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l’Arctique canadien. Dans une perspective évolutionniste, encore assez commune à cette
époque, j’imaginais que les Inuit, chasseurs de phoques et de caribous, étaient plus «pri-
mitifs» et plus proches de la vie de nos ancêtres chasseurs, de la préhistoire, que les Sami,
éleveurs de rennes, que je venais de visiter... Je découvrirai plus tard, en lisant Mauss,
qu’il partageait lui-même cette idée, comme nombre de ses contemporains5.
Le département des Peuples Arctiques du Musée de l’homme était alors dirigé par
Éveline Lot-Falck. J’allais lui demander conseil; elle me montra les collections inuit de
son département et évoqua avec une grande émotion les années douloureuses de la
Seconde Guerre mondiale. Elle m’apprit que Marcel Mauss avait fait preuve d’un grand
courage pour tenter sans succès de sauver la vie de ses étudiants et collaborateurs du
Musée, emprisonnés pour leurs activités de résistance. Elle y avait perdu un beau-frère,
Boris Vildé, chargé à l’époque du département des Civilisations Arctiques, et un
«fiancé», Anatole Lewitsky, chargé du département Asie du Musée de l’Homme. Elle me
fit ensuite rencontrer André Leroi-Gourhan, directeur de l’Institut d’Ethnologie, qui
avait ses bureaux dans le même bâtiment. En plus d’être un éminent préhistorien, il s’in-
téressait à la culture matérielle des peuples arctiques et avait publié un ouvrage sur La
civilisation du renne. Il m’accueillit avec beaucoup de simplicité et me conseilla de lire
le Manuel d’ethnographie6de Mauss avant d’aller sur le terrain. Il m’incita aussi à suivre,
à mon retour, une formation universitaire à l’Institut d’ethnologie. Il avait été lui-
même étudiant de Mauss et il évoqua devant moi l’intérêt que ce dernier portait aux
Inuit... Je rendis par la suite visite à Paul-Émile Victor, directeur des Expéditions polaires
françaises; c’était le plus célèbre des spécialistes français de l’Arctique. Il m’offrit son
aide, me prêta de l’équipement pour le froid, et m’introduisit auprès de son ancien
compagnon d’expédition au Groenland, le docteur Robert Gessain, qui travaillait au
Musée de l’homme... Tous deux avaient, me dirent-ils, bénéficié, 20 ans auparavant,
des conseils, de l’aide et de l’appui de Mauss.
Ce dernier avait enseigné l’ethnologie pendant plus de 50 ans à Paris et l’on peut
comprendre que son influence ait été grande, en France, dans ce domaine. Mais j’allais
bientôt découvrir que son souvenir était également resté très présent, en Amérique du
Nord, du moins chez quelques pionniers de la recherche arctique. Ce fut d’abord
Vilhjalmur Stefansson, un des derniers grands explorateurs de l’Arctique, qui me parla de
Mauss, au retour de ma deuxième mission chez les Inuit du Québec arctique (Nunavik),
en 1960. J’étais venu le voir au Dartmouth College (New Hampshire, É.-U.). En fait, il me
parla surtout d’Henri Beuchat, un proche collaborateur de Mauss, recruté comme eth-
nologue en chef par l’Expédition arctique canadienne (1913-1918) que lui-même avait
dirigée. C’est au cours de cette expédition que disparut le pauvre Beuchat, avec dix de ses
compagnons, après que leur navire, le Karluk, eut été disloqué par les glaces...
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Mauss et l’anthropologie des Inuit
5. Pour Mauss et Durkheim, les «Esquimaux» (Inuit) font partie, avec les aborigènes australiens, des
peuples les plus archaïques, parmi les sociétés «primitives».
6. J’empruntai donc le Manuel d’ethnographie de Mauss (1947) à la Bibliothèque du Musée de l’Homme
et, à ma grande honte, ne le rapportai qu’à mon retour du terrain, un an après.
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