ans, furent ainsi élus et sacrés du vivant de
leur père. Louis VI le Gros, à une date indéterminée (1108?) et Louis VII le Jeune, en
1131 (après la mort de Philippe, son frère aîné) furent désignés du vivant de leur
prédécesseur, quoique sans cérémonie, ni sacre. Philippe II Auguste enfin fut sacré en
1179, du vivant de Louis VII. Cette date tardive n'est certainement pas étrangère au
fait que Philippe Auguste n'avait aucun frère.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
135
112 - La survivance du rituel électif et sacral après
l'instauration du régime successif - Le sacre intervenait après
l'élection. Il fallait que le Roi Très Chrétien, tel un évêque, eut
reçu l'onction de l'huile sainte.
Le sacre était accompli par l'archevêque de Reims, qui
obtint le privilège d'oindre les nouveaux rois. L'ultime
application de ce rite remonte au sacre de Charles X en 1824.
Jusqu'au début du XIII° siècle, il était incontestable que le
roi ne pouvait pas exercer ses fonctions avant d'avoir été sacré,
quoique des légistes aient commencé à soutenir la thèse inverse.
Ce n'est qu'à la mort de Philippe II Auguste en 1223, que son
fils Louis VIII lui succéda de plein droit et fit fonction de roi
avant d'être même sacré trois semaines plus tard. Puis, lors du
décès de Louis IX à Tunis en 1270, son fils Philippe III, qui était
en Afrique du nord, exerça la plénitude de ses droits sans
attendre la cérémonie du sacre qui fut organisée un an après.
Dès lors, ce rituel cessa de faire le roi, même si la conscience
publique en demeura longtemps imprégnée et ne considéra
jamais le sacre comme une cérémonie purement ornementale.
136
La fabrique du droit français
SOUS-SECTION 2
LES POUVOIRS DU ROI
113 - Le problème théorique - La nature des pouvoirs du
roi et au delà celle de l'institution royale au Moyen Âge féodal a
alimenté une longue controverse entre deux écoles historiques :
celle qui voit dans la royauté de cette époque une simple
supériorité féodale et celle qui y devine déjà une véritable
souveraineté monarchique (116).
Aujourd'hui, la tendance actuelle est plutôt à la transaction.
Certes, il existait des caractères propres à la royauté, à la
fois éthique, religieux et même magiques. Le roi seul était sacré,
même s'il n'avait pas le monopole de la pompeuse formule per
gratiam Dei, il avait des pouvoirs thaumaturgiques et tout ceci
le distingue des grands féodaux. Par ailleurs, il avait des
prérogatives spécifiques: il ne devait d'hommage à personne (117)
mais tout hommage qui lui était prêté était un hommage
prioritaire, nul ne pouvait le menacer dans sa personne, sa
dignité, son corps, ce qui, en deux occasions au moins (1151 et
1159) paralysa, face à Louis VII, les propres vassaux d'Henri II
d'Angleterre, il avait un droit de garde général sur tous les
établissements ecclésiastiques, le droit de lever l'arrière-ban,
dont la royauté fit usage deux fois (en 1124 et 1214), celui de
faire régner partout la justice et de juger en dernier ressort, la
116
( ) Cette controverse en dissimule une autre sur la nature de l'institution
monarchique en France : pour les uns, elle aurait connu des "formes successives" et
différentes (A. Esmein), pour les autres, ses caractères généraux n'auraient pas
changés depuis les origines, à commencer par l'absolutisme qui aurait été dès le début
"un trait essentiel et permanent de la monarchie", même si les circonstances de fait ne
lui auraient permis de s'épanouir vraiment qu'à une époque plus récente (F. OlivierMartin). Sans entrer dans le débat, on peut considérer qu'il est assez artificiel
d'appréhender l'histoire des institutions monarchiques de notre pays depuis le V° ou le
X° s. en la faisant entrer dans un cadre unique et homogène, même si d'une époque à
l'autre on rencontre certains points communs. En effet, cela reviendrait à négliger
l'évolution historique et il n'est pas de meilleure façon de restituer celle-ci que de
présenter cette histoire en distinguant certaines "phases".
(117) L'idée fut exprimée pour la première fois par Suger (v. 1081-1151) vers 1145, à
propos du Vexin que le Capétien tenait de l'abbaye de Saint-Denis : après avoir relevé
que le roi était au sommet de la hiérarchie féodale, Suger en déduisait qu'il ne devait
l'hommage à personne. Adoptée par Louis VI, la thèse fut reprise par Philippe
Auguste. D'où la règle consacrée par le Livre de Jostice et Plet vers 1260 : "Li rois ne
doit tenir de nuil".
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
137
faculté de ne pas plaider en cour sujette (devant la cour d'un de
ses seigneurs) et peut-être même celle de légiférer pour tout le
royaume, encore que ce dernier point soit vivement contesté. A
la différence des seigneurs féodaux dont le pouvoir sur les
vassaux procédait d'un échange de consentement, la royauté
française n'a jamais admis l'existence d'un contrat synallagmatique entre elle et les grands ou le peuple.
Il n'empêche que les hommes soumis au pouvoir du roi se
limitaient à ceux qui étaient "couchants et levants" sur leurs
domaine et sur celui de leurs vassaux directs (118). La pratique
franque du serment exigé de tous les sujets s'était perdue dès la
fin du X° siècle. En d'autres termes, les pouvoirs effectifs des
premiers Capétiens étaient en fait très proches de ceux des
grands seigneurs : ainsi, en matière fiscale, ils ne pouvaient
prélever que des aides féodales et des tailles seigneuriales.
Ceci nous amènera à envisager successivement les
pouvoirs de droit commun féodal et les prérogatives exorbitantes de droit royal.
§ 1. Les pouvoirs de droit commun féodal
Le roi, suzerain fieffeux de tout le royaume jusqu'à la
Meuse et au Rhône (119), avait, comme tout seigneur, des
vassaux nobles et des sujets roturiers. Mais son action ne se
faisait pas sentir de la même façon dans son domaine et à
l'extérieur de celui-ci.
114 - Les pouvoirs de droit commun féodal exercés par le
Roi dans son domaine - Au départ, il n'exerçait une puissance
effective que dans le domaine royal, c'est à dire l'ancien
territoire qu'Hugues Capet gouvernait en qualité de d u x
Francorum, qu'on appelle parfois la France mineure. En effet, il
n'avait pas les moyens d'intervenir dans les fiefs de ses vassaux
et moins encore dans ceux qui relevaient de ceux-ci. Dans son
(118) On ne manque pas de rappeler à ce sujet la maxime encore exprimée au XIII° s.
par le canoniste Guillaume Durand (1230-96), Homines barorum non sunt homines
ipsius regis (les hommes des barons ne sont pas des hommes du roi), qui est le calque
de l'adage féodal, suivant lequel "Le vassal de mon vassal n'est pas mon vassal".
(119) Le nord-est de l'Hexagone (depuis 923) et le sud-est (depuis 1033) étaient
rattachés aux royaumes de Lorraine, de Bourgogne et de Provence, qui étaient terres
d'Empire.
138
La fabrique du droit français
domaine, le roi avait les droits immédiats d'un seigneur foncier
et d'un seigneur justicier.
115 - Les pouvoirs de droit commun féodal exercés par le
roi dans le domaine de ses vassaux - Dans les fiefs de ses
vassaux, les pouvoirs du Roi variaient selon qu'on considère ses
petits vassaux immédiats ou ses grands vassaux titrés, proches
ou lointains.
Dans les petites seigneuries avoisinant le domaine royal et
relevant immédiatement du monarque, celui-ci pouvait réclamer
l'ost et le service de cour, exactement comme n'importe quel
prince régional. Jusqu'au XII° siècle la fidélité de ces barons
était fragile, mais à partir de cette époque, le pouvoir du roi
s'accrut, tout comme celui des princes régionaux dans leurs aires
d'influence respectives.
Dans les grandes seigneuries dont les titulaires comptaient
parmi les principes regni, le roi ne parvint pas à imposer son
autorité effective à ses vassaux. En 1108, les ducs d'Aquitaine,
de Normandie et de Champagne allèrent même jusqu'à refuser
l'hommage. D'autres, sans en contester le principe, ne prêtaient
jamais l'hommage en raison de l'éloignement. C'est ainsi qu'au
fil des ans, le lien de vassalité unissant le comte de Barcelone au
roi de France tomba en désuétude. La politique de retour à la
Couronne des grands fiefs ne débuta que sous Philippe Auguste
qui parvint à démembrer les vastes possessions des Plantagenêts.
Dans les fiefs de ses arrière-vassaux, le roi n'avait en
principe aucun droit de commandement et de justice, mais il
commença à s'y ingérer en revendiquant des prérogatives
exorbitantes, impensables en droit féodal.
§ 2. Les prérogatives exorbitantes du droit royal
116 - Les prérogatives traditionnelles- Les rois de France
disposaient de privilèges honorifiques qui ne leur ont jamais été
contestés, notamment la prérogative d'éponymie en vertu de
laquelle tous les actes conclus dans le royaume étaient datés des
années de leur règne.
A la différence de tous ses vassaux, fussent-ils plus
puissants que lui, comme Henri I° Plantagenêt qui, au milieu du
XII° siècle, avait un domaine six fois plus étendu que celui des
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
139
Capétiens, le roi de France était, en raison du sacre, le représentant de Dieu. C'est à cette aura religieuse qu'il faut d'ailleurs
imputer ses pouvoirs magiques. Contemporain d'Hugues Capet,
Abbon de Fleury en déduisait que l'office royal consistait à faire
respecter la religion, maintenir la paix et la justice et défendre la
patrie contre les ennemis extérieurs.
Le roi avait par ailleurs sous sa garde les faibles et les
opprimés, ce qui rejoignait d'ailleurs la vieille tradition du
mundium royal.
Cet arrière-plan non négligeable permit à la royauté de se
dégager des cadres de la féodalité, d'abord en les assouplissant,
puis en les écartant.
117 - Les prérogatives nouvelles en matière judiciaire,
fiscale et monétaire - La royauté s'efforça de réduire les grandes
possessions féodales par la voie de transactions diverses.
Les Capétiens utilisèrent fréquemment la technique du
pariage, consistant à s'associer à un autre seigneur, jusque-là
seul en place, en se réservant les attributions les plus larges.
La royauté chercha également à renforcer ses pouvoirs. La
mission de paix et de justice dévolue au roi lui permit, à partir
du XII° siècle, de châtier ses vassaux lorsque ceux-ci se
rendaient coupables de félonie sur leurs propres hommes. Le
châtiment le plus connu contre un vassal direct du Roi est celui
de Jean sans Terre auquel Philippe Auguste infligea la commise
en 1202.
A compter du XIII° siècle, le Roi se reconnut en outre la
faculté de punir ses arrières-vassaux, en violation de toutes les
traditions féodales. L'exemple le plus ancien d'une sanction
prononcée contre un arrière-vassal remonte à Louis VI le
Gros (120) qui punit le comte d'Auvergne, que son seigneur, le
duc de Guyenne, ne voulait pas châtier. Philippe-Auguste le
premier se saisit d'une plainte d'un arrière-vassal (le comte de la
Manche), portée à l'encontre d'un de ses vassaux directs (le duc
d'Aquitaine). La nouvelle règle fut exprimée vers 1260 :
"Châtelain, vavasseur, sont soumis à ceux que nous avons
nommés et tous sont sous la main du Roi".
En somme, la politique des Carolingiens, qui avaient rêvé
de construire leur gouvernement sur la vassalité, ne se révéla pas
(120) (1108-1137)
140
La fabrique du droit français
aussi chimérique à longue échéance. Le même idéal de justice
permit à la royauté d'étendre sa compétence judiciaire grâce à la
résurrection de l'appel hiérarchique de droit romain, aux théories
de la prévention (121) et des cas royaux (122).
A la différence de la royauté anglaise, la monarchie
française parvint également à assouplir les cadres fiscaux
contraignants qui bornaient ses impositions directes aux aides
féodales. A l'occasion des croisades, la monarchie se reconnut le
droit de lever un impôt général, à deux reprises (123). Si cette
faculté lui fut contestée au point que la Couronne choisit de ne
pas les maintenir, au XIII° siècle, elle ne les invoqua pas moins
comme des précédents.
Enfin la royauté établit la prééminence de la monnaie
royale, qui coexistait, depuis le IX° siècle, avec celle que
frappaient un certain nombre de Grands, et était encore peu
répandue au XII° siècle. Au milieu du XIII° siècle, saint Louis
imposa qu'elle ait cours dans tout le royaume. Dès lors elle
devint la seule monnaie légale là où n'existait pas de frappe
baronniale.
SOUS-SECTION 3
LES ORGANES DU POUVOIR ROYAL
Les premiers Capétiens héritèrent, comme les grands feudataires, des organes du gouvernement de la monarchie carolingienne.
(121) Un juge royal pouvait "pré-venir" un juge seigneurial (= se saisir avant lui d'une
affaire) si l'une des parties le souhaitait ou en cas de négligence de la justice du
seigneur. Jusqu'à la fin du XIII° s, cette prévention n'était que relative, dans la mesure
où le juge royal devait se dessaisir de l'affaire si la cour seigneuriale le lui demandait.
Mais, dès la fin du XIII° s, la prévention devint absolue dans les affaires réclamant
prompte justice, par exemple dans les actions possessoires engagées en cas de
"dessaisine" par quelqu'un qui avait été spolié de ses droits.
(122) C'est la théorie normande des cas ducaux qui inspira celle des cas comtaux en
Flandres et des cas royaux chez les Capétiens. Leur liste ne fut jamais fixée nettement
dans le royaume afin d'assurer la meilleure protection possible au roi, à sa personne,
ses biens, son autorité et ses représentants.
(123) En 1146, Louis VII voulut percevoir sur tous les habitants du royaume une aide
destinée à financer les frais de la seconde croisade, mais la perception fut si longue et
difficile qu'elle ne fut pas reconduite. En 1188, Philippe Auguste voulut lever une
imposition analogue pour la troisième croisade, la "dîme saladine" (destinée à lutter
contre le sultan Saladin). Mais il engendra un tel mécontentement que dès 1189 le roi
dut rapporter son ordonnance.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
141
§ 1. Les organes de gouvernement du Roi
Il s'agit de l'hôtel et de la cour du roi.
Sous-paragraphe 1 : L'Hôtel du Roi
118 - Définition - L’Hôtel comprenait tous les gens de
l'entourage permanent du roi. Quoique les déplacements royaux
continuèrent comme jadis, une partie de ses gens commencèrent
à se fixer. A partir du milieu du XII°siècle, la garde du Trésor
royal fut confiée aux Templiers de Paris et, à la fin du siècle,
Philippe-Auguste déposa les archives royales au palais de la
Cité, ce qui amena peu à peu Paris à prendre figure de capitale.
L'Hôtel eut lui même tendance à se sédentariser au Louvre. De
manière significative, on l'appelait souvent le Palais (d'un terme
romain qui désignait la résidence de l'Empereur sur le mont
Palatin).
119 - Composition - Si l'on met de côté la famille royale,
au sommet de l'Hôtel, il y avait les cinq grands officiers du
palais, qui avec quelques autres domestici formaient le conseil
du roi : le sénéchal, le connétable, le chancelier, le chambrier et
le bouteiller. Au mépris de toute classification, l'importance et le
contenu de l'office dépendaient essentiellement de la
personnalité de son titulaire. En effet, il n'y avait plus de
répartition fixe : les tâches pouvaient être également remplies
par tous et, selon la volonté royale, le chambrier commandait
l'armée à la place du sénéchal.
Sous-paragraphe 2 : La Cour du Roi
120 - Présentation générale - Héritière du plaid carolingien, la curia regis des premiers Capétiens était une assemblée
de fidèles et de vassaux, qui ressemblait à une cour féodale
quelconque. En principe, sauf excuse légitime, tous les vassaux
convoqués devaient venir, à peine de commise. Mais en
pratique, tous ne pouvaient siéger et les Capétiens eurent assez
de sens politique pour ne convoquer que ceux de leurs vassaux
qu'ils savaient prêts à obéir ou dont ils étaient en mesure de
châtier la désobéissance. Aussi bien la cour ne réunissait-elle
que les domestici et les vassaux les moins éloignés de France
142
La fabrique du droit français
mineure, plus rarement des principes regni. La dégradation de
l'entourage royal transparaît fortement à ce propos.
La cour se tenait partout où le roi le jugeait bon, souvent à
Orléans, puis, à partir du règne de Philippe I° (124) à Paris pour
les réunions solennelles. Elle n'avait aucun pouvoir propre. Mais
il était d'usage que le souverain la consulte pour toutes les
affaires de la res publica, ainsi qu'on peut le lire dans un acte
royal de 987. Comme le roi pouvait porter devant elle toutes les
questions relevant de sa compétence, sa cour avait des attributions politiques, judiciaires et administratives. Il en résulta une
diversification fonctionnelle qui à partir du XIII° siècle, amena
la mise en place progressive d'organes nouveaux.
A. Les attributions politiques
121 - La cour comme conseil gouvernemental - Pour les
affaires politiques les plus importantes, la cour assistait le roi
comme conseil de gouvernement -de préférence au conseil
ordinaire permanent, dans son Hôtel- En effet, la coutume
voulait que le roi ne prenne aucune décision importante sans
avoir sollicité au préalable l'aide et le conseil de ses fidèles et de
ses vassaux, même s'il restait toujours maître de ses choix.
122 - La cour comme conseil législatif - A l'origine et
jusqu'à la fin du règne de Philippe Auguste en 1223, les
premières ordonnances royales n'étaient exécutoires que sur les
terres des barons qui les avaient souscrites. C'est ce que
rappellent encore les Etablissements de saint Louis. Il était donc
indispensable d'associer ceux-ci à la prise de décision. C'est la
raison pour laquelle les textes les plus anciens prenaient soin de
mentionner la liste des présents ayant donné leur accord. A
partir de 1223 (125), l'habitude de consigner ceux-ci disparut et
peu à peu tout le monde reconnut avec Beaumanoir que les
établissements royaux étaient obligatoires par eux-mêmes.
(124) (1060-1108).
(125) L'ordonnance de 1223 (sur l'interdiction de la rétention par un seigneur des Juifs
de l'autre), souscrite par une vingtaine de barons, précisait qu'elle s'appliquerait "tant à
ceux qui ont juré l'établissement qu'à ceux qui ne l'ont pas juré". L'ordonnance de
1230 (qui renouvela la précédente prohibition et incrimina l'usure) fut encore plus
explicite, puisqu'elle indiquait "que si quelque baron ne veut pas l'observer, le roi et
les autres barons l'y contraindront".
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
143
B. Les attributions juridictionnelles
Formellement elles sont restées les mêmes tout au long de
l'époque féodale, mais la dénaturation de l'appel de fauxjugement et l'accroissement du contentieux ont entraîné une
évolution importante.
123 - Le rôle juridictionnel modeste de la cour du Roi
jusqu'au règne de saint Louis - La cour concourait à l'exercice
du droit royal de justice. Certes, le roi pouvait toujours juger
seul, notamment s'il était directement abordé par ses sujets.
L'image de saint Louis jugeant sous un chêne, suivant une symbolique tirée de l'Ancien Testament, est d'ailleurs bien connue.
Mais, normalement, le souverain jugeait au sein de sa cour. Le
volume des affaires resta longtemps modeste (126). Mais il ne
cessa de s'accroître à partir de la seconde moitié du XIII° siècle.
La curia regis jugeait en dernier ressort, soit en première
instance, soit en appel.
En premier et dernier ressort, elle jugeait les affaires
relevant de la compétence royale, conformément aux principes
ordinaires du droit féodal.
En appel, la cour connaissait traditionnellement des
recours de défaute de droit ou de faux-jugement contre les
vassaux du roi.
124 - Le rôle juridictionnel croissant de la cour du roi
sous le règne de saint Louis - L'antique curia regis se divisa en
plusieurs formations de jugement, de manière à s'adapter à la
spécificité des litiges qui lui étaient déférés. Cette mutation fut
facilitée par l'absence de toute règle fixe de composition, qui
permit au roi d'appeler à lui qui bon lui semblait.
Mise à part la cour des Pairs, qui n’a pas joué un grand
rôle en France, il faut parler de la cour en parlement (Curia in
Parlamento ou Curia Parlamenti).
Le Parlement s'est constitué vers le milieu du XIII° siècle.
Il est né de l'usage de faire étudier les affaires judiciaires
déférées à la cour du roi par des palatins spécialisés. Ces
techniciens jouèrent un rôle croissant avec les perfectionnements de la procédure et ils allèrent finalement jusqu'à
(126) De 1137 à 1180, on a relevé 85 arrêts, soit 2 par an.
144
La fabrique du droit français
présenter des projets de jugement. Cependant, en droit, seule la
Cour décidait.
Les réunions devinrent régulières sous Louis IX (4
sessions l'an) et se tinrent systématiquement dans une pièce du
palais royal. C'est également sous son règne que l'on se
préoccupa d'archiver les décisions rendues (127).
La cour de Parlement devint autre chose que la cour du roi
qui ne se concevait pas sans la présence physique du monarque.
En effet, l'on admit qu'elle avait reçu du roi délégation du
pouvoir de juger.
C. Les attributions administratives
125 - Le contrôle sur les prévôts - Au point de vue
administratif, il faut indiquer que c'est dans le cadre des
réunions solennelles de la Curia Regis que les prévôts royaux
apportaient le loyer de leurs fermes et que les plaintes contre
ceux-ci étaient déférés devant elle.
§ 2. Les organes d'administration du Roi
126 - Vue d'ensemble - Les premiers Capétiens, comme les
hauts seigneurs, confièrent d'abord l'administration de leur
domaine à des vassaux nobles : vicomtes ou châtelains, qui ne
tardèrent pas à inféoder leurs fonctions, comme l'avaient fait les
ducs et les comtes auparavant. Leurs successeurs s'efforcèrent
d'éviter cette situation avec les prévôts apparus sous Henri I° au
milieu du XI° siècle, les baillis institués par Philippe-Auguste à
la fin du XII°, et les enquêteurs royaux créés par saint Louis au
milieu du XIII°.
Sous-paragraphe 1 : Les prévôts
127 - L'établissement des prévôts - A partir de Henri I°
(1008-1031-1060), les rois, à l'exemple des seigneurs ecclésiastiques qui avaient été plus prudents, confièrent l'administration
domaniale à des "préposés" (praepositi) de condition plus
modeste, les prévôts, dont les fonctions furent affermées pour un
petit nombre d'années (jamais plus de trois ans) : le roi mettait
(127) Les premiers rôles (= rouleaux de parchemin) remontent à 1254, les premiers
registres reliés, qu'on appellera Olim (litt. : autrefois, du premier mot par lequel
commençait l'un d'eux), datent de 1263.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
145
périodiquement en adjudication la perception de ses revenus
dans chaque châtellenie (ou prévôté) et concluait avec ceux qui
lui offraient le prix le plus élevé.
128 - Les insuffisances de l'institution - Malgré sa généralisation, ce système ne fut pas entièrement satisfaisant.
Tout d'abord la prévôté était un cadre trop exigu et il
n'existait aucun organe intermédiaire entre elle et le roi. Un tel
système n'était concevable qu'à l'échelle d'un territoire restreint
comme la France mineure, qui correspondait au domaine royal,
centré sur l’Ile-de-France. Or, avec l’accroissement de celui-ci,
le nombre des prévôtés augmenta considérablement, passant de
24 en 1125 à plus de 80 en 1285.
Par ailleurs les prévôts étaient des roturiers, mal acceptés
par les seigneurs locaux.
Enfin, c'étaient des hommes d'affaires qui, s'ils ne songeaient pas à empiéter sur les prérogatives royales, cherchèrent
cependant à réaliser des bénéfices aux dépends des administrés.
D'autant plus aisément qu'ils étaient chargés de recouvrer un
certain nombre de revenus et d'impôts royaux. La justice qu'ils
exerçaient en premier instance gagna à passer sous le contrôle
des baillis par voie d'appel.
Sous-paragraphe 2 : Les baillis
129 - L'instauration des baillis - A partir de Philippe
Auguste, apparurent les premiers signes de centralisation politique : il a déjà été indiqué qu'en 1185, le roi choisit de remplacer
le chancelier Hugues du Puiset par un simple "garde du sceau"
révocable à volonté et qu'en 1191, il supprima en fait la charge
de sénéchal de France. A peu près à la même époque, vers 1190,
il créa les baillis.
Afin de prévenir les collusions d'intérêts, ces représentants
royaux, auxquels le roi avait "baillé" ses droits, n'étaient pas des
fermiers, comme les prévôts, ni même des officiers : c'étaient
des commissaires (128), librement nommés et révoqués par le roi,
qui étaient rémunérés par des gages fixes. A l'origine, ils étaient
(128) L'opposition entre l'office et la commission subsista jusqu'à la Révolution.
L'office était une fonction régulière et permanente, la commission, une fonction
temporaire et extraordinaire.
146
La fabrique du droit français
des envoyés extraordinaires du souverain. Ils reçurent pour
mission de surveiller les prévôts et les seigneurs, de prélever les
recettes fiscales que la Couronne ne souhaitait plus affermer aux
prévôts, de publier et de faire appliquer les établissements du
roi, enfin de recevoir les plaintes des administrés.
130 - L'évolution de l'institution - Les baillis, qui opéraient
d'abord collégialement, ne tardèrent pas à se séparer, approximativement vers 1230. Chacun d'eux inspecta un ressort déterminé,
constitué de plusieurs prévôtés, puis il s'y fixa à demeure, dans
les années 1260. Il apparut de la sorte une circonscription
administrative nouvelle, le bailliage. Elle ne fut pas généralisée
à tout le royaume (129), car les rois conservèrent les sénéchaux
dans les pays qui s'en étaient déjà dotés, notamment dans le sud
du royaume.
La stabilisation des baillis et sénéchaux transforma peu à
peu cette institution de contrôle en une instance d'impulsion
positive, dont la sphère d'action était aussi large que celle du Roi
qu'ils représentaient. En matière juridictionnelle, outre la faculté
de connaître des appels élevés contre les jugements des prévôts
et des cours seigneuriales, ils reçurent le droit de juger en
première instance certains litiges importants (tels que les procès
entre nobles, ôtés à la justice prévôtale). Ils reçurent également
des fonctions militaires : ce sont eux qui levaient les contingents
royaux. Les baillis publiaient enfin leurs propres ordonnances
qui devaient se conformer au droit royal.
Afin d'éviter une nouvelle collusion d'intérêts, saint Louis
multiplia les mouvements de baillis et de sénéchaux. On lui doit
également l'éphémère institution des enquêteurs royaux.
Sous-paragraphe 3 : Les enquêteurs royaux
131 - Une création exceptionnelle - En 1247-48, Louis IX
envoya dans tout son domaine deux enquêteurs (inquisitores)
chargés d'aller tenir des assises dans chaque prévôté, pour
recevoir les plaintes éventuelles de la population contre les
(129) En raison de la présence habituelle de la cour du roi, il ne fut pas établi de
bailliage à Paris. C'est la raison pour laquelle le Prévôt royal, qui siégeait au Châtelet,
se transforma en véritable bailli, sans jamais en recevoir le titre. Il dut notamment
remplir les fonctions d'un bailli en subordonnant les autres prévôts de Paris,
notamment lorsque l'appel s'introduisit.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
147
agents royaux : prévôts, baillis, sénéchaux et sergents, les
auxiliaires des précédents. Ils ne furent pas choisis parmi les
administrateurs, mais chez les franciscains et les dominicains,
des ordres religieux réputés sévères. Cette mesure, prise par le
Roi à la veille de son départ en croisade devait être
exceptionnelle. Mais son succès le détermina à envoyer de
nouveaux enquêteurs jusqu'à la fin de son règne.
132 - Une création sans lendemain immédiat - L'institution ne survécut guère à saint Louis. Philippe le Bel ôta aux
enquêteurs royaux le droit de statuer seuls et leur fit obligation
d'en référer au Conseil du roi. Puis, l'institution tomba en
désuétude.
SECTION 2
L'ÉGLISE ET LA TENTATION FÉODALE
133 - L'Eglise seul véritable élément d'unité de la communauté occidentale et première puissance temporelle du temps Si la royauté avait été désagrégée par la féodalité, l'Eglise
conserva ses structures unitaires fortement organisées. Celles-ci
lui conférèrent d'ailleurs un pouvoir politique immense, qui fit
apparaître le Saint-Siège comme le seul véritable élément d'unité
de la communauté occidentale et la première puissance temporelle du temps. La Papauté fut ainsi à l'origine de la création
(ou de la reconnaissance) d'un certain nombre de royaumes,
comme la Hongrie, la Pologne, la Serbie ou la Lituanie, dont les
souverains reçurent leur couronne du Saint-Siège. Plusieurs,
parfois à cette occasion, se reconnurent ses vassaux, mais ce fut
aussi le cas de la Croatie en 1076, de la Sicile en 1130, du
Portugal en 1144, de l'Angleterre en 1213 et de l'Aragon en
1303.
Seul l'Empire héritier de Charlemagne, entre les mains de
princes germaniques à partir de 962, lui disputa cette prééminence et lui opposa sa propre vocation à l'universalisme. Mais
l'idée impériale qui le sous-tendait se dégrada très vite en une
revendication d'hégémonie pour le souverain allemand à laquelle la Papauté fit barrage, en favorisant l’émergence de
nouveaux royaumes et en s'appuyant sur le particularisme des
cités italiques.
148
La fabrique du droit français
Cette prééminence de l’Eglise fut possible car elle sut se
régénérer avec la réforme grégorienne à la fin du XI° siècle.
134 - La réforme grégorienne - La réforme grégorienne
(du nom de Grégoire VII, pape de 1073 à 1085) débuta en
réalité dès le pontificat de Léon IX qui affirma la primauté de
l'évêque romain (consommant en 1054 la rupture avec les
Eglises d'Orient). Elle fut caractérisée par des transformations
d'ordre organisationnel et spirituel.
Au plan spirituel, la réforme condamna la simonie, le
trafic des choses saintes, et le nicolaïsme, le relâchement des
moeurs des religieux (130), auquel on assimila le mariage des
clercs, après la consécration du célibat ecclésiastique (131), au
second concile du Latran (1139).
Au plan organisationnel, la réforme s'incarna à trois
niveaux. D'abord, la réforme de l'élection pontificale dès 10541059. Jusqu'alors le pape, qui n'avait plus à être confirmé par
l'Empereur, était élu par le peuple de Rome et les évêques.
Désormais il fut désigné par les seuls cardinaux, réuni dans ce
qu'on appellera bientôt un conclave (132). Il faut mentionner
ensuite la conquête, plus tardive, de la suprématie pontificale.
Alors qu'à l'origine, l'Eglise catholique était une sorte de
fédération de diocèses avec, à leur tête, des évêques ayant un
pouvoir législatif, administratif et judiciaire souverain, elle se
transforma en une monocratie, en puisant largement dans le
droit public romain du Bas-Empire (133). Cette transformation
s'exprima dans un texte célèbre, les Dictatus Papae ("Dits du
(130) Ces deux termes viennent respectivement de Simon le Magicien qui, au temps
de l'Eglise primitive, avait offert aux apôtres de l'argent pour obtenir d'eux le pouvoir
de communiquer la grâce et (semble-t-il) du diacre Nicolas qui menait une vie
sexuelle peu conforme à son idéal.
(131) A compter du concile de Rome de 1049, la condamnation du mariage des clercs
se retrouve dans une foule de textes, qui restèrent longtemps lettre morte.
(132) Etymologiquement le terme signifie: (enfermé) avec une clef. La règle selon
laquelle le collège des cardinaux devait se réunir dans les dix jours du décès du
pontife, s'enfermer en commun, sans contact possible avec l'extérieur, et élire un
nouveau pape fut posée au II°concile de Lyon de juillet 1274.
(133) Elle puisa également dans les ressources de la théologie. Ainsi c'est d'elle que
provient le principe de l'infaillibilité pontificale qui émerge sous la plume d'un certain
nombre de théologiens (et non de canonistes): saint Bonaventure et le franciscain
Pierre Olivi qui, dans la seconde moitié du XIII° siècle, écrivent que le Pape ne peut
pas se tromper et, au début du siècle suivant, Guy Terré qui use le premier du terme
infaillible. Mais ces théories n'eurent aucune consécration juridique jusqu'à une
époque très récente.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
149
Pape") de 1095, qui résument les prétentions pontificales en
vingt-sept propositions brèves et souvent tranchantes.
135 - L'Eglise touchée par le contrecoup de la féodalité
environnante - L'Eglise subit tout de même l'influence indirecte
de la féodalité. Le phénomène est perceptible dans le
cérémonial.
La religion se formalisa en empruntant aux rites féodaux :
désormais Dieu était avant tout le "Seigneur" et l'agenouillement
du fidèle, ainsi que la prière les mains jointes (apparue au XII°
siècle), démarquèrent des gestes propres aux relations vassaliques.
Au delà du rituel, l'empreinte féodale toucha l'Eglise dans
sa hiérarchie même, par le biais de son patrimoine : en effet,
c'est à travers les propriétés ecclésiastiques que l'Eglise s'intégra
largement à la féodalité. Toutefois, elle parvint à défendre son
patrimoine foncier et à maintenir le prélèvement de la dîme,
qu'elle jugeait indispensables pour remplir ses devoirs sociaux.
SOUS-SECTION 1
L'INSERTION DE LA HIÉRARCHIE ET DU PATRIMOINE
ECCLÉSIASTIQUE DANS LA FÉODALITÉ
136 - Le rôle des bénéfices dans l'insertion de l'Eglise
dans le régime féodal - Le bénéfice ecclésiastique (comme
l'honneur carolingien) était une universalité juridique qui comportait à la fois un office et un temporel indissociablement unis.
Le temporel était un bien lucratif destiné à assurer la subsistance
du titulaire de l'office, généralement des biens-fonds, qui,
relevant d'un seigneur laïque, s'analysaient la plupart du temps
comme une seigneurie.
Or, qui disait seigneurie disait, non seulement redevances
domaniales, mais droits de puissance publique, notamment de
commandement. Les chefs du clergé eurent donc des dépendants
laïques, depuis les vassaux militaires, indispensables à la défense des terres, jusqu'aux commendés de rang inférieur, non
moins nécessaires pour les cultiver.
En effet, au sein des domaines ecclésiastiques, l'autorité
cléricale fut amenée à assurer toutes les tâches d'un seigneur
individuel, fut-ce les moins compatibles avec son état. Elle
exerçait notamment le droit de garde et le droit de justice.
150
La fabrique du droit français
Aux X°-XI° siècles, certains évêques et abbés accomplirent directement leurs obligations militaires, jusqu'à aller à la
guerre et se battre comme des laïques. Ainsi, au milieu du XIII°
siècle, l'abbé de Moissac entra en guerre contre l'évêque de
Cahors, avec l'aide de ses frères. Mais, à cette époque, la plupart
se sentaient retenus par leur état ecclésiastique et se faisaient
représenter.
Pour ce qui touche à la justice seigneuriale, cette
attribution doit être distinguée de la juridiction ecclésiastique.
C'était une justice temporelle qui n'appartenait pas à l'Eglise en
fonction de son autorité spirituelle, mais par concession de la
puissance publique. En d'autres termes, elle ne différait en rien
de celle qui appartenait aux seigneurs séculiers dans leur
baronnie ou au roi dans son domaine. Elle était d'ailleurs tenue
par des officiers laïques. Le droit qui y était applicable était
celui de la coutume du lieu, la procédure qui y était suivie était
celle des cours seigneuriales et on y appliquait même le duel
judiciaire. L'autorité cléricale s'y faisait représenter par un
avoué. On pouvait donc exercer l'appel de défaute de droit et
l'appel de faux jugement devant la cour du seigneur supérieur.
Il en résulta l'insertion de l'Eglise dans la hiérarchie
féodale.
Par ailleurs, la provision d'un bénéfice, c'est à dire
l'affectation d'un titulaire, donna donc lieu à un conflit entre
d'une part l'autorité profane, qui entendait désigner le feudataire,
compte tenu de ses prérogatives temporelles, et d'autre part
l'autorité sacrée, qui voulait nommer le bénéficiaire, en raison de
ses fonctions spirituelles. Certains titulaires de bénéfices
ecclésiastiques furent choisis par le pouvoir civil parmi les laïcs,
notamment Hugues l'Abbé, qui doit son surnom à ses nombreuses abbayes et, bien sûr, Hugues Capet, qui doit le sien à la
chape (cappa) de saint Martin, conservée à l'abbaye de Tours,
dont il était le titulaire. Par ailleurs, à une époque où le célibat
ecclésiastique ne s'était pas encore pleinement imposé (134),
certains clercs, notamment des évêques, revendiquèrent et
obtinrent parfois l'hérédité de fait de leurs fonctions. Le problème et les solutions apportées divergent sensiblement selon le
134
( ) En 1074, encore le concile de Paris refusera l'obligation du célibat
ecclésiastique.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
151
type de bénéfice: on s’en tiendra ici aux plus importants, les
bénéfices épiscopaux et abbatiaux.
§ 1. La répartition des compétences ecclésiastique et royale
dans l’affectation des bénéfices épiscopaux
137 - Le poids des ingérences profanes dans la nomination des évêques jusqu'à la réforme grégorienne - A l'origine,
l'évêque était élu, dans chaque diocèse par le clergé et le peuple
des croyants (cum clero et populo), puis il était confirmé et
consacré par l'autorité ecclésiastique supérieure. Mais ces règles
canoniques furent troublées très tôt par les interventions des
Grands.
Dès l'époque franque, on sait que des rois nommèrent
directement des évêques. Par ailleurs, nommant ceux-ci, les
princes estimèrent que les évêques devaient partager leur temps
entre leur charge pastorale et le service royal : ils les convoquèrent donc à la cour, les chargèrent de missions administratives et politiques. En contrepartie, l'État prit en main les
intérêts de l'Eglise : en 779, Charlemagne institutionnalisa la
dîme et confia à ses agents le soin de punir les réfractaires. Mais
le phénomène aboutit surtout à insérer la hiérarchie ecclésiastique dans la hiérarchie de l'État, au point que Charlemagne luimême commença à s'inquiéter de l'extension du rôle temporel
des hommes d'Eglise.
Avec l'époque féodale, les ingérences profanes s'accrurent
encore. Non seulement, le roi continua à nommer des évêques,
mais nombre de princes régionaux se reconnurent la même
faculté, soit par usurpation d'une prérogative royale, soit parce
qu'ils assimilèrent le temporel épiscopal à un fief situé dans leur
mouvance. En toutes hypothèses, ils exigeaient de l'évêque qu'il
se plie aux règles de l'investiture féodale afin de recevoir son
temporel.
138 - La réforme grégorienne et le difficile établissement
du droit pontifical à la collation des bénéfices épiscopaux - Au
milieu du XI° siècle, lorsque commença le mouvement de
réforme de l'Eglise, le Saint-Siège protesta contre la nomination
et l'investiture laïques. Il apparut impensable que le prince
temporel nommât les évêques et leur conférât sa fonction spirituelle. L'hommage et la dation des mains, impliqués par
152
La fabrique du droit français
l'investiture, parurent non moins choquants : un clerc au service
de Dieu ne pouvait pas devenir l'homme d'un laïque et mettre
ses mains dans celles d'un homme de guerre. Le pape Grégoire
VII interdit l'investiture laïque au concile romain de 1075 et son
successeur Urbain II défendit au clercs de prêter l'hommage à
des autorités séculières au concile de Clermont en 1095. Cette
réaction déclencha dans toute l'Europe la querelle dite des
investitures.
En France, elle fut évitée par un compromis. L'accord de
1107 entre le roi Philippe I° et le Pape Pascal II en posa les
bases : les évêques du royaume étaient élus dans les formes
canoniques, mais leur élection devait se faire avec la licencia
eligendi, l'autorisation préalable du souverain, qui lui permettait
de faire connaître ses préférences. L'Eglise consentit même que
les regalia (les prérogatives publiques attachées à l'office
spirituel) soient remises à l'élu par le roi, après engagement de
fidélité et par les gestes coutumiers de l'investiture féodale, ce
qui assurait le retour des "régales" dans la main royale, lors de la
vacance du poste.
§ 2. Le compromis entre les seigneurs et les religieux dans
la provision des bénéfices abbatiaux
139 - L'essor et la création successive des ordres
religieux- Les monastères connurent à cette époque un essor
considérable dû au discrédit profond qui frappa le clergé
séculier, trop impliqué dans les affaires temporelles et accusé
d'avoir succombé à l'esprit de jouissance. Les créations de
nouveaux ordres furent nombreuses et diverses. Toutes
procèdent d'une même volonté de rigueur et de sacrifice.
Ces idéaux se retrouvent dans les ordres guerriers dont le
développement à partir des années 1110 est lié aux croisades:
l'ordre de Malte, l'ordre du Temple (ou Templiers), les
Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, les Chevaliers Teutoniques, tous constitués pour la libération de la Palestine, et les
Chevaliers Porte-Glaive, plus tardifs (1202), dont l'ordre fut
fondé pour combattre les Slaves païens (et fusionna avec les
Teutoniques lorsque ceux-ci furent appelés en Prusse dans les
années 1230).
Le courant essentiel était animé d'une volonté de retour à
la pureté primitive de l'Eglise. Il conduisit les frères à se doter
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
153
de règles internes de plus en plus contraignantes et à se libérer
de la tutelle honnie des évêques par le biais de l'exemption, c'est
à dire la soustraction aux pouvoirs d'ordre et de coercition de
l'évêque diocésain.
Le meilleur exemple est peut-être celui du monastère de
Cluny, placé dès son origine sous la protection de Rome (910) et
bénéficiaire d'une exemption (996-997), bientôt étendue à toutes
ses filiales (1024), qui prépara le terrain à la Réforme
grégorienne.
Il en résulta la création successive d'ordres indépendants
ne relevant que du Pape dont le radicalisme religieux ne cessa
de croître du X° au XIII° siècle. Les premiers, aux X° -XI°
siècles, furent les Clunisiens (dont la maison-mère fut fondée en
910), qu'on appelle "moines noirs" (en raison de la couleur de
leur robe). Puis, lorsque l'ardeur réformatrice de Cluny s'éteignit
au XII°, le moteur du renouveau monastique passa aux
Cisterciens, dont l'ordre fut créée en 1098 (et adopta initialement
une tunique marron). Enfin, au début du XIII° siècle ceux-ci
s'essoufflèrent à leur tour, ce qui amena la création des ordres
mendiants, particulièrement rigoristes : les Franciscains (moines
blancs) et les Dominicains (frères gris), respectivement fondés
par saint François d'Assise (1210) et saint Dominique de
Guzman (1216). Ces nouveaux ordres se singularisèrent d'abord
par leur volonté de ne plus vivre à la manière des seigneurs. Le
refus de posséder des terres et des maisons, de prélever des
dîmes ou des cens les contraignirent à vivre de la mendicité, qui
correspondait à une double nécessité : la subsistance, mais aussi
l'humilité. Malgré leurs efforts, ces congrégations furent
dépassées dès le milieu du XIII° siècle par des mouvements
politico-religieux, qui visaient à détruire les hiérarchies fondées
sur la naissance et la richesse, pour réaliser ici-bas l'égalité
absolue.
140 - L'échec de toutes les tentatives de réforme monastique - Cette radicalisation croissante des Réguliers et l'émergence de "sectes" déclarées hérétiques reflètent un double phénomène : la persistance d'un profond souci de pureté, mais aussi
l'échec répété de toutes les tentatives de purification. En effet,
les ordres finirent tous par s'impliquer dans les affaires temporelles et certains, clunisiens et cisterciens, s'intégrèrent même au
154
La fabrique du droit français
système bénéficial. En effet, les moines, retenus par leurs tâches
spirituelles, n'avaient pas la possibilité de pourvoir eux-mêmes à
leur subsistance. Les rénovateurs du monachisme tentèrent bien,
à diverses reprises, d'amener les religieux à ne se nourrir que des
fruits de champs cultivés de leurs bras. Mais l'expérience se
heurta toujours à la même difficulté fondamentale : le temps
passé à ces besognes matérielles était du temps enlevé à l'étude,
à la méditation et au service divin. Dès lors, il fallut bien que les
moines vécussent eux aussi de la "fatigue" des autres hommes.
Les monastères reçurent donc des biens fonciers.
141 - Le patrimoine des ordres monastiques, comme enjeu
économique et politique - La nomination aux bénéfices abbatiaux fut, comme celle des évêchés, la source de conflits
importants entre l'Eglise et les puissances temporelles, en raison
de l'importance du temporel attaché aux offices d'abbés, qui
comprenait des propriétés foncières et des seigneuries.
D'après le droit canonique, l'abbé devait être élu par les
moines et confirmé par l'évêque. Mais, avec la féodalisation, les
Grands s'ingérèrent dans le processus de désignation, soit en
qualité de patron fondateur, soit en qualité de seigneur
protecteur. On en vint même aux IX° -X° siècles à voir des
laïques usurper le bénéfice abbatial, comme Hugues l'Abbé ou
Hugues Capet. Evidemment, ils ne se souciaient pas de mener la
vie conventuelle et se déchargeaient des tâches spirituelles sur
un moine choisi par eux, qu'on appela le doyen.
Dès la fin du X° siècle, le mouvement de réforme imposa
aux laïques de renoncer à toute fonction abbatiale. Mais ceux-ci
continuèrent à intervenir, exactement comme dans les élections
épiscopales, et firent nommer les candidats ecclésiastiques de
leur choix, exigeant d'eux l'acte de foi et d'hommage, ainsi que
l'investiture. Ce n'est qu'au XII° siècle que la plupart des seigneurs renoncèrent à l'hommage et à l'investiture des abbayes,
pour se contenter d'un serment de fidélité.
SOUS-SECTION 2
LA JURIDICTION ECCLESIASTIQUE
142 - A partir du IX°siècle, la juridiction spirituelle de
l'Eglise s'étendit, en raison de l'obscurcissement de la notion
d'État, du morcellement des justices seigneuriales et de la
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
155
supériorité technique des cours ecclésiastiques sur les tribunaux
profanes. Le mouvement, qui s'amplifia au XII°siècle, atteignit
son apogée à l'époque d'Innocent III (1198-1212).
§ 1. L'organisation des cours d'Églises
143 - Les officialités épiscopales - Le tribunal de droit
commun était celui de l'évêque, installé dans chaque diocèse. En
pratique, l'évêque déléguait le soin de juger à des clercs de rang
inférieur, nommés et révoqués ad nutum : les officiaux.
On rencontre un official vers 1170 à Reims, vers 1210 à
Bourges, vers 1220 à Sens et Lyon, vers 1230 dans tous les
diocèses de la France du nord. Le Midi s'en dota un peu plus
tard.
Leur succès fut tel qu'ils attirèrent à eux toutes les affaires
et on prit l'habitude en France de nommer officialité la cour de
l'évêque. En 1246, le pape Innocent IV reconnut officiellement
cette création empirique, qui se diffusa progressivement dans
toute l'Europe, à l'exception de l'Italie.
144 - La rote pontificale – Le Pape a Rome avait luimême son propre tribunal qu'on appellera plus tard (au XIV°
siècle) la Rote (Sacra Rota Romana). Jusqu'au X° siècle, cette
instance ne pouvait être saisie qu'en appel d'une sentence de
l'archevêque. A partir du XI°, il fut permis d'appeler directement
de l'évêque au pape omisso medio, c'est à dire en omettant la
médiation de l'archevêque. Les Dictatus Papae (1095) consacrèrent en outre le droit à l'appel au Siège Apostolique et la
souveraineté des sentences rendues par le Pape.
La compétence des tribunaux d'Eglise se définissait
ratione personae et ratione materiae.
Sous-paragraphe 1 : La compétence ratione personae
Elle concernait les procès des clercs, à titre exclusif, et
ceux de certaines personnes protégées par l'Eglise, en concurrence avec la justice profane.
145 - La juridiction exclusive sur les clercs - Les clercs
jouissaient d'un privilège absolu de juridiction pour toutes les
poursuites civiles ou criminelles intentées contre eux: c'était le
privilegium fori (forum = tribunaux), ou privilège de clergie, dit
156
La fabrique du droit français
encore privilège de for. Non seulement les juges laïques ne
pouvaient pas connaître des actions dans lesquelles les religieux
se trouvaient engagés, mais il leur était de surcroît interdit de
tenir les ecclésiastiques en prison ou de saisir leurs meubles.
Tout au plus pouvait-on les arrêter en flagrant délit et à
condition de les remettre immédiatement à l'officialité.
Toutefois, comme la plus lourde sanction pénale qu'une
cour ecclésiastique puisse prononcer était un long
emprisonnement au pain et à l'eau, il appartenait au juge d'Eglise
de dégrader les clercs ayant commis les crimes les plus graves
pour qu'ils soient "livrés au bras séculier" afin que la justice
laïque leur infligeât une peine plus adaptée, généralement la
mort.
146 - La juridiction concurrente sur certains laïcs - Le
privilège de la juridiction ecclésiastique s'étendait également
aux personnes dignes de pitié que l'Eglise avait le devoir de
défendre : les veuves, les orphelins, les pauvres, les croisés et les
écoliers. Certes, en matière pénale, ils relevaient exclusivement
des cours séculières. Cependant, en matière civile, ces personnes
protégées pouvaient choisir entre le tribunal laïque et le tribunal
d'Eglise.
Sous-paragraphe 2 : La compétence ratione materiae
Elle concernait des procès laïques intervenant dans des
matières où la religion se trouvait impliquée. Tantôt le lien était
assez fort pour fonder un monopole juridictionnel au profit de
l'Eglise, tantôt il lui permettait seulement d'avoir une compétence concurrente à celle de la justice profane.
147 - La juridiction exclusive - Elle concernait les crimes
contre la religion et les litiges mettant en jeu un sacrement.
En premier lieu, seule l'Eglise pouvaient connaître des
délits violant la foi ou commis contre Dieu : l'hérésie, le sacrilège, la sorcellerie. Lorsque le procès aboutissait à reconnaître la
culpabilité de l'accusé, celui-ci était livré à la justice séculière
qui lui infligeait, depuis le XI° siècle, la peine de mort par le
feu.
En second lieu, l'Eglise connaissait aussi exclusivement de
tout ce qui concernait les sacrements : d'une part les questions
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
157
relatives à la validité et à la nullité du mariage et d'autre part les
matières connexes à ce dernier : fiançailles, séparation de corps,
filiation et légitimité. Les questions concernant les bénéfices
ecclésiastiques relevaient aussi du domaine exclusif de
l'officialité, à l'exclusion toutefois des questions féodales.
148 - La juridiction concurrente - La compétence
ecclésiastique était concurrente à la justice laïque dans certaines
matières mixtes. En matière civile, il s'agissait du testament et
des contrats confirmés par un serment. Au pénal, la compétence
concurrente concernait quelques délits comme l'usure et
l'adultère.
§ 2. La procédure ecclésiastique
A la différence de ce qui se passait devant la juridiction
temporelle, l'Eglise avait deux procédures différentes : l'une
pour les matières civiles, l'autre pour les matières criminelles.
Sous-paragraphe 1 : La procédure civile
Le droit canonique emprunta dans ses grandes lignes la
procédure romaine, telle qu'elle existait au Bas-Empire. Le
demandeur saisissait la cour par un libelle (souvent rédigé par
un avocat), où il désignait son adversaire et l'objet de sa
demande. Le juge citait les parties à comparaître et les invitait à
produire leurs preuves (par aveu, témoignage ou serment). La
sentence, qui pouvait être rendue par défaut (après trois citations
infructueuses ou une péremptoire), était toujours susceptible
d'appel.
Sous-paragraphe 2 : La procédure pénale
Le droit canonique connut successivement deux espèces
de procédure criminelle : accusatoire et inquisitoriale.
151 - La procédure accusatoire - Cette procédure, empruntée au droit romain, qui l'admettait au Bas-Empire pour les
crimes dits "ordinaires", fut d'abord la seule. Elle supposait que
le demandeur se portât partie contre le coupable. Il était permis à
tout chrétien de se porter accusateur, même s'il n'avait pas été
personnellement lésé par le délit qui était venu à sa connaissance. La procédure se déroulait ensuite de façon contra-
158
La fabrique du droit français
dictoire, comme un procès civil ordinaire entre un demandeur et
un défendeur. Aussi bien, le juge n'avait-il qu'un rôle passif : il
ne prescrivait aucune recherche d'office et rendait sa sentence
d'après les preuves fournies par les parties. Celles-ci étaient
limitativement énumérées car à la différence de notre système
actuel qui repose sur l'intime conviction, le droit canonique
consacrait le système des preuves légales: en matière criminelle,
il fallait l'aveu du coupable ou la déposition de deux témoins
concordants. Afin de pallier les carences des accusateurs
populaires, on consacra vers 1200 un nouveau système procédural.
152 - La procédure inquisitoriale - La procédure
inquisitoire (per inquisitionem, littéralement "par enquête") se
présente de manière dualiste, en ce qu'il faut distinguer la
procédure inquisitoriale de droit commun et la procédure inquisitoriale spéciale (en matière d'hérésie)
La procédure inquisitoire de droit commun reflète l’influence de la procédure d'office qu'on appliquait au Bas-Empire
appliquait aux infractions "extraordinaires", punies suivant le
libre arbitre du juge.
Cette procédure inquisitoire se généralisa à l'ensemble des
procès criminels suivis devant les cours d'Eglise, à partir d'une
série de décrétales vers 1200 (135).
Elle permit aux juges de procéder à des enquêtes sans
attendre de dénonciation.
La découverte d'un cadavre ou même une simple rumeur
au magistrat permettait de déclencher la procédure. Certes, il
fixait d'abord un délai pour permettre à un éventuel accusateur
de se faire connaître, la procédure accusatoire restant la voie
ordinaire. Mais si personne ne se présentait, le juge pouvait
continuer. Si sa présomption était légère, il se bornait à exiger
du suspect un serment purgatoire. En revanche, si les présomptions paraissaient graves, le juge procédait à une enquête
secrète, recherchant lui-même des témoins. Il les entendait en
dehors de la présence du suspect et enregistrait leurs dépositions
par écrit.
(135) En d'autres termes la procédure d'office n'apparut au sein des cours d'Eglise
qu'après avoir été reçue dans les tribunaux des villes italiennes et provençales.
Première Partie – Sous-partie 3 – Chapitre 2
159
L'enquête terminée, il communiquait à l'inculpé les chefs
d'accusation, les noms des témoins et le contenu de leurs dépositions. Celui-ci était alors admis à présenter tous ses moyens de
défense et, s'il le voulait, demander l'assistance d'un avocat.
A l'issue de cette seconde phase, le juge prononçait sa
sentence. Si la preuve du délit n'avait pas été faite, c'était une
sentence d'absolution. Dans le cas contraire, il était condamné et
éventuellement livré au tribunal profane.
Une procédure inquisitoire spéciale s'imposa, à partir des
années 1230, pour réprimer diverses hérésies en Allemagne, en
Italie, en France du nord et dans le Midi, où florissait le
catharisme. C'est l'inquisitio hereticae pravitatis, plus couramment appelée l'inquisition.
Le tribunal n'était plus obligatoirement composé des
évêques et de leurs officiaux, car ils pouvaient être remplacés
par des commissaires extraordinaires, les "inquisiteurs de la foi",
qui recevaient une délégation directe du souverain pontife. Ils
étaient choisis en général dans l'ordre des dominicains.
Le caractère inquisitorial et secret de la procédure était
aggravé de multiples manières. On ne communiquait pas à
l'inculpé le nom des témoins, mais seulement le contenu de leur
déposition, afin d'éviter des représailles. L'accusé n'avait pas la
possibilité de bénéficier de l'assistance d'un avocat. Afin de
réprimer les hérétiques contre lesquels on n'avait réuni aucune
preuve, le juge pouvait ordonner la quaestio, c'est à dire la
torture, pour les forcer à avouer.
Le procès pouvait se terminer par absolution, par
abjuration ou par condamnation. Quand il n'y avait pas de
preuve de culpabilité l'accusé était renvoyé absous. Lorsqu'il
reconnaissait son erreur, il s'exposait à des peines très légères,
comme des pèlerinages ou à des processions expiatoires.
Lorsque le juge avait obtenu la preuve de la culpabilité et que
l'accusé refusait l'abjuration, il prononçait la sanction. Celle-ci
ne sortait pas en principe du cadre des pénitences ecclésiastiques, ordonnées en confession : les aumônes, les pèlerinages et
les jeûnes. Dans les cas graves, la sanction était la prison, qui se
généralisa à partir du XIII°siècle. Cette peine est remarquable
car elle n'existait pas en droit profane, qui ne connaissait que la
prison préventive, destinée à s'assurer que l'accusé resterait à la
160
La fabrique du droit français
disposition de la justice. Enfin, pour les fautes les plus graves,
qui étaient loin d'être les plus nombreuses (136), le coupable était
livré au bras séculier. Son sort variait alors suivant sa condition.
S'il était un clerc, il encourrait la peine de mort. S'il était laïque,
seul le "relaps" (récidiviste), "retombé" (relapsus) dans l'hérésie,
encourrait la peine capitale. En toute hypothèses, celle-ci
s'exécutait par le feu.
(136) Les auteurs qui ont étudié l'Inquisition s'accordent sur le fait qu'elle n'a fait que
peu de victimes. Ainsi, sur les 930 condamnations portées par l'inquisiteur Bernard
Gui durant sa carrière, 42 seulement entraînèrent la peine capitale.
DEUXIÈME PARTIE
LA NAISSANCE DU DROIT FRANÇAIS
À LA FAVEUR DE LA MUTATION
MONARCHIQUE (XIII°-XVI° siècles)
153 - Les cadres chronologiques de la mutation monarchique - Sans revenir sur le débat concernant la nature du
système monarchique (137), il est incontestable que c'est à l'automne du Moyen Age que le roi se subordonna toutes les
anciennes institutions, même s'il ne chercha pas à les anéantir :
pourvu que sa supériorité fut reconnue, il respectait les libertés
et les privilèges de la féodalité, des églises, des villes et bien-sûr
les coutumes locales. Ce qui caractérise cette époque c'est une
société organisée en Corps, États, Ordres subordonnés certes,
mais pleinement autonomes. Il n'est pas utile de chercher si ce
système était désiré ou subi par les rois de cette époque, s'il était
une survivance résiduelle du passé (féodal) ou une préparation à
l'avenir (Monarchie absolue): il est un régime à caractère
particulier, qui doit être envisagé comme un régime spécifique.
Ce système correspond à la royauté française jusqu’au XVI°
siècle et on parle à son propos de monarchie tempérée.
C'est seulement au XVI° siècle, que de nouvelles tendances apparurent qui orientèrent la monarchie vers l'absolutisme ou, du moins, si l'on considère que ces principes existaient
déjà dans la théorie royale, c'est à cette époque que les rois
parvinrent à en user. La royauté ne se contenta plus d'être l'instance suprême, elle voulut être l'instance unique, abolir le
pluralisme traditionnel et ramener à elle l'origine de toutes les
autres institutions, au motif qu'"il est de l'essence de la
Monarchie que toute espèce de pouvoir réside sur la tête du Roi
seul, et qu'il n'y ait ni corps ni particuliers qui puissent se
(137) supra note n° 116.
162
La fabrique du droit français
maintenir dans l'indépendance de son autorité" (138). A une
société organisée en soi, se substitua la société organisée par
l'État. D’où l’idée nouvelle d’un droit unifié, d’un "droit
français".
154 - L’émergence de l’idée de droit français - La précocité d’un État royal fort dans l’Hexagone a permis l’émergence,
plus tôt que dans le reste de l’Europe continentale, de l’idée
d’un droit propre aux habitants de cet espace politiquement
unifié. Certes, de bonne heure, il a été question du droit de la
France, mais cette spécification géographique, usitée en droit
public pour parler des institutions du royaume (139), n’était
utilisée en droit privé que pour évoquer le droit de l’Ile-deFrance (140). L’expression "droit français" pour désigner le droit
applicable en France n’apparaît que dans les années 1570, dans
le sillage des écrits de François Hotman(141), avant d’être
vulgarisée vers 1600 et reprise dans le titre d’une foule
d’ouvrages (142). Elle était rien moins qu’évidente car, à la
différence de l’Angleterre, dotée d’un common law vraiment
unifié, le prétendu "droit français" renvoyait en réalité à une
multitude hétérogène de coutumes. C’est ce que montre
l’examen des sources du droit.
(138) J.-N. Moreau, "Les devoirs du prince...", Versailles, 1775, pp. 192-193.
(139) Le Songe du Vergier (1378) parle de la "coutume et constitution de France", à
laquelle il se montre très attaché.
(140) C’est le cas du Grand Coutumier de France de Jacques d'Ableiges (v. 1389),
bailli d'Evreux, qui n’est qu’une compilation du droit applicable en Ile-de-France. La
Somme rural de Jean Boutillier (v. 1395), qui est légèrement postérieure, est le
premier ouvrage français à ne pas traiter spécialement du droit d'une province déterminée, mais il ne se présente pas formellement comme un miroir du droit du royaume.
(141) Mais l’expression est absente de son œuvre. Son Antitribonian (1567) use des
termes "coustumiers de France". La Supplication et remonstrance adressee au Roy de
Navarre (1560) mentionne le "droit ou coustumes de France". Sa Francogallia (1573)
se réfère au ius Francogalliae et au Francogallico iure. Et sa traduction française de
1574 est décevante : l’expression ius Francorum, par exemple, y est restituée par
"police des François". Le Monitoriale adversus Italogalliam (1575) n’évoque que les
veterum consuetudinum regni Franciae, les Galliae consuetudines et les regni Gallici
consuetudines & mores. Enfin l’édition posthume de ses Œuvres complètes (15991600) comporte un volume dénommé : De antiquo iure regni Galliae. Quoique l’idée
de "droit français" soit omniprésente, nulle part il n’en est fait mention formelle.
(142) L. Charondas Le Caron, "Responses du droict françois, confirmées par arrests
des cours souveraines de France…", 1579-1582 et, du même auteur, "Pandectes du
droit français", 1596 ; G. Coquille, "Institution au droit des Français", 1607 ; P. de
L’Hommeau, "Maximes generalles du Droit François", 1610…
SOUS-PARTIE 1
LES SOURCES DU DROIT À L'ÉPOQUE
DE LA MONARCHIE TEMPÉRÉE :
Un droit d’application principalement
régionale et locale, désormais reconnu
et protégé par l’État royal
En 1312, une ordonnance de Philippe le Bel déclarait que
le royaume était principalement régi "par les coutumes et les
usages". Assurément, à cette époque, la première source du droit
applicable restait les coutumes territoriales (chap. 1), qui
demeurèrent la source la plus importante jusqu'au XVI° siècle,
voire jusqu'à la Révolution, malgré l'essor du droit romain
(chap. 2) et du droit royal (chap. 3). En revanche, le déclin
relatif du droit canonique (chap. 4) ne servit pas le droit
coutumier.
CHAPITRE 1
LE DROIT COUTUMIER,
SOURCE FONDAMENTALE
155 - La notion de coutume - La coutume est un usage
répété ayant force obligatoire. A l'origine, le droit coutumier
était un droit oral et populaire, fortement enraciné dans un
territoire de dimension restreinte. Ces caractères initiaux
continuèrent à le caractériser aux XIII°-XIV° siècles (sec. 1),
mais le développement de la doctrine, l’interventionnisme royal
et la codification lui donnèrent une nouvelle physionomie aux
XV°-XVI° siècles (sec. 2).
SECTION 1
LES CARACTÈRES TRADITIONNELS
DU DROIT COUTUMIER DES XIII°-XIV° SIÈCLES
156 - Un droit oral - Le droit coutumier était fondamentalement un droit oral, même si, déjà, aux XII°-XIII° siècles, un
petit nombre de coutumiers (privés) avaient vu le jour et si
quelques villes méridionales avaient (officiellement) transcrits
leurs coutumes (143).
L’avantage essentiel de cette oralité était son extrême
souplesse, sa capacité évolutive car, comme le disaient les juristes, "coutume se remue".
Son inconvénient principal tenait à son imprécision, que
l'on s'efforça de surmonter, en précisant les modes de preuve et
en introduisant pour la première fois l'intervention directe de la
puissance publique.
Sauf si la coutume était notoire, la preuve s'opérait par une
enquête, dont les modalités différaient toujours au nord et au sud
de l'Hexagone (144).
(143) Statuts d'Arles (v.1142) et d'Avignon (v.1154), coutume de Montpellier (1204),
statuts de Marseille (v.1250), coutumes de Cahors (v.1260) et Toulouse (1285), etc...
(144) supra §. 71. L’enquête par tourbe subsista formellement jusqu’à l’ordonnance de
1667.
Deuxième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 1
165
Partout, on exigea désormais que la coutume fusse
reconnue par l'autorité publique (145), soit par une décision
judiciaire, soit par une charte. L'approbation de la coutume, par
une charte émanée d'un roi, d'un seigneur ou d'une ville libre,
très courante dans les villes du Midi, demeura toutefois assez
rare dans le Nord.
157 - Un droit territorial - La territorialité des coutumes
fut appliquée strictement jusqu'au XIII° siècle : quelles que
pussent être les parties en cause, dès lors que le litige survenait
dans une châtellenie donnée, on appliquait la coutume de celleci. Mais à partir du moment où la mobilité démographique
s'accrut, on s'aperçut qu'il était aberrant qu'en passant d'un pays
à l'autre, le mineur devienne majeur, la femme mariée soit
placée sous la puissance maritale ou soustraite à celle-ci. Pour
parer à de tels inconvénients, on distingua dans chaque système
juridique le statut réel, c'est à dire les règles s'appliquant aux
choses (rei) immobilières, du statut personnel, à savoir les
dispositions concernant les personnes qui suivirent désormais la
personne.
SECTION 2
LES NOUVEAUX CARACTÈRES DU DROIT COUTUMIER
DES XV°-XVI° SIÈCLES
Le développement des coutumiers, la rédaction des coutumes et l'avènement d'une doctrine coutumière entraînèrent une
métamorphose complète de cette branche du droit.
158 - Un droit plus doctrinal - Les principaux coutumiers
du bas Moyen Âge, au nombre de cinq, traduisent déjà une
théorisation accrue.
La Très Ancienne Coutume de Bretagne, composée anonymement vers 1325, est à la fois un ouvrage de morale et de
droit : à plusieurs reprises, on rencontre des homélies et des
prières au milieu de discussions juridiques, par ailleurs claires et
raisonnées.
(145) "Coustume est un raisonnable establissement approuvé par le prince gardé"
(J. d'Ableiges, "Le Grand Coutumier de France", v.1389).
166
La fabrique du droit français
Le Stilus Curiae Parlamenti de Guillaume Dubreuil (? - v.
1345) est l'oeuvre d'un avocat qui expose la procédure suivie
devant le Parlement de Paris.
Le "Grand Coutumier de France" de Jacques d'Ableiges,
bailli d'Evreux en 1389, est une compilation de l'essentiel du
droit applicable en Ile-de-France.
La "Somme rural ou grand coustumier général de practique civil et canon" de Jean Boutillier (? - v. 1395) est le
premier ouvrage français à ne pas traiter spécialement du droit
d'une province déterminée : c'est une véritable synthèse, qui
reflète une volonté de conciliation entre le droit romain (d'où le
terme de Somme) et le droit coutumier (c'est là le sens du mot
rural). Malheureusement l'ouvrage manque souvent de clarté.
La Pratica forensis de Jean Masuer (?- 1449) est, comme
son nom l'indique (forum = tribunaux), un ouvrage de procédure. Mais il expose aussi la coutume d'Auvergne. Au point
que jusqu'à la codification de 1510, on considéra presque
l'ouvrage comme une rédaction officielle de celle-ci.
159 - Un droit codifié : la rédaction des coutumes et ses
conséquences - Le phénomène le plus marquant de l'histoire du
droit coutumier du XV° siècle demeure sa transcription. En
effet, en dépit de quelques précédents, c'est surtout à partir de
cette époque, que les autorités publiques ordonnèrent la mise par
écrit des coutumes.
Les raisons sont multiples. Elles tiennent sans doute
davantage aux considérations d'ordre politique qu'aux préoccupations techniques. Pour la puissance publique, il s'agissait
d'abord d'affirmer son emprise sur le droit. Les premières
codifications officielles dans la moitié nord de l'Hexagone
survinrent dans les duchés de Normandie et de Bretagne avec la
rédaction des coutumes d'Anjou (1411), de Poitou (1417) et de
Berry (1450). Dans ces conditions, il importait à la royauté
capétienne d'intervenir à son tour, à peine de se priver d'une
prérogative essentielle. Elle réagit avec l'ordonnance de Montilsles-Tours (1454), dont l'application occupa plusieurs décennies
(146) parfois jusqu'à la veille de la Révolution.
(146) Les premiers résultats de l'ordonnance de Montils-lez-Tours furent limités, en
raison de la lourdeur de la procédure initialement prévue. Quelques coutumes
seulement s'y conformèrent: Bourgogne (1459), Touraine (1461), Anjou (1463). Ce
Deuxième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 1
167
La première conséquence de la rédaction fut de transformer le droit coutumier initialement oral et spontané en un
droit rédigé sous tutelle étatique. Certes, en théorie, les coutumes codifiées demeuraient un droit d'origine populaire. Mais,
en pratique, la coutume mise par écrit n'avait plus la même
autorité qu'autrefois : elle tenait désormais sa force obligatoire,
non plus du consensus populi, mais de la puissance du roi, qui
en avait arrêté la teneur. C'était quasiment une loi comme une
autre, même si le roi prit soin de préciser que chacune serait
"gardée et observée" de façon "irrévocable".
La fixité des textes rédigés eut pour effet d'entraîner une
certaine sclérose, très évidente en ce qui concerne cet archaïsme
que représentait l'organisation seigneuriale. En effet, le roi de
France était considéré comme leur gardien et à ce titre il interdit
"d'alléguer et prouver autre coustume". Les codifications
régionales, si elles réduisirent le nombre des coutumes, consacrèrent aussi un cloisonnement juridique, qui interdit l'unification du droit privé applicable dans le royaume. Dès la seconde
moitié du XV° siècle, Louis XI, si l'on en croit le chroniqueur
Commines, aurait désiré qu'il n'y eut qu'une seule coutume pour
tout le royaume, mais ce projet, s’il a vraiment existé, n’a pas
été suivi d’effets. A la diversité des coutumes, les derniers
siècles d'Ancien Régime ne purent guère apporter que des
correctifs, avec d'une part des ébauches de codification générale
pour tel ou tel domaine du droit et d'autre part la théorie du droit
commun coutumier.
Toutefois, la rédaction eut pour mérite de livrer aux
juristes des textes officiels et certains, qui permirent l'apparition
d'une véritable doctrine. Jusqu'alors les véritables jurisconsultes
n'est qu'après l'adoption d'une procédure plus souple (1499) que le mouvement
s'amplifia: entre 1506 et 1540, la plupart des coutumes du nord de la France (Artois,
1509; Amiens, 1507), de l'Ile-de-France (Sens, 1506; Chartres, Touraine, 1507;
Orléans, 1509 ; Paris, 1510) et du Centre (Auvergne, 1510 ; Nivernais, 1534), ainsi
que quelques coutumes du Sud-Ouest (Bordeaux, 1520) furent officiellement
décrétées.
Assez rapidement ces premières rédactions parurent insuffisantes et dépassées, ce qui
amena la réformation des principales coutumes entre 1555 et 1581, suivant la
procédure de 1499. Plusieurs coutumes furent réformées sans difficulté, comme celles
de Sens (1555) ou d'Amiens (1567), mais d'autres en posèrent davantage, comme
celles de Bourgogne (1575), de Paris et de Bretagne (1580) qui furent parmi les
dernières à être réformées, l'une par Christofle de Thou, premier président du
Parlement de Paris, l'autre par Bertrand d'Argentré.
168
La fabrique du droit français
étaient les romanistes et les canonistes. Le premier grand auteur
coutumier fut Charles Dumoulin. Son principal ouvrage est un
commentaire de la coutume de Paris de 1510, qui influença les
auteurs de la coutume réformée de 1580. A sa suite, un certain
nombre de jurisconsultes coutumiers, d'opinions variées,
s'attelèrent à commenter leur propre coutume notamment
Bertrand d'Argentré avec la coutume de Bretagne de 1539 dont
il inspira la réformation en 1580 et Guy Coquille avec celle du
Nivernais.
Si l'on excepte la Très Ancienne Coutume de Bretagne,
qui a été rédigée très tôt (vers 1325) et qui est d'essentiellement
d'esprit breton, les coutumes codifiées témoignent d'une
influence accrue du droit romain.
CHAPITRE 2
LE DROIT ROMAIN,
SOURCE CONTROVERSÉE
Le droit romain est une source essentielle des droits
européens. Mais la France, pour des raisons politiques, fut, avec
l'Angleterre, l'un des rares pays qui y résista le plus.
160 - La France face à la première renaissance du droit
romain (XII-XIII° siècle) - La codification monumentale du droit
ordonnée par l'Empereur Justinien ne fut connue en Occident
que dans la seconde moitié du XI° siècle. Dès les XII-XIII°
siècles, ce "droit écrit", qu'enseignait les romanistes, avait atteint
un prestige considérable et ce droit savant se posait en rival du
droit vulgaire représenté par les coutumes. La royauté
capétienne réagit à cette situation de manière subtile. Tout en
s'efforçant de récupérer les principes absolutistes, qu'elle
découvrait dans le droit public romain, et de les incorporer aux
institutions françaises, elle s'efforça de maîtriser la réception du
droit écrit. En effet, malgré ses incomparables avantages, sa
collusion avec les revendications hégémoniques de l'Empereur
germanique, qui fondait son dominium mundi sur le droit
romain, pouvait légitimement inquiéter. L'interdiction de
l'enseignement du droit écrit à Paris en 1219 a été rapprochée de
cette crainte (147). De plus, le droit privé romain était perçu
comme un droit étranger, par opposition à la consuetudo
gallicana, la coutume du pays. Une ordonnance de saint Louis
de 1254 précisa qu'il était appliqué dans le Midi "non parce que
son autorité nous y oblige ou nous y astreint, mais parce que
nous ne jugeons pas que là et pour le moment on doive modifier
ses dispositions". Une ordonnance de Philippe le Hardi de 1278
(147) Cette explication apparaît d'ailleurs dans les ordonnances d'avril 1250, juillet
1254 et juillet 1312. On la retrouve encore dans un édit d'Henri IV en 1609. Toutefois
l'interprétation de la Décrétale a été très controversée. Certains auteurs y ont vu une
initiative politique de la royauté, d'autres une mesure émanant du Saint-Siège).On
pense aujourd'hui que la prohibition de 1219 répondait à une initiative du Pape,
soucieux de défendre la théologie, menacée dans l'université par l'essor du droit
romain…même si la royauté n'a pas cherché à maintenir l'étude du droit écrit dans sa
capitale.
170
La fabrique du droit français
interdit aux avocats de l'invoquer ailleurs, dans les pays de
coutumes.
161 - Le droit romain en France à la fin du Moyen Âge
(XIV-XV° siècles) - A partir du règne de Philippe le Bel, l'idée,
désormais courante, que le roi est "empereur en son royaume",
permit de puiser plus librement dans le droit public romain.
Mais la méfiance à l'égard du droit privé ne disparut pas.
D'autant qu'aux XIV-XV° siècle, les romanistes, moins attachés
que leurs devanciers à la lettre des lois antiques, adaptèrent
celles-ci aux besoins nouveaux, accentuant la pression qu'elles
exerçaient sur les droits coutumiers.
Dans les pays du Midi, le droit romain continua naturellement à s'appliquer en qualité de coutume locale. Toutefois,
il n’y joua pas le rôle unificateur qu'on aurait pu lui prêter, car,
jusqu'au XVI° siècle, un grand nombre de coutumes locales y
dérogeaient sur des domaines variés et, jusqu'à la Révolution,
chaque Parlement méridional appliquait le jus scriptum à sa
manière.
En France coutumière, sauf exceptions (148), le droit
romain ne se vit même pas reconnaître un rôle supplétoire, alors
qu'aux Pays-Bas et en Allemagne cette solution s'imposa sans
difficulté. Dans le nord de la France, il était tout au plus ratio
scripta, la raison écrite à laquelle le juge pouvait recourir, pour
corriger ou compléter la coutume (149). D’ailleurs, la plus grande
influence du droit romain est à rechercher, dans l'imprégnation
qu'il exerça sur les juristes, surtout avec sa seconde renaissance
au XVI° siècle.
162 - La France face à la seconde renaissance du droit
romain - Au XVI° siècle, l'autorité du droit romain s'accrut
dans le sud, mais aussi en pays de coutumes, où le jus scriptum
fut appliqué presque sans contestation dans les vastes domaines
des contrats et plus généralement des obligations.
(148) Il se vit reconnaître officiellement un rôle supplétoire en Flandre et en Alsace,
alors que celles-ci étaient encore terres d'Empire et cette situation persista sous le
régime français.
(149) Selon l’Italien Balde, les Français ne suivaient pas les solutions romaines en
raison de l’Empire, mais sous l’empire de la raison (non ratione imperii sed imperio
rationis) : ils s’y référaient non point par obligation mais parce que la rationalité les y
incitait.
CHAPITRE 3
LE DROIT ROYAL, SOURCE EN EXPANSION
Il s'agit d'une part de la jurisprudence des tribunaux
royaux, d'autre part des ordonnances royales.
163 - La jurisprudence des tribunaux royaux - Depuis une
ordonnance de saint Louis de 1258, le Parlement était tenu de
consigner par écrit et de conserver ses jugements, ainsi qu'une
sorte de résumé des phases de la procédure qui avaient conduit à
l'arrêt. Toutefois, deux caractéristiques interdirent à la jurisprudence d'exercer une influence juridique générale: le défaut de
motifs des jugements rendus par les cours souveraines, exigé par
une ordonnance de 1344 destinée à maintenir le secret du
délibéré, et la difficulté de prendre connaissance des décisions,
du fait de l'interdiction par les Parlements de toute publication
de leurs arrêts sans leur autorisation. Des initiatives privées
s’efforcèrent imparfaitement d’y remédier.
A partir du XIV° siècle, les registres des Parlements, les
Olim, devenant de plus en plus nombreux et touffus, certains
praticiens se mirent à rédiger des "recueils de notables", c'est à
dire d'arrêts dignes d'être notés. Puis, à la fin du XIV° siècle, les
arrêtistes cessèrent de livrer le contenu intégral des jugements
pour restituer l'essentiel, le raisonnement juridique. Le premier
est l'oeuvre de Jean Le Coq, avocat au parlement, qui, à partir
d'arrêts jugés importants, a relevé le pro et le contra, selon la
méthode des dialecticiens, et mentionné la solution apportée en
l'accompagnant d'une note interprétative. Leur oeuvra contribua
à faire connaître la jurisprudence, notamment parisienne.
164 - La législation royale - Jusqu'au XIII° siècle, le roi
n'avait que rarement promulgué des ordonnances exécutoires par
tout le royaume. Il n'avait de pouvoir législatif que là où il détenait la justice, c'est à dire dans son domaine : il ne l'avait pas
dans les terres de ses vassaux. Dès l'époque de Philippe le Bel,
quoique les ordonnances mentionnent encore le principe de
l'adhésion expresse des barons, le pouvoir législatif des rois est
(re)devenu absolu. D'ailleurs, au cours du XIV° siècle les
172
La fabrique du droit français
documents cessèrent de faire mention de l'approbation des seigneurs.
Les ordonnances royales intervinrent progressivement
dans les domaines les plus divers, en évitant toutefois le droit
privé (150) et les matières sacrées jusqu'au XVI° siècle.
A cette époque, quelques édits, à vrai dire peu nombreux,
modifièrent l'état du droit antérieur.
Les uns prirent acte d'une évolution des moeurs, comme
l'ordonnance de février 1556, qui constitue la première intrusion
de l'État en matière de mariage (151). Le texte, pris après un
mariage clandestin célèbre en son temps, s'efforça d'empêcher
les mariages secrets (152), tenus pour valides par l'Église.
D'autres actes expriment la volonté du roi de ployer la
société à ses desseins. Le cas le plus typique est l'édit de mai
1567, dit "édit des mères", qui prétendait étendre aux pays de
droit écrit une règle successorale propre aux pays de coutumes.
En revanche, un très grand nombre de réformes furent
adoptées à la suite d'une tenue d'états généraux, ce qui les rapprochent des ordonnances de la fin du Moyen Âge, même si
elles s'en éloignent en fait, si l'on remarque que, sous couvert de
réformation, ces ordonnances fourre-tout (notamment en 1539,
1561, 1564, 1566 et 1579) contenaient d'importantes innovations.
(150) Aucune loi n'est intervenu en droit privé entre 1278 et 1498.
(151) D'autres suivront: l'édit de Fontainebleau de juillet 1560 limitant les libéralités
qu'une veuve ayant des enfants d'un premier lit pouvait consentir à son nouvel époux,
l'ordonnance de Blois de 1579, qui introduit en France les nouvelles règles de validité
du mariage, inspirées dans une large mesure des décrets du concile de Trente et fit
obligation aux curés de tenir registre de ces unions.
(152) L'ordonnance qui n'osa pas remettre en cause la validité des mariages clandestins
déclara que les garçons jusqu'à 30 ans et les filles jusqu'à 25 ans qui s'étaient mariés
sans le consentement de leurs parents, pourraient être exhérédés. Cette disposition est
à rapprocher d'un certain nombre de prescriptions similaires prises dans d'autres pays,
par exemple les statuts de Gênes de 1567.
CHAPITRE 4
LE DROIT CANONIQUE, SOURCE EN DÉCLIN
Certes le droit canon n’a connu aucun déclin technique à
la fin du moyen âge, mais son influence sur le droit profane a
commencé à s’affaiblir à cette époque.
165 - La formation du Corpus Juris Canonici - Les
sources du droit canon s'enrichirent de plusieurs strates successives. Au "Décret de Gratien" composé vers 1150, s'ajoutèrent
quatre collections successives de décrétales qui formèrent les
différentes parties de ce que l'on commença à appeler aux XII°XIII° siècles, le Corpus Juris Canonici, pour faire pendant à
l'appellation de Corpus Juris Civilis, désignant la compilation de
Justinien. Grégoire XIII codifia officiellement l'ensemble en
1582(153).
166 - Les matières soumises à la législation canonique La vocation universelle de ce droit ne pouvait que concurrencer
les droits laïques. A l'apogée de son influence sur la société
civile, aux XII°-XIII° siècles, il réglementait, outre la vie interne
de l'Église, les questions relatives au mariage, à la dévolution
testamentaire et aux contrats passés sous serment, ainsi que
certaines infractions. Mais le déclin des cours d'Église qui
résulta de la restauration de l'État affecta la place du droit
canonique. On proclama qu'il n'était applicable dans le royaume
qu'avec la permission du souverain. Certes les tribunaux d'État
continuèrent à l'appliquer dans les matières qu'ils ôtèrent à
l'Église, mais sans craindre de l’interpréter à leur manière (154),
ce qui donna naissance à partir du XVI° siècle, à un droit ecclésiastique français unifié.
(153) Depuis sa première édition imprimée (à Paris, en 1499-1502), on n'a plus jugé
nécessaire de lui ajouter les nouvelles décrétales publiées par les souverains pontifes
C'est seulement au XX° siècle que les papes Benoît XV en 1917 et Jean-Paul II en
1983 ont refondu le droit ancien et ordonnés la publication de Codes canoniques,
semblables aux codes modernes.
(154) En effet le droit canonique admis devant les juridictions d'État l'était "selon les
maximes gallicanes" : on estimait que les décrétales des papes et les décrets des
conciles n'obligeaient les Français qu'autant qu'ils avaient été reçus dans le royaume.
C'était donc l'autorité royale qui donnait sa force aux règles du droit canonique.
SOUS-PARTIE 2 :
LE CONTENU DES INSTITUTIONS
167 - La montée en puissance de l'État royal - Durant
cette période, la royauté française entama son (irrésistible ?)
ascension, réussissant notamment à étendre sa domination en
dehors des frontières que le traité de Verdun avait assigné à la
Francia occidentalis. L'accroissement territorial concerna notamment le Dauphiné (1349), la Provence (1481) et la Bretagne
(1532). Cette expansion ne doit pas dissimuler des reculs : ainsi,
par exemple, la Flandre, passa à la maison d'Autriche par le
mariage de Marie de Bourgogne et de Maximilien en 1477.
L’unification politique du royaume progressa. Dès le
second tiers du XVI° siècle, il n'y avait plus guère dans
l'Hexagone de grands fiefs remontant à l'époque féodale. Le
dernier fief d'importance qui subsista jusqu'à la fin de l'Ancien
Régime était le duché de Nivernais, dont l'autonomie était assez
réduite.
L’expansion et la subordination par la monarchie de toutes
les anciennes institutions -qui caractérise la période qui nous
occupe- ont abouti à ce que la France s'est dotée de bonne heure
d'un État fort et que c'est lui qui, dans une large mesure, a fait la
nation. La preuve en est que celle-ci a intégré des régions de
langues et de culture très différentes (à commencer par le Midi)
alors que certaines populations de langue "française", pour être
plus précis de langue d'oïl, ne se sont jamais regardées comme
françaises (notamment dans la Belgique actuelle et en Suisse).
Certes, ni la centralisation politique, ni l'antériorité de
l'État sur la nation ne sont une spécificité française, dans la
mesure où la plupart des nations d'Europe -l'Angleterre,
l'Espagne, le Portugal, le Danemark, la Pologne ou la Hongriesont (incontestablement) des créations étatiques. Et celles qui ne
le sont pas (apparemment) ont été remodelées par la création
d'un État, puisque certaines populations exclues de celui-ci ont
Deuxième Partie – Sous-partie 2
175
fini par sortir de la nation dans laquelle elles auraient dû se
fondre en raison de leurs affinités ethno-culturelles. C'est ainsi
que l'Autriche n'appartient pas à la nation allemande et que la
Corse ne s'est jamais sentie italienne.
Mais l'antériorité et l'importance de l'État dans notre pays
ont tout de même rendu la France très différente de ceux où le
sentiment de l'existence d'une communauté nationale a préexisté à la construction étatique, comme l'Italie et surtout
l'Allemagne.
168 - L’idée naissante d’un droit unifié dans le cadre
étatique et national - La France est -avec l’Angleterre, elle aussi
un État précocement doté d’une armature politico-administrative
vertébrée et efficace, où le sentiment national a émergé de
bonne heure, à l’occasion de la guerre de Cent Ans (13371453)- le seul pays qui ait exprimé de bonne heure le souhait de
se doter d’un droit unifié. Dès la seconde moitié du XV° siècle,
Louis XI aurait désiré qu'il n'y eut qu'une seule coutume pour
tout le royaume. Au siècle suivant, le juriste Charles Dumoulin,
qui tenait la coutume de Paris pour la plus parfaite de toutes
(regina et caput consuetudinum), prôna, à partir d'elle, une
unification réalisée par le roi, agissant par voie d'autorité. Un
peu plus tard, François Hotman proposa que les États généraux
dressent "un ou deux beaux volumes en langue vulgaire et
intelligible, tant du droit public qui concerne les affaires de
l'État et de la couronne, que toutes les parties du droit des
particuliers, et accommodant le tout à l'état et forme de la république française". Dès 1567, dans l'"Antitribonien ou Discours
sur l'étude des lois" il appela à la confection d'un code civil
unique pour toute la France. On ne dira pas qu’il s’agissait là de
points de vue de juristes isolés. En effet les États Généraux
d'Orléans de 1560 et de Blois de 1576 appelèrent officiellement
à l'unité des lois, des coutumes et des styles de procédure. Mais
tout ceci resta, à l’époque, de pures vues de l’esprit. La royauté
avait d’autres priorités.
CHAPITRE 1
LA ROYAUTÉ REDEVENUE
INSTANCE SUPRÊME
169 - La réapparition de l'idée d'un État distinct de la
personne du prince - Dans le sillage des vieilles conceptions
germaniques, réactivées par la féodalité, l’idée abstraite d’État
s’était dissoute dans la personne du roi. Le phénomène le plus
marquant dans l'histoire du droit public de la fin du Moyen Âge
est incontestablement la réapparition, à partir du XIV° siècle, de
l'idée d'un État distinct de la personne passagère du roi. On la
retrouve en France, comme en Angleterre, sous des formes très
diverses. En effet, les textes s'efforcèrent d'exprimer la permanence de la chose publique à travers différents concepts, notamment celui de la couronne, emblème de la dignité royale.
Outre-Manche, la distinction aboutit à la théorie des deux
corps du roi -d'une part le corps naturel et mortel, d'autre part, le
"corps politique", ou "corps mystique", immortel- qui a été
développée à partir de la seconde moitié du XVI° siècle et
préparé très tôt l'idée d'une limitation de la prérogative
royale (155). On ne la retrouve pas dans le royaume capétien.
En France, la distinction amena à la théorie du mariage
mystique du roi et de la couronne. La couronne y fut considérée
comme une créature mystique, presque une personne, qui, au
travers des siècles, demeurait immuable, tandis que les rois se
succédaient les uns aux autres. Comme entité juridique, elle
avait des droits et des prérogatives, auxquels le roi, volontiers
comparé à son époux, ne devait pas porter atteinte. Il devait les
transmettre intégralement à son successeur.
Mais la séparation en France ne fut jamais totale. D’ailleurs les auteurs de l'époque ne sont guère posés la question des
conséquences d'une violation par le roi des droits de la
(155) La distinction des deux corps du Roi permit de ne pas identifier la souveraineté à
la personne du monarque, mais de l'attribuer au "Roi en Parlement". Cette entité,
moins abstraite que la Couronne ou l'État, dut très tôt habituer les Anglais à ne pas
concevoir l'autorité monarchique sans le Parlement. Par ailleurs, la distinction permit
de sauver l'idée monarchique en 1649, lorsque les révolutionnaires exécutèrent le
"corps naturel" de Charles I°, sans porter d'atteinte irrémédiable au "corps politique"
du Roi, à la différence de ce qu'il advint en France en 1793.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
177
Couronne. Pour eux, le fait de n'être pas une seule et même
chose n'impliquait pas un véritable détachement et a fortiori une
opposition de l'un et l'autre. Pas plus que la distinction du Père
et du Fils dans la théologie chrétienne, ou celle de l'État et de la
Nation dans notre droit public contemporain, n'implique l'éventualité d'une disjonction ou d'un conflit entre eux.
En d’autres termes, l’État est demeuré partiellement dans
la mouvance du prince et il n’a trouvé en France son indépendance complète qu’avec l’abolition de la royauté.
SECTION 1
LES RÈGLES DE TRANSMISSION DE LA COURONNE, OU
L'ÉMERGENCE D'UN DROIT PUBLIC ET
CONSTITUTIONNEL SPECIFIQUE AU ROYAUME
En règle générale, la solution la plus répandue en Europe
était que les rois accédaient au trône par un droit de naissance,
leur vocation à régner leur venant par transmission lignagère du
sang royal. C'est ce qu'explique encore Coke à propos du droit
anglais... en 1603. Les rivalités couramment suscitées par la
dévolution de la Couronne interdirent le plus souvent la
formation de règles successorales stables.
La France connut une évolution atypique car elle se dota
d'un système successif coutumier, que l'on finit par placer audessus de la volonté du roi et hisser au rang de "coutume et
constitution de France" ("Songe du Vergier", 1378).
Sa première composante était l’exclusion des femmes.
§ 1. L'exclusion des femmes et des parents par les femmes
170 - L'état de la question avant 1316 - Au commencement du XIV° siècle, un seul principe était coutumièrement
acquis touchant la transmission de la couronne: elle passait de
plein droit au fils aîné du roi, dès la mort de son père, sans
élection ni sacre anticipés. Il est vrai que, jusqu’en 1316, tous
les rois laissèrent à leur mort un fils mâle. Naturellement l'on ne
se posa jamais la question de savoir ce qui se serait passé s'il n'y
avait eu que des filles ou des collatéraux. Si l'on met de côté un
problème assez controversé, la difficulté ne se posa vraiment
pour la première fois qu’à la mort de Louis X le Hutin, le fils
aîné de Philippe le Bel.
178
La fabrique du droit français
171 - Le cas de 1316 - A sa mort, le 5 juin 1316, Louis X
le Hutin laissait une fille, âgée de quatre ans, la petite Jeanne,
suspectée de bâtardise, une épouse enceinte, Clémence de
Hongrie, et deux frères, Philippe le Long, comte de Poitiers, et,
le plus jeune, Charles le Bel, comte de la Marche. Philippe se
proclama alors régent et convoqua une assemblée de prélats et
de barons qui, réunie le 16 juillet 1316, entérina cette situation
jusqu'à l'accouchement de la reine. D'ores et déjà il fut décidé
que, si elle donnait le jour à un fils, Philippe conserverait la
garde du royaume jusqu'à sa majorité et que, si c'était une fille,
on ajournerait la décision définitive jusqu'à la majorité de la
princesse Jeanne. Quelque mois après, le 13 novembre 1316, la
reine accoucha d'un fils, Jean I°, qui mourut au bout de cinq
jours. Après quelques hésitations, Philippe le Long prit le titre
de Roi de France et, pour couper court aux protestations des
Grands, il se fit sacrer à Reims le 9 janvier 1317. Trois semaines
plus tard, il convoqua une assemblée de nobles, prélats, docteurs
de l'Université et bourgeois de Paris, qui entérina son acte
controversé. D’ailleurs Eudes (duc) de Bourgogne, oncle
paternel de la fille de Louis X, protesta, soutenant que la
couronne devait revenir à la petite Jeanne.
Et effectivement, à cette époque, la capacité politique des
femmes était admise : elles succédaient assez largement aux
fiefs, en Aquitaine, en Flandre ou en Artois et même aux
royaumes, comme la Castille, l'Aragon, la Navarre, l'Angleterre,
la Pologne, la Hongrie, y compris les royaumes capétiens de
Naples et du Portugal et l'Empire latin d'Orient. Seul faisait
exception le Saint Empire Romain Germanique, mais il était
électif.
Or, la réunion des prélats et des barons convoqués en 1317
par Philippe V déclara que "femme ne succède pas à la couronne
de France".
En réalité aucun argument juridique à cette époque ne
permettait de fonder cette exclusion.
En d’autres termes, celle-ci procédait de motifs, non point
juridiques, mais politiques et religieux.
Politiquement, on pensa sans doute qu'une femme ne pouvait pas gouverner véritablement le royaume, qu'elle se ferait
dominer par un favori, qu'il y avait à craindre que, par son mariage, elle ne fit passer la couronne dans une famille étrangère.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
179
Cl. de Seyssel écrivait en 1519 que "tombant en ligne féminine,
la couronne aurait pu venir au pouvoir d'un homme de nation
étrangère, chose dangereuse et pernicieuse". On retrouve la
même idée chez J. du Tillet en 1580 : "Les femmes sont
perpétuellement exclues par la coutume et loi particulière de la
maison de France, fondée sur la magnanimité des Français ne
pouvant souffrir d'être dominés par femmes, ni de par elles, et
aussi qu'elles eussent pu transférer la couronne aux étrangers".
Or ces raisons politiques n'expliquent pas tout.
Religieusement, les ecclésiastiques, qui, du fait du sacre,
considéraient la royauté comme une fonction quasi-religieuse,
inclinaient naturellement à en écarter les femmes, qui étaient
exclues de la hiérarchie de l'Église. Cette explication a le mérite
de faire comprendre pourquoi les femmes étaient écartées du
trône, qui était un office sacral, mais pouvaient très bien être
régentes ou pairs de France.
Finalement un arrangement survint avec Eudes de
Bourgogne et l'affaire s'acheva sur le triomphe du double
principe de l'exclusion des filles et de la dévolution de la
couronne vacante au plus âgé des frères du roi défunt. En 1322,
lorsque le roi Philippe V mourut, il ne laissa que des filles et nul
ne soutint leur cause. La couronne passa donc sans difficulté au
troisième frère de Louis X, Charles IV le Bel. Le principe de
l'exclusion des femmes était bel et bien fixé dans la coutume.
172 - Le cas de 1328 - A la mort de Charles IV, celui-ci,
comme ses deux frères pré-décédés, ne laissa aucun fils mâle.
Nul ne songea à ses filles. En l'état du droit à cette époque, le
trône aurait dû revenir au plus proche parent mâle, Édouard III
d'Angleterre, neveu du défunt par sa mère, Isabelle, et seul petitfils de Philippe le Bel. Il n'en alla pas ainsi et la couronne fut
attribuée à un neveu de celui-ci, Philippe de Valois, plus proche
parent par les mâles, qui fut sacré roi le 29 mai 1328, sous le
nom de Philippe VI.
On fit bien état d'un argument juridique : aux partisans
d'Édouard III, qui estimaient que les femmes pouvaient faire
"pont et planche" à leurs descendants mâles, on répliqua qu'elles
ne pouvaient donner à leurs descendants des droits qu'elles
n'avaient pas. Mais ce n'était pas là la raison véritable, qui fut
d'ordre politique. La vraie parait être celle que les barons de
l'époque exprimèrent sans détour : "Il n'a jamais été vu ni su que
180
La fabrique du droit français
le royaume de France ait été soumis au gouvernement du roi
d'Angleterre". Jean de Venette (156) écrivit dans le même sens
que "les Français n'admettaient pas sans émoi l'idée d'être
assujettis à l'Angleterre" et, comme le dit la Scala Chronica,
"Philippe de Valois fut couronné parce qu'il était né du
royaume".
Après bien des tâtonnements et des recours plus ou moins
heureux au droit romain et au droit canonique, un auteur plus
ingénieux -et aussi moins scrupuleux - Richard le Scot imagina
en 1358 de fonder l’exclusion sur un texte alors assez largement
oublié : la loi salique. C'est à lui que l'on doit le rajout des mots
in regno qui modifient totalement la teneur du texte franc :
Mulier vero (in regno) nullam habeat portionem, en vérité
aucune part ne reviendra à une femme (dans le royaume).
L'explication avait le mérite de fournir une base juridique à
l'exclusion des femmes qui ne remettait pas en cause le principe
héréditaire et permettait d'éviter que l'on puisse dire que cette
exclusion procédait de l'élection des Grands. Le succès de cette
légitimation après-coup fut tel qu’au XV° siècle on s’imagina
qu’elle avait servi à régler les différends de 1316 et 1328 et
l'appellation de "loi salique" finit par désigner abusivement la
succession royale. Curieusement, cette prétendue loi demeura
orale tout au long de l'Ancien Régime et fut transcrite pour la
première fois dans la constitution du 3 septembre 1791.
§ 2. La représentation successorale à l'infini
173 - Un mécanisme original - En droit privé, la parenté et
la représentation successorale sont limités (au 7°, au 10° ou au
plus au 12° degré). La règle de la représentation successorale à
l'infini est un principe original qui permettait à un descendant
royal d'être substitué dans les droits de son ascendant, lui-même
décédé avant d'avoir accédé au trône, sans aucune limitation de
degré. D'où l'adage : "Le sang de France est perpétuel au
millième degré".
C’est ainsi qu’en 1328, Philippe de Valois, parent au 4°
degré du roi défunt, ceignit ainsi la couronne. En 1498, Louis
XII, cousin au septième degré du défunt Charles VIII, succéda à
ce dernier. En 1589, Henri de Navarre succéda à Henri III, bien
(156) (vers 1307-1370)
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
181
que plus de dix générations les séparassent de leur ancêtre
commun, saint Louis, et que les deux souverains n'aient été
parents qu'au 21° degré.
§ 3. L'indisponibilité de la Couronne
La question se posa aussi de savoir si le roi ne pouvait pas,
de sa seule volonté, changer l'ordre de succession.
174 - Le cas de 1420 - Le 21 mai 1420, le pauvre roi fou
Charles VI, manipulé par son entourage, signa avec l'Angleterre
le traité de Troyes. L'accord excluait de la succession au trône
de France le dauphin Charles, fils du roi régnant, et instituait
comme héritier le roi Henri V d'Angleterre (157) et après lui tous
les "hoirs de son corps", c'est à dire ses descendants. Ce traité
n'était pas aussi mauvais qu'on l'a dit. Il mettait un terme à la
guerre de Cent Ans. En raison du mariage d'Henri V et de la fille
du roi de France, il rattachait leur descendance à celle de
Charles VI (en violation de la loi salique cependant). Enfin, il
unissait les deux royaumes sans subordonner l'un à l'autre.
Incontestablement, s'il avait été appliqué (ce qui est douteux),
l'Angleterre aurait été inéluctablement absorbée par la France,
en raison de la supériorité démographique et culturelle de celleci. Ce n'est donc pas un hasard si à Paris les plus hautes autorités
de l'État et de l'Église se rallièrent au traité.
A l'issue du décès d'Henri V, en août 1422, son jeune fils,
Henri VI (158), qui était également le petit-fils de Charles VI,
devint l'héritier de la couronne de France. A la mort de Charles
VI, le 21 octobre 1422, on le proclama roi d'Angleterre et roi de
France. Un peu plus tard, il fut d'ailleurs sacré à la cathédrale
Notre Dame de Paris (1431). Toutefois, dès la nouvelle de la
mort de son père, le dauphin Charles se proclama roi sous le
nom de Charles VII. Une lutte commença aussitôt entre les
Anglais qui, avec leurs alliés, les Bourguignons, occupaient la
France du nord de la Loire, et les partisans du "Roi François",
les Armagnacs, qui tenaient la moitié-sud du royaume. La
guerre demeura indécise jusqu'à l'apparition de Jeanne
d'Arc (159), qui ranima les énergies découragées, prit Orléans en
(157) (1387-1422).
(158) (1421-1471).
(159) (1412-1431).
182
La fabrique du droit français
mai 1429 et fit sacrer Charles VII à la cathédrale de Reims, en
juillet de la même année.
Ses partisans, notamment Jean de Terrevermeille, avocat
d'origine nîmoise, et l'archevêque Jean Juvénal des Ursins,
émirent une doctrine ingénieuse pour démontrer que l'exclusion
que le roi Charles VI avait faite de son fils était sans valeur.
C'est ce que les juristes ont appelé la théorie statutaire de la
couronne. On partit du droit canonique, dont on tira l'idée très
féconde au point de vue du droit public, que le roi n'était pas le
propriétaire du royaume, mais seulement l'usufruitier et l'administrateur. Ainsi ne pouvait-il pas en disposer par testament ou
autrement, comme il aurait pu le faire d'une chose patrimoniale.
L'héritier devait être considéré comme un héritier nécessaire,
parce qu'il ne tenait pas son droit de la volonté du défunt, mais
de la coutume. Dès le vivant de son prédécesseur, il avait un
droit ferme, un droit réel, auquel le roi ne pouvait pas porter
atteinte, en le déshéritant, pour quelque raison que ce soit. Le
successeur désigné de la couronne différait donc de l'héritier de
droit privé qui n'avait qu'une simple expectative qu'il pouvait
perdre par exhérédation. Par ailleurs, le successeur au trône ne
pouvait pas refuser celui-ci ou abdiquer. Enfin, il n'était pas
juridiquement lié par les obligations de son prédécesseur, à la
différence d'un héritier ordinaire. Ainsi Jean de Terrevermeille
écrivait-il qu'il n'était pas tenu par les dettes de son devancier. Il
n'était pas davantage obligé de respecter les traités conclus par
ses prédécesseurs (160). Dans ces conditions, l'ordre de succession à la couronne était régi par une coutume supérieure à la
volonté du roi que celui-ci ne pouvait pas changer. Cet ordre
n'était pas établi dans l'intérêt du titulaire mortel de la souveraineté, mais pour le "commun profit" de cette personne pérenne
qu'était la couronne de France.
§ 4. La continuité de la fonction royale
175 - L'établissement graduel du principe de la succession
directe sans la médiation du sacre (1270-1407) - Jusqu'au XIII°
siècle, en France (comme en Angleterre) le sacre faisait le roi et,
en toute logique, la couronne devait être considérée comme
vacante dans l'intervalle, plus ou moins long, qui séparait la
(160) Mais on admit que les traités seraient considérés comme perpétuels pour peu
qu'ils aient été approuvés par les États généraux ou enregistrés au Parlement.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
183
mort du souverain du sacre de son successeur. Il est même arrivé
que des foules en profitent pour commettre toutes sortes de
délits car, croyaient-elles, les lois du roi cessaient alors d'exister.
Une telle situation présentait donc des risques certains pour la
sûreté publique. Un événement imprévu allait permettre d'y
répondre. A la mort de Louis IX, en 1270, l'intervalle entre le
décès du roi et le sacre de son fils fut anormalement long pour
des raisons de fait : le jeune Philippe était à Tunis, près de son
père, lorsque celui-ci mourut. Toutefois il émit des documents
sous le nom de Philippe III dès avant son sacre, qui n'intervint
qu'à l'issue de l'inhumation du défunt, neuf mois après sa mort
en Afrique. C'est depuis ce précédent que l'on considère
rétrospectivement que le sacre ne fait plus le roi en droit français. Il en est de même en Angleterre qui a connu en 1272 une
situation analogue. Cependant, le principe de la succession
immédiate, apparu à cette occasion, avait encore l'inconvénient
d'être privé de toute base juridique incontestable. Cette faiblesse
disparut avec les ordonnances de Charles VI de 1403 et 1407
qui consacrèrent en droit la règle de la succession immédiate du
Dauphin "en quelque petit âge qu'il soit ou puisse être".
176 - L'établissement progressif du principe de la succession instantanée (1498-1610) - Ce système comportait toujours
une lacune de fait, car il subsistait un "quasi-interrègne" entre le
décès du roi et l'avènement de son successeur qui supposait tout
de même le constat officiel de la mort du défunt, prononcé lors
de ses funérailles, et l'inauguration du nouveau roi. L'inconvénient n'apparut pas tout de suite, car, longtemps, l'intervalle
fut toujours très réduit et donc négligeable. Mais en 1422, trois
semaines s'écoulèrent entre la mort et l'enterrement de Charles
VI, qui précéda d'une journée la proclamation de la royauté de
son successeur, le jeune Henri VI d'Angleterre. Cette année-là il
y eut donc un "quasi-interrègne" de plusieurs semaines, durant
lequel on fut bien obligé de prendre des actes royaux au nom
d'un défunt, pour montrer qu'il n'y avait aucune vacance du
trône. En 1461, Charles VII mourut à cent-cinquante kilomètres
de Paris, la nouvelle de son décès mit deux à trois jours pour
parvenir à la capitale et les funérailles ne furent organisées que
plus de deux semaines après. Le Parlement de Paris, ayant à se
prononcer sur la validité des actes pris au nom de Charles VII
postérieurement à son décès, fut bien obligé de reconnaître leur
184
La fabrique du droit français
légalité. Mais en 1498, après le décès de Charles VIII, il décida
qu'entre le trépas et l'inhumation du roi, les actes devaient être
pris au nom de son successeur non encore entré en fonction.
C'était là une mutation radicale qui donna naissance à ce qu’on a
appelé plus tard le principe d’instantanéité de la succession.
Dans un discours devant le Parlement de Rouen en 1563, le
chancelier Michel de l'Hospital l’a formalisé en ces termes : en
droit français, "jamais le royaume n'est vacant, mais il y a
continuation de roi à roi et si tôt que le roi a l'oeil clos, aussitôt
nous avons seigneur et maître, sans attendre couronnement,
onction, ni sacre". Deux adages expriment cette situation : "Le
roi ne meurt jamais" et, surtout, "Le mort saisit le vif".
Le principe de continuité a été malmené pendant les
guerres de Religion, qui ont par ailleurs permis l'affirmation de
la règle de catholicité.
§ 5. Le principe de catholicité
177 - Les premières formulations sous le règne d'Henri III
(1575-1589) - Sous le règne d'Henri III, on se demanda si un
protestant pouvait accéder au trône de France. En effet, le roi
n'avait pour descendants que des filles et, en l'hypothèse d'un
prédécès de son seul frère, le duc d'Anjou, lui-même sans descendant, le successeur le plus proche aurait été un huguenot,
Henri de Navarre. Dès qu'elle fut posée, la question reçut une
réponse négative : en 1576, les États Généraux de Blois constatèrent l'existence d'une loi fondamentale de catholicité.
En 1584, le décès du duc d'Anjou donna brutalement
consistance à ce qui n'était alors qu'une hypothèse d'école. La
Ligue, constituée en 1576, pour défendre la religion catholique,
réaffirma le principe de catholicité et proclama premier Prince
du Sang le vieux cardinal de Bourbon, oncle du Navarrais, mais
issu d'une branche cadette, à la différence d’Henri de Navarre.
L'édit royal (dit édit d'Union) de juillet 1588, pris à l'instigation de la Ligue, réaffirma le principe de catholicité et désigna
pour successeur au roi régnant le candidat des Guise, le vieux
cardinal de Bourbon. Aux États Généraux de Blois, qui
s'ouvrirent en octobre de la même année, le roi proclama à
nouveau, avec l'accord des trois ordres, la loi fondamentale de
catholicité.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
185
Le conflit politique ne s'acheva pas pour autant, en raison
des ambitions du duc Henri de Guise, héritier prévisible du
cardinal de Bourbon, mais aussi de la duplicité d'Henri III, qui
n'avait pris l'Edit d'Union qu'à contre-coeur. Il déboucha sur la
décision du roi de faire assassiner le duc de Guise ainsi que son
frère, Louis, le cardinal. Le double meurtre survint en décembre
1588. Toujours à l'instigation du Roi, les autres chefs importants
de la Ligue se retrouvèrent en prison, notamment le cardinal de
Bourbon. Cette réaction brutale relança le conflit : le Pape
excommunia Henri III et la Ligue embrassa la voie révolutionnaire. Dès lors Henri III rechercha le soutien d'Henri de
Navarre, accréditant un peu plus les accusations portées par les
Ligueurs à l'encontre du Roi. La crise éclata le 1° août 1589,
lorsque un catholique fanatique assassina Henri III. Henri de
Navarre réclama alors la couronne de France. Le prince protestant avait pour lui l'état de la coutume successorale, le
testament verbal d'Henri III, qui à son lit de mort l'avait désigné
pour son successeur, et bien sûr l'appui du parti huguenot. Il
avait contre lui la "loi de catholicité" invoquée dans l'édit de
juillet 1588 et dans les résolutions des premier et second États
Généraux de Blois en 1576 et 1588.
178 - La consécration à l'issue du "temps des troubles"
(août 1589 -mars 1594) - Le 5 août 1589, les Ligueurs proclamèrent roi sous le nom de Charles X, le cardinal de Bourbon. Ils
n'eurent cependant pas le temps de le faire sacrer, car le vieil
homme mourut en mai 1590. Le duc de Mayenne, de la grande
famille des Guise, se fit nommer "Lieutenant-général de l'État et
Couronne de France" par les insurgés parisiens et convoqua les
États-Généraux à Paris pour le début de l'année 1593, tout en se
déclarant prêt à reconnaître l'aîné des Bourbons comme roi, s'il
abjurait le protestantisme.
Faute de réponse, les États se tinrent à l'époque prévue,
mais ils ne réunirent que des partisans de la Ligue. On y proposa
de remettre la couronne à Isabelle, fille du roi d'Espagne, qui
était, par sa mère, la petite-fille d'Henri II (ce qui revenait à
violer doublement le principe de masculinité!). Les députés
l'auraient peut être fait si l'on avait pu lui donner un prince
français pour époux. Les catholiques modérés firent alors réunir
le Parlement de Paris, qui siégea en assemblée générale le 28
juin 1593, sans l'autorisation du Lieutenant général, ni des États.
186
La fabrique du droit français
Il rendit l'arrêt dit de la Loi Salique (ou arrêt Lemaistre, du nom
du président qui le prononça). Celui-ci rappela les règles
traditionnelles de dévolution de la couronne et interdit par
avance que "sous prétexte de la religion, la couronne ne soit
transférée en mains étrangères... au préjudice de la loi salique et
autres lois fondamentales du royaume de France". Le conflit se
dénoua lorsque Henri de Navarre abjura le protestantisme
(juillet 1593), déclenchant un mouvement qui allait progressivement l'imposer à la tête du pays : il se fit sacrer à Chartres
(avril 1594), entra à Paris (mars 1594) et obtint du pape la levée
de son excommunication (1595). L'abjuration de 1593 accrédita
en retour, d'une manière définitive, le principe de catholicité.
Désormais, les règles de dévolution de la couronne furent
définitivement et complètement (161) fixées. La France était
d'ailleurs le seul pays d'Europe à s'être doté en la matière d'un
corps de règles placé au dessus de la volonté des gouvernants :
pour faire un roi, désormais, la nature suffisait.
SECTION 2
LE DOMAINE DE LA COURONNE
179 - La théorie de l'union à la couronne du patrimoine
privé du roi - Le domaine royal était l'ensemble des terres sur
lesquelles le roi exerçait son autorité sans l'intermédiaire d'un
baron.
La distinction entre le Roi et l'État eut des incidences sur
la nature juridique du domaine. En Angleterre, elle engendra
une différenciation entre le domaine patrimonial du roi et le
domaine de la Couronne. En France, après deux précédents, en
1498 et en 1515, elle aboutit au XVI° siècle à la théorie de
l'union à la couronne du patrimoine privé du roi. Cette solution
expressément dans l'édit de juillet 1607. Dès lors le principe ne
fut plus jamais contesté.
Assurément, ce succès aurait été illusoire, sans celui de
l'idée d'inaliénabilité du domaine de la Couronne.
(161) Un point demeura obscur jusqu'en 1717 celui de la dévolution de la couronne en
l'absence de "prince salique", c'est à dire en cas d'extinction de la dynastie royale. Par
ailleurs, la question de la régence n’a jamais été clairement réglée.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
187
§ 1. Le principe de l'inaliénabilité du domaine de la
Couronne
180 - La lente émergence du principe - Au début du
Moyen Age, le domaine royal était à la fois patrimonial et
aliénable. A partir du XIII° siècle et jusqu'au XVI°, afin d'éviter
de ruiner les assises de la puissance publique, plusieurs
principautés s'inspirèrent des droits savants, romain et canonique, pour interdire les donations faites aux dépends du domaine.
En Angleterre, l'idée émerge dès les années 1200, encore
que le premier document faisant clairement état de l'inaliénabilité date de 1257.
En France, malgré quelques indices antérieurs, le principe
ne commença à prendre corps que sous le règne de Philippe le
Bel, au début du XIV° siècle. Il aboutit à l'ordonnance de 1318
par laquelle Philippe V le Long révoqua toutes les aliénations
faites depuis la mort de saint Louis. Toutefois, ce texte ne posa
aucune règle générale : sans invoquer de principe nouveau, il
déclarait que les donations faites par les rois concernés avaient
été excessives ou qu'elles avaient été captées.
Les rois qui succédèrent suivirent cet exemple. Peu à peu
toutes ces révocations accréditèrent l'idée que le domaine royal
était d'une nature différente de celle d'un domaine féodal et qu'il
était inaliénable.
Cette thèse fut soutenue pour la première fois en 1329
devant Philippe VI de Valois par le légiste Pierre de Cugnières,
dans une assemblée tenue à Vincennes.
Plusieurs tentatives furent faites pour donner une base
juridique solide à l'interdiction faite au roi d'aliéner le domaine.
A partir de 1364, l'inaliénabilité du domaine fut garantie par une
formule-type ajoutée au serment du sacre (162). Désormais sa
valeur juridique devenait incontestable et progressivement l'on
commença à parler du domaine de la couronne, plutôt que du
domaine du roi, en transposant l'idée que le roi n'était pas le
propriétaire du royaume mais son administrateur ou son
usufruitier.
(162) 0n discute le point de savoir si l'introduction de cette clause date du sacre de
Charles V (1364) ou si elle est légèrement postérieure (1369).
188
La fabrique du droit français
Malgré les progrès de l'idée d'inaliénabilité, son fondement résidait uniquement dans l'engagement volontaire du
Roi le jour de son sacre et comme le prince n'était pas juridiquement lié par les actes de ses prédécesseurs, aucune
obligation ne pesait sur lui s'il n'avait rien juré. Tous les princes
n'en acceptèrent pas moins de prêter serment, au moins jusqu'à
Charles IX en 1560. Ce système, qui ménageait la souveraineté
royale, ne permettait pas de garantir efficacement l'intégrité du
domaine.
On chercha à y suppléer en consacrant l'interdiction par
voie d'ordonnances. Leur répétition révèle que le principe était
fréquemment transgressé. Mais la conjonction entre ces différents textes et la doctrine ancra l'idée que l'inaliénabilité du
domaine de la couronne était comme une règle supérieure que le
roi ne pouvait enfreindre ou abroger. On le vit clairement le 10
décembre 1527, lorsque le Parlement de Paris jugea "contraire
aux lois fondamentales" la clause du traité de Madrid (1526) par
lequel François I° avait cédé la Bourgogne à Charles-Quint.
181 - La consécration du principe - Il fallut toutefois
attendre l'édit de Moulins de février 1566, confirmée par
l'ordonnance de Blois de mai 1579, pour que les aliénations du
domaine commencent à se faire plus rares. Pourtant, on avait eu
la prudence d'assouplir l'interdiction.
§ 2. Les limites au principe d'inaliénabilité
Elles sont au nombre de trois : la réserve coutumière des
apanages (n° 182), celle du domaine casuel (n° 183) et l'exception pour les nécessités de guerre (n° 184), l'une et l'autre
édictées par voie législative en 1566.
182 - La pratique des apanages - La vieille pratique des
apanages, apparue en 1225, consistait à remettre gracieusement
aux fils puînés du roi des terres, prises sur le domaine de la
couronne, pour leur subsistance. Ils étaient "apanagés" en
duchés, comtés ou autres seigneuries. La doctrine les analysa
comme une dérogation au principe au principe de l'inaliénabilité
du domaine royal. Mais ce n’était qu’une exception limitée cat
les apanages, qui étaient indivisibles, retournaient au domaine
en l'absence d'héritiers en ligne directe.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
189
183 - La théorie du domaine casuel - C'est l'ordonnance de
Moulins de 1566 qui distingua le domaine fixe et le domaine
casuel, suivant une idée inspirée de la distinction entre les
propres et les acquêts en droit privé.
Le domaine fixe était l'ancien domaine de la couronne,
réuni sous les règnes successifs des rois ayant précédé le
souverain actuel. Sauf consentement des États Généraux, il était
absolument inaliénable.
Le domaine casuel était composé des acquisitions réalisées
du vivant même du roi régnant. Le souverain pouvait en
disposer raisonnablement. Toutefois s'il restait pendant dix ans
sans aliéner son domaine casuel, celui-ci est incorporé au
domaine fixe. Par ailleurs, il pouvait toujours par lettres patentes
incorporer au domaine fixe telle ou telle acquisition qu'il venait
de réaliser.
184 - Les engagements pour nécessités de guerre - L'édit
de Moulins de 1566 autorisait encore le roi à aliéner des terres
du Domaine "pour cause de nécessité de guerre", c'est à dire
pour se procurer des ressources pécuniaires en temps de conflit.
La jurisprudence en conclut que de tels actes n'étaient pas
de véritables aliénations, mais seulement des engagements
provisoires : l'acquéreur apparent ne devenait pas propriétaire, il
n'était qu'un créancier gagiste (163). En d'autres termes, il n'avait
qu'un droit de gage sur la seigneurie qu'on lui avait cédée et il
n'en percevait les fruits qu'à titre d'intérêts de la somme avancée
au trésor.
SECTION 3
LA SOUVERAINETÉ DE LA COURONNE
C'est dans le courant du XIII° siècle que la royauté parvint
à surmonter le problème de la médiatisation féodale en commandant directement à tous les sujets, par delà les seigneurs
intermédiaires. A la fin du siècle, comme le remarquait
Guillaume Durand, évêque de Mende, si tous les habitants du
royaume n'étaient pas à proprement parler les hommes du roi,
tous étaient sous sa puissance, sous son pouvoir de commandement. On dira bientôt : soumis à sa souveraineté.
(163) La distinction contemporaine du gage (mobilier) et de l'hypothèque
(immobilière) n'apparut qu'à compter du XVI° siècle.
190
La fabrique du droit français
SOUS-SECTION 1
LA NOTION DE SOUVERAINETÉ
Il convient de définir le concept (§ 1) et de préciser
comment il incarnait, c'est à dire qui était le dépositaire de la
souveraineté royale (§ 2).
§ 1. La définition de la souveraineté
185 - Le sens initial - Étymologiquement, les termes
synonymes de suzerain et de souverain étaient des vocables
comparatifs, signifiant supérieurs. On n'était pas suzerain ou
souverain en soi, mais par rapport à quelqu'un: "chaque baron
est souverain en sa baronnie, disait Beaumanoir au XIII° siècle,
mais le roi est souverain par dessus tous". Et cette supériorité se
fondait sur l'idée qu'il avait en charge les intérêts du royaume
tout entier.
186 - Le passage à la conception moderne - Ce n'est qu'au
XIV° siècle que le mot souverain, sans cesser de signifier
supérieur, devint un superlatif et qu'il ne s'appliqua plus guère
qu'à celui qui n'avait pas de supérieur au dessus de lui et
constituait l'instance suprême: le Roi. La souveraineté devint la
"plénitude de puissance", pour utiliser un vocable de droit
canonique, forgé pour définir le pouvoir pontifical. Non la
puissance illimitée, mais la puissance suprême, élément "cohésif" du corps politique.
§ 2. Le fondement de la souveraineté
La monarchie tempérée n'a jamais clairement tranché le
débat sur le fondement du pouvoir royal, comme si elle n'y avait
vu qu'une spéculation purement théorique.
187 - La persistance de la théorie traditionnelle du droit
populaire - La thèse du fondement populaire du pouvoir prédomina largement au Moyen Âge et jusqu'aux guerres de religion.
L'idée que la transmission du pouvoir s'opérait par le peuple
était d'ailleurs un lieu commun de la doctrine romaine, mais
également de la théologie chrétienne, au moins depuis saint
Thomas d'Aquin, auquel est attribué la formule : omni potestas a
Deo, sed per populum (toute puissance vient de Dieu, mais par
l'intermédiaire du peuple).
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
191
A partir de ce postulat, deux tendances se séparèrent :
celle qui voyait dans la transmission un acte unilatéral et
inconditionnel, celle qui l'interprétait comme un contrat.
La doctrine de la délégation unilatérale fut majoritaire au
Moyen Âge, car elle reçut en l'adhésion de la plupart des
légistes, depuis Irnerius le maître de Bologne, qui fondait le
pouvoir sur la lex regia, par laquelle la souveraineté du peuple
romain était inconditionnellement transférée à chaque Empereur
lors de son intronisation.
Mais la doctrine du contrat avait également ses partisans.
Toutefois son audience ne se répandit vraiment qu'avec les
guerres de religion, d'abord dans les années 1570 dans les rangs
des Monarchomaques protestants, hostiles à la collusion entre la
monarchie et l’Eglise, puis après 1584 chez les catholiques
radicaux de la Ligue. Le radicalisme de cette théorie était
considérablement atténué par le fait que tous ces courants
demeuraient très modérés sur la définition du peuple, communément assimilé à une personne morale composée de corps et de
communautés hiérarchisées, et sur les mécanismes concrets par
lesquels s'exprimait la communauté politique, à travers les États
ou les élites traditionnelles. Ces théories du droit populaire ont
longtemps coexisté avec celle du droit divin.
188 - L'émergence de la théorie du droit divin - L’idée que
l'autorité était d'origine divine, que l’on retrouve dans la Bible,
était une conviction évidente et largement partagée. Tellement
évidente qu'elle ne donna lieu à aucune grande construction
idéologique, ni à un réel approfondissement. Ses contours exacts
demeurèrent donc assez vagues, pour se concilier avec la
croyance en l'origine populaire du pouvoir. L'adage vox populi
vox Dei exprime bien ce syncrétisme, auquel saint Thomas
d'Aquin a apporté ses lettres de noblesse.
Mais l'idée de l'origine divine fut récupérée par des
auteurs profanes qui l'infléchirent de manière à affirmer
l'indépendance de la Couronne …à l'égard de l'Église (ou à
l'égard des Grands). Ainsi, en 1267, Johannes Blancus de
Marseille (alors terre d'Empire) écrivait que l'empereur tenait
directement de Dieu imperium et potestatem. Au siècle suivant,
Guillaume d'Ockam, théologien anglais au service de l'empereur
Louis de Bavière, disait dans le même sens que "l'empereur ne
192
La fabrique du droit français
tient pas de l'homme son suprême pouvoir laïque, il le tient de
Dieu seul".
En France, à l’occasion du conflit entre Philippe le Bel et
Boniface VIII, en 1302, le roi indiqua avec force qu'il voulait
protéger l'indépendance de "ce royaume de France que nos
prédécesseurs, avec la grâce de Dieu, ont conquis sur les barbares... (et) qu'ils n'ont jamais tenu de personne que de Dieu... ".
Dans ces conditions, on comprend mieux qu'au XIV°
siècle l'Église en vint à rejeter cette doctrine. Cette hostilité
marquée de l'Église ne suffit pas à éradiquer la conception, qui
parait avoir progressé en France au XV° siècle. Mais elle ne se
développa fortement qu'à partir du XVI° siècle, pour garantir
l'indépendance et la supériorité de la royauté, malmenée par les
guerres de religion.
SOUS-SECTION 2
LES POUVOIRS DU ROI
§ 1. L'étendue des pouvoirs royaux
Les rois développèrent ceux-ci, en s'appuyant sur la
conception selon laquelle, au nom de la paix et de la justice, il
leur appartenait de corriger leurs inférieurs ou se substituer à
eux s'ils n'accomplissaient pas leur devoir, ainsi que sur l'idée
qu'ils pouvaient prendre des décisions pour le commun profit de
tout le royaume.
189 - L'extension fondée sur la justice - Comme on l’a vu,
si la cour seigneuriale ne faisait pas son devoir (en particulier si
elle commettait un flagrant déni de justice) la victime pouvait
s'adresser au seigneur supérieur. Et de seigneur supérieur en
seigneur supérieur, l'affaire pouvait arriver au sommet, jusqu'au
roi "souverain par dessus tout". Les légistes en tirèrent la
conclusion que celui-ci était la source de toute justice et que le
seigneur justicier n'avait qu'une justice concédée. Les Capétiens
ne se servirent pas de cette théorie pour supprimer celle-ci, mais
pour se la subordonner. Ils durent pour cela revendiquer le
"dernier ressort" et s'arroger le monopole du droit de grâce, dont
le principe fut posé par l'édit de 1498.
190 - L'extension du pouvoir législatif fondée sur le "commun profit" - Pour le Roi, le problème initial n'était pas de
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
193
promulguer des ordonnances, mais de "faire ordonnances qui
vaillent loi" (J. Boutillier). Aussi bien, l'évolution affecta-t-elle
la force obligatoire des ordonnances et la sanction de celle-ci.
Comme on l’a vu, au cours du XIII° siècle, le roi imposa
l'application de ses ordonnances dans toutes les seigneuries de
ses vassaux, alors même qu'ils n'auraient pas approuvées cellesci en conseil. Le passage aux conceptions contemporaines fut
assuré par les légistes de Philippe le Bel qui revendiquèrent pour
le souverain le droit de "faire les lois, les interpréter, les
modifier, les aggraver" et qui posèrent implicitement pour
principe le droit exclusif du roi de légiférer. Cependant,
jusqu’aux XIV°-XV° siècles, quelques grands feudataires,
comme le duc de Bourgogne et le duc de Bretagne, légiférèrent
encore dans leur seigneurie.
191 - L'extension du pouvoir financier fondée sur le
"commun profit" - L'évolution en la matière s'avéra plus difficile. Traditionnellement le roi, comme tout seigneur, percevait
de ses vassaux l'aide aux quatre cas. Dans le courant du XIV°
siècle, notamment pendant la guerre de Cent Ans, il obtint un
cinquième cas, spécifiquement royal : la défense du royaume.
Toutefois, cette aide ne pouvait pas être levée d'office et
nécessitait le consentement des vassaux qui était donné par
l'organe des États Généraux. Par ailleurs elle était levée par les
seigneurs qui percevaient sur leurs hommes une somme égale à
celle qu'ils adressaient ensuite au roi. Ce n'est qu'au XIV° siècle
que l'aide fut levée "par la main du roi", en pratique par des
officiers royaux. Puis, en 1439, en pleine guerre de Cent ans, la
royauté obtint des états généraux le droit de lever de sa propre
autorité le principal impôt direct, la taille, pour financer un
premier noyau d'armée permanente. Mais, la royauté n'a jamais
disposé du droit de créer de nouvelles impositions par voie
d'autorité. Son pouvoir en la matière était limité.
194
La fabrique du droit français
§ 2. Les limites du pouvoir royal
Elles procèdent de la tradition féodale et font de la
monarchie française une monarchie tempérée, que l'influence du
droit romain contribua à orienter vers l'absolutisme.
Sous-paragraphe 1 : L'influence limitatrice du droit féodal
Elle tient à la multiplication des privilèges de tous ordres
et au système de gouvernement "à grand conseil".
192 - Le réseau des privilèges - La féodalité avait couvert
le royaume d'un réseau de privilèges au profit des seigneurs et
des églises, auxquels s'ajoutèrent à partir du XII° siècle ceux des
villes, des corps de marchands, d'artisans et d'écoliers, puis, au
XIII°, les privilèges des provinces. Dans l'esprit du temps, la
protection de chacun venait de cette structure plurale de la
société, qui échappait largement à la puissance publique. En
effet, ces privilèges procuraient aux intéressés des libertés et des
franchises qui réduisaient d'autant l'autorité du Roi. Car celui-ci
était, dans l'opinion générale, tenu de garder les privilèges de ses
sujets. Si une ordonnance y portait atteinte, les intéressés
pouvaient faire opposition au parlement. Dans ce cas, elle n'était
pas enregistrée et n'était pas exécutée. Cette conception se situe
aux antipodes de nos conceptions contemporaines, qui postulent
que les droits des individus doivent être protégés par l'État,
l'encourageant ainsi à étendre son emprise sur le droit et la
société.
193 - Le système de gouvernement "à grand conseil"D'après la coutume, l'autorité royale n'était pas solitaire, elle
devait s'exercer "à grand conseil".
En premier lieu, le Roi devait obligatoirement consulter
les grands officiers de la Couronne, les membres du Conseil et
des Parlements, même s'il n'était pas lié par leurs avis. Les
officiers royaux n'étaient pas tenus à l'obéissance passive. Ils
avaient, le droit, et au fond le devoir de faire au roi des
remontrances, s'ils estimaient que l'ordre donné était contre
justice ou contre raison. C'est le régime dit du franc parler.
En second lieu, le roi était aussi tenu d'écouter les
"doléances" de ses sujets et de ses vassaux, soit individuellement, soit collectivement, quand il les réunissait en états
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
195
généraux et quiconque avait à se plaindre d'un abus avait pleine
liberté de lui en demander la réforme.
Sous-paragraphe 2 : L'influence absolutiste du droit romain
194 - Le rôle des légistes dans le renforcement de l'État
royal - La méfiance à l'égard du droit romain, suspecté de servir
les prétentions universalistes des Empereurs germaniques, se
dissipa totalement sous le règne de Philippe le Bel : en effet,
l'idée de tenir le roi comme "empereur dans son royaume"
permit d'invoquer à son profit tous les textes antiques traitant de
lui. Cette imprégnation romanisante, qui se retrouve jusque dans
la titulature, mit en avant le rôle des légistes, ces juristes
spécialisés dans l'étude de la lex, c'est à dire le droit romain, qui
furent les plus précieux auxiliaires de la monarchie française,
dans sa construction d'un État royal fort.
195 - Les sources juridiques de l'absolutisme - Parmi les
formules tirées de la compilation justinienne, deux, attribuées à
Ulpien et figurant au Digeste, méritent d'être rappelées : c'est le
Quod principi placuit legis habet vigorem (Ce que veut le roi a
force de loi) et le Princeps legibus solutus est (Le prince est
délié des lois). Isolées de leur contexte, elles fondèrent l'idée de
la toute-puissance législative des rois.
Mais aucun juriste n'en a jamais déduit la notion d'un
pouvoir illimité. Il a toujours été entendu que l'empereur et les
rois devaient respecter l'ordre divin et naturel. Par ailleurs, aux
derniers siècles du Moyen Âge, on admettait généralement que
le roi devait conserver les lois et qu'une fois édictées la raison
lui interdisait de les rompre à tout moment. Enfin, la volonté
royale était également limitée par l'obligation dans laquelle se
trouvait le roi de garder les coutumes, privilèges et libertés des
corps et communautés, réserve faite des "mauvaises coutumes".
Dans ses conditions, on comprend mieux qu'à rebours de
préjugés tenaces, la plus importante conception politique du
Moyen Âge ait été la conception de la suprématie du droit, qui
était l'expression, pas seulement de la volonté des gouvernants,
mais de la vie de la communauté.
En d'autres termes, les théories "régalistes" extrémistes ne
doivent pas être prises au pied de la lettre. Jusqu'au XVI° siècle,
l'absolutisme royal ne fut pas pleinement réalisé, bien qu'il fut
(incontestablement) dans les visées des légistes et (peut-être)
196
La fabrique du droit français
dans la logique de la voie française de reconstruction de la
souveraineté étatique, opérée au profit du roi. En effet, les
traditions féodales maintenaient une situation de fait qui
s'imposait même au roi le plus autoritaire. Il n'avait pas non plus
de moyens suffisants pour obtenir une stricte obéissance.
SOUS-SECTION 3
LES MOYENS DU ROI : LE GOUVERNEMENT
ET L'ADMINISTRATION DU ROYAUME
Les pouvoirs du roi n'auraient jamais atteint l'extension à
laquelle ils parvinrent sans les serviteurs de la couronne, ces
officiers, qui occupèrent une place si importante dans le
gouvernement (§. 1) et l'administration (§. 2).
§ 1. L'organisation du gouvernement et de l'administration
centrale
196 - L'évolution de la distinction traditionnelle entre
l'Hôtel et la Cour - A l'époque féodale, le roi avait deux sortes
d'organes de gouvernement : son palais (ou hôtel), constitué par
son entourage permanent, et sa cour, réunion plus ou moins
nombreuse de vassaux qui venaient temporairement auprès de
lui. Certes, dans la pratique, ces deux expressions se prenaient
parfois l'une pour l'autre. Mais, il s'agissait bien de deux institutions différentes, appelées à jouer leur rôle propre.
C'est ce qui apparut nettement à l'époque qui nous occupe.
L'Hôtel du roi devint au XVI° siècle l'ensemble des organes et
des services, ayant pour objet le service de la personne royale,
ce que l'Ancien Régime dénommera la Maison du Roi. A
l'inverse, la Cour se voua au service de la Couronne, à travers
les principales institutions qui en furent démembrées (le
Parlement, les États Généraux, la Chambre des Comptes... ).
Sous-paragraphe 1 : L'Hôtel du Roi
197 - La transformation de l’Hôtel du Roi - La plupart des
membres de l'Hôtel ne surent pas sortir du service domestique et
leurs offices furent atteints d'une décadence progressive.
Le chambrier, par exemple, conserva jusqu'au XII° siècle
la garde du Trésor. Puis il n'eut qu'un titre honorifique (héréditaire dans la maison de Bourbon à partir de 1312). L'édit de
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
197
François I° de 1545 le supprima, pour lui substituer un grand
chambellan.
On pourrait rapprocher celui-ci d'offices plus récents dont
la finalité a toujours été exclusivement domestique: le GrandMaître de France, qui dirigeait l'Hôtel, le Grand Aumônier, le
Grand Écuyer, le Grand Veneur, sans parler de charges très
subalternes, comme les offices de "physicien et apothicaire",
d'astrologue et même...de fou de cour.
Certains officiers échappèrent à ce déclin, en conservant
des fonctions politiques, qui aboutirent à les soustraire de ce qui
devenait la Maison du Roi : il s'agit notamment des membres du
Conseil (privé).
198 - Le Conseil du Roi - C'est au cours du XIII° siècle
qu'il commença à prendre la forme d'une institution distincte.
Au début du XIV° siècle, on lui donna le nom de Conseil privé.
Pour les gens de l'époque, cette dénomination signifiait qu'il
s'agissait d'un conseil particulier au Roi, distinct du conseil plus
large qu'il pouvait prendre dans sa cour. Comme cette appellation malheureuse est génératrice de confusion, on l'écartera
complètement.
Le Conseil du Roi ne fut jamais régi par des règles fixes.
Toutefois, l'on peut déterminer les grandes lignes prévalant
quant à sa composition et ses attributions.
199 - La composition du Conseil - Il fallait avoir été choisi
par le roi, d'ailleurs la règle a toujours été que nul ne pouvait
siéger au conseil, s'il n'y avait été convoqué par le roi. Ceci
explique un certain flottement : le roi pouvait "retenir" un
personnage pour une séance et ne plus jamais l'appeler ensuite.
Ceci éclaire également les variations du nombre des conseillers :
les effectifs varièrent de douze à une centaine. Il n'en demeure
pas moins que l'on trouve constamment au conseil un double
élément : 1° des chevaliers et des clercs gagés par le roi qui
étaient de véritables professionnels appelés en raison de leurs
compétences, pour la plupart des légistes, 2° des seigneurs
laïques et ecclésiastiques qui étaient de hauts dignitaires appelés
en raison de leur rang. L'élément aristocratique conseillait le roi
surtout dans les affaires politiques. Il joua encore un rôle
important au XIV° siècle, notamment sous Louis X, mais aussi
sous des rois d'esprit "féodal". Puis, il déclina, si l'on met à part
198
La fabrique du droit français
la fin du règne de Charles VI, durant laquelle le conseil fut aux
mains des princes du sang et de leur clientèle. Désormais les
conseillers de haut rang reçurent ce titre pour des raisons
essentiellement honorifiques.
200 - Les attributions du Conseil - Avant toutes choses, il
faut rappeler que les attributions du Conseil étaient strictement
consultatives. Elles étaient d'ordre politique, administratif et
judiciaire.
Le (Roi en son) Conseil dirigeait la politique intérieure et
extérieure. Le Conseil participait aussi au pouvoir législatif : il
délibérait sur les ordonnances que le roi promulguait et le
préambule de chacune de celles-ci précisait d'ailleurs qu'elle
avait été longuement délibérée avec lui.
En outre, le Conseil avait la direction de toute l'administration du royaume, y compris l'administration financière. Les
baillis et sénéchaux étaient d'ailleurs nommés par le roi à la suite
d'une délibération du conseil.
Le Conseil avait enfin des attributions judiciaires. En
effet, le roi ne pouvant renoncer à ses droits de justice, n'importe
lequel de ses sujets pouvait s'adresser à lui en son Conseil. En ce
cas, il examinait les requêtes adressées au souverain et tranchait
les litiges élevés jusqu'à lui.
201 - Le sectionnement du Conseil - Tout en restant
juridiquement un corps unique, le Conseil du Roi fut affecté par
un processus de spécialisation qui amena l'émergence de fait de
formations différenciées : le Grand Conseil et le Conseil des
parties pour la justice, le Conseil des Affaires pour le gouvernement et le Conseil des Finances pour le Trésor royal.
Sous-paragraphe 2 : La Cour du Roi et le service de la Couronne
Son évolution engendra elle-même plusieurs institutions
qui accédèrent progressivement à l'autonomie: les cours souveraines et les États Généraux.
I. Les cours souveraines
La première différenciation interne, qui commença avec
l'apparition de sessions spéciales de la cour réservées au jugement des procès et à la vérification des comptes, aboutit dès la
première moitié du XIV° siècle à l'émergence de trois
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
199
institutions nouvelles, le parlement chargé de la justice, la
chambre des comptes compétente pour les finances et la cour
des aides pour les impôts.
202 - La naissance du Parlement - Dès le règne de saint
Louis (1226-1270), la Cour du Roi comprenait une formation
spécialisée, dite "en Parlement", qui comptait de nombreux
juristes à coté des Grands. Philippe V le Long donna en 1316
son statut quasi définitif à ce Parlement : une grande chambre
pour écouter les plaidoyers et rendre les arrêts, une chambre des
enquêtes pour instruire les affaires, et une chambre des requêtes
pour connaître de la recevabilité des causes. En outre, ses
membres se transformèrent en véritables officiers.
203 - La formation de la chambre des comptes - La
chambre des comptes émergea de la même manière de l'antique
Cour du Roi, à l'extrême fin du XIII° siècle. En effet, cette
formation spécialisée s'imposa pour l'audition des comptes
rendus par les baillis. C'est encore Philippe V le Long, en 1320,
qui la dota d'un statut et la pourvut d'un personnel permanent,
chargé d'entendre les comptes et de juger la gestion.
204 - L'apparition de la Cour des Aides - Afin d'organiser
les impôts et d'inspecter les services de perception, la Couronne
créa des "généraux députés des subsides". Au XV° siècle, ils
reçurent une compétence territoriale dans une circonscription du
royaume, bientôt appelée la généralité. Certains d'entre eux, les
"généraux conseillers des aides" furent réunis pour former une
cour de justice, la Cour des Aides, constituée vers 1390.
II. Les États Généraux
205 - L'émergence des États Généraux (1302) - L'"assemblée des trois états", comme l'on disait au Moyen Âge, réunissait
des gens des trois ordres (ou états) de la société : le clergé, la
noblesse et le commun, dit aussi tiers-état. L'institution procède
des assemblées politiques que les rois, comme nombre de
princes territoriaux, convoquaient par intervalles, pour demander l'aide et le conseil à l'ensemble de leurs vassaux laïques
et ecclésiastiques, qui ne pouvaient pas vivre dans leur
entourage permanent. Ces assemblées, introduites dès la fin du
XII° siècle dans plusieurs pays d'Europe, apparurent en France
200
La fabrique du droit français
dans la seconde moitié du XIII° siècle, à l’échelon régional ou
local. Les rois les convoquèrent pour entraîner le soutien de leur
royaume ou, plus simplement, pour se faire accorder des
subsides. Les villes libres qui s'intégrèrent dans la hiérarchie
féodale en qualité de seigneuries collectives y participèrent
assez tôt. Plusieurs fois d'ailleurs saint Louis requit les communes du nord de la France de lui envoyer des députés pour
avoir leur avis sur ses ordonnances monétaires.
En 1302, Philippe le Bel, qui voulait donner plus d'ampleur à la réunion de cette cour plénière, invita tous les barons,
les grands ecclésiastiques et fit siéger les députés de ses "bonnes
villes". Les historiens s'accordent assez généralement à considérer cette assemblée comme la première tenue d'états généraux (164), ce dont évidemment nul n'eut idée à l'époque. En tous
cas, jusqu'à la fin du Moyen Âge, les réunions de ce type furent
fréquentes, sans devenir pour autant régulières.
206 - Les vicissitudes historiques de l'institution – Dans le
royaume capétien, à la différence de l'Angleterre ou de
l'Espagne, les réunions des États ne devinrent jamais régulières
pour trois raisons essentielles.
Tout d'abord l'état médiocre des communications,
l'étendue de la France, jugée très vaste et très peuplée, posaient
des problèmes pratiques. Dès 1316, en Languedoc, on se
plaignait de la longueur du trajet que la réunion des États
Généraux imposait aux députés du pays et, deux ans plus tard,
les méridionaux n'allèrent pas à l'assemblée générale projetée.
Les seuls États Généraux du règne de Louis XI, ceux de Tours
en 1468, demandèrent à ne plus être convoqués "pour ce que
aisément ils ne se peuvent pas assembler". Aussi bien les
assemblées générales de tout le royaume furent-elles assez peu
nombreuses jusque vers 1420, la royauté préférant assembler les
États de langue d’oïl, c'est à dire les pays de la moitié nord du
royaume.
(164) Le tout est de s'entendre sur une définition. On peut caractériser les assemblées
d'États par un, deux ou trois critères. Si l'on s'en tient à la réunion simultanée de gens
des trois ordres de tout le royaume, l'institution remonte au règne de Philippe le Bel.
Si on ajoute l'exigence d'un représentation distincte qui permet de distinguer les États
généraux des assemblées de notables, où le roi appelait des membres à titre individuel
et discrétionnaire, tout en respectant la différenciation en ordres, l'institution
n'apparaît qu'en 1484, avec la généralisation du principe électif. Enfin si l'on ajoute la
rédaction de cahiers de doléances, les États n'apparaissent qu'au XVI° siècle.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
201
Ensuite les hommes de l'époque ne se sentaient pas liés
par les membres qui siégeaient dans de telles assemblées,
surtout lorsque leur cadre territorial dépassait le seul horizon
concret de la plupart des gens, celui de leur petit pays, de leur
terroir.
Enfin la royauté se méfiait des États Généraux. Car il est
arrivé que cette institution créée par la monarchie ait, dans des
périodes difficiles, cherché à s'imposer au roi, par exemple
pendant la guerre de Cent ans (au milieu du XIV° siècle), puis à
la fin du XV° et surtout durant les guerres de religion (156294) : en 1588, les États de Blois soutinrent qu'ils "avaient tout le
pouvoir (et) que le roi en était comme président seulement" et
posèrent le principe de l'effet direct de leurs décisions, en 1593,
les États de Paris (dits "États de la Ligue") refusèrent de
reconnaître Henri IV et tentèrent d’élire un nouveau roi de leur
choix.
Tout ceci explique que la monarchie, après avoir cherché à
s'appuyer sur ces assemblées, n'y vit plus qu'une entrave et un
danger : c'est la raison pour laquelle ils n'eurent jamais qu'un
caractère extraordinaire et, excepté en 1614, ils ne furent plus
réunis avant la Révolution.
207 - Composition des États généraux - Elle connut une
évolution importante. Jusque dans la première moitié du XV°
siècle, les États conservèrent la physionomie d'une cour féodale.
Puis, à partir de la réunion de 1484, ils se transformèrent de plus
en plus en assemblée représentative, encore qu'ils n'aient jamais
eu pour objet principal de représenter la nation, mais de
conseiller le roi.
Les personnes convoquées par le Roi, jusqu'au règne de
Louis XI (1461-83) étaient ses vassaux et ses fidèles, qui étaient
convoqués individuellement. Pour la noblesse, le roi ne
réunissait que les plus importants de ses vassaux. Pour le clergé,
les clercs n'étaient pas convoqués en qualité d'ecclésiastiques,
mais comme seigneurs tenant leur temporel du roi, ce qui
laissait de côté la partie la plus nombreuse de l'Église. Enfin,
dans l'ordre du Tiers, les convocations ne concernaient que les
"bonnes villes" qui envoyaient des députés, désignés de la même
manière que les officiers municipaux.
Le cercle de convocation était extrêmement variable.
Hormis en 1308, où le roi s'efforça de réunir tous ses vassaux,
202
La fabrique du droit français
ordinairement, les états étaient restreints aux pays de langue
d'oïl. Dans la seconde moitié du XV° siècle, à partir de 1468 et
surtout de 1484, le cercle de comparution comprit tout le
royaume.
Les États entrèrent dans une phase pré-représentative,
avec la réunion de 1468, décidée par Louis XI pour l'appuyer
dans sa lutte contre le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire,
et les forces féodales coalisées dans un dernier sursaut contre la
couronne. Cette année là, pour la première fois, le roi demanda
aux bonnes villes de lui "députer" des notables des trois ordres
"gens d'Église, bourgeois, nobles". Mais la mutation décisive fut
consommée aux États suivants (1484), réunis pour se prononcer
sur le gouvernement de la France durant la minorité de Charles
VIII. A cette époque, la féodalité politique était ruinée, la nation
toute entière, immédiatisée: le roi préféra avoir en face de lui
des représentants de ses peuples que des feudataires dont
l'autorité était diminuée. Pour la première fois, on procéda à une
élection au sein des quelque soixante bailliages et sénéchaussées
du royaume.
Le nouveau système continua l'ancien, parce qu'il prit pour
base la division de la France en trois ordres. En effet, les États
Généraux français n'évoluèrent jamais vers une structure unitaire ou bipartite, comme les Cortès d'Espagne ou le Parlement
de Londres.
Mais le système des convocations individuelles disparut et
l'élection prévue pour les bonnes villes en 1468 fut généralisée.
Il s’agissait de contrecarrer l'influence des privilégiés, la haute
noblesse surtout, susceptible de s'emparer du Conseil. Il ne
faudrait pas y voir d’intention démocratique, car la masse des
Français à cette époque (les paysans, représentés par leurs
seigneurs) ne pouvaient pas concourir à la désignation des
députés.
Jusqu'à la seconde moitié du XVI° siècle, les députés se
réunissaient, non par états, mais par "nations" (Ile-de-France,
Normandie, Bourgogne, Aquitaine...) et l'on n'a pas de traces
d'un éventuel antagonisme entre les ordres.
208 - Les pouvoirs des États-Généraux - Ils étaient d’ordre
consultatif. La date et le lieu de la réunion étaient fixés par le
roi, qui se réservait le droit exclusif de suspendre la session ou
de renvoyer les participants. Après la séance inaugurale, durant
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
203
laquelle les trois ordres étaient regroupés en un lieu géographiquement variable, chacun se réunissait séparément pour
délibérer et élaborer son propre cahier de doléances. Ce n'est
qu'à la fin que les trois ordres se regroupaient pour la seconde et
dernière fois : chacun d'eux n'avait qu'une seule voix,
déterminée à la majorité des suffrages à l'intérieur de chaque
état. En d'autres termes, deux ordres unis pouvaient imposer leur
volonté au troisième. Ce n'est qu'à compter de l'ordonnance de
1561 (rendue sur plainte du Tiers aux États de 1560) que
l'unanimité fut exigée en matière fiscale. Les États ne pouvaient
pas être maîtres de leur ordre du jour. Ils ne pouvaient s'occuper
que des questions que le roi leur proposait et qui gravitaient
normalement autour de deux notions, l'aide et le conseil. L’aide
était le droit de consentir à l’impôt. Cela nécessitait à chaque
fois une tenue et un vote. Mais, en pleine guerre de Cent Ans,
les États de Tours de 1435 adoptèrent des aides sans limitation
de durée et, en 1439, les états d'Orléans firent de même avec la
taille. Désormais le principe de la permanence de l’impôt
accordé était acquis. Deux motifs l’imposèrent : la nécessité
d'entretenir une armée à temps complet et l'impopularité des
fréquentes tenues d'états.
A l'origine, comme les vassaux à titre individuel, les états
donnaient leur avis au roi sur les questions particulières qui leur
étaient soumises. A la longue, le pouvoir de conseil se développa et les états exercèrent deux sortes de prérogatives : un
pouvoir ordinaire de doléance et un pouvoir extraordinaire qui
ne se manifesta que dans certaines circonstances exceptionnelles
(la faculté d'organiser le conseil du roi, en cas de minorité ou
d'absence du souverain et celle de ratifier un traité comportant
un transfert de souveraineté).
§ 2. L'organisation administrative locale
Au cours de cette époque, la royauté affermit son emprise
dans le royaume grâce à ses agents administratifs et mit sous
tutelle les organes autonomes de vie régionale et locale.
204
La fabrique du droit français
Sous-paragraphe 1 : Les agents administratifs du Roi
I. Les Baillis et Sénéchaux
Les baillis continuèrent à être institués dans les pays qui
entrèrent dans le domaine capétien et les sénéchaux, lorsqu'ils y
existaient, furent maintenus comme officiers gagés. Ainsi le
nombre de ces agents passa-t-il de 23 vers 1285 à 75 vers 1461.
Dans l'intervalle, leur statut et leurs attributions évoluèrent
substantiellement.
209 - L'accroissement de l'emprise royale sur les baillis et
sénéchaux - En ce qui concerne leur recrutement, deux ordonnances de 1287 et 1329 interdirent aux clercs d'être officiers du
roi. Puis, à partir de 1303, de nombreuses textes prohibèrent
d'envoyer un bailli dans une province dont il était originaire, et
multiplièrent les précautions, en lui interdisant notamment de se
marier, d'établir un de ses enfants ou d'acquérir des biens dans
leur ressort sans l'autorisation du roi. Enfin, chaque année, les
baillis furent astreints à se rendre devant le parlement et la
chambre des comptes.
210 - La perte d'attributions - Les baillis et sénéchaux
perdirent progressivement une grande partie de leurs attributions. L’apparition progressive de nouveaux agents spécialisés
les cantonna peu à peu dans un rôle de direction générale et de
surveillance. Ces nouveaux agents étaient soit des commis,
nommés par eux, afin de se décharger de certaines tâches jugées
subalternes, soit de nouveaux officiers créés par le roi, qui finit
par désigner lui-même les agents subalternes de ses officiers.
C'est ainsi que les receveurs (ou trésoriers), nommés par
les baillis pour prélever les impôts, à compter des années 1290,
se virent investis d'un monopole par l'ordonnance de Philippe le
Long de janvier 1320, qui dorénavant interdit aux baillis de
s'immiscer dans le maniement des deniers. Désormais, les receveurs durent répondre personnellement de leur gestion devant la
chambre des comptes, ce qui les rendit complètement indépendants des baillis. Vers le milieu du XIV° siècle, ils se
transformèrent d'ailleurs en officiers royaux. Les lieutenants (165)
(165) Le terme vient de l'expression latine : locus tenens, littéralement, (celui qui) tient
le lieu. Dans le Midi de la France, ce terme ne se rencontre pas et l'auxiliaire du
sénéchal est appelé juge-mage (du latin judex major, grand juge).
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
205
des baillis nommés par eux pour rendre la justice en leur nom, à
partir de la fin du XIII° siècle, connurent une évolution
analogue, consommée par une ordonnance de Louis XII de juin
1510, qui transforma la lieutenance en office royal.
De nouveaux officiers furent créés par la monarchie lors
de la création des nouveaux impôts. De même, la levée des
compagnies soldées qui fournirent progressivement l'essentiel de
l'armée royale fut confiée non pas aux baillis mais à des
capitaines.
II. Les prévôts et autres officiers inférieurs
Les fonctions des prévôts, comme celles des autres
officiers inférieurs de même rang (vicomtes, châtelains, bayles
ou viguiers), évoluèrent tant du point de vue de leur statut, que
de leurs attributions.
211 - L'évolution du statut - Quant à leur statut deux traits
méritent d'être soulignés. Les prévôts devinrent des agents
royaux, soustraits à toute emprise seigneuriale, et leurs fonctions
cessèrent d'être obligatoirement affermées à temps au plus
offrant, mais, de plus en plus, elles furent concédées en régie (ou
plutôt, comme on disait alors "mises en garde"). Leur titulaire
était payé par le roi qui lui octroyait des gages fixes. Ce nouveau
système, apparu dans le courant du XIII° siècle, fut généralisé
par une ordonnance de 1493.
212 - L'altération des attributions - L'évolution tendit
aussi à diminuer les fonctions des prévôts. Déjà leur autorité
avait été réduite par l'institution des baillis, qui avaient été créés
spécialement pour les surveiller. Ils cessèrent de surcroît d'avoir
des attributions militaires avec la disparition du service militaire
féodal et seigneurial au XV° siècle.
Finalement, il ne resta plus aux prévôts que leurs attributions judiciaires. Au XVI° siècle, ils rendaient encore la justice à
tous les roturiers qui se trouvaient domiciliés dans leur châtellenie, quoique leur compétence ait été réduite au profit du bailli
et du lieutenant de bailliage.
206
La fabrique du droit français
III. Les "Commissaires départis pour l'exécution des ordres
du Roi"
Il s'agissait d'agents de caractère provisoire dont les
pouvoirs étaient déterminés par les lettres de commission qui les
instituaient.
Parmi ceux-ci, certains jouèrent un rôle très important
dans l'administration du royaume, parce qu'ils avaient autorité
sur les baillis et sénéchaux : il s'agit des commissaires réformateurs, qui préfigurent les intendants du XVII° siècle, et des
lieutenants généraux, qui donnèrent naissance aux gouverneurs
au XVI° siècle.
213 - La filiation avec les intendants - Dans la première
moitié du XVI° siècle, les Rois chargèrent des maîtres des
requêtes de l'Hôtel de "chevauchées" d'inspection. Ces commissaires furent bien accueillis par l'opinion et un édit d'Henri II de
1553 les généralisa. Dès lors l'institution fonctionna avec
régularité. Ces agents prirent d'abord le nom de "commissaires
départis pour l'exécution des ordres du roi", puis, sous Henri IV,
ils furent progressivement qualifiés d'intendants de justice ou de
finance ou d'armée. Ainsi s'amorça une nouvelle institution, qui
deviendra l'intendance de province lorsqu'elle se sera localement
stabilisée, au XVII° siècle.
214 - La filiation avec les gouverneurs - L'institution des
lieutenants généraux gouverneurs apparut à partir des années
1340, dans les régions où les circonstances imposaient une
administration d'un genre différent, notamment les pays nouvellement réunis à la couronne. La technique consistait à regrouper
plusieurs bailliages ou sénéchaussées sous le commandement
temporaire d'un grand personnage, muni, par commission
extraordinaire, de pleins pouvoirs, quasiment un véritable viceroi.
Dans la seconde moitié du XV° siècle, ces commissaires
extraordinaires et temporaires tendirent à se stabiliser et, au
début du XVI° siècle, leur ressort territorial devint peu à peu une
nouvelle circonscription administrative, les gouvernements, au
nombre de douze. Puis, dans le courant du XVI° siècle, des
textes successifs réglementèrent leurs pouvoirs, pour les
cantonner à un rôle essentiellement militaire.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
207
Sous-paragraphe 2 : L'organisation municipale
La reconstitution de la souveraineté monarchique laissa
subsister la différence entre les villes et le plat pays. Les
premières reçurent une administration permanente, tandis que
les communautés rurales continuèrent à n'avoir pour la plupart
qu'une organisation intermittente.
I. Les bonnes villes placées sous la tutelle royale
215 - Les bonnes villes - La reconstruction de la souveraineté royale laissa subsister la différence entre les consulats,
les communes et les bonnes villes, mais toutes furent placées
sous la tutelle royale, à compter de la seconde moitié du XIII°
siècle. D'ailleurs, tout en conservant leurs appellations, les
anciennes villes libres furent incluses dans la catégorie générique des "bonnes villes". Le phénomène mérite que l'on
s'attarde un instant sur ses modalités.
216 - Les modalités de l'établissement de la tutelle royale
sur les villes - Le contrôle s'exerça sur les offices municipaux et
sur les affaires municipales.
Certes les offices municipaux n'étaient pas conférés par le
roi, mais par voie d'élection. Toutefois, il appartenait au
souverain d'en surveiller l'attribution, en sa double qualité de
chef de l'administration et de juge, ce qui lui permit d'intervenir
indirectement dans la désignation, à compter du XV° siècle. Une
anecdote est célèbre : il s'agit de Louis XI qui demanda aux
administrateurs de Poitiers de confier un poste d'échevin à son
valet de chambre qui venait de se marier dans leur cité.
Le contrôle des matières municipales concernait essentiellement les finances, la police et la justice.
Les finances firent l'objet d'un contrôle rigoureux qu'inaugura une ordonnance de 1256. Celle-ci interdit aux officiers de
ville de prêter de l'argent et de consentir des dons sans autorisation royale et les obligea à venir chaque année rendre leurs
registres devant la chambre des comptes. Les ressources nouvelles durent obligatoirement être approuvées par le roi.
La police locale resta l'affaire de la milice urbaine. Mais
celle-ci fut placée sous la surveillance du roi et si elle se trouvait
incapable de réprimer les troubles, il appartenait à la Couronne
d'intervenir à sa place et d'envoyer des troupes royales.
208
La fabrique du droit français
Enfin, la justice urbaine resta toujours soumise à l'appel du
roi. L'édit de Moulins de 1566 ôta aux villes leur compétence
civile en première instance et l'édit de Saint-Maur de 1580 limita
leur compétence criminelle.
II. Les simples communautés d'habitants réduites au rang
de collectivités locales
Les simples communautés d'habitants, qu'elles fussent
urbaines (comme les villes prévôtales) ou rurales (comme les
paroisses), étaient soumises, directement ou indirectement, à la
justice du roi ou du seigneur qui les administrait. Au cours de
l'époque qui nous occupe, le plat pays rural se dota progressivement et spontanément d'une organisation spécifique, autour
de la paroisse (n° 217), que le pouvoir royal détourna de son
objet initial pour l'utiliser à son profit dans l'administration
locale (n° 218).
217 - La paroisse, centre d'intérêts collectifs - La circonscription qui servit de cadre aux populations rurales fut la
paroisse, qui était une structure purement ecclésiastique.
Chacune comportait une église où tous les membres de la communauté se rencontraient les dimanches à la sortie de la messe :
c'est tout naturellement qu'ils s'accoutumèrent à discuter de leurs
affaires sur la place de l'église. Ils prirent ainsi conscience de
leurs intérêts communs et songèrent à s'organiser pour les
défendre. Les organes d'action qui émergèrent peu à peu de ces
réunions villageoises sont d'une part l'assemblée générale des
habitants (en fait : les chefs de famille) et d'autre part les
procureurs (ou syndics).
218 - L'utilisation de la paroisse par le Roi - A partir du
règne de Charles VI, le pouvoir royal utilisa de plus en plus la
paroisse comme circonscription administrative de base pour
l'accomplissement des prestations ou des services publics qu'il
exigeait des campagnes, notamment la perception de la taille
royale et la levée de francs archers, dont la finalité commune
était de pourvoir aux besoins de l'armée royale.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
209
Sous-paragraphe 3 : L'organisation provinciale
219 - La province : un anachronisme utile - Dans de
nombreux pays soumis à la Couronne de France et qualifiés
après-coup de provinces, on rencontre des organes d'autonomie
locale, que nous appelons rétrospectivement États provinciaux
ou, mieux, États particuliers. L'adoption de la dénomination de
province, ne pose pas de problèmes, si l'on garde à l'esprit
qu'elle est pédagogiquement commode... mais en fait anachronique. Pour s'en tenir au vocabulaire juridique, le mot n'apparaît
qu'à la veille de la Révolution. Et l'expression d'É t a t s
provinciaux est inconnue de l'Ancienne France. Mieux vaut
d’ailleurs l'écarter, car un certain nombre d'assemblées d'états,
notamment dans les vallées pyrénéennes, peuvent difficilement
être qualifiées de la sorte, compte tenu de l'exiguïté de leur aire
géographique. La langue de l'époque nous offre deux autres
possibilités : soit celle d'États particuliers, qui est attestée dans
plusieurs textes (Traité de Cambrai du 5 août 1529, art. 35) et
chez nombre d'auteurs de l'époque, soit l'expression d'États
Généraux, utilisée dans de vastes pays comme la Normandie ou
le Languedoc. Comme ce second vocable crée une confusion
avec l'assemblée générale des Trois Ordres, on lui préférera
l'appellation d'États particuliers.
220 - Les États particuliers - Ces assemblées d'États ont
des origines multiples. Tantôt, elles résultent de l'initiative d'un
prince territorial, antérieurement à la réunion à la couronne
capétienne (Provence, Bretagne, Béarn), tantôt de celle du roi de
France (Languedoc, Dauphiné).
L'organisation des États particuliers était si diverse selon
les régions qu'on ne peut s'en tenir qu'à des idées assez générales. Ainsi la composition de ces assemblées refléta toujours
leur origine féodale. Le droit de comparution resta personnel et
l'élection ne parvint jamais à s'imposer.
Le fonctionnement de ces assemblées était dominé par la
même diversité. Leur périodicité était très variable. Les États de
Languedoc, Artois, Béarn se réunissaient tous les ans, ceux de
Bretagne tous les deux ans, ceux de Bourgogne, tous les trois
ans. Mais, dans tous les cas, la réunion ne se faisait que sur
ordre du roi et elle durait peu, rarement plus de deux semaines.
210
La fabrique du droit français
La présidence appartenait traditionnellement au prélat le
plus éminent ou au gouverneur de province, généralement issu
de la noblesse locale.
Comme aux États Généraux, la délibération se faisait par
ordres : la majorité de deux ordres faisait loi, sauf en matière
fiscale où l'unanimité était requise. La prééminence de tel ou tel
ordre était très variable. Généralement la noblesse était le
groupe prépondérant. Mais la bourgeoisie prédominait nettement aux États de Languedoc.
Dans l'intervalle des sessions, l'action des États se poursuivait. Des organes, diversement composés et dénommés, d'un
pays à l'autre, assuraient l'exécution des résolutions de États et la
préparation de la session suivante : la Chambre des élus en
Bourgogne, les trois "députés ordinaires" en Artois, ou les trois
syndics généraux en Languedoc. Cet organe permanent avait
parfois la direction d'un certain nombre d'officiers des États :
receveurs, trésoriers, vérificateurs, greffiers, ingénieurs, parfois
officiers de la maréchaussée, comme en Artois.
Les attributions des États particuliers étaient originellement liées à la collecte des subsides. Si la liberté du vote de
l'impôt était toute relative, car les assemblées ne pouvaient en
discuter le montant que dans une marge très étroite, leur rôle
dans la levée était fondamental. Alors que dans les pays
d'élection et d'imposition, l'État royal prélevait lui même les
impôts, pour en rétrocéder éventuellement une fraction à des
instances locales, dans les pays d'États, la répartition et la
perception des subsides étaient l'affaire des organes permanents
des assemblées, qui pouvaient donc déterminer librement la part
des autorités locales, dès lors que le Roi avait reçu le montant
exigé. Les États pouvaient aussi adresser des doléances,
remontrances ou représentations au roi. Dans l’ensemble, ces
assemblées déclinèrent après la guerre de Cent ans et nombre
d’entre elles disparurent.
SOUS-SECTION 4
LES SERVICES PUBLICS SPÉCIAUX
Compte tenu des limites imparties à cet ouvrage, on s'en
tiendra à la justice (§ 1), à l'armée (§ 2) et aux impôts (§ 3), qui
ont été très inégalement affecté par la reconstruction de la
puissance publique.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
211
§ 1. L'organisation judiciaire
Elle fut la première à se transformer par les effets conjugués de la reconstitution de l'État et de la renaissance du droit.
L'une et l'autre ne pouvaient se satisfaire de l'indépendance des
archaïques justices seigneuriales (§§ 1) et aspiraient naturellement à une refonte de l'organisation des tribunaux (§§ 2) et de
la procédure suivies devant eux (§§ 3).
Sous-paragraphe 1 : Le déclin des justices concédées
221 - L'organisation archaïque des cours seigneuriales Dès le bas Moyen Âge, les justices seigneuriales apparaissaient
de plus en plus arbitraires et archaïques avec leur personnel peu
qualifié et leur procédure primitive, dont la pièce essentielle
était le duel judiciaire, si bien ancré dans les mentalités, qu'après
une tentative en 1258 (rapportée en 1306), la royauté renonça à
l'abolir par acte d'autorité (166). Ceci permit de soumettre ces
tribunaux aux cours royales.
222 - La subordination des tribunaux seigneuriaux aux
tribunaux royaux - Dès le XIII° siècle, par souci de justice et
aussi par parti-pris monarchique, la doctrine posa le principe
que, dans le royaume de France, toute justice était tenue du roi
en fief ou en arrière-fief. La théorie mit un terme à l'idée que les
cours des seigneurs étaient souveraines. Techniquement, les
justices royales appliquèrent cette conception grâce à divers
moyens, notamment l’appel de degré en degré de la hiérarchie
juridictionnelle, que connaissait jadis le droit romain et que
pratiquaient toujours les juridictions canoniques. Il s'imposa à
partir de la fin du XIII° siècle d'abord en matière civile et
ensuite au criminel. Malgré ses ressemblances avec le droit écrit
et notre droit positif, il conserva toujours une spécificité liée à la
féodalisation : en matière civile, il ne pouvait pas en principe
être porté omisso medio au roi (en court-circuitant toute la
hiérarchie juridictionnelle), il devait d'abord épuiser toutes les
(166) La dernière application connue de l'institution remonte à 1549. Après cette date,
le duel survécut, non plus comme un mode de preuve judiciaire pour la culpabilité ou
l'innocence d'une partie, mais, à l'imitation des Italiens et des Espagnols, comme
"arbitre de l'honneur de deux adversaires", au demeurant illégal, puisqu'il fit l'objet de
maintes prohibitions, notamment depuis 1566.
212
La fabrique du droit français
juridictions intermédiaires, en gravissant la pyramide féodale
sans omettre un seul degré. Aussi bien il ne s'analysa jamais
comme une voie de recours unique : l'appel -ou plutôt les
appeaux- pouvaient être interjetés devant un grand nombre de
juridictions, en général cinq à sept. L'effet pervers de cette
disposition était encore accru par le délai imparti à l'action qui
était de trente ans (jusqu'en 1667). Ce n'est qu'au pénal et au
XVI°siècle que les appelants bénéficièrent de la faculté
d'appeler directement devant une cour souveraine.
Sous-paragraphe 2 : La croissance de la justice royale
Cette croissance est d'abord une donnée numérique. Avec
la reconstitution de la souveraineté monarchique, l'administration royale connut un développement qui se répercuta sur les
structures juridictionnelles. En effet, au Moyen Âge, l'administration et la justice étaient deux choses liées et chaque officier
royal était un juge. Il en résulta que les officiers ordinaires du
roi furent juges de droit commun et les officiers à attributions
spéciales (financières, militaires ou autres), des juges d'exception.
I. Les principes généraux aux juridictions de droit
commun et aux juridictions d'exception : le statut des
magistrats royaux
Les magistrats royaux étaient des juges professionnels,
titulaires d'un office. Ils rendaient leurs décisions collégialement
(sauf dans les prévôtés où siégeait un magistrat unique) sans
l'assistance de jurés populaires. Ils jugeaient. Les jugeurs
formaient la "magistrature assise", qui tire son nom du fait que
ses membres suivaient les débats assis. Les magistrats représentant le roi, chargés des poursuites criminelles, qui reçurent
successivement plusieurs dénominations, notamment celle de
procureurs du Roi, formaient le ministère public, communément
appelé le "Parquet", sans doute parce qu'ils prenaient place dans
un parc, ou la "magistrature debout", car ils se levaient pour
parler.
II. Les juridictions de droit commun
223 - Des juridictions diverses - A l'origine, toutes les
justices royales relevaient en dernière instance de la Cour du
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
213
Roi. A l'issue de la différentiation intervenue au sein de celle-ci,
caractérisée par l'émergence du Parlement, de la Chambre des
Comptes et de la Cour des Aides, cette attribution de dernier
ressort passa au Parlement, qui seul fut considéré comme une
juridiction souveraine de droit commun, placée au sommet de la
hiérarchie des tribunaux ordinaires.
L'étude des juridictions de droit commun est donc celle :
1° du parlement, 2° des juridictions de bailliage et de
sénéchaussées, 3° des justices subalternes tenues par les prévôts,
bayles, châtelains et autres officiers de rang inférieur. On s’en
tiendra ici au seul Parlement.
224 - Le Parlement - C'est l'institution la plus originale de
la France monarchique. En effet, sa double nature de cour de
justice et d'organe politique participant à la fonction législative
fait qu'elle n'avait pas d'équivalent exact à l'étranger.
Par souci de clarté pédagogique, on peut étudier cette
institution en envisageant successivement son organisation et
ses attributions, encore qu'une telle présentation tienne de la
reconstruction a posteriori. En effet, dans la pratique, ce sont les
attributions qui se sont imposées les unes après les autres et qui
ont entraîné des conséquences sur l'organisation de la Cour.
C'est ainsi que c'est l'existence d'un contentieux régulier qui a
entraîné l'institutionnalisation du Parlement. Si l'on garde en
mémoire cette restriction, on peut en revenir à l'étude
discriminée de l'organisation et des attributions, sans jamais
perdre de vue ce qu'elle peut avoir d'arbitraire.
225 - L'organisation du Parlement - Au début, les membres du Parlement variaient à chaque réunion. A la fin de chaque
session, le Roi dressait la liste des personnes qui devaient tenir
le prochain Parlement, à la fois des vassaux, désignés du fait de
leur rang, et des légistes, choisis en raison de leur compétence
professionnelle et rémunérés par le Roi. Mais l’élément
aristocratique ne tarda pas à décliner, au profit des légistes. Dès
le XIV° siècle, le roi ne convoquait plus que quelques vassaux
pour la forme et au XV°, cet usage cessa. A compter de
l’ordonnance de Philippe VI de Valois de 1345, qui nomma un
certain nombre de conseillers sans limitation de durée, ceux-ci
tendirent à devenir des agents permanents. Mais ils n'en étaient
pas pour autant inamovibles. En effet, le roi conservait toujours
214
La fabrique du droit français
la faculté de les révoquer à son gré. D’ailleurs, jusqu'au XV°, il
était d'usage que le roi renvoie la plupart des officiers de son
prédécesseur. Charles VI, le premier, introduisit la pratique de
ne plus dresser à l'ouverture de chaque session du Parlement de
nouveaux rôles de conseillers, ces derniers étant dès lors censés
se perpétuer par reconduction tacite du roi. Louis XI fut le
dernier à révoquer tous les officiers de son père, lorsqu'il monta
sur le trône en 1461.
Ce n'est qu'après avoir recruté ses propres officiers que le
roi prit l'ordonnance du 21 octobre 1467 "sur l'inamovibilité des
officiers de judicature et autres". Son idée-force était d'assurer la
qualité et la continuité du service public en garantissant à ses
agents la stabilité de l'emploi. En effet, désormais les offices
n'étaient plus attribués à de nouveaux titulaires que dans trois
cas : la mort de l'officier en service, la "résignation faite de bon
gré et consentement" et la "forfaiture préalablement jugée et
déclarée judiciairement, selon les termes de justice, par juge
compétent". Désormais, la destitution au bon plaisir du prince
disparaissait définitivement du droit. On a pu écrire à ce propos
que Louis XI inventa alors le statut de la fonction publique. En
tous cas, l'évolution ultérieure des offices n'allait pas cesser de
les soustraire de plus en plus à l'autorité royale, au point qu'ils
devinrent des offices patrimoniaux, avec la déclaration royale du
12 décembre 1604, qui apporta la touche finale à la patrimonialisation, en admettant l'hérédité de tous les offices, moyennant le versement volontaire d'un droit annuel, la "paulette". Le
procédé offrit des recettes appréciables au Trésor royal en quête
chronique de liquidités et un moyen d'ascension sociale à la
bourgeoisie aisée. D'où le nom de "savonnette à vilains" donné à
l'anoblissement par voie d'office.
La vénalité a été vivement critiquée, dès Cardin le Bret qui
y voyait "une infinité de pernicieux et dommageables effets",
notamment celui d'ôter au roi le choix de ses officiers (167). Tous
(167) Il faut pourtant remarquer qu'à chaque mutation, le roi pouvait exercer une sorte
de retrait en remboursant la valeur de l'office pour en dédommager l'ayant-droit et
pourvoir la charge à son gré. En fait sa trésorerie rendit cette faculté largement
irréalisable. Par ailleurs, la monarchie a prudemment laissé hors du système
patrimonial les charges les plus importantes, même érigées en offices, quitte à les
attribuer à vie, comme celles du chancelier, des premiers présidents des cours
souveraines, des grands Officiers de la Maison du Roi, des conseillers d'État. "Service
du prince ne tombe en héritage", disait Loisel. En effet, ces fonctions touchaient de
trop près au roi. Comme le disait Loyseau, "c'était des morceaux de l'État".
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
215
les grands auteurs politiques, à l'exception de Montesquieu, ont
repris ce reproche majeur. On pourrait lui ajouter un certain
nombre de griefs, tels que l'impossibilité d'un quelconque
avancement, l'absence d'un système de retraite et la multiplication excessive des officiers.
Pourtant, il résulta de ce système d'évidents avantages au
premier rang desquels l'alimentation régulière du Trésor. En
1580, le produit de la vénalité publique représentait ainsi le tiers
des recettes de l'État. L'hérédité permit en outre la constitution
d'un milieu parlementaire caractérisé par ses traditions, son sens
de l'honneur et du devoir public et, même si cela n'a jamais été
l'objectif souhaité, le système a assuré une indépendance du
pouvoir judiciaire, qu'on a jamais vu avant et qu'on a plus pu
retrouvé depuis. D'autant que le roi ne s'immisçait pas dans la
vérification des compétences de l'acquéreur. Dès le XVI° siècle
en effet, cette tâche fut réservée au corps auquel appartenait
l'officier
226 - Les attributions juridictionnelles du Parlement- A
l'origine, toutes les requêtes de justice adressées en première
instance au Roi étaient portées devant sa Cour qui jugeait en
premier (et dernier) ressort. L'institution locale des baillis et
sénéchaux eut pour conséquence pratique que la plupart des
justiciables portèrent leurs litiges devant eux et les affaires
n'allaient plus en Parlement que par voie d'appels, interjetés à
l'encontre des décisions de ceux-ci. L'ordonnance de janvier
1278 consacra cet usage. Mais des dérogations coutumières
furent introduites : toute une série d'affaires restèrent dans la
compétence du Parlement en première instance et un certain
nombre d'appels lui furent réservés omisso medio (sans passer
par l'intermédiaire des baillis et sénéchaux).
Au point de vue juridictionnel, la compétence du
Parlement en dernier ressort était universelle, comme celle de la
Cour du Roi, dont il était issu. En d'autres termes, les autres
juridictions, qu'elles fussent de droit commun ou d'exception
relevaient du Parlement par voie d'appel. Cependant certains
membres de la Cour du Roi avaient été délégués pour connaître
des questions financières, ce qui avait amené la création au
XIII° siècle de la Chambre des Comptes et, au XIV°, de la Cour
des Aides. Ces deux cours étaient, comme le Parlement, des
démembrements de l'antique curia regis et furent comme lui
216
La fabrique du droit français
élevées au rang de cours souveraines. Les matières financières et
fiscales qui leur étaient réservées échappaient évidemment à la
compétence parlementaire, mais c'était la seule exception au
principe de la compétence universelle du Parlement en dernier
ressort.
227 - Les attributions extra-juridictionnelles - Il s'agit
d'une part du droit d'enregistrement et de remontrances, d'autre
part du droit de faire des arrêts de règlement.
Dès le début du XIV° siècle, le roi prit l'habitude de faire
lire en Parlement ses lettres patentes. Pour conserver le texte des
lettres ainsi reçues, qu'elle devait appliquer et faire respecter, la
cour de Parlement prit elle-même l'habitude de les faire
transcrire sur des registres tenus par son greffier. Le droit de
remontrances s'y ajouta ensuite. D'un point de vue général, il
exprimait le devoir de conseil. D'un point de vue technique le
roi, voulant assurer le bon ordre et écarter les surprises, crut bon
de confier au Parlement un contrôle sur les actes de sa
chancellerie. Il s'agissait d'éviter qu'une lettre contenant une
clause contraire aux droits du roi ou contrariant involontairement un texte antérieur, fut promulguée. C'est ainsi que la
cour vérifiait les "lettres royaux" avant de les enregistrer et, si
elle le jugeait bon, elle adressait des remontrances. En attendant
la réponse du roi, les lettres n'étaient pas mises en exécution.
Peu à peu le Parlement en vint à proclamer qu'elles n'étaient
exécutoires qu'après avoir été enregistrées. Puis, au début du
XV° siècle, il franchit une étape de plus, en se reconnaissant le
droit de censurer des ordonnances prises délibérément par
l'autorité royale. Le Roi ne considérait pas cependant que la
Cour put empêcher définitivement l'exécution de ses lettres. A
ses yeux, les remontrances que lui adressaient les gens du
Parlement étaient, comme toutes celles que lui faisaient ses
officiers, de simples conseils qu'il lui était permis de prendre à
son compte ou d'écarter. En pratique d'ailleurs, il disposait de
deux moyens pour contraindre sa cour : les lettres de jussion et
la tenue d'un lit de justice. Les lettres de jussion étaient de
nouvelles lettres que le roi adressait à la cour pour lui donner
l'ordre formel d'avoir à enregistrer ses lettres précédentes sur
l'heure et sans modification. Au début, le parlement obéissait et
procédait alors à l'enregistrement : mais il notait sur les registres
que celui-ci avait eu lieu de l'exprès mandement du roi. Par la
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
217
suite, la cour se fit plus audacieuse et, refusant l'enregistrement
forcé, adressait au roi de nouvelles et itératives remontrances.
Le roi répliqua alors par des lettres d'itérative jussion. Il advint
même que l'affaire se prolonge avec des réitératives remontrances et des lettres de réitérative jussion. En dernier recours la
procédure du lit de justice consistait pour le roi à se rendre lui
même devant sa cour de parlement, où il prenait séance sur un
trône placé sous un ciel de lit, qu'on appelait le "lit de justice".
Là, il donnait lui-même, de sa propre bouche, ordre au greffier
de procéder à l'enregistrement. Aucune délibération n'était
permise en sa présence. Les gens du parlement n'étant que ses
mandataires, la présence du mandant suspendait leur pouvoir et
les lettres ainsi enregistrées devaient immédiatement être mises
à exécution.
En second lieu, le Parlement pouvait prendre des actes qui
étaient organiquement des arrêts, mais qui, matériellement,
étaient de véritables lois : en effet, ces actes étaient pris hors de
tout litige et ils valaient, non pas inter pares (entre les parties),
mais erga omnes (à l'égard de tous). Ce pouvoir remontait au
XIII° siècle, à l'époque où le parlement n'était pas encore séparé
complètement du conseil du roi. A ce moment, les gens qui
tenaient la cour de parlement étaient des conseillers du roi. Par
la suite, le procédé fut très largement utilisé pour régler des
questions sur lesquelles ni la coutume, ni la législation royale
n'avaient apporté de solution. Du fait de l'apparition des
Parlements de province, ces actes étaient limités au ressort de la
cour qui les édictait.
228 - La situation des Parlements de provinces - A
l'origine, le Parlement étant la cour du roi en sa fonction
judiciaire, il ne paraissait pas concevable qu'il puisse y en avoir
plusieurs. Jusqu'au XV° siècle, il n'y eut d'ailleurs qu'un seul
Parlement. Mais lors de la guerre de Cent Ans qui amena
Charles VII à se replier dans la partie méridionale de son
royaume, tandis que les Anglo-bourguignons tenaient la moitié
nord et, bien sûr, Paris, les Assises de Toulouse furent érigées en
un véritable Parlement (1420) et, lorsque le roi réinvestit Paris,
il confirma la création du Parlement de Toulouse en donnant à
celui-ci ressort sur tout le pays de langue d'oc (1443). Une
décennie plus tard, lorsque la Couronne récupéra la Guyenne
anglaise, Charles VII créa les Grands Jours de Bordeaux (1453)
218
La fabrique du droit français
qui ressortirent au Parlement de Toulouse, avant de devenir euxmêmes un Parlement distinct (1462).
En d'autres termes, la création de plusieurs parlements
reflète également le souci de ne pas heurter les sensibilités
locales. De toute évidence, cette explication éclaire la
transformation de l'ancien Conseil delphinal en Parlement de
Grenoble (1453), celle des Grands Jours de Dijon en Parlement
de Bourgogne (1477), du Conseil éminent en Parlement de
Provence (1501), de l'Échiquier ducal de Normandie en
Parlement de Rouen (1515) et des Grands Jours de Rennes en
Parlement de Bretagne (1554).
Tous les Parlements de Provinces furent agencés sur le
modèle du Parlement de Paris, avec les mêmes prérogatives.
D’ailleurs, juridiquement, on mettait en avant la fiction selon
laquelle il n’y avait qu’un seul Parlement.
III. Les juridictions d'exception
229 - Des juridictions très nombreuses - L'étude des juridictions d’exception est celle : 1° des juridictions relevant des
Parlements, les principales étant les juridictions de la table de
marbre (la connétablie, l'amirauté et la grande maîtrise des eaux
et forêts) et celles des conservateurs des privilèges, 2° des
juridictions indépendantes du Parlement : les trois Cours financières souveraines la Chambre des Comptes, la Cour des Aides
et la Cour des Monnaies.
IV. La justice retenue
230 - La théorie de la justice retenue - D'après les légistes
qui avaient puisé la théorie dans le droit romain, le Roi était la
source de toute justice et le pouvoir judiciaire résidait tout entier
dans sa personne. Il en résultait qu'il pouvait toujours retenir la
justice qu'il avait à exercer ou, s'il l'avait déléguée, la reprendre,
pour juger le litige directement ou indirectement (en confiant le
procès à un délégué spécial).
La mentalité de l'époque n'y voyait pas une menace
d'arbitraire, mais une garantie de justice. Comme l'écrivait Jean
de Mille, "l'institution royale n'a pas d'autre fondement... que
d'établir un homme... près de qui puisse trouver asile le pauvre
peuple écrasé par les puissants, un homme qui garde les hum-
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
219
bles de toute injustice et qui, ayant posé l'équité pour règle,
contienne grands et petits dans les bornes d'un même droit".
231 - Les différentes possibilités pour le roi d’exercer la
justice retenue - Concrètement, le Roi pouvait juger personnellement, juger en son conseil ou faire juger par des commissaires
ad litem.
En premier lieu, le Roi était théoriquement en droit
d'exercer la justice en personne, sans être astreint par les règles
ordinaires de la procédure, tel saint Louis sous son chêne de
Vincennes.
En second lieu, le roi exerçait la justice retenue en
réunissant son conseil pour connaître un procès par voie d'évocation ou de cassation.
L'évocation était une mesure par laquelle les juges ordinaires étaient dessaisis d'une affaire avant d'avoir statué (même
si la procédure était déjà engagée). Le Conseil du Roi tranchait
alors le litige.
La cassation annulait la décision de la juridiction qui
avait statué au fond, sans en principe rejuger l'affaire, ce qui
aurait violé le principe de souveraineté judiciaire du Parlement.
Le premier texte qui la mentionne est une ordonnance de mars
1302 qui, tout en reconnaissant la souveraineté juridictionnelle
du Parlement, prévoit qu'en cas d'ambiguïté ou d'erreur, les
arrêts pourront faire l'objet par le Conseil d'une "interprétation",
d'une "correction", voire d'une "révocation".
Enfin, le Roi pouvait toujours donner à une ou plusieurs
personnes le pouvoir de trancher souverainement une ou
quelques affaires déterminées, par une commission extraordinaire, par exemple pour des individus inculpés de haute
trahison.
§ 2. L'organisation militaire
Longtemps le Roi n'a eu d'armée que les troupes que lui
permettaient les institutions féodales de l'ost et de la chevauchée. A partir du XIII° siècle, la monarchie commença à
engager des troupes soldées afin de contourner les règles trop
contraignantes du droit féodal et disposer de forces plus
disciplinées. Elle s'engagea dès lors dans une évolution qui allait
220
La fabrique du droit français
conduire à la substitution de l'élément féodal par l'élément
professionnel.
Sous-paragraphe 1 : La disparition de l'élément féodal
Dès la fin du XIII° siècle, l'ost tomba en désuétude pour
les roturiers et ne survécut que pour les gentilshommes. Lorsque
que leur service féodal arrivait à son terme de 40 jours, le Roi
leur proposait de les garder moyennant une solde journalière.
232 - L'apparition du principe du service militaire obligatoire - De tels effectifs ne suffisaient pas. A compter de
l'ordonnance de mai 1316, nobles, roturiers et clercs, entre 18 et
60 ans, furent en principe mobilisables. En réalité, il était
impossible de lever tous les hommes en état de servir. Aussi
bien, le Roi admit-il en même temps le rachat du service militaire.
233 - L'institution des troupes soldées - En contrepartie,
ceux qui répondaient à la convocation royale reçurent une solde
journalière. Le système permit un temps d'adapter l'organisation
militaire féodale aux nouveaux besoins de l'État. Mais les
développements de la guerre de Cent Ans, notamment les
défaites de Crécy (1346) et Poitiers (1356), imposèrent d'aller
plus loin vers la professionnalisation, à l'imitation des Anglais.
Sous-paragraphe 2 : Le développement de l'élément professionnel : des troupes soldées à l'armée de
métier
234 - Les troupes soldées de mercenaires - Ces combattants, appelés "soudoyers" en ancien français, étaient recrutés
partout et surtout à l'étranger dans des régions pauvres, grandes
exportatrices d'hommes, comme la Corse, la Navarre ou
l'Écosse. Le plus souvent, ces combattants étaient organisés en
compagnies. La compagnie (ou "route") était une troupe dont
l'effectif allait de vingt à cent hommes ("routiers"), avec à leur
tête un capitaine. Ce dernier n'avait pas pour seule tâche de les
commander : il était aussi chargé de recruter des hommes au
nom du Roi.
235 - L'armée de métier permanente - L’avènement d’un
impôt permanent dans les années 1430 permit d’instituer une
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
221
armée permanente, dans la cavalerie (les "compagnies d'ordonnances"), puis dans l'infanterie (la milice des francs-archers).
Sous Louis XI, la monarchie entretenait, de manière permanente, 20 à 25.000 hommes. Il fallait pour cela réunir de
nouveaux moyens financiers.
§ 3. L'organisation financière
236 - Généralités - Jusqu'au XIII° siècle, il n'y avait pas en
France d'impôt général que le roi put percevoir par tout le
royaume, mais seulement des droits particuliers levés par tous
les seigneurs justiciers dans le détroit de leur justice. Le roi
n'avait pas d'autres revenus que ceux que pouvaient avoir tout
seigneur foncier ou justicier. Les ressources normales, les
finances "ordinaires" étaient les revenus fonciers. D'ailleurs,
l'opinion exigeait alors que le roi vive "du sien", comme on
disait alors et n'impose pas ses sujets. L'existence même d'un
prélèvement fiscal fut longtemps perçue comme un signe de
mauvaise gestion financière.
Toutefois, à partir du règne de Philippe le Bel la royauté
chercha à généraliser de nouveaux modes de financement, avec
notamment les emprunts et les impôts. Ce n'est qu'à la fin du
XV° siècle que ceux-ci, jusque là tenus pour des recettes
"extraordinaires", devinrent réguliers et permanents et que leur
importance économique devint prépondérante.
Sous-paragraphe 1 : Les finances ordinaires : les revenus du
domaine
237 - La nature des ressources domaniales - Les revenus
du domaine étaient de deux types : les droits fonciers et les
droits de justice.
238 - L'administration du domaine - Jusqu'au règne de
Philippe le Bel, les fonds du trésor royal, placés jadis dans la
chambre du Roi, étaient confiés à l'ordre du Temple. En 1295,
Philippe le Bel retira à celui-ci la gestion de ces fonds, qu'il
remit à deux officiers, les trésoriers de France. D'où le nom de
Trésor donné à l'administration du domaine. La gestion du trésor
donna lieu, dès le commencement du XIV° siècle, à une
distinction entre deux sortes d'officiers : les administrateurs et
les gens de recettes.
222
La fabrique du droit français
239 - Le contentieux du domaine - Il relevait des trésoriers
de France qui étaient à la fois administrateurs et juges.
Toutefois, avec le temps, on en vint à distinguer les "trésoriers
sur le fait des finances", qui demeurèrent cantonnés dans les
fonctions administratives, des "trésoriers sur le fait de justice",
qui se spécialisèrent dans les affaires contentieuses. Leur acte de
naissance est l'ordonnance de Charles VII de 1390, qui créa les
Chambres du Trésor sous le contrôle du Parlement.
Sous-paragraphe 2 : Les finances extraordinaires : la fiscalité
royale
240 - La nature des ressources fiscales - La fiscalité
royale se borna longtemps aux aides traditionnelles. La nécessité
de lever des impôts sur tout le royaume est née de l'insuffisance
chronique des ressources du domaine, aggravée par la guerre de
Cent Ans. Au début, ces impositions ne pesaient que sur les
vassaux du Roi et se présentaient comme des levées extraordinaires. D'où leur nom d'aides, emprunté au vocabulaire féodal.
Mais cette dénomination traditionnelle ne doit pas dissimuler la
nouveauté de l'exigence. D'autant qu'au cours du XIV° siècle,
ces prélèvements frappèrent tous les sujets et finirent par
constituer les ressources normales de la royauté. En 1375, ils
représentaient ainsi 85% des recettes publiques. Toutefois, la
Couronne devait obtenir à chaque fois le consentement des intéressés en convoquant les États généraux ou provinciaux. C'est le
sens de l'ancienne maxime : "N'impose qui ne veut".
241 - L’avènement d’une taille royale permanente - Ce
n’est qu’à partir de l'ordonnance de 1439 que la royauté obtiendra le droit de lever périodiquement la taille.
Mais la permanence de l'impôt fut obtenue au détriment de
son universalité. Jusqu'au milieu du XIV° siècle, nul ne contesta
le principe de la contribution de tous les ordres et classes à la
défense du royaume. A partir de 1355, la situation se modifia
pour faire apparaître des exemptions de détails pour les
ecclésiastiques versant des décimes au pape ou les nobles
servant personnellement à la guerre. Mais le développement des
exonérations générales se fit surtout à partir de l'établissement
de l'impôt permanent (1439).
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
223
Le clergé, la noblesse et différents corps parvinrent à y
échapper en invoquant plusieurs arguments. L'Église fit valoir
qu'elle ne pouvait pas payer des impôts sur des biens dont elle
n'était pas propriétaire et qui étaient voués au service de Dieu, à
l'assistance et à l'enseignement. La noblesse prétendit que la
taille royale étant affectée à l'armée, elle ne pouvait repayer en
espèces ce qu'elle acquittait déjà en nature, d'autant qu'elle
devait financer son équipement, sans pouvoir désormais le
répercuter sur les roturiers vivant sur ses terres, du fait de l'abolition de la taille seigneuriale.. En d'autres termes, la royauté a
remporté une grande victoire (l'impôt permanent) au prix d'une
défaite majeure (l'exemption). "Le jour où la nation... permit aux
rois d'établir un impôt général sans son concours, et où la
noblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers état pourvu qu'on
l'exceptât elle-même; de ce jour-là fut semé le germe de presque
tous les abus qui ont travaillé l'Ancien Régime pendant le reste
de sa vie et ont fini par causer violemment sa mort" (168). Ils
procèdent de l'égoïsme nobiliaire et de la faiblesse du trône.
242 - Les différents impôts - Les finances extraordinaires
comportaient les impôts directs et les impôts indirects.
Les impôts directs étaient la taille et, ce qui la remplaçait
pour l’Eglise qui en était exonérée, les décimes ecclésiastiques.
Après le concordat de 1516, l'État les préleva sans plus solliciter
d'autorisation pontificale et les décimes ecclésiastiques se
transformèrent en un impôt régulier.
Les impôts indirects étaient innombrables. Mais il
s'agissait pour l'essentiel des aides, de la gabelle et des traites.
Les aides désignaient tout impôt indirect perçu par le roi à
l'occasion de la vente ou du transport des denrées et des marchandises, par exemple sur les vins et les boissons alcooliques
qui de tout temps ont eu la prédilection du fisc.
La gabelle dont le terme renvoyait initialement à toutes
sortes d'impôts de consommation, finit par désigner stricto sensu
la taxe sur le sel, instituée dans le domaine royal par une
ordonnance de 1341, qui fut étendue à tout le royaume par les
États Généraux de langue d'oïl, en 1355, et les États Généraux
de langue d'oc, en 1369. Il ne s'agissait que d'un établissement
(168) A. de Tocqueville, "L'Ancien Régime et la Révolution", 1856, liv. II, chap. X.
224
La fabrique du droit français
temporaire, mais il devint permanent. La gabelle du sel se
maintint ainsi... jusqu'en 1789.
Les traites étaient des sortes de droits de douane perçus à
la sortie sur des marchandises qui passaient la frontière du
royaume, ou d'une province à l'intérieur de celui-ci.
Malgré le rapprochement entre les deux grands types de
ressources royales, domaniale et fiscale, le poids de la tradition
fit que jusqu'au XVI° siècle, l'extraordinaire, c'est à dire
l'administration chargée de la levée des finances extraordinaires,
conserva une organisation distincte de celle de l'ordinaire.
Dans la première moitié du XVI° siècle, les recettes
domaniales (ordinaires) et les recettes fiscales (extraordinaires)
furent confondues dans chaque généralité et chacune eut à sa
tête un bureau des finances.
CHAPITRE 2
L'ÉGLISE, ENJEU DE LA QUERELLE
ENTRE LA COURONNE ET LE SAINT-SIÈGE
243 - Généralités - En dépit de l'esprit chrétien de la
monarchie française, que celle-ci a conservé jusqu'à sa chute, la
reconstitution de la souveraineté monarchique a provoqué des
conflits entre l'État et l'Église. D'autant que ce processus débuta
à une époque où la papauté s'efforçait de centraliser à son profit
les structures ecclésiales. En somme, l'autorité se concentra dans
l'État entre les mains du Roi au moment où elle se concentrait
dans l'Église entre les mains du Pape et l'un et l'autre se
disputèrent le pouvoir sur l'Église de France. Du côté du Roi, les
légistes s'efforcèrent de montrer que le prince, qui avait la
qualité de prélat, pouvait intervenir en matière de discipline et
d'organisation ecclésiastique. Du côté pontifical, les canonistes
affirmèrent la primauté du Pape, du "pouvoir spirituel supérieur"
sur le "pouvoir spirituel inférieur". Assurément, la volonté de
puissance des deux parties n'a pas été le seul ressort de la
discorde. A la base, la compétition entre les agents royaux et les
évêques, les officiaux et les abbés a également joué son rôle.
Les uns et les autres étaient pour le moins aussi soucieux
d'étendre leur autorité, leur prestige et leurs ressources que de
faire triompher les principes du sacerdotalisme ou de la
souveraineté royale. En tout état de causes, grâce à l'alliance
entre la Couronne et l'Église de France, gagnée aux idées
gallicanes d'autonomie à l'égard de Rome, le conflit s'acheva par
la victoire de l'État royal. C'est particulièrement net en ce qui
concerne la provision des bénéfices (sec. 1) et la juridiction
ecclésiastique (sec. 2). Il en a résulté le recul du droit canonique
au profit d’un droit ecclésiastique purement français, qui a
concouru au processus de nationalisation du droit, qu’on
observera à l’époque suivante.
226
La fabrique du droit français
SECTION 1
L’ENJEU DES BÉNÉFICES ECCLÉSIASTIQUES
244 - Rappel des règles traditionnelles - Jusqu'au XIII°
siècle, le Pape n'avait aucun droit direct dans la provision des
bénéfices ecclésiastiques.
Les bénéfices électifs, c'est à dire les évêchés et les
abbayes, étaient pourvus par le libre choix des clercs qui dissimulait celui du Roi, lequel imposait son candidat aux chapitres
de chanoines et aux couvents de moines.
Les bénéfices collatifs, les cures paroissiales et les prébendes dans les chapitres relevaient de la nomination de
l'évêque.
§ 1. Le rôle accru du Saint-Siège en matière de nomination
et de fiscalité des bénéfices
245 - Le Pape, juge suprême du contentieux bénéficial Le souverain pontife était juge suprême du contentieux des
bénéfices. Ce système permit au Pape de s'immiscer dans la
procédure de provision et d'y jouer un rôle actif, qui alla parfois
jusqu'à réformer complètement le système de désignation. C'est
ce qu'il convient d'examiner en envisageant successivement
l'immixtion du Saint-Siège dans l'attribution des bénéfices et la
pratique des réserves pontificales. Puis, afin d'avoir une vue
d'ensemble de la croissance du pouvoir papal, on dira quelques
mots de la fiscalité de l'Église.
246 - Les réserves pontificales - Aux XIII°-XIV° siècles le
Pape s’arrogea le droit de pourvoir à certains bénéfices, jusque
là tenus pour des bénéfices électifs, notamment les évêchés et
les abbayes d'hommes, dont le revenu dépassait un certain
montant.
247 - La prévention et les mandats apostoliques - Les
progrès du pouvoir pontifical s'opérèrent aussi par des voies
différentes suivant les bénéfices.
Relativement aux bénéfices électifs, le Pape s’arrogea le
droit de confirmer les élections et celui de pourvoir directement
aux bénéfices en cas d'élection irrégulière ou d'absence d'élection dans les délais prévus.
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 2
227
Concernant les bénéfices collatifs, le Pape usa de deux
pratiques spécifiques : la prévention et les mandats apostoliques.
Le premier procédé consistait à conférer un bénéfice
vacant à un nouveau titulaire avant le collateur ordinaire. Il
s'appuyait sur l'idée que, dans l'intérêt de l'Église, un bénéfice
devait rester vacant le moins longtemps possible.
La seconde technique consistait à adresser un mandat
apostolique, c'est à dire une lettre mandant au collateur ordinaire
de nommer un certain candidat. Si le collateur désobéissait aux
ordres du souverain pontife, la nomination qu'il faisait était
frappée de nullité.
La centralisation pontificale est à l'origine de l'établissement d'une administration, la curie romaine, pour l'entretien
de laquelle la papauté fut amenée à faire des levées de deniers
par toute la chrétienté. Les premières levées prirent la forme de
décimes, qui étaient un impôt d'un dixième des revenus
ecclésiastiques. Au XIII° siècle, le Pape en levait pour son
propre compte, en même temps qu'il donnait au Roi de France
l'autorisation d'en percevoir pour le profit du royaume. Ces
perceptions durèrent jusqu'au règne de Philippe le Bel qui les
interdit dans son royaume.
§ 2. Les réactions croissantes à l'encontre de la centralisation pontificale
249 - Des résistances d’origines diverses - Les premières
résistances apparurent d'abord dans le clergé, chez tous les
bénéficiers qui supportaient le poids de la fiscalité pontificale
(décimes et annates prélevées à l’occasion de toue mutation de
bénéfice), mais aussi chez les évêques dont les prérogatives
avaient été réduites.
A compter du règne de Philippe le Bel il s’y ajouta
l’hostilité de la Couronne dont on a vu qu’elle interdit les
décimes et même, un temps, en 1438, le versement des annates.
Cette situation générale fut aggravée pendant le Grand Schisme.
250 - Le Grand Schisme d'Occident (1378-1417) - Il n'est
pas possible de reprendre ici le déroulement des événements de
l'époque. Toutefois, il faut se souvenir que pendant cette période, l'Église fut écartelée entre deux Papes, l'un installé à
Avignon pour se soustraire aux intrigues romaines, l'autre à
228
La fabrique du droit français
Rome pour échapper à l'influence française. La situation fut
encore exacerbée par l'élection simultanée d'un troisième Pape
qui était supposé réconcilier les deux adversaires. Durant cette
crise, deux puis trois Papes exigèrent le paiement des annates,
multiplièrent les réserves et les préventions.
Le Grand Schisme provoqua un certain nombre d'effets,
dont deux, d'apparence purement circonstancielle, eurent les
plus grandes répercussions. Le premier est la reconquête de ses
libertés par l'Église de France.
A deux reprises (en 1398 et en 1407), le Roi de France
s'affirma neutre dans le conflit ecclésiastique et, pendant le
temps de la soustraction d'obédience, à défaut de pape officiellement reconnu, il rétablit les élections et la collation par les
ordinaires. On disait que, sous ce régime, l'Église de France (qui
tombait sous le joug de l'État) reprenait sa "anciennes et
légitimes libertés". Les termes d'Église gallicane et de gallicanisme (pour désigner l'idéologie qui la sous-tendait) exprimèrent cette attitude, très hostile au pouvoir romain "ultramontain" (de l'autre côté des monts, de l'autre côté des Alpes).
Ce courant d'idées n'est pas propre à la France. On le
retrouve également en Angleterre où, dès la fin du XIV°siècle,
le catholicisme était organisé en l'évolution conduisit jusqu’à la
rupture pure et simple, consommée, par Henri VIII avec l'Acte
de Suprématie de 1531, qui fit du roi "le chef suprême de
l'Eglise anglaise et de son clergé".
La seconde conséquence remarquable est l'affirmation de
la primauté de l'assemblée des évêques sur le Pape. En effet,
pour mettre fin au schisme, un concile fut réuni à Constance en
1414. Le 30 mars 1415, ce synode proclama que le concile
général était la puissance suprême dans l'Église universelle et
que toute personne, fut-elle revêtue de la dignité pontificale, lui
devait obéissance. Il s'agissait évidemment de se donner les
moyens de déposer simultanément les Papes rivaux et de
désigner un pontife incontesté. C'est ce qui fut fait en 1417 avec
la déposition et l'élection de Martin V. Reste que pour certains,
le concile de Constance avait posé une loi fondamentale de
l'Église.
251 - La Pragmatique Sanction de 1438 - L'idée fut
d'ailleurs reprise à l'assemblée du clergé de France réunie par
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 2
229
Charles VII à Bourges en 1438, à l'issue de laquelle le Roi
publia le 7 juillet 1438 une ordonnance solennelle, décorée du
titre de "Pragmatique Sanction" qui, après avoir réaffirmé le
principe de la supériorité du concile général sur le Pape, rétablit
les élections ecclésiastiques en France, supprima les réserves
pontificales et les annates, au grand dam du pouvoir pontifical.
De manière originale, elle légitima le droit de présentation du
Roi en déclarant qu'il ne fallait pas considérer comme
répréhensibles les "recommandations amicales et bienveillantes"
adressées par le Roi en faveur de candidats "zélés pour le bien
du royaume", ce qui allait permettre de facto de donner au Roi le
pouvoir de nommer les évêques. Certes le Parlement de Paris
enregistra le texte avec enthousiasme et se considéra désormais
comme le défenseur des libertés gallicanes. Mais la Pragmatique
Sanction ne fut jamais sérieusement appliquée. Le Papauté la
tint pour nulle et non avenue et continua logiquement à nommer
des titulaires de bénéfices. Il en résulta une profonde anarchie
car nombre de postes furent pourvus simultanément par deux
clercs, l'un nommé par le Pape, l'autre conformément à la
Pragmatique. Aussi bien, le Roi rechercha-t-il un compromis,
qui aboutit à la signature d’un accord en 1472.
252 - Le concordat d'Amboise de 1472 - C'est le premier
du genre, du moins avec la France. Désormais, ni la puissance
séculière, ni la puissance spirituelle ne prétendront plus disposer
souverainement des bénéfices ecclésiastiques. Ce traité fut à peu
près appliqué tant que vécut Louis XI. Mais, après sa mort, il fut
emporté par la réaction qui suivit. Il en résulta sous Charles VIII
et Louis XII une situation très incertaine à laquelle mit fin le
Concordat de 1516, promulgué à Rome comme une bulle
pontificale et publié en France comme une loi d’État, mais
négocié en fait par François I° et le Pape Léon X, comme un
traité international.
253 - Le concordat de Bologne de 1516 - Ce texte, qui
allait régir les relations de l'Église et de l'État jusqu'à son
abrogation unilatérale par la France en 1790, procura de substantiels avantages aux deux parties.
C'est vrai pour le Pape qui obtint des concessions qui lui
tenaient à coeur, comme l'abandon de la thèse conciliaire et la
suppression de la Pragmatique. Certes, il dut admettre que les
230
La fabrique du droit français
bénéfices consistoriaux (évêchés, archevêchés et abbayes), qui
avaient été autrefois électifs, recevraient désormais leur
provision du Roi, sous réserve de l'institution canonique. Mais
celle-ci lui permit de retrouver un droit de regard sur les
bénéfices ecclésiastiques majeurs et de se voir reconnaître un
pouvoir de ratification qui au Moyen Âge appartenait à l'archevêque.
Le Roi n'en fut pas moins le premier bénéficiaire du traité.
Désormais la traditionnelle élection des bénéfices majeurs fut
définitivement enterrée et on ne discuta plus le droit pour le Roi,
dans les six mois suivant la vacance d'un évêché ou d'un siège
abbatial, de "présenter et nommer" au Pape, pour qu'il soit
canoniquement institué par lui, un candidat ayant les qualités
canoniques requises.
Ce système transforma le haut-clergé français. Le Roi,
nommant aux bénéfices supérieurs, eut désormais à sa disposition un patrimoine considérable, qui lui permettait de payer les
services rendus et d'entretenir des dévouements. En fait, il en
usa de plus en plus pour s'attacher la noblesse : il n'accordait
guère les évêchés et les abbayes qu'aux fils de familles nobles
ayant des appuis à la cour. Il en résulta que le haut-clergé prit à
partir du XVI° siècle un double caractère qu'il n'avait pas dans le
passé : il devint un appendice de la noblesse et un corps docile.
Dans ces conditions, il est évident que l'Église de France ne
retira pas du concordat une véritable autonomie.
SECTION 2
LE DÉCLIN CROISSANT DE LA JURIDICTION
ECCLÉSIASTIQUE FACE A LA JUSTICE ROYALE
254 - La justice, un enjeu de pouvoir - La justice d'Église
avait manifestement étendu à l'excès sa sphère de compétence.
Aux XIII°-XIV° siècles, cela suscita un mouvement de rejet
venu de la société profane, non point par souci de laïcisation,
mais pour restituer aux tribunaux d’État des prérogatives
regardées comme usurpées par l’Eglise.
Dans l'Empire, la dualité de juridiction fut contestée par
les auteurs gibelins (=favorables au pouvoir impérial), notamment Marsile de Padoue, qui aspirait à confier à l'État l'exercice
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 2
231
exclusif de la justice, et, dans une moindre mesure, Guillaume
d'Occam.
En France, la première attaque en règle contre la juridiction ecclésiastique fut celle de Pierre de Cugnières à l'assemblée de Vincennes de 1329. Il s'agissait essentiellement d'un
catalogue de récriminations qui énonçait au cas par cas les griefs
techniques que portaient les juges royaux aux officialités. Ce
n'était pas une remise en cause de l'existence de ces cours
d'Église, même si le discours contenait l'ébauche d'une théorie
impliquant la disparition des tribunaux religieux. En effet, les
légistes français se refusèrent à condamner les privilèges juridictionnels de l'Église et préférèrent les rendre illusoires par
plusieurs théories qui, sous prétexte de lutter contre les abus,
aboutirent à subordonner la justice ecclésiastique à la justice
royale, puis à enlever aux officialités la plupart des matières qui
leur revenaient.
§ 1. La subordination de la justice ecclésiastique à la justice
royale
255 - Pour réprimer les abus qui, à tort ou à raison, étaient
imputés aux gens d'Église, faute de pouvoir faire répondre les
clercs devant la justice laïque, en raison du privilège de clergie,
les officiers royaux eurent recours à deux moyens successifs : la
saisie du temporel et l'appel comme d'abus.
Ce second procédé était une voie de recours qui consistait
à déférer au conseil du Roi ou au Parlement un acte abusif de
l'autorité ecclésiastique, aux fins d'annulation ou de cassation et
qui s'apparente fortement au recours pour excès de pouvoir
existant dans notre procédure administrative contemporaine.
§ 2. La réduction de la compétence ecclésiastique
Dès avant le Grand Schisme, qui entraîna un déclin temporel de l'Église, la question d'une réduction de sa sphère de
compétence judiciaire fut posée en son propre sein.
Il n'en demeure pas moins que le recul du pouvoir juridictionnel de l'Église fut principalement imputable à l'action de
l'État. C'est ce que l'on va voir en examinant successivement la
réduction de la compétence juridictionnelle ratione personae et
celle de la compétence ratione materiae.
232
La fabrique du droit français
Sous-paragraphe 1 : La réduction de la compétence ratione
personae des Cours d'Église
256 - En matière criminelle - Les cas privilégiés (notamment les cas royaux) et les infractions communes au droit pénal
canonique et au droit pénal profane passèrent dans la compétence de l'État.
257 - En matière civile - La règle suivant laquelle le clerc
défendeur à une action personnelle et mobilière ne devait être
jugé que par une cour d'Église fut tournée par la jurisprudence
royale dans deux domaines importants : les contrats notariés et
les causes bénéficiales.
Sous-paragraphe 2 : La réduction de la compétence ratione
materiae des Cours d'Église
Traditionnellement, la compétence ratione materiae des
cours d'Église était tantôt exclusive, tantôt concurrente.
258 - La réduction de la compétence ratione materiae
exclusive - Traditionnellement, les cours d'Église jugeaient au
pénal les infractions à l'orthodoxie religieuse et au civil les
litiges concernant le mariage, le serment et le testament.
Certes, le Parlement respecta longtemps la compétence
exclusive des tribunaux ecclésiastiques quant aux crimes contre
la foi. Mais il dut appliquer la législation royale. Or, dès saint
Louis, le sacrilège et le blasphème incriminés par ordonnances
relevèrent des cours laïques. A la fin du XIV° siècle, l'hérésie
fut rangée parmi les cas royaux. A la même époque, les
juridictions laïques qui se chargeaient d'arrêter les suspects pour
le compte des cours d'Église, en profitèrent pour exercer en
l'espèce un contrôle sur la matérialité des faits, qui aboutit à
donner aux justices royales compétence sur les questions de
sorcellerie et les affaires de Juifs, à l'extrême fin du XIV° siècle.
La compétence exclusive en droit privé concernait
traditionnellement le mariage, considéré comme un sacrement,
et des actes d'essence spirituelle, comme le serment et le
testament, conçu à l'origine comme une disposition prise pour le
salut de l'âme. Mais, à partir du XVI° siècle, la justice royale se
mit à connaître du mariage, non pas directement, mais par la
voie de l'appel comme d'abus : on portait une cause de mariage
Deuxième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 2
233
devant le Parlement lorsqu'on estimait que le juge d'Église
n'avait pas interprété d'une façon correcte le droit canonique.
Seule la question de la validité du lien, à l'exclusion de tous les
problèmes d'ordre patrimonial, générés par celui-ci, resta dans la
compétence ecclésiastique.
La compétence ecclésiastique exclusive qui existait pour
le serment et le testament fut également battue en brèche.
259 - La réduction de la compétence ratione materiae
concurrente - La compétence pénale concurrente comprenait
quelques délits, dont les deux plus importants étaient l'adultère
et l'usure. Cette concurrence subsista mais, de plus en plus, les
juges ecclésiastiques furent prévenus par les juges royaux.
Notamment pour l'adultère, qui devenu cas royal en 1264,
relevait depuis des cours laïques, malgré les protestations des
juges d'Église.
La compétence civile concurrente comportait les principales obligations (assorties d'un serment), le testament et des
affaires réelles, touchant aux biens et à la propriété en général.
La juridiction ecclésiastique se vit progressivement retirer tout
droit de regard, en raison de la nature exclusivement temporelle
de ces causes.
C'est également en insistant sur le caractère purement
profane de certains actes, que les cours laïques firent entrer dans
leur compétence le jugement de certains clercs qui se livraient à
une activité profane illicite, par exemple le port d'armes.
TROISIÈME PARTIE
L’AFFIRMATION DU DROIT FRANÇAIS
SOUS LA MONARCHIE ABSOLUE
(XVI°-XVIII° siècles)
La notion de droit français, apparue au XVI° siècle, n’était
initialement qu’une pure vue de l’esprit. L’Ancien Régime va
lui donner un commencement de consistance interne. Avec cette
affirmation, la nationalisation du droit s’amorce. Encore un peu
et l’abbé Claude Fleury s’essaiera à la publication d’une
Histoire du droit françois (1674), la première du genre, et Louis
XIV introduira un enseignement de droit français à l’Université
de Paris (1679).
Clôturant l’expérience révolutionnaire (1789-1799), le
Consulat et l’Empire opéreront les conceptualisations décisives
et porteront le modèle français à son apogée.
SOUS-PARTIE 1
LES SOURCES DU DROIT A L'ÉPOQUE
DE LA MONARCHIE ABSOLUE :
La nationalisation croissante du droit
Les quatre sources principales du droit subsistèrent aux
deux derniers siècles de l'Ancien Régime, avec toutefois deux
inflexions.
En premier lieu, leur importance respective s’est
transformée. En effet, le rôle primordial appartint désormais au
droit étatique, c'est-à-dire au droit royal, devant lequel durent
céder les droits (transnationaux) romain et canonique, mais aussi
les coutumes (régionales et locales).
En second lieu, cette évolution traduit une nationalisation
croissante du droit, qui cependant demeurait inachevée à la
veille de la Révolution.
CHAPITRE 1
LES LOIS DU ROI,
SOURCE DÉSORMAIS PRÉPONDÉRANTE
260 - Une pratique législatrice nouvelle - Malgré les
théories des légistes sur la souveraineté législative du roi,
l'activité normative des princes était demeurée fort modérée.
Jusqu'au XVI° siècle, elle s'attacha surtout aux institutions
monarchiques, notamment la justice, les finances, l'administration et l'armée. En d'autres termes, les rois n'intervinrent que
rarement dans les matières gouvernées par les coutumes ou le
droit canonique. Au XVI° siècle, le droit royal s'était permis
d'intervenir en droit privé. Quelques édits, à vrai dire peu
nombreux, modifièrent l'état du droit antérieur.
Nombre de ces textes n'étaient pas de véritables initiatives
royales et furent publiés à l'issue de tenues d'États Généraux. Il
s'agit des ordonnances de réformation, destinées à éliminer les
abus et à redresser les institutions. Cette technique, plusieurs
fois utilisée de 1510 à 1579, disparut avec l'ordonnance de Paris
de janvier 1629, dite Code Michau, qui clôt la série des grandes
ordonnances générales, en s'efforçant de donner satisfaction aux
doléances des États généraux de 1614.
A partir de la seconde moitié du XVII° siècle, s'agissant
du droit privé, la monarchie procéda à un certain nombre de
codifications. Certes en théorie, les lois du roi ne cherchèrent
pas à poser des principes nouveaux dans ce domaine. D’autant
que l’esprit du temps était hostile à l’idée d'"introduire un droit
nouveau". Mais ces codifications partielles furent l’occasion de
réduire les disparités coutumières et de favoriser une uniformisation, qui donna peu à peu consistance à l’idée d’un "droit
français".
261 - Des ordonnances annonciatrices des codes
modernes - Parmi ces différentes codifications, deux groupes de
textes méritent d'être étudiées avec plus de détails : il s'agit des
grandes ordonnances de Louis XIV et de Louis XV. Elles ne
prétendirent plus opérer de réforme générale et se bornèrent à un
objet déterminé : la clarification d'une matière. Techniquement,
Troisième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 1
237
il s'agissait, non seulement d'harmoniser les ordonnances
successives, mais également de clarifier certaines dispositions
coutumières et de régler les désaccords entre le droit royal et les
coutumes. Politiquement, la volonté de donner une loi commune
à tout le royaume a certainement joué son rôle. Par leur ampleur,
ces ordonnances furent de véritables codes, distribués en titres et
en articles. Elles annoncent nos codes modernes, dont certains
n'en sont que les éditions remaniées, notamment le code de
commerce de 1807, qui imite parfois textuellement l'ordonnance
de mars 1673.
SECTION 1
LES GRANDES ORDONNANCES DE LOUIS XIV
L'initiative des ordonnances appartint à Colbert. Ce grand
ministre présida toutes les commissions qui les rédigèrent. Il eut
pour principaux collaborateurs son oncle Pussort, conseiller
d'État, Lamoignon, premier président au Parlement de Paris, Le
Tellier et le chancelier Séguier.
Il s’agit de cinq grands textes pris en quatorze ans,
auxquels on ajoutera une sixième œuvre propre à l’Outre-Mer.
262 - L'ordonnance "touchant la réformation de la justice" d'avril 1667 - Cette ordonnance, dite "code Louis", est un
véritable code de procédure civile, détaillé en 35 titres. Cette
codification, qui fut avant tout l'oeuvre de Pussort, est d'esprit
nettement absolutiste. Elle tend à limiter les pouvoirs des
parlements et interdit notamment les arrêts en équité, suivant
une prohibition toujours en vigueur aujourd'hui (169). Cette
oeuvre a servi de modèle au chapitre du code de 1804 relatif aux
preuves et surtout au code de procédure civile de 1806, qui en
emprunte littéralement de nombreux articles.
263 - L'ordonnance portant règlement général pour les
Eaux et Forêts d'août 1669 - Ce texte réglementa
minutieusement l'administration et le contentieux dans cette
(169) Si l'équité peut être prise en compte par le juge dans le silence de la loi (C. civ.,
art. 4), ainsi que dans deux cas expressément mentionnés dans le Code de 1804,
l'accession à la propriété des choses mobilières appartenant à deux maîtres différents
(art. 565) et l'interprétation des conventions, qui obligent, non seulement à ce qui y est
exprimé, mais encore à toutes les suites que leur donne l'équité (art. 1135), elle ne
permet jamais d'écarter la loi.
238
La fabrique du droit français
matière. Il posa également les règles de protection des
domaines. Il s'agit essentiellement d'une oeuvre de synthèse, qui
servit de modèle au Code forestier de 1827.
264 - L'ordonnance criminelle d'août 1670 - Elle ne fit
que régulariser la procédure pénale, sans en changer substantiellement l'esprit. C'est ainsi qu'à l'instigation de Pussort elle
reprit le principe de l'instruction secrète (consacré en 1498),
l'interdiction pour l'accusé d'avoir un défenseur (posée en 1539)
et le système des preuves légales. De celui-ci découle le maintien de la torture (170) que pourtant Lamoignon et Pussort
auraient souhaité supprimer. De même, "la grande Ordonnance"
reconduisit un certain nombre d'institutions médiévales en
désaccord croissant avec les moeurs d'alors, comme les procès
aux cadavres. Cette institution choque nos sensibilités contemporaines car nous sommes habitués à l'idée que la mort éteigne
l'action criminelle. Mais elle n'est pas absurde. A tout prendre,
l'extravagance tient plutôt à la position de notre droit positif, qui
se refuse à punir les morts, mais accepte de les réhabiliter (en
admettant les actions en révision) et de les honorer (par des
distinctions à titre posthume).
Il faut toutefois noter quelques changements ponctuels,
imposés par Lamoignon qui se fit le défenseur de réformes dans
l'intérêt des inculpés: la plus importante, qui couronna une
jurisprudence remarquable, assura le passage du droit à l'appel à
l'appel de droit : c'est l'institution de l'appel obligatoire au
parlement lorsqu'il y avait condamnation à une peine capitale.
Dans l'ensemble, l'ordonnance influença fortement le
Code d'instruction criminelle de 1808.
265 - L'ordonnance du commerce de mars 1673 - Ce texte,
auquel on donna les noms de Code marchand ou Code
Savary (171), régularisa et uniformisa les règles de droit relatives
au commerce terrestre. Le projet initial subit l'influence de
(170) En effet, le système des preuves légales interdisait au juge de se prononcer en se
fondant sur son intime conviction, même s'il existait de très fortes présomptions de
culpabilité. En ce cas, la torture paraissait alors la seule possibilité d'obtenir un aveu
et donc une "preuve pleine", permettant une juste condamnation. En d'autres termes
les indices "suffisants à la torture" étaient ceux qui suffiraient aujourd'hui pour
entraîner la conviction des jurés d'assises et fonder une condamnation.
(171) Du nom d'un marchand parisien, Jacques Savary, juge consul à Paris, qui publia
ensuite "Le parfait négociant" (1675).
Troisième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 1
239
Pussort, qui introduisit une répression vigoureuse des faillites,
prévoyant même la peine de mort pour les banqueroutes
frauduleuses. L'ordonnance innova particulièrement en matière
d'effets de commerce en autorisant l'endossement infini et en
imposant la règle de la solidarité entre tous les souscripteurs.
Toutefois, hormis un statut de la société en commandite et en
nom collectif, le Code marchand ne contient pas une réglementation générale des sociétés de capitaux qui connurent un réel
essor au XVIII° siècle. Ce texte servit de modèle au Code de
Commerce de 1807, qui souvent se contente d'en reproduire les
articles (et les lacunes).
266 - L'ordonnance de la marine d'août 1681 - Elle fit
l'objet de recherches particulièrement élaborées. Son texte est
distribué en cinq livres et cinquante trois titres, qui réglementent
le droit et le commerce maritime du point de vue du droit privé.
René Valin, procureur du roi à la Rochelle, en donna un
remarquable commentaire en 1760. Il fut, en raison de son
excellence reprise à peu près textuellement dans le livre II du
Code de Commerce de 1807, où elle demeura en vigueur
jusqu'en 1918. Certaines de ses dispositions sont d'ailleurs toujours de droit positif, notamment en ce qui concerne la délimitation du domaine public maritime, dont le Conseil d'État a
même élargi le champ d'application dans un arrêt rendu en
1973 (172).
267 - L'ordonnance de mars 1685 - Ce texte, plus connu
sous le nom de Code Noir, est la seule codification dont Colbert
(m. 1683) ne fut pas l'initiateur. Il réglemente l'esclavage en
maintenant un esprit de rigueur, tout juste tempéré par le souci
de christianiser les Noirs et de leur reconnaître des droits
élémentaires, comme une certaine sûreté physique et la faculté
de vivre en famille. Ce texte de 60 articles, abrogé avec
l'abolition formelle de l'esclavage le 16 pluviôse an II (4 février
1794), fut globalement rétabli le 30 Floréal an X (20 mai 1802)
et subsista jusqu'à la suppression définitive de l'esclavage en
1848.
(172) C.E., 12 octobre 1973, Kreitmann (étendant les règles de l'ordonnance de 1681
aux rivages méditerranéens...jusque là délimités conformément aux règles posées par
le Digeste de Justinien).
240
La fabrique du droit français
Il est remarquable de noter qu'aucune de ces grandes
ordonnances ne touche le fond du droit privé. Ce n'est que sous
Louis XV que le législateur s'y attaqua.
SECTION 2
LES GRANDES ORDONNANCES DE LOUIS XV
Les grandes ordonnances du règne furent prises à
l'instigation du chancelier d'Aguesseau, chancelier de 1717 à
1750. Elles codifièrent et unifièrent trois domaines du droit
privé qui créaient le moins de difficultés : les donations, les
testaments et les substitutions. Quelques articles des deux
premiers textes ont passé à peu près textuellement dans le code
civil de 1804.
268 - L'ordonnance sur les donations de février 1731 L'oeuvre, essentiellement imprégnée de droit romain, dont
l'hégémonie en la matière n'était guère contestée, rendit les
mêmes règles applicables par tout le royaume, quitte à opérer
quelques suppressions, notamment les donations à cause de
mort.
269 - L'ordonnance sur les testaments d'août 1735 - Elle
laissa coexister un système coutumier unique dans le nord et la
réglementation de "droit écrit", plus rigide, dans le sud.
270 - L'ordonnance sur les substitutions d'août 1747- Elle
clarifia la matière et, faute de pouvoir supprimer cette pratique
testamentaire, elle renforça les restrictions déjà introduites en
1566 et 1579.
271 - Les autres textes de moindre portée - Pris à l'instigation du chancelier Daguesseau, ils concernent d'une part la
procédure pénale, avec la contumace (1730) et le délit de faux
(1737), d'autre part le droit judiciaire privé avec le règlement de
juges (1737) et la procédure devant le Conseil du Roi, qui a
inspiré la procédure actuelle devant la Cour de Cassation.
Tous ces textes contribuèrent à une nationalisation croissante du droit qui s’exprima également au travers du droit
coutumier.
CHAPITRE 2
LE DROIT COUTUMIER,
SOURCE TOUJOURS FONDAMENTALE
272 - L'émergence de la notion de droit commun
coutumier - La rédaction des coutumes permit aux juristes de
comparer leurs dispositions respectives. Ils firent des "conférences", par quoi on entendait des ouvrages où, sur les mêmes
points, les solutions des diverses coutumes étaient rapprochées
les unes des autres. La voie fut tracée lorsque Pierre Guenoys
publia à Paris "La Conférence des Coutumes tant générales que
locales et particulières du Royaume de France" (1596). On en
vint à considérer que des principes généraux dominaient la
diversité de détails : la prise en compte de ceux-ci aboutit à la
notion de droit commun coutumier. Celle-ci avait une portée qui
dépassait la spéculation théorique. En effet, on remédiait au
silence de telle ou telle coutume en se référant à ce droit
commun.
273 - L'importance croissante du droit parisien - Dès le
commencement du XVII° siècle, on prit pour type du droit
commun coutumier la coutume de Paris, codifiée en 1510 et
réformée en 1580. Ce parti-pris s’explique par un certain
nombre de raisons. D'abord la centralisation croissante qui
privilégia le droit du centre politico-administratif du royaume.
Le même facteur favorisa la diffusion de la langue française,
c'est-à-dire le dialecte en usage dans le bassin parisien. L'Ordonnance de Villers-Cotterets (1539) exigea des curés qu'ils
tiennent les registres d’état-civil, non plus en latin, mais "en
langage maternel François". Par ailleurs, depuis qu'elle avait été
réformée suivant l'enseignement de Charles Dumoulin, en 1580,
la coutume de Paris était techniquement supérieure aux autres.
En outre le droit parisien était "modéré", sans exagérations
féodales ou municipales. On parlait ainsi du "climat doux et
salubre" de sa coutume. En tous cas, elle tenait le juste milieu
entre les coutumes les plus opposées. Enfin, depuis 1580, elle
comportait peu de dispositions originales et une coutume locale
pouvait souvent en être rapprochée, sans que cela choque le
242
La fabrique du droit français
particularisme des hommes du pays qu'elle régissait. On
s'efforça de ramener à celle-ci les autres droits coutumiers, dès
lors que ceux-ci n'en divergeaient pas radicalement. Cette faveur
accordée à la coutume de Paris alla jusqu'à l'introduire aux
Antilles et au Canada, où elle est toujours à la base du droit civil
du Québec. Par une ultime inflexion, le droit parisien devint la
pierre de touche du "droit français" pour de nombreux juristes
de l’époque et même, ce qui est plus étonnant, chez de
nombreux historiens du droit contemporains. Négativement,
cette attitude a conduit à déprécier, non seulement le droit
méridional, mais aussi celui des coutumes des Pays-Bas et des
terres d’Empire de l’est, réputées "étrangères". Positivement,
cette manière de voir a abouti à cibler tout particulièrement les
pays régis par la coutume de Paris, où le prétendu "esprit
juridique national" se serait manifesté avec le plus de pureté.
274 - La tendance à l'unification du "droit français"- Cette
évolution correspond à un souci qui affleura maintes fois depuis
la fin du Moyen Âge (173). Elle exprime aussi une préoccupation
très largement partagée parmi les jurisconsultes depuis le début
du XVII° siècle, les grands serviteurs de l'État et, plus tardivement, les défenseurs des Lumières, les uns et les autres pour
des raisons variables et parfois même divergentes. Les juristes
avaient surtout en vue la clarification du droit applicable. Les
serviteurs du Trône songaient avant tout à l’unité du royaume.
Dans son "Mémoire sur la réformation de la justice", remis à
Louis XIV le 15 mai 1665, Colbert écrivait que "l'unité de la
législation serait assurément un dessein digne de la Grandeur de
Votre Majesté et lui attirerait un abîme de bénédiction et de
gloire". Au XVIII° siècle, l'unification du droit apparut comme
un préalable à la diffusion des Lumières, dans l'oeuvre d'auteurs
divers, notamment des philosophes comme Voltaire ou Diderot,
mais aussi des juristes, tel l'avignonnais Jean-de-Dieu Olivier,
qui publia un "Essai sur la conciliation des coutumes", ainsi
qu'un "code civil proposé à la nation française" paru en 1789.
Toutefois, cette tendance n’aboutit pas à une véritable
unification. Cet échec est imputable à l'enracinement trop vivace
du pluralisme coutumier, qui ne permit pas de dépasser le stade
(173) supra §.168.
Troisième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 2
243
des codifications ponctuelles et partielles. Tout au plus peut-on
observer que le rythme des rédactions de coutumes territoriales
se ralentit à partir du règne d'Henri IV. On en retrouve que sept
applications au XVII° siècle et cinq, dont quatre seulement
aboutirent, au XVIII°. La dernière rédaction intervenue sous
l'Ancien Régime fut celle de Hattonchâtel en Lorraine, achevée
en 1788. En d'autres termes, les textes réformés au XVI° siècle
restèrent-ils en vigueur jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Cette
rigidité fut (très partiellement) compensée par l'évolution de la
doctrine.
275 - La doctrine coutumière - La doctrine des XVII°XVIII° siècles n'a pas eu la richesse et la diversité qu'on a pu
rencontrer auparavant.
Mais c’est une doctrine nationale, qui doit peu à l'école de
droit naturel qui s'est développée au XVII° siècle avec Hugo
Grotius (De jure belli ac Pacis, 1625) et Pufendorf (De jure
naturae et gentium, 1672), pour triompher au siècle suivant en
Allemagne et en Suisse avec Wolff, Vatel ou Burlamaqui.
Si l’on met de côté Domat, ses représentants se sont
surtout intéressés au droit coutumier.
Au début du XVII° siècle, deux noms émergent, ceux de
Loisel et de Loyseau.
Antoine Loisel (174), avocat au Parlement de Paris, qui
entendait-il "réduire à la conformité... d'une seule loi (les
coutumes) plongées sous l'autorité d'un seul Roi", nous a
transmis un recueil d'adages, les "Institutes coutumières" (1607).
Les brocards qu'il recense avaient pour but de résumer les règles
de droit d'une manière à la fois concise et pittoresque, de
manière à mieux les retenir. Un grand nombre sont toujours de
droit positif.
Charles Loyseau (175) est l'auteur de plusieurs maîtres
traités de droit public : le "Traité des Ordres", celui des "Seigneuries" et des "Offices". Mais en droit privé, il n'a laissé qu'un
ouvrage important, le "Traité de déguerpissement".
La littérature juridique du "Grand Siècle" a été essentiellement représentée par deux grands jurisconsultes: Lamoignon
et Domat.
(174) (1536-1617),
(175) (1564-1627)
244
La fabrique du droit français
Guillaume de Lamoignon (176), premier président au
Parlement de Paris (1658), est à l'origine des grandes ordonnances de 1667 et de 1670 sur la procédure civile et criminelle
et nous a laissé un projet de code de droit commun coutumier,
les "Arrêtés de M. le Premier Président de Lamoignon", publiés
pour la première fois en 1702.
Jean Domat (177) est l'auteur d'un grand ouvrage, publié de
1689 à 1694, "Les lois civiles dans leur ordre naturel", qui
s'efforce de donner un tableau d'une législation conforme à la
nature humaine et à la raison, embrasant tout la sphère du droit.
Mais Domat prend appui, non sur le droit coutumier, mais sur le
droit romain.
On doit à la doctrine du XVIII° siècle les premiers recueils
de jurisprudence et au moins deux auteurs d'importance,
d'Aguesseau et Pothier.
Le chancelier Henri François d'Aguesseau (178) a laissé
divers ouvrages qui, sans être des traités d'ensemble, sont des
mémoires précis sur une foule de questions.
Robert-Joseph Pothier (179) conseiller au présidial et professeur à l'université d'Orléans, est l'auteur d'une oeuvre
considérable, qui intéresse aussi bien le droit romain que le droit
français. S'agissant de celui-ci, il a publié une série de traités qui
embrassent un grand nombre de matières : les obligations, la
vente, le louage, le mariage, la propriété et la communauté entre
époux. Dans chacun de ces domaines, il donne un exposé
complet où il compare les coutumes les unes aux autres. A
défaut d'être originale, son oeuvre est à la fois vaste et claire.
Certains des disciples de Pothier, comme Portalis, Tronchet et
Malleville furent chargés en 1803 de codifier le droit français,
ce qu'ils firent en s'inspirant fortement de l'oeuvre de leur
maître.
(176) (1617-1677)
(177) (1625-1696)
(178) (1668-1751)
(179) (1699-1772).
CHAPITRE 3
LES SOURCES COMPLÉMENTAIRES
Il s'agit du droit romain (sec. 1), du droit canonique
(sec. 2) et, dans une moindre mesure, de la jurisprudence des
cours souveraines (sec. 3).
SECTION 1
LE DROIT ROMAIN : UNE SOURCE TOUJOURS
SOLIDEMENT IMPLANTEE, NOTAMMENT DANS LE MIDI
276 - Le dualisme de la doctrine d'Ancien Régime - Tandis
que les romanistes médiévaux n'avaient étudié le droit romain
que pour les besoins de la pratique, les jurisconsultes humanistes
du XVI° siècle, à partir d'Alciat et surtout de Cujas l'étudièrent
pour lui-même, scientifiquement. Mais au XVII° siècle, on
assista à un regain de méthode scolastique, encouragée par les
praticiens. En effet, ceux-ci n'avaient nullement besoin de voir
préciser le sens originel de telle ou telle disposition romaine,
mais d'en exploiter les possibilités concrètes, fussent-elles tout à
fait contraires à leur portée initiale. Cette tendance "utilitariste",
qui s'illustra chez Domat, finit par triompher de la conception
"savante", qui disparut en France.
277 - L'application du droit romain en France : le
maintien du clivage entre pays de droit écrit et de coutumes Comme au Moyen Âge et à la Renaissance, le droit écrit, en
principe inapplicable dans la moitié septentrionale du royaume,
demeura la coutume générale du Midi. Le principe en fut
réaffirmé par un édit d'Henri IV de 1609.
Il ne faudrait pas croire pour autant qu'il n'ait eu aucune
influence dans la moitié nord du royaume. En effet, il y joua un
rôle doctrinal de premier plan.
Deux types de situations méritent cependant d'être distinguées :
1°) L'application du droit écrit comme droit supplétoire
impératif dans le silence de la coutume locale. C'était la solution
appliquée dans l'Empire et dans les anciennes terres d'Empire,
rattachées à la France, comme l'Alsace et la Flandre. C'était
246
La fabrique du droit français
enfin la règle que des auteurs fortement romanisants, comme
Ch. Loyseau, auraient voulu généraliser en France coutumière.
Une telle solution aurait conféré au droit romain la même
autorité théorique qu'en pays de droit écrit.
2°) L'application du droit écrit comme droit supplétoire
indicatif dans le silence de toutes les autres sources de droit
(coutume locale, droit royal, coutume générale de la province et
coutume de Paris, éventuellement complétée par la jurisprudence du Parlement). C'est le système qui s'imposa dans la
quasi-totalité de la France coutumière (à l'exclusion de l'Alsace
et de la Flandre).
Quoique le droit coutumier ait fait son miel du droit
romain, celui-ci ne s’en trouva pas moins adapté, absorbé, voire
occulté par celui-là : d’où l’idée dans l’historiographie du droit
français, exprimée dès Henri Klimrath (180), pionnier de la
discipline, de la faible implantation du droit romain sur le sol
national et la focalisation mise sur les "pays coutumiers de
France".
Pour autant, il ne faudrait pas non plus s'imaginer que le
droit de Justinien ait été reçu en bloc dans le Midi. En effet,
deux tempéraments furent apportés à sa réception.
En premier lieu un certain nombre d'institutions ne furent
jamais ressuscitées, notamment l'esclavage (181), et la plupart des
autres furent appliquées suivant un usus modernus souvent fort
éloigné des règles antiques.
En second lieu, dans chaque ressort de Parlement, les
cours supérieures comprirent chacune le droit écrit à leur
manière.
Toutefois, par un phénomène paradoxal, son application
dans le Midi s'élargit. En somme, plus on s'éloignait de
(180) (1807-1837).
(181) L'esclavage, qui, au Moyen Âge, avait sinon disparu tout à fait, du moins était
borné au littoral méditerranéen en contact avec l'Islam, réapparut au XVI° s., mais le
phénomène resta très limité. Au XVII° s., il ne survivait plus que dans les colonies
d'outre-mer. En France métropolitaine, sauf permission expresse (édit de 1716), on ne
pouvait pas introduire d'esclaves et ceux qui y entraient perdaient de plein droit leur
condition servile. Le principe apparaît (avec une restriction) sous la plume d'A.
Loisel : "Toutes personnes sont franches en ce Royaume, et sitôt qu'un esclave a
atteint les marches d'iceluy, se faisant baptiser, est affranchi" ("Institutes coutumières", 1611, I, I, VI).
Troisième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 3
247
l'Antiquité, plus les pays de droit écrit se rapprochaient du droit
de Justinien.
SECTION 2
LE DROIT CANONIQUE : UNE SOURCE TOUCHEE PAR LA
SECULARISATION ET LA NATIONALISATION DU DROIT
Le Corpus juris canonici, édité officiellement à Rome en
1582, après une sérieuse révision, resta formellement la base du
droit canonique tout au long de l'époque qui nous occupe (et
même au-delà, puisqu'il demeura en vigueur jusqu'en 1917). Ce
maintien n’empêcha pas en France la réduction du champ
d'application du droit de l'Église (n° 278) et une nationalisation
insidieuse (n° 279).
278 - La restriction de la sphère de compétence reconnue
au droit canonique - Le processus n'aboutit pas à une
élimination complète. En effet, malgré le déclin des tribunaux
d'Église et la sécularisation croissante du droit privé, la sphère
de compétence du droit canon n'en devint pour autant négligeable. La royauté intervint même pour la défendre lorsque les
cours supérieures s'ingérèrent dans des questions qui concernaient le spirituel, notamment quand le Parlement de Paris
s'occupa de la discipline ecclésiastique, puis de l'administration
des sacrements.
En premier lieu, les juges ecclésiastiques demeurèrent
compétents dans les affaires exclusivement cléricales, et, dans
une moindre mesure, en matière bénéficiale et matrimoniale. Ils
leurs appliquaient naturellement le droit de l'Église.
En second lieu, les juges laïques appliquèrent le droit
canonique dans certain litiges : les affaires matrimoniales, les
bénéfices ecclésiastiques, les dîmes et les prêts à intérêt, qui
demeurèrent illicites jusqu'en 1789. Toutefois ils firent subir un
certain nombre d'inflexions au droit de l'Église.
279 - L'application du droit canonique devant les juges
laïques - Cette application s'opérait "selon les maximes gallicanes". En d'autres termes, les règles du droit de l'Église
n'étaient mises en oeuvre qu'autant qu'elles avaient été reçues
dans le droit de l'État. Cette règle apparut aux XVII° et XVIII°
siècles comme le principe fondamental des "libertés de l'Église
248
La fabrique du droit français
de France". En réalité, elle était appliquée avec plus ou moins de
rigueur suivant qu'il s'agissait du droit ancien ou nouveau.
Pour ce qui relevait du droit ancien, compilé au Moyen
Âge et inséré dans le Corpus de 1582, la situation était claire :
quoiqu'il n'ait jamais fait l'objet d'une réception expresse par le
droit royal, il était intégralement appliqué depuis des siècles, à
l'exclusion du Sexte, promulgué par Boniface VIII à l'époque du
conflit entre l'Église et le royaume (182). On considérait qu'il y
avait là une réception tacite qu'il n'y avait plus lieu de discuter.
S'agissant du droit nouveau, postérieur à l'achèvement du
Corpus, il n'avait de valeur exécutoire que revêtu de la sanction
royale et celle-ci devait être opérée en la même forme que les
ordonnances royales, ce qui impliquait qu'elles fussent
enregistrées par les Parlements gallicans (183). C'est ainsi que le
concordat de Bologne de 1516 n'eut force de loi en France
qu'après avoir été accompagné de lettres patentes (difficilement)
enregistrées au Parlement de Paris.
L'application du droit canonique devant les juges laïques
aboutit à la formation d'un droit ecclésiastique français,
constitué par la législation directe du roi sur les matières
ecclésiastiques. En effet, la royauté ne se borna pas à reproduire
les actes pontificaux, elle en occulta et n'hésita pas à les
compléter. Ce fut le cas pour les modalités de création des
nouveaux établissements religieux ou la réglementation des
vacances de bénéfices.
(182) L'insertion opérée par Boniface aboutit à faire passer la bulle Unam Sanctam et
ses formules tranchantes concernant le contrôle temporel de la papauté sur les monarchies dans le Corpus constitué au XVI° siècle.
(183) Conformément à cette règle, les décrets du concile de Trente ne furent jamais
officiellement reçus en France, contrairement à ce qui eut lieu dans la majorité des
autres pays catholiques. Ils ne furent appliqués qu'autant qu'ils avaient été repris par
les ordonnances, au premier rang desquelles celle de Blois de 1579. Il reste quelque
chose de cette exigence dans nos principes contemporains gouvernant les ratifications
des traités internationaux, qui requièrent une approbation "en vertu d'une loi" (C. 4
octobre 1958, art. 53).
Troisième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 3
249
SECTION 3
LA JURISPRUDENCE DES COURS SOUVERAINES,
UNE SOURCE LIMITÉE
280 - Les raisons de cette influence limitée - Si la nature et
le mécanisme de formation de la jurisprudence étaient sensiblement les mêmes que de nos jours, son importance scientifique était moindre en raison de trois facteurs : le défaut de
motivation des jugements (184), la difficulté d'en prendre connaissance, du fait de l'interdiction de toute publication sans
l'autorisation des Parlements, et la possibilité des cours souveraines "de s'écarter de la rigueur de la loi" pour juger en
équité (185), jusqu'à l'interdiction définitive de cette faculté en
1667.
Toutefois les premiers recueils de jurisprudence commencèrent à exercer de l’influence. Les plus complets sont le "Dictionnaire des arrêts" de P.-J. Brillon (1711), réédité en 1727 en
six volumes, qui fit l'objet d'une refonte inachevée par Prost du
Royer en 1781-1784 et la "Collection des Décisions nouvelles"
de Denisart (1754-56), dont la dernière édition (1783-1790)
comporte neuf volumes.
(184) Influencée par l'exemple des pays environnant, la France imposa partiellement la
motivation des arrêts en matière criminelle par l'édit du 8 mai 1788. La généralisation
d'une telle exigence dut attendre la loi des 16-24 août 1790 qui étendit le principe à
tous les juges, quel que soit le degré de juridiction concerné. La loi du 20 août 1810
fit de sa violation un cas d'ouverture du recours en cassation. Toutefois, une exception
subsiste aujourd'hui avec les jugements des cours d'assises, intervenant en matière
criminelle en premier et dernier ressort.
(185) On ne saurait oublier que jusqu'à la réforme du droit coutumier au XVI° siècle,
les jugements en équité améliorèrent le droit applicable, notamment dans la construction de la responsabilité civile.
SOUS-PARTIE 2
LES INSTITUTIONS
DE LA MONARCHIE ABSOLUE
Elles sont centrées sur la royauté (chap.1), d’où procèdent
l’organisation du gouvernement et de l’administration centrale
(chap.2), celle de l’administration locale (chap.3), de la justice
(chap.4) et de plus en plus la hiérarchie de l’Eglise de France
(chap.5).
C’est à propos de ces institutions royales qu’est née de
bonne heure l’idée d’une "constitution de France" et d’un droit
national. Pourtant, si l’on met de côté quelques traits
incontestablement originaux, au premier rang desquels figure la
transmission de la couronne, la physionomie d’ensemble reste
proche du droit commun des monarchies de l’Europe de
l’époque.
CHAPITRE 1
LA ROYAUTÉ EN SA MAJESTÉ
281 - La France à peu près parvenue à ses frontières
définitives - Le royaume de France poursuivit son agrandissement territorial.
Cette extension progressive et mesurée permit l'intégration
durable de toutes ces régions. Après-coup cette réussite contraste avec l'échec d'entreprises plus audacieuses comme celle
de l'Espagne, qui s'épuisa à vouloir tenir le Portugal, l'Italie et
les Pays-Bas. A la veille de la Révolution, le royaume couvrait
528.000 km2 et l'Hexagone que nous connaissons aujourd'hui
était à peu près tracé. Il lui manquait encore quelques rectifications sur la frontière nord-est, Avignon, le Comtat Venaissin
(1792), Nice et la Savoie (1860).
Dans ses nouvelles frontières, la France était de loin le
pays le plus peuplé d'Europe, dont elle groupait à elle seule le
quart de la population.
282 - Le passage à la conception contemporaine de l'ÉtatLes derniers siècles du Moyen Âge avaient dégagé la notion
d'État, le XVI° siècle fournit le mot lui-même, en lui donnant
avec Jean Bodin en 1576 son sens moderne: celui d'une organisation politique "avec puissance souveraine", c'est à dire une
puissance "absolue". Par cette définition, la notion se dégageait
entièrement des conceptions féodales qui l'avaient vu naître,
pour s'identifier à la plenitudo potestas que le droit canonique
reconnaissait aux papes, et à l'imperium que le droit romain
accordait aux Empereurs. Les deux derniers siècles de l'Ancien
Régime permirent d'incarner la notion. En effet, il apparut
désormais évident que le souverain pouvoir était un.
"La souveraineté n'est non plus divisible que le point en
géométrie" écrivait Cardin Lebret en 1632. Dorénavant, il était
aussi clair que ce pouvoir appartenait au Roi seul. Comme le
martelait Guy Coquille, en 1607, "le Roi est monarque et n'a
point de compagnon en sa majesté royale". C'est précisément ce
que disait Ch. Loyseau : de même que l'on ne peut plus parler de
couronne s'il y manque un seul fleuron, de même la souveraineté
252
La fabrique du droit français
n'existe qu'en l'absence de toute trace de division ou de partage,
"la souveraineté n'est point si quelque chose y défaut". C'est ce
que Louis XV proclama à sa manière devant le Parlement de
Paris en 1766 : "C'est en ma personne seule que réside l'autorité
souveraine...C'est à moi seul qu'appartient le pouvoir législatif
sans dépendance et sans partage. L'ordre public tout entier
émane de moi".
Hormis le titulaire du pouvoir, on rejoint ici nos conceptions contemporaines, qui ne sont pas assises sur une redéfinition de la souveraineté, dont le contenu n'a pas été modifié,
mais sur un transfert de puissance (du roi au peuple). A un
absolutisme princier s'est substitué un absolutisme démocratique, qui comme son devancier exclue toute limitation de
puissance imposée de l'extérieur, mais admet des restrictions
librement consenties (aujourd'hui la conservation des droits de
l'homme). C'est dire l'importance historique de la royauté des
XVII° -XVIII° siècles, qui a conditionné ce passage.
Ce renforcement de la souveraineté royale, dont la noblesse fut la principale victime (suivie par l'Église qui perdit sa
liberté) a été appuyé par le peuple, instinctivement favorable à la
royauté et méfiant, voire hostile envers les Grands. Ce n'est donc
pas un hasard si Louis XIV s'est entouré de nombreux ministres
bourgeois (Le Tellier, Louvois, Lionne, Fouquet et bien-sûr
Colbert) et si tous les grands défenseurs du pouvoir absolu sont
issus du Tiers.
En dépit de son rôle historique immense, la monarchie absolue n'a pas reconnu au Roi des pouvoirs plus importants que
dans le passé. Elle n'a pas non plus apporté une nouvelle idéologie royale. Le vocable "absolutisme" qui pourrait le laisser
supposer n'est apparu dans la langue française qu'après-coup
(1796 ?). Ce sont les progrès des notions d'État, de pouvoir souverain et le perfectionnement de l'emprise exercée sur la société
qui caractérisent ce régime. Cependant, cette évolution est inséparable d'une inflexion dans le discours sur l'origine du pouvoir.
SECTION 1
LES FONDEMENTS DE L'AUTORITÉ ROYALE
Ils furent âprement controversés aux XVII°-XVIII°
siècles. Les différentes théories se rattachent à deux grandes
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
253
familles : celle de l'origine populaire et celle de la provenance
divine.
§ 1. Les théories du droit populaire
283 - Des théories au contenu multiforme - La thèse du
fondement populaire du pouvoir avait prédominé largement au
Moyen Âge. Mais elle ne résista pas à l'essor de la monarchie
absolue, qui répugnait à admettre que le roi tienne son pouvoir
du peuple.
A cette époque, parmi les (rares) défenseurs du droit
populaire, la vieille doctrine de la délégation unilatérale fut
complètement supplantée par celle du contrat social.
Les tenants de l'origine contractuelle du pouvoir politique
se séparaient eux-mêmes en deux tendances, suivant qu'ils
tenaient la délégation de souveraineté pour totale ou limitée.
Incontestablement, dans cette famille de pensée, c'est le second
terme de l'alternative qui l'emporta.
Par delà leurs différences, mise à part celle de Rousseau,
ces doctrines demeuraient toujours très modérées sur la définition du peuple, communément assimilé à une personne morale
composée de corps et de communautés hiérarchisées, et sur les
mécanismes concrets par lesquels s'exprimait la communauté
politique (186). Seul Rousseau se distingue par deux positions
radicales : la définition du peuple comme une somme d’individus et l’hostilité à l’égard du système représentatif.
284 - Des théories aux conséquences comparables - Il
n'empêche qu'elles avaient pour effet de distinguer voire d'opposer les droits de la Nation et ceux du Roi. La tradition
monarchique d'après laquelle le Roi et la Nation ne formaient
qu'un seul corps ne pouvait pas s'accommoder de telles doctrines. Cette tradition n'a jamais admis l'existence d'un engagement synallagmatique entre le roi et la nation. Les théories
contractualistes durent donc marquer le pas à la fin des guerres
(186) Locke parle de "la volonté et la détermination du plus grand nombre".
Puffendorf se satisfait "d'un consentement exprès ou tacite, de tous en général et de
chacun en particulier". Burlamaqui, examinant l'hypothèse d'un monarque élevé au
trône hors des suffrages populaires veut bien présumer que le peuple s'accommode de
sa domination.
254
La fabrique du droit français
de religion. C'est précisément à cette époque que les doctrines
du droit divin connurent leur essor.
§ 2. Les théories du droit divin
285 - Des conceptions anciennes - L'idée avait été
défendue dès les Pères de l'Église. Mais elle ne donna lieu à
aucune grande construction idéologique et, à partir du XIV°
siècle, inquiète de l'ascendant extrême qu'elle pouvait conférer à
l'autorité profane, l'Église s'y était montrée hostile.
286 - Un triomphe récent et éphémère - Cette conception
ne progressa fortement qu'à partir du XVI° siècle, pour garantir
l'indépendance et la supériorité de la royauté, malmenée par les
guerres de religion. Ce n'est qu'au XVII° siècle qu'elle trouva sa
formulation définitive. Celle-ci repose sur l'idée que le roi reçoit
directement son pouvoir de Dieu, qu'il en est responsable devant
Lui seul, à l'exclusion de toute autorité humaine. Il en résulte
une sacralisation du pouvoir et de son titulaire, ainsi que la
négation de tout droit de contrôle ou de sanction terrestre (du
Pape ou du peuple).
En France, si la noblesse désireuse de conserver ses droits
politiques et le clergé attaché au Saint-Siège se montrèrent
réservés ou hostiles, la théorie rencontra des échos favorables
dans l'entourage des rois, dont elle renforçait le pouvoir. Elle fut
également reçue avec faveur dans les rangs de la bourgeoisie
qui, jusqu'au milieu du XVIII° siècle, a toujours soutenu un
pouvoir fort, capable de contraindre la noblesse à l'obéissance et
de garantir l'ordre intérieur, indispensable à la prospérité
économique. D'ailleurs, depuis Bodin, Loisel et Le Bret, jusqu'à
Bossuet, tous les grands doctrinaires de l'absolutisme de droit
divin sont issus de la bourgeoisie. Il n'est pas fortuit de noter
aussi qu'à l'opposé tous les grands auteurs favorables à la limitation des pouvoirs du roi et à un partage des pouvoirs se recrutent
dans la noblesse (Fénelon, Saint-Simon, Boulainvilliers,
Montesquieu).
Ce n’est que sous le règne de Louis XIV que l’Eglise de
France se rallia au droit divin.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
255
Certes la théorie n’a jamais été juridiquement consacrée
comme loi fondamentale du royaume (187). Mais à partir de
Louis XIV les derniers rois furent incontestablement pénétrés
par la conviction d’avoir été porté au trône par la providence
divine. Louis XV, en 1766, rappela au Parlement de Paris "le
pouvoir que j'ai reçu de Dieu" et affirma, dans un édit de 1770,
que "nous ne tenons notre couronne que de Dieu". Louis XVI,
dans son premier édit (1774), se disait "assis sur le trône où il a
plu à Dieu de nous élever..."
Si cette théorie n'a pas conféré aux Rois de France de
nouvelles prérogatives (ni au fond ajouté quoique ce soit à leur
dimension religieuse traditionnelle), elle leur a offert une
idéologie qui a renforcé leur indépendance, permettant à la
monarchie de résister aux théories qui la menaçaient et de
renforcer son emprise sur la société. Toutefois, avec la déchristianisation qui s'amorça dès le début du XVIII° siècle, elle
commença à apparaître archaïque et dépassée. Il n'est pas sûr
que les derniers Rois, qui avaient abandonné Paris et le palais du
Louvre, pour se fixer à Versailles vers 1678-80, aient sentis la
profondeur et l'importance de la mutation.
SECTION 2
LE CONTENU DE L'AUTORITÉ ROYALE
287 - La liste définitive des droits régaliens - Il s'agit de
l'étude de ce qu'on appelait les "régales" au Moyen Âge et que
Bodin dénommait "les marques de souveraineté".
Le pouvoir législatif était le premier des droits régaliens. Il
était au fond illimité et, dans sa forme, il n'était lié par aucune
règle particulière.
Le droit de grâce, contrepartie du pouvoir législatif, était
le pouvoir de dispenser à son gré de l'application de la loi. Le roi
pouvait également dispenser les hommes condamnés par les
cours souveraines des peines qui leur avaient été régulièrement
infligées. Il en est resté dans notre droit contemporain l'institution du droit de grâce présidentiel.
(187) En 1614, Louis XIII refusa (à l’instar du clergé) le fameux "article du serment"
qui, inscrit en tête du cahier des doléances du Tiers aux États Généraux, demandait
qu'il fut proclamé que le roi ne tenait sa Couronne que de Dieu et que ceci soit tenu
pour "une loi fondamentale du Royaume ...inviolable et notoire".
256
La fabrique du droit français
Le pouvoir judiciaire du roi découlait de l'idée qu'il était
source de toute justice. Il en résulte que seule la justice royale
était rendue en dernier ressort, qu'elle n'était pas liée par des
formes particulières (188) et que toutes les autres justices étaient
présumées concédées par le roi.
Le droit de guerre était également monopole royal. De
même, seul le roi pouvait lever une armée.
Il était également seul à pouvoir battre monnaie.
En revanche, le droit d'imposer unilatéralement ne fut
jamais admis. Certes en fait, aux XVII° et au XVIII° siècles, de
nombreux impôts furent établis par la seule volonté du roi. Mais
cela ne suffit pas pour réformer un système fiscal profondément
archaïque et inadapté aux nouveaux besoins de l'État.
288 - L'inaliénabilité et l'imprescriptibilité de la souveraineté - L'inaliénabilité et l'imprescriptibilité de la souveraineté
interdisaient au roi de disposer des droits régaliens.
C'est ce que disait le jurisconsulte Merlin en 1786 : "Ainsi
un seul roi, indépendant, absolu, qui ne tient que de Dieu un
pouvoir dont il ne doit compte qu'à lui seul ; pouvoir qu'il ne
peut ni diviser, ni détruire, et qu'il transmet nécessairement à son
successeur légitime dans toute sa plénitude, comme il l'a reçu de
ses ancêtres, pouvoir qui soumet indistinctement et également à
son autorité le premier prince de son sang et le dernier de ses
sujets ; pouvoir dont il doit à la vérité, pour les besoins de l'État,
communiquer une portion à ceux qu'il honore de sa confiance,
mais dont la plénitude réside toujours dans sa personne ; pouvoir
qui ne peut être restreint que par lui-même, sans qu'aucune
volonté particulière ou générale ait le droit d'en arrêter le cours.
Telle est la constitution d'une monarchie". On pourrait analyser
ce principe comme une loi fondamentale.
(188) Au besoin le roi pouvait donner l'ordre de mettre à mort un individu dangereux
pour la sûreté de l'État : le cas du duc de Guise exécuté sur l'ordre d'Henri III en 1588
est l'exemple classique. De façon moins dramatique, mais aussi plus répandue, le roi
pouvait toujours faire embastiller arbitrairement un individu, par lettre de cachet.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
257
SECTION 3
LES LIMITES À L'AUTORITÉ ROYALE
289 - La monarchie absolue n'était pas un régime
arbitraire- Elle n'était pas un régime arbitraire, au sens que nous
donnons aujourd'hui à ce mot. Étymologiquement le terme
désignait une royauté déliée (soluta) de toute soumission
extérieure, une royauté indépendante. Ceux qui s'en sont
réclamés n'ont jamais contesté que le pouvoir royal soit limité
par des lois : des lois divines et naturelles, mais aussi des
normes profanes : les "lois fondamentales".
SOUS-SECTION 1
LES LIMITES DIRECTES : LES LOIS FONDAMENTALES
§ 1. La notion de la loi fondamentale
290 - L'apparition de la notion en droit français L'expression apparaît pour la première fois en 1575. Le terme
désigne la "constitution" coutumière de l'État. Le terme même
de "constitution", utilisé dans son sens actuel, apparut dans une
déclaration royale du 25 avril 1723.
291 - Une notion puisée dans le droit de l’Eglise - Les lois
fondamentales ou la constitution du royaume désignent des
normes juridiques placées au dessus de la volonté du Roi, qu'il
se trouve dans l’impossibilité de changer, à l’instar du Pape, qui
ne peut modifier un certain nombre de règles fondant l’Eglise.
La théorie des lois fondamentales est d’ailleurs tirée de la
doctrine canonique du XV° siècle. La distinction du roi et de la
couronne reprend celle du pape et de l'Église. Pour la monarchie
comme pour l'Église, la première loi fondamentale ne peut être
que la loi de succession. Vient ensuite la loi d'inaliénabilité qui
protège le patrimoine de l’institution contre la possible impéritie
de son chef passager.
Il s'agit de coutumes qui se sont progressivement développées pour régler certains rapports entre le Roi et l'État. Elles
doivent être considérées comme des restrictions apportées à
l'exercice du pouvoir royal ou plutôt comme des modalités dans
l'exercice de ce pouvoir, entièrement acceptées par le Roi dans
l'intérêt du Royaume.
258
La fabrique du droit français
Ni la notion, ni même le terme de "loi fondamentale" ne
sont spécifiques à la France. Mais celle-ci leur a donné un
contenu spécifique.
§ 2. Le contenu des lois fondamentales
292 - Un contenu par nature controversé - Les lois fondamentales de la couronne de France n'ont jamais fait l'objet d'une
énonciation limitative. Tout au plus avons nous quelques textes
comme l'édit de Moulins de 1566, l'édit d'Union de 1588 et
l'arrêt de la Loi salique en 1593.
La force juridique de ces normes et leur relative
imprécision incitèrent les auteurs les plus variés à ériger en lois
fondamentales ce qu'ils avaient intérêt à promouvoir à cette
dignité. Il est vrai que la plus minime disposition de droit public
pouvait être, si on le désirait, une loi fondamentale. Les
Parlements en abusèrent largement Ainsi le 3 mai 1788, le
Parlement de Paris proclama lois fondamentales le droit de la
Nation d'accorder librement les subsides par l'organe des États
Généraux, les coutumes et les capitulations des provinces,
l'inamovibilité des magistrats, la "libre vérification" des lois du
Roi devant les Parlements, maîtres de leur enregistrement, et le
droit de chaque citoyen a comparaître devant ses juges naturels.
Ces tentatives d'extension sont restées marginales et, si
l'on se réfère à leur application réelle, on doit réserver la
dénomination de lois fondamentales aux dispositions qui règlent
la dévolution du trône (et ses corollaires) et à celle qui impose
l'inaliénabilité du domaine de la couronne.
Sous-paragraphe 1 : La loi de succession à la couronne
La loi de dévolution s'était constituée coutumièrement
depuis le XII° siècle. Aux XVII° -XVIII° siècles, l'accord s'était
opéré sur son contenu et, sous le terme impropre de "loi salique", on désignait la succession par ordre de primogéniture
avec représentation à l'infini, à l'exclusion perpétuelle des
femmes et de leurs descendants. Toutefois deux difficultés
d'application survinrent au début du XVIII° siècle : l'affaire de
la succession d'Espagne et celle des princes légitimés.
293 - L'affaire de la succession d'Espagne - Le petit-fils
de Louis XIV, Philippe, duc d'Anjou, fut appelé en 1700 au
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
259
trône d'Espagne par le testament de Charles II le dernier
Habsbourg. Il y devint roi sous le nom de Philippe V. En
décembre de la même année, Louis XIV déclara maintenir au
nouveau roi d'Espagne et à ses descendants tous leurs droits de
succession. Afin d'éviter une éventuelle union des couronnes
d'Espagne et de France, les autres puissances européennes,
conduites par l'Angleterre, déclarèrent alors la guerre à la
France. La guerre de succession d'Espagne dura douze années
(1702-1714), au terme desquelles Philippe dut renoncer à la
couronne de France pour lui-même et ses descendants.
Les Cortès d'Espagne et le Parlement de Paris enregistrèrent sa déclaration. Enfin, les belligérants signèrent plusieurs
traités, notamment celui d'Utrecht d'avril 1713, qui contenait
une clause par laquelle Philippe V d'Espagne réaffirmait sa
renonciation au trône de France pour lui même et ses descendants.
Il ne fait aucun doute que cette renonciation était inconstitutionnelle. A ses yeux, comme à ceux de l'opinion française
d'alors, Philippe V conservait tous ses droits. Toutefois la
question est restée théorique car, ni lui, ni ses successeurs ne se
trouvèrent jamais en position d'accéder au trône de France.
294 - L'affaire des princes légitimés - En juillet 1714, le
roi prit un édit habilitant deux enfants légitimés qu'il avait eus
de Mme de Montespan à succéder à la Couronne, en l'absence
de descendant légitime : le duc du Maine et le Comte de
Toulouse. Le Parlement enregistra l'acte sans aucune résistance.
Il n'y eut pas davantage de difficultés lorsque le roi leur accorda
en mai 1715 la qualité de Princes du Sang.
Un tel choix n'avait rien d'un caprice : c’était un acte
politique réfléchi, dont la genèse reste cependant controversée
(189).
(189)Durant les années 1711-12, Louis XIV avait vu disparaître trois Dauphins
successifs, son fils aîné, son petit-fils et son arrière petit-fils, ainsi que quatre Princes
du Sang. On en a déduit que le vieux Roi appréhendait l'extinction de la dynastie qui
aurait pu résulter du décès prématuré de son unique arrière petit-fils, le futur Louis
XV, un enfant en bas-âge (né en 1710) de santé délicate. Son but aurait été d'établir
un second ordre de successeurs à la Couronne en cas d'extinction du premier. On peut
également considérer que le véritable objectif de Louis XIV était de "donner aux deux
princes légitimés la position la plus élevée possible" afin de résister aux Orléans,
Condé et Conti qu'il détestait.
260
La fabrique du droit français
Après la mort de Louis XIV (1° septembre 1715), les
autres Princes du Sang protestèrent, demandant l'annulation de
l'édit. Leur protestation s'appuya sur le principe de l'indisponibilité de la couronne et sur l'impossibilité pour le roi régnant
d'élargir l'ordre successoral déterminé par la loi fondamentale. A
l'instigation du régent, le duc d'Orléans, le Conseil du roi
révoqua l'acte incriminé par l'édit de juillet 1717.
Sous-paragraphe 2 : La loi d'inaliénabilité du domaine de la
couronne
295 - L’intangibilité de l'ordonnance de Moulins de
février 1566 - Le principe d'inaliénabilité, qui s'était établi
progressivement, du XIV° au XVI° siècle, jusqu'à sa consécration par l'ordonnance de Moulins de février 1566, ne fut pas
remis en cause. Mais il n'était encore que négatif.
296 - La théorie du domaine de la couronne - Le XVII°
siècle le renforça en élaborant une véritable théorie du domaine
de la couronne. Son sens profond était de fondre la personne
privée du Roi dans sa personne publique, ou, pour être plus
concret, de fondre le Roi dans l'État. Comme l'indiquait l'édit de
1605 les souverains "sont dédiés et consacrés au public, duquel
ils n'ont rien voulu avoir de distinct et de séparé". Dans ces
conditions, il ne faut pas s'étonner qu'ils n'aient rien pu posséder
en propre et que tous leurs biens éventuels se soient intégrés au
Domaine.
Si l'inaliénabilité du domaine ne fit pas l'objet de controverse, la théorie de la directe royale universelle fut toujours
contestée.
SOUS-SECTION 2
LES LIMITES INDIRECTES : LA TRADITION
Fondée sur la tradition, la monarchie laissait subsister
d'anciennes institutions, qui atténuaient son autorité, sans lui
faire barrage, ni même amoindrir son prestige.
Il s'agissait des privilèges (§ 1) et des organes modérateurs
de la royauté, les États et les Parlements (§ 2). Certains auteurs
cherchèrent à l'époque à élever ces institutions au rang de lois
fondamentales, mais ceci fut toujours controversée.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
261
§ 1. Les privilèges
297 - Un mot ambigu - Le concept de privilège avait
plusieurs sens.
Dans son acception initiale, qui était conforme à l'étymologie, on entendait par ce terme une loi privée (lex privata), un
statut particulier régissant la situation d'une personne physique
ou morale. Les privilèges s'opposaient à la loi générale, au droit
commun.
Dans un sens dérivé, on comprenait par ce mot les avantages divers que les intéressés retiraient de leurs statuts particuliers. Privilège dans cette acception était synonyme de liberté,
franchise, exemption : c'était le droit de ne pas payer l'impôt, de
ne pas relever du juge ordinaire ou de ne pas subir certaines
peines. C'était surtout dans cette perspective que l'on peut dire
que les privilèges modéraient l'absolutisme royal.
Dans un sens péjoratif et tardif (dans la seconde moitié du
XVIII° siècle), le mot finit par désigner un avantage particulier
injustifié. Sieyès s'en est fait l'écho dans son "Essai sur les
privilèges" en 1789.
298 - Le fondement des privilèges - En principe, ils étaient
tous censés provenir d'une concession royale. En effet, comme
ils dérogeaient au droit commun, il paraissait logique de les
placer sous la dépendance de l'autorité investie du pouvoir
normatif. En fait, ils venaient de la coutume, aussi bien que des
lettres patentes du roi.
En effet, le roi concédait des privilèges par lettres
patentes. Suivant les cas ces lettres étaient concédées gracieusement ou moyennant finance, elles étaient délivrées pour valoir
"à toujours" ou pour n'avoir qu'une application temporaire.
299 - Les diverses catégories de privilèges - On peut
distinguer les privilèges collectifs et les privilèges individuels.
Les privilèges collectifs étaient de loin les plus nombreux.
En effet, un grand nombre d'habitants du royaume se trouvaient
compris dans le cadre de collectivités privilégiées.
Tantôt ces communautés étaient des "ordres" ou "états",
dotés chacun d'un statut, comme le clergé et la noblesse.
Tantôt les collectivités privilégiées avaient une base
géographique. C'était d'abord les provinces qui, au moment de
262
La fabrique du droit français
leur réunion à la couronne, avaient reçu du roi expressément et
solennellement confirmation de leurs privilèges. C'était aussi les
"bonnes villes" auxquelles le roi avait concédé des franchises au
profit de leurs bourgeois.
Les privilèges individuels étaient reconnus dans deux
types de situation.
Tantôt le roi changeait l'état d'une personne par lettre en
forme de charte : il s'agissait essentiellement des lettres d'anoblissement, à l'intention des roturiers, des lettres de naturalité,
pour les étrangers, et de légitimité, pour les bâtards.
Tantôt il s'agissait seulement de permettre à un individu de
faire quelque entreprise contra legem. A cette époque, la liberté
du commerce et de l'industrie qui, en droit commun, était entravée par toutes sortes de règlements, ne se concevait que sous
forme de privilège : un particulier ou une compagnie de
commerce pouvait obtenir du roi un acte qui lui permettait
d'échapper à certaines contraintes de la législation en vigueur. Il
en allait de même pour la liberté de la presse : depuis 1626 au
moins, il était interdit d'imprimer un livre sans une autorisation
préalable, un "privilège", qui protégeait ensuite l'auteur et
l'éditeur contre la concurrence et les contrefaçons.
300 - Une évolution paradoxale - Ce système de privilèges
avait ses avantages et ses inconvénients. Ses défenseurs disaient
qu'il répondait aux besoins d'une nation qui, quoique unifiée
sous l'autorité du roi, était composée d'éléments hétérogènes. En
apparence c'était la confusion, mais de cette espèce de confusion
naissait une harmonie, une adéquation des lois différentes à la
variété des situations. Ses détracteurs du XVIII° siècle faisaient
valoir qu'une organisation qui remontait au Moyen Âge ne
pouvait plus être adaptée. Dans une nation qui s'était faite
progressivement, les avantages reconnus aux uns avaient fini par
devenir des charges pour les autres.
L'édifice fut aboli par la Révolution. Mais depuis, le
système du droit commun indifférencié a montré ses inconvénients : de plus en plus, on se rend compte qu'à des situations
différentes conviendraient des règles différentes. Notre droit
moderne revient peu à peu à un régime de statuts particuliers
pour chaque condition, pour chaque profession : sans en
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
263
prononcer le mot, il rétablit les privilèges... au sens initial du
terme.
§ 2. Les organes modérateurs de la monarchie
301 - Vue d'ensemble - L'absolutisme royal se heurta à des
assemblées qui, à différentes époques, lui servirent de frein : les
États généraux et les Parlements. Après la tenue de 1614, la
Couronne cessa complètement de réunir les États généraux et
s'efforça de faire disparaître le plus grand nombre possible
d'États particuliers. Mais, dans sa lutte contre les Parlements,
elle ne rencontra pas le même succès, puisque la résistance des
cours souveraines est à l'origine de la convocation des États
généraux de 1789 et de la chute de la monarchie traditionnelle.
Sous-paragraphe 1 : Les assemblées d'États
Au cours de cette période, les États Généraux sont entrés
en sommeil et les États particuliers ont assez largement confirmé leur déclin.
I. La disparition apparente des États Généraux
302 - La mise en sommeil pratique de l'institution (16151788) - Après 1615, le Roi s'abstint de réunir les États, même
pour établir de nouveaux impôts. La crainte de voir cette
institution outrepasser leur rôle explique en partie le phénomène. Mais il faut y voir également l'expression de raisons plus
profondes. Récusant la différenciation entre le Roi et la Nation,
l'absolutisme ne pouvait pas tolérer l'existence d'assemblées
représentatives. Il ne pouvait concevoir que la représentation de
la Nation par le Roi, ou plutôt (puisque l'un et l'autre sont un), sa
personnification dans le prince. C'est la raison pour laquelle tous
les souverains absolus cherchèrent à faire disparaître ces
institutions. La révolution anglaise de 1640 démontra a contrario
que l'enracinement d'une assemblée représentative ne pouvait
aboutir qu'à ôter de toute substance la prérogative royale. A la
fin du règne de Louis XIV, il y avait un tout petit peu plus de
cent ans que l'assemblée des trois états n'avait pas été
convoquée. La monarchie affectait de dire qu'elle était tombée
en désuétude.
264
La fabrique du droit français
303 - Une institution qui a survécu dans la littérature
nobiliaire - Mais quelques auteurs appartenant à l'opposition
aristocratique, des "opposants de droite", comme Fénelon et
Saint-Simon, rêvaient de réunir à nouveau les États. Leurs
projets, loin d'être des spéculations sans portée pratique,
maintinrent l'institution en vie et fournissent un excellent
exemple de la capacité des idées politiques à corriger le droit
existant, voire même à s'opposer à celui-ci pour finalement le
changer. Ce sont d'ailleurs des nobles qui poussèrent l'assemblée
des notables, réunie en 1787 pour discuter des réformes nécessaires, à demander à Louis XVI de convoquer des États
Généraux. En août 1788, le Roi accepta de les assembler pour le
mois de mai 1789, après 175 ans d'interruption.
II. Le déclin des États particuliers
Ils connurent un déclin assez général, si l'on met de côté
quatre cas particuliers.
304 - La disparition de l'institution dans la majeure partie
du pays - Le phénomène a débuté très tôt, dès les années 1451,
lorsque la royauté introduisit l'administration financière des Élus
dans plusieurs pays d'États (Limousin, Marche, Anjou,
Guyenne), dont ils minèrent peu à peu les assemblées locales.
Mais le déclin fut surtout visible au XVI° siècle avec les
premières suppressions d'assemblées.
Il s'accéléra ensuite. La technique du pouvoir royal était
d'essayer d'introduire partout sa propre administration fiscale,
avec notamment les Élus. Quand l'opération réussissait, les États
se trouvaient dessaisis de leurs prérogatives fiscales : leur rôle et
leur prestige étant amoindris, ils dépérissaient, puis
disparaissaient. Ainsi disparurent les États du Dauphiné, de
Touraine, d'Orléanais, d'Auvergne, de Normandie, de Guyenne,
du Périgord, du Quercy, du Berry, du Maine... Tous finirent
dans une indifférence quasi-générale, à l'exception des États de
Franche-Comté supprimés en 1704.
A l'inverse, d'autres pays ont su garder leurs assemblées.
305 - La survivance des assemblées locales à la périphérie
du royaume - Le phénomène est propre aux régions périphériques, dont le particularisme culturel demeura vivace : notam-
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
265
ment la Bourgogne, la Bretagne, le Languedoc et la
Provence (190).
L'organisation des états était fort différente d'une contrée à
l'autre. Toutefois, on rencontre partout un certain nombre de
points communs.
Tout d'abord, si la périodicité variait d'un lieu à l'autre
(d’un à trois ans), dans tous les cas, la réunion ne se faisait que
sur ordre du roi, qui mandatait à cet effet un commissaire, le
gouverneur, l'intendant, ou le premier président du Parlement
local. Ce haut personnage présidait les États, à moins que cette
tâche ne fut dévolue au prélat le plus éminent, comme en
Languedoc.
De même, partout la représentation élective n'avait quasiment aucune place et le droit de comparution demeura personnel. En effet la structure de ces assemblées n'évolua pas : elle
refléta jusqu'à la veille de la Révolution le caractère primitif des
vieilles assemblées féodales dont elles étaient issues.
Ensuite toutes connaissaient la traditionnelle tripartition en
ordres.
Dans l'intervalle des sessions l'action des États se poursuivait avec une commission intermédiaire permanente comme
les trois syndics généraux en Languedoc ou la Chambre des Élus
en Bourgogne. La commission administrait ce qui était de la
compétence des États. Elle procédait notamment à la levée des
impôts et surveillait leur emploi. Enfin ses membres avaient la
direction d'un certain nombre d'officiers, notamment en
Languedoc.
Les États, liés dans leur origine à la collecte des subsides,
consentaient à l'impôt et en assuraient directement la perception.
D'autres fonctions s'ajoutaient très diversement d'un pays à
l'autre, formant les "libertés", les particularismes locaux auxquels chaque province était attachée. Elles s'articulaient autour
de l'idée de défense des intérêts de pays : les États adressaient
annuellement au roi un cahier de voeux de la province. Il leur
fut même reconnu le droit de faire opposition aux textes portant
préjudice aux droits de leur région.
(190) La Provence est à mettre à part, car, depuis 1639, les États avaient été remplacés
de facto par une Assemblée des communautés de Provence réunissant les représentants de 37 villes et bourgs du comté.
266
La fabrique du droit français
Sous-paragraphe 2 : Les Parlements
Ils sont restés une institution unique en Europe, même si
divers États européens ont établis des cours de justice
souveraines dotées d'attributions extra-juridictionnelles. En
effet, celles-ci n'ont jamais joué le rôle politique des Parlements
français.
306 - Le rôle juridictionnel et administratif des Parlements - Outre leurs prérogatives juridictionnelles, les Parlements
jouaient traditionnellement un rôle important en matière
administrative et gouvernementale. Celui-ci fut naturellement
affecté par l'absolutisme royal.
Certes, au plan juridictionnel, ils gardèrent leurs attributions, y compris le droit (controversé) d'écarter l'application
d'une loi pour juger en équité. Toutefois, il faut exclure de leur
compétence les "affaires d'État". La Couronne avait tenté
plusieurs fois d'opérer cette soustraction, depuis le XVI° siècle.
L'édit de Saint-Germain de 1641 rappela aux Parlements
l'interdiction de connaître à l'avenir "d'aucunes affaires... qui
peuvent concerner l'État, administration et gouvernement". La
règle (violée sous la Fronde) fut reprise dans une déclaration de
1652 et deux arrêts du Conseil, en 1656 et 1661. A partir de
1661, les cours souveraines assistèrent impuissantes à
l'évocation par le Conseil du Roi de toutes les litiges dans
lesquelles les intérêts de l'État se trouvaient impliqués.
Au plan administratif, les Parlements conservèrent leur
pouvoir normatif. Ainsi, au moyen des arrêts de règlement
exercèrent-ils un large pouvoir réglementaire qui leur permit
d'adopter de nombreuses mesures concrètes d'administration,
dans les domaines les plus variés, comme le maintien de la
tranquillité publique, la lutte contre les incendies et les épidémies, la règlementation de certaines professions, la surveillance des cabarets, des marchés ou des transactions.
Mais au plan politique, leurs revendications étaient incompatibles avec les principes de l'absolutisme royal.
307 - Les prétentions politiques des Parlements - Une
ancienne tradition leur reconnaissait des prérogatives politiques
importantes, notamment la faculté d'adresser des remontrances
lors de l'enregistrement des textes législatifs. Les cours souve-
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
267
raines cherchèrent à fonder sur elle une véritable participation
aux fonctions gouvernementales. D'autant qu'il est arrivé parfois
que, négligeant le long terme pour des impératifs immédiats, à
différentes périodes de crise, le gouvernement ait lui-même
sollicité les Parlements pour prendre position en matière
politique et interpréter les lois fondamentales.
C'est ainsi qu’en 1593, la cour de Paris rendit l'arrêt
Lemaistre, qui réaffirma le contenu de la "loi salique" au
bénéfice d'Henri IV, dont la légitimité était contestée. En 1715,
elle annula le testament de Louis XIV. Marie de Médicis en
1610, Anne d'Autriche en 1643 et le duc Philippe d'Orléans en
1715 s'adressèrent au Parlement pour se voir reconnaître la
régence (1610) ou, dans l'exercice de celle-ci, une liberté de
manoeuvre, que les testaments royaux leur avaient refusé (1643
et 1717).
Les parlementaires s'efforcèrent d'utiliser ces précédents,
pour s'ingérer dans les affaires d'État, participer à la fonction
législatrice et se soumettre l'autorité royale au nom des lois
fondamentales.
En ce qui concerne la participation générale au pouvoir
politique, dès 1615 le Parlement se permit d'affirmer qu'il était
l'organe le plus apte à conseiller le roi sur les grands problèmes.
S'agissant de la participation particulière au pouvoir législatif, en 1643, l'avocat général Omer Talon fut le premier
parlementaire à défendre l'idée selon laquelle les cours souveraines possédaient une "puissance seconde", destinée à modérer
la puissance du roi et s'exerçant par des remontrances et des
refus d'enregistrement. Plus tard, les parlementaires revendiquèrent un droit absolu de refuser l'enregistrement législatif,
quelque ordre que le roi leur donnât. Des lois imposées d'autorité étaient des "voies de fait" (191), qui devaient donc être
tenues pour "nulles, illégales et inconstitutionnelles" (192). Dans
ce système, le pouvoir législatif du roi se réduisait en dernière
analyse à la simple faculté de proposer les lois. C'est ce que
remarquait Louis XV dans le préambule de l'édit de décembre
1770 : "Ils élèvent leur autorité à côté et même au dessus de la
nôtre, puisqu'ils réduisent par là notre pouvoir législatif à la
(191) Parl. Paris, 13 février 1766
(192) Parl. Rouen, mai 1788.
268
La fabrique du droit français
simple faculté de leur proposer nos volontés, en se réservant
d'en empêcher l'exécution". La thèse de la couronne, indéniablement mieux fondée, était que le droit de remontrance des
"cours supérieures" ne saurait faire obstacle à l'exercice exclusif
par le roi de la fonction législative. En vertu de sa puissance, le
souverain se reconnaissait le droit et le devoir de requérir
éventuellement l'exécution forcée.
Pour ce qui a trait à la défense des lois fondamentales, à
partir de 1732, les cours souveraines s'affirmèrent de plus en
plus comme l'incarnation d'un pouvoir judiciaire indépendant,
et, à compter des années 1750, elles s'attachèrent à construire un
véritable droit constitutionnel jurisprudentiel destiné à limiter
l'absolutisme royal. Dans ce but, les cours s'efforcèrent de
subordonner l'enregistrement des lois à un contrôle de constitutionnalité avant la lettre, voire même à un examen d'opportunité.
C'est ainsi qu'en 1787, ayant à se prononcer sur l'institution
d'une taxe, le Parlement de Paris entendit contrôler la nécessité
de l'impôt (193).
401 - La "querelle du greffe et de la couronne" - Elle
passa par différentes phases successives au cours desquelles
chaque partie eut tour à tour l'avantage.
De la fin du XVI° siècle jusqu'au milieu du XVII°, les
Parlements imposèrent leurs vues.
Mais sous le règne personnel de Louis XIV (1661-1715),
les magistrats parisiens furent réduits au silence. L'ordonnance
civile d'avril 1667 et la déclaration du 24 février 1673, qui la
complétait, instituèrent le régime de l'enregistrement préalable et
automatique, qui, sans supprimer les remontrances, les rendirent
inopérantes, car, passé un certain délai, variant suivant la
distance (environ une à six semaines), chaque Parlement était
censé avoir enregistré le texte de loi..
Sous la plus grande partie du règne de Louis XV, les
Parlements recouvrèrent leur antique prérogative. En effet, la
déclaration royale du 13 septembre 1715, prise à l'instigation du
Régent, rétablit le Parlement dans son droit ancien, en
récompense de l'annulation par la Cour du testament de Louis
XIV. Le texte alla même jusqu'à lui reconnaître (pour la
première fois) le droit d'adresser des remontrances avant enre(193) Parl. Paris, 6 juillet 1787.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
269
gistrement. Ses conséquences furent désastreuses pour le
régime.
Dans la seconde moitié du XVIII°siècle, les remontrances
se multiplièrent et, quoiqu'elles auraient dû rester secrètes, elles
ne le furent pratiquement plus: aussitôt rédigées, elles étaient
imprimées, publiées et vendues au public, malgré toutes les
interdictions. Dans les dernières années du règne de Louis XV,
les conflits se multiplièrent, pour culminer en 1771. En
décembre 1770, Louis XV vint tenir au Parlement de Paris un lit
de justice, afin de faire enregistrer un édit condamnant les thèses
parlementaires. Pour protester contre cet acte, les officiers du
Parlement donnèrent leur démission en masse. Le roi les prit au
mot : le 19 janvier 1771, ils furent exilés de la capitale et, le
lendemain, un arrêt du conseil déclara leurs charges confisquées.
Bientôt, de février à avril 1771, une série d'édits dont l'instigateur fut le chancelier Maupéou, réorganisèrent la haute
magistrature : le Parlement de Paris fut reconstitué avec un
personnel nouveau de juges pris dans le grand Conseil et
nommés par le roi et six "Conseils supérieurs" furent crées dans
le reste du pays, suivant un système analogue. La patrimonialité
des offices de judicature avait vécue.
La maladresse de Louis XVI allait la ressusciter. En 1774,
l'un des premiers actes du nouveau Roi fut de revenir sur la
réforme Maupéou afin de se rendre populaire. Divers édits,
enregistrés en lit de justice le 12 novembre 1774, rétablirent les
anciens Parlements et les anciens officiers dans leur situation
d'avant 1771. Il en résulta le retour à la situation antérieure. En
1775, pour la première fois depuis la Fronde, une cour souveraine (en l'occurrence la Cour des Aides) appela publiquement à
la convocation des États généraux. De là résulta une agitation
qui, finalement, amena Louis XVI à un coup de force analogue à
celui de son prédécesseur. L'édit de mai 1788, enregistré en lit
de justice, enleva aux Parlements l'enregistrement des ordonnances, qui fut attribué à un corps constitué à cet effet, la "cour
plénière". Il en résulta un durcissement de l'opposition
parlementaire et des soulèvements populaires qui décidèrent le
faible Louis XVI à revenir sur cette réforme par un arrêt du
conseil du 8 août 1788. Celui-ci annonça la réunion d'États
généraux, préconisée par les Parlements pour se prononcer sur le
conflit.
CHAPITRE 2
L'ORGANISATION DU GOUVERNEMENT
ET DE L'ADMINISTRATION CENTRALE
402 - Le rôle de la Cour - Aux premiers siècles de la
royauté capétienne, l'organisation du gouvernement et de l'administration centrale reposaient sur l'Hôtel du Roi et sur sa Cour.
L'Hôtel du Roi avait donné naissance à la Maison du Roi
dès la fin du Moyen Âge. Aux XVII° -XVIII° siècles, celle-ci
s'occupait essentiellement du service de la personne royale et
regroupait des institutions de caractère domestique, qui
pourvoyaient aux divers besoins du prince (aumônerie, vénerie,
écuries, etc.), ainsi qu’une "maison militaire" réunissant des
corps d'élite (gardes du corps, gendarmes, chevau-légers,
mousquetaires et suisses). En d'autres termes, globalement, elle
ne s'occupait pas du gouvernement, sortant ainsi du cadre de cet
examen.
La Cour, qui avait donné naissance, dans le courant du
Moyen Âge au Parlement, à la Cour des Comptes, à celle des
Aides et également au Conseil du Roi, survécut. D'ailleurs, plus
que jamais, un grand nombre de personnes vivaient dans
l'entourage du Roi. Mais elle cessa d'être à proprement parler un
centre d'impulsion politique. L'entrée des femmes et le goût de
Louis XIV pour la splendeur et la magnificence en firent un
rassemblement mondain. La cour continua à suivre le Roi dans
ses pérégrinations, puis se stabilisa à partir de Louis XIII et
surtout avec Louis XIV, qui l'installa définitivement à
Versailles. Il ne faudrait pas s'imaginer pour autant qu'elle n'ait
pas eu de fonction politique. En effet, elle joua un rôle
d'intégration et de domestication de la noblesse. Le système
avait l'avantage qu'en surveillant étroitement les chefs les plus
en vue, on annihilait toute possibilité d'opposition importante. Il
avait l'inconvénient de replier la royauté sur elle-même. Ainsi,
Louis XV et Louis XVI furent-ils élevés dans l'atmosphère
confinée de la Cour de Versailles, à la différence des trois
premiers Bourbons. D'ailleurs, l'échec de la fuite de Louis XVI à
Varennes (1791) est dûe pour une part à une ignorance totale de
la topographie parisienne, qui lui fit perdre de précieuses heures.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 2
271
Il en résulta une coupure mortelle entre la royauté et le peuple.
A la différence de Louis XIV, qui ne choisit jamais ses hauts
fonctionnaires dans la cour, ses deux successeurs et surtout
Louis XVI ne recrutèrent que des nobles. En plus, ce dernier
(qui n'était pas le fils aîné) n'assista jamais au Conseil avant de
devenir Roi.
§ 1. Le Conseil du Roi
403 - L'unité juridique du Conseil - Le Conseil du Roi désigné primitivement sous le nom de Conseil privé, puis, à
partir du XVI° siècle, de Conseil d'État- avait toujours eu des
attributions universelles, calquées sur celles du Roi avec lequel
il formait corps. Cette conception subsista jusqu'à la fin de
l'Ancien Régime. "Mon Conseil n'est ni un corps, ni un tribunal
séparé de moi, disait Louis XV, c'est moi-même qui agit par
lui". Le Conseil conserva donc sa compétence illimitée. Mais il
devint nécessaire d'en organiser les différentes séances de
manière spécifique. On donne parfois à ces différentes formations le nom de Conseils du Roi, comme s'il s'agissait de
différentes institutions. Si en fait cela est vrai, en droit strict il
n'y a toujours eu qu'un seul Conseil. Au risque de schématiser à
outrance, ce Conseil unique était à la fois le Conseil des
Ministres, le Conseil d'État et la Cour de Cassation de l'époque
actuelle.
404 - Une pluralité de fait - La nécessaire division du
travail s'imposa de façon coutumière. Elle s'établit pour trois
motifs. Le Conseil privé était un organe trop lourd à manier en
raison du nombre excessif de ses membres (plus de cent
personnes à la fin du XVI° siècle), il avait trop de travail et on
ne pouvait plus espérer y préserver le secret des affaires.
Dessinée dès la première moitié du XVI° siècle, la
différentiation se perfectionna sous Louis XIII et Louis XIV.
Peu à peu, le Roi prit l'habitude de réunir régulièrement
son Conseil de deux manières différentes :
- sous forme de conseils restreints, en sa présence et afin
de trancher des questions de gouvernement et de haute administration,
- ou sous forme de conseil traditionnel, pour s'occuper de
tâches secondaires de finances et de justice. On donna à cette
272
La fabrique du droit français
formation l'appellation de Conseil d'État privé, finances et
direction. C’était la plus ancienne de toutes. C'est d'elle que se
s’étaient détachés, en l'appauvrissant, les conseils de gouvernement. Plus encore que toutes ces différenciations organiques,
l'absentéisme royal modifia les caractères du Conseil d'État
privé dès le XVI° siècle. En effet, il en vint à ne traiter que des
questions techniques de justice et d'administration, qui supposaient l'existence d'un personnel professionnel, mais n'exigeaient plus la présence du souverain. De plus en plus, il
apparaissait comme une cour suprême aux pouvoirs délégués.
Les arrêts du conseil étaient signés par le Roi jusqu'à Henri IV
qui est le premier souverain à avoir cessé d'en prendre
connaissance. Par la suite les conseillers d'État délibérèrent
seuls, à la pluralité des voix des membres présents.
§ 2. Les hautes charges de l'État
413 - Le déclin général des grands offices de la
Couronne- Jusqu'au XVI° siècle, le Chancelier, qui faisait
souvent figure de Premier Ministre, et les autres grands officiers
de la couronne dirigeaient toute l'administration. Mais ces
grands officiers étaient trop indépendants en raison de leur
inamovibilité, de leur recrutement nobiliaire et de la tradition
médiévale qui se perpétuait dans leur droit de remontrance. La
royauté chercha à réduire leur influence. Elle y parvint en
supprimant leur charge, ou en restreignant leurs pouvoirs. Tel
est le cas pour l'office de chancelier (n° 414), qui dut se départir
d'une partie de ses compétences au profit des secrétaires d'État
(n° 415) et du chef de l'administration financière (n° 416).
414 - L’évolution de l'institution de chancelier - La
chancellerie était un office viager et inamovible (depuis 1551).
Plusieurs chanceliers furent même rabaissés en raison de leur
trop grande indépendance. Si le Roi ne supprima jamais l'office,
par respect de la tradition, il lui ôta parfois la garde des
sceaux (194), vidant son rôle de l'essentiel de sa substance.
Parfois même, le chancelier indocile était exilé de la cour et
recevait l'ordre de se retirer sur ses terres. En pareille circons(194) De 1551 à 1790, 24 commissaires nommés à la garde des sceaux interférèrent ou
suspendirent la magistrature de 17 chanceliers.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 2
273
tance, le Roi confiait temporairement les sceaux à un commissaire amovible, le Garde des Sceaux, qui exerçait la fonction
de chancelier, sans en avoir le titre. C'est ce qu'il advint de 1774
à la fin de l'Ancien Régime.
Par ailleurs, avec la complexité croissante des affaires de
l'État, il s'opéra une division du travail au profit des quatre
secrétaires d'État et du chef de l'administration financière, qui
étaient tous des commissaires révocables ad nutum. Il en résulta
que les fonctions du Chancelier se circonscrirent à trois pôles:
l'initiative de la loi, le contrôle de celle-ci s’il avait la garde des
sceaux, et enfin la surintendance des cours souveraines et du
conseil du Roi.
Initiateur de la loi, le chancelier conserva la faculté de
proposer et de préparer les lois, même s’il n'en avait plus le
monopole, notamment à l'époque de Louis XIV, lorsque des
personnalités comme Colbert et Pussort éclipsèrent largement le
chancelier Séguier. A l’exception du chancelier Daguesseau, qui
est à l'origine d'une oeuvre normative considérable, on retient
l'impression globale que le chancelier a été réduit au rôle
d'exécutant, parfois totalement dépassé par le volume de la
production normative.
Censeur de la loi en sa qualité de garde des sceaux, le
chancelier vérifiait les lettres patentes. En effet, pour revêtir
force exécutoire, celles-ci devaient porter le visa du chancelier.
Ce dernier n'était qu'une formalité pour les textes émanant
directement du Roi, depuis le règne personnel de Louis XIV,
mais, pour les autres, rédigées sur les instructions d'un service,
le contrôle était plus sérieux. Le fait n'est pas négligeable car ces
actes, très nombreux, concernaient les concessions de privilèges
et les provisions d'office.
La surintendance des conseils et des cours souveraines
permettait au chancelier de présider ces deux institutions et de
surveiller leurs membres, en veillant à ce qu'ils rendent la justice
conformément aux ordonnances. "Chef-né de la Justice", comme
on disait alors, il gérait un véritable département ministériel
avant la lettre.
415 - Les Secrétaires d'État - Depuis le XVI° siècle, les
Secrétaires d'État devinrent des chefs de service à la tête de leur
département et s'émancipèrent du chancelier. Même s'ils
274
La fabrique du droit français
n'eurent jamais aucun pouvoir décisoire propre, à la différence
des ministres (195) actuels, leurs fonctions étaient capitales.
Leur première tâche était l'expédition des actes royaux en
commandement, qui étaient scellés par le chancelier. Ils
devaient contresigner l'acte afin, non pas d'en contrôler la
teneur, mais d'authentifier la signature royale. A l'origine en
droit et en fait ils n'étaient que des exécutants, puis dans la
pratique ils prirent des initiatives et agirent au nom du Roi
Leur seconde tâche était la direction des affaires publiques, sous les ordres du Roi. Les départements des
Secrétaires d'État apparurent pour la première fois dans un
règlement de 1547 en tant que répartition strictement géographique. Cette solution comportait un double inconvénient:
elle requérait de chacun des compétences universelles, rarement
réunies chez un même homme, et elle nuisait à l'unité de
direction, car des questions semblables qui se posaient dans
deux pays voisins recevaient des réponses différentes.
Un mode de répartition fonctionnel finit peu à peu par
s'imposer. Le système définitif, établi par Louis XIV, reposait
sur quatre Secrétariats: la Maison du Roi (faisant imparfaitement
fonction de ministère de l’Intérieur), les affaires étrangères, la
guerre et la marine.
416 - Le chef de l'administration financière - - Jusqu'au
début du XVI° siècle, il n'y avait eu aucune structure unifiée de
l'administration financière. La nécessité de surveiller et de
diriger la caisse unique qui fut créée en 1523 (le Trésor de
l'Épargne) amena des créations successives qui débouchèrent sur
l'institution de la première structure unifiée de l'administration
financière: la Surintendance des Finances (1562-1661). E n
1661, averti des malversations du surintendant Fouquet, Louis
XIV le fit arrêter et juger, puis il supprima sa charge. Colbert fut
bientôt nommé Contrôleur général des finances et donna à cette
charge une importance qu'elle n'avait jamais eue. En effet, il
(195) Il faut d’ailleurs se garder de les désigner sous le nom de ministres. En effet, ce
mot existait déjà sous l'Ancien Régime et avait un tout autre sens que celui que nous
connaissons depuis la Révolution : il désignait exclusivement les membres du Conseil
d'En haut, qui était le plus important des conseils de gouvernement. Certes les
Secrétaires d'État (comme d'ailleurs le chancelier) étaient souvent ministres, parce
qu'ils avaient été appelés au Conseil d'En-Haut. Mais ce n'était pas obligatoire.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 2
275
s'arrogea la direction et le contrôle de toutes les questions
d'argent, c'est à dire l'administration publique toute entière,
supplantant définitivement le chancelier dans ses fonctions de
premier ministre.
Après Colbert, les Contrôleurs des finances héritèrent de
la situation qu'il avait créée. Toutefois, il demeura toujours des
différences entre eux et les anciens surintendants. En effet, le
Contrôleur général était un commissaire, nommé librement par
le Roi et révocable à tous moments. De plus, alors que le
surintendant avait le pouvoir de signer des mandats de paiement,
le contrôleur général ne reçut jamais cette prérogative qui
demeura le monopole du Roi. Il ne pouvait même pas prendre
un arrêté dans le cadre des lois et décrets, comme un ministre de
la République, Stricto sensu, il n'avait d'ailleurs aucun pouvoir
de décision : en matière financière, comme en d'autres, le
principe était que la décision relevait du Roi. Toutefois, le
contrôleur général était le principal conseiller financier du Roi et
il avait en fait avant la lettre un véritable ministre de l'Économie
et des Finances.
CHAPITRE 3
L'ORGANISATION
ADMINISTRATIVE LOCALE
417 - Une organisation commandée par un renforcement
croissant, mais circonscrit - L'essor de l'administration sous
l'Ancien Régime a fait qualifier la royauté française de cette
époque de "monarchie administrative" et l'on a fréquemment
parlé de "centralisation administrative" à son propos.
Certes les progrès de l'emprise étatique sur la société,
intervenus à cette époque, sont incontestables. Toutefois la
maîtrise du pays par le pouvoir royal demeurait limitée.
En effet celui-ci était gêné par l'extrême diversité des
structures administratives, si différentes de l'uniformité actuelle,
née de la Révolution française et de l'Empire. Dans le Midi, à la
périphérie de l'Hexagone, l'État rencontrait des différences de
langue et de moeurs, qui l'empêchait d'appliquer partout les
mêmes décisions. A quelques lieues de Paris, Louis XIV était
harangué en picard. Au-dessous de la Loire, il avait besoin d'un
interprète. Selon l'enquête de l'abbé Grégoire, à la veille de la
Révolution, un tiers des habitants du royaume ignoraient ou ne
faisaient que balbutier le Français. Et l'estimation est peut-être
sous-évaluée.
La royauté avait de surcroît des moyens restreints. Les
compétences étatiques, centrées sur la gestion du domaine, la
justice, les finances et l'armée, excluaient un grand nombre de
matières qui se sont avérées d'efficaces vecteurs de centralisation au XIX° et au XX° siècles. L'exemple le plus évident est
celui de l'éducation, qui échappait à peu près complètement à
l'État. Mais il ne faudrait pas oublier l'économie, dont les
Physiocrates désengagèrent l'État au nom de la liberté des
échanges, dans les années 1770. Dans son étroite sphère de
compétence, la monarchie disposait de possibilités fort comptées. Au sommet, elle n'avait pas de ministère de l'Intérieur
unifié, que le Secrétaire de la Maison du Roi ne remplaçaient
qu'imparfaitement. A la base, exception faite des Intendances, la
Couronne ne possédait pas de personnel administratif dépendant
et révocable. Dans les provinces, les Intendants disposaient bien
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 3
277
de la maréchaussée, chargée du maintien de l'ordre, mais elle ne
comprenait qu'un peu plus de 3.000 hommes pour l'ensemble du
royaume. Enfin il ne faut pas négliger l'incidence des contraintes
techniques imposées par l'époque. La France du XVII° siècle
était un pays où l'on voyageait en carrosse à cinq ou six
kilomètres à l'heure. Il fallait vingt jours pour faire un allerretour entre Paris et Lyon, en utilisant la combinaison diligencecoche d'eau. Faute de cartes et de statistiques sûres, l'État ne
connaissait que très imparfaitement son territoire et sa population. Au début du XVII° siècle, on croyait en France qu'il y
avait 17 millions de paroisses : une enquête de Sully en ramena
le nombre à 40 000. En 1684, une nouvelle carte apprit à Louis
XIV que la superficie de son royaume était d'1/3 inférieure à ce
que l'on s'imaginait. De même, jusqu'au milieu du XVIII° siècle,
on vivait sur l'idée d'une dangereuse dépopulation de la France,
alors que sa croissance démographique était très forte.
L'administration royale n'a jamais pu mener à bien un véritable
recensement, à la différence de certains pays mieux administrés
(et moins peuplés) comme l'Espagne et la Suède.
Aussi bien parait-il anachronique et dangereux d'utiliser le
terme de centralisation administrative (apparu après 1815) pour
rendre compte de l'ancienne administration française.
Celle-ci concernait d'une part les pays ou provinces
(sec.1), d'autre part les villes et villages (sec.2).
SECTION 1
L'ADMINISTRATION PROVINCIALE
418 - Un cadre territorial imprécis - Le vocabulaire
administratif de l'État ignorait les appellations de pays et de
provinces. Au-dessus des villes et villages, il ne connaissait que
des prévôtés, des bailliages, des sénéchaussées et des ressorts de
Parlements dans l'ordre judiciaire, des généralités (196) et des
élections en matière financière, des gouvernements pour les
affaires militaires. En d'autres termes, chaque administration
avait ses propres structures et il n'a jamais existé de relai unique,
analogue à nos régions actuelles.
(196) La généralité était une grande circonscription financière. En 1789, leur nombre
s'élevait à 26. Dans chacune se trouvait un bureau des finances, composé de trésoriers
de France, et, de manière tout à fait fortuite, un intendant.
278
La fabrique du droit français
La rationalité administrative pure aurait dû conduire à une
harmonisation, mais le poids de la tradition et le particularisme
de chaque service public l'ont empêché. D'ailleurs, aujourd'hui
encore, malgré la création des régions (1972), chaque administration ou presque conserve son propre découpage territorial
(ressorts des Cours d'appel, Recettes des Impôts, Régions militaires de défense, Académies, etc...).
Dans la langue courante, les termes de pays et provinces
étaient utilisés génériquement pour désigner toutes espèces
d'entités régionales d'origine très diverses.
Historiquement, on y rencontrait d'antiques districts romains (Périgord, Rouergue, Vivarais, Maine ou Anjou), de
vieux pagi de l'époque franque, perpétués sous la forme d'un
comté demeuré homogène (Boulonnais ou Poitou), et d'anciennes créations féodales (duché de Normandie, de Bretagne,
comté de Provence ou vicomté de Béarn). Cependant certaines
provinces n'étaient pas d'anciennes circonscriptions et puisaient
leur identité dans un même fond ethno-culturel (Labourd ou
Soule).
Leurs limites étaient extrêmement floues, car elles se
confondaient souvent avec des circonscriptions administratives
variées.
Certes, la Bourgogne, la Provence et la Bretagne s'étaient
incorporées à l'administration monarchique sans subir de
modifications territoriales et formaient tout à la fois un ressort
de Parlement, un pays d'États, un gouvernement, une généralité
et une intendance.
Mais la plupart des autres pays avaient moins de consistance. Il y avait plusieurs degrés dans cette incohérence qui
était le fruit de l'histoire.
La portée du nom de Languedoc a beaucoup varié dans le
temps. Au XIV° siècle, il désignait l'ensemble des pays du Midi
unis au domaine royal. On parlait également dans le même sens
de "pays d'oc". Au XV° siècle, on l'appliquait cette dénomination au ressort du Parlement de Toulouse, qui était très étendu.
Par la suite, le nom fut donné à un gouvernement qui allait
seulement du Toulousain au Vivarais et c'est ce territoire
restreint qui servit de base aux États provinciaux, à l'Intendance
du Languedoc et aux deux généralités languedociennes.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 3
279
Plus confuse était la situation de la province à laquelle on
donnait le nom de Guyenne et Gascogne, sans qu'il fut possible
de préciser avec certitude quelle différence comportait ces deux
appellations. L'époque féodale avait connu deux duchés
distincts : au sud de la Garonne, la Gascogne avec Bordeaux
pour capitale, au nord, la Guyenne centrée sur Poitiers. Unis au
XI° siècle, ils passèrent ensemble aux mains des Plantagenêts.
En 1204, Philippe Auguste ayant confisqué la plupart des pays
au nord de la Garonne, ce qui restait de la Guyenne fut confondu
avec la Gascogne. Lorsque l'ensemble revint à la couronne de
France, à l'issue de la guerre de Cent Ans, Bordeaux devint un
siège de Parlement, de gouvernement militaire, de généralité et
d'intendance...mais aucun de ces cadres territoriaux ne coïncidait
plus avec les limites de l'ancien duché de Gascogne.
Les pays situés dans le ressort du Parlement de Paris, qui
couvraient à peu près la moitié du royaume, posaient également
beaucoup d'incertitudes. Dans cette partie de l'Hexagone, les
anciennes entités féodales n'avaient pas, pour la plupart, pris
place dans l'administration monarchique. Ainsi, les bailliages,
gouvernements, généralités avaient-ils été délimités sans tenir
compte des traditions. A l'ouest, des pays comme le Maine,
l'Anjou ou la Touraine n'avaient plus aucune vie propre. A l'est,
la Bourgogne traditionnelle ne coïncidait ni avec le ressort du
Parlement de Besançon, ni avec la généralité de Dijon, ni avec
le gouvernement militaire.
Le nombre des provinces était lui-même incertain.
Lorsque l'Assemblée constituante voulut les recenser, elle en dénombra cinquante-deux en novembre 1789 ... et quatre-vingtneuf en février 1790. Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas
que le contenu des autonomies provinciales ait été très variable.
Sous-paragraphe 1 : La diversité des autonomies provinciales
La plupart des provinces se prévalaient de privilèges que
le Roi avait promis de respecter, quand elles étaient (r)entrées
dans le royaume. Quelques-unes mêmes, comme le Béarn ou la
Provence, considéraient que cette union ne les avait pas
incorporées à la France, mais unies "en qualité de co-État, de
nation principale et non subalternée".
Par-delà cette disparité, on peut mesurer le degré d'autonomie des provinces en s'attachant à deux privilèges essentiels (qui
280
La fabrique du droit français
se recoupaient largement) : le droit de consentir et de lever
l'impôt, le droit d'avoir une représentation autonome.
419 - Les pays d'élection - Ils devaient leur nom à celui
d'"Élus" (197) que portaient les agents qui composaient le bureau
des finances, installé dans chaque généralité. Toutefois, il y
avait bien longtemps qu'ils n'étaient plus choisis par les États
Généraux et étaient devenus des officiers royaux. Ces provinces
n'avaient aucun organe d'autonomie provinciale, soit qu'elles
n'en eurent jamais, du fait de leur rattachement direct au
domaine de la couronne, soit qu'elles perdirent le bénéfice de la
tenue de leurs États. Les pays d'élection se trouvaient pour la
plupart dans les ressorts des Parlements de Paris et de Bordeaux.
Au XVIII° siècle, ils couvraient les deux tiers du royaume.
420 - Les pays d'États - Ils se caractérisaient par une
assemblée des gens des trois états, qui délibérait et consentait
aux impôts, en jouant parfois un rôle très actif.
421 - Les pays de conquête ou d'imposition - C'étaient les
provinces réunies à la couronne depuis 1648 (Alsace, TroisEvêchés, Roussillon, Flandre, Artois, Franche-Comté, Corse et
Lorraine). Dans plusieurs de ces pays, les impôts étaient à
l'entière disposition du Roi, d'où l'appellation de pays d'imposition.
Aucun de ces pays ne possédait d'élections ou de bureaux
des finances antérieurement à leur union à la France. Le roi ne
jugea pas utile d'en établir. Il se contenta de faire administrer ces
pays par des intendants qui avaient toute sa confiance, plus
rarement d'y établir des états. Mais dans les années 1770, cette
emprise fut de plus en plus contestée.
Sous-paragraphe 2 : L'uniformité dans la représentation du roi
dans les provinces
421 - Des créations successives - La monarchie a créé
successivement des prévôts, des baillis, des gouverneurs et enfin
des intendants.
(197) Les Élus, qui remontaient aux états généraux de 1355 qui les avaient désignés
étaient nommés par le roi depuis la fin du XIV° siècle. Ils n’en conservèrent pas
moins leur nom initial.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 3
281
Ces différentes créations s'expliquent par une double
dynamique.
La première est l'indépendance croissante des agents de
l'administration locale, qui a conduit le roi à nommer de nouveaux agents, plus liés à l'État central, avant que ceux-ci ne s'en
émancipent à leur tour.
Le second élément à prendre en compte est la tendance à
la division des fonctions qui tendait à dépouiller les agents
d'administration générale au profit de techniciens plus spécialisés, rendant nécessaire l'institution de nouveaux agents généralistes afin de coordonner l'action de fonctionnaires trop
étroitement spécialisés. C'est ainsi que les baillis et sénéchaux,
qui étaient initialement des officiers à tout faire, avaient été
progressivement écartés des services spéciaux, au point qu'au
XVI° siècle, la royauté créa les gouverneurs et, au XVII° , les
intendants.
Il est évident qu'avec un tel système les conflits d'attribution étaient fréquents. Il revenait au roi de les régler. De plus
en plus, ses préférences allèrent aux intendants au point que les
baillis, les sénéchaux et les gouverneurs finirent par être réduits
à peu près à une sinécure.
422 - L'institution des intendants - C'est sous le long
ministère du cardinal de Richelieu (1624-1642) que la fusion
entre les maîtres de requêtes en tournée et les "intendants de
justice à la suite des armées" déboucha sur l'institution des
"intendants de justice, police et finances", investis à la fois de
pouvoirs de surveillance et de réformation. Sous les noms les
plus divers, ces agents furent envoyés de tous côtés pour affermir la centralisation politique. Louis XIV se borna à en établir
systématiquement un dans chaque généralité. Puis, l'institution
subsista sans véritables changements jusqu'à la fin de l'Ancien
Régime.
Les pouvoirs des intendants transparaissent clairement
dans leur titre officiel : "intendants de justice, police et finances,
commissaires départis pour l'exécution des ordres du roi". On
peut reprendre tous ces termes.
Le substantif d'intendants", qui procède du verbe latin
intendere (veiller à, s'appliquer à), indique que ces agents étaient
282
La fabrique du droit français
initialement des surveillants, des contrôleurs et non des organes
d'impulsion positive. Le glissement ne survint qu'ensuite.
Les intendants étaient en outre des commissaires, dont une
commission royale déterminait le statut et fixait les pouvoirs. A
l'origine la lettre était prise pour un temps limité et, même par la
suite, lorsque la limitation de durée disparut, à partir de 1661,
les commissaires restèrent en fonction pour un temps assez bref,
deux à cinq ans. A tous moments, ils pouvaient être révoqués
par le roi. En fait, la précarité de leur statut n'empêcha pas une
stabilité croissante de leurs fonctions. Certains restèrent en poste
vingt et même trente ans (comme Basville en Languedoc de
1685 à 1718). L'hérédité de fait dans la fonction devint
commune et à la fin du XVIII° des intendants en vinrent à
succéder à leurs pères dans leur propre intendance.
La lettre de commission déterminait leurs prérogatives, du
fait de l'absence de toute loi définissant les attributions dévolues
à ces agents. Mais on constate que les compétences exercées par
les intendants, surtout au XVIII° siècle, étaient infiniment plus
larges que ne le laisserait croire la lecture de ces lettres. La
cause de ce décalage est que le style des lettres de commission
s'est figé au XVII° siècle, si bien qu'au siècle suivant les
attributions y figurant restèrent celles des intendants du temps
de Richelieu.
Les intendants étaient "départis" en un lieu précis, dont le
ressort prit parfois le nom de département. Mais le terme ne fit
pas fortune et cette assignation territoriale, qui correspondait
ordinairement à la généralité, reçut plus volontiers l'appellation
d'intendance.
L'exécution des ordres du Roi était la vocation première de
l'intendant, départi en province à cet effet. Il était donc interdit
aux autorités locales de s'immiscer dans son administration. Il en
résultait que les Parlements ne pouvaient recevoir aucun appel
formé contre une mesure quelconque d'un intendant. Celui-ci
n'avait pas en principe de pouvoir décisoire dans les matières qui
relevaient de la compétence des autorités locales qu'il avait à
surveiller. Mais, sans même parler de situations d'exception où il
assuma les pleins pouvoirs, il obtenait facilement du Conseil ce
qu'il demandait. Par ailleurs, les nombreux services publics
spéciaux qui furent crées dans les deux derniers siècles de la
monarchie, pour lesquels les anciens officiers n'avaient pas de
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 3
283
compétence, furent attribués à l'intendant qui reçut en la matière
un pouvoir de décision autonome.
SECTION 2
L'ADMINISTRATION DES VILLES
ET DES COMMUNAUTÉS RURALES
Les derniers siècles de l'Ancien Régime maintinrent la
distinction entre les villes et les villages.
§ 1. Le statut des villes
423 - Un arrière-plan institutionnel demeuré apparemment inchangé - En apparence, les villes conservèrent leur
statut traditionnel. Un tout petit nombre de communes disparut :
une sous Henri IV, deux sous Louis XIII.
424 - Un statut affecté par la patrimonialité des offices et
le renforcement de la tutelle administrative - A la fin du XVII°
siècle, Louis XIV établit un nouveau système qui, malgré
quelques interruptions, se maintint jusqu'à la Révolution : les
magistratures urbaines furent transformées en offices patrimoniaux.
En outre l'administration urbaine fut affectée par une
réduction de l'autonomie des villes et un commencement d'uniformisation administrative.
Désormais, un certain nombre de dépenses furent soumises à une autorisation générale : les députations de la ville, les
déplacements, les engagements de procès. Par ailleurs et de
manière plus générale, les villes durent fournir l'état de leurs
recettes et de leurs dépenses chaque année à l’intendant pour les
rendre exécutoires. Celui-ci arrêtait lui-même l'état, lorsqu'il ne
dépassait pas une certaine somme, sinon il le soumettait au
conseil du roi, autant dire au contrôleur général des finances. De
même, en cas de levées de nouvelles taxes, l'intendant s'en
remettait au Conseil du Roi. En somme, les villes étaient
mineures, les intendants, leurs tuteurs et le Conseil du Roi, un
juge des tutelles.
§ 2. Les communautés rurales ou paroisses
425 - L'émergence progressive d'une nouvelle collectivité
locale - Au début des Temps Modernes, la plupart des
284
La fabrique du droit français
communautés rurales n'avaient jamais obtenu de charte et étaient
restées soumises à l'autorité des seigneurs justiciers. Malgré le
renforcement de la tutelle étatique, les seigneurs conservaient
donc sur les habitants de leur seigneurie des droits de puissance
publique, notamment le jugement de tous les procès civils et
criminels et la faculté de lever des tailles, des péages et autres
taxes.
Cependant, ces communautés n'en disposaient pas moins
d'une existence propre qui s'était développée par la force des
choses. Cette association spontanée se cristallisa autour d'intérêts économiques, l'administration des "communaux", et spirituels, l'entretien de l'église. Les habitants d'une même paroisse
s'assemblaient pour délibérer sur leurs intérêts communs. S'ils
ne pouvaient pas nommer de magistrats, ils pouvaient toujours
désigner des procureurs, comme n'importe quelle personne
privée. Leur personnalité juridique émergea peu à peu et on en
vint même au XVIII° siècle à la considérer comme de droit
naturel. La reconnaissance administrative couronna cette
évolution. Si la monarchie absolue la favorisa, elle n'omit
cependant pas de soumettre les communautés à sa tutelle, qui fut
aussi étroite que sur les bonnes villes.
426 - L'organisation des communautés rurales - L'assemblée générale et les procureurs qui étaient déjà apparus au
Moyen Âge prirent davantage de régularité. La couronne s’en
servit comme relais de l’administration monarchique.
Du point de vue religieux, l'État avait transformé en
obligations juridiques positives un certain nombre d'obligations
morales posées par l'Église. Les habitants de la paroisse furent
ainsi tenus par la "fabrique" d'une église là où il n'y en avait pas
et par son entretien, ainsi que celui du presbytère et du
cimetière. Ils devaient également d'autres obligations, telle que
l'assistance des indigents et l'entretien d'une école.
D'un point de vue strictement temporel, les représentants
de la communauté pourvoyaient à l'entretien des ouvrages
publics, dressaient le rôle des tailles et géraient les biens
communaux. Mais aucune de leurs délibérations n'était souveraine. A compter d’une déclaration royale de 1659, elles ne
furent exécutoires qu'après avoir été approuvées par l'intendant.
CHAPITRE 4
L'ORGANISATION JUDICIAIRE
L'organisation judiciaire fut parmi les institutions léguées
par le Moyen Âge à la monarchie absolue celle qui connut le
moins de transformations. Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime,
elle demeura dans ses grandes lignes au point où elle était déjà
au commencement du XVI° siècle.
La continuité organisationnelle de l'administration judiciaire procède essentiellement de la patrimonialité des offices.
Les magistrats propriétaires de leurs charges furent en effet les
meilleurs garants du statu-quo, de crainte qu'une réforme du
système ne les privent des droits qu'ils avaient sur leurs offices.
SECTION 1
LE STATUT DES MAGISTRATS
427 - Les conditions d'accès à la magistrature : l'acquisition de la finance et la délivrance du titre - A l'exclusion du
premier président de chaque cour supérieure, tous les juges
étaient propriétaires de leur charge, ou plus précisément de la
finance que comportait celle-ci. En effet, la doctrine avait en
effet dégagé ingénieusement deux éléments, constitutifs de
l'office : le titre et la finance. La finance était l'élément patrimonial de l'office. Le titre était l'office proprement dit, le droit
d'exercer les prérogatives de puissance publique qui lui étaient
attachées. En théorie, il n'était pas vénal: on disait qu'il
s'obtenait exclusivement par lettres de provision émanées du roi.
Pour cela le candidat devait satisfaire à un certain nombre de
conditions. Outre les conditions d’âge, de catholicité et de
moralité, le futur officier devait être gradué en droit, c'est à dire
au moins licencié.
En principe, il fallait trois ans d'études pour soutenir sa
thèse et accéder ainsi à la licence, mais les Facultés de droit était
d'aussi piètre niveau que l'hypothèse d'un échec paraissait
totalement exclue des préoccupations des familles. D'autant que
les assouplissements n'étaient pas rares. J.-M. Roland, ministre
286
La fabrique du droit français
sous la Révolution, a raconté qu'en 1770 il avait passé sa licence
à Reims en sept jours.
Malgré cela, le niveau moyen des juges n'en était pas
moins correct. En effet, pas plus qu'il ne viendrait à l'esprit de
s'improviser menuisier sans avoir jamais touché une pièce de
bois, nul ne briguait la magistrature sans avoir des notions
suffisantes de droit. Il y allait de l'amour-propre personnel mais
aussi de l'honneur familial.
428 - Les droits et devoirs des officiers de justice - Une
fois en possession du titre, l'officier disposait de la plus grande
indépendance, en raison de la règle d'inamovibilité.
Celle-ci ne pouvait être écartée qu'en cas de crime flagrant
et gravissime, comme la forfaiture. La destitution entraînait la
confiscation du titre, mais, sauf en cas de crime de lèse-majesté,
elle laissait subsister la finance. L'officier destitué conservait
donc le droit de présenter un candidat pour lui succéder.
Le système ne connaissait pas de limite d'âge et excluait
toute possibilité de mise à la retraite anticipée. Les officiers
pouvaient rester en fonction jusqu'à la fin de leur vie. Affaire de
famille, la justice des offices ressemble par certains côtés aux
manufactures du XIX° siècle, avec la même impatience des
héritiers attendant en vain l'effacement d'un patriarche bien
décidé à rester le maître jusqu'au bout.
Les difficultés chroniques des finances royales ne permirent jamais d'envisager la rémunération des officiers sur les
seuls fonds publics. Certes les magistrats recevaient des gages,
qui constituaient la rémunération officielle versée par le roi.
Mais celle-ci était d'un montant très faible.
Cette situation amena inévitablement les officiers à
s'attribuer un complément de revenu payé par les administrés.
En raison de la gratuité du service de justice, les magistrats, à la
différence des officiers de finances et des officiers domaniaux,
ne purent pas bénéficier d'un barème légal de rémunération des
actes et des affaires traités. Il en a résulté le développement de la
pratique des "épices".
Les "épices" étaient des redevances pécuniaires réservées
aux magistrats ayant accompli un travail supplémentaire dans la
mise en état d'un procès, soit en faisant l'instruction d'une cause
criminelle, soit en rédigeant un rapport destiné à ceux qui
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 4
287
rendaient le jugement. Cette appellation vient du fait qu'au
Moyen Âge, lorsque cette coutume n'était encore qu'un usage
courtois, elle était ordinairement acquittée en produits exotiques,
alors fort rares. D'où le nom d'épices qui lui resta attaché, même
après que le poivre, le gingembre ou la cannelle se furent
convertis en sommes d'argent versées par les plaideurs. De
manière obligatoire. En effet, le cadeau spontané des justiciables
qui avaient gagné leur procès se transforma en une redevance
obligatoire versée aux magistrats à divers stades de la procédure.
Malgré toutes les limitations, les juges purent tout de même
multiplier leurs gages par quatre à cinq.
SECTION 2
L'EXERCICE DE LA JUSTICE
Il peut être envisagé en distinguant l'exercice de la justice
déléguée par les différents tribunaux du royaume et celui de la
justice retenue par le roi lui-même. Mais avant cela, il n'est pas
inutile de brosser à grands traits les principaux caractères de la
procédure.
§. 1. Les grands traits du droit processuel
Il se caractérise désormais par deux procédures nettement
tranchées: la voie ordinaire (de type civil), qui concernait les
litiges privés et les infractions mineures (donnant lieu à des
amendes) et la voie extraordinaire (de type pénal), relatives à la
plupart des crimes et délits.
429 - La procédure civile - C'est une procédure restée
orale, publique et contradictoire, conformément à la codification
réalisée dans l'ordonnance de 1667.
430 - La procédure pénale - Ses traits inquisitoriaux n'ont
pas cessé de s'aggraver. C'est une procédure secrète, tant pour
l'instruction que pour le jugement, (telle que l'avait consacré
l'ordonnance de 1498). Les avocats en sont exclus (depuis
1539).
Elle pouvait donner lieu à la torture, que l'ordonnance
criminelle de 1670 avait cru devoir maintenir, en l'entourant
d'un certain nombre de garanties. L'ordonnance prescrit notamment l'appel automatique des jugements de torture.
288
La fabrique du droit français
En pratique, la question préparatoire, qui avait pour objet
d'obtenir l'aveu d'un accusé, contre lequel des charges lourdes
mais insuffisantes avaient été réunies, devint de plus en plus
rare. Louis XVI consacra cette évolution en abolissant le
procédé en 1780.
La question préalable, qui était infligée à un condamné à
mort, avant son exécution, afin de lui faire dénoncer ses
complices, déclina également, quoique de manière moindre, car
on la créditait d'une plus grande efficacité et surtout elle
s'exerçait sur un coupable avéré. Elle était encore en vigueur,
lorsque Louis XVI la supprima en 1788 (198).
§. 2. L'exercice de la justice déléguée
431 - Un labyrinthe confus - L'effarante complexité des
institutions juridictionnelles d'Ancien Régime est bien connue.
Les tribunaux étaient trop nombreux avec des compétences
enchevêtrées.
L'exemple d'Arras est très révélateur. Cette petite ville de
22.500 habitants à la fin du XVIII° siècle n'accueillait pas moins
de 13 juridictions où siégeaient 62 magistrats. Le service des
auxiliaires de justice mettait en concurrence 87 avocats, 50
procureurs et 25 notaires.
Même si notre système actuel est loin d'avoir réglé le
problème, celui d'avant 1789, qui s'était constitué au fil des
siècles sans aucun plan d'ensemble, y ajoutait apparemment une
absence totale de rationalité. Il s'avère ainsi impossible de
dresser une carte exhaustive des juridictions de l'ancienne
France : dès que l'on quitte les vingt villes ou siégeaient les
cours supérieures, pour s'aventurer à l'intérieur de chaque
ressort, les pistes se brouillent de manière inextricable. C'est
ainsi qu'il y avait des prévôtés, des justices royales de première
instance, qui relevaient directement d'un Parlement par voie
d'appel, mais il y en avait d'autres qui ressortissaient à des
présidiaux ou à de simples bailliages...et même quelquefois à
des cours seigneuriales !
(198) Cette abolition était contenue dans la réforme Lamoignon, qui ne fut jamais
appliquée en raison de l'opposition des parlements.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 4
289
Si l'on s'en tient à un schéma assez général, on peut
commencer par distinguer les juridictions de droit commun et
les juridictions d'exception.
I. Les juridictions de droit commun
On en rencontre à trois niveaux : au bas de l'échelle, dans
le ressort des bailliages et enfin au sommet avec les "cours
supérieures".
431 - Les juridictions inférieures et subalternes - A la base
et de manière générale, les petits tribunaux de droit commun
auxquels s'adressaient le plus souvent les plaideurs étaient les
justices "inférieures" et, éventuellement, les justices "subalternes". Les unes relevaient directement du roi, les autres des
seigneurs, par délégation du roi.
Les justices royales "inférieures" étaient les prévôtés. Leur
compétence civile excluait les causes privilégiées, les cas
royaux, les causes bénéficiales et présidiales. Leur compétence
pénale n'excluait que les jugements des crimes commis par les
vagabonds.
Les cours seigneuriales étaient toujours vivaces dans un
grand nombre de ressorts, en dépit de certaines velléités abolitionnistes de la royauté. On en comptait près de 4000 dans la
seule Bretagne au début du XVIII° siècle. Là où elles existaient,
elles recevaient en principe les procès en première instance.
La royauté n'alla jamais jusqu'à supprimer ces juridictions,
dont les réformes successives avaient fait un tribunal qui
contribuait utilement à la police des campagnes (et des petites
villes). Une ultime retouche, en 1788, limita leur rôle à la justice
civile.
432 - L'appel à l'encontre des décisions rendues par les
juridictions inférieures et subalternes - En général, un procès
jugé en première instance ne s'arrêtait pas là. Les plaideurs
pouvaient faire appel ou plutôt former des appeaux contre les
décisions des juges inférieurs et subalternes. En effet ce pluriel
archaïque d'appeaux souligne mieux que la forme actuelle l'une
des singularités de l'ancien droit. Sauf exception en matière
criminelle, les plaideurs n'agissaient pas une fois et une seule,
comme dans notre système qui n'admet normalement que deux
290
La fabrique du droit français
degrés de juridiction. Ils pouvaient, s'ils le souhaitaient,
accumuler les appels, les uns après les autres, sur plusieurs
degrés...et parfois en rond, pendant un délai que l'ordonnance de
1667 ramena de trente à trois ans.
Dans le cas d'un appel porté à l'encontre d'une décision
seigneuriale, la saisine de la cour prévôtale était la situation la
plus fréquente. Mais, déjà à ce simple stade, les choses
pouvaient se compliquer et le justiciable devait parfois passer
par plusieurs degrés de justices seigneuriales avant de pouvoir
saisir un tribunal royal.
En ce qui concerne un appel porté à l'encontre d'une
décision prévôtale, la saisine du tribunal de bailliage ou de
sénéchaussée compétent demeurait la situation la plus banale.
Jusqu'en 1522, les litiges en restaient souvent à ce stade
car le troisième degré de juridiction le plus courant, le
Parlement, n'était pas à la portée de toutes les bourses, compte
tenu de son éloignement géographique.
Mais après que l'édit de 1552 eut créé soixante présidiaux
comme juridictions intermédiaires, le troisième degré de
juridiction se généralisa et permit l'appel en quatrième instance,
voire en cinquième et plus.
433 - Les parlements et autres cours supérieures - Le
réseau des Parlements et des cours supérieures comportait neuf
juridictions au début du XVII° siècle. Cette augmentation
continua en sorte qu'en 1789, le nombre des Parlements s'élevait
à treize, avec des ressorts territoriaux très inégaux. Ainsi le
ressort du Parlement de Paris comprenait près de la moitié du
royaume, y compris quelques pays de droit écrit
Si les Parlements avaient une compétence extra-judiciaire
qui les faisait participer à la fonction législative, par le droit
d'enregistrement, de remontrances et celui de prononcer des
arrêts de règlement, ils étaient d'abord et surtout des cours de
justice.
Leur compétence était en principe une compétence d'appel, mais, en raison de leur importance, un certain nombre
d'affaires leur étaient déférées en première instance.
Ratione personae, les Parlements connaissaient en première instance de certains procès, en raison de la condition du
défendeur ou de l'accusé, soit qu'il fut un personnage de haut
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 4
291
rang, prince du sang, grand officier de la couronne, duc ou pair,
soit une personne morale privilégiée, bonne ville, université ou
hôpital, soit enfin un officier royal du ressort, pour les causes
criminelles.
Ratione materiae, les Parlements étaient compétents en
première instance pour ce qui concernait les procès relatifs aux
droits du Roi, au domaine de la couronne et aux apanages
concédés aux fils de France.
Nombreuses étaient les juridictions qui relevaient en appel
des Parlements : les plus importantes justices seigneuriales, les
cours d'Église, les tribunaux royaux de droit commun, notamment les sièges de bailliages et de sénéchaussées, et divers
tribunaux royaux d'exception, comme la connétablie, l'amirauté,
la réformation des eaux et forêts et les juges des universités.
II. Les juridictions d'exception
Les justices "extraordinaires", dites également "d'exception" ou "d'attribution", étaient spécialisées dans des litiges
professionnels ou administratifs.
434 - Une ancienne raison d’être- Leur plus ancienne
raison d'être était le respect de la vieille tradition coutumière du
jugement par les pairs, que l'Église fut la première à invoquer
pour justifier le privilège de clergie. Dans la société laïque, elle
s'est tout naturellement appliquée aux gens des métiers lorsque
le litige ou l'infraction était lié à l'exercice de la profession :
concurrence déloyale, situations de monopole, violation des
statuts du métier, fraudes et tromperies sur le travail ou la
marchandise relevaient ainsi de la compétence des Jurandes. Un
raisonnement identique a donné naissance aux "juges et
consuls", ancêtres des tribunaux de commerce. De même les
procès des gens de mer étaient portés devant des cours particulières, les amirautés, les affaires criminelles des gens de guerre,
devant les prévôts des maréchaux et, en appel, devant la
connétablie, sorte de cour suprême des forces armées.
435 - La prolifération des juridictions d'exception en
matière administrative - En matière administrative, s'est peu à
peu forgée la règle coutumière suivant laquelle tout organe
administratif était juge du contentieux pouvant résulter de ses
292
La fabrique du droit français
activités. Il en a résulté l'apparition d'autant de hiérarchies de
juridictions dans l'administration contentieuse qu'il y avait de
secteurs dans l'administration active : les Greniers à Sel qui
géraient la gabelle en étaient aussi les juges, les Tables de
Marbre des Eaux et Forêts connaissaient des causes relatives à
cette partie du domaine public. De même les Chambres des
comptes en matière domaniale, les Cours des aides en matière
fiscale et la Cour des monnaies pour le monnayage et ses
contrefaçons faisaient chacune figure de cour suprême dans leur
propre secteur. Il en était de même du Conseil du Roi, qui
recevait les appels formés à l'encontre des décisions rendues par
les tribunaux d'intendance.
Comme au Moyen Âge, les juridictions d'exception se
groupaient en deux catégories : les juridictions dépendant des
Parlements et celles qui relevaient à des cours souveraines
spéciales (en l'occurrence des cours financières).
§ 3. L'exercice de la justice retenue par le Roi
436 - Le principe de la souveraineté judiciaire du roi- La
souveraineté judiciaire du roi impliquait que celui-ci restât
maître de juger qui il voulait, quand il voulait et comme il
voulait. Seul dans son cabinet, s'il le souhaitait, comme dans
l'affaire du collier de la Reine en 1785-1786. C'est ce qu'illustre
la réplique fameuse de Louis XIII : "C'est une erreur grossière
de s'imaginer que je n'ai pas le droit de juger qui bon me semble
où il me plaît". Le souverain pouvait même retirer (par le
mécanisme de l'évocation) un litige à l'un de ses juges. En
d'autres termes, un exposé de la justice retenue sous l'Ancien
Régime doit préalablement renoncer à tout esprit de système : le
monarque jugeait en utilisant les moyens d'intervention les plus
variés...et les plus inattendus. Quatre possibilités méritent d'être
examinées : la justice du roi en son conseil (n° 437), la justice
des maîtres des requêtes de l'hôtel du roi (n° 438) la justice des
commissaires du roi (n° 439) et la justice par lettres royaux (n°
440).
437 - La justice du Roi en son Conseil - Le Roi pouvait
toujours juger en premier et dernier ressort tout litige déféré à
lui directement par un placet, c'est à dire une requête écrite
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 4
293
remise dans la main du souverain, suivant un usage qui subsista
jusque sous Louis XIV.
Pour jouer ce rôle, le roi avait d'abord songé à détacher de
son conseil une cour spéciale de justice, le "grand conseil", qui
ne tarda pas à entrer en décadence. Il le confia ensuite à son
conseil d'état privé.
En toutes hypothèses, les avocats au Parlement jugés trop
âpres au gain furent exclus de la procédure. Celle-ci fut réservé
à des avocats au Conseil. Apparus au XVI° siècle, leurs charges
furent érigées en offices vénaux en 1643. Leur nombre définitif
fut fixé à 70 par un édit de septembre 1738. Leur fonction et leur
monopole subsistent aujourd'hui dans les 60 charges d'officiers
ministériels, formant l'Ordre des avocats au Conseil d'État et à la
Cour de Cassation.
438 - La justice des commissaires du Roi - Il s'agissait le
plus souvent d'une justice d'exception temporairement mise sur
pied pour traiter d'une catégorie d'affaires déterminées (souvent
des crimes politiques), ou pour trancher toutes espèces de litiges
de droit commun dans une région où des troubles interdisaient
l'exercice normal de la justice. Les plus célèbres furent les
"Grands Jours d'Auvergne" en 1665.
439 - La justice des maîtres des requêtes de l'Hôtel du
Roi- Dès le XIII° siècle des "bourgeois du roi" avaient acheté
très cher le privilège de n'être jugé que par les tribunaux royaux.
C'est à peu près à la même époque que la monarchie avait créé
les maîtres des requêtes : des praticiens du droit chargés
d'étudier les demandes de ceux qui s'adressaient au roi pour se
faire rendre justice. Par la suite, le souverain laissa à ces officiers la tâche de juger à sa place les affaires qui lui étaient
déférées, ce qui aboutit à la formation d'une nouvelle juridiction
les "Requêtes de l'Hôtel". Sa compétence s'étendit à un certain
nombre de privilégiés du roi : les autres membres de son hôtel,
ses officiers, puis la liste ne cessa de s'allonger.
440 - La justice par lettres royaux - Il s'agissait d'ordres
ponctuels adressés par le roi qui s'imposaient aux autorités
publiques les ayant reçus. Les "lettres royaux" englobaient les
actes les plus variés, notamment les lettres de cachet et les
lettres de grâce.
294
La fabrique du droit français
Si les lettres de cachet pouvaient être rendues à l'initiative
du Roi (du lieutenant de police de Paris, ou des intendants des
provinces), afin d'assurer le maintien de l'ordre public (199), elles
étaient le plus souvent sollicitées par des particuliers pour des
motifs d'ordre privé, tels que le désir d'un père ou d'un proche
parent de briser un projet de mariage, d'ôter à un prodigue
l'occasion de dilapider ses biens ou d'empêcher une brute de
terroriser sa femme et ses enfants. Elles émanaient souvent de
familles en vue, pour faire interner les fous, enfermer pour
quelque temps les déviants graves dans l'espoir de les corriger,
ou bien pour soustraire par un emprisonnement des délinquants
ou des criminels à un procès dont le scandale éclabousserait
toute leur parenté. Ces internements n'étaient accordés qu'avec
beaucoup de prudence, à la suite d'une enquête sérieuse. En
effet, la royauté délivrait beaucoup moins de lettres de cachet
qu'il ne s'en demandait. Par ailleurs, d'une façon générale, les
délinquants enfermés de cette manière se trouvaient moins
sévèrement punis que s'ils avaient été traduits en justice. La
persécution religieuse mise à part, ce procédé a été très rarement
utilisé pour les affaires d'État ainsi que les délits d'opinion et il
paraît avoir été une institution socialement utile.
A compter de la seconde moitié du XVIII° siècle, l'opinion
éclairée s'éleva contre la pratique. Mirabeau, qui avait été
interné (à la demande de son père) au donjon de Vincennes de
1777 à 1780 publia en 1782 son Essai sur les lettres de cachet et
les prisons d'État, qui exacerba encore un peu plus la
polémique. Celle-ci déboucha sur leur abolition, le 23 juin 1789.
Celle-ci n'a pas suffi à tuer le mythe. C'est ainsi qu'entre
un très grand nombre de dates possibles, la République française
a choisi le 14 juillet 1789 pour fête nationale. Le jour de la prise
de la Bastille, la célèbre prison d'État dans laquelle on retenait
les internés par lettres de cachet. Pourtant, ce jour là, les
émeutiers ne libérèrent que cinq criminels et deux fous (lesquels
furent renfermés discrètement dès le lendemain).
(199) A ce titre, elles ont souvent été utilisées en matière politique. C'est ainsi que
Voltaire fut embastillé à deux reprises (en 1717 et 1726), que Diderot fut enfermé à
Vincennes (1749) pour ses "Pensées philosophiques" et que l'avocat Linguet fut
incarcéré pendant deux années (1782-84) pour avoir critiqué le gouvernement au-delà
du tolérable.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 4
295
Les autres "lettres royaux" permettaient de gracier un
prisonnier, de surseoir à l'exécution d'un arrêt civil ou criminel,
de remettre sa faute à un condamné, de reprendre l'examen d'une
cause perdue. Aucune formalité n'était requise, comme le
montre l'exemple de Louis XIV qui, rencontrant une chaîne de
galériens qui se portèrent à ses genoux, choisit de les gracier.
Sauf semble-t-il en un cas unique (dans la condamnation de
Fouquet en 1664), l'intervention du roi se fit toujours dans le
sens de l'adoucissement. Comme on le voit, "l'arbitraire est un
tout où coexistent le meilleur et le pire". Il s'appliquait
également au civil et là où le triomphe du droit aurait été celui
de l'injustice, l'intervention royale sauvait l'équité, en réouvrant
des délais forclos, en prenant des lettres de répit ou de surséance
ce qui permettait au débiteur de bonne foi d'obtenir un moratoire.
CHAPITRE 5
UNE ÉGLISE DÉSORMAIS SOUMISE
À LA COURONNE
441 - La reconnaissance par l'État de la place éminente
de l'Église - Le concordat de 1516 avait réglé le problème
séculaire des rapports entre la monarchie et le Saint-Siège et
notamment la question de la provision des bénéfices.
La monarchie absolue résolut progressivement le conflit
religieux, né de la Réforme, en cantonnant le protestantisme
dans une aire délimitée, puis en le réduisant, avant de l'interdire
tout à fait, avec l'édit de Fontainebleau (1685).
Ce n'est qu'en 1787 que l'édit de Versailles interdit que
"ceux qui ne font pas partie de la religion catholique" soient
"troublés et inquiétés". Il permit aux protestants d'accomplir
tous les actes de la vie privée devant le curé, ou le juge royal
(notamment de se marier, de déclarer la naissance de leurs
enfants et de disposer de leurs biens par testament sans avoir à
renier leur foi). Toutefois le culte public et l'accès aux charges
de judicature leur demeurèrent interdit.
En contrepartie de cette reconnaissance par l'État de la
place éminente de l'Église catholique et de ses droits exclusifs,
la royauté entendit se la soumettre. Il en résulta un conflit entre
gallicans (favorables à l’indépendance de l’Eglise de France à
l’égard de la Papauté) et les ultramontains. L'appui de la
Couronne fut décisif dans la victoire des premiers.
Le phénomène peut être appréciée à trois niveaux : le
patrimoine ecclésiastique (§ 1), la discipline intérieure à l'Église
(§ 2) et son système juridictionnel (§ 3).
§ 1. Le patrimoine ecclésiastique
442 - La fortune de l'Église - La richesse foncière et
mobilière de l'Église de France était considérable à la fin de
l'Ancien Régime.
Les spécialistes évaluent son patrimoine foncier de 7 à
11% de la superficie du territoire
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 5
297
S'agissant de la propriété mobilière, le clergé percevait de
la dîme un revenu considérable.
Globalement, les ressources annuelles de l'Église peuvent
être évalués à 175 M. l'an. En contrepartie, elle versait le "don
gratuit" à l'État (3,4 M. en 1787) et assurait surtout un certain
nombre de services publics : l'état-civil, l'assistance et l'enseignement.
Les curés étaient officiers d'état civil. Depuis 1667, ils
tenaient des registres en double (l'un pour la paroisse, l'autre
pour le greffe du bailliage). Ceux-ci mentionnaient les baptêmes
(qu'ils enregistraient depuis 1539), les mariages et les décès
(enregistrés depuis 1579). Ils délivraient des copies et recevaient
les testaments.
L'enseignement primaire était essentiellement assuré par
eux. Depuis un édit de 1698 il devait exister une école par
paroisse et, avec la collaboration des ordres religieux, sous le
règne de Louis XVI, il est probable que 75% des paroisses
avaient une école et qu'un petit Français sur deux fréquentait un
établissement scolaire (200). L'enseignement secondaire, qui
concernait une cinquantaine de milliers de garçons, approximativement un sur cinquante -à peu près le rapport en vigueur
au milieu du XIX° siècle- était essentiellement dispensé par les
congrégations (qui géraient environ 350 collèges en 1760). En
revanche, même si elles étaient presque toutes des fondations
d'Église (pontificales pour les plus anciennes) et si les Ordres
mendiants y demeuraient présents, les universités, au nombre de
24, avaient déjà un personnel presque entièrement laïcisé et le
(200) On a volontiers sur le rôle éducatif de l'Église une vision fausse et manichéenne,
consistant à opposer un clergé obscurantiste aux Lumières, favorables à la diffusion
de l'instruction. Sans vouloir remplacer un cliché par un autre, la réalité des choses
était plus complexe. Ainsi l'Église considérait comme un devoir d'enseigner "non
seulement les points fondamentaux de notre Foi, mais encore, autant qu'il peut se
faire, à lire et à écrire..." (Statuts synodaux du diocèse de Coutances/ 1682) et saint
Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719) fonda en 1691 la congrégation des Frères des
écoles chrétiennes, destinée à assurer l'instruction gratuite des enfants pauvres. A
l'inverse, plusieurs représentants des Lumières étaient hostiles à l'éducation des
masses. La Chalotais, dans son "Essai d'Éducation nationale" (1763), loué par
Voltaire, reprochait ainsi aux Frères des écoles chrétiennes d'alphabétiser "des gens
qui n'eussent dû apprendre qu'à dessiner et à manier le rabot et la lime...le bien de la
société demande que les connaissances du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses
occupations". Et Voltaire lui-même estimait "essentiel qu'il y ait des gueux ignorants
(...) Ce n'est pas le manoeuvre qu'il faut instruire, c'est l'habitant des villes (...) quand
la populace se mêle de raisonner, tout est perdu".
298
La fabrique du droit français
contrôle du Roi et de ses parlements s'était largement substitué à
celui de la papauté.
Les maisons de soins, que l'on appelait traditionnellement
hôtels-Dieu, provenaient également de fondations pieuses. Leurs
qualités s'avéraient très inégales, entre ces deux extrêmes
qu'auraient pu représenter l'hôtel-Dieu de Paris (tristement
réputé pour sa vétusté, son manque d'hygiène et sa mortalité) et
l'hôpital de la Charité (admirablement tenu par les frères de
Saint-Jean de Dieu). Mais, en ce domaine encore, le développement de la puissance étatique était bien amorcé. Ainsi dès le
XVI° siècle, les maisons de soin furent placés sous la tutelle des
juges royaux et, dans la seconde moitié du XVII° siècle, l'État
intervint directement, comme en témoignent la création des
Hôpitaux généraux (1656), chargés simultanément des soins et
de l'enfermement, et celle des dépôts de mendicité (1769).
443 - Les droits du Roi sur le patrimoine de l'Église- Un
principe reçu depuis longtemps voulait que le roi ait la haute
main sur le patrimoine ecclésiastique situé dans son royaume.
Les thèses gallicanes vinrent réactiver cette doctrine et permirent de régler au profit du roi le problème de deux droits sur
les bénéfices qui n'avaient pas été mentionnés dans le concordat.
Sa prérogative traditionnelle lui permettant de pourvoir les
évêchés vacants fut étendue par une déclaration du 10 février
1673.
Le droit non moins traditionnel d'obtenir du clergé des
subsides fut étendu. Certes, en principe l'Église, dont les biens
étaient affectés au service de Dieu et aux pauvres, jouissait de
l'immunité fiscale et, en théorie du moins, ceci ne fut pas remis
en cause sous l'Ancien Régime. Juridiquement le roi accepta que
la contribution de l'Église de France prit la forme d'un "don
gratuit", qui permit de sauver les apparences. En pratique, il
s'agissait bel et bien d'un impôt et la Couronne se reconnut
jusqu'au droit de lever une imposition d'office, sans requérir le
consentement des intéressés. Toutefois l'importance du
prélèvement demeura modeste. On peut établir qu'il équivalait à
peu près à une charge moyenne de 3 à 4 M.£, soit 3% des
recettes royales pour les années 1775-1789.
Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 5
299
§ 2. La discipline ecclésiastique
444 - La représentation temporelle de l'Église L'institution des assemblées du clergé de France est née au XVI°
siècle de l'usage de réunir des prélats pour négocier les
contributions financières. Nées de préoccupations fiscales, elles
demeurèrent des assemblées temporelles qui, à la différence des
conciles nationaux, ne pouvaient pas -en principe- traiter de
questions spirituelles. Dans l'intervalle des sessions, l'ordre du
clergé disposait d'un certain nombre d'institutions permanentes.
445 - La tutelle de l'État sur l'Église - Le roi se reconnut
compétent pour maintenir l'ordre religieux, surveiller les clercs,
empêcher les schismes et toutes les occasions de scandale.
La surveillance du roi fut appliquée avec rigueur. En ce
qui concernait le clergé séculier, elle était particulièrement
attentive à l'égard des évêques : obligation leur était faite de
visiter et d'inspecter chaque année une partie de leur diocèse, y
compris les monastères. A contrario, il leur était défendu de
sortir du royaume sans autorisation royale. Il leur fallait aussi
celle-ci pour se réunir en concile. Quant au clergé régulier,
aucune corporation religieuse ne pouvait se constituer dans le
royaume sans une autorisation délivrée par lettres patentes et les
compagnies anciennes pouvaient être réformées par la seule
autorité du roi, voire supprimées. L’exemple le plus célèbre est
l’interdiction des Jésuites par l'édit de novembre 1764.
La police temporelle s'étendit même à l'administration des
sacrements. A partir de l'ordonnance de Blois de mai 1579 un
certain nombre de textes réglementèrent le consentement au
mariage dans un sens très restrictif, conforme aux intérêts des
familles, sinon à la liberté des intéressés. A l'époque de la
querelle janséniste, sous le règne de Louis XIV, la puissance
laïque s'immisça même dans l'administration de la pénitence et
de l'eucharistie. Sous Louis XV, elle intervint dans la querelle
du Quiétisme.
Comprises à la façon des légistes, si favorables au pouvoir
royal et si peu soucieux d'une quelconque autonomie de l'Église
par rapport à la royauté, les "libertés de l'Église gallicane"
n'étaient que servitudes.
Ces doctrines eurent, au moment de la Révolution, leur
aboutissement logique dans la constitution civile du clergé du 12
300
La fabrique du droit français
juillet 1790, par laquelle l'autorité temporelle prétendit organiser
unilatéralement l'Église de France, sans s'occuper du SaintSiège.
§ 3. La justice ecclésiastique
446 - Un déclin irrémédiable - Depuis le XVI° siècle, le
déclin de celle-ci avait relégué les officialités à un rôle second.
Les règles fixant les relations juridictionnelles entre l'Église et
l'État furent définitivement arrêtées dans l'édit portant règlement
pour la justice ecclésiastique d'avril 1695.
447 - Des compétences résiduelles- En définitive, les
officialités ne restèrent exclusivement compétentes qu'en matière strictement spirituelle pour tout ce qui touchait aux
sacrements et à la discipline interne, avec de surcroît des empiétements inquiétants de l'État, concernant la révélation du secret
de la confession.
Le privilège de clergie se réduisit à peu de chose. Au
pénal, il n'avait plus guère de consistance depuis le XVI° siècle.
Au civil, il fut écarté de toutes les causes immobilières et perdit
son caractère d'ordre public. Désormais tout clerc régnicole (=
sujet du Roi) put y renoncer.
C'est à la Révolution qu'il appartint de franchir la dernière
étape en supprimant la juridiction ecclésiastique.
QUATRIÈME PARTIE
L’APOGÉE DU DROIT
FRANÇAIS AU XIX° siècle
L’Ancien Régime avait conféré à la France un ascendant
international considérable, notamment au point de vue de la
culture, de la littérature et des arts. Par ailleurs, même s’il devait
de plus en plus composer avec l’influence anglaise aux plans
économique et politique, le pays avait acquis avant la lettre rang
de superpuissance.
Certes la Révolution et l’Empire eurent de ce point de vue
des résultats vivement contrastés (sous-partie 1).
Mais ces vicissitudes n’entachèrent pas l’immense prestige du droit français au XIX° siècle (sous-partie 2).
SOUS-PARTIE 1
LE PASSAGE DE L’ANCIEN OU
NOUVEAU RÉGIME : LA RÉVOLUTION
ET L’EMPIRE (1789-1815)
Le passage de l’Ancien Régime au nouveau s’est réalisé
durant la période de la Révolution et de l’Empire (1789-1815).
Cette époque nous apparaît fondamentalement dualiste, dans la
mesure où il convient de distinguer ces deux époques : la
première a brisé l’ordre ancien en échouant à construire, la
seconde s’est efforcé de bâtir un nouvel ordonnancement qui
s’est avéré durable au plan des institutions administratives et
civiles.
CHAPITRE 1
LA RÉVOLUTION : UN NOUVEL ORDRE
IDÉOLOGIQUE ET JURIDIQUE
La rupture révolutionnaire n’a ni été préméditée, ni même
prévue. Elle est née des circonstances qui ont précipité la fin
d’un régime politique entré en crise (sec. 1). L’esprit du siècle
aidant, elle n’en a pas moins débouché sur un nouvel agencement politique et juridique (sec. 2).
SECTION 1
LA RUPTURE RÉVOLUTIONNAIRE
448 - La pré-révolution aristocratique (1787-1788)- Les
hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils
font. Le déclenchement de la Révolution illustre le phénomène,
si l’on prend soin de rappeler deux observations paradoxales.
En premier lieu, personne en France ne voulait d'une
révolution. Même parmi les "philosophes", nul ne la souhaitait
et ne l'avait prévue (sauf peut-être Voltaire dans une lettre de
1764). Selon d'Holbach, les révolutions étaient des "remèdes
violents... toujours plus cruels que les maux que l'on veut faire
disparaître". Rousseau lui-même, conseillant au Genevois de
redevenir libres, leur précisait : "soyez plutôt esclaves que parricides" et il écrivait aux Polonais: "Je ris de ces peuples... qui...
s'imaginent que pour être libres, il suffit d'être des mutins".
Selon lui, "le sang d'un homme a plus de prix que la liberté du
genre humain". Les rares survivants des Lumières qui assistèrent
au déclenchement de la Révolution, comme Marmontel ou
Raynal, la condamnèrent. Morellet lui-même, dès le 14 juillet,
voyait dans le peuple "une puissance aveugle et sans frein...le
vrai Léviathan de Thomas Hobbes". Les fils du destin allaient se
nouer sans eux et le cours des événements allait en décider
autrement.
En second lieu, à ses débuts, le mouvement fut l’œuvre
des "Privilégiés", qui initièrent le processus qui allait les
conduire à leur ruine.
304
La fabrique du droit français
En effet la Révolution est née de la conjonction entre
l'opposition systématique des Parlements et la faiblesse de Louis
XVI qui interdit l'adoption des réformes nécessaires, au point de
vue financier.
La monarchie ne parvint pas à maîtriser la croissance à
peu près inexorable des dépenses publiques. De 1600 à 1609,
leur montant, endigué par Sully, n'atteignait pas vingt millions
de livres tournois. Au début du règne personnel de Louis XIV
(vers 1661-1683), elles furent portées à près de cent millions
l'an. Puis, pendant la guerre de la Ligue d'Augsbourg (16881697), elles s'élevèrent à environ 150 M., pour atteindre 228 M.
avec la guerre de succession d'Espagne (1700-1713). Les
longues périodes de paix du XVIII° siècle permirent une baisse
des dépenses, mais celles-ci s'accrurent avec la coûteuse intervention française (201) dans la guerre d'indépendance américaine
(1779-1783) et, en 1788, elles grimpèrent à près de 630 M.£
Le résultat fut un déficit chronique. Il devait être de 20%
en 1781 et grandit ensuite chaque année, car le seul moyen de le
couvrir consistait à emprunter, ce qui revenait à accroître les
dépenses de l'exercice suivant. De plus, faute de pouvoir
compter sur une banque d'État ou même une organisation bancaire sérieuse, la monarchie recourut aux emprunts privés,
jusqu’à ce que les nouveaux emprunts ne servent plus qu'à payer
les intérêts des anciens.
La croissance du rôle de l'État et des dépenses publiques,
la succession des guerres extérieures auraient nécessité une
refonte complète du système fiscal. Celle-ci n'aurait pas été
techniquement irréalisable. La pression fiscale moyenne était
modeste. D’ailleurs la charge fiscale par habitant était une fois
et demi plus élevée en Espagne, deux fois et demi en Angleterre.
Mais en France les catégories privilégiées étaient nombreuses et,
comme aujourd’hui d’ailleurs (202), beaucoup de Français
échappaient à l’impôt.
La royauté n'entreprit pas cette réforme pour des raisons
d'ordre exclusivement politique. En matière fiscale, plus qu'en
d'autres, apparaissait l'incertitude des lois fondamentales. Jamais
(201) Elle revint approximativement à 1200 millions de £, soit trois fois le budget de
l'État de l'époque.
(202) En 2005, seuls 16 millions de foyers sur 35 étaient imposés au titre de l’impôt
sur le revenu. Qui croira que la France compte 18 millions de foyers pauvres ?
Quatrième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 1
305
la question du droit royal d'imposer ne fut résolue nettement,
malgré les proclamations théoriques d'un certain nombre
d'auteurs, fondées sur le droit romain. La royauté voulut éviter
une crise majeure. Elle s'abstint d'appliquer la taille
(personnelle) à la noblesse, déjà sous-imposée au titre de la
capitation, elle accepta en 1711 que l'Église se rachète forfaitairement de la capitation et du dixième, elle n'alourdit ni le
"don gratuit" versé par le clergé, qui représentait à peine plus de
3% de la fiscalité directe, ni les subsides votés par les pays
d'États, qui payaient seulement 7% de la masse des impôts
directs.
Pour imposer des réformes, il aurait fallu que le roi
s'appuie résolument sur le tiers état, qui avait toujours été l'allié
traditionnel de la monarchie, et en tire toutes les conséquences
politiques. Notamment en abolissant les privilèges nobiliaires et
féodaux, devenus insupportables à la bourgeoisie des villes et
aux habitants des campagnes. Le mécontentent du tiers n'était
pas dirigé contre le trône. En 1789 la personne et l'institution
royale étaient hors de conteste et nul n'imaginait que la France,
qui était une création de la royauté, pût cesser d'être monarchique. Le décret du 4 août 1789 portant abolition de tous les
privilèges proclamait le roi "restaurateur de la liberté française"
et déclarait que l'assemblée nationale constituante irait présenter
son décret à Sa Majesté, "lui porter hommage de sa plus
respectueuse reconnaissance, et la supplier de permettre que le
Te Deum soit chanté dans sa chapelle, et d'y assister elle-même".
Le mécontentent de la bourgeoisie portait sur le visage
nobiliaire et "aristocratique" de l'Ancien Régime, celui de la
paysannerie concernait son caractère "féodal".
Mais le pouvoir royal, qui en se retranchant à Versailles
s'était coupé de la nation, est toujours demeuré matériellement et
moralement dépendant d'une noblesse, repliée en caste, qui a
maintenu le trône dans un environnement idéologique dépassé et
entravé tout changement institutionnel.
En 1787, le gouvernement concéda à la fronde nobiliaire,
la réunion d’États généraux en leur forme traditionnelle, garantissant la prépondérance à la noblesse et au clergé.
Mais, dès l'été 1788, la fraction la plus radicale de la bourgeoisie réclama des États d'un type nouveau, avec des effectifs
doublés pour le tiers, des délibérations en commun et le vote par
306
La fabrique du droit français
tête. Le 25 septembre, le Parlement de Paris pouvait bien se
prononcer pour des États traditionnels "suivant la forme observée en 1614". L'évolution des esprits ne le permettait plus et
l'aristocratie qui avait déclenchée la révolution se vit débordée
par le parti "national". Pour concilier des points de vues
obstinément divergents, le roi décida le doublement des effectifs
du tiers...tout en laissant aux États le soin de se prononcer euxmêmes sur le système de vote qui serait appliqué en leur sein
(27 décembre 1788). Il se contenta dans ses lettres de janvier
1789 de fixer les grandes lignes du déroulement des élections
aux États. Aucune controverse ne s'éleva à ce sujet et pour le
tiers le suffrage fut pratiquement universel. Il en résulta une
composition plus ouverte, marquée par la prédominance des
professions libérales, des commerçants et des artisans. Lorsque
l'assemblée s'ouvrit, le 5 mai, le fonctionnement de l'institution
n'était pas réglé et la révolution bourgeoise pouvait commencer.
449 - La révolution bourgeoise (1789) - Dès la première
séance, à Versailles, éclata la querelle des ordres, dont l'enjeu
était le système de vote et donc la maîtrise politique de
l'Assemblée. Le Tiers souhaitait le vote individuel. Il comptait
environ 600 députés sur 1200 et pouvait compter sur l’appui de
la majorité du bas-clergé et de celui de quelques nobles libéraux.
Les "aristocrates" de leur côté exigeaient qu'on s'en tienne au
vote traditionnel par ordre, mais leur base numérique était
restreinte.
Le conflit se résolut par une véritable révolution juridique,
la transformation unilatérale de l'assemblée du Tiers en assemblée nationale.
Du 5 mai au 10 juin, alors que les ordres étaient invités à
se réunir dans des locaux particuliers pour vérifier les pouvoirs
de leurs élus, les représentants "des Communes" demeurèrent
dans la Salle des Menus Plaisirs, tout en s'abstenant de se
comporter en ordre distinct et en appelant les députés des autres
Ordres à venir siéger avec eux. Il s'agissait d'obtenir de ceux-ci
qu'ils rompent la distinction en Ordres, prélude à un vote par
tête.
Le 10 juin, le Tiers somma les "privilégiés" de se réunir
avec lui. Quelques représentants du bas-clergé le rejoignirent.
Le 17, le Tiers et cette poignée de transfuges se proclamèrent
Quatrième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 1
307
Assemblée nationale, par 491 voix contre 90. C'était là une
rupture doublement décisive, dans la mesure où elle excluait les
opposants de la représentation et de la communauté nationales et
affirmait l'existence d'une nation, distincte du roi.
Le 20 juin, le roi répliqua en interdisant toute assemblée
d'ordres jusqu'à la séance royale. L'Assemblée nationale,
trouvant porte close, se réunit alors dans la célèbre salle du Jeu
de Paume, où ses membres jurèrent alors de ne point se séparer
avant d'avoir doté le royaume d'une constitution. Puis, installée
dans l'Église Saint-Louis, l'assemblée fut rejointe le 22 par 150
députés du clergé.
Lors de la séance royale du 23, le roi accepta de faire un
certain nombre de concessions. Il reconnut aux États le droit de
consentir à l'impôt et se déclara en faveur d'une certaine liberté
individuelle, de la liberté de la presse et de l'égalité fiscale. Mais
il n'entendait pas revenir sur l'indivisibilité de la souveraineté
royale, sur la division en ordres, la "féodalité" et la dîme.
D'ailleurs, il ordonna aux députés récalcitrants de se séparer tout
de suite. Mais ceux-ci rejetèrent la sommation royale. Le 25, ils
furent rejoints par une cinquantaine de députés nobles.
Le 27, le roi renouvela ses exigences et des troupes
manoeuvrèrent autour de Paris. Il est difficile de dire ce qui se
serait passé en cas d'intervention. Toujours est-il que l'armée
n'en reçut pas l'ordre, car Louis XVI répugnait à de telles
violences contre ceux qu'il appelait ses "enfants rebelles".
Le 9 juillet, l'Assemblée nationale en tira parti pour se
proclamer Assemblée constituante.
Le 11 juillet, les Parisiens, craignant une entrée en force
brutale des troupes concentrées autour de Versailles et Paris,
créèrent une milice bourgeoise, la future "Garde Nationale". Le
14, le petit peuple de Paris, spontanément, se porta au secours
des députés qu'il croyait menacé. Des armes furent dérobées aux
Invalides, l'Arsenal fut investi, la Bastille prise. D'autant plus
aisément que son gouverneur en ouvrit les portes aux émeutiers.
En retour il fut massacré, comme le Prévôt des Marchands de
l'Hôtel de Ville, remplacé par un maire révolutionnaire.
Au lieu de répliquer, Louis XVI décida l'apaisement: le
15, il accepta de se montrer en public, avec la cocarde
308
La fabrique du droit français
tricolore(203), symbole de sa réconciliation avec la révolution
accomplie par le tiers. Désormais, l'Assemblée avait la voie libre
pour accomplir son oeuvre normative, d'autant qu'en province
l'administration royale se décomposait et partout s'organisaient
des municipalités révolutionnaires et des milices armées.
Le 4 août, la révolte des campagnes, dirigée contre le
régime seigneurial, décida la Constituante à abolir les "droits
féodaux" et, dans la foulée, l'Assemblée abolit tous les privilèges sociaux et territoriaux. Le décret définitif ne fut voté que
le 10 août et signé par le roi le 3 novembre. Il en résulta la fin de
la noblesse et du clergé, dont la disparition en tant que personne
morale entraîna la mise à la disposition de la Nation des biens
d'Église.
Le 26 août, l'Assemblée adopta la déclaration des droits de
l'homme et du citoyen, qui posa les principes du droit public
nouveau.
Dès septembre, elle entreprit l'élaboration de la nouvelle
constitution, qui fut entrecoupée par le vote de plusieurs grandes
lois, avant d'être adoptée deux ans plus tard, les 3-14 septembre
1791.
SECTION 2
L’HÉRITAGE POLITIQUE ET JURIDIQUE
DE LA RÉVOLUTION
450 - La révolution n’est pas un bloc - L’héritage révolutionnaire n’est pas totalement homogène, car le contexte de
1789 n’est pas celui du « dérapage » de 1793 et ce dernier
diffère de celui de la « normalisation » de 1795. Pour bien faire,
il faudrait affiner l’inventaire (204) et rappeler d’abord le fil des
événements, ce qui n’est pas possible dans le cadre limité de cet
ouvrage. On ne bornera ici à une vision simplifiée.
451 - Un nouvel ordre idéologique en surplomb - Les
grands principes du nouveau droit public sont essentiellement
contenus dans la "Déclaration des droits de l'homme et du
(203) La cocarde bleu et rouge (aux couleurs de Paris) était le symbole de la Garde
Nationale. En l'unissant à la sienne (qui était blanche), Louis XVI, inventa les trois
couleurs du drapeau national.
(204) On s’y est efforcé dans A. Leca, "Les principes de 89 dans le droit privé et le
droit pénal révolutionnaires" dans J. Imbert et alii, "Les Principes de 89", P.U.A.M.,
Aix, 1989, pp. 113-149.
Quatrième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 1
309
citoyen" (205) du 26 août 89 et le titre I° de la constitution du 314 septembre 91. Il s'agit de la finalisation "lockienne" (206) du
pouvoir politique voué à la "conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l'homme", l’unité (207) et la souveraineté
nationale, dont Siéyès avait élaboré la théorie, la séparation des
pouvoirs, dont Montesquieu avait fait un principe constitutionnel dont la nécessité transcende tout esprit de faction et bien
sur les grands thèmes de la philosophie des Lumières : l'idée
rousseauiste que les hommes, naturellement bons, naissent libres
et égaux en droits, la liberté individuelle, c'est à dire la sûreté, la
liberté d'opinion "même religieuse", la liberté d'écrire, de parler,
d'imprimer et de consentir à l'impôt On sent percer derrière eux
les revendications plus concrètes de la bourgeoisie notamment
avec l'égalité dans l'accès à toutes dignités, places et emplois
publics, l'égalité fiscale et surtout le respect de la propriété
"inviolable et sacré". La constitution de 1793 (dite de l’an I)
affichera formellement la souveraineté du peuple, le suffrage
universel et plus timidement le droit à l’assistance et à
l’éducation (balayés dès la constitution de 1795, dite de l’an III).
Relativement au droit privé, si le temps fera défaut aux
Constituants (et à leurs successeurs) pour réaliser leur promesse
de faire "un Code des lois civiles communes à tout le royaume",
un certain nombre de réformes capitales modifièrent la
législation privée de la France
452 - Un droit privé résolument individualiste et
égalitaire- Le droit des personnes, jusqu’alors marqué par le
Christianisme, le paternalisme et d’une certaine mesure les idées
aristocratiques (sur l’inégale condition des personnes et des
biens), devint résolument individualiste et égalitaire. En effet
tous les Français apparaissent désormais égaux devant la loi: les
discriminations héréditaires, les distinctions d'ordre, la noblesse,
(205) Il faut bien préciser "de l'homme et du citoyen", car les deux notions sont liées :
dans l’esprit de 89, les non-citoyens (par exemple les esclaves noirs des colonies) ne
pouvaient pas se prévaloir des droits de l’homme…
(206) Du nom de John Locke (1632-1704) théoricien anglais du libéralisme
contemporain (A. Leca, "Histoire des idées politiques", Ellipses, 1997, n°°201-202).
(207) Il y a désormais UNE Nation française. Dès lors la langue devait être une, ainsi
que le droit. De tels projets n’étaient pas évidents : en ce qui concerne la langue,
d’après l’enquête de l’abbé Grégoire, seuls 15 des 85 départements parlaient
couramment le Français et il existait alors quelque 360 systèmes de droit privé
différents…
310
La fabrique du droit français
la pairie, la chevalerie sont abolies. Tous les corps et
communautés dotés de la personnalité morale disparaissent du
droit privé, comme les communautés territoriales en droit
public: les Ordres, les corps et communautés professionnelles
sont abolis, la famille elle même perd sa personnalité juridique.
Le droit familial est en effet transformé dans le même
sens. Le mariage n'est plus qu'un contrat civil, aussi bien le
divorce par consentement mutuel s'introduit-il dans le droit
(1792). Toute puissance paternelle sur les enfants majeurs est
abolie.
Le droit du patrimoine subit la même transformation. Le
nouveau régime de la propriété est marqué par la consécration
de son caractère inviolable et sacré et par l'abolition de ce qu'on
appelait alors la "féodalité" (L. 11 août-3 septembre 89). Le
paradoxe est total, car les droits dits "féodaux" constituaient bel
et bien une propriété. Aussi bien, le Législateur révolutionnaire
a-t-il laborieusement cherché un critère permettant de distinguer
la "bonne" propriété de la "mauvaise".
Le régime successoral fut bouleversé par le principe
d'égalité. L'abolition des privilèges emportait en effet celle des
privilèges successoraux procédant de l'aînesse et de la masculinité: elle va entraîner le morcellement croissant des grandes
propriétés et priver définitivement la noblesse de sa richesse
foncière.
Le droit des obligations vit la consécration du consensualisme, déjà en voie d'affirmation dans l'Ancien Droit, et de la
liberté contractuelle. Mais là encore le législateur révolutionnaire entra en contradiction avec lui même, en proclamant
d'une part cette liberté contractuelle et en interdisant de l'autre
les contrats entraînant une servitude personnelle, au nom
d’impératifs politiques.
Au lendemain du coup d’État de Brumaire an VIII, ces
réformes -dont certaines pesaient problème (comme le divorce
par consentement mutuel)- étaient déjà disséminées dans une
multitude de textes. Le régime suivant, qui vit le jour avec
Napoléon Bonaparte (consul puis empereur) opéra une remise
en ordre remarquable et corrigea ce qui était perçu à l’époque
comme excessif.
CHAPITRE 2
LE CONSULAT ET L’EMPIRE (1799-1815) :
UN NOUVEAU CORPUS JURIDIQUE
L'oeuvre normative du Consulat, poursuivie sous l'Empire,
fut considérable, elle jeta "les masses de granit" sur lesquelles
reposa le droit français pendant plusieurs générations, au plan
des institutions privées, pénales et administratives.
SECTION 1
L’APPORT DU NOUVEAU RÉGIME À L’ORDRE JURIDIQUE
PRIVÉ ET PÉNAL : LES CINQ CODES NAPOLÉONIENS
Dans l’ordre juridique privé et pénal, cinq codes furent
promulgués en cinq ans.
La réussite la plus évidente fut assurément le nouveau
Code civil, la "constitution civile de la France", pour reprendre
le mot de C. Demolombe, souvent repris après lui.
§ 1. L’œuvre centrale : le code civil de 1804
La rédaction fut confiée à une commission composée de
quatre magistrats deux méridionaux (le Périgourdin Malleville
et l’Aixois Portalis) et deux septentrionaux (le Parisien Tronchet
et le Breton Bigot de Préameneu). Quatre mois après, le texte
passa au Conseil d'État qui, sous la présidence soit de
Cambacérès, soit de Bonaparte, en répartit les 2281 articles (208)
en 36 projets de lois. L’ensemble aboutit à la loi du 30 ventôse
an XII (21 mars 1804) qui groupa tous ces textes dans un Corps
unique, le "Code Civil des Français" et abrogea le droit antérieur
à 1803, notamment "les lois romaines, les ordonnances, les
coutumes générales ou locales ".
453 - Les caractères essentiels de la codification consulaire - Ceux-ci sont au nombre de trois. C’est une œuvre
(208) Leur nombre marque un remarquable travail de synthèse si on le compare aux
quelque 19 000 articles de l’ALR prussien (Allgemeines Land-Recht für die
preussischen Staaten) de 1794.
312
La fabrique du droit français
d’héritiers, un travail de compromis et enfin une réalisation
foncièrement individualiste et libérale.
C'est d’abord un aboutissement. Le monument comporte
fort peu d’idées nouvelles. C’est un ouvrage "de disciples et non
de prophètes". En effet, on pourrait redire du Code civil ce
qu’on a déjà écrit de Pothier : à défaut d'être originale, son
oeuvre est à la fois vaste et claire (209). Les Quatre ont puisé dans
les règles et les idées de ses prédécesseurs. Leur composition est
redevable à la doctrine française d’Ancien Régime, notamment
à Pothier et, dans une moindre mesure, à Domat. On ne dira pas
qu’il ne doit rien à la doctrine européenne, car l’influence du
Hollandais Grotius, des Allemands Pufendorf et Wolff, du
Suisse Barbeyrac, c'est-à-dire de la célèbre Ecole du droit
naturel est incontestable : elle est même évidente si l’on
considère la notion centrale de droit de l’homme apprécié
subjectivement, le triomphe du consensualisme dans le transfert
de la propriété et l’avènement d’un principe général de
responsabilité pour les dommages causés à autrui. Mais cette
influence est surtout diffuse et n’est pas nécessairement directe.
C’est ensuite une oeuvre de compromis, de transaction,
élaborée par des magistrats réalistes et modérés. Elle évite les
outrances idéologiques du droit révolutionnaire et emprunte
largement à l'ancien droit chaque fois que celui-ci se révélait
compatible avec les principes de liberté et d'égalité juridique
posés par la Révolution. Par ailleurs, au sein de ce dernier, elle
s'efforce de maintenir un certain équilibre entre les solutions du
droit coutumier et du droit écrit. Le cas le plus typique est celui
des régimes matrimoniaux qui légalise à la fois le régime
coutumier de la communauté entre époux et le régime dotal de
droit romain. Globalement, le droit coutumier en général, la
Coutume de Paris de 1580 en particulier, a fourni la plupart des
dispositions sur la puissance maritale et paternelle, l'incapacité
de la femme mariée, nombre de règles successorales, mais aussi
les dispositions relatives aux servitudes. Le droit romain a
surtout inspiré le droit de la propriété et celui des obligations,
lequel avait déjà été très largement reçue en pays de coutumes.
En dépit de sa misogynie et des conceptions encore
teintées d’un paternalisme certain dans l’ordre familial, le Code
(209) supra §. 275.
Quatrième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 2
313
civil est enfin une oeuvre individualiste et libérale, comme en
témoigne son contenu.
454 - Le contenu de la codification consulaire - Celui-ci
ne saurait faire l'objet ici que d'un bref tableau.
Le droit des personnes (art. 7 à 715) est assez fortement
individualiste. Il s'agit là d'un trait qui, non seulement a
parfaitement survécu dans notre droit positif, mais s'est encore
accru depuis 1804. Du chef de la personne, les principes de
liberté et d'égalité civiles proclamés par la révolution, sont
consacrés, même si l'esclavage, rétabli dans les colonies en mai
1802, dut attendre 1848 pour disparaître entièrement. De même,
l'état civil est sécularisé, comme dans le droit intermédiaire,
malgré le Concordat de 1801.
Du chef de la famille, si la personnalité juridique de celleci n'est pas rétablie, le Code s'en préoccupe, notamment en
protégeant les droits familiaux dans le cadre de la dot et des
successions ab intestat, puisque l'ordre des successibles est
déterminé par la parenté par le sang, reléguant le conjoint
survivant après les collatéraux ordinaires. Le Code redonne
beaucoup plus d'importance au mariage que le droit révolutionnaire. S'il maintient le divorce pour faute, il supprime ainsi
la clause dite d'"incompatibilité d'humeur" et par là même le
divorce par consentement mutuel. Les justes noces sont -avec la
filiation légitime- à peu près la seule source des relations
familiales. Toute recherche en justice de la paternité naturelle
est interdite, car comme le disait crûment le Premier Consul "la
société n'a aucun intérêt à ce que les bâtards soient reconnus".
Au sein de la famille, l’individualisme doit composer en
effet avec d’autres influences plus anciennes : empreint d’un
état d’esprit paternaliste, le Code consacre la supériorité du mari
sur sa femme et du père sur ses enfants.
L’épouse, soumise à la puissance maritale, doit obéissance
à son conjoint et est proclamée incapable de faire aucun acte
juridique sans son autorisation. Dans le régime matrimonial de
droit commun, la communauté, c'est à dire les meubles et les
acquêts, est gérée par l'époux, qui en dispose seul, à son gré. Il
administre même les biens propres de sa femme, quoiqu'en ce
cas, il soit responsable et ses pouvoirs plus limités. Dans les
autres régimes, que les biens communs soient plus étendus
314
La fabrique du droit français
(communauté universelle) ou plus réduits (communauté réduite
aux acquêts), le pouvoir du mari sur ceux-ci demeure identiques
et si la femme peut éventuellement administrer ses biens
(régime de séparation), elle ne peut pas aliéner un de ses
immeubles sans l'autorisation de son mari et, même avec celleci, elle ne peut pas disposer d'un immeuble dotal.
Le Code consacre également la puissance paternelle du
père sur ses enfants, "nécessaire à la conservation des moeurs et
au maintien de la tranquillité publique" (Malleville). Elle
englobe les droits de garde, de correction sur la personne des
enfants et ceux d'administration et de jouissance légales sur
leurs biens, sans aucun contrôle. Elle prend cependant fin à l'âge
de leur majorité, fixée à 21 ans, quoique le consentement des
parents soit requis pour le mariage des filles jusqu'à l'âge de
25 ans.
Le droit des biens et des obligations (art. 516 à 2281) est
encore plus nettement individualiste.
Le Code consacre le droit de propriété privé individuel,
défini comme un droit absolu (art. 544). Il ignore la propriété
privée collective et ne la réglemente même pas.
Enfin il consacre l'autonomie de la volonté et la liberté
contractuelle, qui étaient dans l’air du temps.
Ce Code fit en son temps l'objet d'un véritable culte. "Ma
vraie gloire n'est pas d'avoir gagné quarante batailles, dira
Napoléon, Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires; ce
que rien n'effacera, ce qui vivra éternellement, c'est mon Code
civil". Pour la première fois de son histoire, la France était
soumise à un droit privé uniforme et spécifique. Un droit privé,
mis dans une forme remarquablement claire. Le Pr. Jean-Joseph
Bugnet (210) s'exclamait d’ailleurs : "Je ne connais pas le droit
civil, je n'enseigne que le Code civil". Environ une centaine
d’ouvrages furent publiés pour le commenter. Cet enthousiasme
a même dépassé les frontières du droit, puisque l'oeuvre a attiré
l'attention des théologiens et des gens de lettres. Stendhal aurait
écrit à Balzac qu’il en lisait quelques articles tous les jours pour
s'imprégner du style lapidaire de ses rédacteurs. Le Mercure de
France a célébré sa promulgation par des odes, tant il est vrai,
qu'entre ode et code, comme le rappelait Balzac, "il n'y a qu'un
(210) (1794-1866).
Quatrième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 2
315
C de différence". Le Code Napoléon, comme on l’a appelé
jusqu’en 1815, a été traduit en latin (1806) réaménagé sous
forme de "catéchisme" et trois auteurs au moins l’ont mis en
vers.
§ 2. Les autres réalisations : les codes de procédure civile
(1806), de commerce (1807), d'instruction criminelle
(1808) et le code pénal (1810)
455 - Cette première réalisation fut suivie par le code de
procédure civile de 1806. Ses 1042 articles largement redevables à l'ordonnance sur la justice de 1667 retracent la procédure suivie devant les tribunaux judiciaires.
456 - La codification continua avec le code de commerce
de 1807 dont les 648 articles doivent beaucoup à l'ordonnance
du commerce de 1673. L'oeuvre est celle qui a été le plus critiquée pour ses lacunes et ses insuffisances. En effet, elle ne
s’attarde guère sur les sociétés commerciales et -tributaire d’une
ordonnance vieillie en décalage avec les nouvelles réalités
économiques- elle est silencieuse sur les contrats commerciaux,
le fonds de commerce, les banques, le crédit, les assurances
terrestres et les brevets d'invention. A rebours des tendances
libérales, ce code, marqué par le colbertisme, exprime de la
méfiance à l’égard des commerçants, comme en témoigne la
rigueur qui leur est imposé dans la tenue de leurs livres, les
longs développements sur les juridictions consulaires et surtout
les sanctions pénales qui accompagnent la faillite. Cette
suspicion atteint son paroxysme avec les sociétés anonymes
dont la création est soumise à une autorisation gouvernementale
préalable.
457 - Après une tentative de code commun (211), l'oeuvre
napoléonienne s'acheva avec deux codes spécialisés, pour
l'instruction criminelle en 1808 et le droit pénal en 1810.
Les 643 articles du Code d'instruction criminelle
s'inspirent fortement de l'Ordonnance criminelle de 1670,
(211) Il s'agit du projet de "Code criminel, correctionnel et de police" de l'an IX
(1801), qui comptait 1169 articles. Il fut imprimé l'année suivante avec les
observations du Tribunal de Cassation, des tribunaux d'appel et des tribunaux criminels (5 vol.).
316
La fabrique du droit français
notamment pour tout ce qui relève de l'instruction préparatoire,
qui renoue avec la règle du secret en usage dans l'Ancienne
Procédure pénale. En revanche, la procédure devant les juridictions de jugement est surtout inspirée par le droit intermédiaire, quoique le Code supprime le jury d'accusation imposé par
la Révolution.
Le Code pénal de 1810 est une oeuvre de 484 articles dont
la construction est originale, bien qu'historiquement datée en
raison de son parti-pris répressif. Cette observation n’empêche
pas qu’au plan de la technique juridique, l’ouvrage a été
davantage inspiré par son devancier de 1791 que par l'Ancien
Droit criminel : comme lui, il établit un droit légaliste et
égalitaire, fondé sur la responsabilité morale du délinquant. Il ne
fait pas renaître des infractions abolies par la Révolution,
comme le blasphème ou le sacrilège, mais reprend nombre
d'incriminations introduites pour la première fois par le droit
criminel de la révolution, par exemple les prohibitions pénales
nées de la loi Le Chapelier sanctionnant "toute coalition de la
part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler".
Les principales différences avec le Code de 1791 tiennent à
l'établissement de limites minima et maxima pour les peines, et
surtout à une répressivité accrue qui s'explique par les troubles
sociaux de l'époque : la peine de mort était fréquemment prévue
et les autres peines criminelles (travaux forcés, réclusion à
perpétuité ou à temps) se caractérisaient par une grande rigueur
s'accompagnant parfois de manifestations infamantes plus ou
moins douloureuses (marque au fer rouge, carcan...).
Malgré la rédaction successive de deux projets (1807 et
1814), la codification du droit rural n'aboutit pas.
458 - Quant à la sanction du droit, le nouveau régime régla
la question de l'organisation juridictionnelle. C’est la constitution de l'an VIII qui créa véritablement la fonction publique
judiciaire en substituant aux juges élus des juges professionnels
nommés par l'exécutif et inamovibles.
Ses dispositions furent complétées par la loi du 27 ventôse
an VIII (18 mars 1800) sur l'organisation des tribunaux et le
recrutement des magistrats, légèrement transformée en l'an X.
Au plan de l'organisation juridictionnelle, la loi apporta un
certain nombre de précisions.
Quatrième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 2
317
Au civil, elle doubla les justices de paix (dans chaque
canton) et les tribunaux d'instance (dans chaque arrondissement)
par 29 tribunaux d'appel.
Au pénal, la justice de paix devint un tribunal de simple
police, les tribunaux d'instance et d'appel reçurent une compétence correctionnelle et un tribunal criminel fut installé dans
chaque département.
Au sommet, elle maintint le Tribunal de Cassation, constitué en 1790.
Au plan du recrutement des magistrats, le système définitif
fut arrêté avec la constitution de l'an X. Tous les juges furent
nommés par le Premier Consul, depuis le juge de paix du
canton, jusqu'aux juges de cassation, de manière indirecte.
SECTION 2
L’APPORT DURABLE DU SYSTÈME NAPOLÉONIEN
À L’ORDRE ADMINISTRATIF
459 - La "constitution administrative française" - Au
niveau administratif ; l’apport capital fut la fameuse loi du 28
pluviôse an VIII (17 février 1800) qui mit sur pied ce qu'on a
appelé la "constitution administrative française". Les départements (dépourvus de la personnalité juridique jusqu’en 1838),
furent administrés par un Préfet (jusqu’en 1983) et une
assemblée, le Conseil général.
Les départements furent divisés en quatre ou cinq
arrondissements et un sous-préfet (nommé au niveau central) fut
institué dans chacun de ceux-ci.
Les communes (également dépourvue de personnalité
morale, jusqu’en 1834) furent administrées par un Maire et une
assemblée, le Conseil municipal. Tous ces agents furent nommés par le Préfet sur les listes communales, à l'exception des
maires des villes de plus de 5000 habitants dont la nomination
relevait exclusivement du Premier Consul. A partir de la
constitution de l'an X, le choix se fit sur les listes de candidats
présentés par les assemblées de canton et comptant parmi les
100 contribuables les plus imposés du canton.
Le Consulat procéda également à une refonte durable des
services publics.
318
La fabrique du droit français
460 - La refonte des grands services publics - Le nouveau
régime ne modifia pas les impôts en vigueur, mais les lois du 3
frimaire an VIII (24 novembre 1799) et du 27 ventôse an VIII
(18 mars 1800) sur l'administration financière et celle du 16
nivôse an VIII (6 janvier 1800) sur la Banque de France
réorganisèrent ce secteur.
La loi du 1° mai 1802 sur l'enseignement secondaire, qui
créa les lycées, et celle du 10 mai 1806, qui mit en place le
monopole des universités impériales, réaménagèrent le système
éducatif.
La constitution de l'an VIII consacra enfin une règle
majeure de droit administratif, la garantie des fonctionnaires:
"les agents du gouvernement, autres que les ministres, ne
peuvent être poursuivis pour des faits relatifs à leurs fonctions,
qu'en vertu d'une décision du Conseil d'État; en ce cas, la
poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires".
SECTION 3
UN BILAN EN DEMI-TEINTE
461 - Des résultats vivement contrastés - La Révolution et
l’Empire ont eu rétrospectivement des résultats vivement
contrastés. Indéniablement fécondes au plan civil, pénal et
administratif, ces années frappent par une remarquable carence :
elles ne sont pas parvenues à doter le pays d’une constitution
stable. Et en 1814 et en 1827, la couronne de France échut à
Louis et à Charles, les deux frères puînés de Louis XVI, qui
maintinrent, à très peu de choses près, l’ossature civile, pénale et
administrative qu’ils avaient trouvé. La France a donc mis un
quart de siècle de fer, de feu et de sang pour déboucher … sur
une monarchie constitutionnelle, peu différente de celles qui
existaient alors en Europe dans les années 1815 (212). Plutôt
moins libérale que la monarchie anglaise, par exemple. C’était
évidemment un aboutissement contestable, eu égard aux
(212) Si l'on considère la république comme son aboutissement ultime, il faut
remarquer que ce régime, malgré la parenthèse des années 1848-1852, ne s'est
enraciné chez nous qu'à partir de 1870, à une époque où il était en voie de se banaliser
hors de nos frontières. Si l'on tient la démocratie comme la fin dernière du processus
ouvert en 1789, il faut aussitôt remarquer que partout dans le monde occidental
existent des démocraties qui ont fait l'économie d'une révolution, voire même
l'économie d'une république. D’ailleurs sept pays de l'Union européenne, sept sont des
monarchies et onze membres de l'OCDE ont un roi ou un prince à la tête de l'État.
Quatrième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 2
319
espérances (mais aussi aux illusions) inspirées par la Révolution. Il en a résulté de nouveaux soubresauts révolutionnaires
(1830 et 1848), le retour éphémère de la République (1848-51)
…et même celui de l’Empire napoléonien (1852-70).
462 - Un bilan en demi-ton qui n’a pas entamé le
rayonnement intellectuel de la France : l’exemple du Code civilCet échec n’a pas pour autant entamé le prestige que la France a
tiré de la diffusion européenne et même mondiale des principes
de 89 et du remarquable code de 1804, qui nous ramène au cœur
de notre sujet. Pour s’en tenir au droit, qui est au centre de notre
propos, il est significatif de noter que le code civil français a
bien failli devenir le droit commun de l'Europe. Il fut introduit
dans un grand nombre de pays à l'occasion des conquêtes
napoléoniennes. C'est ainsi que le royaume d'Italie reçut en 1806
son Code Napoléon (le Codice di Napoleone il Grande per il
regno d'Italia) et que le royaume de Hollande se dota du sien en
1811 (le Wetboek Napoleon ingerigt voor het Koningrijk
Holland) pour s'en tenir à deux exemples parmi d'autres. Mais il
ne faut pas y voir le résultat de la seule violence, car, dans
plusieurs pays, le code continua à s’appliquer après la défaite
française de 1815 : en Hollande (d'une large mesure jusqu'en
1829), dans certains États italiens notamment l'ancien duché de
Lucques (jusqu'en 1865), dans tout l'ouest de l'Allemagne
(jusqu'en 1900), en Suisse romande (jusqu’en 1907), en Pologne
(depuis 1808 jusqu'à l'entre-deux guerres mondiales dans
certaines parties du pays). Son prestige a été considérable
pendant tout le XIX° siècle, voire au-delà. D’ailleurs, en
Belgique et au Luxembourg, le texte est toujours formellement
en vigueur. Mais qu’il y a-t-il derrière la « gloire nationale » ? Si
l’on écarte celle-ci, force est de constater que la codification
napoléonienne a été foncièrement ambivalente.
463 - Le revers de la « gloire nationale » - La remarque
faite pour le droit pourrait être formulée de façon très générale.
En effet, si l’on ôte l’épopée, à laquelle bien des cœurs français
restent indéfectiblement attachés, on peut considérer qu'au
regard de leurs conséquences, ces années de fer, de feu et de
sang ont été très coûteuses pour le pays. D’abord au plan
démographique. La saignée qu'ont entraîné (par ordre croissant)
la Terreur, la répression de la Vendée et la guerre européenne
320
La fabrique du droit français
déclarée en 1792 et perdue à deux reprises, en 1814 et en 1815,
ont brisé l'expansion démographique de la France à une époque
où la croissance des autres peuples européens commençait à
s'accentuer. A partir de 1840 et pour un siècle la population
française resta stationnaire alors que ses voisins voyaient doubler la leur. Aussi bien le part des Français dans la population
européenne n'a-t-elle pas cessé de décroître. La France comptait
20% de la population européenne en 1650, 18% en 1750, 15,7%
en 1800, 13,3% en 1850 Il n'est pas de cause plus importante au
déclin de sa puissance aux XIX° et XX° siècles.
Les effets de ce quart de siècle d’expérimentations n’ont
pas été moins désastreux au niveau économique. En 1815, la
France est sortie vaincue et ruinée du conflit, l'Angleterre étant
désormais et de loin la première place économique du monde :
le volume de son commerce la hissait au premier rang mondial,
alors que la France était encore à parité avec elle en 1787. D'où
ce paradoxe qu'avait relevé Tocqueville en 1859 : l'économie
française d'Ancien Régime "malgré l'inégalité des charges, la
diversité des coutumes, les douanes intérieures, les droits
féodaux, les jurandes, les offices" se développait plus rapidement "qu'à aucune des époques qui ont suivi la révolution".
Le bilan n’est pas aussi différent qu’on pourrait l’imaginer
au plan du droit et des libertés.
L'esprit du XVIII° siècle avait voulu secouer tous les
jougs, toutes les contraintes que le XVII° voulait "porter avec
honneur", pour reprendre les mots de Bossuet. Or, la révolution
n'a pas affaibli la plus forte des contraintes, celles de l'État.
Abstraitement, elle n'a fait que changer le titulaire de la
souveraineté, concrètement elle l'a renforcée.
Mirabeau, le premier, avait perçu cette réalité. Il avait
ainsi indiqué au roi qu'"une partie des actes de l'Assemblée
Nationale (...) est évidemment favorable au gouvernement
monarchique. N'est-ce donc rien que d'être sans parlement, sans
pays d'État, sans corps de clergé, de privilégiés, de noblesse?
L'idée de ne former qu'une seule classe de citoyens aurait plu à
Richelieu: cette surface égale facilite l'exercice du pouvoir.
Plusieurs règnes d'un gouvernement absolu n'auraient pas fait
autant que cette seule année de révolution pour l'autorité
royale".
Quatrième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 2
321
A sa suite, Tocqueville avait relevé que les convulsions
révolutionnaires avaient permis l'émergence "d'un pouvoir
central immense qui a attiré et englouti dans son unité toutes les
parcelles d'autorité et d'influence qui étaient auparavant
dispersées dans une foule de pouvoirs secondaires, d'ordres, de
classes, de professions, de familles et d'individus (...) La
Révolution a créé cette puissance nouvelle, ou plutôt celle-ci est
sortie d'elle-même des ruines que la Révolution a faites". En
d'autres termes la révolution française a abouti "à accroître la
puissance et les droits de l'autorité publique".
Elle avait voulu établir un régime fondé sur les "droits
naturels et imprescriptibles de l'homme" et une société reposant
sur l'égalité. Or toutes les constitutions qu'elle a promulgué ont
été éphémères: ni la monarchie constitutionnelle, ni la république, ni la dictature populaire n'ont fondé un gouvernement
stable. A chaque nouvel échec, ce fut à nouveau le vide "l'espace
vide de droit" qui s'était ouvert dans les institutions françaises le
17 juin 1789, à la suite du coup de force des élus du Tiers État.
Aucun des régimes qui se sont succédés de 1791 à 1815
n'a établi la liberté et l'égalité politiques.
Certes, la révolution les a inscrites dans le droit civil, elle
a aboli les privilèges, elle a précipité la chute de l'aristocratie en
la privant d'une grande partie de sa base économique foncière.
Mais sa portée sociale n'a pas été d'établir l'égalité: elle a
transféré les terres confisquées dans d'autres mains et de
nouvelles hiérarchies sociales sont apparues.
En premier la révolution a été essentiellement "une
translation de propriété" (H. Taine). Avec elle, 15 à 20% du sol
français est passé entre les mains de nouveaux acquéreurs, des
paysans et des bourgeois.
En second lieu, la disparition de la noblesse et de la
"féodalité" n'a pas permis de déboucher sur une société d'égalité
car, une nouvelle hiérarchie sociale, fondée sur l'argent, s’est
substituée aux différenciations reposant sur la fonction sociale.
L’avènement d’une société démocratique est beaucoup
plus le fruit du libéralisme, de l’individualisme et de l’essor
capitaliste que celui de la Révolution, comme le montre
l’exemple du Royaume-Uni et des pays scandinaves.
C'est en ce sens que la Révolution a été inutile et coûteuse.
Au soir de sa vie, alors qu'on lui demandait pourquoi il ne
322
La fabrique du droit français
rédigeait pas ses Mémoires, Sieyès répondit que "nos avertissements seraient inutiles pour mettre en garde contre nos fautes
les hommes qui, venus après nous, n'acquerront notre sagesse
qu'au prix des mêmes malheurs".
Si l’on en revient aux codes napoléoniens, ils ont donné un
écho considérable a un système de droit qui avait une certaine
supériorité en son temps, ce qui explique la précellence du
modèle juridique français au XIX° siècle.
SOUS-PARTIE 2
LA PRÉCELLENCE DU MODÈLE
JURIDIQUE FRANÇAIS AU XIX° SIÈCLE
464 - Vue d’ensemble - De 1814 à 1880, la France a connu
une vie politique chaotique, marquée par d’incessants changements de régimes politiques, qui reprennent le cycle esquissé
en 1798-1814, puisque le pays connut par deux fois la monarchie constitutionnelle et censitaire (1789-1792 et 1814-1848), à
laquelle succéda à deux reprises la proclamation de la république et du suffrage universel, nées sous la pression de la rue
(1792-1799 et 1848-1851), qui, au terme d’une existence éphémère, aboutirent par deux fois à une dictature monocratique et
populaire née d'un coup d'État (1799-1804 et 1851-1852), dont
le bénéficiaire restaura à son profit l'hérédité du pouvoir pour
renouer avec la chaîne des temps (I° et II° Empire).
Mais, dans l’intervalle, le Code civil a subi fort peu de
modifications. Sous la Restauration, une fois passées un certain
nombre de critiques excessives (213), on ne peut que citer l’abrogation de la condition de réciprocité limitant la capacité successorale des étrangers, la suppression du divorce et une modification du droit successoral tenant aux substitutions. Sous la
Monarchie de Juillet on peut mentionner la suppression des majorats et une révision concernant les dispenses de mariage. A
cette époque, la légende napoléonienne est telle que le Code est
devenu intouchable et sacré. Il le demeurera jusqu’à l’orée des
années 1870.
A partir de cette date, son prestige est atteint par la chute
du Second Empire qui relance la critique contre un texte jugé
trop révolutionnaire par les traditionalistes (214), regardé comme
trop autoritaire par les libéraux et jugé trop bourgeois par les
socialistes. Mais il faudra encore un peu de temps pour que son
rayonnement international faiblisse.
(213) M. Bernardi, De l'origine et des progrès de la législation française, Académie
des inscriptions et Belles Lettres, Paris, Béchet, 1816, p. 563 à titre d'exemple.
(214) J.B.V. Coquille, La France et le Code Napoléon, Paris, Librairie V.Lecoffre, s.d.
(vers 1882).
CHAPITRE 1
LE RAYONNEMENT INTERNATIONAL
DU DROIT PUBLIC FRANÇAIS
La France, patrie de la Révolution et des droits des
peuples, exerça tout au long du XIX° siècle un magistère idéologique, culturel, littéraire et juridique qui n’est pas contestable,
malgré la perte de son hégémonie politique et militaire, que
Napoléon III tentera maladroitement de rétablir.
Les idées françaises dont l’écho a été le plus ample sont le
droit des peuples, le suffrage universel et l’idée républicaine.
SECTION 1
LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE
ET SON DROIT À DISPOSER DE LUI-MÊME
465 - Une nouveauté précédée par un certain nombre
d’expérimentations politiques moins abouties Assurément, l’Antiquité grecque avait légué à la postérité
divers modèles institutionnels, dont celui de la démocratie
directe athénienne. Toutefois, de l’avis général, un tel régime
appartenait au passé et ne pouvait pas être transposé à des États
vastes et peuplés.
Certes, la révolution anglaise (1640-1660) avait tenté
d’établir un État dont le dépositaire effectif de la souveraineté
aurait été "la Représentation du peuple" dans le Parlement (a
Representative of the people) (215). Mais elle n’avait jamais conceptualisé l’idée abstraite de droit des peuples, elle avait échoué
avec la Restauration de 1660 et n’avait exercé aucun attrait pour
les générations anglaises qui suivirent, très hostiles à l’idée
républicaine, ainsi qu’aux étrangers.
Un peu plus tard, la révolution américaine, ouverte par la
déclaration d’indépendance de 1776, a affirmé clairement que
les Gouvernements étaient institués par le consentement des
gouvernés "et que lorsque le Gouvernement devient destructeur
dans ses fins, il est du Droit du Peuple de le combattre ou de
l’abolir et d’instituer un nouveau Gouvernement". Mais
(215) "Agreement of the Free people of England", 1649, art. I.
Quatrième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
325
l’universalisme de ce message a été atténué par divers facteurs :
d’abord les Insurgents n’ont pas voulu éclairer les autres nations
et y répandre leurs idées, en outre, du fait de la localisation des
États-Unis, au bout du monde, mais aussi de leur situation
particulière, puisqu’ils n’avaient ni monarchie, ni noblesse
locale, l’écho international de leur Révolution a été relativement
limité. Celle-ci a plus intéressé le public éclairé que suscité des
imitateurs et des disciples étrangers.
466 - La nouveauté du message de la Révolution
française- Tel n’est pas le cas de la révolution française, qui a
éclaté dans la nation-phare de l’époque au niveau intellectuel et
philosophique, d’autant que les hommes de 89, même les plus
modérés, étaient nettement universalistes. Par ailleurs, à partir
de 1792, les Français ont exporté leurs idées dans toute
l’Europe, à la pointe de leurs baïonnettes, jusqu’à devenir la
"Grande Nation" chargée, par la force s’il le faut, d’élever les
peuples-frères.
467 - La matrice de tous les nationalismes - Cet impérialisme, bien qu’inspiré par des idéaux élevés, s’est volontiers
avéré, sur le terrain, brutal et cupide. La péninsule italique
notamment a été livrée au pillage. Toutefois, les Italiens, mais
aussi les Polonais, ont crédité les Français et surtout Napoléon
d’avoir créée un Royaume d’Italie et reconstitué un Royaume de
Pologne (1812), que les Allemands et les Russes s’étaient
entendus pour rayer de la carte. Mais ailleurs les Français n’ont
pas été aussi positivement perçus et leur occupation honnie a
suscité, en réaction, l’émergence du nationalisme chez les
Espagnols, les Allemands, les Néerlandais et les Russes. En
d’autres termes, la Révolution française n’a pas accouché de la
démocratie, mais, par les haines qu’elle a suscitées, elle a
introduit en Europe le poison du nationalisme.
C'est en 1808 avec la révolte espagnole que, pour la première fois depuis le déclenchement des guerres européennes
(1792), les Français découvrirent face à eux, non point une
armée de mercenaires au service d’un tyran, mais une Nation en
armes, décidée à vaincre ou mourir. Le fameux Catecismo de
Burgos (1808), qui exalte la guerre contre les Français fut
traduit dans toutes grandes langues de l'Europe et bien sûr en
326
La fabrique du droit français
allemand par le poète prussien Heinrich von Kleist ...sous le titre
de Katechismus der Deutschen (1813).
En Russie, les habitants de Moscou opposèrent une
résistance passive à Napoléon et, quand Napoléon, se résolut à
la retraite, un manifeste impérial évoqua "le châtiment terrible
qui frappent ceux qui osent pénétrer avec des intentions belliqueuses dans le sein de la puissante Russie". Attachés à leur
terroir et à leur foi, les paysans harcelèrent l’armée française. La
guerre patriotique, comme l’appellent les historiens russes,
ressouda avec son peuple la noblesse russe, qui affectait de
mépriser les vils moujiks et de parler le Français.
Mais de tous les nationalismes nés de l'aventure impérialiste de la France, le nationalisme germanique est évidemment celui dont les conséquences s'avérèrent les plus
lourdes. Il est très exactement contemporain de l'invasion
napoléonienne et de l'humiliation infligée alors à la dignité
"nationale". Jusqu’alors les Allemands n’avaient jamais sérieusement conçu le projet d’un État national unifié. Même Wilhem
von Humboldt (216), ministre prussien, y était encore hostile. Les
"Discours à la Nation allemande" (Reden an die Deutsche
Nation) de J.-G. Fichte (217) en 1807-1808 inversèrent la tendance. Et, dès le départ, ce courant de pensée démarqua et
aggrava les tendances les plus négatives du nationalisme
français. Celui-ci postulait la prétendue prééminence spirituelle
de la "Grande Nation". En réaction le nationalisme allemand se
découvrit d'autres motifs de primauté, non moins chimériques.
Pour Fichte, l'Allemagne était ethno-linguistiquement supérieure, elle était le "peuple originel" (Urvolk). Pour E.-M. Ardnt
218
( ), francophobe acharné, la prééminence allemande se fondait
sur le sang. Aussi bien ne cessa-t-il de prêcher, sa vie durant, la
lutte contre le "mélange" des races, l'abâtardissement et la
"dissolution" qui en résulteraient.
Les germes de toutes les atrocités à venir étaient bel et
bien déposés. Laissés par les hommes de 89.
Des idées françaises et notamment de celle selon laquelle
le principe de toute souveraineté réside dans la nation est sorti le
fameux principe des nationalités. L’idée en a été parfaitement
(216) (1767-1835)
(217) (1762-1814)
(218) (1769-1860)
Quatrième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
327
exprimé par un Suisse, le juriste Johann Caspar Bluntschli (219) :
"chaque Nation est fondée et justifiée à constituer un État…De
même que l’humanité est partagée en un grand nombre de
Nations, le monde doit être partagé en autant d’États. Chaque
Nation est un État, chaque État une entité nationale". Cette idée
a amené deux regroupements (l’Italie en 1861, l’Allemagne en
1871), mais elle a surtout provoqué une cascade de créations par
sécession : la Grèce (1829), la Belgique (1830), la Roumanie
(1856-59), la Bulgarie et la Serbie (1878), la Norvège (1905), le
Monténégro (1910), l’Albanie (1912), avec une accélération
après la partition de l’Empire des Habsbourgs (1920) et l’éclatement du "Bloc de l’Est" (1989) : il existe aujourd’hui près de
cinquante États en Europe (contre une vingtaine en 1914 et une
trentaine en 1950). Et, à voir l’indépendance de la Macédoine et
demain peut-être du Kosovo, peut-on écrire sans hésiter que rien
de semblable n’arrivera jamais en Flandres, au Pays Basque ou
en Corse ?
SECTION 2
LE DROIT DE VOTE UNIVERSEL
468 - Une innovation anticipée par un certain nombre
d’expériences éloignées ou d’une effectivité limitée - La
révolution anglaise (1640-1660), qu’on a déjà évoqué, a éphémèrement transformé l'Angleterre en "République et État Libre"
(Commonwealth and Free State), mais le célèbre "Pacte du
peuple" (Agreement of the Free people of England) de 1649,
rédigé par les Niveleurs, qui peut être considéré comme la
première constitution écrite de l'histoire moderne et contemporaine et prévoyait un suffrage masculin quasi-universel ( 220), n’est
jamais entré en vigueur (221).
(219) (1808-1881)
(220) Le droit de vote était attribué à tous les anglais mâles de 21 ans, à l'exclusion des
domestiques, des indigents et des contre-révolutionnaires. "...not being servants, or
receiving alms, or having served the late King in Arms or voluntary Contributions"
("Agreement of the Free people of England", art. I).
(221) Cromwell, qui était un pragmatique, n'accorda pas une grande attention au Pacte
de 1649. En 1653 il choisit de dissoudre le Parlement sans penser à le renouveler. Son
Instrument of Government de 1654 reposait sur le suffrage censitaire et, en 1657, il
faillit même accepter la couronne héréditaire qui lui était offerte, par certains de ses
partisans !
328
La fabrique du droit français
La révolution américaine elle-même ne remédia pas aux
inégalités politiques de l’époque coloniale. La constitution fédérale des États-Unis (1787), si elle est indéniablement d'essence
libérale, n'est pas pour autant démocratique. Nulle part, le
suffrage universel n'est consacré, le président est élu par un
collège restreint, les sénateurs sont choisis par les législatures
d'États et les constitutions de ceux-ci, votées après la déclaration
d'indépendance, de janvier 1776 à avril 1777 (222), reprirent
d'ailleurs les législations électorales de l'époque anglaise sans
les modifier substantiellement. Les constitutions du
Massachusetts de 1780 et du Connecticut de 1818 elles-mêmes
ne touchèrent pas au cens. Aux premiers temps de la république
américaine, cent vingt mille habitants à peine disposaient du
droit de vote. Le vote universel, entendu non point comme un
droit de l’homme, mais une franchise élargie, fut consacré pour
la première fois dans la constitution de l'Ohio en 1803. Elle fut
ensuite imité par l'Indiana en 1807, puis par les autres États (223).
Mais ce n'est qu'en 1860 que la constitution fédérale consacra le
principe du vote universel. Toutefois, le Rhode-Island n'abolit
tout cens électoral qu'en 1888.
469 - Le caractère pionnier de la proclamation par la
Révolution française du vote universel - Indéniablement, la vraie
pionnière a été la France en 1793, alors même que la proclamation du suffrage universel a été strictement formelle (224). La
constitution dite de l’an I qui a consacré la première cette idée
révolutionnaire a créé tout à la fois un mythe et une dynamique.
Ceux-ci ont fait peu à peu sauter tous les verrous du suffrage
censitaire qui avait la préférence des Libéraux. Alors qu’en
(222) Il s'agit pour les treize colonies originelles des Constitutions du New Hampshire
(5 janvier 1776), de la Caroline du Sud (26 mars 1776), de la Virginie (28 juin 1776),
du New Jersey (2 juillet 1776), du Delaware (20 septembre 1776), du Maryland (9
novembre 1776), de la Pennsylvannie (28 septembre 1776), de la Caroline du Nord
(18 décembre 1776), de la Géorgie (5 février 1777), et du New York (20 avril 1777).
Ailleurs, les chartes coloniales demeurèrent en vigueur plus longtemps : dans le
Massachusetts jusqu'en 1780, dans le Connecticut jusqu'en 1818 et dans le RhodeIsland jusqu'en 1842.
(223) Le Mississipi en 1817, l'Illinois en 1818, l'Alabama et le Maine en 1819, le
Missouri en 1821, le New-York en 1826, le Rhode Island en 1842, le Wisconsin en
1848, le Minnesota, l'Oregon, le Massachussets en 1857….
(224) La constitution de 1793 a été votée par moins de deux millions d’électeurs.
Jusqu’en 1848, la consultation la plus large a été... l’élection des députés aux États
Généraux, à la veille de la Révolution.
Quatrième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1
329
1914, seules la France et la Suisse pratiquaient le suffrage
universel (le cas particulier de l’Allemagne devant être mis à
part), celui-ci s’est imposé dans tout le Continent dans le
courant du XX° siècle.
Il en est de même -mais dans une moindre mesure (225)- de
l’idée républicaine.
SECTION 3
L’IDÉE REPUBLICAINE
470 - Une notion ancienne - Avant l’avènement de la
république française (1792), il y avait déjà des républiques en
Europe. Mais l’idée dominante était que ce type de régime
convenait à de petits États dépourvus de dynastie princière, par
exemple la république de Gênes, la république de Venise ou la
Suisse.
Certes la révolution anglaise avait éphémèrement transformé l'Angleterre en "république et état libre" (Commonwealth
and Free State). Néanmoins son échec sanglant avait surtout
pour effet de prémunir à jamais les Anglais contre un tel régime.
Assurément, à partir de leur déclaration d’indépendance
(1776), les États-Unis offrirent au monde l'exemple, jusqu'alors
inédit, à la fois d'une république établie dans un vaste pays et
d'un État fondé sur le droit populaire, l'égalité civile et un
système représentatif dans lequel était reconnu le droit formel
du peuple a changer son gouvernement. Aussi bien des esprits
pénétrants comme l'italien Mazzei en 1776 et le français
Malouet en 1789 devinèrent que ce pays était appelé à voir
s'établir une démocratie. Mais c’est un système dont les artisans
de la révolution de 1776 n'auraient certainement pas voulu. Par
ailleurs, on sait qu’Alexander Hamilton, Patrick Henry et même
John Adams, le futur président des États-Unis pensaient, comme
Montesquieu, qu'une république était inadaptée à un vaste État
et que le gouvernement de l'Union devrait tôt ou tard revêtir un
caractère monarchique. Là encore, c’est l’histoire qui en a
décidé autrement.
(225) Tous les États d’Europe sont des démocraties, mais tous ne sont pas des
républiques, une dizaine ont un prince à la tête de l'État (Belgique, Danemark,
Espagne, Liechtenstein, Luxembourg, Monaco, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni et
Suède).
330
La fabrique du droit français
471 - Une contenu neuf : la liaison république-etdémocratie – En dépit de l’antériorité américaine, c’est
l’exemple de la France et non celui des États-Unis, qui a fondé
l’équation république-démocratie, c'est-à-dire l’idée selon
laquelle la république est la forme la plus aboutie de la
démocratie. L’idée est évidemment fausse (226). En effet, rien ne
permet de dire qu'entre une monarchie et une république, l'une
soit nécessairement plus démocratique que l'autre. La république
française a su s’accommoder du suffrage censitaire (1795) et
même…d’un empereur à sa tête (1804) et une démocratie peut
avoir un roi héréditaire au sommet de l’État, comme le montrent
les exemples de la Grande-Bretagne ou des Pays-Bas. L’idée
d’une liaison dépublique-démocratie ne s’en est pas moins
avérée efficace et formidablement destructrice pour les royautés
en Europe et dans le monde. Aucune monarchie n’est apparue à
la surface du globe depuis l’éphémère fondation du royaume
d’Albanie en 1928, mais une bonne trentaine ont disparu, depuis
le Brésil (1891), jusqu’à l’Iran (1979), en passant par le Portugal
(1910), l’Egypte (1953), la Libye (1969) ou l’Ethiopie (1974).
La France n’a pas seulement exporté le droit des peuples,
le suffrage universel et la république, elle a également diffusé
très largement son Code civil.
(226) Orfèvre en la matière, Robespierre ne s’y était pas trompé. Selon lui, le nom de
république ne suffisait pas à affermir l’empire de la liberté, comme le montraient les
exemples de la république de Venise…et même des États-Unis, "qui fondés sur
l’aristocratie des richesses, déclinent déjà, par une pente irrésistible, vers le
despotisme monarchique" (sic) Cité par O. Gojosso, "Le concept de république en
France (XVI°-XVIII° siècle)", PUAM, Aix, 1998, p. 480).
CHAPITRE 2
LE PRESTIGE INTERNATIONAL
DU CODE CIVIL DE 1804
472 - Un rayonnement dans toute l’Europe continentale A l’exception notable du Royaume-Uni, la première puissance
du moment, rétive à toute influence juridique française et de
surcroît à toute œuvre codificatrice, tous les pays d’Europe continentale entreprirent progressivement la codification méthodique de leur droit et se mirent à l’école des codes français.
Même les monarchies les plus "réactionnaires" épousèrent
le mouvement, en s’inspirant à des degrés divers des codes
français, quitte à refuser les principes de 89 : c’est particulièrement net dans les royaumes italiens d’avant l’unité (227),
aux Pays-Bas (228) en Serbie (229), en Roumanie (230), ou au
Monténégro (231) . Il fut même question d'appliquer le code
Napoléon… à la Russie. Mais le projet échoua. Le plan du Svod
(227) Le Codice pel Regno delle Due Sicilie de 1819, qui embrasse toute les branches
du droit s'inspire du code civil français, dont il reproduit de surcroît l'ordonnancement
général, même s'il s'en éloigne sur certaines institutions, notamment en demeurant
fidèle aux principes canoniques sur le mariage (religieux) et aux règles romaines (la
Novelle 118) pour la succession ab intestat).
Le Code des lois civiles des trois duchés de Parme, Plaisance et Guastalla de 1820
n'en est pas idéologiquement éloigné.
En revanche, les Leggi civili pel Regno di Sardegna de 1827, longues de près de 2400
articles, qui accordent encore une certaine place à la "féodalité" comme on disait au
XVIII° siècle, reflètent un arrière-plan idéologique encore plus conservateur. Il en est
de même du Codice albertino de 1838 (du nom du roi Charles-Albert), qui s'est
appliqué à la Ligurie, au Piémont, mais également au duché de Savoie et au comté de
Nice, jusqu'à leur rattachement à la France (1860), ne s'appliqua pas à la Sardaigne
qui demeura régie jusqu'en 1848 par les Leggi civili pel Regno di Sardegna de 1827.
(228) Le premier projet de code civil néerlandais (divisé en 4300 articles !), lui-même
marqué par un esprit de réaction dirigé contre le "fatras français", comme le disait
Johan Melchior Kemper (m. 1824), professeur à l'université de Leyde chargé de la
rédaction du projet de Code en 1821, déboucha sur le code civil de 1838 (qui est
demeuré en vigueur jusqu'en 1992). En revanche le royaume a conservé le code pénal
français jusqu'en 1881, date de la promulgation d'un code criminel néerlandais.
(229) Code civil de 1844. Il devait être remplacé par un code achevé en 1937 lorsque
royaume entra dans la seconde guerre mondiale (1941).
(230) La Moldavie avec Scarlate Callimachi et la Valachie avec Jean Caragea se
dotèrent de leurs propres codes (Codul Calimach et Codul Caragea), en vigueur
jusqu'en 1864.
(231) Code civil de 1888 (abrogé ensuite sous le régime communiste).
332
La fabrique du droit français
Zakonov de 1832 n’en reprend pas moins dans les détails le plan
du code français et le pays adopta, dans ses grandes lignes, le
Code de procédure civile de 1806.
Comme on l’a vu, le Code de 1804 a été réintroduit en
Belgique à la faveur de l'indépendance en 1830. Aujourd’hui
encore, près des cinq-sixièmes du texte original y sont toujours
en vigueur. Le Grand-Duché du Luxembourg connaît une
situation analogue. Le code de 1806 a été également rétabli en
Belgique lors de l'indépendance et a subsisté jusqu'à la promulgation du Code procédural belge actuel (1967). Entre temps, il
avait fourni la base du Code de procédure civile néerlandais de
1838, éliminant complètement l'ancienne procédure néerlandaise
(qui ne s'est conservée ... qu'en Afrique du Sud).
Le royaume d’Italie né en 1861, dans un climat de
francophilie (232) qui ne dura pas, se dota en 1865, sur le modèle
du Code de 1804, d’un Codice civile (qui a également tiré profit
de certains codes italiens, notamment le code de Parme de 1820,
le code albertin de 1837 et le code de Modène de 1851). Il se
donna également un code de commerce, lui même imité du
modèle napoléonien.
Sensiblement à la même époque, la Roumanie en 1865 et
le Portugal en 1867 se dotèrent de codes civils très proches de
l’archétype français.
473 - Une influence considérable au-delà de l’Europe Hors d'Europe, le Code Napoléon exerça également une
influence déterminante sur un certain nombre de codifications,
notamment en Amérique latine jusque vers le milieu du XIX°
siècle. Outre Haïti (1826), les exemples les plus incontestables
sont le Pérou (1852) et le Chili (1857).
Après cette date, l’influence s’est tarie, même si elle a été
artificiellement relancée par la colonisation. En effet, à compter
de la fin du XIX° siècle, de l’Afrique au îles du Pacifique-Sud,
l’occupation française, apparemment respectueuse des statuts
civils indigènes, a fortement contribué à remodeler ceux-ci et a
légué aux États nouvellement décolonisés un système de droit
fortement tributaire du droit civil français. Au Maghreb, tel est
(232) Lorsque le premier Parlement se réunit à Turin, les orateurs parlèrent en
Français, afin d’avoir un outil linguistique commun (la place du Toscan comme
« langue italienne » n’étant pas encore assurée)
Quatrième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 2
333
le cas du droit du patrimoine et des obligations, le statut
personnel demeurant marqué en profondeur par la Chariya.
L’influence française est toujours perceptible dans le code des
obligations tunisien de 1906, le marocain de 1913. Mais on
pourrait aussi citer le code libanais de 1932, à l’époque dite du
Mandat, attribué par la Société des Nations. Elle perdure dans
l’actuel Code civil algérien (amputé de la législation familiale
qui fait l’objet d’un code spécifique).
La même imprégnation dans la partie du droit civil non
influencée par l’Islam se retrouve en Afrique noire musulmane,
par exemple au Sénégal où s’applique toujours le Code civil
français, dont cependant le champ a été restreint, d’abord par la
reconnaissance du mariage coutumier (1961), islamisé, puis par
l’adoption d’un Code de la famille spécifique (1972). Ailleurs,
plusieurs codes suivent de près le code civil, tel le Code civil
camerounais (1956), son homologue ivoirien (1964) ou le Code
togolais des personnes et de la famille (1980), quitte à autoriser
les nationaux à opter pour le droit coutumier, au cas par cas. En
pratique, ce droit traditionnel est d’ailleurs le plus vivant, même
si l’institution de la dot et la polygamie apparaissent en recul
croissant (233) du fait des pesanteurs économiques.
Enfin pour être exhaustif, il faudrait compter aussi avec
quelques exemples tardifs, mais isolés, comme l’Egypte (1948),
laquelle influença sur ce point le code kowéitien. Mais ces
exemples ne doivent pas obscurcir la perspective d’ensemble.
En effet, là où elle n’a pas trouvé l’appui des baïonnettes,
l’influence du Code Napoléon s’est essoufflée à l’orée du XX°
siècle et, aujourd’hui, même si la Belgique et le Luxembourg lui
sont restés fidèles, ce monument paraît bien dépassé.
Il n’est d’ailleurs pas le seul. En effet les codes et le
prestige révérenciel attaché à ceux-ci ont ralenti l’évolution
(233) Dans les pays où la pratique dotale a été maintenue, les législateurs africains lui
ont enlevé, soit implicitement (Cameroun), soit explicitement (Mali) tout effet sur la
validité du mariage. D’autres législateurs ont refusé son maintien même à titre
facultatif (Gabon, Côte d’Ivoire et Centrafrique). Quant à la polygamie, certaines
législations africaines (Mali, Cameroun, Sénégal) ont eu la même attitude pragmatique qu’en matière de dot. D’autres, à l’instar de la Côte d’Ivoire (traditionnellement
dominée par le sud chrétien), ont plutôt adopté une position radicale à l’égard de la
polygamie, en reprenant la formule tranchante de l’article 147 du Code civil. C’est
dans le même esprit qu’est revenu le législateur guinéen du 5 février 1968 qui a
interdit la polygamie après l’avoir autorisé dans sa loi du 14 avril 1962.
334
La fabrique du droit français
ultérieure du droit et généré un retard juridique de la France sur
ses voisins les plus dynamiques et les plus créateurs.
CINQUIÈME PARTIE
LE DÉCLIN DU DROIT
FRANÇAIS AU XX° SIÈCLE
A compter de la fin du XIX° siècle, on constate de plus en
plus l’usure du modèle français (chap. 1), le foisonnement des
modèles étrangers concurrents (chap. 2) et, depuis la seconde
moitié du XX° siècle, une subversion croissante par le droit
européen (chap. 3).
CHAPITRE 1
L’USURE DU MODÈLE FRANÇAIS
Durant le premier quart du XIX° siècle, les modifications
apportées aux cinq codes furent assez rares et négligeables, si
l’on excepte la suppression du divorce en 1816.
Sous la Restauration, les chambres votaient à peine une
vingtaine de lois l’an, principalement en matière administrative
et fiscale. Mais le rythme de la production législative a commencé à s’accélérer avec l’avènement des assemblées élues au
suffrage élargi puis universel : 130 l’an sous la Monarchie de
Juillet, près de 200 sous le Second Empire, plus de 300 à la fin
du XIX° siècle. Et leur objet s’est de plus en plus diversifié
De bonne heure, certains archaïsmes contenus dans les
codifications françaises ont freiné leur pénétration et fait débat :
tel est le cas des conceptions patriarcales et sexistes du Code
Napoléon (sec. 1) et de la méfiance à l’égard du négoce et des
affaires qui transparaît jusque dans le code de commerce (sec.
2). La même frilosité entrava la législation sociale et le droit du
travail salarié (sec. 3). Dans tous ces domaines, la France a été
précédée par ses voisins, plus inventifs et audacieux.
SECTION 1
UN DROIT CIVIL PATRIARCAL ET SEXISTE,
INCOMPATIBLE AVEC L’ÉMANCIPATION FÉMININE
Le code civil était trop patriarcal et machiste. Il est vrai
que cette attitude s’inscrivait dans une misogynie plus large, qui
prédominait dans l’ordre politique.
474 - La philosophie des Lumières et les hommes de 89 en
général étaient très misogynes (à de rares exceptions près
comme Condorcet). La loi du 9 brumaire an II (30 octobre
1793), votée a l'unanimité, interdit aux femmes de fonder des
clubs et prescrit la dissolution de ceux qui existaient. Les
femmes furent non seulement privées du droit de vote, mais
aussi de la possibilité d'accéder aux fonctions publiques.
L’égalité des sexes revendiquée par le premier ouvrage
féministe, "The Vindication of the Rights of Women" (1792) de
Cinquième Partie – Chapitre 1
337
l’Anglaise Mary Wollstonecraf, ne rencontra aucun écho avant
la seconde moitié du XIX° siècle. A cette époque quelques voix
s'élevèrent dans ce sens, des libéraux (tel l’Anglais J. -S. Mill)
aux socialistes (comme l’Allemand A. Bebel). Mais les premières réalisations furent très lentes. Les universités européennes ne s'ouvrirent que tardivement aux femmes, a compter
de 1867 sur l'exemple de Zürich. Le droit de vote fut d'abord
reconnu dans certains États de l’Union américaine (Wyoming
1869 ; Colorado 1893 ; Utah, Idaho, 1896) et en NouvelleZélande (1893) et Australie (1902), avant de toucher l'Europe du
nord au début du XX° siècle (à commencer par la Finlande en
1906 et la Norvège en 1913).
Après 1914, les femmes reçurent le droit de vote au
Danemark (1918), au Royaume-Uni (de 1918 à 1928), en Suède
(1919), en Autriche, en Tchécoslovaquie, aux États-Unis (1920)
et en Hongrie (1925)... Ce sont les pays catholiques et latins qui
se montrèrent les plus réticents : l’Espagne (1931), l’Italie et la
France (1946), le Portugal (1974)…qui furent même précédés
dans cette voie peu glorieuse par la Turquie (1934).
475 - Si l’on repasse du droit public, au droit privé,
l'infériorité civile de la femme imposait à celles-ci une sorte de
tutelle (cura sexus), qui d’appliquait même aux majeures célibataires. Celles-ci durent attendre la seconde moitié du XIX° siècle
pour pouvoir être simplement témoins dans les actes civils. Les
pays scandinaves franchirent les pas dans les années 1850-1860,
la plupart des États allemands vers 1860-1870, l’Italie en 1877.
La France ne les rejoignit qu’en 1897, à peine plus tôt que la
Belgique (1908) elle aussi régie par le Code sexiste de 1804.
L’incapacité juridique de la femme mariée, consacrée en France
par ledit Code 1804 (art. 1124), resta vivace encore plus longtemps. Là encore l’Europe anglo-germanique montra la voie de
manière précoce avec le BGB de 1896, le ZGB de 1907 et une
série de lois anglaises (234). L’Italie accorda la capacité civile aux
femmes mariées par une loi de 1919. Plusieurs pays suivirent
dans cette voie (la Roumanie en 1932, la Lettonie en 1937).
(234) Le Married Women's Property Act de 1870 reconnaissant à la femme mariée la
propriété de son salaire, le Married Women's Property Act de 1882 consacrant la
séparation des biens, et le Married Women and Tortfeasors Act de 1935 généralisant
la capacité civile.
338
La fabrique du droit français
Encore une fois la France opéra ce tournant historique avec un
net très décalage (235) puisque l’égalité quasi-complète date des
réformes de 1938-1942 (236).
L’accès des femmes à la magistrature a pu faciliter l’évolution du droit. Il s’est opéré dès 1912 en Norvège, 1919 au
Royaume-Uni, 1920 en Tchécoslovaquie, 1921 au Danemark et
en Pologne, 1922 en Allemagne, 1923 en Suède, 1926 en
Finlande... mais seulement en 1946 en France (237).
SECTION 2
UN DROIT COMMERCIAL ASSUJÉTI
À DES CONCEPTIONS PÉRIMÉES, CONTRAIRE AUX
IMPÉRATIFS ÉCONOMIQUES
476 - Un système de droit bridé par des conceptions
politiques étriquées- Le droit commercial français, engoncé dans
la tradition, méfiant à l’égard du "vil esprit de commerce" et
désireux de "faire rentrer le commerce dans le sein de la probité"
(Portalis), était dans l’ensemble (238) peu adapté au capitalisme
libéral et aux nouvelles réalités du monde des affaires.
L’hostilité convergente de diverses familles de pensée,
venue tant du traditionalisme catholique que, plus tard, du socialisme, ne contribua pas à apaiser la méfiance de larges secteurs
de l’opinion à l’égard des "féodalités financières" (239)
(235) Il faut citer au plan civil les lois du 13 juillet 1907 sur la libre disposition du
produit de son travail par la femme mariée, du 17 juillet 1927 sur l'égalité du père et
de la mère dans le pouvoir de consentir au mariage des mineurs, du 18 février 1938
élargissant la capacité de l'épouse, et bien-sûr la loi du 22 septembre 1942 instaurant
une égalité presque complète. Il fallut néanmoins attendre la loi du 13 juillet 1965,
portant réforme des régimes matrimoniaux, pour permettre à la femme d’exercer
librement le commerce sans le consentement de son mari et sans que celui-ci puisse
s’y opposer. Pour être complet, on pourrait encore ajouter symboliquement la loi du 4
juin 1970 qui a supprimé la notion de chef de famille et celle du 23 décembre 1985
qui a abrogé les derniers vestiges de la prééminence de l'homme dans la famille.
(236) Le dernier signe de prépondérance masculine n’a disparu que le 1° janvier 2006
avec l’entrée en vigueur de la réforme du nom de famille.
(237) Mais les femmes sont devenues majoritaires dans chaque promotion de l’ENM,
depuis le début des années 1980 et elles sont aujourd’hui majoritaires dans le corps.
(238) Cela n’exclut pas des exceptions. Ainsi le code de 1807 avait admis la
responsabilité limitée d’une part des associés des SA, d’autre part des commanditaires
des sociétés en commandite.
(239) Le terme est emprunté à l’ouvrage tristement célèbre du socialiste A. Toussenel,
"Les juifs roi de l’époque. Histoire de la féodalité financière", 1°éd.: Paris, Librairie
de l'Ecole Sociétaire, 1845; 2°éd. (augmentée): Paris, Gabriel de Gonet, LibraireEditeur, 1847, rééd. 1886, pp. 151-152 : "Le commerce c’est le gui, une plante
Cinquième Partie – Chapitre 1
339
régulièrement assimilées aux Juifs par une propagande
populiste, qui recrutait (déjà) à droite comme à gauche. Elle ne
contribua pas davantage à faire évoluer le droit français du fait
de la frilosité des pouvoirs publics.
Le droit de la faillite notamment resta durablement
marqué par une vision essentiellement répressive.
Suivant en cela la tradition colbertiste d’Ancien Régime,
l’État conserva son rôle de tutelle économique, quand il ne se fit
pas directement "commerçant et industriel" (240) en protégeant
ses empiétements par l’érection de monopoles extrêmement
divers, le plus pittoresque étant la fabrication des allumettes
(établi en 1872 et démantelé en 1990-1992).
477 - Un système de droit techniquement connecté aux
actes de commerce - Le code de commerce de 1807 était enfin
tributaire d’un parti-pris méthodologique contestable, liant l’application de ce droit dérogatoire aux actes de commerce, plutôt
qu’aux commerçants. L’Italie en 1882, l’Espagne en 1885, le
Portugal en 1888 se dotèrent de codes de commerce qui manifestèrent la volonté de s’écarter du modèle français de 1807,
jugé archaïque et dépassé.
Si le libéralisme économique tarda à s’introduire dans le
droit des affaires, du fait de vieilles réticences culturelles, mais
aussi des tergiversations des pouvoirs publics peu disposés à
mécontenter une bourgeoisie inquiète, il profita du refus de
ceux-ci de s’immiscer dans la vie des ouvriers pour régner en
maître dans l’usine.
parasite qui vit aux dépends de l’arbre sur lequel elle s’implante, qui fleurit quand cet
arbre perd ses feuilles, qui a la feuille double comme la langue du juif…"
(240) E. Gombeaux, "La condition juridique de l’État commerçant et industriel",
Thèse Droit, Paris, 1904. L’exemple le plus frappant est celui de l’interventionnisme
public en matière ferroviaire, qui débuta avec le système des conceptions de service
public en 1842, pour se poursuivre par le rachat des petites compagnies privées en
1878, puis 1908 et aboutir enfin à la nationalisation de 1936, qui a donné naissance à
la SNCF. On pourrait également citer le transport maritime avec l’entrée de capitaux
publics de 1932 qui a permis la prise de contrôle de la Compagnie générale
transatlantique (devenue en 1977 la Compagnie générale maritime).
340
La fabrique du droit français
SECTION 3
UN DROIT SOCIAL TIMORÉ TRIBUTAIRE
DE CONCEPTIONS DÉPASSÉES, INADAPTÉES AUX
NOUVELLES EXIGENCES SOCIALES
478 - Les premiers linéaments tardifs d’une législation
sociale - Si l'on met de côté trois articles du code civil sur le
louage de services (art. 1779 à 1781) et le décret impérial du 3
janvier 1813 interdisant de faire descendre dans les mines les
enfants de moins de dix ans, jusqu’au milieu du XIX° siècle, la
première loi sociale française est celle du 22 mars 1841 réglementant le travail des enfants de moins de seize ans dans les
manufactures. Cela traduit bien le retard de la France par rapport
à l’Angleterre et même à la Prusse.
Le pays (qui, il est vrai, accusait également un décalage
industriel évident sur l’Angleterre et même l’Allemagne) était
déjà à la traîne par rapport à ses voisins du nord-ouest, où le
socialisme était d’ailleurs plus puissant.
479 - Le retard de la France par rapport à l’Angleterre et
même à l’Allemagne - En Angleterre, les premiers Factory Acts
remontent à 1802, 1819 et 1833 sur le travail des enfants. Le
premier pays d’Europe continentale à lui emboîter le pas fut la
Prusse, où une loi de 1839 interdit le travail en usine des enfants
de moins de neuf ans et imposa une limite de dix heures pour
ceux de neuf à seize ans. Elle fut imitée dans le reste de
l’Allemagne, notamment en Bavière et en Bade en 1840.
En ce qui concerne le droit de grève et la liberté syndicale,
le Royaume-Uni fut le pionnier avec l’abolition des Combination Acts en 1824-1825, dépénalisant les réunions pacifiques
entre ouvriers ayant des revendications communes (1825), ce
qui permit un premier développement des syndicats (tradeunions) qui n’avaient pas la personnalité juridique, mais pouvaient détenir une caisse commune en cas de chômage ou de
grève. Les ouvriers français durent attendre pour cela l’abrogation du délit de coalition un demi-siècle plus tard (1864). La
France introduisit la liberté syndicale en 1884, mais, entre
temps, elle s’était imposée Outre-Manche dès le Trade Union
Act 1871.
Par ailleurs, malgré les déclarations généreuses intervenues en 1793 et en 1848 et restées lettre morte, faute de
Cinquième Partie – Chapitre 1
341
volonté politique d’en dégager les moyens, la France s’est
trouvée très en retrait de ses voisins les plus dynamiques en ce
qui concerne l’assistance et les assurances sociales.
Le pays en pointe fut l’Allemagne de Bismarck avec sa
politique de "socialisme d’État" qui consistait à améliorer la
situation matérielle des ouvriers tout en combattant les mouvements socialistes. La réalisation majeure fut la loi sur
l’assurance-maladie obligatoire de 1883, imitée en Autriche
(1887-1888), au Luxembourg (1901-1905), en Hongrie
(1907)… et en France par la loi de 1928.
Entre temps, le Royaume-Uni a vu sa législation sociale se
développer peu à peu au plan des retraites (1808), de l’accueil
des jeunes enfants avec les Infant schools, ancêtres de nos
"maternelles", ainsi que de la garantie des risques maladie et
chômage (1911-1913). Il accusait toutefois un certain retard sur
l’Allemagne, qui a été comblé après la seconde guerre mondiale.
Le catalyseur fut le rapport de W. Beveridge, Social Insurance
and Allied Services, rendu public le 1°décembre 1942. Alors que
la France offrait une couverture sociale essentiellement à
différentes catégories de salaries, ce projet introduisait l'idée
d'un droit de chacun à la Social Security (241), que ce soit les
actifs ou les inactifs, pour les risques professionnels ou les
autres aléas de la vie. C’est la conception que l'on retrouve dans
la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Elle
donna lieu à plusieurs lois, notamment sur les allocations
familiales (1945) et sur les accidents du travail et les assurances
sociales (1946). À des caisses distinctes et cloisonnées était
substitué un service public unique, sous l'autorité d'un ministère
de la sécurité sociale. Le système était poussé jusqu'a
l'étatisation des soins médicaux, dispensés gratuitement a la
population par des médecins fonctionnarisés, rattachés au
National Health Service, institué en 1946. Toutefois le principe
traditionnel des cotisations (et des prestations) uniformes ne fut
pas remis en cause a cette époque. L’ensemble fut complété en
1948 par l'institution d'un nouveau système d'assistance.
La France s’efforça de s’en inspirer. Mais malgré
l'influence de Beveridge et le ton des textes initiaux, notamment
(241) L'expression "sécurité sociale" fut consacré pour la première fois aux États-Unis
en 1935 lors de l'adoption du Social Security Act.
342
La fabrique du droit français
l'ordonnance du 4 octobre 1945 (242) et la loi du 22 mai 1946
posant le principe formel d'une généralisation de la sécurité
sociale a tout Français résidant sur le territoire français, le
système français demeura fortement tributaire du statut des
salariés et conserva une pluralité de caisses. La généralisation de
la couverture sociale s’est opérée, ultérieurement, de 1948 à
1999 (avec la CMU) mais le regroupement des caisses n’a
jamais pu être réalisé.
Entre temps la France avait codifié le droit du travail
(1910). Cette branche du droit est constituée par les règles qui
régissent non pas le travail indépendant, mais le travail salarié
ou, pour être plus précis, les rapports entre les employeurs et les
salariés, règles contractuelles négociées entre ceux-ci et surtout
règles imposées par l'État dans le cadre de ce qu'on appelle
aujourd'hui sa politique sociale. Le droit du travail repose tout
entier sur la prise en compte générale de l’état de dépendance
économique du salarié envers son employeur : il a d’ailleurs été
la première nouvelle branche spécifique du droit à prendre acte
d’une situation de déséquilibre contractuel et à entreprendre de
protéger la partie la plus faible.
Son développement a accusé un retard non négligeable sur
nos voisins du nord-ouest.
La participation des salariés à la gestion des entreprises
s’est introduite de bonne heure en Allemagne, avec la
Betriebsrätegesetz de 1920, créant des délégués et des comités
d’entreprises, qui furent imités en Autriche et en
Tchécoslovaquie. Dans un esprit voisin, la Norvège, puis les
Pays-Bas établirent une procédure de médiation destinée à régler
préventivement les conflits de travail (1923). La Suède rendit
même obligatoires les conventions collectives (1928).
(242) L'exposé des motifs oscille entre l'idée d'une couverture globale pour tous et
celle d'une protection spéciale pour les "travailleurs" dont les "possédants" n'ont pas
vraiment besoin: "La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu'en toutes
circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle
de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci
élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les
travailleurs de l'incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez
eux un sentiment d'infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distribution des
classes entre possédants sûrs d'eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui
pèse, à tout moment, la menace de la misère...Le but final à atteindre est la réalisation
d'un plan qui couvre l'ensemble de la population du pays contre l'ensemble des
facteurs d'insécurité".
CHAPITRE 2
LE FOISONNEMENT
DES MODÈLES CONCURRENTS
480 - Des modèles juridiques en provenance de
l’étranger- Certes la doctrine française n’a pas été frappée de
stérilité et de nouveaux concepts particulièrement féconds ont
été forgés, telle que la distinction de l’obligation de moyens et
de résultat conçue par R. Demogue (243) en 1928.
Mais déjà en son temps, les idées les plus innovantes
tendaient à venir de l’étranger.
D’ailleurs plusieurs grands noms de la doctrine, notamment civile, nous apparaissent fortement tributaires de la science
juridique étrangère, notamment allemande. Tel est le cas de
deux grands auteurs qui ont rompu brillamment avec l’Ecole de
l’Exégèse : Raymond Saleilles (244) et François Gény (245) tous
deux fortement influencés par la doctrine juridique allemande et
notamment par le grand R. von Ihering (246). De nombreuses
notions nouvelles, notamment l’abus de droit, l’enrichissement
sans causes, le patrimoine d’affectation, la remise en cause de
l’autonomie de la volonté ou la théorie de la personnalité morale
auraient été inconcevables sans les échanges intellectuels
féconds avec notre grand voisin continental.
On pourrait en dire autant de l’éminent publiciste germaniste Raymond Carré de Malberg (247), père de la doctrine de
l’État légal, qu’il a emprunté à la conception centrale du
Rechtsstaat (État de droit) élaboré par des juristes allemands.
Le juriste italien Cesare Vivante (248) lança l’idée d’une
unification des deux droits des contrats civil et commercial
existant alors en droit italien, à l’imitation du droit français. Le
code fédéral des obligations adopté en Suisse en 1881 appliqua
cette idée, avant même le code civil italien de 1942 (qui a
(243) (1872-1938)
(244) (1855-1912)
(245) (1861-1959)
(246) (1818-1892)
(247) (1861-1935)
(248) (1855-1944)
344
La fabrique du droit français
abrogé simultanément le code civil de 1865 et le code de
commerce de 1882). Ceci nous invite à traiter des codes les plus
novateurs qui ont concurrencé leurs homologues français sur la
scène juridique internationale, ôtant à la France son statut
d’école du droit.
SECTION 1
LA CONCURRENCE
DE NOUVEAUX CODES INNOVANTS EN DROIT CIVIL
Parmi les grandes codifications entreprises dans le cadre
"stato-national", à partir de la seconde moitié du XIX° siècle,
émergent par leur qualité le code civil italien de 1865, encore
fortement tributaire du monument napoléonien, le code civil
allemand de 1896, suisse de 1907 et italien de 1942.
Le code civil italien de 1865, trahit une incontestable
influence française, perceptible dès le plan tripartite de l’œuvre,
encore qu’il se soit également inspiré des codes réalisés dans la
péninsule entre 1820 (Parme) et 1851 (Modène).
Il a été remplacé par le code civil de 1942, structuré en six
livres, qui a nettement subi l'influence allemande.
La pôle-position du monument français de 1804 fut remise
en question par le Code allemand (BGB) de 1896, mais aussi,
par le Code suisse (ZGB) de 1907.
§ 1. Le Bürgerliches Gesetzbuch (Code civil allemand) de
1896
481 - La qualité technique du BGB et sa portée dans
l’histoire allemande - Le BGB (promulgué en 1896 mais entré
en vigueur en 1900), a mit un terme au stupéfiant pluralisme
juridique qui prévalait toujours au sein de l'État allemand (249),
(249) Vue de loin, la géographie juridique de l'Allemagne était relativement simple. La
majeure partie était régie par le gemeinrecht, le droit commun (c'est-à-dire le droit
romain), suivi par environ 33 % des Allemands d'alors. A l'ouest, s'appliquait depuis
Napoléon le droit français (suivi par 17 % de la population totale du Reich) et à l'est le
landrecht prussien, qui en concernait 43 %. Mais aucune de ces aires n'était uniforme.
Dans la partie centrale de l'Allemagne, sur plus de cent territoires le gemeinrecht
devait composer avec des droits locaux, le landrecht prussien lui-même était en de
nombreux endroits primé par d'anciens droits territoriaux, notamment à Berlin (où
s'appliquait toujours la vieille constitution Joachima promulguée en 1527 par le
prince-électeur Joachim I°). En Silésie jusqu'en 1845, il y avait soixante législations
différentes sur le contrat de mariage, en Bavière soixante-dix ou quatre vingt !
Cinquième Partie – Chapitre 2
345
une trentaine d'année après l’unification réalisée sous la férule
de la Prusse (1871). Quoiqu'il s'apparente quantitativement au
Code français (2385 paragraphes) et qu'il partage avec lui bien
des conceptions politiques et morales, telles que l’individualisme libéral (réserve faite du droit familial encore marqué
par le paternalisme), il se présente techniquement d'une manière
très différente. Sans même parler de son plan (en cinq livres),
généralement tenu pour supérieur, il s'agit d'une oeuvre d'une
précision juridique inégalée, desservie cependant par la sécheresse, l'inélégance et la lourdeur de son style, qui entrave sa
lisibilité (250) par des non-spécialistes. En raison de ses qualités
techniques (et malgré son allure plus terne), il acquit tout de
suite un prestige fort et durable. D’ailleurs, il est toujours resté
en vigueur en Allemagne, en dépit des velléités du régime nazi
de le remplacer par un Volksgesetzbuch (code du peuple) et de
l'édiction par le régime communiste de l'ex. RDA d'un nouveau
Zivilgesetzbuch (1976) qui a disparu avec la dictature communiste.
482 - Le rayonnement extérieur du BGB - Hors
d’Allemagne, le BGB a mis un terme au rôle hégémonique du
code français et inspiré fortement plusieurs réalisations
étrangères depuis le code suisse de 1907 (251) jusqu'au code grec
de 1946, en passant par un grand nombre de codifications en
Amérique latine (Brésil 1916, Mexique 1928, Pérou 1936) et en
Extrême-Orient (Japon 1898, Chine 1929).
(250) BGB § 481 : "Pour la vente de chevaux, ânes, petits et grand mulets... les dispositions des § 459 à 467, 469 à 480 ne sont applicables que dans la mesure où il n'en est
pas disposé autrement dans les § 482 à 492". Une telle technique d'écriture rendait le
code inintelligible pour le commun des individus. Il en est de même de son soin à
réglementer de manière théorique des situations pratiques pour le moins exceptionnelles, comme la nullité de "toute déclaration de volonté faite sans intention
sérieuse et émise dans l'attente que ce défaut de sérieux ne soit pas méconnu" (§ 118),
ainsi que des problèmes difficilement compréhensibles pour le profane, par exemple
le droit de suite du possesseur d'une chose mobilière sur le terrain d'autrui (§ 867 et
1005) dont on a pu dire qu'il ne servait à régler que le sort de la balle de tennis égarée
dans la propriété de son voisin !
(251) Il ne reprend pas la "partie générale" du BGB (contrairement au code civil grec).
Par ailleurs le code helvétique ne suit pas toujours l'abstraction de son homologue
allemand. Aussi bien a-t-on dit qu'il représentait un type intermédiaire entre celui-ci et
le modèle français.
346
La fabrique du droit français
Malgré la germanophobie de l’époque, le BGB a même été
salué par la doctrine française pour ses qualités techniques,
regardées comme supérieures à celle du Code de 1804.
Les juristes français y ont trouvé par exemple des notions
qui n’avaient pas encore force légale en France, telles que
l'enrichissement sans cause (252) et surtout l'abus de droit (253).
D’où l’idée de réviser le Code de 1804, comme le montre le
Livre du Centenaire de 1904. Mais le projet s’enlisa, comme
d’ailleurs celui qui suivit la seconde guerre mondiale. Dans
l’intervalle, la Suisse s’était dotée d’un excellent code fédéral.
§ 2. Le Schweizerisches Zivilgesetzbuch (Code civil suisse)
de 1907
483 - Un code original, représentant un tournant dans
l’histoire du droit en Suisse - La Confédération helvétique ne
parvint à surmonter son pluralisme juridique qu'avec le code
civil fédéral (ZGB) du 10 décembre 1907, entré en vigueur le 1°
janvier 1912. Avant le ZGB les grands codes étaient le fruit d’un
travail en commission conduit par des juristes ayant la confiance
d’un monarque. Le ZGB est le premier code européen préparé et
adopté par une assemblée démocratiquement élue. Cela se sent
dans le choix qu’il opère d’un style plus simple et direct, compréhensible pour des citoyens ordinaires, à rebours de l’allure
"Grand Siècle" du Code Napoléon avec ses formules "coulées
dans le bronze" et de la lourde casuistique du BGB, intelligible
pour les seuls juristes. L’ensemble compte 977 articles
seulement, distribués en quatre livres. Il a été complété en 1911
par un code fédéral des obligations, embrassant le droit commercial et civil, qui est devenu le cinquième livre du ZGB. Son
influence internationale n'a pas été négligeable.
484 - La diffusion extérieure du ZGB - Les codifications
helvétiques de 1907-1911 sont à l’origine de transformations
parallèles au Liechtenstein (1922 et 1926), mais aussi en
(252) La notion émergeait en droit français (Cass., 15 juin 1892, D. P. 1892, 1, 596, S.
1893, 1, 181), lorsque le BGB consacra l'action personnelle d'enrichissement sans
cause (ungerechtfertigte Bereicherung) en son § 812.
(253) Elaborée par la doctrine allemande, la notion de Rechtsmissbrauch consacrée par
le BGB (§ 138/2 et 226) et bientôt le ZGB, trouve ses premiers linéaments en France
dans l’œuvre de Fr. Gény (1861-1959), J. Charmont (1859-1921), R. Saleilles (18551912) et L. Josserand (1868-1941).
Cinquième Partie – Chapitre 2
347
Turquie (1926). Le ZGB inspira aussi la Pologne, la
Tchécoslovaquie et la Hongrie dans l’Entre-Deux-Guerres
mondiales.
§ 3. Les limites du mouvement général de codification
485 - Le cas des États-Unis - Les États-Unis n’ont jamais
tenté l’aventure de la codification du droit privé au niveau
fédéral. Si l'on met de côté la Louisiane (dotée dès 1808 de son
Digest of the Civil Laws), proche de ses racines françaises, les
États-membres s'y sont dotés de codes propres à partir du NewYork au milieu du XIX° siècle. Et il n’est pas question de fondre
dans un avenir prévisible la diversité des codes existants dans un
corps véritablement unifié, sauf pour ce qui a trait au droit
commercial.
486 - La situation particulière de l’Angleterre - En
Europe, le mouvement général de codification s’est poursuivi :
les derniers pays à codifier leur droit dans le cadre étatique
furent les pays de l’Est, dans les années 1950, à l’époque
communiste donc, puis à la chute des dictatures, dans le courant
des années 90.
Mais l'Angleterre demeura toujours presque complètement
à l'écart. Ce particularisme s'explique par la vigueur du Common
Law et du traditionalisme insulaire, mais aussi par le fait que les
facteurs qui encouragèrent les codifications ne se rencontrèrent
pas outre-Manche : il n'y avait dans l'île aucun droit à unifier
pour effacer les particularismes locaux, qui y ont
traditionnellement occupé une place restreinte, et renforcer
l'identité nationale, car le droit coutumier insulaire était le droit
national le plus ancien d'Europe.
Le dynamisme international des droits anglo-américains
montre bien qu’une forte influence internationale n’a pas besoin
des béquilles fournies par un code. Il doit beaucoup à l’émergence et le rayonnement de nouveaux systèmes de droit spécialisés, comme le Competition Law.
348
La fabrique du droit français
SECTION 2
L’ÉMERGENCE ET LE RAYONNEMENT DE NOUVEAUX
SYSTÈMES DE DROIT SPÉCIALISÉS
L’appréciation des influences reçues par le droit français
est difficile. En effet, la circulation des modèles juridiques se
réduit rarement à de l’assimilation pure et simple et suivant
l’angle que l’on considère, il est toujours possible de mettre en
avant l’étendue de l’acculturation ou, inversement, le maintien
d’un particularisme national. Il existe par ailleurs des phénomènes d’hybridation et de fertilisations croisées, qui rendent les
choses fort complexes. Dans les lignes qui suivent, on ne
dissimulera pas que les positions adoptées simplifient délibérément : dans l’ample domaine du droit économique le droit
français s’imprègne de plus en plus substantiellement
d’influences américaine et allemande.
§ 1. L’ascendant prépondérant des droits anglo-germaniques
dans l’ordre juridique commercial
Avec un net décalage sur les pays les plus évolués, des
changements ont fini par s’introduire dans le droit commercial
français, afin de donner aux opérateurs privés les moyens
juridiques de leur action, éviter les abus, mais aussi protéger les
entreprises en difficulté. Dans tous ces domaines, force est de
constater que les impulsions décisives vinrent d’Outre-Manche
et d’Outre-Rhin et se firent sentir en France, à compter du
Second Empire, pour s’accélérer dans la seconde moitié du XX°
siècle. On pourrait en donner quelques illustrations sans prétendre réécrire ici l’histoire du droit commercial à cette époque.
487 - Le désir de protéger les entreprises en difficulté Chez nos voisins du nord et de l’est, l’échec commercial n’était
pas perçu comme la banqueroute, regardée en droit français
comme une faute mettant en œuvre l’arsenal pénal depuis 1673.
Le régime de la faillite fut progressivement adouci par la loi de
1838, l’abrogation de la contrainte par corps en matière commerciale en 1867, l’institution en 1889, sur le modèle anglais,
d’une procédure de liquidation judiciaire pour les commerçants
déposant leur bilan et une série de réformes dictées par la
banalisation du phénomène en période de crise économique
(décrets-lois de 1935 et 1039).... Aujourd’hui, le terme de faillite
Cinquième Partie – Chapitre 2
349
a même disparu du vocabulaire commercial et l’on parle
désormais -à l’américaine- du "droit des entreprises en difficulté" (failing company defence) (254).
Le warrant, né en Angleterre au XVIII° siècle, s’inscrit
dans le même processus d’acculturation juridique.
488 - La volonté de donner aux opérateurs les moyens
juridiques de leur action - Les warrants sont des valeurs mobilières émises par un établissement financier qui offrent le droit
d'acheter ou de vendre un actif à un prix d'exercice fixé, jusqu'à
une certaine échéance. Le droit cambiaire français leur donna un
statut en 1858 et un peu plus tard, en 1865, au chèque (qui, lui,
n’est pas une technique spécifiquement commerciale). La
matière a été depuis internationalement harmonisée avec les
Conventions de Genève du 7 juin 1930 sur les lettres de change
et du 19 mars 1931 sur le chèque
Mais l’influence britannique se se réduit pas au droit cambiaire. C'est aussi en Angleterre, vers le milieu de l'ère victorienne, que Lord Bramwell, juge à la Cour de l'Échiquier et
ancien banquier, imagina une solution pour limiter la responsabilité des actionnaires, qui était de nature à les inciter à
investir. En ajoutant simplement le mot limited à la raison
sociale d'une société commerciale, les actionnaires limitaient
leur responsabilité à l'égard des dettes de celle-ci au montant de
leur investissement. Les grandes étapes législatives survinrent
avec le Joint Stock Company Act de 1844 qui leur donna la
personnalité morale lorsqu’elles se pliaient à la formalité de
l’enregistrement, la consécration de la responsabilité limitée au
montant des apports en 1855 et le principe de la liberté de
création l’année suivante.
La simple lecture du "Moniteur" du 15 janvier 1860
montre bien que les pouvoirs publics avaient alors pris conscience de la responsabilité de la législation française dans
l’infériorité économique du pays face à l’Angleterre. Mais ils
mirent du temps avant d’admettre la licéité des sociétés à
responsabilité limités (1863) et la libre constitution des sociétés
(254) Ô ironie, le concept de faillite est passé entre temps dans le droit commun avec
la loi n° 2003-710 du 1° août 2003 sur la "faillite civile" On notera au passage que
cette "faillite civile", inspirée du droit local d’Alsace-Moselle, est en réalité une
institution germanique consacrée en Prusse dès 1865, en Autriche dès 1868 et en
Allemagne en 1877.
350
La fabrique du droit français
anonymes jusque là soumises à une autorisation gouvernementale (1867). En effet, des juristes influents comme Troplong
y étaient très hostiles. Les autres grandes libertés commerciales
devront attendre : la liberté du courtage (1868) et plus encore
celle des marchés de bourse (1885).
A cette époque, la France s’était découvert un nouveau
concurrent international, la Prusse, qui venait de lui imposer une
cuisante défaite militaire (1870) d’où était sorti une Allemagne
unifiée et sûre d’elle.
C’est précisément l’Allemagne qui a initié en 1892 la
notion de société anonyme à responsabilité limitée (Gesellschaft
mit beschränkter Haftung GmbN) qui emprunte aux sociétés de
personnes le petit nombre d’actionnaires, ainsi que les entraves à
la négociabilité des parts, et l’essentiel de ses traits à la société
anonyme. Elle ne sera introduite en droit français qu’en 1925,
avec quelques modifications (notamment des limites supplémentaires à la négociabilité des parts). C’est également à l’influence germanique qu’il faut attribuer la loi française de 1919
créant l’institution du registre du commerce.
À peu près à cette date, apparut l’idée de sociétés commerciales unipersonnelles, sorte de "SARL unijambistes" introduites
pour la première fois au Liechtenstein (1926) : elles donneront
naissance aux Einmanngesellschaft allemandes (1981) qui ont
été légalisées avec un décalage toujours symptomatique avec
l’EURL (Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée) en
droit communautaire européen (directive du 21 décembre 1989),
puis de là, en droit français (lois du 11 juillet 1985 et du 11
février 1994).
Le droit communautaire est d’ailleurs aujourd’hui l’instrument essentiel de la dénationalisation du droit des sociétés,
comme le montrent les directives intervenues dans le domaine
du droit des sociétés de capitaux et du droit des bilans (1976,
1978, 1982, 1985, 1991…)
La troisième influence étrangère est celle du droit américain qui s’est exercée sur la législation récente du droit de la
concurrence.
489 - Le souci de prévenir les abus - En fait d’abus, le
droit français s’en est longtemps tenu à la répression de la
contrefaçon et à la protection des marques, qui, prévues dans le
Cinquième Partie – Chapitre 2
351
code pénal, reflètent une conception minimaliste de la matière.
Cette vision fut d’ailleurs imitée chez nos voisins européens
dans la seconde moitié du XIX° siècle. La loi allemande de 1909
contre la concurrence déloyale (Gesetzes gegen den unlauteren
Wettbewerb/ UWG 7 juin 1909) introduisit des vues nouvelles
autorisant désormais une réparation générale pour toutes les
victimes d’actes contraires à l’honnêteté en affaires. Mais la
grande nouveauté procède des lois antitrusts américaines, qui, à
compter du Sherman Act (1890), donnèrent lieu à l’émergence
d’un nouveau corps de règles (Antitrust Law) destiné à garantir
une saine compétition économique, mais aussi, la démocratie
politique. Cette optique inspira la législation hostile aux Kartelle
en Allemagne (décret de 1923). Plusieurs pays légiférèrent
également suivant cet exemple (comme la Hongrie et le
Danemark en 1931 ou la Tchécoslovaquie en 1933). Mais cette
première vague fut éphémère. En effet l’intérêt des États
européens vis-à-vis de la libre concurrence s’est surtout
manifesté après la seconde guerre mondiale. De manière spontanée ou contrainte (comme en Allemagne ou furent imposés
l’Antitrust Law et la dénazification). La France, qui n’a pas
connu de concentration industrielle et commerciale, comme
l’Amérique ou même l’Allemagne, et était très attachée au
dirigisme économique (vichyste, gaulliste, socialiste…), auquel,
depuis Colbert, elle a maintes fois associé ses rêves de grandeur,
s’est longtemps située délibérément en retrait de ce processus.
Au lieu et place d’une "politique de la concurrence", elle a
classiquement préféré une "politique industrielle" avec de forts
monopoles publics, garants de l’indépendance nationale (255). Elle
(255) Cette préférence nationale n’est pas l’apanage des seuls Français. Ainsi les
États-Unis, réputés les champions du libéralisme, connaissent toujours des secteurs où
les pratiques anticoncurrentielles bénéficient d’une totale impunité. D’abord, à la
différence des Européens, des Britanniques par exemple (Competition Act 1998), ils
n’appliquent pas aux interventions publiques les règles concurrentielles strictes du
Competition Law, réservées aux seules entreprises privées : les États de l’Union, par
exemple, peuvent toujours se retrancher derrière la protection offerte par la State
Action Doctrine. Par ailleurs, les Américains exemptent leurs entreprises privées pour
leurs cartels à l’exportation, ce qui signifient qu’ils pratiquent une discrimination
délibérée consistant à interdire aux opérateurs étrangers d’agir sur le sol des ÉtatsUnis, comme les entreprises américaines peuvent le faire à l’extérieur de leurs
frontières (C. Prieto, "Quelle concurrence face à la mondialisation économique ?",
dans Europe et mondialisation. Europa und die Globalisierung, PUAM, Aix, 2006,
pp. 151-173).
352
La fabrique du droit français
a commencé à évoluer avec la construction européenne, mais les
effets de celles-ci ne furent pas immédiats. On pourrait en
donner un exemple symptomatique : la liberté des prix qui
remonte à peine à l’ordonnance n° 86-1243 du 1° décembre
1986 et maintient un certain nombre d’exceptions, notamment
pour les livres et les médicaments.
L’américanisation du droit de la concurrence est incontestable (256). Relativement à la France, l’influence américaine
s’exerce moins de façon directe que par le biais du droit
communautaire de la concurrence. On pourrait en donner
comme exemples les notions d’abus de position dominante
(essential facilities) et de "programme de clémence" (leniency
program) (257). Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce
truchement, qui a infléchi la notion, exploré des voies inconnues
des Américains (258) et apporté des valeurs concurrentes à la libre
concurrence tenant au développement économique et social. Tel
est l’apport de l’Ecole ordo-libérale de Freiburg, dont on a dit
qu’elle avait "colonisé" (F. Souty) l’action communautaire.
Enfin, il ne faut pas méconnaître l’importance du droit
international du commerce dont l’édification se poursuit dans le
cadre de l’OMC. Aujourd’hui, les Européens essaient d’ailleurs
d’utiliser cette instance pour conduire les Américains à établir
des règles d’échanges internationaux bannissant les pratiques
anticoncurrentielles qu’ils tolèrent (259).
(256) M. Reinmann, "Droit positif et culture juridique. L’américanisation du droit
européen par réception", dans L’américanisation du droit, Archives de Philosophie
du Droit, 2001.
(257) C. Prieto, "La culture européenne de concurrence", dans L’identité de l’Europe.
Die identität Europas, PUAM, Aix, 2002, pp. 257-312.
(258) Le droit de la concurrence américain est ciblé sur son noyau antitrust : il ignore
les règles applicables aux personnes publiques (notamment les États fédérés qui y
échappent en vertu de la State Action Doctrine) et ne cherche pas à finaliser la compétition économique, comme l’opèrent les Allemands avec leur doctrine de l’économie
sociale de marché (Soziale Marktwirtschaft).Ce sont là deux différences marquantes
avec le droit communautaire de la concurrence.
(259) La défiance des pays en voie de développement vis-à-vis de toute politique de
concurrence n’est pas de nature à faciliter les efforts des Européens, face à une
Amérique autiste. En revanche, il faut observer que, dès son adhésion à l’OMC, la
Chine s’est explicitement prononcée en faveur de l’approfondissement des travaux
relatifs à la concurrence.
Cinquième Partie – Chapitre 2
353
§ 2. L’attraction déterminante des conceptions angloaméricaines dans le droit des brevets
490 - L’avance historique des droits anglo-américains Le droit des brevets est né en Angleterre en 1624 avec les lettres
patentes reconnaissant des droits d’une durée de quatorze ans
aux inventeurs. D’où le mot anglais patent qui désigne les
brevets. Les États-Unis perfectionnèrent le système et adoptèrent des critères de brevetabilité très libéraux, dès leur premier
statut sur les brevets, signé le 10 avril 1790. Il y suffit qu’une
invention soit utile (sans qu’elle revête obligatoirement un caractère technique).
C’est ainsi que la brevetabilité des médicaments n’y a
jamais posé de problème. Elle a été spécialement consacrée au
Royaume-Uni par une loi de 1949. Mais, malgré la loi audacieuse des 31 décembre 1790-7 janvier 1791, la France accusa
très vite du retard en la matière. En effet la loi du 5 juillet 1844
crut devoir multiplier les exceptions à la brevetabilité, limitée
aux inventions utiles comportant un apport technique original.
L’interdiction de breveter les médicaments n’a été assouplie que
dans les années 1940 et n’a disparu qu’en 1968.
491 - L’exemple de la brevetabilité du vivant - Le vivant a
été longtemps exclu du champ du brevet, encore que le Plant
Patent Act américain y ait dérogé dès 1930 pour les végétaux.
C’est en 1980 que la Cour Suprême des États-Unis permit le
brevet d’un être vivant, en l’occurrence une bactérie. En 1983,
une plante entière fut brevetée, suivie, en 1985, par une souris
modifiée pour développer des cancers mammaires. La décision
de la Cour Suprême fit en quelque sorte jurisprudence dans le
monde entier. Dès 1985, la Commission européenne entreprit
une réflexion qui aboutit à la directive européenne 98/44 du 6
juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions
biotechnologiques). Mais, entre temps, en 1994 encore la France
avait renouvelé son refus de toute "appropriation" du vivant (260)
(260) Cette expression usuelle est fautive car le brevet ne confère pas un droit de
propriété sur l’invention, mais seulement un droit d’exploitation. Lorsqu’en juin
2000, le Comité consultatif national d’éthique a précisé que la connaissance du
génome humain ne pouvait être "en aucune manière appropriée", il n’a jamais rappelé
qu’une évidence pour tout juriste (ce qui ne veut pas dire qu’un tel rappel ait été
politiquement inutile!).
354
La fabrique du droit français
avec ses lois de bioéthique qui n’ont pas fait long feu. En effet,
la directive communautaire 98-44 qui la consacre a été
transposée en droit français par les lois du 6 août et du 8
décembre 2004, qui démontrent que -pour le meilleur et pour le
pire- le matériel génétique humain est entré irréversiblement
dans le champ de la brevetabilité.
§ 3. L’emprise décisive des idées anglo-américaines dans le
droit de la consommation
492 - Un champ disciplinaire né aux États-Unis qui n’a
touché l’Europe qu’avec un net décalage - C’est aux États-Unis,
économiquement très avancés par rapport au reste du monde,
qu’on a pris conscience de bonne heure des dangers de la société
de consommation. Dès 1962, le président J.-F. Kennedy promit
la mise en place d’une législation destinée à protéger le consommateur (261) : il en est sorti le Consumer Law américain.
L’Europe occidentale n’a été touchée par le mouvement
qu’au cours de la décennie suivante. C’est dans ce contexte
qu’est apparu en France cette discipline nouvelle que l’on appelle le droit de la consommation, consacrée par un code particulier en 1993.
493 - Un droit français de la consommation moins
développé et de plus en plus tributaire des évolutions communautaires - Le droit français de la consommation est resté en
retrait malgré la codification. Ainsi, les class action, si répandues dans le monde anglo-saxon, où les associations de consommateurs sont actives et puissantes, tardent à voir le jour en
France, du fait de la vieille règle "Nul ne plaide par procureur".
Mais par le biais des institutions communautaires (notamment le commissaire européen chargé de la politique de la consommation) et des directives, la matière s’est considérablement
densifiée. Il est de plus en plus question de l’unifier au niveau de
l’Union européenne (262). Ceci nous amène à aborder la question
de l’européanisation du droit.
(261) Special Message to the Congress on Protecting the Consumer Interest. March
15th, 1962 (http://www.presidency.ucsb.edu/ws/index.php?pid=9108).
(262) J. Calais-Auloy, "Vers un code européen de la consommation?", Actes du colloque des 12-13 décembre 1998, Bruylant, Bruxelles, 1998.
CHAPITRE 3
LA SUBVERSION PAR LE DROIT EUROPÉEN
Dans les années 1950, un certain nombre d’initiatives dans
six États européens (France, R.F.A., Benelux, Italie) ont donné
naissance aux communautés européennes. La démarche retenue
originellement par les États membres et les institutions les a
conduit à embrasser un nombre croissant d'objets
SECTION PRÉMILINAIRE
LA FONDATION DES COMMUNAUTÉS (1957-2001…)
Au lendemain de deux « guerres civiles européennes » et
face à la menace soviétique, la fin des années 1940 s’est avérée
particulièrement favorable à la concrétisation des projets européens. C'est ainsi que, dans ce climat très propice, diverses organisations régionales ont vu le jour : l'Union de l'Europe occidentale (1948), l'Organisation européenne de coopération
économique (OECE, 1948), l'OTAN (1949), le Conseil de
l'Europe (1949). Aucune, cependant, ne se situe en dehors des
schémas de l'inter-gouvernementalisme le plus classique. Il faut,
en réalité, attendre la déclaration Schuman (1950) pour que
débute l'une des plus fascinantes expériences politiques et
juridiques des soixante dernières années : les communautés
européennes (263).
S'inscrivant d'emblée en dehors du cadre classique de la
coopération inter-étatique, la construction communautaire s’est
voulue pragmatique. Loin de viser la création immédiate d'une
fédération européenne, elle a débuté par des réalisations, en
apparence, plus modestes.
494 - L’expérience pionnière de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) - Dans sa fameuse
déclaration du 9 mai 1950, Robert Schumann, alors ministre des
affaires étrangères, indiqua que "l'Europe ne se fera pas d'un
coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera pas des
(263) Pour plus de détails, cf R. Mehdi "Institutions européennes", Hachette Supérieur
2007, l’ouvrage le plus récent, qu’on a suivi de très près.
356
La fabrique du droit français
réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. Le
rassemblement des nations européennes exige que l'opposition
séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée. L'action
entreprise doit toucher au premier chef la France et l'Allemagne.
Dans ce but, le gouvernement français propose immédiatement
l'action sur un point limité mais décisif. Le gouvernement
français propose de placer l'ensemble de la production francoallemande du charbon et de l'acier sous une Haute Autorité
commune, dans une organisation ouverte à la participation des
autres pays d'Europe". Instituée par le traité de Paris du 18 avril
1951, la CECA a vu le jour dans un domaine limité mais
hautement symbolique : le charbon était alors la première source
d’énergie et l’acier symbolisait la puissance industrielle. Mais
les créateurs de la CECA n'ont jamais eu de doute sur le sens
profond de leur démarche : "notre Communauté n'est pas une
association de producteurs de charbon et d'acier, c'est le début
de l'Europe", écrivait J. Monnet, ajoutant que "c'est au fur et à
mesure que l'action des communautés s'affirmera que les liens
entre des hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se
renforceront et s'étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l'union politique qui est l'objectif" final. La
construction s’appuie sur le transfert progressif de certaines
compétences relevant de la souveraineté des États à des
institutions supranationales aptes à les prendre en charge de
façon irréversible : une Haute Autorité, formée de personnalités
qualifiées et indépendantes, un Conseil des ministres représentant les États, une Assemblée et, déjà, une Cour de Justice.
495 - L’expérience avortée de la Communauté européenne
de défense (CED) - La CED est le résultat sans lendemain du
traité signé à Paris le 27 mai 1952. Il s’agissait d’opérer le
réarmement de l’Allemagne de l’Ouest et de mettre sur pied
"pour la défense commune, une armée européenne". Cette armée
aurait été placée sous l’autorité d’un ministre européen de la
défense, nommé par les gouvernements des États adhérents,
sous le contrôle d’une assemblée européenne et dotée d’un
budget commun. Bien qu’ayant été ratifié, à compter du mois de
mai 1953, par les cinq partenaires de la France, le traité de Paris
n’entra jamais en vigueur, du fait de l’hostilité conjuguée d'une
coalition disparate de députés gaullistes, communistes et
Cinquième Partie – Chapitre 3
357
socialistes. Paradoxalement, c'est le pays qui inventa la CED qui
fut à l’origine de son échec. Cette obstruction, qui n’a pas
empêché le réarmement allemand et l'intégration de la RFA à
l'OTAN, aura pour effet de priver l’Europe d’une défense
commune et d’exclure pour longtemps toute référence à un tel
objectif.
496 - La relance de l’expérience européenne par le
marché commun (CEE) et l'atome (CEEA) - Après l'échec de la
CED, les Six signèrent deux traités à Rome le 25 mars 1957,
instituant deux nouvelles communautés, l'une centrée sur l’exploitation civile de l’énergie nucléaire (la Communauté européenne de l'énergie atomique également désignée par l'acronyme
"Euratom"), qu’on mentionne ici pour mémoire (264), l'autre
généraliste visant la mise en place d'un marché commun (la
Communauté économique européenne), sur laquelle on va
insister. Depuis cette date, un traité, signé à Bruxelles le 8 avril
1965, a fusionné les organes exécutifs et les budgets des trois
différentes Communautés (qui ont conservé leur personnalité
juridique).
La CEE est une sorte union douanière renforcée. Union
douanière, elle a supprimé les taxes à l’entrée et à la sortie du
territoire national et créée un tarif douanier extérieur commun.
Mais déjà, elle trahit une ambition plus ample, en instaurant un
régime de libre circulation s'étendant non seulement aux
marchandises, mais aussi aux personnes, aux services et aux
capitaux. Organisation renforcée, elle s’accompagne d'une
démarche supranationale, dont témoigne la création de trois
politiques communes : la politique commerciale, la politique
agricole commune et la politique commune des transports. Par
ailleurs le droit communautaire revêt deux caractéristiques: la
primauté sur l’ordre juridique interne et, c’est son trait le plus
original, l’effet direct. Chaque État membre a en effet l’obligation de transposer dans son droit interne les directives
communautaires, sans pouvoir s’abstenir en excipant de dispositions, pratiques ou situations de son ordre juridique interne. En
cas de défaut de transposition, les tribunaux étatiques sont tenus,
en vertu du droit communautaire, d’interpréter le droit interne à
(264) D’autant que la CEEA va progressivement s'effacer faute d'être parvenue à
s'imposer comme un acteur stratégique.
358
La fabrique du droit français
la lumière du droit européen et la Cour de justice des communautés (CJCE) est fondé à condamner l’État membre
défaillant.
La Communauté a pu de la sorte absorber les élargissements de 1973 (265), 1981 et 1986 (266)
Depuis "l’acte unique" de 1986 (267), le champ d'intervention de la Communauté s’est encore accru, puisqu’il s'étend
désormais (à des degrés divers) au domaine social, au droit de
l'environnement, à la recherche ou au développement technologique. Ce traité jette surtout les bases d'une politique nouvelle
de cohésion économique et sociale rendue nécessaire par
l'adhésion d'États (l'Irlande, la Grèce, l'Espagne et le Portugal)
alors en retard de développement par rapport à la moyenne
communautaire.
Les États membres ont conclu ensuite le traité de
Maastricht (1992), créant l'Union européenne (TUE) (268),
laquelle englobe les trois communautés : CECA, CEEA et biensûr CE (269). Par ailleurs, le texte ajoute au système communautaire des mécanismes de coopération intergouvernementale
dans certains domaines. Depuis ce traité, l'Union européenne
repose sur trois piliers de consistance très inégale : les Communautés européennes (premier pilier), la Politique étrangère et de
sécurité commune (deuxième pilier) et la coopération policière
et judiciaire en matière pénale (troisième pilier), fonctionnant
selon des procédures de décisions propres. Ce texte a surtout
marqué les esprits par le fait qu'il a jeté les bases d'une monnaie
unique (l'euro) dont la gouvernance est placée sous la responsabilité principale d’une Banque centrale européenne localisée à
Francfort. Il a précédé de peu un nouvel élargissement en
1995 (270).
(265) Grande-Bretagne, Irlande et Danemark.
(266) Grèce (1981) puis Espagne et Portugal (1986).
(267) Cet acte est, en effet, qualifié d'unique car il permet, pour la première fois, de
réunir en un seul instrument, d'une part, des dispositions portant réforme des institutions et extension des compétences communautaires et, d'autre part, des dispositions
relatives à la coopération politique européenne.
(268) Néanmoins ce sont toujours les Communautés, et non l'Union, qui disposent
d'une personnalité juridique.
(269) En effet la CEE a été, au passage, rebaptisée Communauté européenne (CE)
pour mieux tenir compte de l'évolution de ses compétences
(270) Autriche, Suède et Finlande.
Cinquième Partie – Chapitre 3
359
497 - Les nouvelles tentatives de réaménagement : les
traités d'Amsterdam (1997) et de Nice (2001), le projet avorté
de constitution européenne - La nécessité d’approfondir certaines des compétences de l’Union et, plus prosaïquement, celle
de répondre à son élargissement ont conduit à la signature de
deux traités successifs.
Le traité d’Amsterdam marque une communautarisation
des compétences exercées au titre du troisième pilier, par un
basculement, dans le champ du TCE (271), des questions afférentes à l'immigration, la politique des visas ou le franchissement des frontières, seule la coopération policière et judiciaire
en matière pénale continuant à relever du TUE.
Celui de Nice mit sur pied une réforme institutionnelle a
minima permettant à l’Union de fonctionner avec vingt-cinq
membres attendus en 2004 (272). Il s’accompagne d’une Charte
des droits fondamentaux proclamée en marge du Conseil de
Nice, privée cependant de toute portée obligatoire.
Né d’une initiative française, le projet de traité établissant
une constitution pour l'Europe avait une portée plus ample et
comportait une réelle avancée dans l’intégration : dix-huit États
l’avaient d’ailleurs adopté. Mais, non-ratifié par la France et les
Pays-Bas, dont les électeurs ont émis un vote hostile en 2005
exprimant une défiance à l'égard d'une construction européenne
désormais assimilée aux excès d'un libéralisme incontrôlé, il
ramène les vingt-cinq, devenus vingt-sept en 2007 (273), à
l’accord minimalitaire obtenu à Nice.
SECTION 1
LA NATURE JURIDIQUE AMBIGUË
DE L’UNION EUROPÉENNE ET LA DIFFICULTÉ
À BORNER SES COMPÉTENCES
498 - La nature sui generis de l’Union européenne - La
question de la nature juridique des Communautés et de l'Union
se pose, de manière récurrente, depuis l'origine. Il est hasardeux
de tenter de l’appréhender à l'aune d'une typologie classique. En
effet, l'ensemble repose sur une répartition minutieuse des
(271) Traité instituant la Communauté européenne
(272) Chypre, Malte, Lettonie, Lituanie, Estonie, Hongrie, Pologne, Slovénie,
Slovaquie, République Tchèque.
(273) Bulgarie, Roumanie.
360
La fabrique du droit français
missions entre des organes d'intégration et des gouvernements
garants des intérêts étatiques. À considérer le droit de l'Union,
celle-ci s’apparente plutôt à une confédération, car elle reste
dominée par les principes d’une part de souveraineté des États,
comme le montre le Conseil européen, et d’autre part de stricte
parité entre membres, notamment au sein de la Commission. Par
ailleurs toutes les langues nationales des États membres sont les
(21) langues officielles de la Communauté, encore que certaines
aient un statut particulier (274). Mais à regarder les compétences
européennes, on est frappé par les objectifs toujours plus
nombreux que les États membres ont assigné aux Communautés.
Ce processus de densification met en évidence les lignes de
force d'une logique d'intégration juridique, dont atteste le fait
que peu de domaines échappent désormais à l'emprise du droit
communautaire et, plus prosaïquement, la croissance du
contentieux européen (275). Les rapports de systèmes eux-mêmes
ont été façonnés par la Cour selon une vision présidant aux
relations entre pouvoir fédéral et entités fédérées.
499 - Les incertitudes juridiques planant sur l’étendue des
compétences communautaires - Le TCE (276) ne confère pas à la
Communauté de compétence générale : il dispose que celle-ci
"agit dans la limite des compétences qui lui sont conférées et des
objectifs qui lui sont assignés par le traité" (277). Mais ces limites
sont floues (278), dans la mesure où on ne sait pas très bien où
(274) L’Anglais est la seule langue de travail à la BCE. A la CJCE la délibération
interne des juges et la rédaction des projets de décisions de justice s’effectue en
Français. Dans les services administratifs, on se limite ordinairement à l’Anglais (45%
des affaires en 1997), au Français (40%), plus rarement à l’Allemand (5%).
(275) De 1975 à 1985, le nombre des affaires introduites a connu une augmentation de
233 %, ce qui a conduit à la création, en 1988, d’un Tribunal de première instance des
Communautés européennes. Depuis cette date, afin de tenir compte de l'accroissement
de contentieux spéciaux, le traité de Nice a jeté les bases d'une nouvelle adaptation de
la juridiction communautaire par adjonction de chambres juridictionnelles
spécialisées : la première (et pour l’instant la seule) à avoir vu le jour est le Tribunal
de la fonction publique de l'Union européenne, adjoint au TPI, en 2004.
(276) Il s’agit du traité instituant la communauté européenne qui, depuis Rome en
1957, a été remanié à diverses reprises (notamment par le traité de Nice) et dont la
version actuelle figure au JO de l’Union européenne du 24 décembre 2002.
(277) art. 5, al. 1.
(278) L’observation est encore plus vraie avec le principe de subsidiarité introduit par
l’Acte Unique de 1986 qui dispose que "dans les domaines qui ne relèvent pas de sa
compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de
subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent
Cinquième Partie – Chapitre 3
361
s’arrêtent "les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives qui ont
pour objet la réalisation… d’un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des personnes, des
services et des capitaux est assurée" (279). Il en a résulté que les
effets de la construction communautaire ont amplement dépassé
le périmètre de départ des instances des communautés, allant
bien au-delà de ce qu’on pouvait imaginer, tant le droit communautaire n’a cessé de dégager une force d’induction normative
lui permettant de rayonner hors de son champ normal d’influence.
SECTION 2
L’INFLUENCE DU DROIT COMMUNAUTAIRE
SUR LE DROIT FRANÇAIS
500 - Le droit communautaire, un ordre juridique luimême tributaire de certaines influences nationales - Le droit
communautaire n’est pas sorti tout entier du cerveau des juristes
de Bruxelles -et des juges de Luxembourg (280)- qui ne sont pas
eux-mêmes des êtres désincarnés, étrangers à toute influence
nationale. En d’autres termes, chaque droit national a apporté sa
contribution à la formation du droit communautaire et, dans
certains domaines, notamment le droit administratif, l’influence
française n’a pas été négligeable. On aurait tort de négliger ce
versant de la réalité. Néanmoins, indépendamment de ses
racines, le droit de l’Union a acquis aujourd’hui son autonomie
et suit sa propre dynamique interne. L’exemple du droit administratif est d’ailleurs symptomatique.
501 - Le droit administratif communautaire, vivant rejeton
du couple franco-allemand parvenu aujourd’hui à l’âge adulte
et à la capacité d’influencer lui-même ses géniteurs - Longtemps, on a opposé en Europe deux modèles, l’un francoallemand, reposant sur l’idée de règles et de tribunaux
pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc…être
mieux réalisés au niveau communautaire" (TCE, art. 5, §. 2). Il en résulte que la
déclaration de Laeken (2001) a mis l'accent sur la nécessité d'établir et de maintenir,
conformément au principe de subsidiarité, une délimitation plus précise des
compétences entre l'Union et les États membres.
(279) art. 95.
(280) La CJCE (et le TPI) comptent un juge par État membre.
362
La fabrique du droit français
spécifiques à l’action administrative, et le système angloscandinave, répugnant à soumettre l’administration à des règles
dérogeant au droit privé. On connaît le mot célèbre du grand
juriste britannique A.-V. Dicey (281) : "Nous (Anglais) ignorons
tout du droit administratif et nous voulons tout en ignorer".
Cette vision est complètement dépassée aujourd’hui. En effet,
même les pays les plus réticents, comme le Royaume-Uni, se
sont dotés de règles propres à l’action administrative par souci
d’efficacité et le droit français d’abord, puis le droit allemand
ensuite ont exercé sur eux une influence juridique très grande.
Par ailleurs, les communautés européennes se sont elles-mêmes
dotées de règles administratives inspirées des droits français et
allemand, qui ont exercé un effet unifiant sur les différents droits
étatiques.
Il en a résulté une harmonisation des droits et, dès le
dernier quart du XX° siècle, d’éminents administrativistes français, notamment J. Rivero en 1978, ont évoqué les linéaments
d’un véritable "droit commun européen" émergeant dans ce
secteur disciplinaire.
Le contentieux communautaire est-il pour autant une
conquête du droit administratif français ? C’était vrai du contentieux CECA, encore défendable à l’époque de "l’Europe des
Six" pour le contentieux de la CJCE, si l’on considère le recours
en annulation (et en carence) ou encore l’exception d’illégalité,
encore que l’apport du droit allemand ne soit pas à sous-estimer
(du chef des conditions de recevabilité des recours formés par
des requérants individuels). Mais aujourd’hui, les instances
européennes, au sein desquelles sont représentées toutes les
traditions juridiques des États membres, ont élaboré des règles
de plus en plus nettement originales. Même le recours en
annulation et le contrôle de la légalité des actes communautaires
reflètent aujourd’hui des influences composites. Enfin, c’est
désormais le droit administratif communautaire, sorti de sa
matrice initiale, qui exerce son influence sur le droit administratif français.
502 - Le droit pénal, vieux bastion de la souveraineté
étatique, glissé désormais dans l’orbite européen - L’exemple
du droit pénal est lui-même révélateur. En effet, c’est un bastion
(281) (1835-1922)
Cinquième Partie – Chapitre 3
363
traditionnel de la souveraineté étatique (avec le droit de légiférer
et de battre monnaie) et il ne devrait pas a priori se trouver
concerné par un tel rapprochement. Néanmoins sous l’effet
conjugué de la CJCE (à Luxembourg), mais aussi de la Cour
européenne de sauvegarde des droits de l’homme (à Strasbourg),
on assiste à une européanisation croissante dans ce domaine.
Tantôt des dispositions de droit interne sont écartées parce que
non-conformes à la Convention européenne, comme les
dispositions de la loi du 2 juillet 1931, qui interdisaient de
publier, avant toute décision judiciaire, toute information
relative à des constitutions de partie civile. Tantôt des
dispositions nouvelles sont créées pour répondre à des exigences
européennes, comme la loi du 10 juillet 1991 relative au secret
des correspondances émises par la voie des télécommunications.
La parution en France du premier Précis de droit pénal
européen (1999), sous la plume du Français M. Jean Pradel et du
Néerlandais M. Geert Corstens, marque d’ailleurs une étape
historique. Certes, il n’est pas encore question d’une unification
des droits, mais l’harmonisation est très avancée.
Dans ces conditions il ne faut pas s’étonner que l’européanisation soit encore plus avancée dans d’autres secteurs.
D’autant que le cloisonnement des droits nationaux en matière
de services de santé et de soins médicaux, de sécurité sociale,
mais aussi de droit civil peut apparaître comme une entrave à la
libre circulation des personnes, des services et des capitaux.
503 - Un droit de la santé nettement sous influence Assurément d’après la lettre même du TCE, art. 152 § 5, l’action
de la Communauté dans le domaine de la santé publique
respecte pleinement les responsabilités des États membres en
matière d’organisation et de fourniture de services de santé et de
soins médicaux.
Il convient, cependant, de relativiser l'ampleur de la marge
de liberté dont jouissent les États dans cette sphère. En effet, la
neutralité du droit communautaire dans cette matière n'est
souvent qu'apparente. D’ailleurs la liberté mutuelle d’établissement reconnue par le traité de Rome aux professionnels de
santé a conduit le droit médical et le droit pharmaceutique à des
transformations profondes.
364
La fabrique du droit français
La première de celles-ci a été la reconnaissance mutuelle
des diplômes qui a nécessité la coordination de leurs conditions
d’exercice par les États membres, laquelle a été réalisée au coup
par coup pour les médecins (1965-1993), les infirmiers (1977),
les dentistes, les vétérinaires (1978) et les pharmaciens (1985).
On s’aperçoit aujourd’hui que cette mise à niveau tend à
rapprocher de plus en plus fortement le fond du droit applicable
à ses professions.
Au niveau médical, par exemple, l’originalité du droit
français reposait traditionnellement sur un certain nombre de
principes : la primauté du principe paternaliste de bienfaisance
sur l’autonomie de la volonté, le refus antilibéral de voir la
médecine pratiquée comme un commerce et, depuis les années
40, l’existence d’un code de déontologie ayant une force
juridique garantie par des juridictions professionnelles placées
sous le contrôle du Conseil d’État. Il en résulte qu’en France
l’intervention du médecin sur le corps d’autrui n’est pas
légitimée par le seul consentement du patient et reste également
subordonnée à une nécessité thérapeutique dûment constatée.
Ces conceptions sont aux antipodes des systèmes juridiques qui,
à l’image du droit américain, ont évacué toute idée de tutelle au
nom de la liberté individuelle et qui considèrent la médecine
comme un métier ordinaire, assimilant le médecin à un prestataire de service. Cette perspective n’est pas nécessairement
opposée aux aspirations des médecins qui, dans ces pays,
ignorent un certain nombre de sujétions, telle que le service de
garde obligatoire ou l’obligation de porter secours. Au primat de
la volonté individuelle se rattache un certain nombre d’institutions controversées, les unes déjà admises (le refus de soins),
les autres encore passionnément débattues (l’euthanasie). Il ne
fait aucun doute que dans un "marché unique" (sic) le système
juridique le moins contraignant est nécessairement sur-avantagé,
le mauvais droit chassant le bon. Ce simple constat explique le
recul croissant des positions françaises, même si l’Ordre des
médecins a pu obtenir récemment le retrait du projet
Stoodley (282).
(282) Il était question que cette proposition de directive, en date du 7 mars 2002,
s’applique indistinctement à tous les prestataires de service dont elle entendait faciliter
la libre circulation et parmi eux, aux médecins rangés parmi ceux-ci (car en droit
communautaire l’activité médicale constitue en principe une "prestation de service") :
Cinquième Partie – Chapitre 3
365
Au niveau pharmaceutique, le particularisme du système
français tient à l’affirmation du caractère de service public de
l’officine de pharmacie et, pour être plus concret, à l’existence
d’une répartition démographique des officines, soumises à
autorisation préfectorale préalable, à celle d’un large monopole
dans la dispensation des médicaments, à la tarification publique
des produits remboursés par la Sécurité sociale, à la volonté de
protéger les officines des effets pernicieux de la concurrence et a
celle d’imposer à chaque pharmacien de n’exploiter qu’une
seule officine dont il doit être en même temps le seul propriétaire. Cette dernière règle, traditionnelle en France, répond a
une vision d’ensemble qui considère qu’un pharmacien
propriétaire de son officine sera mieux placé qu’un gérant face
aux abus et aux dangers que peut comporter l’exercice de la
profession et qu’il n’est pas souhaitable que des particuliers qui
n’auraient pas le titre de pharmacien puissent posséder des
officines et orienter celles-ci vers une recherche excessive de la
rentabilité. Enfin, dans notre pays, les pouvoirs publics ont
toujours tenu à faire assurer par des pharmaciens un contrôle
efficace sur les opérations de fabrication industrielle, comme de
commerce de gros, alors qu’hors de lui (Belgique exceptée)
cette exigence a toujours été inconnue.
Au demeurant la situation des pharmacies ailleurs en
Europe est très différente. Ainsi en Grèce et en Allemagne
(depuis 1958) les pharmacies bénéficient de la liberté d’installation. Au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, existent des chaînes
d’officines privées qui peuvent appartenir à de grands intérêts
capitalistes. Outre-Manche, les Lloyds par exemple possédaient
1300 pharmacies en 2004. Dans certains pays, ces chaînes sont
la propriété de grandes chaînes de drogueries, voire du secteur
de la grande distribution commerciale. Plusieurs discounters
alimentaires, comme les Allemands Lidl et Aldi, détiennent ainsi
des officines. Enfin, dans une bonne partie de l’Europe les
médicaments ne sont pas des produits monopolisés, on peut se le
procurer partiellement dans le secteur de la distribution commerciale (voire les stations-services comme au Danemark) et les
prix sont libres.
si elle avait été adoptée, un médecin d’un pays de l’Union aurait pu venir exercer dans
un pays d’accueil sans s’y déclarer, ni faire reconnaître ses titres pendant seize
semaines par an.
366
La fabrique du droit français
Il est évident que la liberté de circulation des produits
impose un rapprochement des législations, que rend impérieux
le phénomène des importations et exportations parallèles de
médicaments, qui fait planer un risque de pénurie dans les pays
où le prix des médicaments est moins élevé (283). D’où les
pressions libérales qui s’exercent sur la législation
pharmaceutique en France. La dernière illustration en est la
procédure d’infraction lancée le 21 mars 2007, contre la France
sommée de justifier l’intérêt pour la santé publique de sa
législation restrictive. Les mêmes influences sont à l’œuvre dans
le droit de la sécurité sociale, où cependant elles se heurtent à de
plus fortes résistances.
504 - Le droit de la sécurité sociale lui-même concerné
par le processus - Formellement la sécurité sociale ne relève pas
du domaine de compétence du droit communautaire et les États
restent en principe souverains en la matière. Toutefois ils
doivent respecter les principes fondamentaux du droit
communautaire qui sont censés guider le marché intérieur,
notamment la libre concurrence au niveau des caisses et des
prestataires médicaux. La réforme néerlandaise offre un exemple
concret de ce processus. D’ores et déjà, les prestataires
médicaux (médecins et surtout établissements de santé privés)
établis dans l’un quelconque des États membres de l’Union
peuvent fournir leurs services et les faire rembourser par
l’Assurance maladie française. Deux directives communautaires
de 1992 ont imposé aux mutuelles qui possèdent des pharmacies
par dérogation légale (les pharmacies dites mutualistes) depuis
des textes remontant à 1898 et 1910, de séparer cette gestion de
leur secteur remboursement, ce qui a été rappelé par un arrêt de
la CJCE qui a réaffirmé cette exigence à laquelle la France tarde
a se plier entièrement. En second lieu, force est de constater que
certaines pratiques anti-concurrentielles, défendues au nom de la
solidarité et du service public, telles les aides versées par l’État
aux mutuelles de la fonction publique, mais aussi les délégations
de service public accordées par la loi à des mutuelles pour la
gestion déterminées d’assurés sociaux, tels les enseignants
(283) A. Leca, "La mondialisation et le commerce des médicaments : l’exemple de la
circulation des produits pharmaceutiques dans la Communauté européenne", dans
"Europe et mondialisation…", PUAM, Aix, 2006, pp. 113-130.
Cinquième Partie – Chapitre 3
367
adhérents de la Mutuelle Générale de l’Education Nationale,
voire même les conditions dans lesquelles les caisses primaires
et les organismes de protection complémentaire peuvent gérer le
"marché" de la CMU complémentaire, sont aujourd’hui remises
en cause.
505 - Le droit civil lui-même directement touché par la
métamorphose européenne - En principe le droit civil échappe à
l’emprise du droit communautaire et les États demeurent
souverains dans ce domaine. Mais un certain nombre de juristes,
notamment le professeur danois Ole Lando en 1974, ont lancé
l’idée d’une harmonisation du droit des contrats. Il en est sorti
une commission qui a publié un projet en deux-cents articles(284)
et un groupe d’études qui a publié sa proposition (285). Entre
temps, le parlement européen a proposé, dans sa résolution du
26 mai 1989, réitérée le 6 mai 1994 et encore le 16 mars 2000,
l’élaboration d’un Code européen commun de droit privé. Il en
est sorti en 1998 le Groupe d’Etude sur un Code civil européen,
présidé par Christian Von Bar.
L’écho en France a été faible. On pourrait en donner un
exemple frappant. En juillet 2001, la Commission européenne a
lancé une procédure de consultation sur la nécessité d’une action
communautaire plus étendue dans le domaine du droit civil : elle
a donné lieu à cent-soixante réponses institutionnelles, dont une
seule française, émanant d’une Faculté de droit du sud-est de la
France ! (286). Visiblement, les juristes français ne se sentent pas
concernés.
Pourtant l’évolution est déjà amorcée (287) et, au-delà de
cet exemple, la dénationalisation du droit est bien engagée. Dès
1992 le rapport annuel du Conseil d’État avait noté que plus
d’un texte sur deux était une mesure nationale d’exécution du
droit communautaire et que "la Communauté introdui (sai)t
chaque année dans notre corpus juridique plus de règles que le
(284) O. Lando et H. Beale, "Les principes du droit européen des contrats". Parties I et
II, Kluwer Law International, 2000.
(285) Académie de privatistes européens, le groupe de Pavie, "European Contract
Code. Preliminary Draft", Université de Pavie, 2001.
(286) L. Benoiton, "L’harmonisation du droit européen des contrats" dans J.-M.
Pontier (dir.), Quel droit pour le XXI° siècle ?, PUAM, Aix-en-Provence, 2003,
p. 150.
(287) Ainsi, dans le domaine des contrats, sept directives ont déjà été adoptées en
1985, 1986, 1990, 1993, 1994, 1997 et 1999.
368
La fabrique du droit français
gouvernement français". Le Parlement est conduit à recopier
parfois mot à mot des articles entiers des textes européens. Et les
juges du Kirchberg288 veillent : ainsi la France, mauvais élève de
l’Union289, a-t-elle été condamnée trois fois pour retard ou erreur
pour la seule transposition de la directive du 25 juillet 1985 sur
la responsabilité du fait des produits défectueux.
506 - En guise de conclusion - Dans ce pays, dans les
années 1780, on n’imaginait pas dans les Provinces que le droit
privé puisse être unifié un jour au niveau du royaume. A Aix
notamment, on était attaché au maintien du co-État, ainsi qu’à la
"constitution provençale", et des voix s’élevèrent même sur
l’opportunité de siéger aux États généraux "d’un État qui,
quoique uni au nôtre, n’est cependant pas le nôtre" (Coppeau).
On sait ce qu’ont pesé ces chimères souverainistes, emportées
par le vent de l’histoire. On peut rendre hommage à l’intégrité
morale et au patriotisme provençal de Pascalis, pendu à Aix, sur
Lou Cous, qu’on appelait pas encore le Cours Mirabeau, le 14
décembre 1790, pour avoir affirmé publiquement être prêt à
"vivre et mourir citoyen provençal". Mais doit-on pour autant
réhabiliter son combat et déplorer la dissolution de la Provence
dans l’entité France ? Quel rôle aurait pu jouer un État provençal
indépendant dans le concert européen au XX° siècle ? Le même
sans doute qu’une souveraineté française dans l’univers qui se
dessine en ce début de XXI° siècle. Aucun cœur provençal ne
peut entendre sans se serrer un peu les vers de la Coupo
Santo de Mistral : D'un vièi pople fièr e libre, sian bessai la
finicioun e, se toumbon li Felibre, toumbara nosto Nacioun ?290.
Mais ils parlent moins à la sensibilité de ceux qui sont devenus
étrangers à leur propre passé et a fortiori aux migrants qui ont
submergé les Provençaux de souche. La France d’aujourd’hui
semble promise à une acculturation similaire, sans même parler
des vagues migratoires, venues du sud cette fois, qui ont déjà eu
raison du monoculturalisme classiquement affiché par la
République française.
288
Quartier de la ville de Luxembourg, où est située la CJCE.
Toutefois le nombre global des directives en retard de transposition en France
semble aujourd’hui évoluer à la baisse (100 directives en attente de transposition le 30
juin 2003, 63 au 30 juin 2006).
290
"D’un vieux peuple fier et libre, nous sommes peut-être la fin et, si tombent les
Félibres, tombera notre nation…"
289
Cinquième Partie – Chapitre 3
369
Car les particularismes secrétés par des États distincts sont
en train de s'estomper rapidement. La dilution du "droit
français" n’est qu’un élément d’un constat plus ample. Jamais
les Européens n'ont été culturellement si proches les uns des
autres, dans un monde qui apparaît comme "un immense moulin
en train de broyer les distinctions nationales". D'où des phénomènes de réaction, d'autant plus vifs que le sentiment d'une
dilution des spécificités ethno-culturelles est de plus en plus
aigu (291). Certes, nations et nationalismes sont encore omniprésents en ce début de XXI° siècle et il n'ont pas peut-être pas
fini de diviser, voire de tuer (292). D'éphémères "rechutes dans les
vieilles amours et leurs étroits horizons" ne sont même pas à
exclure. Mais le sens de l’évolution à venir ne fait guère de
doute : le temps des États-Nations et des droits nationaux est
révolu. Il n’en reste pas moins que ce sont les hommes qui
forgent leur destin : celui du chêne ou du roseau, car il leur
appartient d’œuvrer dans les limites du cadre qui leur est imposé
pour lui introduire de possibles infléchissements … ou le récuser
en bloc et disparaître alors corps et biens dans les cimetières de
l’Histoire. Car si les Français préfèrent garder ce qu’ils connaissent, de crainte d’avoir à affronter ce qu’ils ignorent, ils
perdront ce qu’ils pourraient sauvegarder pour conserver ce
qu’ils ne retrouveront plus.
(291) Lorsque l'identité fléchit, la logorrhée identitaire enfle. C'est ainsi qu'il n'existait
pas de sentiment national politiquement apparent en Irlande (ou en Corse) lorsque
l'identité était intacte, la langue vernaculaire, florissante. Mais lorsqu'il est apparu que
celle-ci avait très largement (et irréversiblement) reculé face à l'Anglais (ou le
Français), un nationalisme revendicatif est apparu. Le nationalisme français lui-même
ne s'est pas épanoui avec Napoléon I°, lorsque la France dominait l'Europe, mais après
1870, dans un pays vaincu et humilié par sa défaite.
(292) D'autant que la disparition des spécificités nationales ne signifie pas qu'il n'y
aura plus de guerres entre des peuples plus proches que jamais les uns des autres. Le
nationalisme, comme l'antisémitisme, est un phénomène irrationnel. En d'autres
termes, sans même remonter aux Cités grecques de l'Antiquité ou aux incessants
conflits que se sont livrés au moyen âge Aragonais et Castillans (que rien ne
distinguait culturellement et religieusement), des guerres intestines peuvent parfaitement éclater entre des groupes apparentés entre eux. D'ailleurs, qui aurait pu
imaginer il y a un siècle que les Slaves du sud (Croates et Serbes notamment), qui
paraissaient en voie de s'unir malgré les résistances étrangères (autrichiennes et
ottomanes), auraient pu tenter à deux reprises (1941-1945, 1991-1995) de s'exterminer
mutuellement ? Pourquoi les Tchèques et les Slovaques n'ont-ils pas pu demeurer
dans un seul État alors qu'il n'avaient jamais été aussi proches que vers 1990, après
plus de soixante ans de vie commune ? Et qui peut dire que le sang ne coulera jamais
entre Flamands et Wallons ?
370
La fabrique du droit français
Un grand nombre de juristes tentent avec difficulté
d’imaginer un équilibre entre notre tradition juridique et les
influences extérieures : ils accepteraient volontiers d’opérer un
tri dans celles-ci et de retenir le plus possible de celle-là pour la
transporter avec eux dans le monde nouveau.
Ils perdent leur temps dans un travail intellectuellement
méritoire, mais pratiquement stérile.
Il ne s’agit plus de retenir les bienfaits d’un droit français,
mais de trouver les moyens d’assurer les biens nouveaux que le
nouvel ordre juridique peut nous offrir.
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS .......................................................................................................... 11
PARTIE PRÉLIMINAIRE
TROIS GENITEURS ET UN COUFFIN OU LA PRÉHISTOIRE DU DROIT
FRANÇAIS
(Des origines à l’an mil)
CHAPITRE 1 – L'apport romain ................................................................................... 21
Section 1 – L'héritage romain dans l'ordre politique et administratif ...................... 22
§ 1.
L'héritage politique : le concept d'État, une invention romaine ............... 22
§ 2.
L'héritage administratif : l’État unitaire centralisé, une innovation
romaine ....................................................................................................... 28
Section 2 – L'héritage romain dans l'ordre juridique privé ..................................... 30
CHAPITRE 2 – L'élément chrétien ............................................................................... 33
Section 1 – L'aspect idéologique de la révélation chrétienne ................................. 33
Section 2 – L'apport juridique de l'empire chrétien.................................................. 36
§ 1.
Les conséquences de la christianisation de l'Empire ................................ 38
§ 2.
Les conséquences de la romanisation de l'Église...................................... 39
CHAPITRE 3 – La contribution germanique................................................................ 44
Section 1 – L'arrière-plan de la germanie païenne
(jusqu'aux invasions du V° siècle)......................................................... 44
Sous-Section 1 – L'état de la société germanique avant les invasions....................... 45
Sous-Section 2 – Les grandes migrations et l'établissement des germains
en Gaule (IV°-V° siècles)............................................................. 48
Section 2 – L'héritage franc (V°-X° siècle) .............................................................. 52
Paragraphe préliminaire : Les sources juridiques des institutions franques :
un droit d’application essentiellement ethnique.......... 52
§ 1.
L’organisation politique et administrative................................................. 60
Sous-paragraphe 1 : L'organisation politique......................................................... 64
A.
L'esprit des institutions politiques ........................................................... 64
B.
La transmission du pouvoir royal ............................................................ 67
C.
L'étendue du pouvoir royal ...................................................................... 69
Sous-paragraphe 2 : L'organisation administrative................................................ 73
§ 2.
L’ordre juridique privé et l’organisation judiciaire................................... 75
Sous-paragraphe 1 : L’ordre juridique privé .......................................................... 75
Sous-paragraphe 2 : L'organisation judiciaire........................................................ 76
PREMIÈRE PARTIE
LA LENTE GESTATION DU DROIT FRANÇAIS A L'EPOQUE
SEIGNEURIALE ET FÉODALE (XI-XII°siècles)
SOUS-PARTIE 1 – Les origines historiques des institutions seigneuriales
et féodales..................................................................................... 84
CHAPITRE 1 – La tradition germanique...................................................................... 85
Section 1 – La prépondérance des liens de dépendance personnelle....................... 85
Section 2 – La conception patrimoniale du pouvoir................................................. 86
372
La fabrique du droit français
CHAPITRE 2 – La désagrégation de l'état et l'indépendance politique
croissante du personnel administratif ................................................. 88
SOUS-PARTIE 2 – Les sources du droit à l'époque seigneuriale et féodale :
un droit d’application principalement régionale et locale .... 92
CHAPITRE 1 – Les sources du droit profane............................................................... 93
Section 1 – Les coutumes territoriales ...................................................................... 94
Section 2 – Les ordonnances royales et seigneuriales.............................................. 97
CHAPITRE 2 – Les sources du droit canonique......................................................... 100
SOUS-PARTIE 3 – Le contenu des institutions seigneuriales et féodales ........... 102
CHAPITRE 1 – L'organisation locale de la seigneurie ............................................. 103
Section 1 – L'organisation générale de la seigneurie.............................................. 104
Sous-Section 1 – Les fondements unilatéraux : les droits seigneuriaux................. 107
§ 1.
Les droits de nature domaniale ................................................................ 107
§ 2.
Les droits de nature publique................................................................... 108
Sous-Section 2 – Les fondements contractuels......................................................... 116
§ 1.
Les droits féodaux-vassaliques ................................................................ 117
A.
La genèse des droits féodaux-vassaliques ............................................. 117
B.
Le contenu des droits féodaux-vassaliques ........................................... 118
C.
La transmission des droits féodaux-vassaliques ................................... 120
D.
La sanction des droits féodaux-vassaliques........................................... 121
§ 2.
Les droits censuels.................................................................................... 123
Section 2 – L'organisation particulière de la justice ............................................... 125
§ 1.
L'administration de la justice ................................................................... 125
§ 2.
Le personnel de justice............................................................................. 127
§ 3.
La procédure ............................................................................................. 128
CHAPITRE 2 – La contamination du régime féodal.................................................. 131
Section 1 – La féodalisation de la royauté .............................................................. 131
Sous-Section 1 – La transmission de la couronne .................................................... 133
Sous-Section 2 – Les pouvoirs du roi........................................................................ 136
§ 1.
Les pouvoirs de droit commun féodal ..................................................... 137
§ 2.
Les prérogatives exorbitantes du droit royal ........................................... 138
Sous-Section 3 – Les organes du pouvoir royal........................................................ 140
§ 1.
Les organes de gouvernement du Roi...................................................... 141
Sous-paragraphe 1 : L'Hôtel du Roi...................................................................... 141
Sous-paragraphe 2 : La Cour du Roi .................................................................... 141
A.
Les attributions politiques...................................................................... 142
B.
Les attributions juridictionnelles ........................................................... 143
C.
Les attributions administratives ............................................................. 144
§ 2.
Les organes d'administration du Roi ....................................................... 144
Sous-paragraphe 1 : Les prévôts ........................................................................... 144
Sous-paragraphe 2 : Les baillis ............................................................................. 145
Sous-paragraphe 3 : Les enquêteurs royaux......................................................... 146
Section 2 – L'église et la tentation féodale.............................................................. 147
Sous-Section 1 – L'insertion de la hiérarchie et du patrimoine ecclésiastique
dans la féodalité .......................................................................... 149
Table des matières
373
§ 1.
La répartition des compétences ecclésiastique et royale
dans l’affectation des bénéfices épiscopaux............................................ 151
§ 2.
Le compromis entre les seigneurs et les religieux dans la provision
des bénéfices abbatiaux............................................................................ 152
Sous-Section 2 – La juridiction ecclésiastique....................................................... 154
§ 1.
L'organisation des cours d'Églises ........................................................... 155
Sous-paragraphe 1 : La compétence ratione personae ........................................ 155
Sous-paragraphe 2 : La compétence ratione materiae......................................... 156
§ 2.
La procédure ecclésiastique ..................................................................... 157
Sous-paragraphe 1 : La procédure civile .............................................................. 157
Sous-paragraphe 2 : La procédure pénale............................................................. 157
DEUXIÈME PARTIE
LA NAISSANCE DU DROIT FRANÇAIS À LA FAVEUR
DE LA MUTATION MONARCHIQUE (XIII°-XVI° siècles)
SOUS-PARTIE 1 – Les sources du droit à l'époque de la monarchie
tempérée : Un droit d’application principalement
régionale et locale, désormais reconnu et protégé
par l’État royal ............................................................................ 163
CHAPITRE 1 – Le droit coutumier, source fondamentale......................................... 164
Section 1 – Les caractères traditionnels du droit coutumier
des XIII°-XIV° siècles ......................................................................... 164
Section 2 – Les nouveaux caractères du droit coutumier
des XV°-XVI° siècles........................................................................... 165
CHAPITRE 2 – Le droit romain, source controversée ............................................... 169
CHAPITRE 3 – Le droit royal, source en expansion.................................................. 171
CHAPITRE 4 – Le droit canonique, source en déclin................................................ 173
SOUS-PARTIE 2 : Le contenu des institutions ........................................................ 174
CHAPITRE 1 – La royauté redevenue instance suprême.......................................... 176
Section 1 – Les règles de transmission de la couronne, ou l'émergence d'un droit
public et constitutionnel spécifique au royaume ................................. 177
§ 1.
L'exclusion des femmes et des parents par les femmes .......................... 177
§ 2.
La représentation successorale à l'infini .................................................. 180
§ 3.
L'indisponibilité de la Couronne.............................................................. 181
§ 4.
La continuité de la fonction royale .......................................................... 182
§ 5.
Le principe de catholicité ......................................................................... 184
Section 2 – Le domaine de la couronne .................................................................. 186
§ 1.
Le principe de l'inaliénabilité du domaine de la Couronne .................... 187
§ 2.
Les limites au principe d'inaliénabilité .................................................... 188
Section 3 – La souveraineté de la couronne............................................................ 189
Sous-Section 1 – La notion de souveraineté ............................................................. 190
§ 1.
La définition de la souveraineté............................................................... 190
§ 2.
Le fondement de la souveraineté ............................................................. 190
Sous-Section 2 – Les pouvoirs du roi........................................................................ 192
§ 1.
L'étendue des pouvoirs royaux ................................................................ 192
§ 2.
Les limites du pouvoir royal .................................................................... 194
374
La fabrique du droit français
Sous-paragraphe 1 : L'influence limitatrice du droit féodal ................................ 194
Sous-paragraphe 2 : L'influence absolutiste du droit romain .............................. 195
Sous-Section 3 – Les moyens du roi : le gouvernement et l'administration
du royaume.................................................................................. 196
§ 1.
L'organisation du gouvernement et de l'administration centrale ............ 196
Sous-paragraphe 1 : L'Hôtel du Roi...................................................................... 196
Sous-paragraphe 2 : La Cour du Roi et le service de la Couronne...................... 198
I.
Les cours souveraines............................................................................. 198
II.
Les États Généraux................................................................................. 199
§ 2.
L'organisation administrative locale........................................................ 203
Sous-paragraphe 1 : Les agents administratifs du Roi......................................... 204
I.
Les Baillis et Sénéchaux ........................................................................ 204
II.
Les prévôts et autres officiers inférieurs ............................................... 205
III. Les "Commissaires départis pour l'exécution des ordres du Roi"........ 206
Sous-paragraphe 2 : L'organisation municipale ................................................... 207
I.
Les bonnes villes placées sous la tutelle royale .................................... 207
II.
Les simples communautés d'habitants réduites au rang
de collectivités locales............................................................................ 208
Sous-paragraphe 3 : L'organisation provinciale ................................................... 209
Sous-Section 4 – Les services publics spéciaux ....................................................... 210
§ 1.
L'organisation judiciaire........................................................................... 211
Sous-paragraphe 1 : Le déclin des justices concédées......................................... 211
Sous-paragraphe 2 : La croissance de la justice royale........................................ 212
I.
Les principes généraux aux juridictions de droit commun
et aux juridictions d'exception : le statut des magistrats royaux .......... 212
II.
Les juridictions de droit commun .......................................................... 212
III. Les juridictions d'exception ................................................................... 218
IV. La justice retenue.................................................................................... 218
§ 2.
L'organisation militaire ............................................................................ 219
Sous-paragraphe 1 : La disparition de l'élément féodal ....................................... 220
Sous-paragraphe 2 : Le développement de l'élément professionnel :
des troupes soldées à l'armée de métier............................... 220
§ 3.
L'organisation financière.......................................................................... 221
Sous-paragraphe 1 : Les finances ordinaires : les revenus du domaine .............. 221
Sous-paragraphe 2 : Les finances extraordinaires : la fiscalité royale ................ 222
CHAPITRE 2 – L'Église, enjeu de la querelle entre la couronne
et le Saint-Siège................................................................................. 225
Section 1 – L’enjeu des bénéfices ecclésiastiques.................................................. 226
§ 1.
Le rôle accru du Saint-Siège en matière de nomination
et de fiscalité des bénéfices...................................................................... 226
§ 2.
Les réactions croissantes à l'encontre de la centralisation pontificale ... 227
Section 2 – Le déclin croissant de la juridiction ecclésiastique face
à la justice royale .................................................................................. 230
§ 1.
La subordination de la justice ecclésiastique à la justice royale ............ 231
§ 2.
La réduction de la compétence ecclésiastique......................................... 231
Sous-paragraphe 1 : La réduction de la compétence ratione personae
des Cours d'Église ................................................................ 232
Sous-paragraphe 2 : La réduction de la compétence ratione materiae
des Cours d'Église ................................................................ 232
Table des matières
375
TROISIÈME PARTIE
L’AFFIRMATION DU DROIT FRANÇAIS
SOUS LA MONARCHIE ABSOLUE (XVI°-XVIII° SIÈCLES)
SOUS-PARTIE 1 – Les sources du droit à l'époque de la monarchie
absolue : la nationalisation croissante du droit .................... 235
CHAPITRE 1 – Les lois du roi, source désormais prépondérante ............................ 236
Section 1 – Les grandes ordonnances de Louis XIV.............................................. 237
Section 2 – Les grandes ordonnances de Louis XV ............................................... 240
CHAPITRE 2 – Le droit coutumier, source toujours fondamentale .......................... 241
CHAPITRE 3 – Les sources complémentaires ........................................................... 245
Section 1 – Le droit romain : une source toujours solidement implantée,
notamment dans le Midi....................................................................... 245
Section 2 – Le droit canonique : une source touchée par la sécularisation et la
nationalisation du droit......................................................................... 247
Section 3 – La jurisprudence des cours souveraines, une source limitée .............. 249
SOUS-PARTIE 2 – Les institutions de la monarchie absolue............................... 250
CHAPITRE 1 – La royauté en sa majesté ................................................................... 251
Section 1 – Les fondements de l'autorité royale ..................................................... 252
§ 1.
Les théories du droit populaire ................................................................ 253
§ 2.
Les théories du droit divin........................................................................ 254
Section 2 – Le contenu de l'autorité royale............................................................. 255
Section 3 – Les limites à l'autorité royale ............................................................... 257
Sous-Section 1 – Les limites directes : les lois fondamentales ................................ 257
§ 1.
La notion de la loi fondamentale ............................................................. 257
§ 2.
Le contenu des lois fondamentales .......................................................... 258
Sous-paragraphe 1 : La loi de succession à la couronne...................................... 258
Sous-paragraphe 2 : La loi d'inaliénabilité du domaine de la couronne.............. 260
Sous-Section 2 – Les limites indirectes : la tradition ............................................... 260
§ 1.
Les privilèges............................................................................................ 261
§ 2.
Les organes modérateurs de la monarchie .............................................. 263
Sous-paragraphe 1 : Les assemblées d'États......................................................... 263
I.
La disparition apparente des États Généraux ........................................ 263
II.
Le déclin des États particuliers .............................................................. 264
Sous-paragraphe 2 : Les Parlements..................................................................... 266
CHAPITRE 2 – L'organisation du gouvernement et de l'administration
centrale............................................................................................... 270
§ 1.
Le Conseil du Roi..................................................................................... 271
§ 2.
Les hautes charges de l'État ..................................................................... 272
CHAPITRE 3 –
L'organisation administrative locale ............................................. 276
Section 1 – L'administration provinciale ................................................................ 277
Sous-paragraphe 1 : La diversité des autonomies provinciales........................... 279
Sous-paragraphe 2 : L'uniformité dans la représentation du roi
dans les provinces ............................................................. 280
Section 2 – L'administration des villes et des communautés rurales..................... 283
§ 1.
Le statut des villes .................................................................................... 283
376
La fabrique du droit français
§ 2.
Les communautés rurales ou paroisses.................................................... 283
CHAPITRE 4 - L'organisation judiciaire.................................................................... 285
Section 1 - Le statut des magistrats ........................................................................ 285
Section 2 - L'exercice de la justice ......................................................................... 287
§. 1. Les grands traits du droit processuel ....................................................... 287
§. 2. L'exercice de la justice déléguée.............................................................. 288
I.
Les juridictions de droit commun .......................................................... 289
II.
Les juridictions d'exception ................................................................... 291
§ 3.
L'exercice de la justice retenue par le Roi............................................... 292
CHAPITRE 5 – Une église désormais soumise à la couronne.................................. 296
§ 1.
Le patrimoine ecclésiastique.................................................................... 296
§ 2.
La discipline ecclésiastique...................................................................... 299
§ 3.
La justice ecclésiastique........................................................................... 300
QUATRIÈME PARTIE
L’APOGÉE DU DROIT FRANÇAIS AU XIX° Siècle
SOUS-PARTIE 1 – Le passage de l’Ancien ou Nouveau Régime :
la Révolution et l’Empire (1789-1815) ................................... 302
CHAPITRE 1 – La Révolution : un nouveau ordre idéologique et juridique............ 303
Section 1 – La rupture révolutionnaire.................................................................... 303
Section 2 – L’héritage politique et juridique de la révolution............................... 308
CHAPITRE 2 – Le Consulat et l’Empire (1799-1815) : un nouveau
corpus juridique................................................................................. 311
Section 1 – L’apport du nouveau régime à l’ordre juridique privé et pénal :
les cinq codes napoléoniens ................................................................. 311
§ 1.
L’œuvre centrale : le code civil de 1804 ................................................. 311
§ 2.
Les autres réalisations : les codes de procédure civile (1806),
de commerce (1807), d'instruction criminelle (1808) et le code
pénal (1810) .............................................................................................. 315
Section 2 – L’apport durable du système napoléonien à l’ordre administratif...... 317
Section 3 – Un bilan en demi-teinte ........................................................................ 318
SOUS-PARTIE 2 – La précellence du modèle juridique français
au XIX° siècle ............................................................................ 323
CHAPITRE 1 – Le rayonnement international du droit public français.................... 324
Section 1 La souveraineté du peuple et son droit à disposer de lui-même .............. 324
Section 2 – Le droit de vote universel..................................................................... 327
Section 3 – L’idée republicaine............................................................................... 329
CHAPITRE 2 – Le prestige international du code civil de 1804 .............................. 331
Table des matières
377
CINQUIÈME PARTIE
LE DÉCLIN DU DROIT FRANÇAIS AU XX° siècle
CHAPITRE 1 – L’usure du modèle français............................................................... 336
Section 1 – Un droit civil patriarcal et sexiste, incompatible avec
l’émancipation féminine....................................................................... 336
Section 2 – Un droit commercial assujéti à des conceptions périmées, contraire
aux impératifs économiques................................................................. 338
Section 3 – Un droit social timoré tributaire de conceptions dépassées,
inadaptées aux nouvelles exigences sociales....................................... 340
CHAPITRE 2 – Le foisonnement des modèles concurrents ...................................... 343
Section 1 – La concurrence de nouveaux codes innovants en droit civil .............. 344
§ 1.
Le Bürgerliches Gesetzbuch (Code civil allemand) de 1896 ................ 344
§ 2.
Le Schweizerisches Zivilgesetzbuch (Code civil suisse) de 1907 .......... 346
§ 3.
Les limites du mouvement général de codification ................................ 347
Section 2 – L’émergence et le rayonnement de nouveaux systèmes de droit
spécialisés ............................................................................................. 348
§ 1.
L’ascendant prépondérant des droits anglo-germaniques
dans l’ordre juridique commercial........................................................... 348
§ 2.
L’attraction déterminante des conceptions anglo-américaines
dans le droit des brevets ........................................................................... 353
§ 3.
L’emprise décisive des idées anglo-américaines
dans le droit de la consommation ............................................................ 354
CHAPITRE 3 –
La subversion par le droit européen .............................................. 355
Section prémilinaire – La fondation des Communautés (1957-2000) ..................... 355
Section 1 – La nature juridique ambiguë de l’Union européenne
et la difficulté à borner ses compétences ............................................ 359
Section 2 – L’influence du droit communautaire sur le droit français .................. 361
Table des matières ........................................................................................................ 371
IMPRESSION ET MISE EN PAGE :
PRESSES UNIVERSITAIRES D’AIX-MARSEILLE
DÉPÔT LÉGAL - 2ème TRIMESTRE 2007
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